Le calvaire d'un innocent ; n° 119

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119 Prix 1 fr 20 Belgique : 1 fr 50 Designant une chaise à la malheureuse, jeune femme, il la pria de s'asseoir. C. L LIVRAISON 473 MANIOC.org Bibliothèque Alexandre Franconie Conseil général de la Guyane

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Auteur : D' Arzac, Jules. Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Conseil Général de la Guyane, Bibliothèque Franconie.

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№ 119 P r i x 1 fr 20

Belgique : 1 fr 50

Designant une chaise à la malheureuse, jeune femme, il la pria de s'asseoir.

C . L LIVRAISON 473

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Les yeux de la femme se dilatent, ils s'emplissent d'une expression de terreur ; un gémissement rauque sort de ses lèvres, tandis qu'elle joint les mains dans un geste d'effroi...

Wells sent un courant d'air froid le frapper dans le dos ; i l a subitement l'intuition du danger proche ; i l se dresse, i l veut se tourner vers la porte, mais un coup formidable qui le frappe à la nuque, le fait tomber sur le sol, évanoui...

Quand James Wells rouvrit les yeux, le crépuscule tombait déjà. Le jeune homme vit indistinctement deux hommes qui se tenaient debout, non loin de lui...

I l éprouvait une sensation étrange. I l entendit sou­dain résonner dans son cerveau, comme une musique de danse...

Avec beaucoup de peine, i l parvint à se souvenir de ce qui lui était arrivé...

A h ! oui, i l était en train d'interroger la servante lorsqu'on l'avait assailli par derrière... I l s'était évanoui sous la violence du choc, on avait dû le frapper avec une massue de caoutchouc durci...

Mais tout compte fait, i l n'avait aucun mal... Seu­lement, il était prisonnier; prisonnier des mêmes puis­sances ténébreuses qui s'étaient empâté d'Amy; pri­sonnier comme i l l'avait été déjà une fois dans la villa de Verneuil...

Cette fois, l'inspecteur Pailleron ne viendrait pas à son secours; i l se trouvait en Prusse, loin de tout se­cours...

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Et Àmy serait peut-être perdue à jamais... A h ! pourquoi avait-il présumé ainsi de son habile­

té... Ne savait-il pas qu'il avait affaire à forte partie..."? Quelle présomption avait été la sienne!...

Toutes ces pensées avaient traversé son esprit en l'espace d'une seconde; néanmoins, i l réagit et, se dres­sant, i l regarda les deux ombres qui se rapprochaient du divan sur lequel i l était étendu. L 'un des deux hommes ne lui était pas inconnu : c'était celui qui avait assisté à la scène qui avait eu lieu dans la villa de Verneuil, alors que le magnétiseur tenait Amy sous son emprise.

Le jeune homme ne fut pas étonné de retrouver là ce personnage; n'était-ce pas dans la logique des choses. Quant à l'autre, i l lui était totalement inconnu.

Ce fut celui-ci qui prit la parole : — Ne savez-vous pas, Monsieur James Wells, dit-il

d'une voix narquoise, qu'il est interdit par toutes les lois des pays civilisés de pénétrer dans la demeure d'autrui, sans y être invité ? E n parcourant le monde, puisque vo­tre renommée d'explorateur est venue jusqu'à nous, n'avez-vous pas appris cette chose élémentaire %

•— Vous me connaissez1? demanda le jeune homme. Et aussitôt, i l se dit que cette question était oiseuse,

car ces hommes avaient eu tout le temps de fouiller dans ses poches pour s'assurer de son identité.

I l se dressa tout-à-fait et mit les mains dans ses po­ches. La voix moqueuse et tranchante reprit :

— Inutile de chercher une arme, Monsieur Wells, vous devez bien vous douter que nous vous avons dé­sarmé...

Assurément, cela, aussi, était élémentaire. James Wells haussa les épaules; décidément, i l n'é­

tait pas à la hauteur de la situation. — Que me voulez-vous1? articula-t-il.

[ — C'est plutôt à nous de vous poser cette question...

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Que veniez-vous faire dans cette maison où vous êtes entré par une fenêtre, au grand effroi de la domestique qui habitait la pièce dans laquelle vous avez pénétré..*

James Wells en eut le souffle coupé... Mais pres-qu'aussitôt, il pensa que la femme défendait sa vie et qu'il ne pouvait rien dire à ce sujet.

Néanmoins, il jugea utile de s'expliquer : — J e vous demande pardon, si, en effet, j 'ai péné­

tré sur vos domaines, mais c'était pour délivrer une fem­me qui s'y trouve prisonnière...

— Ah! bah! s'exclama le second des deux hommes, et l'explorateur devina que ce devait être Baharoff, quel­le est donc cette histoire à dormir debout, jeune hom­me...1? Une femme, prisonnière, chez moi... dans ma vil­la ! . . Mais vous rêvez...? Où vous croyez-vous donc...?

— Dans la villa du banquier Baharoff... C'est bien vous, n'est-ce pas...?

— Vous l'avez deviné... — Et monsieur était l'assistant du magnétiseur qui

tenait Amy Nabot sous son infernal pouvoir, il y a quel­ques jours, dans une villa de Vernon...? J e l'ai reconnu tout de suite...

— Ecoutez, jeune homme, reprit la voix narquoise du banquier, nous sommes ici à une heure du centre de Berlin; et, à notre époque de lumières, il est extrême­ment dangereux de raconter aux magistrats des pays civilisés des histoires abracadabrantes... Qu'est-ce que c'est que cette histoire de magnétiseur...? J e suppose qu'Amy Nabot est cette jeune personne, à la renommée tapageuse, qui fait des pieds et des mains, depuis quel­ques années, pour faire parler d'elle. Elle a la spécialité de se faire enlever et n'est-ce pas déjà vous qui l'avez délivrée quelque part en Afrique... Allons... allons... tout cela est une histoire malicieuse, cousue de fil blanc... Les coutures en sont trop visibles... Seulement ici, nous C . o r g

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ne sommes pas en Afrique et si le service d'espionnage français nous envoie Amy Nabot qui doit être, de toute éternité, délivrée par James Wells, vous devez bien com­prendre, jeune homme, que nous sommes, ici, sur les bords de la Sprée, trop sérieux pour ajouter foi à cette histoire...

— Mais enfin, s'exclama James Wells, tout à fait hors de lui, i l n'y a pas de machination, pas d'histoire... J 'a i reçu une lettre d'Amy...

I l fouillait dans ses poches, cherchant la missive, mais ce fut en vain qu'il retourna toutes ses poches : ,: — Vous me l'avez prise! dit-il...

— Allons bon! i l ne manquait plus que cela... Ecou­tez, Monsieur; nous ne vous en voulons aucunement... Ne vous imaginez pas que nous avons quelque intérêt à vous faire prisonnier; nous ne demandons qu'à vous ren­dre à la liberté... Seulement, écoutez-moi bien, je vous en prie...

,i L a voix de Baharoff se fit dure et incisive : F «£< Je vous donne à choisir entre la remise en liberté pure et simple et votre promesse que nous ne vous re­trouverons pas en train de pénétrer dans nos maisons, soit par effraction, soit par les fenêtres, pour rechercher soi-disant Amy Nabot qui a disparu, ou la remise à la police comme cambrioleur... Je ne suis pas homme à me laisser berner impunément...

— Mais enfin, Monsieur... dites-moi où est Amy et je ne demande qu'à m'en aller...

— Eh! le sais-je?... s'écria le banquier... Sait-on ja­mais ce que peuvent avoir envie de faire de telles créa­tures... Cette demoiselle aura eu l'idée de faire une fu­gue avec l'un de ses amants, sans doute et i l lui a semblé d'une bonne politique, pour vous ménager, de vous lan­cer sur une fausse piste, pour se débarrasser de vous...

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James Wells considérait Baharoff avec des yeux desorbites :

— Mais, fit-il, puisque j ' a i , de mes yeux, vu Mon­sieur qui est la et, dont j'ignore le nom — i l montrait Smolten — à Vernon...

— Où je n'ai jamais mis les pieds, dit Smolten... — Non...? James Wells se sentait devenir fou... Tant de mau­

vaise foi le désarmait... — Mais la femme à qui j ' a i parlé, en bas, cette ser­

vante qui m'a avoué avoir mis à la poste la lettre que j ' a i reçue et qui portait bien, en effet, le cachet de Char-lottenbourg...?

— Cette femme pensait qu'elle avait affaire à un fou qu'elle ne devait pas contrarier et c'est elle qui nous a appelés..-. Vous lui faisiez peur, nous a-t-elle dit; elle était prête à vous dire tout ce que vous vouliez, tant elle

' avait peur... — Mais c'est impossible... impossible... bégaya le

malheureux explorateur; elle était sincère... elle n'a eu peur que lorsque je suis tombé, assailli par derrière...

— Oh! si vous voulez... Nons ne tenons, pas, nous non plus à vous contrarier; nous ne sommes pas assez sûrs pour cela de votre bon état mental... Alors, sup­posez, si cela vous plaît davantage, que cette femme est une complice de votre Amy Nabot et qu'elle a mis sa lettre à la poste, moyennant finances... Alors... Qu'est-ce que cela prouve de plus contre nous et, en quoi pouvons-nous être responsables de la fugue de cette femme, après qui vous courez...?

I l y eut une pause qui semblait ne pas vouloir pren­dre fin, puis la voix de Baharoff reprit :

— Que choisissez-vous... Ou votre remise pure et simple entre les mains de la police, à qui vous aurez à fournir des éclaircissements sur votre manière de vous

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introduire chez des particuliers, ou la liberté, contre une déclaration signée de vous, dans laquelle vous avouerez avoir pénétré ici pour y voler des documents...

— Rendez-moi, Amy! . . — Au diable, votre Amy ! bougonna le banquier...

I l est une heure et demie du matin... Je vous offre l'hos­pitalité jusqu'à l'aurore et vous me direz lorsque vous aurez réfléchi, ce que vous préférez, car j 'en ai assez de discuter avec vous, sur un sujet aussi oiseux... Bonsoir. Monsieur James Wells!... Et que les quelques heures.de sommeil que je vous aceorde. vous porte conseil

Ayant dit, laissant James Wells, interloqué, le ban-quie, suivi de Smoltea, qui, pendant tout ce dialogue, avait évité la moindre intervention, sortit de la pièce.

James Wells, tout perplexe, se laissa tomber.dans un fauteuil...

Ah! i l avait parfaitement réussi!... Il pouvait se fé­liciter de la manière dont i l s'y était pris pour délivrer sa chère Amy!...

I l ne trouvait pas d'épithètes assez dures pour qua­lifie!' son échec... I l était stupidement vaincu, avant mê­me d'avoir lutté et i l ne pouvait rien pour elle...

I l ne s'illusionnait pas sur la valeur de la liberté qu'on lui accorderait; i l savait bien qu'il serait surveil­lé et ne pourrait plus rien tenter dans les alentours de ia maison du banquier...

Et s'il s'obstinait, i l risquait l'emprisonnement, soit dans les geôles prussiennes, soit dans un asile d'aliénés... Baharôff devait avoir assez de relations puissantes pour obtenir qu'on l'enfermât... D'ailleurs, sans cela, i l n'eût pas joué un tel jeu...

Quelles preuves avait-il de l'appel d'Amy...'? 'Aucune... L a lettre de la jeune femme lui avait été

enlevée en même temps que ses papiers d'identité...

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Le témoignage de la servante?... I l eût été fou de sa1

part d'y songer... Pouvait-il seulement songer à s'évader... Le jeune homme jeta un coup d'oeil autour de lui. H

se trouvait dans une pièce spacieuse, confortablement meublée et convenablement éclairée, mais rien, dans l'a­meublement, ni sur les objets disséminés dans l'appar­tement ne pouvait lui donner le moindre espoir.

L'explorateur s'approcha d'une des fenêtres ; mais les rideaux étaient tirés, les volets clos. I l essaya de les ouvrir, mais un mécanisme spécial les empêchait de s'é-ïarter de plus de quelques centimètres.

Cette pièce était une véritable prison-La fuite était impossible. I l se désespérait : toute sa combattivité de sportif

entraîné venait de buter sur cette odieuse pensée : Amy est en danger, en danger de mort, peut-être, et je ne puis rien... rien

Amy, d'ailleurs, n'était plus dans cette maison..... I l ne pourrait jamais prouver qu'elle y était venue....

Ce ne serait certainement pas la police allemande qui prendrait le parti d'un anglais et d'une française contre une notabilité berlinoise aussi répandue que le banquier Baharoff...

Que faire...? Accablé, le malheureux jeune homme laissa tomDer

sa tête sur sa poitrine...

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C H A P I T R E C D L X X I V

C O N D A M N E A MORT

Après avoir quitté James Wells, Jacques Valbert avait continué ses investigations; mais vers le soir, une vague inspiration l'avait ramené dans les parages de la demeure du jeune homme.

Sans savoir pourquoi, le journaliste était inquiet... L'explorateur lui avait donné l'impression d'être

nerveux... Impulsif comme i l l'était, i l était capable de se jeter tête baissée dans tous les pièges et i l serait fa­cile à ses ennemis, c'est-à-dire à ceux d'Amy, de l'atti­rer dans leurs filets, s'ils en avaient la moindre envie...

Or, les gens qui avaient enlevé Amy, qui avaient eu James Wells en leur pouvoir pendant quelques heures, et l'avaient vu échapper grâce à l'intervention de l'ins­pecteur Pailleron, devaient avoir le désir de remettre la main sur lui...

Le jeune homme, étant donné son désir de libérer sa fiancée, constituait pour les ravisseurs de celle-ci un danger permanent.

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Rien d'étonnant donc s'ils tentaient un coup de main pour s'emparer du jeune homme et le réduire ainsi à l'impuissance...

Ayant ainsi raisonné, Jacques Valbert, après avoir pris conseil du chef, avait placé un homme en observa­tion à proximité de la demeure de l'explorateur, car i l ne pouvait plus, lui, s'attarder davantage à Paris.

Cet agent était en observation depuis le matin lors­qu'il avait vu celui qu'il surveillait sortir de l'immeu­ble, une valise à la main et faire signe à un cocher.

L'agent secret en fit autant et vingt minutes plus tard, l'un suivant l'autre, les deux fiacres arrivaient à la gare cle ! 'Est où James Wells prit un billet pour Char-lottenbourg.

L'express de Berlin était en gare et l'agent n'eut que le temps de prendre son billet et de remettre à l 'un de ses collègues de la gare une note pour M . Milon.

Quelques heures plus tard, Jacques Valbert était prévenu du départ de celui qu'il s'était donné mission de protéger...

L'agent secret n'avait pas perdu de vue l'explora­teur. Quand il avait quitté la gare, i l l'avait suivi et l'avait vu pénétrer dans le bail d'un grand hôtel.

TKT'ayant aucun bagage, il s'était réservé d'aller se coucher plus lard, lorsqu'il serait assuré que celui que James Wells était à l'abri dans une chambre close.

Mais quelques minutes s'étaient à peine écoutes qu'il voyait le jeune homme quitter l'hôtel et s'engager dans les rues.sombres cle la petite ville. t

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Toujours à distance, afin de ne point lui donner l'é­veil, i l l'avait suivi et l'avait vu entrer dans la maison de Baharoff.

Vainement, i l avait attendu pendant une heure, mais le jeune homme n'avait pas reparu... Cependant, vers le matin, alors que l'agent secret qui avait passé la nuit, assis sur une borne, non loin de la villa du banquier, sen­tait la somnolence l'envahir, i l avait été tiré de sa tor­peur par le bruit que faisait une automobile en sortant de la villa.

Deux hommes montaient cette voiture : l 'un était au volant et le second, assis sur le siège du fond. A côté de celui-ci, un paquet inerte et immobile qui ressemblait à un cadavre était étendu, moitié sur le siège, moitié à terre.

Mais la distance à laquelle i l se trouvait empêchait l'agent secret de reconnaître les traits de ces promeneurs matinaux.

Mais son cerveau travaillait avec acharnement; une décision s'imposait à lui : i l fallait à tout prix suivre cette voiture. Mais comment %

A cette époque, les automobiles étaient encore peu nombreuses, et i l ne pouvait avoir l'espoir d'en trouver une qui fut disponible, à cette heure nocturne et dans cette ville inconnue...

Cependant, s 'il perdait de vue le véhicule, tout était perdu...

L'espoir d'éclaircir ce mystère, de sauver peut-être celui qu'on lui avait confié disparaîtrait à jamais..»

Que faire ! . . L'automobile de Baharoff allait bientôt disparaître

au tournant de la rue. L a nervosité de l'agent était à son comble... Alors, voyant que la rue était complètement dé­

serte, i l prit un parti désespéré : i l se mit à courir connue

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un fou derrière la voiture, afin de ne pas perdre celle-ci de vue...

Cependant, i l ne s'illusionnait pas; i l ne pouvait es­pérer rejoindre ainsi la voiture, qui, juste à ce moment, allait tourner sur une grande place.

Soudain, sur cette place, parut un paysan qui con­duisait un cheval par la bride. L'animal était tout sellé ; sans doute, l'homme était-il descendu de la bête pour la laisser se reposer ou bien la menait-il vers son maître...

E n voyant ce couple, l'émissaire de M . Milon poussa un soupir de soulagement.

I l bondit vers le paysan et tirant de sa poche trois billets de cinq cent francs, i l les lui tendit, tout en met­tant la main à la bride du cheval...

Tout perplexe, l'homme, ainsi assailli, commença par protester contre un semblable procédé ; i l ne sem­blait pas du tout disposé à céder l'animal...

Mais l'autre, tout en montant en selle, sortit son revolver et en pointa le canon vers la tempe du pauvre diable.

Celui-ci recula, lâchant la bride, ce que voyant, après avoir jeté les trois billets à terre, l'agent secret éperon-na le cheval et le fit se lancer au galop derrière l'auto­mobile qui continuait sa course-

Le paysan, un instant abasourdi par l'étrange aven­ture, se pencha enfin pour ramasser les trois billets tom­bés à terre et, ayant vu qu'il s'agissait de trois authen­tiques billets de cinq cents francs, i l se rasséréna...

— Après tout, pensa-t-il, haussant les épaules, le cheval ne vaut pas cette somme...

Pendant ce temps, continuant son héroïque pour­suite le cavalier, gardait entre lui et la voiture de Baha­roff une prudente distance...

Cela ne lui était pas trop difficile, car à cette épo­que, les automobiles, même les meilleures, ne marchaient

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pas encore à des vitesses telles qu'un bon cheval, bien reposé, ne put les suivre...

Bientôt, laissant loin derrière elle, les dernières maisons de Charlottenbourg, la voiture s'engagea sur la route de la forêt de Postdam...

Fuchs, le bourreau de Baharoff, n'avait pas été ému le moins du monde par les supplications de la jeune femme-

Son évanouissement le laissa froid également. Mais i l voulait la voir revivre, i l voulait la voir le

supplier, crier, se mettre en rage contre le terrible des­tin qui lui était dévolu... I l la trouvait mille fois plus belle dans son émoi...

Le dos appuyé à la paroi, i l la considérait et se re­jouissait par avance de la voir frémir sous son étreinte.

L'aube venait ; mais Fuchs ne s'en inquiétait pas... U avait le temps de perpétrer le lâche attentat qu'il mé­ditait sur la prisonnière sans défense...

Après... eh bien ! après, i l lui donnerait la mort et l'ensevelirait...

Oh! i l ne la ferait pas souffrir! C'était un tireur ex­périmenté et i l lui appliquerait posément le canon de son revolver sur la tempe pour lui faire sauter la cer­velle.

I l ne la raterait pas... Elle s'effondrerait du pre­mier coup et i l n'aurait plus qu'à l'ensevelir...

Amy rouvrit les yeux... Fuchs se rapprocha d'elle...

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L'a malheureuse jeune femme n'avait même plus la force de parler; ses lèvres remuaient, mais aucun son n'en sortait...

D'ailleurs, la bruty qui, maintenant, se penchait sur elle, de nouveau, n'aurait pas compris si elle avait pu articuler quelques paroles...

U n désir ardent, une fièvre de luxure l'avait envahi, le courbait vers elle...

Ses mains, recroquevillées comme des griffes de fau­ve, se posent sur les blanches épaules dénudées de la jeune femme et écartent brutalement, au risque de la blesser, les cordes qui le gênent...

L a malheureuse lance des regards affolés au delà de la fenêtre vers la fosse qu'on aperçoit vaguement, com­me une tache sombre-

L a pauvre femme tente encore de se défendre, de supplier.

Elle lutte avec l'énergie du désespoir... Mais tout est vain... D'un air narquois, cynique, l'homme lui répond : — Ne crains rien... tu mourras... i l est inutile que

tu m'implores de te donner la mort... cela viendra... J ' a i mon devoir à accomplir, je ne l'oublie pas... Mais nous avons le temps... tout le temps...

Les doigts d'Amy se crispent sur le cou de son bour­reau; ses ongles s'enfoncent dans la chair...

Mais, loin de le faire fuir, la petite souffrance qu'el­le lui inflige ainsi, l'excite...

Ses grosses lèvres molles écrasent celles de la jeu­ne femme qui tente vainement de détourner la tête.

Mais, soudain, l'homme se redresse... Qu'est cela? Tl bondit sur ses pieds, délivrant Amv de sou étrein­

te...

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Puis i l court vers la porte, non sans avoir saisi sou revolver qu'il avait déposé sur la table. *, I l tend l'oreille... » Non, i l ne s'est pas trompé; un bruit de pas vient du sentier, vers le chalet,

Avec précautions, i l ouvre la porte et sort... — Qui va là?... crie-t-il. — Amis ! répond une voix. Deux ombres paraissent sous le couvert des arbres.

Fuchs se dirige vers elles et quelques secondes plus tard, i l se trouve en présence de son maître, suivi de Franz, son âme damnée.

— Qu'y a-t-il, demande le bourreau. — Bien de bien grave, répond le banquier. Nous

t'amenons un prisonnier de plus... Il n'y aura qu'à creu­ser un peu plus la fosse : c'est un blanc-bec qui s'est jeté à la poursuite de la demoiselle ; comme cela, ils seront réunis dans la mort...

— Bien, maître, répond Fuchs, obséquieusement. Vos ordres seront exécutés avant l'aube.

— C'est parfait ! Nous en serons ainsi débarrassés. Les deux hommes quittèrent le chalet, laissant les

deux prisonniers ligotés, en tête-à-tête avec leur bour­reau.

Tl nous faut revenir quelque peu en arrière pour ex­pliquer comment le banquier était revenu sur sa décision première qui avait été de rendre la liberté purement et simplement à James Wells, en lui faisant signer un pa­pier dans lequel i l avouerait s'être introduit dans sa mai­son pour voler

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— Je vois, 'dit-elle... Vous êtes venu vous offrir le luxe de me torturer...

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Mais, iorsqu'aux premières lueurs du jour, i l s'était présenté devant lui pour lui demander s'il avait réfléchi, l'explorateur s'y était obstinément refusé.

Alors, sans avertissement préalable, réalisant le plan arrangé dans ses moindres détails, Frantz, passant der­rière le prisonnier, l'avait ceinturé et lui avait appliqué sur le visage un tampon imbibé de chloroforme. Le bail-loner, le ligoter n'avaient été qu'un jeu pour les deux hommes qui l'avaient ensuite transporté au chalet.

I l éprouvait en ce moment une jouissance d'une au­tre sorte que celle qu'il avait escomptée...

L a présence de cet homme, même inanimé, même entravé, allait le gêner pour accomplir son geste igno­ble; mais i l trouvait un certain plaisir à les voir souf­frir... Sa cruauté trouvait son compte à cette agonie morale des deux malheureux...

I l se disait aussi qu'il ne perdrait rien pour atten­dre; i l en serait quitte de se débarrasser de l'homme tout d'abord...

Comme Wells protestait énergiquement contre le traitement qu'on lui avait infligé, i l répondit par des pa­roles de moquerie...

— A h ! ah! ah!... Vous croyez donc que votre vie a quelque importance... Voyez-vous cela...? Qu'êtes-vous venu faire en Allemagne...? De quel droit vous êtes-vous mêlé des affaires du maître...? Que vous croyez-vous donc...? Allez! en ce moment, vous n'êtes guère plus qu'un cadavre... Votre peau ne vaut pas cher! Vous pou­vez m'en croire, car avant que les coqs n'aient chanté, vous et cette charmante dame serez aux enfers, libres de filer, alors, le parfait amour... Personne ne viendra plus vous séparer, mes tourtereaux...

— Lâche! misérable! cria Wells! ah! tu me paieras ces heures d'angoisse... Torturer ainsi une femme?...

Une épouvante terrible est en lui...

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I l ne pense pas à son sort; mais à celui d'Amy... Mourir n'est rien, se dit-il; rien... mais la voir mou­

rir . E t être réduit a 1 impuissance... U n flot de paroles sort de ses lèvres... I l injurie !e

valet de Baharoff, et celui-ci, ricanant toujours, s'ap­proche de lui.

— Allons, parle, parle, donne-t-cn à cœur-joie, mon ami... tu n'en as plus pour bien longtemps; décharge ton cœur, si cela peut te faire plaisir...

— Vous êtes une brute, une brute immonde, cria (Wells...

— Répète... ' 7 " — Une brute! un misérable!... H faut n'avoir pas

d'entrailles pour faire un tel métier... L'autre ricanait toujours ; sans avertissement, i l

envoya un coup de pied brutal au malheureux captif... Amy, oubliée dans son coin, en voyant James Wells

prêt à défaillir, pou ssa un hurlement de bête blessée. Ce cri redonna de l'énergie au jeune homme : — N'ayez pas peur, Amy... Peu m'importe le mal

qu'il peut me faire... Je ne crains rien... Sa voix s'étranglait d'émotion. Le malheureux pensait avec douleur à la tragique

ironie de leur destin... E n Afrique, i l a eu la joie de délivrer la jeune fem­

me d'un joug odieux... Avec elle, avant de se retrouver en Europe, i l a couru maints dangers ; i l s'est attaché à elle, en raison directe du dévouement qu'il lui a dé­montré...

Puis, plus tard, alors qu'elle refusait d'exaucer ses vœux, de devenir sa femme, elle a accepté cette falla­cieuse mission qui devait la mener au Caucase où elle de­vait encore courir d'autres périls...

E t lui, lui encore, devait la ramener à Paris... ....

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Et maintenant... -Maintenant que, pour la troisième fois, i l était ac­

couru à son appel; maintenant qu'il espérait la délivrer et la convaincre enfin d'accepter son amour, de couron­ner ses vœux; maintenant, ils étaient là, au fond d'une forêt inconnue, sur le bord de l'éternité...

Us allaient mourir ensemble.. Mourir !....

C H A P I T R E C D L X X V I

U N E S U R P R I S E D E S A G R E A B L E

Après le départ de Baharoff et de son serviteur, ime scène dramatique, au plus haut degré, s'était dé­roulée dans le chalet de la forêt...

James Wells était revenu lentement à lui... Presqu'immédiatement, i l se rendit compte du ter­

rible danger dans lequel i l se trouvait... Puis, après un instant, i l avait vu Amy Nabot, cou­

chée sur le sol, pieds et poings liés... Une crise de désespoir terrible s'empara alors de

lui...

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Ainsi, c'était tout ce qu'il avait réussi à faire... H s'était jeté dans la gueule du loup et, .mainte­

nant, personne ne pouvait venir délivrer celle qu'il ai­mait...

Maintenant, ils étaient perdus tous les deux, irré­médiablement.

Fuchs les considérait d'un air narquois... Ses yeux allaient de l'un à l'autre et se posaient de

temps en temps longuement sur la jeune femme...

•'. • ' • <* •; •; • • • . • • * * •• • • •

E n sortant du chalet, Baharoff avait consulté sa montre.

— Vite Franz, avait-il dit, i l faut que dans une heu­re nous soyons à BerMn...

E n effet ce matin-là, devait avoir lieu, dans une mai­son isolée, sur les rives de la Sprée, une réunion secrète des agents à la solde de Baharoff.

Franz consulta sa montre à son tour et répondit avec tranquillité :

— Soyez sans crainte, maître; nous avons tout le temps

Les deux hommes s'engagèrent dans l'étroit sentier qui donnait accès au chalet et qui débouchait dans une clairière.

Là, deux chevaux, attachés à un arbre, piaffaient d'impatience.

C'étaient les chevaux qui les avaient amenés jus­que-là, car les sentiers qui serpentaient dans la forêt étaient impraticables pour l'automobile.

Ils avaient laissé celle-ci aux soins d'un des affiliés de la bande, Heinrich, qui se tenait dans une Lutte, à l ' in-section de la grande route et de la route provinciale qui traversait la forêt.

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Héinrich, chargé d'établir les relais pour les cas ur­gents, feignait alors d'être un pauvre bûcheron ; c'était lui qui avait attendu là son maître et Franz et leur avait fourni les chevaux qui leur avaient permis d'arriver au bout cle leur course.

Franz détacha les deux animaux et les deux hommes les enfourchèrent. En un quart d'heure, ils devaient ar­river à la hutte

Baharoff, malgré sa fatigue, se montrait fort satis­fait de la tournure des événements.

La capture de James Wells allait ajouter à ses mé­rites... Ce serait aussi un élément de sécurité, car sans nul doute le jeune anglais était le seul à se soucier de la disparition d'Amy Nabot... I l y avait de grandes chances qu'une fois celui-ci disparu personne ne s'occupât plus de la jeune femme...

Et ce serait un service de plus à se faire payer par le colonel Natter...

La situation diplomatique entre la France et l 'Alle­magne serait, grâce aux manœuvres dé Baharoff et des gens à sa solde, de plus en plus tendue...

C'était ce que désirait le chef du service d'espion­nage, afin d'arriver à ses fins...

Et se berçant des pensées agréables que faisaient naître en lui la perspective de la récompense promise au nom du « Magnifique empereur », Baharoff, au trot de sa monture, redescendait vers la hutte occupée par le faux bûcheron où il comptait retrouver son auto.

Pour lui, tout était déjà terminé, il ne mettait pas en doute le zèle de Fuchs

Celui-ci avait toujours exécuté ses ordres et i l n'y faillirait pas encore cette fois...

Un quart d'heure se passa ainsi, à dévaler à travers le labyrinthe végétal, qui conduisait au mystérieux cha­let et, dans lequel nul étranger n'aurait su s'orienter.

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Baharoff et son compagnon n'avaient pas échangé une parole depuis qu'ils étaient montés à cheval.

— A h ! nous y sommes ! dit enfin Baharoff avec un soupir de soulagement,

L a fatigue commençait à se faire sentir... Quelque énergie que possédât cet homme, i l n'était

plus jeune et cette randonnée à cheval l'avait épuisé-Mais on était, maintenant, en vue de la hutte du

bûcheron. Les chevaux, sentant l'écurie proche, allon­geaient leur trot...

Soudain, les deux hommes tirèrent sur les bridés oe ieurs montures...

Ils s 'arrêtèrent stupéfaits. Bs se dévisagèrent, étonnés, perplexes, apeurés... Qu'est-ce que cela signifiait ? L a butte était bien là... mais personne ne se .mon­

trait aux alentours... L a voiture, laissée sur le bord de la route, avait, elle

aussi, disparu... -Pourquoi Heinrich n'était-il pas là ! . . I l n'aurait pas dû quitter son poste... B devait atl en-

dre là les deux voyageurs pour reprendre les chevaux... Le premier revenu de son étonnement, Baharoff jet i

la bride de son cheval à son compagnon et sauta à terres. Puis i l se mit à courir vers la hutte. Celle-ci était vide — Heinrich ! Heinrich ! cria Baharoff, où es-tu...? Le silence, seul, lui répondit... La lune, jouant à cache-cache derrière les nuages,

éclairait la route déserte... U n silence lugubre s'étendait sur tout le bois... Puis,

le cri d'une chouette traversa l'espace... Baharoff, en entendant cet appel de l'oiseau de mau­

vais augure, ne put se défendre d'un frisson... Sa voix résonna encore une fois :

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— Heinrich ! Heinrich !... Il ne pouvait y avoir aucun cloute ; Heinrich avait

xlisparu.... Mais pourquoi 1 Le banquier se sentait devenir nerveux. I l se tourna vers Franz qui l'avait rejoint. — Ecoute, lui dit-il, il s'est certainement passé ici

quelque chose d'étrange... Où peut être passée la voiture. I l faut que nous la retrouvions à tout prix...

Franz, après avoir attaché les deux chevaux à un arbre, se mit à chercher de tous côtés, pendant que son maître, de plus en plus perplexe, faisait les cent pas sur la route....

Que pouvait-il bien être arrivé à Heinrich... Baharoff ne mettait pas un instant en doute le clé-

vouement de cet homme qu'il connaissait depuis de lon­gues années.

Heinrich était, par excellence, l'exemple du servi-.jteui' attaché à celui qui le nourrit... Rien ne pouvait l ' in­citer à trahir celui-ci... Baharoff le payait d'ailleurs lar­gement et l'homme était heureux de le servir...

Alors... ? I l fallait qu'il se fut passé quelque chose d'anormal

pendant que le banquier et son serviteur montaient vers le chalet pour remettre James Wells aux soins de Fuchs... Franz revint à ce moment auprès de son maître :

— E h bien ! demanda celui-ci. — Je n'ai rien trouvé, répondit le valet.

- Les deux hommes s'entre-regardèrent... Baharoff sentait naître en son Tune une vague épou­

vante Que pouvait-il être arrivé...? Tous les espoirs dont i l se berçait un quart d'heure

auparavant allaient-ils se dissoudre comme la neige au soleil % 0.1« LIVRAISON 476

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Et la réunion matinale qu'il devait présider... 'I Cependant, i l fallait à tout prix prendre une déci­

sion rapidement... Encore une fois, i l appela, en mettant ses mains en

porte-voix : — Heinrich ! Heinrich ! Mais, seul, encore une fois, l'échc profond de la forêt,

répondit à son appel désespéré...

C H A P I T R E C D L X X V I

S E R V I R !

L'agent secret, qui avait suivi la voiture à quelque distance, en prenant garde de ne pas éveiller l'attention des occupants de l'automobile, avait vu ceux-ci s'arrêtei devant la hutte occupée par Heinrich.

H s'était alors avancé le plus près qu'il lui était pos­sible de le faire et i l avait caché son cheval dans un épais fourré, de manière à ce qu'on ne l'aperçut pas...

Puis, à l'abri des buissons, il s'était avancé v e r s !;i hutte en prenant mille précautions pour ne pas être vu ni entendu

H vit l'homme qui conduisait l'automobile descendre de voiture et entrer dans la, hutic, dont.il ressortit Tins-

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tant d'après accompagné d'un homme d'une carrure athlétique, vêtu en bûcheron

Les deux hommes tirèrent alors du véhicule le pa­quet que l'agent secret avait entrevu à la sortie de la villa de Baharoff.

I l ne s'était pas trompé : c'était bien un corps hu­main... Un cadavre ou un vivant... ?

Là était la question... % Qu'allaient-ils en faire... ? I l n'allait pas tarder à être fixé... E n effet, le deuxième voyageur avait, à son tour, mis

pied à terre ; i l parut donner des ordres aux deux autres qui déposèrent le corps inanimé sur le sol.

Le bûcheron, alors, passa derrière la hutte d'où i l ramena par la bride deux chevaux tout sellés et har­nachés.

Celui qui paraissait le chef enfourcha aussitôt l'une des montures, tandis que le chauffeur plaçait la machine en retrait de la route.

Puis, à son tour, celui-ci monta à cheval et le bûche­ron plaça, devant lui, en travers de l'encolure de la bête, le corps qu'ils avaient précédemment tiré de l'automo­bile.

L a distance ne permit pas à l'observateur de recon­naître les traits des trois hommes ; i l pensait d'ailleurs qu'il ne les connaissait pas ; mais il tremblait à la pensée que le corps inerte qu'ils transportaient était celui du pauvre James Wells...

Le banquier, à ce moment, donnait des ordres au bû­cheron.

L'agent qui no pouvait entendre le dialogue qui avait lieu entre les deux hommes, frémissait d'horreur...

Qu'allaient faire ces misérables dans la forêt...? Quel sort horrible avaient-ils réservé au malheureux

explorateur...?

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Toutes ces questions étaient insolubles pour lui ; mais i l se jurait bien de les résoudre avant peu...

Sa tâche, maintenant, devenait bien difficile. Toutes ces questions se pressèrent dans son esprit

en bien moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire... Jean Leblond était un humble agent du Service Se­

cret ; mais i l était pénétré de la grandeur de son rôle et de sa mission à un tel point qu'il était prêt, toujours, à chaque instant, à risquer sa vie sur un ordre de son chef.

De plus, habitué à travailler depuis longtemps, sous les ordres directes de M . Milon, i l avait appris à ap­précier et à pratiquer ses méthodes ; i l était rapidement devenu un homme de décision prompte ; i l ne se passait guère de temps entre la décision et la réalisation.

« Servir ! )) Tout ce qu'Alfred de Vigny a pu écrire sur ce mot

dans son admirable « Servitude et Grandeur militaire » était inscrit en lettres de flamme au fond du cœur de l'humble agent secret.

I l avait reçu un ordre, il ne raisonnait plus ; il de­vait l'exécuter, non point passivement, comme doivent le faire le prêtre ou le soldat qui ont juré obéissance, mais intelligemment, avec audace, avec courage, avec foi aussi...

Dans l'humble agent secret, en mission en pays étranger, i l y avait du soldat et du missionnaire. Du pre­mier, i l devait a"*)ir l'audace et le courage ; du second ; la foi et des deux le patriotisme... Comme eux, i l devait avoir fait le sacrifice de sa vie...

Mais alors que le soldat, mort au champ d'honneur, est enseveli dans un linceul de pourpre, alors que l'on célèbre sa vaillance, l'humble agent secret, lui, ne con­naît pas les honneurs funèbres ; on n'écrit pas sur son épitaphe : « Mort au champ d'honneur ! » Nul ne sait jamais dans quelle terre, i l dort son dernier

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sommeil... parfois même la honte rejaillit sur son nom... parfois encore i l est fusillé comme « espion » ; mais qu'im­porte !...

Qu'importait à Jean Leblond cette fin sans gloire... I l aurait « servi » sa patrie.. Quelques hommes sau­

raient qu'il était mort pour exécuter leurs ordres... Quel­ques hommes qui lui avaient serré la main et lui avaient dit :

« Nous avons confiance en vous ! » vEt Jean Leblond, qui savait tout cela, sans le for­

muler, ne pensait qu'à aller de l'avant pour se rendre digne de la confiance mise en lui..

H était homme de décision prompte ; aussi son parti fut-il pris rapidement...

Le bûcheron herculéen était resté près de la porte d'où i l avait salué les deux voyageurs qui n'avaient pas tardé à disparaître sous le couvert des arbres...

: Décidé à tout tenter, Jean Leblond cherchait encore le moyen de réaliser son projet...

Soudain, une idée lumineuse traversa son cerveau... I l se coucha à terre et se mit à ramper

rapidement comme un serpent, vers la porte de la hutte, devant laquelle le bûcheron, assis sur une roche, fumait sa pipe. •

L'homme était bien loin de soupçonner le péril qui le menaçait.

Soudain, le contact glacial du canon d'un revolver appuyé sur sa nuque, le fit tressaillir...

I l se détourna, surpris ; mais ne put qu'obéir à l'ordre que lui intimait le journaliste, placé derrière lui :

— Haut les mains !.. L'homme fit le geste commandé. — Pas un mot ou vous êtes mort !...

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Le bûcheron n'avait pas le moindre désir de crier ; i l savait fort bien que lorsqu'on est surpris par un homme qui tient un revolver en mains, et que l'on est, soi-même démuni d'armes, le plus sage est d'obéir sans discussion...

— Maintenant, écoute, reprit Leblond, i l faut que tu me parles franchement : qui sont ces deux hommes qui viennent de partir ?... Que veulent-ils faire du corps inerte qu'ils emportaient 1.

Le bûcheron se taisait. Leblond pointa de nouveau son revolver vers sa poi­

trine. — Parleras-tu, suppôt de l'enfer... — Je ne sais rien.... — Tu mens... — Je ne sais rien... — Tu ne réussiras pas à me tromper, misérable ;

j 'en ai suffisamment entendu pour savoir que tu es le complice des deux hommes à qui tu as donné des che­vaux... Allons, tu vas commencer par exécuter les ordres que je vais te donner... Et pas un cri, pas un appel ou tu es un homme mort...

— J'obéirai, dit le bûcheron... Vous pouvez laisser votre arme tranquille..

— Je ne me fie pas à toi... Tu vas faire ce que je vais te demander, mais n'oublie pas que mon revolver sera toujours pointé sur ta nuque... Allons, ouste !... Pousse-moi cette automobile dans le fourré, qu'on ne la trouve pas là où elle est ?..

Le bûcheron, sans dire un mot exécuta l'ordre. Toujours sous la menace du revolver, poussé par

lui en quelque sorte, i l revint ensuite vers la porte de la hutte.

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— Maintenant, reprit Jean Leblond, tu vas nie conduire là ou sont allés tes complices ! . .

— Mais je ne le sais pas, monsieur ; j'ignore tout à fait où ils sont allés, répondit le bûcheron, qui pensait ainsi gagner du temps.

— Allons, trêve de paroles inutiles... Viens... L'agent secret poussa le misérable vers l'endroit où

i l avait laissé son cheval ; puis lui ayant lié étroitement les poignets, i l l'attacha par un bras à la selle de l'a­nimal.

— Maintenant, tu n'as qu'a marcher... Guide-moi ! dit Jean Leblond, sautant en selle et, appuyant son revolver sur la nuque du faux bûcheron.

— Dîtes-moi où vous voulez aller dit celui-ci. — C'est à toi de me guider.. I l faut que je retrouve

ces misérables et leurs victimes... Et, gare à toi, si dans une demi-heure, nous n'avons pas retrouvé et sauvé l'homme qu'ils veulent assassiner, tu peux te considérer comme mort, toi aussi..

Jean Leblond est frémissant de colère contenue. L'autre se rend compte qu'il ne servira de rien de

discuter ; i l hausse les épaules, ce qui lui fait sentir que les menaces du jeune homme ne sont pas vaines, car dans ce mouvement, i l sent le froid de l'acier sur sa nuque...

Heinrich est très dévoué à son maître, Baharoff ; pour rien au monde, i l ne le trahirait : une offre d'ar­gent serait sur lui sans influence ; mais i l tient à la vie et, sans le savoir Jean Leblond a employé l'unique moyen qui put l 'entraîner à trahir son maître..

Du reste, i l a une telle confiance dans celui-ci ; i l le croit d'une telle essence supérieure, qu'il ne pense pas que l'agent secret vienne à bout de celui-ci...

U n sourire narquois passe sur ses traits. Mais Jean Leblond ne s'en aperçoit pas...

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Le faux bûcheron, attaché au cheval, s'engage dans les sentiers mal tracés de la forêt.

La végétation y est si touffue, que le cheval ne peut qu'aller au pas ; parfois, pourtant, Leblond, nerveux, pousse son cheval et celui-ci se met au trot...

Heinrich, alors, est obligé de se mettre à courir pour suivre l'allure du cheval.

L'homme jette des coups d'œil pleins de haine à celui dont i l est le prisonnier ; mais il sait fort bien qu'il ne peut échapper et il se soulage en jurant et en blasphé­mant comme un païen...

Soudain, le bruit cadencé des pas de deux chevaux, vient troubler le silence de la forêt..

Jean Leblond tire son cheval et son prisonnier dans les fourrés qui bordent le sentier...

Heinrich donne des signes d'impatience ; i l voudrait crier, avertir ses complices, car ce sont eux certainement qui descendent le sentier.

Mais, de nouveau, le canon du revolver de l'agent secret vient heurter sa nuque, et la voix du jeune homme ordonne :

— Tais-toi ou tu es mort ! E t il y a dans cette injonction une telle fermeté,

une telle assurance que le bandit, sidéré, reste immobile et muet...