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1 LE CAS SNEIJDER Adaptation provisoire de Didier BEZACE D’après le roman de Jean-Paul DUBOIS Extraits

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LE CAS SNEIJDER

Adaptation provisoire de Didier BEZACE D’après le roman de Jean-Paul DUBOIS

Extraits

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Liste des personnages

• Paul Sneijder, convalescent et sans emploi.

• Anna Keller, sa deuxième épouse, cadre performant au sein de la Bell international Company une entreprise de commande vocale.

• Yargos Charisteas, chypriote de Limassol, directeur de l'entreprise DOGDOGWALK, spécialisé en toilettage et promenade de chiens.

• Marie, fille de Paul, issue d'un premier mariage.

• Wagner–Leblond, avocat chargé de défendre les intérêts de la société Woodcock et Libralift fabricants d'ascenseur.

• Monsieur Charly, un Border Collie.

• Hugo et Nicolas, fils jumeaux Anna et de Paul, on ne les voit jamais mais on les entend au téléphone. Ils se confondent.

Les trois derniers rôles (ci-dessous) sont joués volontairement par les acteurs(trices) qui interprètent Wagner–Leblond, Charisteas et Anna Keller.

• Le docteur Laville, psychiatre

• Un aide-soignant

• Une infirmière

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Le Cas Sneijder de Jean-Paul Dubois est une étape supplémentaire – après Les Heures Blanches de Ferdinando Camon, Pereira prétend d’Antonio Tabucchi, Aden Arabie de Paul Nizan et la préface de Jean-Paul Sartre, La Femme changée en renard de David Garnett et quelques autres textes… – de mon travail théâtral autour et en compagnie d’auteurs de la littérature romanesque.

J’y retrouve Pierre Arditi à qui j’ai confié le rôle de Paul Sneijder ; cette nouvelle création sera la continuation d’un compagnonnage artistique et amical que nous avons entamé en 2001 avec L’École des Femmes créée dans la Cour d’honneur au Festival d’Avignon, puis Elle est là de Nathalie Sarraute, La Moustache d’Emmanuel Carrère créées au Théâtre de la Commune ainsi que Les Fausses Confidences de Marivaux en 2009.

Il sera entouré de l’équipe artistique et de certain(e)s des comédien(ne)s qui m’accompagnent dans mon travail théâtral depuis de nombreuses années. Le Cas Sneijder est avant tout le portrait d’un homme blessé, seul fragile rescapé d’un terrible accident d’ascenseur, que ce tragique événement force à regarder l’univers qui l’entoure, les gens qui le peuplent avec une lucidité nouvelle. Paul Sneijder n’est pas un combattant, il cherche à survivre et à comprendre l’impérieuse et mécanique verticalité du monde et les conséquences tragiques qu’elle entraine pour lui ; il résiste à cette machine infernale en s’obstinant à rester lui-même, il démissionne d’une vie active et conforme aux normes d’une société conformiste, bien pensante, qui ne lui pardonne pas cette déviance : au motif de le soigner, on le surveille…

« Aussi hilarant que désespéré » commentait la presse à la sortie du livre en 2012 ; effectivement c’est un mélange de cocasserie, d’inquiétude profonde, de drôlerie incongrue, de méchante hypocrisie qui peut faire de ce récit au théâtre, une comédie où le désenchantement se mêle à l’humour et à l’amertume. Le récit de Paul Sneijder se présente comme une confession, une sorte de narration confidentielle dont il faudra décider –pendant

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les répétitions – comment elle s’adresse au public. C’est une voix intérieure livrant au spectateur dans un gros plan sonore, ses sensations, ses émotions et son observation aiguë du monde qui l’entoure. L’action du Cas Sneijder se situe au Canada, plus précisément à Montréal, dans un univers de mégapole côtoyant de grands espaces verdoyants ou enneigés selon les saisons, propices à l’image cinématographique. C’est dans ce vaste monde surdimensionné que Paul vit son exil intérieur. Le théâtre n’ayant ni la vocation, ni les moyens d’une reconstitution réaliste de cette nature, c’est l’espace mental de Paul qui sera sur scène, le lieu scénographique de prédilection, il est peuplé de schémas, de graphiques, de notes et de chiffres qui sont le produit de sa réflexion obstinée et de sa recherche obsessionnelle des vraies raisons qui ont provoquées l’accident dont il a été victime. Cet espace finit par envahir et annuler celui du domicile conjugal dont on ne devinera que des bribes de temps à autre.

Que sera donc le Cas Sneijder sur scène ? Il est difficile, comme je l’ai souvent signalé à propos des prémices qui précèdent « l’apprivoisement » d’un livre au théâtre de déterminer précisément, de savoir mécaniquement comment les outils de la scène vont transformer la littérature en dramaturgie et restituer sur le plan dramatique une part de la vérité du livre.

Ce sera peut-être le théâtre d’un complot inévitable du monde vertical contre un homme couché qui n’y peut plus trouver sa place. Ou bien une comédie acide et parfois inquiétante où l’hypocrisie, la mauvaise foi, une certaine forme de cruauté sont autant d’épreuves que, Sneijder endure aussi patiemment que possible, jusqu’à l’écœurement et la révolte, l’implosion ? Ce sera certainement l’itinéraire incongru et souvent cocasse d’un survivant têtu dont les réponses à l’indifférence hautaine des « univers à hauts potentiels » sont autant de petites résistances à l’inhumanité ambiante. Il y a quelque chose d’une nature tchékovienne chez Paul Sneijder, fragile, désabusé, il est d’un monde vétuste, en voie de

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disparition, un monde trop modestement humaniste pour lutter contre l’absurde folie des ascenseurs et la vaincre. Sa défaite est la nôtre, les vertigineuses ascensions, même les plus fulgurantes, ne nous mènent pas au paradis mais en enfer…

Didier Bezace, mars 2016

VOUS TROUVEREZ CI-DESSOUS DES EXTRAITS DE L’ADAPTATION PROVISOIRE SUR LAQUELLE NOUS ALLONS TRAVAILLER A PARTIR DU 3 JANVIER 2017

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PROLOGUE

(…) Je m’appelle Paul Sneijder – bientôt, on dira le cas Sneijder – je viens d’avoir soixante ans, marié, père de trois enfants. Depuis le mardi 4 janvier 2011, je devrais être mort, mais je suis vivant… Nous étions cinq dans la cabine de l’ascenseur, je suis le seul survivant.

L’accident s’est produit à 13 h 12 précises. Le mécanisme de ma montre s’est bloqué sous l’effet du choc. Depuis ma sortie de l’hôpital, je la porte à mon poignet droit. Elle m’accompagne partout, silencieuse, l’oscillateur mécanique à l’arrêt, le balancier et la trotteuse figés me rappellent parfois, lorsque la manche de ma chemise découvre le cadran, l’heure qu’il est vraiment et qu’il sera sans doute à chaque minute, jusqu’à la fin de ma vie.

Depuis mon retour de l’hôpital Royal Victoria, je vis ici dans cette maison qui m’est de plus en plus étrangère. Seul à ma table, je repense à une infinité de détails, je réfléchis à toutes les petites choses méticuleusement assemblées par le hasard et qui – ce jour du 4 janvier – ont concouru à ma survie.

(…)

SÉQUENCE 1  

On entend off l’arrivée d’une voiture. Le moteur de la voiture s’arrête, une portière claque, des pas sur du gravier…

ANNA (off) – Paul !? Paul !?

Elle entre au cadre et allume la lumière au moyen d’un interrupteur.

ANNA – Ah, tu es là…

PAUL – Oui.

ANNA – Ça va ?…

PAUL – Oui.

ANNA – Comment s’est passée ta journée ?

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PAUL – Longue.

ANNA – Qu’est-ce que tu fais ?

PAUL – Je lis, je réfléchis, je prends des notes.

ANNA – C’est bien.

Anna ouvre le sas du fond. On découvre un bout de salon coquet, elle sort.

VOIX DE PAUL – J’ai épousé Anna Keller quelques années après mon divorce, nous avons déménagé de Toulouse en 2004 pour nous installer ici au Québec. Une offre professionnelle exceptionnelle que ma femme ne pouvait pas refuser, ce fût donc Montréal sans nos enfants, lesquels ont grandi et s’affairent déjà à creuser le sillon de leurs propres vies. (…) ANNA – Ah, au fait, tes collègues de la Société des Alcools du Québec ont téléphoné, ils voulaient prendre de tes nouvelles.

PAUL – C’est gentil de leur part.

ANNA – Ton responsable de service m’a demandé quand est-ce que tu comptais reprendre ton poste.

PAUL – Je ne compte pas reprendre mon poste à la Société des Alcools.

ANNA – Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, Paul. Dans ton état, je trouve que ce serait mieux que tu vois du monde.

(…)

PAUL – Tu as ramené un poulet ?

Anna disparaît dans le salon sans répondre.

VOIX DE PAUL – Depuis près de deux ans, Anna a un amant. Elle multiplie les maladresses et petits mensonges inutiles dans le but de camoufler certaines libertés prises avec son emploi du temps.

Un mardi, en passant à un endroit inhabituel, à une heure où elle aurait dû être ailleurs, je l’ai vue descendre de la voiture de son ami, un 4 x 4 Suzuki immatriculé dans l’Ontario à Toronto, et l’embrasser sans retenue.

Avec le peu de temps qui me fut accordé pour voir la scène, je dirais de l’homme au volant qu’il me parut à la fois quelconque et bienveillant.

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(…)

Et c’est ainsi que depuis deux ans, les mardi et vendredi de chaque semaine, nous mangeons de la volaille dorée. (…)

J’avale. Sans faire d’histoires. Sans poser de questions. Sauf une. Précise. Toujours la même.

PAUL – Anna ! C’est un fermier ?

Anna apparaît.

ANNA – Tu sais bien que je n’achète que des poulets fermiers.

VOIX DE PAUL – C’est invariable. (…)

ANNA – Tiens, c’est pour toi, les jumeaux.

PAUL – Merci. Allo ?

TELEPHONE – Bonsoir papa.

PAUL – C’est Hugo ?

TELEPHONE – Non, c’est Nicolas.

PAUL – Ah, pardon…

TELEPHONE – Nicolas est à côté de moi, on rentre demain à Toulouse, on voulait te dire au revoir.

PAUL – C’est gentil…

(…)

VOIX DE PAUL – Hugo et Nicolas sont nés peu de temps après notre mariage. Ces deux garçons similaires en tout point étaient de surcroît des clones masculinisés de leur mère. Cet état de fait a eu sur moi très rapidement un effet inattendu, je me suis senti exclu. D’un côté, il y avait les garçons et leur mère, les Keller, et de l’autre, moi, sorte de factotum accrédité, pourvoyeur génétique affublé d’un permis de conduire pour faciliter les transports.

(…)

Je n’aime pas le poulet. Je pense souvent à mes parents, Bastiaan et Maria. Pour autant qu’il m’en souvienne, d’aussi loin que je remonte dans ma mémoire, je ne me rappelle pas que ma mère, La doctoresse,

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comme tout le monde l’appelait à Toulouse dans son quartier, soit rentrée, une seule fois, de ses visites avec une volaille rôtie.

Elle avait rencontrer mon père de façon assez logique, si l’on veut bien considérer le hasard comme un partenaire attentif et bienveillant dans l’ordonnancement de nos existences : Bastiaan Sneijder, mon père, en bon hollandais, mettait un point d’honneur à ne se déplacer dans Toulouse qu’en vélo, ce jour-là, il a été renversé par une voiture et transporté aux urgences de l’hôpital le plus proche où ma mère l’attendait de toute éternité…

C’est entre cet homme et cette femme, simples et bons, affectueux et lucides, que j’ai grandi, dans un appartement silencieux auquel seul le discret va-et-vient des malades paraissait donner un peu de vie.

(…) La mémoire… Quelle emprise accablante… Parfois je la sens se

glisser dans mon lit, quand je ne dors pas, elle m’inflige le film de ses archives.

(…) Anna doit dormir profondément maintenant. Cela fait si longtemps

que nous n’avons pas eu de relations sexuelles que j’avoue avoir du mal à l’imaginer en train de siphonner l’Ontarien. Et pourtant, si j’en juge par la quantité de volailles que j’ai ingurgitée depuis deux ans, il ne fait aucun doute que leur entente est parfaite…

SÉQUENCE 2

(…)

PAUL – Vous travaillez pour quelles entreprises ?

WAGNER-LEBLOND – Oh, à peu près toutes. Mes clients réguliers sont Otis et Kone. Je conseille aussi Schindler notamment pour un problème de brevet et j’ai défendu Thyssen-Krupp dans une affaire de diffamation.

PAUL – Les plus grosses sociétés.

(…)

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WAGNER-LEBLOND – Mais, dites-moi, vous avez l’air de vous intéresser de près à ce domaine, vous aussi ?

PAUL – J’apprends. Un accident, ça sert aussi à ça. À comprendre l’origine du malheur. À démonter la machine et à la remonter. Je lis pas mal d’articles et de publications spécialisées.

WAGNER-LEBLOND – Ce serait indiscret de vous demander lesquelles ?

PAUL – Je viens de commander les dix derniers numéros d’Elevator World, qui est, paraît-il, la publication de référence. J’ai terminé un article très documenté, intitulé « Up and Ten Down », paru dans le New Yorker en 2008. J’ai aussi lu L’Intuitionniste, un roman qui se déroule dans le monde des réparateurs d’ascenseurs, mais qui ne m’a pas appris grand-chose.

WAGNER-LEBLOND – Je ne sais pas ce que vous recherchez à travers ces textes, et je n’ai ailleurs pas à le savoir, mais vous avez en tout cas de très bonnes lectures. Puis-je me permettre d’en ajouter une autre ?

PAUL – Je vous en prie.

Wagner-Leblond sort dans le sas pour prendre un album de photo qu’il tend à Paul.

PAUL – Qu’est-ce que c’est ?

WAGNER-LEBLOND – Un album de photos intitulé « Saisons ». Vous voyez, c’est un jardin de Kyoto photographié dans la luxuriance de l’été, les promesses du printemps, les neiges de l’hiver et les rougeoiements de l’automne.

(…)

WAGNER-LEBLOND – Avant de prendre congés, permettez-moi une dernière question : Avez-vous un représentant, un conseil, Mr Sneijder ?

PAUL – Vous voulez dire un avocat ? Non, personne.

WAGNER-LEBLOND – Peut-être serait-il souhaitable que vous en choisissiez un, dans un domaine aussi complexe et technique que celui qui vous occupe, cela faciliterait sans doute la conduite de votre dossier. J’ai été ravi de vous rencontrer, ce fut un moment très agréable, j’espère que nous nous entendrons.

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Wagner-Leblond sort.

VOIX DE PAUL – Paradoxalement, je me sentais en confiance avec Wagner-Leblond, il souriait à la façon d’un instituteur bienveillant qui aime les récréations et s’exprimait avec retenue et circonspection comme un anglais de la meilleur souche, je dois avouer que cet homme, pour académique et conventionnel qu’il fût, me paraissait sincère et loyal, si tant est qu’on puisse utiliser de ces qualificatifs à l’endroit du mandataire d’un assureur.

ANNA – Tu ne viens pas te coucher ?

PAUL – Non je travaille.

ANNA – À quoi ?

PAUL – … Combien mesure notre lit Anna ?

ANNA – 180 voyons ! nous l’avons acheté ensemble. C'est même toi qui as choisi la largeur.

Paul prend une craie et fait une multiplication sur le mur.

PAUL – 3m260. C'est plus qu'il n'en faut pour loger deux êtres humains sur cette terre, Anna.

ANNA – Qu'est-ce que tu veux dire ?

PAUL – 60 sur 45 de large, c'est ça la place d'un homme sur la terre ! C'est-à-dire zéro 0,27 m², c'est aussi la surface minimale pour un passager dans les transports en commun, 0,18 m² dans un ascenseur.

ANNA – Ah non, je t’en supplie ! Ne recommence pas avec tes ascenseurs !

(…)

ANNA – Laisse-moi maintenant…

Paul la maintient serrée contre lui.

PAUL – Le soir lorsqu'on descend du bus, l'ascenseur est là, il attend en bas de l'immeuble. On croit qu'il économise nos pas, nos forces, c'est un leurre, Anna, il fait son travail de contention, il nous conduit à chaque voyage dans un univers sans issue comme jadis quand il enfonçait le mineur au fond des puits. L’ascenseur est au centre de tout, Anna, il simplifie la vie ou la transforme en enfer.

(…)

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SÉQUENCE 3

(…)

CHARISTEAS – Vous avez une bonne condition physique, pas de problèmes articulaires ?

PAUL – Ça va.

CHARISTEAS – Et les chiens ? Vous aimez les chiens ?

PAUL – J’en ai eu.

CHARISTEAS – Et alors ?

PAUL – Ils sont morts.

CHARISTEAS – Monsieur… Euh…

PAUL – Sneijder.

CHARISTEAS – Oui, oui. Sechlair, excusez-moi, j’ai toujours quelques difficultés à retenir les noms. Voilà, je vous avoue que je suis partagé. D’abord j’ai du mal à comprendre pourquoi un homme de votre âge qui a votre parcours professionnel postule à un emploi d’étudiant, sans réelle évolution possible. Ensuite, vous n’avez visiblement aucune expérience de ce travail. De notre côte, vous pouvez représenter un plus pour notre société et notre clientèle en incarnant l’image d’un homme responsable auquel on n’a aucune réticence à confier son chien. Et là votre âge devient un atout. Vous êtes beaucoup plus rassurant qu’un petit branleur de vingt ans. Qu’est-ce que vous en pensez ?

PAUL – Vous connaissez mieux vos clients que moi.

CHARISTEAS – Vous seriez prêt à faire plusieurs tournées par jour et à ramener ensuite certains chiens chez eux ? Ou à les déposer chez le vétérinaire ?

(…)

CHARISTEAS – Ce qu’il ne faut jamais oublier, monsieur Sider – cette fois je l’ai bien dit, non ?

PAUL – Presque. Sneijder.

CHARISTEAS – Ça vous ennuie si je vous appelle Paul ?

PAUL – Je crois que ça facilitera les choses.

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CHARISTEAS – Donc, un point à ne jamais oublier, Paul, c’est que vous vous baladez avec une petite fortune. Certains jours, vous pouvez avoir plusieurs milliers de dollars au bout de la laisse. Donc ne jamais lâcher le chien, même s’il vous paraît placide et calme. Je connais ces fils de pute. Ils sont tous pareils, prêts à cavaler dès que vous leur lâchez la bride. Donc vous le tenez bien en toutes circonstances. Pour les parcours, je vous montrerai tout à l’heure, il y en a trois et ils ont été balisés par la municipalité. Vous n’en sortez pas. (…) CHARISTEAS – Dernier point, ne jamais prendre d’initiative dans quelque domaine que ce soit sans l’accord du maître. Paul, je peux vous poser une question ? PAUL – Allez-y.

CHARISTEAS – Vous avez déjà ramassé une merde de chien ?

PAUL – Jamais.

CHARISTEAS – J’en étais sûr. Pour commencer, je vais vous confier une bête tranquille, pour une promenade d’un quart d’heure. C’est une femelle, méfiez-vous quand même, les chiennes sont parfois costaudes et ont tendance à tirer. Ensuite, vous pourrez attaquer une promenade de trois quarts d’heure. (…)

ANNA – Tu vas promener des chiens ? Tu vas promener des chiens dans les rues de Montréal ?

PAUL – C’est ça.

ANNA – Tu t’es fait embaucher, à ton âge, comme promeneur de chiens ? Mais c’est un boulot de gamins, ça ! Ça n’a aucun sens ! Tu vas me faire le plaisir de laisser tomber cette idée. Je crois vraiment que tu perds la tête.

PAUL – Non, je vais faire ce travail. Et je commence aujourd’hui.

ANNA – Et handler, c’est quoi ?

PAUL – Il faut présenter des chiens de race dans des concours, courir à côté d’eux. C’est un peu ridicule, mais ce n’est que deux fois par mois.

(…)

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ANNA – Mon pauvre ami, tu es en chute libre !

PAUL – Je l’ai été effectivement…

Anna ouvre le sas et pousse un cri. La chienne est là.

ANNA – Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

PAUL – C’est Melle Charlie, c’est une femelle.

La chienne entre sur scène, renifle les pieds d’Anna, puis vient renifler sous sa jupe.

ANNA – Débarrasse-moi de ce chien, Paul ! Bon Dieu !

PAUL – C’est peut-être un mâle, finalement, natif de l’Ontario.

(…)

ANNA – Mon pauvre ami, tu es vraiment en chute libre, tu entends, en chute libre ! Regarde-toi, bon sang ! Tu me fais pitié ! Je te trouve pathétique !

Anna referme le sas brutalement. L’alarme se déclenche, le chien hurle. Paul va couper l’alarme et reste seul avec le chien. Il met la laisse au chien.

PAUL – Bonjour Melle Charlie. Moi, c’est Paul, Paul Sneijder.

Charistéas ouvre le sas doucement. On découvre l’entrée de la maison avec une porte donnant sur l’extérieur.

CHARISTEAS – Eh, Paul. Tolérance zéro.

Paul sort avec le chien.

SÉQUENCE 4

(…)

Paul continue de regarder sa fille fixement.

MARIE – Mais qu’est-ce qui t’arrive, papa ? Tu as l’air bizarre, je t’assure.

PAUL – Non, non, je suis heureux de te voir, je te regarde.

Il la touche avec précaution pour vérifier qu’elle est vraie et puis à nouveau, la serre très fort dans ses bras.

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MARIE – Arrête, papa, on dirait un zombie.

PAUL – Excuse-moi…

MARIE – Tu te souviens quand même qu’on avait décidé de se retrouver juste après mon séjour au chalet du lac Cloutier avec Victor et mes associés ?…

PAUL – Le lac Cloutier ? Ah, oui, oui… Bien sûr !! Bien sûr que je m’en souviens, c’est même moi qui vous l’ai trouvé ce superbe chalet, perdu au milieu des arbres, tout poudré de neige. Avec vue imprenable sur le lac. Il vous a plu ?

MARIE – C’était magnifique, papa, on envisage même de revenir cet été si le chalet était libre, d’autant plus qu’on a un congrès de chirurgie dentaire fin août à Montréal.

PAUL – Un congrès de chirurgie dentaire, c’est bien ça et comment se porte la congrégation des arracheurs de dents ?

MARIE – Papa ne commence pas s’il te plait…

(…)

Elle s’apprête à partir.

PAUL – Marie, on peut peut-être y aller ensemble demain.

MARIE – Non, non, papa.

PAUL – Si. On part tôt le matin sur nos petites jambes, on traverse le jardin botannique, on tombe sur la cinquième, on la remonte entièrement jusqu’au croisement avec l’avenue saint-Antoine, on la prend à gauche et on arrive au 228. Puis, on se fait les 28 étages à pied, ça nous fera les jambes.

MARIE – Non, papa, j’ai pas le temps et puis, c’est important, je dois absolument récupérer des documents de recherches pour l’universtié de Toulouse.

Le sas s’ouvre. L’ascenseur est là.

PAUL – Marie !…

MARIE – Je t’appelle après mon rendez-vous, on peut déjeuner ensemble, si tu te souviens encore de moi. Je te ferai un cours de chirurgie pré-implantaire, ça te changera de tes ascenceurs.

Elle rit. Paul la rejoint au moment où les portes de l’ascenseur vont se refermer, les boutons clignotent. On entend une

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explosion. Le sas s’ouvre de nouveau. Paul est dans le salon toujours en pyjama. Il tient à la main la valise de Marie. Il pose la valise sur sa table, s’assoit et reprend le micro qu’il avait rangé dans le tiroir.

PAUL – Il était 13h 12 quand les portes de l’ascenseur s’écartèrent pour nous laisser entrer dans la cabine. Trois personnes étaient présentes à l’intérieur. Deux hommes et une femme. Je n’ai pas le moindre souvenir de leurs visages, mais les coupures de presse que je lus par la suite m’apprirent qui ils étaient, ce qu’ils faisaient et comment se composaient leurs familles.

Andrea Teasdale, cinquante-trois ans, employée au service des ressources humaines de Holt Renfrew, mariée ; Bassim Assah-Tyhiany, cinquante-sept ans, chef d’atelier chez Lexus, marié, deux enfants ; Serge Paquette, quarante-deux ans, ancien joueur de hockey, divorcé, un enfant ; Paul Sneijder, soixante ans et sa fille Marie, trente-six ans.

Chaque jour je ne peux m’empêcher de revivre cette matinée, de refaire cent fois notre parcours, dans l’espoir de découvrir quelque chose, l’indice d’une erreur que nous aurions commise, la trace d’une chance qui nous aurait été laissée et que nous aurions négligée. (…)

Ce fut un neurologue dont j’ignorais tout qui, à mon réveil, m’apprit la mort de Marie. Il me l’annonça d’une manière qui me parut à la fois étrange et presque douce. À la question « Où est ma fille ? » il eut cette simple réponse : « Votre fille n’est plus. »

Anna apparaît, elle tient un téléphone à la main.

ANNA – Qu’est-ce que tu fais ?

PAUL – Je rêvais.

ANNA – À quoi ?

PAUL – Un ange…

ANNA – Tiens, ton fils.

PAUL – Lequel ?

Elle tend le téléphone et disparaît.

TELEPHONE – Papa ? Ça va comment ? Maman m’a dit que tu avais des petits problèmes.

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PAUL – C’est Nicolas.

TELEPHONE – Non, c’est Hugo. Nicolas est à côté de moi.

PAUL – Tout va bien. Ta mère s’inquiète pour rien.

TELEPHONE – Mais, je veux dire, au sujet des choses que tu ressens...

PAUL – De quoi parles-tu ?

TELEPHONE – De tes problèmes d’angoisse, tout ça, et puis tes idées…

PAUL – Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, je vais bien. Il n’y a rien d’autre à dire.

(…)

PAUL – Hugo ?

TELEPHONE – Non, c’est Nicolas, Hugo vient de partir, il devait voir un client important…

PAUL – Tu te souviens de l’enveloppe que je t’ai donnée un jour, tu avais six ans, tu l’as regardée comme s’il s’agissait d’un insecte mort, avant de la donner à Hugo, qui me l’a rendue sans l’ouvrir… C’était une longue lettre que votre sœur avait écrite à ses frères pour leur anniversaire, elle me l’avait confiée pour que je vous la transmette et…

Le téléphone est raccroché.

VOIX DE PAUL – Ainsi, aujourd’hui encore, alors que leur sœur venait de mourir, Hugo et Nicolas fermaient les yeux sur l’horrible manège qu’Anna nous avait infligé pendant des années. Les jumeaux ne verraient jamais Marie. Elle ne serait pas reçue à la maison et eux n’auraient jamais le courage de braver l’interdit pour rencontrer cette sœur inconnue qui, un jour, leur avait écrit une lettre d’amour pour leur anniversaire. Alors pendant vingt ans, je quittai la maison, le vendredi soir, pour prendre ma fille chez mon ex-femme et passer le week-end avec elle chez mes parents, transformés malgré eux en bed and breakfast. Il en était de même pour le jour de Noël, certaines vacances et les anniversaires. Ma mère s’appliquait à donner à ces moments d’exils des allures d’agréable rituel familial. Mon père me regardait et se taisait. (…) PAUL – Il neige. Il fait froid. Je vais sortir un chien, je vais le ramener chez lui. Matin et soir je prends l’autobus. Et j’ai aussi des plaques rouges sur le corps.

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ANNA – Il faut absolument que tu voies quelqu’un.

PAUL – Je verrai comment ça aura évolué demain matin, mais ce n’est pas impossible.

ANNA – Tu veux que je te dépose en partant ?

PAUL – Au travail ?

ANNA – Non, chez le médecin.

PAUL – J’irai à pied.

ANNA – Comme tu veux.

Anna referme le sas brutalement. Ça déclenche l’alarme. Paul va la couper.

ANNA – C’est inadmissible. Il va falloir qu’ils reviennent régler ces appareils. Et le plus vite possible.

PAUL – Je vais leur téléphoner.

Anna part. On entend la voiture démarrer. Paul est toujours en pyjama. Charistéas apparaît au cadre.

CHARISTEAS – Psitt… psitt… Paul ?

PAUL – Ah, c’est vous Monsieur Charistéas.

CHARISTEAS – Alors comment ça s’est passé ?

PAUL – J’ai ramassé.

CHARISTEAS – Vous l’avez fait, Paul ? C’est formidable. Je savais que vous en étiez capable. Je le savais. Et le petit mot gentil, vous n’avez pas oublié ?

PAUL – Non, je n’ai pas eu à me forcer, Charlie est très belle. Quand je m’arrête, elle s’assoit près de moi et elle me regarde comme elle a toujours regardé les hommes avec ses yeux noirs et profonds. Des yeux de chien patient qui attend simplement que notre marche reprenne son cours.

CHARISTEAS – Ah, Paul, il faut que je vous parle. Voilà ... enfin, ce que je veux vous dire... c’est que... je sais qui vous êtes, voilà.

PAUL – Comment ça qui je suis...

CHARISTEAS – Vous n’êtes pas n’importe qui. Vous êtes l’homme de l’ascenseur. Ne le prenez pas mal. Mais je préférais savoir. J’ai toujours préféré savoir.

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PAUL – Et alors ?

CHARISTEAS – Rien. Pour moi, ça ne change rien. Mais maintenant je sais. Et il fallait que je vous le dise.

(…)

CHARISTEAS – Rassurez-moi, vous ne quittez pas ce travail ?

PAUL – Non, pas pour le moment.

CHARISTEAS – Bon, bon… Ça tombe bien… parce que j’ai un service à vous demander. Le propriétaire de Charlie veut absolument faire concourir sa chienne à Montréal. C’est un très bon client. Il a vu des retransmissions à la télé et il est certain de pouvoir remporter quelque chose avec elle. Je ne sais pas pourquoi il s’est mis une idée pareille en tête, mais cela fait des mois qu’il m’en parle. Si vous voulez mon avis, il va se ramasser avec elle, mais bon, c’est son affaire.

PAUL – Et en quoi ça me concerne ?

CHARISTEAS – Il vous veut comme handler, Paul !

PAUL – Qu’est-ce que j’aurai à faire à ce concours ?

(…)

SÉQUENCE 5

Le sas est ouvert sur la découverte du salon. On entend Anna préparer la cuisine. On sonne à la porte. Anna entre et va ouvrir.

CHARISTEAS – Bonjour Madame, je vous ramène votre mari. Il a été absolument fabuleux. Et nous avons gagné.

ANNA – Vous avez gagné quoi ?

CHARISTEAS – Le premier prix. La coupe du grand prix de Montréal.

ANNA – Vous êtes éleveur ?

CHARISTEAS – Pas du tout, je me présente Yorgos Charistéas. Directeur de DogDogWalk.

ANNA – Ah, c’est vous, le Grec ?

CHARISTEAS – Non, Chypriote de Limassol.

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ANNA – Peu importe. C’est vous qui déguisez mon mari avec un manteau ridicule. Vous avez vu de quoi il a l’air avec cette chienne stupide au bout de sa laisse ! À son âge, balader un chien pour le compte d’un Grec.

CHARISTEAS – Non, non, Madame, un Chypriote, de Limassol, je vous l’ai dit.

Paul entre, tenue de Handler, il avance difficilement les yeux vagues, Charitéas l’aide à s’asseoir.

ANNA – Qu’est-ce que tu fais dans cet accoutrement ?

CHARISTEAS – C’est pour son travail.

ANNA – Un dimanche ! Quel travail ?

CHARISTEAS – Handler.

ANNA – Tu promènes les chiens, le dimanche, en veste et cravate, maintenant ? Tu te fous de moi.

CHARISTEAS – Ce n’est pas vraiment une promenade, plutôt un concours de beauté. Hum, mais ça sent très bon chez vous, madame, qu’est-ce que vous mijotez ?

PAUL – Un poulet.

CHARISTEAS – Fermier, j’espère.

ANNA – Je n’achète que des fermiers.

CHARISTEAS – Il a l’air extra.

PAUL – Oui, c’est un petit extra du dimanche…

ANNA – Alors comme ça, tu t’exhibes avec des chiens, en cravate et en tweed ? Et où ça ?

CHARISTEAS – Dans l’est de Montréal.

ANNA – Mon pauvre ami ! Vraiment, tu me prends pour une imbécile. Tu vas sortir des chiens, habillé comme si tu allais à ton club de bridge ! La nuit dernière, je te trouves en pyjama entrain de rêver à un ange ! Je suis sûre que tu vois quelqu’un ?

PAUL – Comment ça, je vois quelqu’un ?

ANNA – Tu comprends parfaitement ce que je veux dire. Vous vous fichez de moi tous les deux avec votre concours de beauté, plutôt un

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concours de bistrots, oui. Je te préviens, Paul, il va falloir qu’on parle. Il va falloir qu’on parle sérieusement.

Anna rentre dans son salon et ferme le sas. L’alarme de déclenche.

PAUL – Yorgos, vous voulez pas aller couper…

(…)

PAUL – Yorgos ?

CHARISTEAS – Oui, Paul ?

PAUL – Je ne ferai plus de handling.

CHARISTEAS – Tu ne peux pas arrêter comme ça. Faut faire au moins Toronto. Fais-le pour moi. Après, il sera toujours temps de décider.

PAUL – Désolé.

CHARISTEAS – Écoute-moi, Paul. Si tu viens à Toronto, on peut gagner. Avec toi, tout est possible. Sans toi, la chienne et moi, on n’est rien, c’est fini, ce n’est même pas la peine. Entre Charlie et toi, il se passe quelque chose d’exceptionnel. Les gens le voient. Les juges le voient. Il n’y a que toi qui restes aveugle à ce qui se passe. Bon Dieu, ouvre les yeux !

PAUL – Mais j’essaye, Yorgos, j’essaye… Il ne s’est rien passé du tout. J’ai fait ce concours, raide défoncé, je dormais à moitié. Si vous ne m’aviez pas réveillé, je serais encore couché dans les gradins. C’est ça qui s’est passé, Yorgos et rien d’autre. Des handlers, il y en a partout, ce n’est pas ce qui manque. C’est votre chien qui plaît, pas le type qui le tient en laisse.

CHARISTEAS – Mais tu n’y connais rien ! C’est le couple qui compte, l’osmose, cinquante cinquante ! La chienne sans toi redevient un animal comme les autres. C’est toi qui lui permets de s’exprimer comme elle le fait.

PAUL – C’est des conneries, Yorgos. Je ne fais plus de concours. Ni pour vous, ni pour personne. Je trouve ces exhibitions ridicules, c’est tout.

CHARISTEAS – Vous me décevez beaucoup, Monsieur Sidaire. Je me demande si que je me suis totalement trompé sur vous. Vous manquez de générosité et de classe. Je ne vais pas pouvoir vous garder.

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PAUL – Tant pis. Maintenant foutez-moi la paix.

CHARISTEAS – Vous savez ce que vous êtes, Monsieur Saidaire ?

PAUL – Sneijder.

CHARISTEAS – Un cinglé. Un vrai cinglé doublé d’un minable. Un minable complet.

Charistéas rouvre le sas. La chienne est là dans l’entrée.

CHARISTEAS – Dès aujourd’hui, vous ne promènerez plus Charlie, je ne veux plus que vous la touchiez.

Il sort par la porte qu’il laisse ouverte.

PAUL – Au revoir, Charlie, tu vas me manquer. J’aimais bien marcher à côté de toi. On réglait nos pas sur la foulée de l’autre. On faisait une belle équipe.

Charistéas appelle la chienne qui disparaît. Paul rentre dans le sas pour la regarder partir. Le sas se referme. Musique. Quand on rouvre le sas, découverte Wagner-Leblond. On commence à entendre Wagner-Leblond en off. Ils rentrent dans la découverte. Paul a un bonsaï dans les bras.

WAGNER-LEBLOND – Alors comme ça, vous promenez des chiens ? Et ils provoquent chez vous des réactions allergiques ! Écoutez, c’est extraordinaire. Vous pourriez être à la tête d’une petite fortune, à l’issue d’un procès ou d’une issue négociée, et vous promenez des chiens. Et pourquoi faites-vous ça ?

PAUL – C’est bien là, la question. Je me la pose toutes les nuits.

(…)

WAGNER-LEBLOND – Vous passez toujours vos nuits sur vos bouquins ?

PAUL – Toujours.

WAGNER-LEBLOND – Pour un esprit curieux, étudier les ascenseurs, je veux dire examiner réellement l’outil et ses conséquences, équivaut à tirer sur un fil interminable et à dévider l’histoire de notre petit monde. C’est ce que vous êtes en train de faire. Il s’agit d’une expérience sans fin qui va vous amener à comprendre les lois de l’économie, à découvrir la permanence des privilèges, des classes sociales, la

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fulgurance des sciences et des techniques, et, comme vous l’avez mentionné, les imbrications de la sociologie, de la psychologie et de l’architecture. Tout est là, devant vous, chaque page est un nouveau chapitre de ce grand livre des ruses, des mensonges et des leurres. Vous voulez que je vous raconte une histoire ? Depuis 1990, les boutons censés commander l’ouverture et la fermeture des portes d’ascenseurs n’ont plus aucun effet.

PAUL – Ah, bon ?…

WAGNER-LEBLOND – Absolument plus aucun. Et pourtant toutes les cabines, même les plus modernes, continuent à être fabriquées avec cet accessoire. On a même conservé le petit éclairage à l’intérieur de ce bouton. Et vous savez pourquoi ? Parce que les psychologues, justement, se sont aperçus que les ascenseurs ainsi automatisés accroissaient l’inquiétude à l’intérieur de leur cabine, close, étroite, et par essence anxiogène. Ils ont noté que que chacun se sentait privé de décider de quelque chose par lui-même, et surtout de commander à la machine. Alors on a laissé le petit bouton. Mais il n’y a rien derrière. Les portes s’ouvrent et se ferment selon des programmes informatiques préétablis. Aveugles aux mouvements nerveux de nos index. Parfois il arrive que le hasard synchronise notre geste avec l’impulsion électronique. Alors se produit un petit miracle, les portes se ferment et nous sommes intimement convaincus d’avoir dirigé, dominé la machinerie. Et notre foi en notre liberté, en notre pouvoir, s’en trouve d’autant renforcée. Libido imperandi, puisque le latin vous amuse. Le désir de commander. Maintenant posons-nous la question : que faisons-nous d’autre tout au long de notre existence sinon appuyer avec solennité et d’un doigt impérieux sur une infinité de boutons censés nous obéir, alors que, pareils à de candides enfants, nous ne martelons que de factices interrupteurs ? Mais comme pour les ascenseurs, le hasard synchronise quelquefois nos désirs avec les symboles de cette armada de leurres. Les portes s’ouvrent et le miracle opère. Le temps de la montée, nous tombons amoureux, nous croyons en des dieux aux vertus familiales, aux vœux éternels, et même aux garanties décennales. Les ascenseurs et nos vies ont en commun ce péché originel, ce petit mensonge, éclairé de nuit comme de jour, sur lequel repose un énorme pacte de confiance. Depuis que j’ai appris ce détail, depuis que je sais que derrière la lumière il n’y a que l’obscurité et la profondeur des ténèbres, je rajoute toujours la

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même annotation, à la main, sur les expertises qui me sont remises après un accident : « Défaut de fonctionnement du contacteur d’ouverture et de fermeture des portes. » Monsieur Sneijder, je n’ai encore rien annoncé de votre décision à Woodcock et Libralift. En réalité rien ne pressait. Mais à présent les échéances des expertises sont fixées, et je pense que d’ici quinze jours je vais devoir parler à mes clients. Avez-vous changé d’avis, révisé votre position ?

PAUL – Non. Toujours pas de procès. Je veux que nous passions un accord.

WAGNER-LEBLOND – Je vais vous dire une chose que ma position dans cette affaire et ma situation vis-à-vis de vous devraient pourtant m’interdire : je pense qu’en faisant ce choix vous allez à l’encontre de vos intérêts.

(…)

VOIX DE PAUL – Décidément Wagner-Leblond était un interlocuteur plein de charmes et de surprises, jusqu’au bout, il restait fidèle à sa ligne de conduite, il plaidait contre les intérêts de ses clients et les siens propres, s’obstinant à tirer de l’eau un nageur qui n’aspirait qu’à se noyer. Un drôle d’avocat, intuitif au point de sentir mon désarroi et de me mettre sur la piste d’une tentation vertigineuse. Le Burj Khalifa de Dubaï, l’édifice alpha, le mâle dominant, c’était lui désormais ! Huit cent vingt-huit mètres. Cent soixante étages habitables, plus quarante-six autres alloués à la machinerie et à la maintenance. Un milliard et demi de dollars. Cinquante-sept cabines dont la plupart à double pont relient la base au sommet en moins d’une minute. Une expérience unique. Une immense cabine. Les portes se referment en même temps que les lumières s’éteignent. Au moment du démarrage, de grands écrans plasma disposés des murs au plafond diffusent des sons et des images de synthèse, au cœur d’une noire atmosphère de discothèque interplanétaire. Le rythme de la musique s’accélère au fur et à mesure de l’ascension, jusqu’à l’acmé, cent soixante étages plus haut, huit cent vingt-huit mètres au-delà des ténèbres. À de pareilles cimes, les cantates explosent, les lumières jaillissent des plafonds, et les écrans, partout, se parent d’un enfantin « At the top ! ». Qu’est-ce qu’avait donc de si remarquable cette ascension fulgurante aux coûts vertigineux ?...

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J’étais bouleversé en lisant l’article. Je voulais prendre cet ascenseur, faire juste la montée et la descente. Deux minutes, aller-retour. Monter, descendre et rentrer.

SÉQUENCE 6

(…)

PAUL – En quoi t’ai-je humilié ?

ANNA – Tu te fous de moi, non ? Est-ce que tu te regarde ? Est-ce que tu te vois ? De quoi tu avais l’air avec ce clebs stupide au bout de sa laisse ? À ton âge ? Avec ce manteau ridicule ? Mais bon Dieu ! Tu vis où ? Tu es qui ? Tu as perdu la tête ou quoi ? À soixante ans tu promènes des chiens pour le compte d’un Grec !

PAUL – Un Chypriote de Limassol.

ANNA – Ah, s’il te plait, hein ! Je t’assure, j’ai l’impression de vivre un cauchemar ! Quoi qu’il en soit, tu peux être fier, tu as réussi ton coup. Maintenant au moins, chez Bell international Company, tout le monde sait que le mari de l’une des responsables du laboratoire de commande vocale est un type qui gagne sa vie en promenant un chien et en ramassant ses petites affaires.

PAUL – Ah, tu m’as vu ramasser ?

ANNA – Non, mais d’autres t’ont vu ! Et en pyjama, par dessus le marché ! Comme tu t’en doutes, bien sûr, c’est excellent pour mon image à l’intérieur de l’entreprise. En tout cas, ça ne peut plus durer.

PAUL – Sincèrement, Anna, je me fous de ton image à « l’intérieur de l’entreprise ». Et puis, de toute façon, c’est réglé. J’ai quitté mon travail, mon employeur m’a licencié.

ANNA – Mais pourquoi ?

PAUL – Rien, une histoire de concours.

ANNA – Une histoire de concours !?

PAUL – Bon, écoute, ça n’a aucune importance.

ANNA – À soixante ans, tu te fais licencier pour une histoire de concours de beauté pour chiens ? Non, mais tu te rends compte de

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l’univers dans lequel tu vis ? Tu en es conscient ? Et ce billet ! Tu peux me dire ce que ça signifie ?

PAUL – Quel billet ?

ANNA – J’ai trouvé ce billet d’avion à ton nom sur ton bureau, qu’est-ce que ça veut dire ?

PAUL – Si tu as « trouvé » le billet, comme tu dis, tu en sais autant que moi.

ANNA – Tu vas à Dubaï.

PAUL – Dans deux semaines.

ANNA – Et on peut savoir ce que tu vas faire là-bas ?

PAUL – Je vais voir l’ascenseur d’une tour de huit cents mètres. J’avais l’intention de t’en parler, de t’expliquer tout ça, mais tu as été plus rapide que moi puisque tu as « trouvé » mon billet électronique.

ANNA – Tu ne crois pas que plutôt que d’aller voir des ascenseurs à Dubaï – non, mais je crois rêver –, tu ferais mieux de prendre un avocat et de préparer sérieusement ton procès ? Parce que les fabricants de tes fameux ascenseurs, eux, ils ont déjà dû mettre deux ou trois spécialistes sur ton affaire.

PAUL – J’ai décidé de ne pas faire de procès. Je veux une transaction à l’amiable.

ANNA – Une transaction à l’amiable ! Mais enfin ça n’a aucun sens !

PAUL – Comment sais-tu, toi, que ça n’a aucun sens ? Tu es dans ma tête ? Tu es dedans, c’est ça ? Tu ressens ce que je ressens ? Tu as vu ce que j’ai vu ? Tu étais dans l’ascenseur ? De quoi tu te mêles ? Occupe-toi de l’ontarien et fous-moi la paix ! J’irai à Dubaï et il n’y aura pas de procès. Chez Bell, tu fais ce que tu veux, tu coupes, tu tranches, c’est ton affaire. Mais dis-toi qu’ici ta commande vocale, elle ne marche pas. Je ne l’entends pas ! Rien ! Donne-moi ce billet !

(…)

Le téléphone sonne.

HUGO (au téléphone) – Salut Pa !

PAUL – Qui est à l’appareil ?

HUGO (au téléphone) – Hugo.

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PAUL – Hugo ?

HUGO (au téléphone) – Oui, Hugo, ton fils !

PAUL – Ah oui, oui. La moitié de l’œuf, tu vas bien ?

HUGO (au téléphone) – C’est à toi qu’il faut demander ça, maman nous a dit que tu avais eu une autre crise d’angoisse.

PAUL – Rien de grave.

HUGO (au téléphone) – Non, tu ne peux pas dire ça. Là, ça fait deux fois, c’est sérieux, il faut absolument que tu ailles voir quelqu’un. Ce n’est pas normal que ton neurologue prenne ces troubles à la légère. Tu dois aller en consulter un autre, crois-moi, je t’assure.

PAUL – Bon, écoute, c’est gentil, mais je sais ce que j’ai à faire.

HUGO (au téléphone) – Justement, je pense que non. Et puis il y a autre chose. Maman nous a aussi fait part de ta décision, à propos de l’accident, de ne pas faire de procès et de négocier. Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais c’est une aberration. Juridiquement, c’est insensé, suicidaire. Qui est-ce qui t’a conseillé ça ?

PAUL – Moi.

HUGO (au téléphone) – Franchement, papa, là ça ne va plus. Tu es en train de faire n’importe quoi. Avec tes crises à répétition, tes décisions incohérentes, ta façon de vivre vraiment bizarre, tu nous inquiètes beaucoup.

PAUL – Qui ça, nous ?

HUGO (au téléphone) – Nicolas et moi. Je t’ai mis sur haut-parleur, il t’entend.

NICOLAS (au téléphone) – Oui, papa, je t’entends, je suis d’accord avec Hugo. Tout ça n’est pas normal. Il faut absolument que tu consultes un autre médecin et que, avant, tu ne signes aucun accord, aucun compromis, rien. En tant que professionnels, Nicolas et moi, nous t’affirmons que ne pas engager de poursuites est une folie pure dans ton cas. Tu es sûr de gagner. D’énormes indemnités. C’est sûr et certain. Quand même, n’oublie pas que tu as perdu ta fille dans cet accident.

PAUL – Saloperie.

ANNA (au téléphone) – Calme-toi, je t’en prie, tu parles à ton fils.

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PAUL – Anna ? mais qu’est-ce que tu fais là ?

HUGO (au téléphone) – Oui. nous avons rejoint maman, elle se faisait trop de soucis…

NICOLAS (au téléphone) – Elle est très inquiète tu crois pas que tu pourrais la préserver un peu.

PAUL – Tu vas dire à ces deux petites putes gémellaires de ne plus jamais m’adresser la parole.

DOCTEUR LAVILLE (au téléphone) – S’il vous plait, Monsieur Sneijder, gardez votre calme.

PAUL – Qui c’est celui-là ?

NICOLAS ET HUGO (au téléphone) – C’est le docteur Laville, papa.

PAUL – Le docteur Laville ?

ANNA (au téléphone) – Oui, Paul, c’est un excellent spécialiste. C’est un ami… un collègue qui me l’a conseillé. Le docteur Laville est chef du service psychiatrique à l’hôpital Lafontaine de Montréal et il a eu la gentillesse de se déplacer ce soir pour te parler.

PAUL – Un spécialiste de quoi ? du poulet fermier ?...

DOCTEUR LAVILLE (au téléphone) – Monsieur Sneijder, gardez votre sang-froid, je vous en prie. je ne suis là que pour vous aider. Comme nous tous ici d’ailleurs. Ne voyez aucune coercition dans ce que vous propose votre famille, il s’agit d’un simple bilan…

PAUL – Écoutez-moi le psy, je ne sais pas ce qu’on vous a raconté mais la consultation est terminée, vous ramassez vos affaires et vous dégagez.

(…)

SÉQUENCE 7

Dans les panneaux, trois ouvertures une à la cour, une au jardin, une au lointain. Elles semblent donner sur un couloir d’hôpital. Le docteur Laville qui ressemble étrangement à Wagner-Leblond est assis à un petit bureau, c’est peut-être la même table que celle de Paul, tandi qu’un homme de ménage, qui ressemble beaucoup à Charistéas efface les croquis sur les murs.

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DOCTEUR LAVILLE –Je suis ravi de vous voir Monsieur Sneijder… et heureux de constater que vous avez récupéré de votre léger raptus... Nous allons donc pouvoir procéder au petit bilan dont je vous parlais…

PAUL – C’est ma famille qui a demandé cette expertise ?

DOCTEUR LAVILLE – En quelque sorte, oui…

PAUL – Pour quelle raison ?

DOCTEUR LAVILLE – C’est ce que nous allons essayer de déterminer ensemble. Je vais vous poser des questions factuelles et je vous demanderai d’y répondre le plus simplement possible… Gardez-vous des souvenirs de votre accident ? Des images récurrentes ?

PAUL – Je n’ai rien à dire là-dessus...

DOCTEUR LAVILLE – Avez-vous eu une crise d’angoisse au siège de la Société des alcools du Québec et vous êtes-vous enfui du bâtiment en courant ?

PAUL – Oui.

DOCTEUR LAVILLE – Avez-vous connu un malaise identique, il y a quelques jours, dans un cinéma ? En êtes-vous, cette fois encore, sorti précipitamment ?

PAUL – Oui.

DOCTEUR LAVILLE – Souffrez-vous de problèmes de peau liés au stress ?

PAUL – J’ai des problèmes de peau, mais dus à une allergie aux chiens.

DOCTEUR LAVILLE – Quel était votre dernier emploi ?

PAUL – Je promenais des chiens.

DOCTEUR LAVILLE – Puis-je vous demander votre âge ?

PAUL – Soixante ans.

DOCTEUR LAVILLE – Si vous souffriez d’une pareille allergie pourquoi, à votre âge, avoir justement choisi un travail aussi singulier ?

PAUL – L’allergie s’est déclarée après.

DOCTEUR LAVILLE – Et pourquoi ce travail ?

PAUL – Je ne sais pas. J’aime bien les chiens. Peut-être que je ne suis pas le seul, d’ailleurs…

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DOCTEUR LAVILLE – Essayez de rester concentré monsieur Sneijder. Reconnaissez-vous avoir absorbé des substances chimiques douteuses dans le but de faciliter votre participation à une exhibition canine ?

PAUL – Oui, j’en garde un vague souvenir... Dites-moi, docteur…

DOCTEUR LAVILLE – Oui, Monsieur Sneijder. Je vous écoute.

PAUL – Vous aimez les bonsaïs ?

DOCTEUR LAVILLE – Pardon ?…

PAUL – Je vous demande si vous vous intéressez à la botanique.

DOCTEUR LAVILLE – Je ne soigne pas les plantes, Monsieur Sneijder. Je soigne les gens afin de leur éviter de devenir des légumes.

(…)

Une infirmière, elle ressemble beaucoup à Anna, amène un plateau repas, elle le pose devant Paul : Poulet / Purée. Il la regarde fixement.

PAUL – C’est du fermier ?

L’INFIRMIERE – Je ne sais pas, Monsieur Sneijder. Il faut vous renseigner auprès des services de la cantine.

PAUL – Merci Anna

Elle s’en va.

PAUL – Anna, Anna ?

L’infirmière se retourne étonnée.

L’INFIRMIERE – C’est à moi que vous vous adressez, Monsieur Sneijder ?

PAUL – Oui.

L’INFIRMIERE – Mon prénom est Carole, Monsieur Sneijder. Par ailleurs, le règlement de l’établissement préconise que les patients doivent garder une certaine distance avec le personnel quelque soient les motifs de leur hospitalisation. Mon nom est Régnier. Carole Régnier.

PAUL – Ça vous va très bien…

L’INFIRMIERE – A l’avenir, Monsieur Sneijder, vous voudrez bien vous adresser à moi en commençant votre phrase par « Madame Régnier, s’il vous plait ».

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PAUL – Oui, oui, bien sûr. Je n’y manquerai pas, merci… Madame Régnier.

L’INFIRMIERE – N’oubliez pas de prendre vos médicaments, Monsieur Sneijder.

Elle sort et ferme un deuxième sas. Après avoir terminé d’effacer les croquis sur les murs, l’homme de ménage quitte les lieux par le sas du lointain en amenant son matériel. Les panneaux du sas se referment. Ils comportent chacun un judas. Quand les panneaux se referment, des volets viennent obturer les judas, on entend le bruit d’un verrou.

Noir

Épilogue

PAUL ou VOIX DE PAUL – Voilà comment les choses se sont passées ; pour mon malheur ma mémoire est une machine infaillible. Rien ne s'efface, ni en moi, ni sur ces bandes magnétiques où tout est consigné [pour la postérité]. Je ne suis pas fou, j’attends en silence et j’espère… tous les jours… j’espère la disparition de ma femme, j’espère l’anéantissement de mes fils, je pense que c’est cette espérance qui chaque matin, me donne la force et le goût de vivre, je pense parfois au jour où je vais pouvoir rentrer chez moi. Ma première sortie sera pour le jardin botanique, j’ignore en quelle saison… ensuite, j’irai à Dubaï. Pour cela, je dois attendre que l’on me rende mon visage et mon nom. Et mon passeport. Je viens de terminer mon troisième mois d'enfermement. Je n'ai rien de spécial à en dire. J’ai très vite compris la façon dont fonctionnait le système psychiatrique et la manière dont il fallait s'y comporter. Exactement comme dans les ascenseurs, toujours faire des calculs invisibles pour améliorer sa zone d'intimité. Être un patient modèle. C'est la seule façon d'espérer sortir d'ici debout, la tête à peu près claire. (…)

Je rencontre le docteur Laville en tête-à-tête une fois par semaine. Pour lui, je suis un cas, « LE CAS SNEIJDER », le type de l'ascenseur,

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un désaxé plus ou moins sous contrôle. Nous avons des conversations qui ne mènent jamais à rien au cours desquelles je m'applique scrupuleusement à lui dire tout ce qu'il souhaite entendre, j’invente même des rêves que je lui raconte avec force détails, sauf un, que je fais régulièrement depuis le début de mon internement et qui rend chacune de mes nuits aussi claire qu'une aube de liberté.

La lumière revient sur le plateau, Paul n’est pas en scène, le magnétophone est éclairé, les châssis forment un long couloir qui part du lointain, au bout duquel un ciel blanc lumineux fait un contre-jour violent.

Marie, avec des ailes d'ange et sa petite valise, accompagnée de Charlie, avance lentement vers la face. On entend sa voix réverbérée dans la cage de scène. « – Papa, Papa !! » À mi-parcours, noir progressif sur la scène et le magnétophone qui s'est arrêté.

FIN