Le calvaire d'un innocent ; n° 81

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81 P r i x1fr20 Belgique 1 fr 50 — Bien accompagnez-moi ! répondit-elle, après une brève hésitation. (Page 2563). C. I. LIVRAISON 321 MANIOC.org •BibliothèqueAlexandreFranconie Conseil général de la Guyane

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Auteur : D' Arzac, Jules. Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Guyane, Bibliothèque Franconie.

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— Bien accompagnez-moi ! répondit-elle, après une brève hésitation. (Page 2563).

C. I. LIVRAISON 321

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.ua ienne secrétaire le regarda fixement dans les yeux.

— Bien, accompagnez-moi, répondit-elle après une brève hésitation.

— Merci, Mademoiselle... Mathieu Dreyfus l'aida à mettre son manteau. Quelques instants après, ils sortaient ensemble de la

maison.

CHAPITRE CCCLXV,

UNE TERRIBLE DECOUVERT \ Amy Nabot se trouvait depuis quelques jours à la

clinique et son état de santé paraissait déjà s'être amé­lioré quelque peu.

La fièvre était tombée, mais la faiblesse de son orga­nisme demeurait toujours inquiétante.

Chaque soir, le médecin donnait invariablement le même ordre à l'infirmière qui était chargée de lui don­ner des soins :

— Elle doit dormir., dormir le plus possible... Il n'y a que le sommeil qui puisse lui faire récupérer ses for­ces perdues... Donnez-lui donc un médicament sopori­fique, mais ne forcez point la dose, autrement, cela pour­rait lui faire plus de mal que de bien.

Un matin, l'esprit d'Amy Nabot parut s'éveiller de sa longue torpeur. Elle se mit à promener autour d'elle un regard fatigué, se demandant évidemment où elle se trouvait. s

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L'aménagement de la chambre lui fit bientôt com­prendre qu'elle devait être dans un hôpital ou dans une maison de santé.

— Madame Etienne m'aura fait transporter ici parce que j 'étais très malade, se dit-elle à part soi. Mais maintenant, je vais pouvoir sortir, car je suis guérie... Oui, je me sens beaucoup mieux...

Mais tout-à-coup, elle remarqua que la fenêtre était garnie de barreaux entrecroisés qui formaient une sorte de grille, d'une solidité à toute épreuve.

— Que signifie cela f se demanda-t-elle avec une soudaine inquiétude. Les hôpitaux ne sont pas des pri­sons !

Un faible cri s'échappa de ses lèvres, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes.

Un triste pressentiment lui avait-il fait deviner la vérité ?

Elle étendit la main vers la table de nuit et appuya sur le bouton de la sonnette.

Immédiatement, une infirmière apparut. — Bonjour, Mademoiselle Le jeune ! s'exclama-t-

elle. Comment vous sentez-vous ? Très étonnée de s'entendre appepler par un nom qui

n'était pas le sien, l 'aventurière ouvrit de grands yeux et se mit à regarder l'infirmière avec stupéfaction.

— Pourquoi m'appelez-vous Mademoiselle Le jeu-no ? demanda-t-elle.

— N'est-ce point votre nom % — Bien sûr que non !... J e m'appelle Amy Nabot ! L'infirmière hocha la tête en souriant avec indul­

gence. — Pour moi, cela revient au même, Mademoiselle...

Après tout, le nom n'a pas grande importance, n'est-ce pas ?

— Mais m o i -MANIOC.org Bibliothèque Alexandre Franconie Conseil général de la Guyane

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L'infirmière l'interrompit avec une affectueuse sol­licitude. '

— Taisez-vous, Mademoiselle ; lui dit elle douce­ment. Le docteur ne veut pas que l'on vous fasse parler, parce que cela vous fatiguerait trop... Donnez-moi votre main...

Mais l'ancienne espionne insista avec plus d'éner­gie. . '

— Je vous prie de répondre à ma question ! s'é­cria tel le . Pourquoi m'avez-vous appelé Mademoiselle Le jeune %

L'infirmière ne répondit pas et lui prit le poignet pour se rendre compte de la rapidité de ses pulsations.

Amy Nabot ferma les yeux et laissa échapper un profond soupir.

I l lui semblait entendre quelqu'un qui pleurait dans une pièce voisine, et ces pleurs lui causaient une impres­sion extrêmement pénible ; une espèce d'angoisse qui lui serrait le cœur.

— Qui est-ce qui pleure de cette façon ? interro-gea-t-elle. Où suis-je % Parlez, Mademoiselle ! J e vous en conjure !

— Vous devez rester tranquille et ne pas parler, Ma­demoiselle Lejeune..

— Assez !... Ne m'appelez plus par ce nom ! s'ex­clama la malade avec véhémence. Dites-moi plutôt où je me trouve...

— En bonnes mains ! répondit l'infirmière sur un ton évasif.

Cette réponse eut le don de mettre l'ancienne espion­ne dans une véritable fureur. Elevant la voix, elle s'é­cria :

— Je veux savoir où je suis, entendez-vous % Vous devez m'expliquer la raison pour laquelle f6\\\ m'ap­pelez par un nom que, je ne connais même pas 1

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L'infirmière continuait de sourire avec une expres­sion patiente et affectueuse.

— Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle ! répondit-elle, toujours avec la même douceur Je vous appellerai... comment avez-vous dit ?

— Amy Nabot ! — Très bien... Maintenant, soyez calme, Mademoi­

selle Nabot... L'aventurière se pri t la tête entre ses mains, s'ef­

forçant de mettre un peu d'ordre dans les idées qui se bousculaient dans son esprit.

L'infirmière mit une poudre dans un verre d'eau et tendit le verre à la malade.

— Buvez ceci, Mademoiselle^ lui dit-elle. Cela vous fera du bien...

— Non ! protesta Amy Nabot avec obstination. Je ne boirai rien du tout ! Du moins, pas avant que vous m'ayez dit où je me trouve !

— Couchez-vous, Mademoiselle... Vous avez besoin de calme et de repos...

— Non !... J e veux d'abord que vous répondiez à mes questions î... Ou bien, si vous ne pouvez pas me ré­pondre vous même, appelez le médecin.. J ' a i le droit de connaître la vérité...

— Si vous me promettez de rester tranouille, j ' i r a i tout de suite appeler le docteur...

Amy Nabot ne répondit pas. L'infirmière sortit de la pièce et, quelques instants

après, un médecin apparut. — J e crois qu'elle va plus mal ! lui murmura l'in­

firmière à l'oreille. Mais l'ancienne espionne qui avait l'ouïe remarqua­

blement fine, avait entendu. — Ce n'est pas vrai ! J e vais beaucoup mieux !

s'écria-t-elle avec rage. Laissez-moi me lever... J e veux m'en aller d'ici.

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Sans répondre, le médecin lui pri t le pouls. — Elle a encore de la fièvre, dit-il à l'infirmière.

Lui avez-vous mis le thermomètre % — Pas encore. — Pourquoi pas % — Elle était trop agitée. <— J e n 'ai pas de fièvre du tout ! s'exclama Amy

Nabot avec une agitation croissante. Laissez-moi me le­ver !

Le docteur s'adressa de nouveau à l'infirmière . — Allez chercher une ampoule de morphine, ordon-

na-t-il. J e vais lui faire une injection... — Vous ne me toucherez pas ! s'écria l'aventurière

en se mettant sur la défensive. J e ne veux pas que vous me touchiez !

Le médecin se mit à le regarder avec attention. — Comment a-t-elle passé la nuit? demanda-t-il à

l'infirmière. — J ' a i passé une nuit excellente, intervint l'ancien­

ne espionne. Je vous assure que je me sens très bien ! — J e m'en réjouis, Mademoiselle Le jeune... Mais

alors, tâchez de rester tranquille et de ne point vous ex­citer.

— Mais pourquoi ne voulez-vous pas me dire où je me trouve % Pourquoi m'appelez-vous par un nom qui n'est pas le mien 1

Sa voix vibrait de colère et de terreur. Une sueur froide perlait à son front.

Le médecin se pencha vers l'infirmière et lui chu­chota quelques mots à l'oreille.

La jeune femme se saisit tout-à-coup un bras de la malade et se mit à la serrer fortement, pour que le doc­teur puisse pratiquer l'injection.

La malheureuse se débattait de toutes ses forces et criait connue une possédée :

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— Laissez-moi !... Laissez-moi !... A l'aide ! Au se­cours !

— Allez chercher le professeur ! dit le médecin de service à l'infirmière. I l vaut mieux qu'il vienne lui même.

Amy Nabot ferma à demi les yeux, respirant pé­niblement.

Ah ! Elle aurait bien voulu savoir quelque cho­se !

Elle fit un effort indicible pour rester calme, mais son cœur palpitait avec une violence inouie et elle se sen­tait à bout de souffle.

Quand l'infirmière fut de retour, avec le directeur de la maison de santé, Amy Nabot leva ses deux mains vers ce dernier en s'écriant :

— Sauvez-moi, Monsieur ! J e vous en supplie de me sauver ! Aidez-moi !

Le médecin fixa sur elle un regard apitoyé et lui répondit sur un ton bienveillant :

— Calmez-vous ! Vous n'avez absolument rien à craindre Mademoiselle Le jeune !

— Comment ! Vous aussi, vous m'appelez par ce nom ? Ne savez-vous donc pas que je m'appelle Amy Nabot ?

Le professeur hocha la tête. — Ce petit détail n 'a aucune importance, fit-il. Ce

qui compte, c'est votre guérison... Donc, n'ayez pas peur et tâchez de vous calmer... Personne ici ne songe à vous faire le moindre mal... Bien au contraire...

— Mais je n'ai rien du tout !.. J e me porte très

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bien et je veux m'en aller ! — Vous pourrez part i r quand vous serez complè­

tement guérie, Mademoiselle... à — Non !... Laissez-moi part ir tout de suite ! ' Le directeur se tourna vers l'infirmière et lui de­

manda à voix basse : — Depuis combien de temps se trouve-t-elle dans

cet état de surexcitation ? — Depuis environ une demi-heure, Monsieur le doc­

teur. — Depuis que je me suis aperçue de ce que la fe­

nêtre est garnie de barreaux ! compléta l 'aventurière d'une voix rauque. Si cette maison n'est pas une pri­son, ce ne peut être qu'un asile d'aliénés !

— Vous vous trouvez tout simplement dans une maison de santé, Mademoiselle Le jeune...

— Mais pourquoi vous obstinez-vous à m'appeler ainsi ? Voulez-vous donc me rendre réellement folle ?

— Excusez, Mademoiselle Amy Nabot ! s'empressa de dire le médecin, non sans un sourire indéfinissable qui achwa d'exaspérer l'ancienne espionne.

— Vous me traitez comme si j 'é tais une démente ! cria-t-elle. Pourquoi cette infâme comédie % J e suis Amy Nabot et je pourrais vous donner les noms de nom­breuses personnes qui me connaissent bien et qui pour­raient en témoigner...

— Cela n'est pas nécessaire, Mademoiselle... Nous n'avons aucune raison de douter de ce que vous affirmez ! répondit le médecin avec sa bonhomie habituelle.

— Non, non !.. J e vois bien que vous ne me croyez pas ! hurla l'aventurière, au comble de la fureur. On a comploté cette infamie pour m'empêcher de parler ! On ne veut pas que je puisse dire la vérité au sujet de l'affaire Dreyfus ! Mais je dirai tout quand même ! Celui qui a ourdi cette odieuse comédie ne peut être que

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le colonel Henry ! Tandis qu'elle prononçait ces paroles, Amy Nabot

se démenait comme une furie ; ses pupilles étaient dila­tées d'une façon effrayante et elle fixait sur les assis­tants des regards qui n'étaient certes point faits pour témoigner du bon équilibre de son espr i t .

— Docteur ! s'exclama-t-elle de nouveau, après une courte pause. Si vous ne me rendez pas la liberté tout de suite, cela veut dire que vous êtes un malfaiteur com­me le colonel Henry ! I l faut absolument que je puisse faire ma déposition afin que l'innocence d'Alfred Drey­fus soit reconnue !

Et, tout-à-coup, elle bondit du lit et s'élança vers la porte.

Les deux médecins se précipitèrent vers elle, la sai­sissant par le bras ; ils durent faire un grand effort pour la retenir, car elle se débattait avec l'énergie du déses­poir.

— Allez chercher un infirmier ! ordonna le profes­seur. I l va falloir lui mettre la camisole de force !

Deux heures plus tard, un infirmier vint chercher' le directeur de la clinique, qui Se promenait dans le jar­din, et lui annonça qu'on l'appelait au téléphone.

Le médecin s'empressa de rentrer dans son bureau et il décrocha le récepteur de l'appareil.

— Qui parle ? interrogea-t-il. — L'ingénieur Lejeune... Excusez-moi si je vous

dérange, Monsieur le docteur... Je voudrais avoir des nouvelles de ma sœur.

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\ — J e regrette d'avoir à vous dire que son état s'est subitement aggravé, Monsieur Lejeune... Ce matin, elle a eu une terrible crise nerveuse qui m'a tout l 'air d'être un symptôme de véritable démence... Pourriez-vous venir ici ! . . Car j ' aura is encore autre chose à vous dire..

— De quoi s'agit-il, docteur % — J 'aurais besoin de quelques renseignements afin

de pouvoir formuler un diagnostic exact.. — Est-ce bien nécessaire %

. — C'est indispensable, dans l 'intérêt de la malade. — C'est que... je suis très occupé aujourd'hui... Ne

pourriez-vous attendre jusqu'à demain % —- Soit... Au revoir, Monsieur Lejeune... Evidemment le prétendu Lejeune n'était autre que

le colonel Henry. Ce que le directeur de la clinique venait de lui an­

noncer le remplissait de joie. Si Amy Nabot devenait réellement folle, il n 'au­

rait plus rien à craindre d'elle. E t même si elle ne per­dait pas tout à fait la raison, qui aurait pu la délivrer ?

— I l serait préférable que je puisse éviter cette en­trevue avec le directeur de la clinique ! se dit-il après quelques instants de réflexion. Sans doute veut-il me de­mander des explications au sujet de quelque chose qu'A» my Nabot lui aura dit... Ah !.. Heureusement qu'il a

« tendance à la croire folle, autrement, cela pourrait mal tourner pour moi !... J e parie qu'elle lui aura parlé de l'affaire Dreyfus et... du colonel Henry !... Heureusement que personne ne sera disposé à ajouter foi à ses affirma­tions !

Le misérable alluma tranquillement une cigarette et reprit :

— Non... I l ne serait vraiment pas prudent que je me rende à la maison de santé! Demain, je téléphonerai de nouveau au directeur pour lui dire que mes occupa-

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tions m'empéchent encore une fois de venir... Et, quant à Amy Nabot, si elle ne devient pas complètement roP'ft, elle finira bien par se résigner un jour ou l'autre... Om ! J ' a i encore une chance de m'en tirer ! Une fois que cette femme sera hors de mon chemin, je serai définiti­vement sauvé *

C H A P I T R E CCCLXVI

TEMPS D I F F I C I L E S

Emile Zola s'était installée à Londres où il vivait sous le nom de Pascal, afin d'éviter d'attirer l'attention du public. Il habitait dans une petite rue et occupait un très modeste appartement où il ne recevait que très peu de visites.

Un de ses amis les plus intimes et les plus fidèles était un certain Desmoulins, jeune peintre d'origine française. Zola le voyait presque chaque jour et recevait de lui toutes les informations intéressantes concernant l'affaire Dreyfus.

Ce matin là, le peintre vint le voir plus tôt que de coutume et, après lui avoir serré la main, il lui remit quelques journaux.

— Eh bien ? lui demanda le romancier. Y a-t-il du nouveau ?

— Non... — Toujours rien î;\ C'eSf v ^ - ^ r m t ?J!*o<s* *r*?+J

J e ne peux plus résister à cet état d'inox tic qui m'est absolument insupportable 1

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— Calmez-vous, Monsieur Zola ! Si vous étiez res­té à Paris , vous vous trouveriez encore plus mal qu 'ici ! A Londres, au moins, vous pouvez vivre tranquille... E t le jour où l'innocence de Dreyfus aura été démontrée, vous pourrez retourner en France sans avoir rien à craindre...

L'écrivain hocha la tête avec un air. découragé. — Oui... Tout cela sont de belles espérances pour

l'avenir ! murmura-t-il. Mais le présent est franche­ment insupportable...

— I l faut savoir prendre le mal en patience... — Vous, vous pouvez bien avoir de la patience, Des­

moulins ! Mais moi, il faut que je retourne à Par is où j ' a i tant de choses à faire...

Le jeune peintre sourit et murmura : — Si vous étiez à Paris... — Oui, évidemment ! interrompit Zola avec un ges­

te brusque. Je comprends ce que vous voulez dire... Si je me trouvais à Paris, je ne pourrais rien faire du tout, pour la bonne raison que je serais en prison, n'est-ce pas |

— En effet... La nervosité du grand écrivain augmentait de plus

en plus. Cette inactivité forcée à laquelle il se trouvait réduit lui pesait énormément, car cela était trop incom­patible avec son tempérament d'infatigable travail­leur.

— Après tout dit-il, — c'est absolument comme si je me trouvais en prison déjà maintenant... J e donne­rais je ne sais quoi pour m'en aller d'ici !

— Peut être feriez-vous mieux de ne pas rester en ville, puisque le séjour de Londres ne vous plaît pas, répondit le peintre. Si vous voulez, je chercherai pour vous une villa dans la banlieue... t Emile Zola réfléchit un moment, puis il dit :

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— Cela n'est pas une mauvaise idée, mon cher ami. — Bien... je vais me mettre tout de suite à la recher­

che d'une petite maison solitaire et tranquille. , — Choisissez de préférence un endroit où l 'air soit

pur et vivifiant, et non pas dense et pesant comme ici ! recommanda l'écrivain en montrant la fenêtre aU delà de laquelle la vue était occupée par un épais brouillard.

Desmoulins, qui avait pris place dans un fauteuil, alluma un cigare. Zola ne cessait de marcher de long en large à travers la chambre, incapable de dominer son «igitation.

— Un jour ou l'autre, je crois que je partirai à l'improviste pour retourner à Par is ! s'exclama-t-iL Qu'en diriez-vous, Desmoulins |

— Votre nostalgie est-elle donc tellement grande, mon cher maître 1

— Savez-vous ce que je pense faire ? poursuivit l'écrivain avec un étrange sourire.

—- Quoi donc % — Retourner à Par i s en secret ! — Oh ! Cela serait bien imprudent ! En faisant ce­

la, vous risqueriez d'anéantir tous les projets de vos amis ! répondit le jeune peintre avec un air contrarié.

Zola haussa les épaules. — A quoi servent les raisonnements quand on porte

dans le cœur une nostalgie aussi intense ? répliqua-t-il. J ' a i des enfants, mon cher Desmoulins, et j ' a i hâte de les revoir ! Un jour ou l 'autre, vous saurez vous aussi ce que c'est que l'amour paternel... .

— Cela est fort possible ! répondit le jeune homme en souriant. J e comprends fort bien votre état d'âme mon cher maître... Toutefois, il me semble que vous de­vriez avoir la force de caractère de résister aux im­pulsions qui vous donnent ce désir si intense de retourner dans votre pays avant que le moment favorable soit ve-JEMMU

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— Ne savez-vous donc pas que l'amour paternel est un des sentiments les plus puissants et les plus in­destructibles que l'homme puisse éprouver %

— Si.. J e le sais fort bien... — P a r conséquent vous devez me comprendre... J e

ne suis plus un jeune homme, mon cher ami... Chaque jour qui se lève peut très bien être le dernier de ma vie.

— Veuillez me permettre une observation, Monsieur Zola.. Si vous avez de telles pensées, pourquoi vous êtes-vous occupé avec tant d'acharnement de l'affaire Drey­fus %

— Parce que j ' a i considéré que tel était mon devoir et je ne le regrette point... Si c'était à recommencer, je recommencerais sans la moindre hésitation.. Seulement, il y a une chose que je ne recommencerais pas...

— Laquelle % — Vous ne le devinez pas ? Eh bien, je ne consen­

tirais pour rien au monde à quitter Par is sans emmener avec moi Ceux qui me sont chers !... Si j 'avais mes en­fants auprès de moi, je me sentirais beaucoup plus cal­me et plus tranquille...

— Que pourrais-je faire pour vous aider 1 s'ex­clama le peintre dans un nélan de sincère dévotion.

Emile Zola s'arrêta devant lui et se mit à le regar­der avec un affectueux sourire.

— Que pourri ez-vous bien faire, mon pauvre gar­çon *? fit-il à voix basse et comme en se parlant à soi-même.

— Pour vous, mon cher maître, je ferais n'importe quoi ! affirma le jeune homme .

Le romancier réfléchit durant quelques instants. — Seriez-vous disposé à vous rendre à Par is '! de-

manda-t-il. — Pourquoi pas ? Quel danger pourrais-je courir

en allant il Par is 'i " ~ -— —- - -

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— Ne l'imaginèz-vous point % | Le peintre ne répondit pas.

— I l faudrait que vous alliez chez moi et que vous reveniez ici avec ma femme et mes enfants, reprit l'é­crivain.

Le jeune homme eut un geste d'évidente contrarié­té.

— Ceci serait infiniment dangereux poupr vous,mon cher maître, objecta-t-il. La police surveille votre mai­son dans l'espoir de recueillir des indices qui permet­traient de découvrir le lieu de votre refuge. Le départ de votre femme et de vos enfants ne" manquerait pas d'é­veiller des soupçons et...

— Et que Voulez-vous qu 'on me fasse ? La police française ne peut pas venir m'arrêter à Londres !

— Non ! .Mais le gouvernement français n 'aurait sans doute pas trop de peine à 'persuader les autorités britanniques dé vous expulser d'Angleterre ! L ' Emile Zola n'insista point.

I l demeura un long moment silencieux, continuant de marcher à grands pas à travers la chambre.

— Je suppose que vous devez avoir raison, dit-il en­fin. Néanmoins, je ne peux pas m'arrêter à des considé­rations'de ce genre... Après tout je n 'ai rien fait de mal et j ' a i bien le droit d'avoir ma famille auprès de moi...

— Si vous y tenez absolument... — ,Vous me rendriez un grand service, Desmoulins. Le jeune homme se leva avec un air résolu et s'ex­

clama : — J e suis prêt, Monsieur Zola ! J e partirai aujour­

d'hui même'pour .Paris et je vous ramènerai votre fem­me ainsi, que vos enfants.. Les amis qui vous ont aidé à fuir ne refuseront certainement pas de me seconder dans cette entreprise. ; . —

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Emile Zola serra affectueusement la main de son jeune ami.

— J e vous remercie beaucoup ! lui dit-il avec un accent de sincère émotion. Je vous serai éternellement reconnaissant de ceci.

Puis il s'assit sur un canapé et laissa échapper un grand soupir de soulagement.

Maintenant, il paraissait plus tranquille. — Vous comptez vraiment part ir aujourd'hui mê­

me - demanda-t-il' encore, après quelques instants de si­lence.

— Oui, Monsieur Zola... L'écrivain lui donna alors toutes les instructions

nécessaire pour qu'il puisse accomplir sa mission avec le plus de chances de succès, puis les deux hommes se sé­parèrent.

Deux heures plus tard, le jeune peintre prenait le train pour Douvres où il devait s'embarquer dans le ba­teau de Calais.

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C H A P I T R E CCCLXV1I

UNE DEMARCHE DECISIVE.

La malheureuse Clara Esterhazy était retournée à Par is avec son père. La pauvre femme était pâle et amai­grie par son chagrin. Elle avait l 'air de sortir d'une gra­ve maladie.

Comme ce retour lui paraissait triste après qu'elle avais assisté à l'anéantissement définitif de ses dernières illusions !

Qu'allait-elle dire à ses enfants ? Comment répondre aux questions qu'ils allaient cer­

tainement lui poser au sujet de leur père % Tandis que la voiture les conduisaient vers leur do­

micile, Monsieur Donati regardait sa fille avec une ex­pression de compassion mélancolique.

— Clara ! murmura-t-il tout-à-coup en lui posant une main sur le bras. Pourquoi continues-tu d'être aus­si triste ?

La jeune femme ne répondit pas. — I l me semble que tu devrais être de meilleure

humeur ! reprit l'industriel. D'ici quelques minutes, tu vas revoir tes enfants, tu vas pouvoir reprendre ta vi'e

^tranquille dans notre maison où tu. ne manqueras de

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— Je le sais, papa... J e le sais... — Et alors ? Pourquoi t'obstines-tu à te montrer

tellement mélancolique S On dirait que tu n'es pas con­tente d'être de nouveau auprès de moi !

L'infortunée laissa échapper un profond soupir. — Oh, papa ! gémit-elle. Pourquoi me dis-tu ces

choses-là ! Ne peux-tu donc pas comprendre à quel point je souffre %

— Jespère au moins que tu ne vas plus penser à ce misérable %

— Non ! Tout est fini maintenant ! balbutia la mal­heureuse en essuyant les larmes qui avaient coulé sur ses joues.

L'industriel réfléchit un moment, puis il dit sur un ton résolu :

— Si tout est fini, il faut que tu fasses ce que je te dirai...

— A propos de quoi ? — I l faut que tu te débarrasses de tout lien légal

avec Esterhazy... I l ne faut plus que tu porte ce nom in­fâme !

La jeune femme baissa la tête, continuant de pleurer en silence.

— Monsieur Donati eut un geste d'impatience. — N'es-tu pas de mon avis % insista-t-il en serrant

nerveusement le bras de sa fille. — Si, papa... J e reconnais que tu as raison... — Alors, promets-moi que tu vas commencer tout

de suite la procédure pour ton divorce... Après ce qui est arrivé, tu devrais l'obtenir sans difficulté...

— Le divorce ? — Certainement !... Il n'existe pas d'autre moyen

pour te débarrasser d'un nom qui te déshonore, et non seulement toi, mais encore toute notre famille...

— Oui... J e demanderai le divorce ! répondit l'in-

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fortunée d'une voix à peine perceptible. — Bien... I l faudra que tu te rendes dès demain

matin chez Maître Andrée, mon avocat... — Oui... J ' irai. . . — Tu le fais à contre-cœur ? — Non... J e comprends très bien que cela est mon

devoir... — Tant mieux... E t maintenant, cesse de pleurer et

montre-toi un peu plus calme, car nous sommes pres-qu'arrivés... Tu ne veux pas que les enfants te voient arriver avec un visage tout baigné de larmes, je sup­pose ?

Clara essaya de sourire, mais son visage se contrac­tait malgré elle avec une expression d'indicible tris­tesse.

Quelques instants plus tard, la voiture s'arrêta de­vant la maison de Monsieur Donati.

L'industriel descendit le premier et tendit la main à sa fille pour l'aider à descendre.

— Courage, Clara ! lui dit-il encore. Montre-toi heu­reuse de revoir les petits !... Songe qu'ils doivent être le but princinal de ta vie !

> * If . -'• ••• , -m . )•• . ,•» .. . . I , •

**

Malgré la lassitude et le découragement qui dépri­maient son organisme, Clara Esterhazy voulut conten­ter son père et, le lendemain, dès dix heures du matin, elle s'en fut chez l'avocat Andrée pour le charger d'en­tamer la procédure nécessaire en vue de son divorce.

Quand l'homme de loi la vit ent rer dans son bureau, il s 'empressa de se lever et il lui tendit la main en s 'in­clinant.

: v - r ^ o u s , Madame la comtesse ! s'exclama-t-il, non'

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sans un certain étonnement. Voilà bien longtemps que je n 'ai pas eu le plaisir de vous voir !... Comment va Mon­sieur Donati ?

— Mon père va bien, et il m'a chargée de vous trans­mettre ses salutations, Monsieur Andrée...

— Mais vous, Madame ! . . Vous me semblez bien abattue... Auriez-vous été malade ?... Asseyez-vous, je vous en prie...

Clara pri t place dans un fauteuil, s'efforçant de sourire.

— Non, répondit-elle... J e n 'a i pas été malade... Mais l'émotion...

— Oui... J e comprends... Vous faites allusion à vo­tre désagréable aventure de Londres, n'est-ce pas % j

— Précisément... Vous êtes au courant de tout ? — Oui... Les journaux ont donné beaucoup de dé­

tails au sujet de la navrante erreur dont vous avez été1

victime... Heureusement que la police n 'a pas trop tardé à s'apercevoir de ce qu'elle s'était trompée...

— Oui... Néanmoins, j ' en ressens encore les consé­quences, Maître Andrée...

— Cela ne m'étonne pas ! — J ' a i vraiment cru mourir de honte et de chagrin. — Cela se comprend... Mais, à présent, il ne faut,

plus penser à tout cela, Madame la comtesse... C'est fini, désormais...

La jeune femme sourit de nouveau, sans répondre. I l semblait qu 'elle hésitait à exposer le but de sa visite.

Comme s'il avait pu lire dans sa pensée, l'homme de loi reprit tout à coup, sur un ton de grande cordia­lité :

— Donc, à quoi dois-je l'honneur de votre visite, Madame!. . Puis-je faire quelque chose pour vous 1

Clara réussit finalement à dominer son émotion et elle répondit d'une voix assez ferme :

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— Oui... J ' a i besoin de votre concours... — De quoi s'agit-il % — D'une instance en divorce... L'avocat fixa sur la jeune femme un regard stu­

péfait. — Vous voulez divorcer % s'exclama-t-il, comme s'il

n'avait pas bien compris. — Oui... J e veux divorcer... — Existe-t-il des raisons suffisantes pour entamer

la procédure ! . . Vous n'ignorez certainement pas que ce n'est pas une chose trop facile... I l faut qu'il y ait des raisons vraiment...

Clara interrompit avec précipitation : — Quand je vous aurai mis au courant de toutes les

infamies de mon mari, vous ne direz plus que la chose est difficile... D'abord et avant tout, savez-vous pour­quoi je suis allée à Londres %

— Pour suivre votre mari, je suppose... — Oui... J 'étais encore assez naïve pour me faire

des illusions... Mais maintenant, je suis complètement désabusée...

— Racontez-moi tout avec précision et avec calme. Ce disant, Maître Andrée s'appuya sur le dossier

de son fauteuil, se disposant à écouter attentivement l'exposé des griefs de la jeune femme.

Quand elle eut terminé, après avoir narré tous les détails de sa dernière rencontre avec l'ex-colonel, l'hom­me de loi commença aussitôt à rédiger une demande en divorce qu'il présenta ensuite à sa cliente.

— Voulez-vous signer % dit-il. Elle s'exécuta, sans rien dire. — Il est certain que les motifs ne manquent pas,

reprit l'avocat. Mais je dois quand même vous avertir de ce que votre mari pourrait bien faire opposition...

— Je ne le crois pas, répondit la jeune femme. I l

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— 2585 —

n'aurait aucun intérêt à s'opposer à votre divorce... J e vous prie de procéder avec le plus de rapidité possible^ Monsieur Andrée... Mon père tient beaucoup à ce que cette affaire soit promptement réglée...

— J e comprends cela I La fille de Monsieur Donati se leva et tendit la

main à l'avocat. — Si vous avez encore besoin d'autres renseigne­

ments, vous n'aurez qu'à me téléphoner, conclut-elle. — C'est entendu, Madame...

C H A P I T R E CCCLXVII I

CHAGRIN ET E S P E R A N C E .

Voyant sa fille languir dans un état de profond abattement, Georges von Sheden décida de conduire Bri­gitte chez son beau-frère von Schwartzkoppen afin de lui procurer quelques distractions.

La jeune femme, qui était très fatiguée, se retira-, dès son arrivée, dans la chambre que son oncle et sa tante avaient mis à sa disposition, tandis que S J I I père restait au salon avec les deux époux.

— J e ne comprends pas pourquoi il faut que cette malheureuse enfant éprouve un tel chagrin ! s'exclama la femme du diplomate. Son mariage n'a été qu'une lon­gue suite de sacrifices, et je ne puis concevoir qu'elle se désespère à ce point !

Georges von Sheden hocha la tête. •— J ' a i l'impression que Brigitte doit être tour-

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mentée par une sorte de remords, murmura-t-il. — Des remords?... Pourquoi donc ? — J e crois qu'elle se reproche d'avoir hâté la mort

de son mari... Monsieur von Schwartzkoppen fit un geste de né­

gation énergique. — Quelle idée ! s'exclama-t-il. Fri tz a été soigné

avec le plus grand dévouement... Brigitte s'est sacrifiée pour lui jusqu'à l'abnégation...

— C'est bien ce que je lui ai dit moi-même, répon­dit le père de la jeune femme. Mais je n'ai pas réussi à la convaincre... Le médecin m'a conseillé de lui faire changer d'air et de lui procurer des distractions... C'est pour cela que j ' a i pensé à l'amener ici...

— A-t-elle consenti sans difficulté ? — Tout d'abord, elle ne voulait rien savoir... Elle

ne voulait à aucun prix quitter Berlin... Mais quand je lui ai dit que j 'avais l'intention de l'accompagner à Par is , elle a accepté tout de suite...

— Elle se trouvera mieux à Paris..., dit Monsieur Schwartzkoppen. Sa femme laissa échapper un soupir et murmura : — J e me demande si elle aime cet homme % — Quel homme % — Mathieu Dreyfus... Le diplomate fronça les sourcils.

- J e suis convaincue de ce qu'elle n 'a accepté de venir à Par is que dans l'espérance de le revoir ! reprit Madame von Schwartzkoppen.

— C'est bien possible, répondit Georges von She-den avec un air pensif. Mais elle ne m'a rien dit à ce sujet.

— Brigitte est amoureuse de Mathieu Dreyfus, ;j 'en suis absolument certaine !,insista l'épouse du diplomate. Elle me l'a avouée elle-même avant son mariage avec

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— 2587 — Fritz !

Monsieur von Schwartzkoppen eut un geste ner­veux.

— De toute façon, il faut tenir compte de ce que de semblables relations ne sont pas admissibles, dit-il. Si Brigitte devait épouser Mathieu Dreyfus, ce serait un véritable scandale !

— Tu as raison... Mais il ne serait pas non plus lo­gique de supposer qu'une femme comme notre nièce re­noncerait à son propre bonheur pour nous faire plaisir !

— J'espère, en tout cas, que tu n'encourageras pas Brigitte à s'obstiner dans ce malheureux amour ! s'ex­clama le diplomate sur un ton sévère.

Georges von Sheden se leva. — I l serait préférable que tu en parles toi-même

à Brigitte, dit-il à son beau-frère. Elle a déjà fait un très grand sacrifice pour sa famille et je ne me sens pas le courage de lui en imposer un autre...

Le diplomate se leva à son tour et se mit à marcher nerveusement à travers le salon.

— I l y a une chose que je ne comprends pas ! fit-il après une courte pause. Pourquoi tant s'obstiner à par­ler de cet amour de Brigitte pour Mathieu Dreyfus alors que nous ne savons réellement rien de précis à ce sujet? I l est fort possible que le frère du condamné ait oublié notre nièce depuis longtemps et qu'il ait trouvé une con­solation auprès d'une autre femme 1

— Evidemment, cela ne serait pas impossible, ad­mit Madame von Schwartzkoppen avec un air peu con­vaincu.

— J e tâcherai de me procurer des rei^fcx6nemeirts sur le compte de cet homme, conclut le diplomate. De cette façon, nous pourrons probablement savoir à peu près exactement à quoi nous en tenir...

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— 2588 —

Etendue sur un canapé, Brigitte rêvait iu& juux ouverts.

Elle se trouvait de nouveau à Paris ! Elle était de retour dans cette ville où s'étaient

écoulés les plus beaux jours de sa vie. Mais... ne commettait-elle pas un véritable péché en

pensant qu'elle pourrait obtenir le bonheur auprès de Mathieu Dreyfus ?

Un péché ? La jeune femme secoua énergiquement sa jolie tête

blonde et murmura à part soi : — Pourquoi cela devrait-il être un péché ?... Mon

mari ne m'a-t-il pas libérée, avant de mourir, de la pro­messe qu'il avait exigée de moi auparavant ?

Néanmoins, une sorte de poignant remords lai tor­turait l'esprit. Elle aurait voulu pouvoir penseï unique­ment à la joie de revoir Mathieu, mais elle n'y parvenait point.

I l lui semblait qu'un sombre nuage s'étendait de­vant ses yeux, obscurcissant l'image du bien-aimé.

/ Pourquoi H S'ag'ssait il d'un pressentiment ?... Ou bien était-ce

le remords ?... Non... Maintenant qu'elle se trouvait li­bre, elle ne pouvait rien avoir à se reprocher... absolu­ment rien !

Alors, pourquoi cette torture?... Pourquoi cette es-pèce de cauchemar qui ne lui laissait pas un seul instant de tranquillité ?

— Il faut que je revoie Mathieu le plus tôt possi­ble ! se dil-elle enfin. Sa parole me délivrera de tous ceib toiu'iueirts... SOJI amour mettra fin à m e s an^uisses !

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Et elle s'efforça encore de penser n son BonSeur im­minent. Mais, de nouveau, le même sombre nuage vint obnubiler sa pensée. Elle ne parvenait même plus à évo­quer avec précision l'image de Mathieu.

Pourquoi % — Il faut que je fasse en sorte de le revoir tout de

suite ! répéta-t-elle en se passant une main sur le front. Oui, Mathieu !... J e reviens à toi !... Finalement, nous allons pouvoir être heureux !

C H A P I T R E CCCLXVII I

SUR LES TRACES DU FAUSSAIRE.

Malgré tous ses efforts, le colonel Henry n'avait pas encore réussi à apporter aucune preuve de la falsi­fication des documents incriminés. Son enquête n'ayant donné aucun résultat, le général Boisdeffre en avait chargé le capitaine Guignet, appartenant à l'Etat-Major.

Guignet était un officier qui tenait à faire scrupu­leusement son devoir et qui, pour rien au monde n'aurait consenti à transiger avec sa conscience.

Dès que l'enquête lui eut été confiée, il se mit à l'œuvre avec la plus grande assiduité.

Ce jour-là, il était resté de longues heures penché sur le fameux document qui avait coûté la liberté au malheureux capitaine Dreyfus.

Examinant la lettre à contre-jour, l'officier regar­dait attentivement les traces de la colle qui réunissaient ensemble les différents morceaux du papier.

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Tout a coup, il remarqua quelque chose qui lui cau-'sa une profonde impression.

Etait-ce possible N'était-il pas le jouet d'une il­lusion due à la trop grande fatigue de ses yeux %

Sûrement, il devait en être ainsi !... L'attention trop longtemps soutenue devait lui avoir brouillé la vue !... Etait-il réellement possible que les morceaux de papier soient de qualité différente.

E t pourtant ! Surexcité par une terrible tension nerveuse, le ca­

pitaine continua son examen et il put finalement se con­vaincre de ce qu'il ne s'était pas trompé.

P a r conséquent, cette lettre ne pouvait être que l'œuvre d'un habile faussaire !

Mais.alors, si le document était falsifié, il fallait en conclure que le capitaine Dreyfus avait été injustement condamné !... On l'avait envoyé à l 'Ile du Diable en se basant sur des preuves sans fondement !

Une terrible erreur judiciaire devait avoir été com­mise !

Mais... voyait-il vraiment bien clair ? De nouveau il fut assailli par le doute. Cherchant à calmer son agitation, il se mit une main

devant les yeux et demeura immobile durant quelques minutes, dans un état de repos absolu.

Puis il examina de nouveau le document Décidément, il ne s'était pas trompé ! Maintenant, il se rendait parfaitement compte de

ce que certains fragments du papier avaient une teinte légèrement différente de celle des autres morceaux.

La falsification était donc évidente, indiscutable ! Un tremblement convulsif de colère et d'indignation

s'empara de l'officier. Cette découverte lui donnait la certitude de ce qu'il

devait y avoir, à l 'Etat-Major, un traître,, un faussaire.

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un misérable indigne de porter l'uniforme de l'armée î En pensant quJ,an de ses collègues avait pu se ren­

dre coupable d'un* pareille infamie, le capitaine Gui-gnt fut pris d'un sentiment d'horreur indicible.

Il fallait absolument agir sans perdre un instant, avec la plus grande diligence, sans égards pour qui que ce soit...

Le sort d'un homme qui pouvait être innocent du crime dont il avait été accusé était en jeu, et aussi le sort de toute une famille frappée par le plus affreux malheur.

Jusqu'à ce moment, Guignet ne s'était jamais beau­coup préoccupé de l'affaire Dreyfus, mais maintenant,-son sentiment de l'honneur l'obligeait à s'insurger con­tre cette abominable infamie.

Minuit venait de sonner quand le capitaine Guignet sonna à la porte du domicile particulier du général Bois-deffre.

Le domestique qui vint lui ouvrir ne parvint pas à dissimuler entièrement sa mauvaise humeur d'être dé­rangé à une heure aussi tardive.

— Que désirez-vous, mon capitaine % demanda-t-il. — Il faut que je parle tout de suite au p-énéral

Boisdeffre... — Le général dort...

l—. Ça ne fait rien... Réveillez-le... — Je ne peux pas faire cela, mon capitaine ! — H faut que vous le fassiez !... Dites-lui que le

capitaine Guignet demande à lui parler au sujet d'une affaire de la plus extrême urgence...

. — Est-ce vraiment si urgent que vous ne puissiez

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attendre jusqu'à demain, mon capif .»ne? — Evidemment !... Autrement ne me serais pas

permis de venir cette nuit ! —Bien. . . Entrez, mon capitaine... Et, après avoir introduit l'officier dans un salon, le

domestique se dirigea vers la chambre de Boisdeffre. Ce dernier n 'apparut qu'au bout d'un quart d'heu­

re. I l avait l 'air furieux. — Pourquoi diable venez-vous me déranger à une

heure pareille ? s'exclama-t-il. Que se passe-t-il donc % Le capitaine se mit au garde-à-vous. —• Je vous prie de m'excuser, mon général, répon­

dit-il. Mais je n 'ai pas pu faire autrement... I l s'agit d'une chose trop importante...

— Eh bien, asseyez-vous et expliquez-moi de quoi il s'agit...

— Mon général, je viens de découvrir que le docu­ment sur lequel on s'est basé pour condamner Dreyfus est un faux !... Ce malheureux devait donc être inno­cent !

—- Innocent ?... Dreyfus — J 'en.a i la preuve, mon général ! . Boisdeffre se passa une main sur le front. "— Innocent ! murmura-t-il, comme dans un rêve.

Innocent ! — Que dois-je faire, mon général ? Je suis venu

pour vous demander des ordres... ' — Que voulez-vous que je .vous dise,'capitaine !

J ' a i besoin do réfléchir !... Ce que vous m'annoncez-la me paraît tellement invraisemblable. !... J ' en suis litté­ralement stupéfait !

— Je comprends cela, mon général !... Mais je me permettrai de vous faire observer que le cas est très ur­gent... I l est indispensable de prendre une décision tout de suite... A mon avis, la voie à suivre est parfaitement