Le desenchantement du monstre - Yves Larochelle 2013

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Le désenchantement du monstre YVES LAROCHELLE Cégep Limoilou, Québec RÉSUMÉ : L’imaginaire monstrueux, en tant que réalité légendaire et folklorique, a connu un déclin manifeste au cours des derniers siècles. Au-delà des considérations anthropologiques, sociologiques, psychologiques ou littéraires entourant le recul des figures de monstres dans les pensées et les discours, un réel problème philosophique se profile derrière ce phénomène, car simultanément au « désenchantement du monde », la fonction imaginaire de l’être humain s’est dramatiquement amenuisée sous le joug d’une nouvelle vision du monde en tant qu’univers physique, logique et scientifique, posé comme entièrement explicable et dénué de mystères insondables. Pourtant, la demande publique pour une monstruosité fictive ne cesse de s’accroître, donnant lieu à une vive compétition à l’ignominie en littérature et au cinéma, possiblement du fait que la quotidienneté elle-même se trouve désormais dépourvue des balises imaginaires qu’offraient le fantastique assumé des époques révolues, les monstres de la modernité n’étant que trop banalement réels. ABSTRACT: Monstrous imagination, as a reality taken from legends and folklore, has witness a dramatic decline during the last centuries. Beyond anthropologic, psychological, sociological or literary considerations of the decline of the monster figure in thoughts and writings, a real philosophical problem lies behind this phenomenon, for along the “disenchantment of the World”, the imaginative function of the human being has definitively taken the back seat in a new world view of a universe of physics, logic and science, entirely comprehensible and explainable. Nonetheless, the public taste for all things monstrous never seem to satiate, fuelling

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Le désenchantement du monstre

YVES LAROCHELLE Cégep Limoilou, Québec

RÉSUMÉ : L’imaginaire monstrueux, en tant que réalité légendaire et folklorique, a connu un

déclin manifeste au cours des derniers siècles. Au-delà des considérations anthropologiques,

sociologiques, psychologiques ou littéraires entourant le recul des figures de monstres dans les

pensées et les discours, un réel problème philosophique se profile derrière ce phénomène, car

simultanément au « désenchantement du monde », la fonction imaginaire de l’être humain s’est

dramatiquement amenuisée sous le joug d’une nouvelle vision du monde en tant qu’univers

physique, logique et scientifique, posé comme entièrement explicable et dénué de mystères

insondables. Pourtant, la demande publique pour une monstruosité fictive ne cesse de

s’accroître, donnant lieu à une vive compétition à l’ignominie en littérature et au cinéma,

possiblement du fait que la quotidienneté elle-même se trouve désormais dépourvue des balises

imaginaires qu’offraient le fantastique assumé des époques révolues, les monstres de la

modernité n’étant que trop banalement réels.

ABSTRACT: Monstrous imagination, as a reality taken from legends and folklore, has witness a

dramatic decline during the last centuries. Beyond anthropologic, psychological, sociological or

literary considerations of the decline of the monster figure in thoughts and writings, a real

philosophical problem lies behind this phenomenon, for along the “disenchantment of the

World”, the imaginative function of the human being has definitively taken the back seat in a

new world view of a universe of physics, logic and science, entirely comprehensible and

explainable. Nonetheless, the public taste for all things monstrous never seem to satiate, fuelling

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a gruelling race for the ignominious in the literary and the cinema genres, possibly because

reality is now deprived of the limits offered in the past by the fantastic products of the

imagination, modern monsters being simply too real.

Introduction

Dans la conclusion de son essai L’imaginaire, Jean-Paul Sartre compare l’imagination d’un

ami déambulant dans Rome et celle d’un centaure comme similaire, en tant toutes deux

qu’aspect du Néant, à la seule différence que le centaure est définitivement inexistant (Sartre

1968, p. 349). Cette prise de position péjorative envers l’imagination « fantastique » est

sévèrement critiquée par Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire,

qui reproche à Sartre de ne voir dans l’imaginaire uniquement « qu’une dégradation du savoir »

(Durand 1969 p.25). Le manque de respect que la contemporanéité, et principalement ses

institutions politiques, scientifiques et médiatiques, accorde à l’imagination fantastique peut être

considéré comme un des facteurs accompagnant la dévaluation dramatique des différents

systèmes de valeurs, religieux ou idéalistes, qui animaient jadis les sociétés humaines, mais aussi

comme une manifestation symptomatique des malaises éthiques patents actuellement à l’échelle

planétaire. C’est un plaidoyer allant précisément dans ce sens que livre G. Durand:

En cette fonction fantastique réside ce « supplément d’âme » que l’angoisse contemporaine cherche

anarchiquement sur les ruines des déterminismes, car c’est la fonction fantastique qui ajoute à

l’objectivité morte l’intérêt assimilateur de l’utilité, qui ajoute à l’utilité la satisfaction de

l’agréable, qui ajoute à l’agréable le luxe de l’émotion esthétique, qui enfin dans une assimilation

suprême, après avoir sémantiquement nié le négatif destin, installe la pensée dans l’euphémisme

total de la sérénité comme de la révolte philosophique ou religieuse (1).

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Cette dévalorisation de l’imaginaire est-elle un authentique problème philosophique ? Ne

devrait-on pas laisser ces questions entre les mains des sociologues et des critiques littéraires ?

Non, tout au contraire, la philosophie se doit d’entreprendre la défense critique de l’imagination

pour exactement les mêmes raisons qu’elle a dû entreprendre la défense de la raison il y quelques

siècles, c’est-à-dire pour rétablir un sain équilibre, psychique et social, entre l’intellectualité et

l’émotivité. Si la philosophie abandonne aujourd’hui l’imaginaire dans sa quête de sens, elle se

condamnerait à se confiner dans un désert purement logique et analytique où la réalité humaine

ne serait plus qu’une ombre recluse, plus qu’une simple caricature d’elle-même.

L’imaginaire du présent n’est rien d’autre que l’imaginaire du passé, et s’il peut se présenter

comme réformé ou revitalisé, il reste au fond de chaque homme une intimité inviolable et

indomptable que toute recherche de la sagesse ne peut négliger, au risque de confondre Logos et

logomachie. Défendre le droit de parole à l’ineffable de l’imaginaire, sous prétexte qu’il ne se

qualifie et ne s’élabore pas aussi facilement que le mesurable et le modélisable, est un crime

philosophique impardonnable, ce qui existe de flou et de nocturne en l’homme valant bien la

même peine et le même intérêt que le clair et le rationalisme diurne.

Les monstres en tant que domaine d’investigation philosophique, que leur signification soit

comprise comme une dérivation ou comme une négation de l’ordre physique ou encore comme

phénoménalité en appelant à une démarche herméneutique relevant du divin, du diabolique, du

merveilleux et de l’inconnu, résistent à la catégorisation et persistent à occuper un espace

psychique qui s’il est aujourd’hui grandement diminué n’en demeure pas moins indéniable.

L’interrogation philosophique sur la monstruosité « ouvre un espace entre l’extrême négation du

monstre par un principe d’ordre normatif et son extrême affirmation par une pensée inquiète,

capable de rapporter sa propre forme et l’exercice de sa force à un écart inédit. » (Ibrahim 2005,

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p. 27) Nul philosophe ne peut résister à l’attrait d’un objet subissant un tel écartèlement

conceptuel.

Le monstre comme figure imaginaire des limites humaines

Dans l’imagination culturelle de toutes les civilisations des ères passées, et même de la nôtre,

le monstre, en tant qu’animal fabuleux ou démoniaque ou en tant qu’aberration du genre humain,

a toujours été associé à des connotations négatives relevant de l’anormal, du dangereux et du

menaçant. Dans un univers féodal, monarchique ou impérial où toute la communauté est

hiérarchisée selon d’inviolables bases politiques et religieuses, le monstre « propose de cet ordre

une image bouleversée » (Kappler 1980, p. 20). C’est pourquoi l’association de toute marginalité

à la monstruosité, à ce qui déroge de la norme, est si typique suivant une véritable

phénoménologie de l’ostracisme par le monstrueux. Dès l’Antiquité et pendant tout le Moyen

Âge le monstre est synonyme de l’étranger, vu comme un monstre envahisseur sanguinaire, du

fou, pris pour un possédé du démon, et même de la femme émancipée, identifiée à une sorcière

marchandant avec les puissances maléfiques des mondes infernaux (2).

Au-delà de ces considérations sociohistoriques de xénophobie ou de sexisme, le « véritable »

monstre, celui qui hante les consciences et qui féconde les peurs imaginaires, celui-là est tout

autre, justement parce qu’il n’existe absolument pas sous forme de phénoménalité tangible et

physique, mais il existe en tant que « limite ». Le monstre qui effraie représente bel et bien une

limite réelle, non pas seulement symbolique ou allégorique ou rhétorique, mais bien effective,

car seule une authentique frayeur envahissant le psychisme peut faire reculer la raison, et

l’empêcher d’étendre son contrôle à tout le cosmos environnant. Le monstre est épeurant et

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fascinant justement parce qu’il nous représente (Goetsch 2002, p. 5), il est une réflexion

culturelle de tous nos propres crimes et transgressions.

Le monstre, celui qui est crédible et effrayant, justement par l’absence de sa manifestation

physique, est donc une incarnation psychique des limites de l’homme, autant dans le domaine de

la connaissance, c’est-à-dire de l’examinable face à l’ineffable, que dans celui de l’éthique, c’est-

à-dire du faisable face à l’inacceptable, ou dans l’espace temporel, c’est-à-dire du familier face à

l’incommensurable. Gilbert Durand voit bien dans le symbolisme monstrueux le symbolisme des

limites de la totalité : « On peut dire que tout merveilleux tératologique est merveilleux totalisant

et que cette totalité symbolise toujours la puissance faste et néfaste du devenir. » (Durand 1969,

p. 360) Le monstre représente à la fois la fécondité infiniment renouvelable de la nature en même

temps que l’impuissance humaine à dominer et à dompter cette vitalité naturelle.

Le monstre n’est pas totalement inexpliqué au Moyen Âge, mais son explication demeure

irrationnelle, et le monstre lui-même impénétrable pour l’intellect humain. Ainsi, par exemple,

les caractéristiques reptiliennes sont les reflets des émanations de Satan, tandis les monstres

« humains » permettent aux hommes de se reconnaître comme simple image de Dieu et de

prendre conscience de sa perfection (Lecouteux 1982, pp. 188 et 196). Des amorces

d’explications génétiques de l’origine des monstres, et spécialement du serpent, font aussi leur

apparition, par exemple chez Hildegard von Bingen, mais, encore là, les causes de la

monstruosité sont une déformation de la création divine et une conséquence ultime du péché

originel (Lecouteux 1982, p. 207). La chrétienté a toujours entretenu une relation malaisée avec

la monstruosité, et ce dès St-Augustin qui peine à résoudre l’énigme de l’existence de monstres :

« Saint Augustin ne résout pas le problème théologique pour autant, car Dieu permet aux

monstres de voir le jour, or le monstre est couramment compris comme l’incarnation du mal et

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de l’impureté. » (Lecouteux 1999, p. 135). Ce n’est qu’avec les explications scientifiques des

déformations d’origines génétiques au XIXe et XXe siècle que s’évanouira complètement la

connotation surnaturelle associée aux explications entourant l’existence des monstres.

De la fin de la Renaissance jusqu’à nos jours, alors que les animaux fabuleux et les monstres

gigantesques sont progressivement confinés au seul domaine des légendes folkloriques et des

histoires pour enfants, les démons et les possessions démoniaques, les fantômes et les

envahisseurs venant d’autres planètes conservent pourtant encore un aspect terrifiant pour

beaucoup de personnes, car leur impossibilité physique demeure encore à démontrer hors de tout

doute raisonnable. Alors que les monstres comme tels sont maintenant uniquement associés à des

frayeurs enfantines, le diable, les revenants et les extra-terrestres émoustillent toujours

l’imaginaire adulte, surtout lorsque celui-ci est seul, dans le silence et l’obscurité, les trois

anxiétés « infantiles » que la plupart des adultes ne réussissent jamais à surmonter selon Freud

(Freud 2003, p. 159). Mais la frayeur face aux esprits ou aux envahisseurs est toute égoïste, je

n’ai peur que pour l’intégrité de ma propre personne, aucune limitation, aucune défense ou

incitation morale n’est associées à ces manifestations qui ne sont finalement que des agressions

hors de mon contrôle. Le monstre comme limite lui a aujourd’hui complètement cessé de faire

peur.

Michel Foucault, dans son cours du 22 janvier 1975 sur Les anormaux reprend un thème qui

lui est cher, soit la législation de la normalité depuis le XVIIIe siècle. Pour lui le monstre n’est

avant tout qu’une notion juridique, qu’une description de l’admissible par la loi. Le « monstre

humain » est simplement celui qui non seulement viole les lois de la cité, mais encore celui qui

viole les lois de la nature, il est infraction dans son existence même, et de ce fait même il

représente le cas limite combinant l’impossible et l’interdit (Foucault 1999, pp. 51-52). Mais

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cette monstruosité légale a besoin d’exemples concrets, de criminels en chair et en os et c’est

pourquoi le monstre comme individu à corriger devient indissociable du malade à enfermer. La

monstruosité comme fait de l’imaginaire cède alors la place à la monstruosité comme

délinquance criminelle, qui n’est effrayante que lorsqu’elle n’est pas incarcérée et mis à l’écart

de la société, comme il se devrait. La criminalisation du monstre est donc la dernière étape du

désenchantement du monstre qui n’est plus désormais un fruit crédible de l’imaginaire

occidental, il n’est plus qu’un souvenir folklorique qui se montre crûment et dérisoirement que

dans des livres et sur des écrans.

L’inconnu est prégnant de monstruosité, mais puisque l’inconnu, l’inexplorable et

l’inexplicable sont devenus des tabous inadmissibles de la science moderne, la déchéance du

monstre-limite était inévitable. Le vide qui s’est créé suite à l’effondrement des multiples limites

jadis gérées par l’imagination, et la disparition de la frayeur associée à leur transgression, a peu à

peu été rempli par des idéologies relativistes ou nihilistes. Relativisme qui n’est finalement que

l’aveu d’abandon de l’imagination face à la logique et à la voie du raisonnable, et nihilisme qui

est la négation radicale des valeurs suprêmes et des limites absolues, vues comme arbitraires et

entretenues par des croyances sottes et des superstitions. Le résultat net de ce recul de

l’imaginaire est l’apparition d’une fausse impression d’un accroissement de liberté intellectuelle,

qui n’est souvent finalement que la fatuité de l’insouciance et de l’impertinence.

Mais le monstre capable d’agir comme limite a déjà existé dans les consciences et a déjà

exercé une influence sur les jugements et les raisonnements. Pour mieux comprendre à la fois

leur influence passée et leur discrédit moderne, voici trois de ces monstres-limites aujourd’hui

désenchantés et pratiquement disparus : le Cerbère, gardien des limites du cosmos, désormais

devenu un univers physique infini, le vampire, prédateur nocturne qui n’est plus qu’un pâle reflet

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des monstres modernes, criminels ou étatiques, et la créature du docteur Frankenstein, fruit d’une

connaissance et d’une science auto-justificatrice pour laquelle la réflexion morale n’est qu’une

entrave inutile.

Le Cerbère, gardien des limites du cosmos humain

Au bout et à la fin du monde, de tous les mondes, se tient un monstre, à la fois gardien des

territoires interdits et rappel dissuasif des transgressions que l’homme ne doit pas commettre. Un

des plus connus d’entre eux, le Cerbère, est cet énorme chien à trois têtes, connu d’Homère et

d’Hésiode, qui « crache le feu et une affreuse puanteur sort de ses oreilles, de son nez et de sa

gueule » (Lecouteux 1982b, pp. 179-180). Le Cerbère est gardien de l’entrée des enfers et,

surtout, il empêche les âmes défuntes d’en sortir. Il est aussi une figure nocturne, associée à la

divinité lunaire : « Les chiens symbolisent également Hécate, la lune noire, la lune « dévorée »,

quelquefois représentée, comme Cerbère, sous la forme d’un chien tricéphale. » (Durand 1969, p.

92, Grimal 1951, p. 176). Les enfers, la nuit, l’éclat lunaire sont autant de symbolisations de

l’inconnu, du mystérieux, de l’effrayant et de l’interdit. Le Cerbère veille à ce que l’homme

n’aille pas où il ne doit pas aller.

Seuls les plus fameux héros de l’Antiquité, le demi-dieu Héraclès, le musicien Orphée et

l’émule troyen d’Ulysse, Énée, parviennent à vaincre la vigilance du Cerbère. Le premier par la

force brute lors de son douzième travail pour le compte du roi Eurysthée (Schubert 2003, p. 107),

le second à l’aide de son enivrante musique et le troisième grâce une ruse de la Sybille de Cumes

l’accompagnant, qui jette au monstre un gâteau de miel aux propriétés soporifiques (Virgile

1944, livre 6/417-425, p. 273). Le demi-dieu se différencie précisément de l’humain normal par

sa capacité à transgresser avec succès les normes, c’est pourquoi il devient un exemple

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exceptionnel, à la fois par sa nature surhumaine et par l’extravagance de ses exploits. Mais n’est

pas demi-dieu qui veut, et seuls les élus des dieux peuvent survivre un face-à-face avec le

gardien des limites humaines.

Le serpent de Midgard, Jörmungandr, est un monstre-limite analogue au Cerbère dans les

mythologies germanique et scandinave. D’une taille gigantesque il entoure la vaste circonférence

de la terre et de l’océan circulaire qui la borde (Sturluson, p. 62). Encore ici, seul un dieu

surhumain réussit à l’anéantir, et cela au prix ultime de sa propre vie immortelle, lorsque le dieu

Thor/Donner l’affronte dans un combat fatidique pendant le « Crépuscule des dieux »

scandinave, le Ragnarök.

Dans la tradition chrétienne, l’ultime limite est l’avènement du jugement dernier et le

commencement du règne de Dieu tel que raconté dans l’Apocalypse de Jean qui met en scène

non pas un mais bien trois monstres-limites : un dragon, symbolisant Satan, une bête

monstrueuse « qui avait dix cornes et sept têtes, sur ses cornes dix diadèmes et sur ses têtes un

nom blasphématoire. » (T.O.B. 1988, Apocalypse 13.1, p. 1806), que beaucoup d’exégètes

associent, à tort ou à raison, à un empire politique terrestre despotique, et une bête à deux cornes

comme un agneau, mais qui parle comme un dragon séducteur et qui impose la « marque de la

bête » (T.O.B. 1988, Apocalypse 13.11-18, p. 1806-1807). Comme pour le Cerbère et le

Jörmungandr, seules des puissances surhumaines parviennent à vaincre ces monstres, soit

l’archange Michaël ou encore le Messie lui-même, en tant que cavalier victorieux revêtu d’un

manteau trempé de sang menant armée s’opposant à la bête (T.O.B. 1988, Apocalypse 11.7-9, p.

1805 et 19.11-20, p. 1812-1813).

Ces images (ou imaginations) monstrueuses décrites dans le dernier livre du Nouveau

Testament sont d’une telle richesse métaphorique et allégorique que deux mille ans

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d’herméneutique biblique et eschatologique ne les ont toujours pas épuisées, ce qui a parfois

mené aux interprétations millénaristes ou prophétiques les plus extravagantes. Elles marquent

cependant le lien sémantique et symbolique évident qui lie irrémédiablement l’effrayant à la

seule certitude sans équivoque sur la condition humaine : sa finitude. En effet, la mortalité

humaine confine l’activité de l’homme dans des limitations auxquelles se heurtent constamment

son imagination qui le pousse sans cesse vers l’inconnu et l’infini, même au risque des monstres

s’y trouvant.

Dans des temps anciens où tout voyage était nécessairement un long voyage, et parfois

l’exploration d’une « Terra incognita », où l’inconnu, avec ce qu’il comporte d’incontrôlable et

de menaçant, faisait partie intégrante de la mentalité, il est normal que le monde n’ai pas été

illimité, et que la frontière entre le connu et l’inconnu, entre le possible et l’impossible, ait été

gardée. Ce gardien ne peut être que surhumain et surnaturel, sinon il serait impossible de faire

reconnaître indéniablement son emprise sur le domaine qu’il défend. Cette limite du monde est

donc en même temps un frein, puisqu’on craint les limites du monde connu, mais aussi un

incitatif, puisque rien n’empêche de pousser l’exploration tant que le gardien de l’ultime limite

n’a pas été rencontré. Un équilibre se forge donc entre le connaissable et l’interdit, équilibre

entièrement basé sur le respect et la reconnaissance d’une humanité aussi conquérante que

prudente, aussi intelligente qu’imaginative. Si la force et la ruse à l’échelle humaine ne suffisent

pas à vaincre les gardiens des limites du cosmos humain, la sagesse qui permet d’admettre leur

existence est garante d’une lucidité vigilante contre les débordements et les excès désastreux.

Dans un monde contemporain où les limites physiques n’existent plus, du moins dans les

mentalités et les discours, on n’a évidemment plus besoin de gardiens des limites. Tout est

possible, envisageable, permis, ou presque. Si on met de côté quelques tabous et quelques

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interdits encore universellement acceptés (interdiction du vol, du meurtre, du viol, etc.), l’activité

humaine n’est plus limitée que par des facteurs contingents, techniques, économiques, politiques

ou sociaux, mais certainement plus par des barrières de l’imaginaire. Tout ce qui peut être

imaginé peut être fait, peu importe que cela soit édifiant et utile ou impertinent et dangereux.

Chaque être humain n’est limité que par ses propres tabous, tabous s’estompant de plus en plus

avec la mondialisation de l’indécence et de l’hébétement médiatique.

Cette disparition des limites et des gardiens des limites, tel le Cerbère, apparaît tout d’abord

comme une franche et désirable libération de l’esprit rationnel de toutes entraves folkloriques ou

religieuses ou traditionnelles. L’explosion des techniques, des inventions et des méthodes de

production des deux derniers siècles sont les meilleurs témoins de cette libération et de la

gourmandise de l’intellect et de l’ego pour la locomotion, l’alimentation, le confort et le

divertissement. Tout cela est merveilleux et excitant, mais peut-être serait-il encore permis de

réfléchir à certaines conséquences abrutissantes de l’anthropologie émergente de cet univers de

l’illimité. Car si le monde ne finit nulle part, et si rien n’est vraiment interdit, et si rien

n’empêche de transgresser les limites humaines, que reste-t-il de l’humanité elle-même, sinon un

amas épars, goulu et vindicatif, qui ne sait jamais ni s’arrêter pour penser, ni se retenir pour ne

pas faire le mal, ni se rendre compte de son avilissement.

L’imagination monstrueuse lorsqu’elle servait à la fois à exciter la curiosité et à interdire par

la frayeur rendait l’être humain superstitieux et crédule, mais aussi, d’une certaine façon, plus

sage et plus prudent. L’imagination entièrement soumise à la raison instrumentale triomphante

de la modernité rend l’homme illimité et maître de son univers mécanique, mais aussi souvent

plus sot et plus goinfre qu’il ne le devrait, la « vie bonne » n’étant pas une vie sans bornes.

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Le vampire, séducteur et prédateur surnaturel

L’idée du vampirisme n’est pas apparue avec les romans de John William Polidori (Le

Vampire, 1819), de Sheridan le Fanu (Carmilla, 1872) ou de Bram Stoker (Dracula, 1897). En

fait dès l’Antiquité on retrouve dans Les Fastes d’Ovide, des créatures monstrueuses, les striges,

qui « volent de nuit, s’attaquent aux enfants en l’absence de nourrice » et qui « déchirent, dit-on,

de leur bec les entrailles des nourrissons et ont le gosier barbouillé du sang qu’ils ont sucé »

(Ovide 1992, VI/135-140, p. 76).

Si l’air aristocratique et la suavité légendaire du vampire cinématographique sont surtout

redevables aux performances de Bela Lugosi dans les années 1930s et de Christopher Lee dans

les années 1960s, la hantise imaginaire d’une créature nocturne surnaturelle et prédatrice apparaît

déjà au XIe siècle en Allemagne. La coutume voulant alors qu’on transperce d’un pieu le cœur

d’un enfant mort sans avoir été baptisé, de peur que des puissances maléfiques le raniment et

prennent possession de son âme, cela bien que le nom même de « vampire » n’apparaisse qu’au

XVIIIe siècle en Europe (Faivre 1962, pp. 82-83). La frayeur du vampire prédateur nocturne a

donc été présente pendant de nombreux siècles dans l’imagination populaire.

Outre les connotations évidentes du vampire comme agresseur ou initiateur sexuel, celui-ci

présente parallèlement un aspect complémentaire, sa nature proprement surnaturelle. Le vampire

n’est pas un être dominé par sa libido, il est la pure symbolisation physique d’une libido distillée,

invincible, immortelle (bien que le vampire soit souvent qualifié de « mort-vivant ») et insensible

à toutes les autres contingences de l’existence humaine. En ce sens, le vampire n’est pas une

figuration poussée à son paroxysme du délinquant sexuel, mais plutôt l’image de la toute-

puissance psychique des pulsions sexuelles affranchies des limites que devraient imposer le

jugement moral, la responsabilité sociale et une saine hygiène biologique. Dracula n’est pas un

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monstre de par sa sur-nature, il ne le devient qu’en utilisant celle-ci pour se placer complètement

au-dessus des lois physiques et des lois humaines écrites et non-écrites, ces même lois que

revendique Antigone devant Créon.

Mais le vampire n’est pas qu’une entité surhumaine, il est aussi un maître des bêtes, des loups,

des rats, des chauves-souris, etc., et une entité « sous »-humaine, une bête lui-même. Il

transgresse ainsi à la fois les limites invisibles qui différencieraient l’homme de l’animal et

l’attitude de prudence qui devrait animer une humanité s’inquiétant de sa survie et de celle de

son environnement. Le vampire n’est pas un être de réflexion, son image n’apparaît d’ailleurs

pas dans les miroirs, il « est essentiellement bestial au niveau purement réactionnel. » (Oddos

1977, p. 84). Le vampire ne nie pas la raison, il la néglige tout simplement car ses pouvoirs lui

permettent de le faire. C’est un être entièrement instinctuel et seule son essence surnaturelle lui

permet de survivre dans le monde raisonnable des humains.

La raison seule ne suffisant pas à le détruire, c’est grâce à la symbolique religieuse, à

commencer par la croix ou l’eau bénite, mais aussi des talismans mondains « apotropes » comme

l’ail, les pieux de bois, l’eau courante ou la lumière du soleil qui permettent, selon le folklore, de

l’anéantir. Paradoxalement, c’est simultanément à la décroissance de l’emprise de la spiritualité

chrétienne sur les populations occidentales que la menace vampirique s’est transformée en une

simple « histoire de peur » sans importance psychique ou imaginaire particulière. La rationalité

ayant finalement eut à elle seule raison du vampirisme, le vampire n’ayant plus la capacité

d’émouvoir ou d’effrayer qui que ce soit, la médiatisation à outrance des horreurs de la

quotidienneté lui ayant volé la vedette.

Aujourd’hui les criminels sexuels et les meurtriers font partie de la vie courante, de chaque

édition d’un journal et de chaque bulletin télévisés. Non pas que les viols et les meurtres

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n’existaient pas à des époques plus anciennes, mais ceux-ci avaient encore la potentialité de

stimuler la répugnance et la colère par la rareté de leur proximité. Alors qu’aujourd’hui,

insensibilisé par la répétition médiatique du fait divers à l’échelle mondiale, on ne s’émeut plus

de grand-chose, et le système judiciaire se voit fixer, à tort, le rôle d’éducateur des limites du

permissible que l’imagination individuelle s’est vu retirer. La banalité et le commun n’effraye

pas et Dracula est devenu un voisin dont on a su s’accommoder. En effet, quelle valeur

effrayante peuvent bien avoir les fables vampiriques du passé face aux horreurs tristement

sanguinaires des régimes totalitaires et des grands criminels du XXe siècle...

La bioéthique du docteur Frankenstein

On se souvient que Prométhée, selon les Métarmorphoses d’Ovide, créa la race humaine en

modelant de la terre retenant des « germes du ciel » avec de l’eau d’un fleuve, et lui donnant un

visage qui se dresse au-dessus de la terre pour lui permettre de contempler les étoiles (Ovide

1966, I-76-88, p. 10). Voulant se faire Prométhée des Temps modernes, le Dr Victor

Frankenstein, un fervent adepte des écrits alchimiques de Heinrich Cornelius Agrippa, de

Paracelse et d’Albert Magnus et de prime abord méfiant envers les sciences naturelles, devient

un étudiant fanatique de la chimie moderne à l’Université d’Ingolstadt et réussit, après deux ans

de fiévreux efforts, à animer une créature constituée d’organes humains, se défiant de tout

interdit moral. « L’homme, écrasé par une connaissance qui le dépasse, décide de tenter quand

même sa chance. » (Oddos 1977, p. 90). Le monstre qu’il engendre, malgré une intelligence

aiguisée (autodidacte, il lit Plutarque, Milton et Goethe, et se reconnaît dans Les souffrances du

jeune Werther), se révèle n’être qu’une abomination amère et agressive, sentiments exacerbés

quand Frankenstein refuse de lui créer une compagne, aussi hideuse que lui-même, après avoir

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d’abord acquiescé à la demande. La créature tuera ensuite par vengeance et par dépit le frère, le

meilleur ami et la fiancée de son créateur, avant de disparaître dans les glaces de l’Arctique

évoquant son suicide prochain, après avoir lamenter la mort de Frankenstein, qui s’était lancé à

sa poursuite, et surtout sa propre existence misérable et solitaire (Shelley 1989).

Le drame de Frankenstein en est tout d’abord celui d’une révolte insensée contre l’ordre

social, familial et biologique établi. Dans le film de James Whale (1931), inspiré du roman de

Shelley, Colin Clive, dans le rôle de Frankenstein, déclare avant l’expérience fatidique que sa

créature n’est pas morte, puisqu’elle n’a jamais vécu, que c’est sa création, née de son génie et de

ses mains et non du ventre maternel (Williams 1996, p. 35). Mais bien qu’il déclare désormais

savoir ce que c’est de se sentir comme Dieu, sa création n’est finalement qu’une parodie lugubre

d’humanité. En voulant court-circuiter le cycle naturel de la reproduction, Frankenstein fait

preuve d’un égocentrisme pathologique et ultimement mortel. Le Dr Frankenstein erre dans sa

responsabilité de scientifique et il erre également dans son jugement humaniste, sans

responsabilité ni jugement, ces deux piliers à la base de toute réflexion éthique, c’est son action

même, qui est une mise en oeuvre incontrôlée de ses désirs, qui devient monstrueuse. La

créature, elle, n’est que la pauvre victime d’un geste abominable et irréfléchi.

La création du monstre par Frankenstein peut aussi être considérée comme une tentative ratée

de dédoublement, d’un essai de personnification, externe et morbide, de son amour-propre

narcissique qui devient ainsi un rival tyrannique à l’épanchement érotique normal et à l’amour

sexuel (il est intéressant de noter que le monstre assassine la fiancée de Frankenstein, sa sœur

adoptive, le soir même de ses noces avec lui). Otto Rank, un des proches collaborateurs de

Freud, écrit sur le phénomène de la duplication dans la littérature fantastique, principalement

dans les récits de E.T.A. Hoffmann, qu’avec l’apparition de l’intelligence, puis de la culpabilité,

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« le Double qui, à l’origine était un substitut concret du Moi, devient maintenant un diable ou un

contraire du Moi, qui détruit le Moi au lieu de le remplacer » (Rank 1973, p. 115). Frankenstein,

en voulant s’affranchir des limites « naturelles » de la reproduction et de la sexualité, et des

structures sociales leurs correspondants, ne réussit qu’à se perdre et à perdre la vie, en plus d’être

responsable du tourment de sa créature, qui loin d’être un véritable double ou un clone, est trop

individuelle et singulière pour espérer accéder à la socialisation et au bonheur.

Un autre problème philosophique dépasse celui des considérations morales entourant l’acte de

Frankenstein, celui du jugement que la créature elle-même peut poser sur sa propre existence.

Concernant les problèmes philosophiques entourant le clonage humain, Mark Hunyadi dans son

ouvrage Je est clone, tente justement de déplacer l’optique analytique externe sur les pratiques

biotechniques vers une phénoménalité de l’intimité même de l’être manipulé (Hunyadi 2004).

Dans le roman de Shelley, c’est justement la créature elle-même qui pose le jugement le plus

pertinent sur sa propre condition désespérée d’asocial :

« Lorsque j’ai commencé à aspirer à une sympathie humaine, c’était par un besoin de partager avec

autrui l’amour de la vertu et les sentiments de bonheur et d’affection dont mon cœur débordait.

Mais bientôt cet élan vers le bien n’a plus été qu’une ombre, et le bonheur et l’affection, si

ardemment souhaités, se sont mués en un désespoir haineux et amer. Cers qui pourrais-je me

tourner pour que l’on sympathisât avec moi ? Je suis résigné à souffrir seul, tant que dureront mes

souffrances, et j’accepte qu’après la mort seules l’horreur et l’aversion s’attachent à ma mémoire.

(3) »

Le monstre de glaise animé qui hante Athanasius Pernath dans le roman « cabalistique » Le

Golem de Gustav Meyrink n’est guère plus heureux et encore moins lucide, car il n’est « pas un

homme véritable et seule une vie végétative, à demi-consciente » l’anime. Lorsque qu’affligé par

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un accès de folie, il se « mis à courir dans les ruelles en massacrant tout ce qui lui tombait sous la

main. » (Meyrink 1989, p. 979). Comme le souligne Carl Gustav Jung, lors d’un séminaire sur le

rêve, le Golem est une créature animée par la magie noire qui vit sans âme, un pur mécanisme

qui est une figure essentiellement négative qui personnifie les troubles psychotiques horribles qui

assaillent le héros du roman (Jung 1984, p. 502). L’imitation de la vie, par le détournement de la

science ou par la magie noire, n’est pas une avenue qui s’avère moralement carrossable suivant

l’imagination fantastique, et celui qui emprunte cette voie le regrette toujours amèrement.

Dans un monde contemporain où rien ne s’oppose à ce que tout ce qui est imaginable soit

essayé, au nom de la quête d’efficacité technique, quelles leçons pouvons-nous encore tirer de

ces histoires d’animations magiques ou scientifiques, sinon que le poids de la responsabilité n’est

jamais en rien allégé par l’accumulation de performance ou de profit. Encore faut-il que le prix à

payer, en temps, en argent et en effort, pour pouvoir se permettre une réflexion morale ne soit

pas trop élevé, ce qui ne semble pas être le cas dans une quotidienneté technicienne toute faite

d’efficacité et de rendement, et qui n’a rien à faire des monstres-limites..

De limite fantastique à anomalie biologique : la raison triomphant de la monstruosité

Malgré leur importante contribution à l’évolution prodigieuse des sciences et de la

philosophie, « Les Lumières » du XVIIe siècle on aussi parallèlement grandement contribué au

rétrécissement systématique de l’espace imaginaire public autant que privé. Le philosophe

Alasdair MacIntyre reproche même à la pensée des Lumières l’oubli de la nécessité de

considérer le contexte historique et culturel dès qu’il est question de philosophie et d’éthique,

oubli qui s’est radicalisé en un dégoût pour les traditions qui a fait que la justice et la morale se

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sont vidées de leur sens en se voulant absolument rationnelles, naturelles et universelles, et

devenues par le fait même désincarnées et départicularisées, car privé d’un cadre culturel :

De quoi les Lumières nous ont-elles privés ? Ma thèse est la suivante : ce à quoi les Lumières ont

rendu la plupart d’entre nous aveugles, et que nous devons à présent retrouver, est une conception

de l’investigation rationnelle incarnée dans une tradition et selon laquelle les critères mêmes de la

justification rationnelle émergent d’une histoire dont ils font partie et où ils sont justifiés par la

façon dont ils transcendent les limites des critères précédents et remédient à leurs faiblesses à

l’intérieur de l’histoire de cette même tradition (4).

Il est possible de faire remonter encore plus loin le commencement patent du recul de

l’imaginaire, en fait jusqu’au XVIe siècle de la Réforme en Europe. À cette époque

« des » réformes (celles de Luther et de Calvin, visant à dénoncer les abus de la classe dirigeante

du pouvoir ecclésiastique catholique, celle de Paul III au concile de Trente et d’Ignace de

Loyola, visant à réparer ces mêmes abus, ou encore celle de Thomas Cranmer, qui posa les bases

de l’anglicanisme tandis qu’Henri VIII tentait désespérément d’engendrer un héritier),

l’imagination et les superstitions qu’elles engendrent ont souvent été mises au bûcher à titre

d’hérésies contre la Raison, élevée en nouveau dogme dominant. Éventuellement, même le divin

a dû reculer devant le progrès manifeste de la rationalité, qui s’est alors mise au service du

pragmatisme politique et économique actuel.

À notre époque séculaire (5), avec la disparition de l’imaginaire monstrueux, que l’on a

relégué au rang des balivernes et des fabulations, c’est également le concept de limite lui-même

qui a été écarté par une certaine forme de rationalisme, avec les conséquences évidentes que cela

risquait d’entraîner, soit la désorientation morale, l’amenuisement du sens de l’existence

humaine et le refoulement de l’imaginaire aux sphères du privé et du ludique, c’est-à-dire « hors

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d’état de nuire ». Mais la présence de limites, aussi irrationnelles puissent-elles apparaître, n’est

pas qu’un simple besoin psychologique, c’est une des données de base de l’organisation sociale.

Contrairement à la magie ou à la superstition, le monstre-limite n’est pas moteur d’ambition,

mais bien un incitatif à la prudence. Prudence qui se retrouve aujourd’hui non fondée, ou encore

argumentée selon des scénarios catastrophistes peu crédibles, et donc réduite à la caducité.

C’est avec l’apparition de la tératologie (6), cette proto-science pré-darwinienne du XVIIIe et

du XIXe sièlce qui a été à l’embryologie ce que l’alchimie a été à la chimie, soit un mélange

d’intuitions heureuses et de grossières méprises biologiques, que la raison a finalement triomphé

définitivement de la monstruosité comme manifestation crédible de l’imagination et comme

réalité psychique exerçant une véritable influence sur les émotions et sur les raisonnements.

Avec la démystification de la monstruosité, la science provoque une rupture définitive de

l’imaginaire :

Bascule alors une longue histoire, qui fut longtemps quasi immobile : ce double grotesque, ce

parent bestial, cette négation vivante de l’homme, présage de malheur, défi à la raison, arrêt de la

pensée, vacillement du regard, serait enfin rentré dans l’ordre (7).

Dès lors que la science, trônant désormais au sommet de l’édifice de la Raison, identifie,

décortique et explique le monstre et démontre qu’il n’est finalement qu’une anomalie toute

naturelle au sein d’un monde tout expliqué, il n’est plus question de craindre des monstres

biologiques et encore moins les monstres fantastiques, scientifiquement déclarés inexistants. La

chimère se dématérialise alors complètement et ne devient que l’expression d’un rêve fou et le

Cerbère et le Dragon disparaissent de la surface de la Terre. Le monde, sous l’égide de la

science, ne présente plus aucune limite pour l’homme.

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La peur à rabais : les tristes monstres de la modernité

Que reste-t-il du monstre aujourd’hui ? Des scènes de cinéma de plus en plus cruelles et

abjectes, dans lesquelles les monstres ne sont que des images mortes, ne vivant pas dans

l’imaginaire des spectateurs, et qui ne servent qu’à les abasourdirent et à procurer des sentiments

factices de frayeur. On court ces monstres dégoulinant et voraces pour mieux oublier les

monstres réels de la vie courante, ceux qui peuvent vraiment toucher et détruire des vies

humaines, qui sont beaucoup trop souvent si semblables et si proches de nous qu’ils sont

impossibles à déceler avant leur agression criminelle. La monstruosité a quitté l’imagination

populaire pour se réfugier au cœur des populations.

Sigmund Freud a bien reconnu les privilèges évidents de l’imagination par rapport à la réalité

physique dans le domaine de la littérature (Freud 2003, pp. 155-157), qui permettent à

l’incroyable et à l’impossible d’acquérir une certaine puissance symbolique significative, car

aussi incontrôlable qu’inépuisable. Mais encore faut-il que l’imagination fantastique déployée

dans la littérature et les arts présente une certaine pertinence et un minimum de poésie pour

pouvoir exercer une quelconque emprise positive sur l’imagination. Malheureusement, les

normes qui sévissent actuellement dans le monde du divertissement d’horreur, soit le

sanguinolent, le répugnant et le révoltant, ne réussissent en rien à pallier à l’absence de monstres

fantastiques excitant assez l’imaginaire pour se constituer en limite cognitive et actancielle. Tout

au plus le « monstre » moderne, sadique et insensible, mais surtout entièrement dévoilé, montré,

expliqué et ne laissant aucune prise à l’imagination, ne réussit qu’à agiter momentanément les

nerfs, au même titre qu’un tour de manège dans une fête foraine ou qu’un pari lors d’une course

hippique.

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Les monstres proposés aujourd’hui par les industries du roman et du cinéma ne remplissent

plus du tout leur rôle psychologique et philosophique. Ils n’aident en rien à produire du sens ou à

éveiller le questionnement, ils ne font que divertir et distraire de façon futile. Le monstre ainsi

descendu dans la quotidienneté banale du divers sordide n’est plus qu’un pantin artificiel et

inefficace dont les ficelles le reliant à des intérêts commerciaux et corporatifs ne sont que trop

apparentes.

Le public auquel on propose de tels divertissements puérils s’en ressent parfois dégoûté ou

atteint de nausée, mais n’est jamais vraiment ému ou effrayé par de tels spectacles, et il ne peut

qu’être déçu et réclamer autre chose. Ce cri du cœur est compris par les promoteurs de l’industrie

comme un appel à encore plus d’ignominie et de sadisme alors qu’il devrait être interprété

comme une demande pour une authentique monstruosité, c’est-à-dire pour des monstres qui ne se

dévoilent que juste assez pour que l’imagination insuffle à la conscience assez de frayeur pour

justifier le bien fondé des interdits et des inconnaissables pour l’équilibre humain.

En fait, c’est tout simplement la monstration directe du physique du monstre qui lui fait

perdre toute sa potentialité du point de vue de l’imaginaire. Dès que l’on voit que ce qui menace

« n’est finalement que… », il ne plus y avoir aucune frayeur digne de ce nom, c’est-à-dire d’une

peur assez saisissante pour imposer des limites à la rationalité à la fois du point de vue cognitif et

du point de vue éthique. Comme l’écrit Marc Richir à propos d’un personnage de roman, dans un

des appendices de son ouvrage aux accents husserliens sur l’imagination, Phantasia,

imagination, affectivité, « sa figuration en image sur la scène ou encore plus au cinéma est

toujours « à côté » ou décevante » (Richir 2004, p. 526). Le monstre ne peut remplir

efficacement son rôle d’excitant et de balise pour la fonction imaginaire que s’il n’est pas

montré, autrement il n’est plus un monstre et ne devient qu’une image fade et vide, incapable

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d’opérer sur la conscience. L’inefficacité patente de la continuelle surenchère des effets spéciaux

dans les arts cinématographiques, souvent plus exténuants que terrifiants autant au niveau visuel

qu’auditif, en est probablement la plus évidente démonstration par l’absurde.

Conclusion

La question de fond derrière la disparition de l’imaginaire monstrueux est celle-ci : le progrès

de la raison instrumentale, aussi indéniable que souhaitable philosophiquement, doit-il

nécessairement se conjuguer avec un recul de l’imaginaire public et privé ? Tel un balancier

marquant nos conceptions de la réalité, la réflexion philosophique ne devrait-elle pas encourager

un ressac du cosmos symbolique de l’imaginaire face aux idéologies matérialistes et relativistes

de notre univers mécanique ?

Si on accepte que la recherche de l’équilibre, du milieu aristotélicien, est la tâche la plus

déterminante de la pensée, l’évidence s’impose d’elle-même que la négligence des aspects

imaginaires, et donc émotifs et intuitifs, du psychisme humain ne peut que mener à la catastrophe

individuelle et collective. Le monstre ne nous montre pas les limites du cosmos humain pour

nous narguer ou pour nous ridiculiser, mais pour qu’elles ne soient pas franchies inconsciemment

et impunément. Refuser de croire aux limitations de l’humanité est un crime philosophique pire

encore que celui de la superstition, c’est celui qu’a commis Icare de se noyer dans son propre

égocentrisme. Mais encore faut-il savoir redonner une place à l’imagination qui n’est pas un

simple retour à des mentalités purement superstitieuses et irrationnelles, ce qui risquerait

d’entraîner des débordements personnels et sociaux des plus fâcheux, et cela représente un défi

de taille, autant pour celui qui veille au développement de la culture, sous toutes es formes, que

pour celui qui s’intéresse aux jugements moraux.

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Les monstres modernes, qui n’inspirent que le dégoût et l’aversion et qui ne sont hélas

qu’humains trop humains, ne sont que les fruits de l’éradication des monstres de l’imaginaire et

du fantastique que la rationalité dominante a condamné à l’extinction. Le monstre inconscient de

sa propre criminalité et de son abjection est l’ultime destin de l’homme qui ne reconnaît ni ne

respecte ni ses limites, ni ses fantasmes ni le rôle cathartique qu’ils ont à jouer

psychologiquement et socialement. Il est tout aussi philosophiquement important de le rappeler

que de veiller à la saine propagation de la logique et de la dialectique. La monstruosité, à travers

le folklore ou l’art, a sa place dans la quotidienneté, ne serait-ce que comme contrepoids à

l’ultime vacuité d’un instrumentalisme ou d’un pragmatisme indolent, mais pas n’importe quel

monstre, et surtout pas à n’importe quel prix.

[email protected]

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Notes

(1) Durand 1969, p. 500.

(2) Typique d’une forme de mentalité anti-féministe de la fin du Moyen Âge Le Malleus

Maleficarum (le « Marteau des sorcières ») est formel à cet égard, la femme ne possède pas la

force morale et la raison nécessaire pour résister aux démons incubes alors que « - les hommes

ne se livrent pas si volontairement aux succubes, car cette pratique leur est plus en horreur en

vertu de cette vigueur naturelle de la raison par laquelle les hommes sont supérieurs aux

femmes - » (Kraemer et Sprenger 1973, p. 452).

(3) Shelley 1989, p. 477.

(4) McIntyre 1993, p. 8.

(5) Voir l’histoire philosophique très détaillée de la sécularisation de l’Occident dans Taylor

2007.

(6) L’étude contemporaine des malformations congénitales est parfois encore appelée

« tératologie », bien que le terme dysmorphologie soit aussi employé. Quoi qu'il en soit, la

tératologie dont il est question ici se réfère aux théories pré-darwiennes du naturaliste Étienne

Geoffroy St-Hilaire ou de Johann Friedrich Meckel von Helmsbach vers 1830, par exemple

(Voir les essais « La necessité du monstre » de François Dagonet et « La banalisation biologique

du monstre » de Jean Gayon in Beaune 2004).

(7) Courtine 2002, p. 14.

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