Le calvaire d'un innocent ; n° 64

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N° 64 Prix : 1 fr 20 Belgique : 1 fr 50 Brigitte se mit à le regarder avec insistance. (Page 1950). C. I. LIVRAISON 253 MANIOC.org Bibliothèque Alexandre Franconie Conseil général de la Guyane

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Auteur : D' Arzac, Jules. Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Guyane, Bibliothèque Franconie.

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N° 64 Prix : 1 fr 20

Belgique : 1 fr 50

Brigitte se mit à le regarder avec insistance. (Page 1950).

C. I. LIVRAISON 253

M A N I O C . o r g Bibl iothèque Alexandre Franconie Conseil général de la Guyane

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Les deux Hommes parlèrent encore durant quelque? minutes, puis l'avocat prit congé du grand écrivain après lui avoir promis de garder le secret sur tout ce qu'il lui avait révélé.

CHAPITRE CCLXXXVIII .

LES PREPARATIFS DU DUEL.

En sortant du ministère de la Guerre, le colonel Hen­ry avait assez longuement erré à travers les rues, sans même savoir où il allait. Puis il s'était dirigé vers son do­micile. Plusieurs de ses collègues, qu'il avait croisés en chemin, l'avaient salué, mais il était tellement absorbé dans ses tristes pensées qu'il ne s'en était pas aperçu.

A l'idée qu'il allait de nouveau devoir se présenter devant Louise, il sentait son cœur se serrer d'angoisse. Comment allait-il faire pour cacher la vérité à sa fem­me 1 Qu'allait-il bien pouvoir lui dire pour justifier l'a­gitation qu'il ne parvenait pas à dominer 1

Arrivé dans la rue où il demeurait, il s'arrêta un moment, indécis, puis il fit demi tour et revint sur ses pas.

H fallait absolument qu'il trouve une solution avant de rentrer chez lui ! Il fallait qu'il imagine un moyen de conjurer le péril qui le menaçait !

De nouveau, il se mit à se promener au hasard, tout' en réfléchissant.

Tout-à-coup, il lui vint une idée.

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— Mon ami Maurice Liéné pourrait certainement me donner un bon conseil ! se dit-il. Me voilà justement tout près de chez lui...

Et, sans plus hésiter, il se dirigea vers la maison où demeurait son ami. t

Liéné le reçut dans un petit salon et, après lui avoir serré la main, il s'aperçut tout de suite de son trouble.

— Qu'est-ce que tu as, Robert % liu demanda-t-il. Te serait-il arrivé quelque chose %

— En effet, mon cher Maurice ! répondit l'officier. Il m'est arrivé quelque chose de très désagréable !

— Dis moi tout... Pourrais-je t'être utile ? — Peut être bien que oui... Je me trouve dans une

situation des plus critiques et des plus dangereuses... J 'ai été provoqué en duel...

— Pour quelle raison ? — Si je devais tout t'expliquer en détail, cela pren­

drait beaucoup de temps. — Mais... qui t'a provoqué % • < • • — Le colonel Picquart...

. — Et alors ? — J'ai donné ton nom comme témoin... Mais dis

moi, Maurice... Ne crois-tu pas que je pourrais éviter ce duel ?

Liéné eut un geste d'indignation. — Tu.es fou % s'exclama-t-il. Est-ce polir tenir de

semblables discours que tu m'as choisi comme témoin % Henry comprit tout de suite qu'il devait renoncer

à tout espoir d'éviter la rencontre, sous peine de se faire passer pour un lâche auprès Cte tous ses amis.

•— Qui est l'autre témoin % demanda Maurice. — Roche... — Bien je me mettrai d'accord avec lui... — Les témoins de Picquart viendront bientôt te voir

pour régler les détails de la rencontre.

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'— Bien... Mais pourquoi trembles-tu comme ça, JKo-bert % Est-ce que tu aurais peur î Vraiment, je ne te re­connais plus !

— Que veux-tu, Maurice ? Picquart est un des plus Kabiles tireurs de Paris... S'il choisit le pistolet, je suis flambé d'avance !

— Nous tâcherons donc de nous arranger pour que le duel ait lieu à l'épée.

— Si tu pouvais faire cela, tu me rendrais vraiment un immense service... Je suis un excellent escrimeur et, à l'épée, je saurais affronter cette rencontre avec un calme parfait... i — Bien... Je ferai de mon mieux...

— Merci, Maurice... Je t'en serai très reconnais-gant...

—Sois tranquille... 1 Les deux amis se serrèrent la main et le colonel Hen­

ry se dirigea finalement vers sa demeure, sans cesser de méditer sur l'obscur et inquiétant avenir qui l'attendait*

Quand Louise vit apparaître son. mari, encore plus abattu que quand il l'avait quittée, elle éprouva un dou­loureux serrement de cœur et fut assaillie d'un sinistre pressentiment.

— Qu'as-tu donc, Robert ? interrogea-t-elle anxieu­sement. Pourquoi es-tu tellement pâle... Que me caches-tu % Qu'est-ce qui t'est donc arrivé %

Sans répondre, l'officier jeta son manteau et son képi sur une chaise de l'antichambre et pénétra dans son cabinet de travail où il se laissa tomber dans un fauteuil se prenant la tête entre les mains.

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— Mais je n'ai rien, ma chérie ! Que veux-tu que j'aie !

- — Ne mens pas ! s'exclama la jeune femme .sur un ton de reproche.

— Tu ne devrais pas avoir de secrets pour moi, Ro­bert ! Je te supplie de me dire la vérité !

— Je t'assure que je n'ai rien,.. Ne me tourmente pas inutilement !

— Durant ton absence, le capitaine Roche est venu.;. Il m'a dit qu'il voulait te parler au sujet d'une affaire urgente...

Le colonel fronça les sourcils. Il hésita un instant, puis il répondit avec précipita­

tion : — Il s'agit d'une affaire de service... On a toujours

besoin de moi au Commandement Général... Louiso laissa 'échapper un profond soupir. — Je voudrais bien te croire Robert I gémit-elle.

Mais je ne cache pas que j 'a i dans l'esprit un doute atro­ce ! Je crains que tu ne sois pas sincère avec moi !

Le colonel eut un geste d'impatience et releva brus­quement la tête en s'écriant :

— Encore une fois, je te répète que je n'ai rien, abr somment rien, ma chère Louise ! Je te prie de ne pas m'ennuyer avec tes craintes et tes soupçons injustifiés !

<— Robert ! —- Laisse-moi donc tranquille, Louise !... Je me sens

un peu nerveux aujourd'hui et je n'ai pas envie de par­ler...

La jeune femme n'insista plus. Elle sortit do la pièce et se dirigea vers sa chambre.

Dès qu'il fut seul, Henry laissa échapper un pro­fond soupir. Durant quelques instants, il éprouva forte­ment la tentation d'aller rejoindre sa femme, de la serrer 'dans ses bras et de lui avouer toute la vérité. Mais il

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parvint a dominer son émotion et il demeura ommobile dans son fauteuil.

Quelques minutes plus tard, il se retira à son tour dans sa propre chambre,

Pourquoi aurait-il dû communiquer sa' souffrance à Louise %

H,était un homme et il avait le devoir de savoir sup­porter les conséquences de ses propres fautes. Il de vait lutter avec l'énergie du désespoir pour réussir à! sortir de la fange où il s'était laissé glisser afin de pou­voir acquérir le droit au bonheur qu'il n'avait trouvé ciue «î tard dans sa vie.

Mais comment faire % Comment sortir de cette infernale situation % Louise était une persone douée d'une grande sensi­

bilité d'âme et, si elle avait su dans quelle honteuse af­faire il s'était engagé, le chagrin aurait pu la tuer. Et pourtant, il faudrait bien qu'elle le sache un jour! Tôt ou tard, quelqu'un lui révélerait les infamies commises par l'homme dont elle portait le nom !

Henry marchait de long en large à travers la chambre continuant de réfléchir... Il avait peur de lui-même et des pensées qui tourbillonnaient dans son esprit enfiévré en une ronde diabolique.

Louise ! Elle l'aimait tellement ! — Non ! se dit-il tout-à-coup en relevant la tête

avec énergie. Je saurai défendre jusqu'à l'extrême limite de mes forces l'unique bien qui me reste au monde : la femme que j'aime !

U s'arrêta un instant et se regarda dans un miroir, nuis il murmura avec horreur :

— Et si ce duel me coûtait la vie % Le duel ! Quelques heures seulement le séparaient de ce ter­

rible instant où il allait se trouver en présence de son. redoutable adversaire.

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— Si je suis tué, que va devenir ma pauvre Louise ? se demandait-il avec une indicible angoisse. Et que de­viendra l'enfant qu'elle va mettre au monde %

Fatigué de marcher, le misérable se laissa de nou­veau tomber dans un fauteuil et porta ses mains à ses tempes qui brûlaient comme du feu.

— Oui... Que va«-t-il arriver à ma pauvre Louise % murmura-t-il encore une fois. Ah ! Comme j 'a i été lâ­che !

Tout-à-coup, une lugubre pensée se présenta à son esprit. S'il avait recours au suicide % En se tuant, il échapperait au moins au déshonneur !

Mais après un court instant de réflexion, il secoua la tête, eut un sourire d'amertume et se dit à part soi :

— Non !... Ça ne servirait à rien ! Je serais désho­noré tout de même ! Ah ! Pourquoi n'ai-je pas retrouvé Louise quelques années plus tôt ! Son amour m'aurait certainement préservé de tomber dans une telle abjec­tion !

Pour la première fois de sa vie, le colonel Henry se sentait en proie à un horrible découragement et à une folle terreur.

Il pensait avec épouvante à ce qui allait arriver le lendemain.

Peut-être que Louise allait vainement attendre son retour... Et puis quelqu'un serait venu lui dire que son mari était mort, tué par un autre officier qu'il avait tenté de déshonorer pour essayer de se sauver lui-même du 'déshonneur !

— Pauvre Louise î répéta-t-il encore en se tordant les mains de désespoir. Je ne veux pas la perdre ! Le bonheur que j 'a i trouvé auprès d'elle m'est trop cher !

H continua encore de réfléchir longuement et il ne sortit de ses méditations que quand la servante vint lui annoncer la visite du capitaine Liéné.

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— Faites-le entrer dans mon cabinet de travail, dit l'officier.

Et il sortit en hâte de sa chambre pour aller rejoindre scn ami sans que sa femme s'en aperçoive.

— Eh bien, Maurice % demanda-t-il en entrant dans la pièce. Est-ce que c'est arrangé %

— Oui, répondit Liéné après avoir serré la main de son ami.

. —Le duel aura lieu demain matin dans le manège de la vieille école d'équitation.

— A l'épée ou au pistolet % — A l'épée... Tu peux donc être tranuille et te pré­

parer à cette rencontre en toute tranquillité d'esprit... Tâche de te reposer et de dormir toute la nuit...

Un pâle sourire apparut sur les lèvres du colonel Henry. ,

— Je m'efforcerai de suivre ton conseil, Maurice, répondit-il. Je te remercie de ce que tu as fait pour moi.

Les deux hommes se serrèrent la main et le colonel accompagna le capitaine jusqu'à la porte d'entrée de l'appartement.

— Au revoir ! A demain matin ! dit encore Liéné en se dirigeant vers l'escalier.

Puis Henry retourna dans son cabinet de travail et, après quelques minutes de réflexion, il décida de passer dans le salon afin de s'assurer de ce que sa femme ne pou­vait s'être aperçue de rien.

Il trouva son épouse à demi étendue sur un canapé, les yeux pleins de larmes.

— Pourquoi pleures-tu, ma chérie % lui demanda l'officier en se penchant vers elle. Tu as du chagrin %

La jeune femme releva la tête et fixa sur son mari' un regard éplorê.

— Oh, Robert ! balbutia-t-elle. Un terrible pressen­timent m'étreint le cœur ! Je crains que notre bonheur soit menacé d'un grand danger !

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Quelle sensibilité dans l'âme de cette adorable créa­ture qui pressentait l'imminence d'un drame ! Le colo­nel en fut vivement ému et il se sentit plus décidé que jamais à lui épargner jusqu'au dernier instant/la révéla­tion de la terrible vérité.

31 la serra affectueusement dans ses bras, murmu­rant d'une voix tremblante d'émotion :

— Ne te fais donc pas de mauvais sang pour rien, ma chère Louise ! Toutes les femmes sont sujettes à des crises de mélancolies quand elles sont sur le point de de­venir mère... Mais tu dois être courageuse et surtout ne jamais perdre la foi en notre bonheur !

L'officier avait du faire un effort presque surhu­main pour dire ces mots, mais il avait su vaincre l'an­goisse qui le tourmentait lui-même pour apporter à sa femme ces quelques paroles de consolation et d'encoura­gement.

Durant quelques instants, les deux époux demeu­rèrent silencieux. Louise continuait de pleurer et Henry la caressait avec une tendresse infinie, cherchant vai­nement à trouver encore quelques phrases réconfortan­tes à lui dire.

Mais l'idée de ce que ce soir là pourrait bien être le dernier de sa vie l'anéantissait.

Finalement, il s'exclama d'une voix sourde : — Ce soir, je dormirai dans mon cabinet de tra­

vail, ma petite Louise.. Il faudra que je travaille jusqu'à1

une heure très avancée de la nuit, après quoi je m'éten­drai sur le divan pour prendre un peu de repos, car je ne veux pas te déranger, d'autant plus qe je devrai sortir 'de très bonne heure demain matin pour un service d'ins­pection...

— Mais pourquoi ne pourrais-tu pas te coucher dans ion lit au lieu de rester dans ton cabinet de travail ?

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demanda la jeune femme avec un grand étonnement* En quoi cela pourrait-il me déranger %

— Non, ma chérie, sois raisonnable... Tu as besoin de te reposer tranquillement... N'insiste pas !

Louise laissa échapper un profond soupir. — Pais comme tu voudras ! dit-elle enfin. — Bonsoir Louise... Bonne nuit ! Les deux époux s'embrassèrent encore, puis le colo­

nel sortit du salon et se dirigea vers son cabinet de tra­vail.

Henry s'était assis devant son bureau et il réfléchis­sait, se tenant la tête entre les mains.

Tout-à-coup, il prit une résolution. — Oui, murmura-t-il. Il faut que je lui laisse une

lettre pour le cas où... où je ne reviendrais pas... Et, prenant une feuille de papier, il se mit à écrire

d'une main tremblante :

Ma Louise adorée,

Quand tu trouveras cette lettre, j'aurai sans doute payé de ma vie une très grave faute ; non pas celle dont je t'ai une fois fait l'aveu, mais une autre que j'ai commise par la suite. Oui, ma pauvre Louise, j'ai manqué au serment q*ue je t'avais fait et je t'ai trompée de crainte de voir s'écrouler notre il­lusoire bonheur

Pour me mettre à l'abri des conséquences de ma première erreur, je me suis laissé entraîner, dans la bouc où je suis sur. le point de m'enliser, J'avais cru pouvoir me sauver en corn-

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mettant une nouvelle infamie et j'ai porté une fausse accu­sation contre le colonel Picquart, lequel m'a demandé satis­faction en me provoquant en duel.

Donc, si je suis tué, ce duel aura été une manifestation de la justice immanente. Aujourd'hui, je me repens amèrement de tout ce que j'ai fait, mais mon repentir, ne saurait, hélas, faire table rase du passé ! Il faut maintenant que je subisse les conséquences de ma faute et je te jure que je mourrais résigné si je n'étais tourmenté par l'idée de te laisser seule au monde alors que tu es sur le point de devenir mère.

Ah, ma pauvre chère Louise ! Je rêvais d'être ton com­pagnon pour toute la vie et voilà que ma mort va sans doute nous séparer !

Je ne te demande pas de me pardonner, parce que je sais bien que je ne le mérite pas ! Je te recommande seulement l'innocente créature qui va naître. Quand cet enfant aura gran­di et te demandera ce qu'est devenu son père, dis lui que ce père a été un malheureux qui s'est laissé vaincre par les forcée du mal et qui a dû payer ses fautes de sa vie.

Si je dois mourir dans ce duel, ma dernière pensée sera pour toi, ma chère Louise, seul soleil qui ait jamais illuminé ma triste existence, unique joie et unique consolation de mon âme perdue dans les ténèbres et l'infamie 1

Adieu, Louise ! Quand tu te souviendras de moi, ne mau­dis pas ma mémoire, mais accorde moi plutôt une pensée de pitié !

Je suis un grand coupable, mais j'ai aussi été un mal­heureux, indigne de sympathie, mais digne, peut-être, de com­passion ! Encore une fois, adieu, ma chère Louise !

Ton ROBERT.

Le misérable avait écrit cela avec une rapidité fé­brile, sans réfléchir, obéissant seulement à l'impulsion

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instinctive de son cœur. Il mit le papier dans une envelop­pe sur laquelle il écrivit : A ma chère Louise ».

Enfin, il posa l'enveloppe sur le buvard de sa table a écrire et murmura :

— Voilà.. Si je ne reviens pas, elle trouvera certaine­ment ma lettre demain 1

DANS LE CAMPEMENT DU CHEIK

CHAPITRE C C L X X X I X .

Depuis une demi-heure, Ivan Ivanovitch circulait dans le campement des arabes, à la recherche de la tente d'Abd-el-Rahman. Il savait qu'il s'exposait à un grave danger, mais il était quand même décidé à accomplir sa mission jusqu'au bout.

— J[ faut absolument que j'arrive à savoir si le Cbeik à amené Amy Nabot avec lui ! se disait-il tandis qu'il se glissait comme une ombre entre les tentes, cherchant à se dissimuler de son mieux sous les palmiers de l'oasis. Après tout, le capitaine Rieur me paie largement et il faut que je mérite dignement sa générosité !

Le détective était très fatigué par le long voyage à travers les sables du désert, mais l'attrait de l'aventure doublait ses forces et mettait son âme à l'abri de la crainte. «

Les tentes des Arabes étaient disposées en longues files et surveillées par de nombreuses sentinelles. Le dé­tective continuait de s'avancer dans l'ombre, sans que personne s'aperçoive dé sa présence.

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Un silence absolu régnait dans le campement. Tout le monde, exception faite des sentinelles, devait être plon­gé dans le plus profond sommeil. Le seul bruit que l'on entendit de temps à autre était le hennissement de que1

que cheval impatient. Mais où pouvait bien être la tente du prince % Soudain, il aperçut un Arabe qui venait de sorti*

'd'une tente pour prendre son tour de garde. Comprenant qu'il ne lui aurait pas été possible de re­

culer sans éveiller des soupçons dans l'esprit de l'indi­gène, Ivan Ivanovitch le salua fort poliment et lui de­manda avec le plus grand calme où se trouvait la fon­taine.

— Tu as soif % lui demanda l'homme, — Oui... — Viens avec moi... Le détective le suivit sans plus rien dire. Mais quelques instants plus tard, il se dit qu'il serait

sans doute préférable d'engager une conversation avec cet homme, dans l'espoir que ce dernier pourrait lui don­ner des renseignements utiles.

— Quel terrible ouragan nous avons eu cet après-midi ! remarqua-t-il. J 'ai encore la gorge toute sèche et pleine de grains de sable...

Mais l'autre ne daigna même pas répondre. — Est-ce que tu t'es déjà trouvé dans une tempête

'de « simoun » % reprit le Russe sans se décourager. — Oui... — C'est encore pire qu'une tempête de mer... — Peut être... Le détective put à peine retenir un geste de nervo­

sité. — Ces maudits Arabes sont tous les mêmes ! se di-

sait-t-il. H est terriblement difficile, de le l'aire parler !

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Au bout de quelques imputes, les deux hommes ar­rivèrent à la fontaine.

Ivan Ivanovitch but quelques gorgées d'eau. L'a­rabe était sur le point de le quitter, mais il le retint d'un geste et lui demanda :

— Est-ce que tu fais partie de la suite d'Abl-el-Rahman ?

— Non... Je suis au service du Cheik Ben Ali... — Ah !... J 'ai beaucoup entendu parler de lui

C'est un guerrier très valeureux et très respecté, n'est-ce pas % •. , , !; — Oui...

— Et la tente d'Abd-el-Rahman Sais-tu où elle se trouve %

L'Arabe se borna à répondre par un signe de tête affirmatif.

— Veux-tu me l'indiquer % — Suis moi... Ivanovitch obéit encore une fois ; maigre la reserve

et le laconisme du guerrier, il avait finalement réussi à obtenir une information précise !

Les deux hommes s'arrêtèrent dans une clairière au milieu de laquelle s'élevaient deux tentes, beaucoup plus grandes et plus luxueuses que toutes les autres et devant lesquelles plusieurs sentinelles montaient la gar­de.

— C'est ici que campe le Cheik Abd-el-Rahman % in­terrogea le détective.

— Oui... — Dans la tente de droite % — Non... — Alors, dans celle de gauche '? — Oui...

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Ivan Ivanovitch parvint tout juste à retenir le sou­pir de soulagement qui lui était monté aux lèvres, mais un éclair de triomphe apparut, dans ses yeux.

— Et l'autre tente % fit-il.- Elle est sans doute occu­pée par le Cheik Ben Ali %

— Non..... C'est la tente des femmes d'Abd-el-Rahman... . •

-— Est-ce que tu as' déjà vu ces femmes -T — Oui... Je les ai vues au moment où elles sont ar­

rivées.!. -— Est-ce qu'elles sont belles ? —: Je,n'en sais rien... Le déteetive commençait de nouveau cie se sentir

nerveux. Le laconisme de son interlocuteur était vrai­ment exaspérant ! ••• . ' . ; '

Afin de se concillier ses bonnes grâces, il lui offrit une cigarette.

L'Arabe l'alluma et se mit à fumer avec une évidente satisfaction.

— Pourrais-tu me dire, demanda-t-il encore, — s'il y a des femmes blanches parmi celles qui sont arrivées avec l'escorte d'Abd-el-Rahman %'

— Je n'en sais rien... Bonne nuit... Et l'Arabe s'éloigna à grand pas, sans plus se préoc­

cuper d'Ivanovitch. Ce dernier demeura un moment interdit, puis il se

dit à part soi. — Malgré tout, je peux encore, m'estimer heureux

d'avoir pu savoir quelque chose ! Maintenant, il faut que je m'arrange de façon à-pouvoir obtenir une certitude absolue !... Amy Nabot se trouve-t-elle dans cette tente % Comment le savoir au juste f'Si j'avais insisté trop en interrogeant ce moricaud, il aurait sûrement fini par soupçonner quelque chose... Et alors, Dieu sait ce qui se­rait arrivé 1

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Que signifie cela, Altesse dcmanda-t-il, (Page 1971)

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Juste a ce moment, le détective s'aperçut de ce que les sentinelles commençaient à le regarder avec insis­tance. Craignant d'être interpellé, il s'éloigna pour se rapprocher de nouveau de la tente des femmes quelques minutes plus tard, mais cette fois, par derrière, en ram­pant sur le sol, à travers les hautes herbes, comme un serpent.

Si les Arabes l'avaient surpris dans une telle at­titude, il aurait été irrémédiablement perdu !

Mais Ivan Ivanovitch n'était pas homme à reculer devant le danger. Il ne voulait pas retourner auprès de ses compagnons avant l'avoir pu savoir d'une façon cer­taine si Amy Nabot se trouvait ou ne se trouvait pas dans le campement arabe.

Un plan qui lui paraissait excellent venait de surgir dans son esprit.

Comme il était impossible de pénétrer dans la tente des femmes, l'unique façon d'acquérir une certitude au­rait été d'entendre au moins la voix d'Amy Nabot.

Les femmes dormaient. L'on entendait distinctement leur respiration calme et régulière.

— Amy Nabot ! chuchota tout-à-coup le Russe en soulevant un tant soit peu la toile de la tente.

Personne ne répondit. Le détective écoutait, retenant sa respiration. Après quelques instants, il répéta son appel : — Amy Nabot ! Encore une fois, il n'y eut aucune réponse. Conservant un calme remarquable, Ivan IvanovitcK

répéta le même appel cinq ou six fois de suite jusqu'à] ce qu'il ait entendu un léger bruit provenant de l'inté­rieur de la tente. L'une des femmes, qui venait sans doute de s'éveiller, avait remué.

— Amy Nabot ! chuchota de nouveau le Russe. v — Me voici !.. $ u i m'appelle >î

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Ivanovitch ne répondit pas. Maintenant qu'il était certain de ce que 1?. française se trouvait dans le cam­pement, il en savait assez et il ne fallait pas qu'il risque de compromettre par une témérité superflue le succès de la difficile et dangereuse entreprise qu'il avait su.mener à bien jusque là.

S'il avait engagé une conversation avec Amy Nabot celle-ci aurait pu se trahir par maladresse. Il était donc préférable de se retirer tout de suite.

Le détective s'éloigna donc comme il était venu, en rampant à travers les herbes et les. broussailles, puis, quand il fut parvenu à une certaine distance des deux tentes il se redressa et se hâta de se diriger vers l'endroit où il avait laissé, ses compagnons.

— Capitaine Rieur ! L'officier, qui dormait profondément, n'entendit pas

son nom prononcé à voix basse par le détective. Alors, Ivan Ivanovitch se mit à le secouer par un bras — Qui est là ? s'écria tout-à-coup l'officier en se re­

dressant brusquement. — C'est moi... Et le détective réveilla également James Wells qui ne

s'était encore aperçu de rien. — Eh bien ? Qu'arrive-t-il 1 demanda Rieur en se

frottant les veux. — Elle est là ? — Qui 1 — Eh, ciel !... Qui sommes-nous venus chercher •?

Amy Nabot, parbleu ! — Ah !... Je vous prie de m'excuser, mon cher Ami !

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Le sommeil m'avait fait tout oublier '! Je ne me rappelais plus rien ! Je ne me rendais même plus compte de ce que je me trouvais en plein désert ! Eh bien, si Amy Na­bot se trouve ici, il ne nous reste plus rien autre à faire que d'aller la délivrer tout de suite..

— Cela n'est pas possible, répondit le Russe en ho­chant la tête.

— Pourquoi % •— Pour diverses raisons... En admettant même que

nous puissions enlever cette femme maintenant, nous ne pourrions pas nous éloigner avec elle, parce que nos che­vaux sont beaucoup trop fatigués...

— Vous avez raison, intervint James Wells. Il vaut mieux attendre jusqu'à demain...

Le capitaine Rieur pria alors le détective russe de lui expliquer comment il était parvenu s'assurer de ce qu'Amy Nabot était dans le camp. Et quand Ivan Ivano­vitch eut terminé son récit, il lui serra vigoureusement la main en s'exclamant avec enthousiasme :

— Vous êtes vraiment un homme très habile, mon cher ! De plus, vous avez fait preuve en cette circons­tance, d'un courage, d'un sang froid et d'une audace peu ordinaires !

Fatigué, le détective s'était déjà étendu sur la natte et il ne répondit pas aux félicitations de Rieur.

Dix minutes plus tard, les trois hommes dormaient profondément.

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CHAPITRE CCLXXXX.

LE DUEL.

Quoi qu'il n'eut dormi que quelques heures, le co­lonel Picquart se sentait reposé et tranquille. Il avait à peine fini de s'habiller que le valet de chambre vint lui annoncer la visite de deux messieurs.

— Faites-les entrer tout de suite... L'instant d'après, Maître Leblois et Bernard Lazare

se trouvaient en sa présence. — Bonjour, mes chers amis ! s'exclama le colonel.

Est-il déjà l'heure de partir % — Oui, répondit l'avocat. Si nous voulons arriver

les premiers sur le terrain, il n'y a pas de temps à perdre. — Vous avez raison... Si j'arrivais en retard, mes

ennemis pourraient s'imaginer que j 'a i peur de me bat­tre !

— Oh ! Quant à ça, je crois que ce doit plutôt être le colonel Henry qui n'est pas très rassuré ! s'écria le jour­naliste avec un sourire d'ironie.

— Nous n'avons pas le droit de douter de son cou­rage, dit Picquart, toujours chevaleresque.

Une voiture attendait devant la porte de la maison. Durant le trajet, Leblois demanda tout-à-coup à l'of-

/ ificier.:

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— Àvez-vous quelques instructions à nous donner pour le cas où... où le duel aurait une issue défavorable pour vous %

— Non.. Ce n'est pas nécessaire... J 'ai déjà pris mes dispositions... Hier soir, j 'a i écrit une lettre au ministre 'de la Guerre, dans laquelle je lui expose tout ce que je 'devrai éventuellement dire lors du procès de Ferdinand Ester hazy...

— Très bien... Une demi-heure plus tard, la voiture s'arrêta devant

l'entrée de la vieille école d'équitation. — Nous sommes les premiers ! s'exclama Lazare en

constatant que le manège était encore désert. Après quelques minutes, deux autres voitures arri­

vèrent, amenant le colonel Henry, ses témoins, l'arbitra du combat et un médecin militaire. .

Les adversaires et leurs témoins échangèrent de froids saluts. Le colonel Henry était extrêmement pâle et une expression de vive inquiétude se lisait dans ses yeux.

Tout-à-coup, Roche et Liénart, les témoins d'Henry s'avancèrent vers ceux de Picquart.

— Le colonel serait disposé à présenter ses excuses à son adversaire, à seule fin d'éviter une effusion de sang, déclara Liénart.

Leblois et Lazare s'empressèrent d'aller répéter ces paroles à Picquart qui répondit dédaigneusement :

— Dites à ces messieurs que je n'accepte pas d'ex­cuses !

La tentative de réconciliation n'ayant pas abouti il ne restait plus qu'à commencer le duel.

L'arbitre se mit à sa place et s'écria : — Etes-vous prêts, Messieurs ? — Tout est prêt ! répondirent les témoins. — En garde.

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Les deux adversaires se postèrent face à face et se saluèrent de l'épée. Leurs regards se rencontrèrent. Celui de Picquart était calme et serein, tandis que celui d'Hen­ry était trouble et angoissé.

Sur un signe de l'arbitre, le combat commença. Picquart maniait l'épée avec beaucoup d'aisance, pa­

rant habilement les bottes de son adversaire qui avait tout de suite commencé d'attaquer à fond. Il était évi­dent qu'il cherchait à se débarrasser le plus vite possi­ble de son rival.

Mais sa lame rencontrait chaque fois celle de Pic­quart qui faisait dévier tous ses coups. Le sang froid de son antagoniste exaspérait Henry et il ne tarda pas à commettre des fautes de tactique qui auraient pu lui coû­ter la vie si Picquart s'était fendu à fond également.

.Les témoins du colonel Henry commençaient à être inquiets.

Le combat se poursuivit durant une dizaine de minu­tes sans aucun résultat.

Voyant que le colonel Henry donnait déjà des signes de fatigue, l'arbitre commanda tout-à-coup :

— Halte ! — Pourquoi ? demanda Leblois avec indignation.

Âvez-vous remarqué quelque chose d'irrégulier ? — Oui... Le colonel Picquart à dépassé la limite de

son terrain. Pendant ce temps, le colonel Henry profitait de la

brève pause pour reprendre son souffle, tandis que son adversaire fixait sur lui un regard méprisant.

— En garde ! commanda de nouveau l'arbitre Le combat reprit. Cette fois le colonel Picquart changea de tactique

passant distinctement à l'offensive. Henry para un premier coup, puis un second, mais

le troisième l'atteignit au bras droit. La blessure était

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légère guère plus qu'une égratignure, mais Henry laissa immédiatement tomber son arme et porta sa main gauche à son bras blessé.

— Que signifie ceci % s'écria Picquart avec indigna­tion. Vous vous arrêtez pour si peu ? Je vous ai à peine touché !

— Attendez dit l'arbitre le médecin va examiner la blessure...

Le médecin s'approcha et le colonel Henry releva la manche de sa chemise.

Après avoir examiné la petite plaie, le docteur décla­ra sur un ton sentencieux :

— Cette blessure est dangereuse... Le colonel ne peut continuer.

Les témoins de Picquart se regardèrent avec un sou­rire ironique.

— Je pensais bien qu'n'allait arriver quelque chose de ce genre ! chuchota Bernard Lazare à l'oreille de Le­blois. Ce lâche s'est mis d'accord avec le médecin ! , ,

L'arbitre du combat reprit la parole et dit : — Etant donné la blessure qui met le colonel Henry

en état d'infériorité manifeste, je déclare que le duel est terminé...

Les témoins d'Henry s'avancèrent de nouveau vers ceux de Picquart.

— Le lieutenant-colonel Picquart a eu la satisfac­tion qu'il désirait, dit Liénart. Le colonel Henry est prêt à lui serrer la main et à se réconcilier avec lui...

Quelques instants après, Picquart, mis au courant de cette proposition, faisait communiquer sa réponse :

B refusait formellement la réconciliation proposée. Puis, jetant son épée à terre, il tourna le dos à Henry

et à ses témoins, se dirigeant vers l'endroit où il avait laissé son dolman, son manteau et son képi.

.CI. LIVRAISON 25;

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Quand Picquart se retrouva dans la voiture avec ses témoins il s'exclama sur un ton de sarcasme :

— Vous avez vu 1 Quelle comédie !.. C'est vraiment ignoble et cela ne fait guère honneur à ceux qui ont or­ganisé toute cette mise en scène pour sauver un lâche indigne de la moindre sympathie !

Il est évident qu'ils s'étaient mis d'accord à l'avance! dit Leblois. L'arbitre était certainement décidé à inter­venir en faveur d'Henry si celui-ci se trouvait en dan­ger...

•— Le diagnostic du médecin était également une farce, dit Bernard en allumant une cigarette. Henry au­rait pai'faitement pu continuer de se battre malgré cette insignifiante ôgratignure qui saignait à peine ! Mais il avat une peur de tous les diables !

— En effet ! répondit Picquart avec une dédaigneu­se amertume. Il tenait à sauver sa précieuse existence afin, sans doute, do pouvoir continuer sa brillante car­rière de faussaire !

— Exactement ! approuva Leblois. — C'est ce que nous verrons ! dit Bernard Lazare. Je

vais penser à trouver un moyen de l'empêcher de pour­suivre ses exploits !

Picquart ne répondit pas. Ce qui venait de se passer avait comblé le calice d'amertume qui se déversait dans son cœur.

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CHAPITRE C C L X X X X I .

UN PLAN AUDACIEUX

Quand le capitaine Rieur et ses amis s'éveillèrent, le soleil était déjà haut dans le ciel.

La chaleur était torride. Comme ils n'avaient pas cessé de se conformer aux

habitudes des Arabes, personne ne s'inquiétait d'eux et les indigènes qui se trouvaient dans l'oasis n'avaient con­çu aucun soupçon.

Rieur se tourna tout de suite vers Ivan Ivanovitch et lui demanda :

— Eh bien % Est-ce que le sommeil vous a apporté de bons conseils, mon brave ami %

Le détective sourit et répondit : — Je crois que oui, capitaine ! — Eh bien, voyons... Que proposez-vous de faire *? — Une chose très simple : Nous allons mettre le feu

au campement des Arabes ! — Vous plaisantez, je suppose ? s'écria l'officier. James Wells avait également laissé échapper une ex­

clamation d'étonnement. — Mettre le feu au camp ? fit-il. Mais vous perdez

la raison ? A quoi cela nous avancerait-il de. faire griller tous ces bandits %

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Le Russe eut un souire indéfinissable. — Il ne s'agit pas de faire griller qui que ce soit,

dit-il tranquillement. Us s'arrangeront bien pour sauver leurs vilaines peaux, vous pouvez en être sûrs !

— Néanmoins, ce que vous venez de dire me semble une folie ! objecta Rieur. Songez aux conséquences qu'en-trainerait une telle extravagance !

— Moi, répliqua le détective avec calme, — je suis d'avis que nous ne devons reculer devant aucun obstacle si nous voulons atteindre notre but.

— Mais à quoi servirait cet incendie % — À créer une grande panique parmi les Arabes...

Us s'empresseront de s'enfuir et, à la faveur de la confu­sion qui régnera parmi eux à ce moment, nous pourrons agir...

Mais si cela devait coûter des vies humaines % rnur-mura le capitaine en fronçant les sourcils.

— Non, répondit Ivan Ivanovitch. L'incendie devra éclater avant que les Arabes se retirent dans leurs tentes pour la nuit... Il me semble que le moment le plus propice sera celui du crépuscule. Dès que l'alarme aura été donnée ils vont tous prendre la fuite, y compris les femmes,na­turellement... Et comme elles n'auront pas eu le temps de s'envelopper de leurs voiles, nous n'aurons aucune diffi­culté à reconnaître Amy Nabot...

— Et puis ? — Je me tiendrai caché derrière les tentes avec les

chevaux tout prêts.. Vous, capitaine, vous surveillerez la sortie des femmes, et vous M. Wells, vous devrez 'jouer le rôle principal : celui de l'incendiaire..; Il vous suffira pour cela de jeter une allumette enffammée sur la paille que j'aurai préparée...

Le détective s'interrompit un instant, puis il ajouta avec un air satisfait :

— Je crois que tout ira bien !... Naturellement, nous

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devrons faire semblant d'être nous-mêmes en proie à la plus grande terreur et de chercher à éteindre le feu... Mais dès que nous aurons trouvé Amy Nabot, nous sauterons en selle et nous nous éloignerons à toute vitesse.

Rieur hocha la tête. — Et si ça ne réussissait pas ? fit-il. Si nous étions

pris en flagrant délit % Le Russe montra une petite cage qu'il avait déposée

dans un coin de la tente et dans laquelle il y avait un pi­geon voyageur.

— En cas d'échec, dit-il, —- cette brave bête se char­gera d'aller donner l'alarme à Tunis... Comme vous voyez, j 'a i pris les précautions nécessaires...

Les trois hommes discutèrent encore assez longue­ment, et, finalement, ils décidèrent d'adopter le projet d'Ivan Ivanovitch.

Le moment d'agir était venu. A un signal convenu, James Wells jeta l'allumette

; sur la paille qui prit feu tout de suite. Quelques minutes plus tard, l'incendie commençait

à se jjropager. L'alarme fut donnée aussitôt. Les Arabes sortirent

de leurs tentes en poussant de grands cris et coururent vers les puits pour chercher de l'eau.

La confusion qui régnait dans le camp était indes­criptible.

Ivan Ivanovitch et ses deux compagnons feignaient une grande inquiétude et jouaient la comédie de vouloir éteindre les flammes en y jetant des sceaux d'eau. Mais le capitaine Rieur ne quittait pas des yeux l'entrée de la tente des femmes, d'où s'élevaient de stridentes cla­meurs d'épouvante.

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Quelques minutes plus tard, les femmes commençaient de s'élancer au dehors, à demi vêtues. La panique qui régnait dans le campement était telle que personne ne s'aperçut de ce que le capitaine Rieur s'était tout à pré­cipité vers l'une des femmes et l'avait entraînée vers un bouquet de palmiers.

Cette femme était Amy Nabot. Comme son visage n'était pas voilé l'officier l'avait reconnue tout de suite quoiqu'elle portât un costume arabe.

— N'ayez pas peur ! lui dit-il. Le colonel Picquart m'a confié le soin de venir vous délivrer.

Malgré son épouvante, l'aventurière comprit immé­diatement ce qui était arrivé et elle répéta comme dans un rêve :

— Vous êtes venu me délivrer % Vous connaissez Picquart % Je suis sauvée 1

— Oui... Venez vite ; Il s'agit de fuir, maintenant ! Tout en disant cela, le capitaine regardait autour de

lui avec anxiété. Soudain il aperçut Abd-el-Rahman qui cherchait à rassembler ses hommes pour les obliger a combattre l'incendie et une vive inquiétude s'empara de lui.

—• Vite ! répéta-t-il en saisissant l'espionne par un bras. Fuyons ou nous sommes perdus.

Elle se mit à courir avec lui et ils ne tardèrent pas à atteindre l'endroit convenu d'avance où Ivan Ivano-vitçh et James Wells s'étaient portés pour les attendre.

— Voici mes compagnons, dit le capitaine, — et voi­là nos chevaux... H y en a aussi un pour vous... Dépê­chez-vous de monter en selle et partons vite !

Amy Nabot s'empressa d'obéir et les trois hommes sautèrent également sur leurs chevaux. Mais au même instant, une vive fusillade éclata.

—- On nous a aperçus ! s'écria Ivan Ivanovitch. Et avant que les trois hommes aient pu s'éloigner

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avec l'espionne, une foule d'Arabes entoura leurs clie-.vaux. Rieur ne tarda pas à reconnaître Abd-el-Rahman qui dirigeait lui-même la manœuvré en excitant ses hom­mes du geste et de la voix.

Amy Nabot' était devenue très pâle et elle était sur le point de perdre connaissance. La perspective de re­tomber entre les mains d'Abd-el-Rahman après s'être crue sauvée l'anéantissait de terreur.

Sans perdre son calme, le détective ouvrit la cage qu'il avait accrochée à la selle de son cheval et laissa s'en­voler le pigeon. Durant la journée, il avait écrit un billet, pour demander du secours. Le papier se trouvait enroulé autour d'une plume de l'oiseau qui allait certainement le porter à destination.

Le pigeon avait à peine disparu que les Arabes rejoi­gnirent les fugitifs. Amy Nabot et ses trois compagnons furent arrachés de la selle de leurs chevaux et réduits a l'impuissance sous la menace des fusils braqués vers eux.

Si Abd-el-Rahman n'avait pas imposé le calme à ses hommes, ceux-ci auraient certainement égorgé les quatre Européens.

Quand les malheureux captifs eurent été amenés de­vant lui, le prince se croisa les bras sur la poitrine et s'é­cria sur un ton insolent :

— Comme vous voyez, Messieurs, cette fois encore, c'est moi qui ai gagné la partie !

Le dernier mot n'a pas encore été dit ! répondit le capitaine en s'efforçant de paraître tranquille.

— Le dernier mot sera dit bientôt ! riposta le prince. Un court procès et... vous avez fini de m'importuner I

Puis, se retournant vers ses hommes, il leur ordonna: — Conduisez ces canailles dans une tente et surveil­

lez-les bien... Les sentinelles répondront sur leur vie de ce qu'ils ne s'échappent point...

Et s'approchant d'Amy Nabot, il ajouta sur un ton ïreniape :

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— Pour cette fois, je vous fais grâce du châtiment que vous avez mérité, parce que vous devez danser ce soir devant mes amis...

L'espionne éclata en sanglots. ; Les gardiens du harem s'emparèrent d'elle tandis que

le capitaine Rieur et ses compagnons étaient brutalement entraînés vers la tente qui allait leur servir de prison. ,

Quelques minutes plus tard, il s'y trouvaient ras­semblés sous la garde d'une sentinelle.

Le capitaine Rieur fixa sur Ivan Ivanovitch un re­gard de reproche et murmura :

— Et maintenant % Que va-t-il advenu1 de nous ? Voilà le résultat de votre fameux plan ! Le détective haussa les épaules. — J'espère que vous n'allez pas rejeter sur moi la

responsabilité de ce qui est arrivé ! répondit-il. Nous avons dû avoir recours à mon plan parce que ni l'un ni l'autre de vous n'a été capable d'en imaginer un meil­leur... ••' * ' ' _ • :f- • ;

James Wells intervint en disant : — Laissez de côté ces discussions inutiles, mes amis I

En fin de compte, il ne me semble pas du tout que notre situation soit tellement désespérée...

Le capitaine eut un éclat de rire sardónique. — Vous n'avez donc pas compris quelle est l'in­

tention dn Cheik ? fit-il. Moi, je suis convaincu de ce qu'il veut nous faire pendre ou fusiller.

— Je n'en crois rien ! répondit le Russe en prenant une cigarette avec le plus grand calme. 11 n'oserait ja­mais faire une chose pareille !

Ce disant, il mit la cigarette entre ses lèvres. Mais quand il voulut l'allumer, il s'aperçut de ce qu'il avait perdu sa boîte d'allumettes. Rieur et James Wells n'en avaient pas non plus.