Le brassage des cultures : table ronde - Érudit

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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1994 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 21 juin 2022 21:21 Jeu Revue de théâtre Le brassage des cultures Table ronde Michel Vaïs et Philip Wickham Scènes et cultures Numéro 72, 1994 URI : https://id.erudit.org/iderudit/28751ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Vaïs, M. & Wickham, P. (1994). Le brassage des cultures : table ronde. Jeu, (72), 8–38.

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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1994 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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Document généré le 21 juin 2022 21:21

JeuRevue de théâtre

Le brassage des culturesTable rondeMichel Vaïs et Philip Wickham

Scènes et culturesNuméro 72, 1994

URI : https://id.erudit.org/iderudit/28751ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN0382-0335 (imprimé)1923-2578 (numérique)

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Citer ce documentVaïs, M. & Wickham, P. (1994). Le brassage des cultures : table ronde. Jeu, (72),8–38.

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Michel Vais et Philip Wickham

Le brassage des cultures Table ronde

II 'ne table ronde a réuni à Monrréal, le 23 juin 1994, cinq auteurs de rhéâtre québécois d'origine étrangère (Pan Bouyoucas, de Grèce, Abla Farhoud, du Liban, Khaldoun Imam, de Syrie, Alberro Kurapel, du Chili, et Marco Micone, d'Italie), ainsi qu'Eva Michaïloff, originaire de Bulgarie et coordonnatrice des activités interculturelles au Théâtre d'Aujourd'hui. En réponse aux questions des deux animateurs, questions dont les principales leur avaient été fournies à l'avance, les participants ont bien voulu réfléchir à leur siruarion dans un Québec qui, il n'y a pas si longremps encore, faisair très peu de place à des auteurs « non québécois de souche », comme on le dit encore parfois.

Pour mémoire, cirons rout de même une dizaine de noms ayant parsemé — et, dans certains cas, marqué— l'histoire de notre dramarurgie depuis ses origines, soit en... 1606 ! C'est en effet cette année-là que Marc Lescarbot, que Jean Béraud nomme peur-êrre un peu abusivemenr « le premier en date de nos auteurs dramatiques1 », fit jouer Théâtre de Neptune, son divertissement allégorique en chansons er en danses, à Porr Royal d'Acadie. Français d'origine, Lescarbor n'immigra pas vraiment en Nouvelle-France, où il ne resta que forr peu de temps. Si son nom est toujours historiquement incontournable, c'est que, comme le rappelle Alain Pontaut, « cette première manifes­tation théâtrale en Nouvelle-France sera aussi, pendanr un siècle et demi, la dernière2 ».

Après Lescarbot, la liste est bien courre de ceux qui, nés à l'érranger, onr œuvré au Canada français ou au Québec en tant que dramatur­ges er laissé ici un souvenir no-

1.350 ans de théâtre au Canada français, Montréal, Cercle du livre de France, 1958, p. 7. 2. Dictionnaire critique du théâtre québécois, Montréal, Leméac, 1972, p. 108.

Page précédente : Gens du silence de Marco Micone (Théâtre de 1a Manufacture, 1983).

Marco Micone et Pan Bouyoucas (photo : Josef Geranio).

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Abla Farhoud (photo : Josée Lambert) et Khaldoun Imam.

table : Joseph Quesnel, Henri Deyglun, Loïc Le Gouriadec, Robert Gurik, Yerri Kempf, Jean Basile, Alain Pontaut, Jean-Pierre Ronfard. Moins de dix noms. Les ouvrages de référence les plus fiables3 ne semblenr pas receler d'autres noms d'auteurs de théâtre québécois nés à l'étranger, avant ceux de la présente génération.

Ajoutons et, en cela, nos invités constituent bien une brisure de la

tradition, que tous les « auteurs immigranrs » qui les ont précédés étaient arrivés ici en provenance de France. Par ailleurs, un fait éclairera certaines réflexions : il se trouve que quatre des cinq auteurs présents à notre table ronde sont originaires du bassin méditerranéen.

Enfin, chaque participant a pu, comme c'est l'usage a Jeu lorsque nous donnons la parole à des praticiens, retoucher à sa guise ses propos — mais seulement les siens, bien sûr — après transcription et mise en forme des discussions.

Naître au théâtre Pourquoi, tous, avez-vous choisi d'écrire pour le théâtre ?

Eva Michaïloff et Alberto Kurapel (photo : Archives de la Compagnie des Arts Exilio).

Alberto Kurapel — Par instinct de conservation.

Marco Micone —J'ai étudié le théâtre beaucoup plus que les autres genres littéraires. Et puisque j'ai ressenti le besoin de m'exprimer sur des questions qui me touchaient de très près, comme l'immigration, mon identité, ma place dans la société, j'ai tout simplement utilisé ce genre littéraire. Mais il y a aussi une autre raison : comme je suis arrivé ici à l'âge de treize ans, avant 1977, j'ai fréquenté l'école anglaise pendant quelques années. En toute honnêteté, c'est par insécurité linguistique que j'ai choisi le théâtre.

Lorsque j'ai écrit mes premiers dia­logues, j'ai constaté que j'étais inca­pable— peut-être que je manquais de confiance en moi — de pratiquer l'écriture poétique ou romanesque. C'est après quelques années seule­ment que j'ai pu écrire des récits.

3. Du Renouveau du théâtre au Canada français de Jean Hamelin au Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec et au Oxford Companion to Canadian Theatre, en passant par le tome V des Archives des Lettres canadiennes, le Théâtre canadien-français.

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Vous vouliez donc écrire, et c'est le théâtre qui vous apparaissait d'un accès plus facile ?

M. M. — Exactement.

Si nous revenions à la réponse d'Alberto, qui était un peu brève. Que voulez-vous dire par l'instinct de conservation ?

A. K. — J'essaierai de répondre à travers les autres questions.

Eva Michaïloff— Si les autres sont tous des auteurs au départ, Alberro est d'abord un acteur. Or, il ne peur pas conrinuer à faire du théâtre ici en ranr qu'acteur à cause de la langue. Donc, comme il lui faur préserver son intégriré artistique, il lui est probablement apparu plus facile d'écrire du théâtre que de jouer dans une langue étrangère. C'est comme cela qu'il s'est mis à écrire, par instinct de conservation.

Abla Farhoud — Autrement dit, Alberto, ta démarche d'écriture ferait partie de ta démarche d'acteur ?

A. K. — Oui, je fais la différence entre une écriture dramatique et une écriture scénique. Et ce que je fais, ou que j'essaie de pratiquer, c'est une écrirure scénique. Cela veur dire que tous les signes spectaculaires jouent le même rôle, et à l'intérieur de ces signes, la parole n'est qu'un signe de plus. Il n'y a pas d'hégémonie de la parole sur cette écriture spectaculaire. C'est un tout.

Khaldoun Imam —Alors pourquoi écrire des dialogues ? Quant à moi, c'est pour que le dialogue prédomine. Et si j'ai choisi le théâtre plutôt que la radio, c'est pour que les dialo­gues soient appuyés par la gestuelle très chère aux Méditer­ranéens.

Pan Bouyoucas — De mon côté, je n'ai pas de thèse là-dessus, je n'ai pas pensé à cela. J'ai commencé à écrire des ro­mans et des nouvelles il y a une vingtaine d'années, des articles et des essais mais, c'est bizarre, je me rends compre en vous par­lant que la première chose que j'ai écrite, c'est une pièce de théâ­tre. Je ne sais même pas pour­quoi, ni où elle est aujour­d'hui. Sur le coup, j'avais trouvé ça idiot parce que j'avais reçu

Diane Lavallée et Guy Thauvette dans Addolorata de Marco Micone, mise en scène par Lorraine Pintal à la Licorne en 1983. Photo : Jean-Guy Thibodeau.

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Carta de ajuste ou Nous n 'avons plus besoin de calendrier d'Alberto Kurapel (Compagnie des Arts Exilio, 1989). Sur la photo: Alberto Kurapel, Marinea Méndez et Susana Câceres. Photo : Laurent Sevigny.

une éducation française, et je croyais que, pour faire sérieux, il fallait réaliser un roman. Mais plus tard, je suis revenu au théâtre parce que j'avais besoin de la langue parlée, criée, chantée, pour m'expri­mer. J'avais besoin d'une con­frontation, qu'elle soit joyeu­se, trisre ou dramatique. C'est quelque chose d'atavique, qua­siment de naturel, ça vient plus facilement au théâtre. Donc, pendant une quinzaine d'an­nées, il manquait quelque chose à mon écriture.

/ / vous manquait une dimen­sion ?

P. B. — C'est comme choisir un instrumenr de musique plutôt qu'un autre : un accor­déon, chez un Arabe, ça ne marche pas. Il faut autre chose. Il y a des choses qui ne s'expli­quent pas. Pourquoi est-ce qu'on aime le soccer ?

Mais alors, le théâtre ne serait pas un outil privilégié ? C'est une façon comme une autre de s'exprimer ?

P. B. — Il n'y a pas de raison politique, ni littéraire. C'est comme un chant.

M. M. — Puisque Pan fait allusion aux raisons politiques, je voudrais ouvrir une courte parenrhèse. J'ai écrit mes trois premières pièces de rhéârre vers la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingr. La société québécoise était alors beaucoup plus politisée, et certains d'entre nous l'étaient davantage, avant de perdre quelques illusions. Consciemmenr, j'ai écrit pour le rhéâtre à cause de l'immédiateté de l'effer rhéâtral sur le public. Par un roman, bien enrendu, on peut aussi exercer beaucoup d'influence sur la popularion, sur le lectorat, petit ou grand. Mais le théâtre est un geste public, dans le sens le plus complet du terme. On prend la parole devanr un public et on trouve une interaction. Donc, c'est un genre littéraire beaucoup plus immédiatement politique que les autres.

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A. F. — Moi, je n'ai pas vraimenr choisi d'écrire pour le rhéâtre, mais plutôt d'être comédienne. J'ai commencé rrès jeune à jouer. Si j'ai écrit ensuite pour le théâtre, c'était peut-être une continuation normale.

Et pourquoi aviez-vous choisi d'être comédienne ?

A. F. — Quand j'étais enfant, j'avais le sentiment d'être différenre des autres, de n'avoir pas de place, de ne pas être acceptée. Quand on est enfant, on n'aime pas se distinguer, être pointé du doigt. Or sur scène, j'avais toutes les possibilités d'être différenre sans me faire pointer du doigt. J'avais le droir d'exisrer, d'être tout simplement. Je respirais comme un accusé qui aurair eu la chance de trouver un alibi.

Et sur les planches, votre accent n 'apparaissait plus bizarre ?

A. F. — J e n'ai jamais eu d'accenr !

(Rires.)

Mais à votre arrivée, est-ce que vous vous perceviez comme ayant un accent ?

A. F. — À six ans, je ne savais pas parler le français. J'ai commencé l'école, et en juin, je récitais déjà des poèmes pour la séance de fin d'année. C'était pour moi une façon de survivre, comme de faire du théâtre plus tard.

Le Cerf volant de Pan Bouyoucas, mis en scène par Guy Beausoleil au Théâtre d'Aujourd'hui en 1993. Sur la photo : Michelle Rossignol, Emmanuel Bilodeau et Jacques Godin. Photo : Bruno Massenet.

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Deux musiciens allemands. « C'est comme choisir un instrument de musique plutôt qu'un autre : un accordéon chez un Arabe, ça ne marche pas. » Photo : Paul-Emile Rioux.

Alors, qu 'est-ce qui fait que vous vous sentiez différente des autres ?

A. F. — Tout. Ma couleur, ma façon d'être, ce que ma mère mettait dans mon lunch... Nous étions la seule famille d'étrangers dans tout le patelin.

Vous étiez un peu le point de mire.

A. F. —Aujourd'hui, j'aurais trouvé cela plutôt drôle !

P. B. — Il ne faut pas penser que c'est uniquement parce qu'on a une origine autre qu'on cherche des raisons. Si j'étais resté en Grèce, j'aurais fait la même chose.

A. F. — Un jour, nous participions à une table ronde, Marco Micone et moi, et il disait : « Si je n'avais pas été immigrant, je pense que je n'aurais pas écrir. » Cela m'a inrriguée, mais je n'arrivais pas à y répondre, et c'est quand je suis retournée au Liban, il y a deux ans, après dix-huit ans d'absence, après la guerre et tout, que j'ai vécu dans mon village une expérience qui m'a donné la certitude que j'aurais écrit ou fait quelque chose d'artistique. Je ne sais pas si on m'aurair laissée faire, cependant.

Mais vous n 'êtes pas sûre que cela serait passé nécessairement par le théâtre ?

A. F. — Non, pas au Liban, sûrement pas. Là-bas, il y a plutôt une tradition de conteurs. J'aurais peut-être écrit, fait des chansons populaires ou autre chose.

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Feu la souche québécoise Voyez-vous un rapport entre votre pratique de l'écriture théâtrale et votre intégration dans votre pays d'accueil ?

K. I. — À mon avis, l'intégration passe par quatre étapes : l'exorcisme, la confrontation, le dialogue intérieur réfléchi et, finalement, l'adoption d'un nouveau système de valeurs. Choisir des modèles en particulier, c'est de l'exorcisme. Créer une interaction entre eux, c'est de la confrontation. Développer leur non-dit est un dialogue intérieur réfléchi. Leur inventer une destinée est l'adoption d'un nouveau système de valeurs.

Il y a trois ans, je croyais vraiment que l'intégration était possible dans mon cas. Mais aujourd'hui, je crois qu'on ne peut jamais devenir Québécois pure laine, c'est vraiment impensable !

(Rires.)

P. B. — Ce n'est pas s'intégrer que de devenir Québécois pure laine !

Est-ce que vous diriez que l'écriture vous aide, ici, à consacrer votre originalité, votre « différence » ?

K. I. — Bien sûr que oui. J'ai vécu vingt ans dans une société muselée par la dictature, terrorisée par la religion, écrasée sous le poids des traditions. Mes personnages ne peuvent être que tragiques, fatalistes, culpabilisés et au bout de leur rouleau. Par exemple, j'admire beaucoup Gogol, parce qu'il se sentait toujours coupable, et coupable de rien. C'est exactement la même chose pour moi. Je me souviens de mon enfance : chaque fois qu'on toussait, c'était parce qu'on avair fait un péché. Il fallait toujours avoir une raison.

Quelqu 'un d'autre veut-il répondre à cette question sur le rapport qui existe entre votre pratique de l'écriture théâ­trale et votre intégration comme immigrant dans le pays d'accueil ?

M. M. — J e crois que, pour voir clair dans cette ques­tion, il faut avoir une perspective hisrorique, même si la période pendanr laquelle les immigranrs onr pris leur place en quelque sorre sur la scène du Québec est très courte. À mon sens, il y a une nette différence enrre l'écriture théâtrale au Québec avant et après 1984-1985, parce que le discours sur l'immigration n'était pas encore public avanr. Il faur se rappeler qu'à la fin des

Maryse Gagné dans les Filles du 5-10-15 t d'Abla Farhoud, mises en scène par Lorraine Pintal au Théâtre de Quat'Sous en 1986. Photo : Mirko Buzolitch.

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L'Histoire inachevée de Khaldoun Imam, spectacle du Théâtre de la Rallonge, mis en scène par Danielle Lépine à l'Espace GO en 1994. Sur la photo : Louison Danis, Daniel Simard et David La Haye. Photo : Piètre Desjardins.

années soixante-dix on ne parlait pas d'immigration ni d'intégration, mais seulement des Québécois francophones, de leur idéal de se séparer d'avec le reste du Canada, de leurs problèmes de semi-colonisés, etc.

C'est après le référendum de 1980 que le discours « inrerculturel » a été propagé. On a beaucoup discuté de l'interculrurel er de l'intégration des immigrants. Il a donc fallu trois ou quatre ans pour que ce discours devienne le pain quotidien des intellectuels, des journalistes et des médias. Pour en revenir à l'écriture théâtrale, j'ai commencé avanr 1984-1985. À cette époque, quiconque était conscient des problèmes des immigrants devait absolument passer par la dénonciation du traitement qu'ils subissaient dans la société nord-américaine, pour ne pas pointer du doigt la société québécoise en particulier.

Lorsque j'ai commencé à écrire, j'étais très conscient de la fonction politique du théâtre. Gens du silenceest donc un discours de dénonciation ; Addolorata aussi, en quelque sorte. Dans Déjà l'agonie, j'ai essayé de faire le lien avec mes origines. Mais, surtout dans Gens du silence, qui a résulté d'une très longue réflexion, j'ai voulu dénoncer la ghertoïsation des immigranrs. À partir du moment où j'ai pris la parole publiquement, j'ai objectivé cette situation que j'avais vécue et que je vivais encore en partie, ce qui m'a aidé, bien entendu, à m'intégrer davantage dans la société québécoise. Il faut préciser que, parallèlement à ce discours de dénonciation, j'affirmais aussi par des articles de journaux des principes de solidarité avec la communauté québécoise francophone. À partir de là, il était clair que ma critique se faisait de l'intérieur et non de l'extérieur, comme quelques immigrants l'ont fait, ce qui à mon avis constituait une gaffe monumentale. Je crois que,

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pour erre beaucoup plus efficace et crédible dans une société, il faur avanr rour monrrer qu'on veut en faire partie.

A. K.4 — « Pour moi, socialement, le fait de choisir le théâtre comme raison d'existence représenre er a toujours représenté un handicap. On peut imaginer ce qui arrive dans une société de consommation à un être qui, étant destiné à l'entrerien ménager, à travailler dans la construction ou, par défaur, à organiser des soirées folkloriques, par exemple, décide plurôr par conviction de fonder la Compagnie des Arts Exilio, qui œuvre depuis 1981. Depuis treize ans, par un travail ininterrompu, j'essaie envers et contre tous d'exister par le théâtre. Non, je ne crois pas à l'inrégrarion ; je pense au contraire que le travail théâtral contribue à me désintégrer et à me marginaliser. J'y crois absolument et je crée avec les fragments et dans les marges.

L'identité d'origine n'est que la conscience d'être. Cette conscience ou identité va s'affirmant à travers les années avec tout ce que la vie est capable de nous montrer, de nous donner, de nous enlever, par des caresses ou des coups, indépendammenr d'une écrirure dramarique ou d'une écriture scénique. »

Quel a été au juste le rôle du théâtre dans votre processus de « désintégration », comme vous dites ?

A. K. — Dans toutes les sociétés, la pratique théâtrale est déjà en soi une marginalisation ; c'est donc d'autant plus le cas pour un immigrant qui choisit de faire du théâtre. Je suis arrivé ici en 1974 er, jusqu'à mainrenanr, je me trouve toujours en marge.

Gens du silence de Marco Micone, mis en scène par Lorraine Pintal à la Licorne en 1983. Sur la photo : Jean-Denis Leduc et Suzanne Marier.

4. Seul de nos interlocuteurs, M. Kurapel avait préparé des réponses écrites à nos questions dont il a lu, à plusieurs reprises — comme ici —, des extraits.

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Volontairement, d'une certaine façon ?

A. K. — Non, du tout. Aucun être humain ne veut être seul et marginal, non.

M. M. — Est-ce que je pourrais réagir par une petite parenthèse à ce que tu dis, Alberto ? Moi, je crois que nous, les artistes er les écrivains en général, nous faisons très souvenr l'erreur de ne pas utiliser les outils analytiques de la sociologie. Il faur faire la différence enrre la notion de citoyen et celle d'artiste. Lorsque quelqu'un écrir, il esr aussi un ciroyen, er le citoyen, lui, cherche à s'intégrer er à parriciper au développemenr de la société. Pour ce qui est de l'arrisre, bien enrendu, je suis d'accord avec roi : il doit se tenir en marge pour garder un sens cririque par rapport à la société. Donc, être en marge, pour un artiste, c'est une forme d'intégration. Moi, en tant qu'artiste, j'ai un outil supplé­mentaire pour inrégrer le citoyen Marco Micone à la société québécoise. Si j'étais avocat, j'utiliserais probablemenr cette fonction-là pour m'intégrer. Comme je suis un artiste, j'ai le luxe de pouvoir me dire marginal et, en même temps, de me placer dans le feu de l'acrion. Si ru veux qualifier cela de paradoxe, je suis d'accord avec toi, mais il faur tenir compte des deux dimensions de la personne.

On a l'impression, Alberto, que vous avez une seule définition de vous-même, celle d'être un artiste.

A. K. — C'esr ça. Je suis d'accord avec toi, Marco, mais dans mon cas, moi, je vis, je « survis » du théâtre, et je ne fais rien d'aurre. Depuis que je suis ici, je rouche l'aide sociale et je fais du théâtre, point. On ne peut pas parler dans mon cas de citoyenneté et, séparément, d'une existence arristique. Je suis ce que je fais.

M. M. — C'est un problème très délicat. Est-ce que le fait d'être marginal veut dire que nous ne sommes pas importants, que nous n'avons pas de talent ? Par exemple, probablement que Gaston Miron tenait un peu ton discours en 1950, quand il était encore incompris er qu'il disair ses poèmes un peu parrour. Mais s'il exisre un marginal qui a eu une fonction de levain pour la société québécoise, c'est bien lui ! Je crois qu'à un certain moment, il faut assumer cette marginalité comme étant un élément positif et intégrateur.

A. K. — Oui, Marco, nous sommes dans un paradoxe. Qu'est-ce qui arrive ? Je me sens marginal, mais je pense que je transforme mon isolement en une force posirive. De 1981 jusqu'à maintenant, j'ai fait des pièces de théâtre avec de l'ordure. Par exemple, comme je n'avais pas d'argent pour faire de l'éclairage, j'ai fabriqué une console avec des lampes de poche. Donc, oui, il y a une marginalité, mais je ne tiens pas à être marginal parce que je pourrais donner beaucoup plus dans d'autres conditions.

E. M. — Il faut faire la différence entre marginalisation er rejet. Ce n'est quand même pas le même terme. J'ai déjà discuté avec Alberto à ce sujet. D'une parr, il y a son rejet de la société québécoise et, de l'autre, le rejet par les Québécois du théâtre qu'il fair, ce qui me semble tout à fait logique. On ne peut pas demander à quelqu'un que l'on rejette de nous aimer. Alberro a cumulé les handicaps en appelant sa compagnie Exilio, en

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donnant à ses spectacles des titres évoquant aussi l'exil, et le lieu où il joue porte un nom dans le même style. On ne peut quand même pas culpabiliser les gens qui nous ont accueillis, qui nous ont offert une terre d'exil. L'attitude d'Alberro relève du choix personnel.

A. K. — Eva, tu tergiverses ! Tu ne peux pas parler de mon œuvre, car tu n'as jamais vu aucune de mes pièces.

On ne pourra pas régler cette question aujourd'hui. Quelqu 'un d'autre voudrait-il répondre à la question ? Pan Bouyoucas, peut-être ? Est-ce que vous voyez un rapport entre votre pratique de l'écriture théâtrale et votre intégration dans le pays d'accueil ; autrement dit, est-ce que l'écriture vous aide à vous intégrer ou consacre votre originalité ?

P. B. — J'ai du mal à répondre à cette question, parce que l'effort qu'on fait n'est pas voulu au déparr. On s'en rend compte après coup. L'écrirure, bien sûr, aide à s'intégrer. Mais l'intégration complète arrive quand l'immigrant — ou l'enfanr des immigrants — est accepté culturellemenr. Quand on sera accepré dans la culture, on sera accepté sur la scène politique, on aura des députés, on aura une voix et on nous entendra. C'est ce qu'ont réussi rous les enfants d'immigrants aux États-Unis. Qu'on pense à Woody Allen, fils d'immigrants juifs. On peur citer beaucoup d'aurres aureurs, dans ce pays ou en France.

La situation ici est très différente, parce que le Québec francophone est resté pendant longtemps une société homogène, qui n 'a commencé que récemment à s'ouvrir sur le monde.

P. B. — C'est pourquoi c'a été plus difficile pour nous. Nous sommes arrivés à un moment où le théâtre québécois était préoccupé par certains thèmes qui ne m'intéressaient pas du tout. Par exemple, le théâtre politique. C'est peut-être un peu pour cela que j'ai commencé par faire du roman, parce que là on peut raconrer ce qu'on veut. Au théâtre, les Québécois avaient tout à fait raison de vouloir retrouver certains thèmes. Mais comme le dit Marco, depuis 1985, ça change, ça s'ouvre. Peut-être que c'est un peu à cause de nous. Même la façon de parler au théâtre a changé, la musicalité de la parole aussi.

Vous parlez d'un moment où il était plus important de prendre la parole, soit avant 1984-1985- Est-ce qu 'aujourd'hui cette prise de parole serait aussi valable qu 'ily a dix ans ? Est-ce que c'est autant une question de survie ?

A. F. — Pour celui qui le fait, bien sûr ; c'est toujours une question importante.

M. M. — Pour que n'importe quel discours soit efficace, il faut que la société soit prête à le recevoir. Moi qui ai fait des études en littérature québécoise, combien de fois ai-je lu des interprérarions, des exégèses, des réflexions, des analyses qui n'en finissaient plus, par exemple, sur la solitude du Québécois. Et chaque fois que, dans une pièce de théâtre, un roman ou un poème, il y a le mor seul ou solitude, ou encore dans une pièce de Tremblay, s'il y a le mor tu-seul, on écrir des pages et des pages là-dessus. Je crois, comme

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Pan, que nous avons utilisé dans nos pièces des formules qui peuvent, dans dix ou quinze ans — lorsqu'il y a aura une culture de l'immigration intégrée et assimilée par les intellectuels —, donner beaucoup plus d'importance à ce que nous avons écrit et à ce que nous écrirons. Nous sommes en quelque sorte les pionniers ; il faut en subir les conséquences. Donc, en même remps que nous créons des œuvres, nous devons aussi les enrober et créer le discours autour des œuvres. C'esr Roberr Gurik qui m'a dit une fois : « Ici, quand on esr immigranr et qu'on écrit des pièces sur l'immigration, il faur erre son propre ethnologue, son propre sociologue, son propre politicologue. »

Et son propre critique ?

M. M. — C'est ça ! C'est ce que j'ai fait. J'y ai consacré beaucoup de temps, car je trouve que cela est nécessaire. Si l'on se canronne dans son petit coin en se plaignant d'être rejeté, on n'arrivera à rien. Il faur à la fois dénoncer des situations de « frilosiré » et bâtir des ponts.

K. I. — Quand on s'adresse à une société géographiquement et mentalement loin de celle d'où l'on vient, il faut savoir choisir les rhèmes à aborder et essayer de les enrober de façon à les rapprocher du public. De mon côté, je commence par éliminer les thèmes d'un intérêt purement local, puis je m'efforce de rendre certains de mes protagonistes drôles, malgré que je n'en aie pas toujours le goût. J'essaie aussi, autant que possible, de me détacher émotivement des personnages qui sont proches de ma narure. Bref, je me mets à la place d'un Québécois confortablement assis dans son salon, et qui regarde le

Prométhée enchaîné, selon Alberto Kurapel, en 1988. Sur la photo : Alberto Kurapel, Marinea Méndez, Susana Câceres et Michelle Poissant. Photo : George Smid.

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Téléjournal. Cet homme veut l'objec­tivité, sans pour autant vouloir perdre le sommeil.

A. F. — Je pense aussi qu'on a autre chose à décrire que les problèmes des immigrants...

E. M. — L'adaptation à l'autre est le propre de toute communication. Même entre deux personnes, on essaie de parler dans des termes clairs pour les deux parties. Sinon, ce n'est pas la peine d'écrire.

La question des tabous et de la langue Avez-vous l'impression qu'il y a des difficultés particulières auxquelles vous vous heurtez en tant qu 'écrivains néo­québécois ? Je pense au problème de la langue, mais il y en a sûrement d'autres. Y a-t-il des thèmes tabous, que vous vous interdisez d'aborder parce que la société ne pourrait les recevoir ?

K. I. — Au premier rang des difficultés, je mettrai la peur de tomber dans le folklore. On dirait qu'ici les gens véhiculent des clichés sur nos sociétés et qu'ils s'attendent à en recevoir la confirmation. Ensuite, il y a le niveau de langue. Ceux qui parlenr l'arabe savent qu'il existe d'une part l'arabe classique, d'autre parr une langue arabe argotique, et qu'il n'y a aucun lien entre les deux. Comment faire parler sur scène un personnage qui, dans la vraie vie, parle en arabe argotique ? En jouai ? En français classique parsemé d'expressions arabes ? Ou bien en Traduisant, mot à mot, ses tournures de phrase ?

Il y a aussi la différence d'intérêt. Pendant vingt ans, la peur m'a interdit de parler de politique ou de religion. Présenrement, je suis assoiffé d'en parler. Le problème, c'est que le public est las de l'une et indifférent à l'autre. C'est un défi de taille que de l'intéresser à mes préoccupations. Surtout que, moi aussi, je suis écœuré du désarroi amoureux et du mal de vivre, rhèmes favoris des dramaturges québécois. Enfin, il y a l'écarr entre ce qui est authentique et ce qui est politiquement correct.

Permettez-moi de vous raconter une histoire. La journée où j'ai pris l'avion pour venir à Montréal, le président de Syrie, qui est toujours au pouvoir, avait décidé d'en finir avec les Frères musulmans. Il les a tous réunis à Hama, er a fait bombarder la ville. Amnistie Internationale estime qu'il y a eu entre 25 000 et 58 000 morts. Or, j'étais à Damas et comme mon avion partait à sept heures du matin, j'ai passé une dernière nuit dans l'immeuble où j'habitais. Pendant que l'armée l'encerclair, j'ai vu des soldars demander à tout le monde de sorrir. Les trois occupants du sous-sol ont refusé, et l'immeuble a été

Les Filles du 5-10-15 t d'Abla Farhoud au Pavillon du Charolais à Paris en 1993, avec Tania da Costa et Anne von Linstow.

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bombardé avec des R.B.G., soit une sorte de bombes anti-chars. Le matin, quand j'ai pris l'avion à sept heures, j'ai vu devant l'entrée de cet immeuble environ deux centimètres de sang. Je m'imaginais dans un abattoir.

Ça, c'est une scène que vous allez trouver dans ma prochaine pièce, parce que je ne l'oublierai jamais. J'aurais bien voulu écrire des pièces sur Scheherazade, par exemple, mais une pensée cognait toujours à l'intérieur de ma tête : « Tu ne peux pas abandonner la mémoire des gens de cet immeuble. » Alors, si je veux écrire sur les ciroyens qui vivent dans les territoires occupés, sous la matraque, parler de leurs frustrations et de leurs angoisses avec un souci d'authenticité, je crains que mon discours soit violent, donc mal reçu ici. Par ailleurs, les cririques aimenr le discours objectif, politiquement correct, qu'a toute personne peu impliquée dans une cause.

A. F. — On n'écrit pas pour la critique ! Comme disait Félix Leclerc à un jeune auteur-compositeur qui voulait placer ses chansons le plus vire possible : « C'esr pas des légumes que tu as à vendre, ils ne vont pas se défraîchir, prends ton temps. » Ce qu'on fair aujourd'hui sera joué dans dix ou cinquanre ans. Par conrre, tout écrivain livre une baraille continuelle avec la langue, qu'elle soit ou non sa langue maternelle ne change rien. Ça représente parfois une difficulté supplémentaire, mais parfois un arour.

Vous n 'avez donc pas l'impression qu 'il est plus difficile pour vous que pour un autre auteur de découvrir la langue de ses personnages ?

A. F. — Non. Écrire, c'est toujours une bataille de fond et de forme, donc de langue.

Khaldoun Imam : « [...] je crains que mon discours soit violent, donc mal reçu ici. » Scène de bombardement au Cambodge. Photo : ministère des Affaires intetnationales, de l'Immigration et des Communautés culturelles du Québec.

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M. M. —Je suis d'accord avec roi, Abla, l'écriture, c'est essentiellement ça. Mais je crois qu'il faut se rappeler aussi ce que Cioran disait : « Habiter un pays, c'est avant tout habiter sa langue. » C'esr-à-dire que, nous qui manions la langue, nous avons le privilège d'entrer dans ce pays par la porte la plus presrigieuse et la plus complexe à la fois, la plus sûre aussi, qui nous permer de bien décoder la culrure à travers la langue. Seulement, si j'étais d'origine francophone, j'aurais eu moins de difficulté à faire parler mes person­nages sur scène. Quand on écrit du théâtre réaliste, dans les années soixante-dix, à l'époque où la grande majorité des italophones fréquenrent les écoles anglaises, et considérant que leurs parenrs baragouinenr à peine le français, comment fait-on parler ses personnages ? Est-ce qu'on choisit le jouai ou la langue normative française ? Il y a un choix à faire. Le jouai n'esr pas ma langue ni celle des italophones d'ici, donc il faur inventer une langue, en quelque sorte.

Bien entendu, le théâtre est un art de convention, dans lequel on reconnaît habituel­lement qu'il faut éviter la langue littéraire er se forger un niveau de langue populaire. Cela dit, aujourd'hui, ce problème devient de moins en moins important pour les Iraliens, parce que nous sommes là depuis deux générations et parfois plus.

Mais il y a une aurre question à laquelle je voudrais répondre, c'est celle des sujets tabous pour les immigrants. Si nous sommes conscients de ces tabous, il nous faut absolument les attaquer. Et lorsque je pense à ces sujets, il peut s'agir de questions très locales, et pas nécessairement politiques. Par exem­ple, est-ce que je pourrais écrire im­punément une pièce de théâtre qui donnerait une image négative des Québécois ? Qu'est-ce qu'on dirait ? Il faut y aller avec beaucoup de tact. Dans ma dernière pièce, j'ai introduit un personnage féminin, et j'en ai en­tendu des vertes et des pas mûres sur la façon dont elle parlair !

A. F. — À mon avis, il ne faut pas recommencer à jouer le jeu des im­migrants en tant qu'écrivains. Nous avons trop longremps, comme immi­grants, pris des gants dans le pays qui nous accueille. Comme écrivains, on doit écrire, c'est-à-dire s'écrire et éli­miner les rabous.

K. I. — Cela m'apparaîr utopique. Je veux écrire, mais je veux bien qu'on me joue ! J'ai écrit récemment un téléthéâtre que j'ai proposé à Radio-Canada, dans lequel il y avair une

France Desjarlais et Guy Thauvette dans Addolorata de Marco Micone, mise en scène par Lorraine Pintal à la Licorne en 1983. Photo : Jean-Guy Thibodeau.

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Pan Bouyoucas : « On transporte toujouts son pays d'origine, même si on en est pas conscient. » Cotdonnier montréalais d'origine grecque. Photo : ministète des Affaires internationales, de l'Immigration et des Communautés culturelles du Québec.

femme habitant le quartier Rosemonr, qui parlair avec un langage tout à fait populaire. Et quelqu'un de Radio-Canada m'a dit : « C'est une insulte. » Pourtant, moi, je n'y trouvais absolument rien d'insultant. Celle qui fait le ménage dans mon école parle exactement de la même façon. La vendeuse de l'épicerie Mérro, à côté de chez moi,

A. F. — Michel Tremblay s'est fair dire ça pendant des années.

A. K. — À propos des difficulrés auxquelles nous nous heurtons en tant qu'écrivains, voici le texte que j'ai préparé. « Submergés dans un vide de réalités virtuelles, nous faisons face à un espace sans limites appa­rentes, ce qui mène à la neutralisation de cet artiste de théâtre qui est, depuis toujours, habitué à évoluer parmi les canons établis et les pensées orthodoxes. Dans cette incerti­tude s'établit alors un type de politique culturelle voué à configurer une histoire du théâtre, plutôt qu'à créer des œuvres théâtra­les. C'est-à-dire que l'on instaure une con­duite de fonctionnaire en relation avec l'art.

À l'heure actuelle, on veut instaurer avec la parole une logique de raison théâtrale qui, depuis nombre d'années, obéit à un état social et de communication qui n'existe plus. Aujourd'hui, après la chute du mur de Berlin, la guerre du Golfe, l'agression

d'« épuration ethnique » en Bosnie-Herzégovine, la désintégrarion de l'Union soviérique, le fléau du sida, etc., il existe pour moi d'aurres émotions, d'autres sentiments, d'autres sensations, surgis de situations que nous n'aurions pas soupçonnées il y a quelques années. Si l'on s'obstine à utiliser la parole au théâtre comme un facteur hégémonique, on devrait lui enlever la fonction arbitraire qu'elle a possédé jusqu'à aujourd'hui : celle d'être l'emblème de la perfection dans l'expression des sentiments et des émotions.

La parole, comme un signe de plus parmi les autres signes scéniques dans mon théâtre, montre l'exil. (Je pense que tout créateur est un exilé.) Mes œuvres ont toujours été bilingues et, en passant d'une langue à une autre, le spectateur perçoit la difficulté de la transition d'une langue paternelle fluide vers une aurre forcée (et non pour cela moins aimée) qui a été appréhendée dans une siruation de bannissement. »

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^^^^^ ^B ____________ _________̂̂ _̂ _̂ _̂k ^BB 0 « sait que votre manière personnelle de surmonter cette difficulté, Alberto, consisted utiliser les deux langues dans vos spectacles. Et vous, Pan Bouyoucas ? Quelle est votre solution au problème de la langue ?

P. B. —Au début, je croyais que cela posait un problème. Quand j'ai commencé à écrire, je me demandais toujours comment il fallait nommer les choses. J'ai essayé un peu le jouai, parce que c'est ainsi que l'on parlait au théâtre, puis j'ai arrêté parce que j'avais l'impression d'être un imposteur. Finalement, j'ai accepté la langue que j'ai. Je ne sais pas ce que c'est. C'est un mélange. Je me suis rendu compte qu'elle contenait une musicalité. J'utilise parfois des mots que je n'entends pas au théâtre, mais qui peuvent y apporter une cerraine richesse. Par exemple, les Québécois ont tendance à être prudes. Ils ne disent pas le mot «./dans certaines conversations. (Je banalise.) Il y avait ce genre de mors dans ma langue d'enfance, et j'ai commencé à les véhiculer dans mon écrirure. Mais je ne les utilise que dans la mesure où je suis compris par les autres. C'est pour cela que je suis prêt à prendre n'importe quel sujet qui me préoccupe personnellement, si je peux le traiter de manière à rejoindre les Québécois d'aujourd'hui, parce que je vis ici. Mais je ne commencerais pas à parler de quelque chose que je ne connais pas, comme de la Bosnie, juste pour faire rragique.

En d'autres mots, on écrit toujours pour les spectateurs ?

P. B. — Le théâtre, c'est un dialogue. Même Eschyle ou Sophocle parlaient des problèmes d'Athènes à leur époque. Ils parlaient de la polis, de laville ; c'est ça, le théâtre.

Daniel Simard et Louison Danis dans l'Histoire inachevée, de Khaldoun Imam, spectacle du Théâtre de la Rallonge, mis en scène par Danielle Lépine à l'Espace GO en 1994. Photo : Pierre Desjardins.

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À la différence d'Eschyle et de Sophocle, vous mettez en scène, dans le Cerf-volant, des personnages grecs qui parlent français. Or, il n 'existe pas tellement de modèles à Montréal, aujourd'hui, de tels personnages.

P. B. — En réaliré, mes personnages parlenr grec, mais c'esr un grec traduir en français que l'on enrend. Pourtant, les Québécois les ont compris. Il y en a même qui m'ont dir, comme Gilbert David : « C'est l'histoire de mon père. » Je n'avais pas l'intention de raconter une histoire qui se passe en Grèce, parce qu'alors je me serais limiré à un public grec, ou à celui d'un petit quartier d'Outremont. D'ailleurs, je ne me considère plus comme un Grec ; je suis un mélange de Grec et de Québécois, je suis un Montréalais.

M. M. — Malheureusement, nous n'avons pas le temps d'approfondir la quesrion de la langue, mais ce que nous devons éviter — et je parle surrour pour moi —, c'est ce qui est en train de devenir une recette, soit le côtoiement des langues. Je ne crois pas que ce soit la solution. Il faudrait plutôt voir si, au point de vue métaphorique, syntaxique et lexical, nous ne pouvons pas, en tant qu'immigrants, enrichir la langue québécoise. Le jouai n'est pas notre langue vernaculaire. Et si nous possédons la langue française normative, ce n'est pas nécessairement le cas des personnages que nous mettons en scène. Dans ma première pièce, Gens du silence, il y avait déjà des mots italiens et des mots anglais, et j'en ai un peu marre lorsque, par exemple, des milliers de personnes qui sont allées voir la Locandiera, que j'ai traduite, me disent : « Ah, mais quelle merveilleuse idée d'avoir gardé les apartés en italien ! » C'a été un flash, comme on dit en bon québécois, et il m'a fallu à peu près deux heures pour traduire et récrire rous ces aparrés en italien. Mais on n'a pas fait de commentaires sur le reste, qui m'a fait suer pendant deux mois. Donc, on s'accroche à des symboles, à des facilités, et je crois que, puisque nous sommes des intellectuels, nous devons aller plus loin. Que le public aime ces « rrucs » er que ces procédés servent de clé pour ouvrir la porte du théâtre et l'y amener en grand nombre, tant mieux ! Mais je crois qu'il faut être un peu subversif à un niveau beaucoup plus profond. Enfin !... Il y aura un Réjean Ducharme immigrant dans quelques années — peut-être qu'il est là parmi nous er qu'il sommeille encore —, et c'est ce vers quoi nous devons tendre.

P. B. — Moi, je trouve que le plus important, c'est de laisser parler son cœur. Nous avons déjà un bagage, trente ans de présence ici, parfois plus. Nous savons qu'il est possible d'employer certains mots et pas d'autres. Je reviens encore à mon exemple des Juifs aux Érats-Unis : ils ont quasiment récrit l'humour américain et le théâtre sur Broadway. Tennessee Williams, le sudiste, ne se posait pas la question de savoir si son anglais serair apprécié à Bosron ou à Philadelphie. Il a imposé sa propre langue, sa musique.

M. M. — Il y a des gens qui y arrivent intuitivement, d'autres par la réflexion. Si votre talent vous mène intuitivement vers des rrouvailles extraordinaires, tant mieux.

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Le lieu de l'action En ce qui concerne le lieu où se situe l'action dans vos pièces, avez-vous l'impression d'y transposer, ou d'y transporter, votre lieu d'origine ?

A. K. — Voici ce que j'ai écrir là-dessus. « Faire du théâtre dans un lieu qui n'a pas cette vocation équivaut à transposer sur l'espace scénique la situation de l'exil ; le phénomène spectaculaire sera lui aussi étranger dans cet espace et, en cherchant son essence, nous trouverons une expression « aurre ». N'importe quel espace peut se constituer pour moi en un lieu d'accueil pour un théâtre d'exil. La rue, les entrepôts, les dépotoirs, les édifices abandonnés font partie de notre existence et doivent être présents dans nos créations ; de cette façon, nous ferons jaillir des signes avec des référenrs multiples. Si nous créons dans un lieu autre que l'édifice théâtral, nous reproduirons dans cet espace une situation artificielle où les acteurs et les spectateurs se sentiront dans un no man's land ; c'est-à-dire que nous insérerons, grâce au lieu, les conditions de l'exil dans le texte spectaculaire. Nous percevrons de cette façon une relation parfaite entre l'acteur / performeur et l'espace scénique. [...] »

Vous parlez ici du lieu de la représentation. Mais en ce qui concerne le lieu dans lequel se situe l'action de vos pièces, le lieu géographique de vos personnages, est-ce que c'est généralement celui de votre pays d'origine ?

M. M. — Là, je crois que nous parlons de métissage et, donc, de parrage de l'espace géographique, politique, imaginaire, comme de partage de la langue. Lorsque tu parles des Grecs, Pan, ces Grecs sont incarnés et vivent dans un espace géographique. Donc, ru parles en même temps de la multiethnicité de Montréal et d'une certaine organisation rypique de cette ville. Ici, on a longtemps critiqué le multiculturalisme, depuis le débur des années soixante-dix. Sauf que ce que nous avons réussi à faire essentiellement, c'est de plaquer un discours interculrurel sur une réalité multiculturelle qui esr propre à notre situation géographique. Nous avons des quartiers ethniques qui sont des lieux métissés, dans lesquels on reconnaît la personnalité des Grecs, des Italiens, des Libanais, et c'est tant mieux. Notre fonction à nous est de mettre sur scène cette multiplicité, cette multiethnicité.

Donc, vous ne transportez pas au théâtre votre pays d'origine, mais vous vous inscrivez dans une certaine réalité montréalaise.

P. B. — Attention, attention. On transporte toujours son pays d'origine, même si on n'en esr pas conscient, même si on est venu ici à trois ans ; il reste quelque chose. Il y a par exemple la façon dont on rit, la façon dont on se tient pour rire : des fois, on met la main devant la bouche. Ce sont des usages propres à cerraines cultures. Et nous transmertons cela à nos personnages.

E. M. — Ce qui est intéressant, c'est que les auteurs immigrants débutants situent souvent leurs premiers rexres dans un no man's land. Jamais à Montréal, au Québec, dans le pays d'accueil, ni même dans leur pays d'origine.

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Geneviève Rioux dans les Filles du 5-10-15 <t d'Abla Farhoud, mises en scène par Lorraine Pintal au Théâtre de Quat'Sous en 1986. Photo: Mirko Buzolitch.

A. F. — Ah bon ? Moi, c'était le contraire. Ma première pièce se passait à Montréal, en 1980.

A. K. — En 1974, les auteurs chiliens aussi écrivaient des pièces qui se passaient à Mont­réal ; c'était une façon pour eux d'oublier le pays qu'ils avaient quitté.

M. M. — Ce qu'Eva dit, moi je l'ai constaté aussi. Je crois que, si problème il y a, c'en esr un de génération. Quand on est jeune, on a des préoccupations plus universelles et on veut moins montrer ses attaches pour un lieu précis, probablement parce qu'on n'a pas encore les outils analytiques pour pouvoir justifier ses choix. À partir du moment où la conviction identitaire se précise, à la suite de réflexions et de lectures, on peut mieux défendre un choix. Moi, par exemple, je n'ai absolument aucune honte à dire que je vais Toujours parler des Italiens et d'immigration, parce que je peux vous tenir un discours là-dessus pendant deux heures ! Je vous dirais même que l'immigration constitue pour moi la voie royale pour parler de tout. L'immigration est une métaphore de l'existence humaine.

Leonardo Sciascia a parlé de la Sicile. Il est allé parrout en Occident avec ses petits livres de cent pages dans lesquelles il parlair de la mafia. Il en a fait des œuvres d'art extraordinaires. Donc, il ne faur pas avoir honte de ça. Le théâtre de Tremblay est joué partout. Il ne faut pas avoir peur de notre spécificiré culturelle. Il faut éviter le « localisme », si vous me permerrez l'expression, éviter un cerrain remâchage des mêmes rhèmes, mais je crois que nous pouvons respirer dans un périr espace.

K. I. — Personnellement, je crois qu'on commence par des no man's land pour la simple raison que le vrai lieu de l'action des premiers personnages, c'esr le cœur de l'écrivain.

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Et ce cœur, surtout quand on est immigrant, on ne sait pas où il faur le merrre. Ma première pièce se passait dans une ville imaginaire qui s'appelle Cacaville.

E. M. — Les lieux qu'on choisit dans ces circonstances ont toujours une connotation négative.

K. I. — Exactement. C'était probablement ma façon d'exprimer ma frusrration. J'étais loin de là-bas, et je n'arrivais pas à trouver une place ici. J'ai donc choisi une ville qui avait les plus mauvaises caractéristiques des deux pays.

P.B. — Il ne faur pas oublier que le rhéâtre de l'absurde a été inventé par des immigranrs. Même Albert Camus était un exilé qui ne retrouvait pas les odeurs de son enfance. Mais quand même, ils ont dépassé leurs souvenirs pour parvenir à erre compris par leur public.

M. M. —Je suis content que Pan parle du théâtre de l'absurde. Ionesco est peut-être le plus immigranr de nous tous parce qu'il a déstrucruré la langue française, er de la façon probablement la plus subversive qui soir. Il a eu le génie de porter un regard d'exilé sur la langue.

P. B. — Il a même forcé les Français à voir les choses différemment.

A. F. — Ce qu'il faut, c'est inventer sa propre langue. Je trouve ça exrraordinaire, aujourd'hui, d'être immigrante.

... Au point de vous définir encore comme une immigrante quarante ans après être arrivée

(Rires.)

A. F. — Mon écriture est migrante, dans la mesure où je suis toujours à la recherche de l'« ailleurs ». Enfant, j'ai expérimenté la déchirure, l'arrachemenr, comme rout être humain a dû quitter un jour le sein de sa mère. C'est dans ce sens que mon expérience d'immigrante est une métaphore du trajer de l'humain, comme Marco le disair rour à l'heure.

Off Off Off ou Sur le toit de Pablo Neruda d'Alberto Kurapel (Compagnie des Arts Exilio, 1986). Sur la photo : Alberto Kurapel. Photo : George Smid.

M. M. — En fait, nous sommes à la mode !

(Rires.)

À propos de modèles

Est-ce que l'inscription de votre écriture dans une certaine tradition culturelle, avec ses modèles, ses personnages et ses thématiques, vous paraît être une question importante ?Etoù trouvez-vous vos modèles ?

A. F. — Nous avons été influencés, malgré nous, par notre culture. Il est sûr que je m'inspire de rout ce qui existe. Un jour, quelqu'un qui analysair rrès rapidement une de

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mes pièces y voyait de nombreuses traces culturelles : un proverbe espagnol, un conte ancien arabe, une chanson américaine. Je suis imbibée de tout ça. Être immigranr, c'est un peu ça.

P. B. — Nous sommes des hybrides.

A. F. — Un peu. Mais en même temps, je pense que nous allons donner une fleur nouvelle ; c'est ça que je veux, moi. Ma dernière pièce s'appelle Apatride, et ce n'est pas pour rien. Je suis à la recherche de quelque chose qui dépasse l'immigration, en quête d'un nouveau personnage, donc d'une nouvelle personne.

A. K. — (Lisant) : « À travers la continuelle transfor­mation du monde, rout ce qui est passé s'est inséré, pour moi, dans les gènes de chacun de nous. L'imagination, par exemple, ne serait que la décharge mnémonique de ces gènes perméables qui se sont remplis d'historicité cachée et, ce qui est pour moi le plus intéressant, d'une historicité mobile vers l'avenir. Cette imagination, du moment que nous la parrageons avec un conglomérat, devient expression arrisrique. Les modèles, les genres qui se présentent à moi, j'en suis sûr, sont des êtres ayant existé il y a plusieurs années, depuis le commencement du monde, ou qui m'ont été transmis avec les trans­formations que chaque génération leur a apportées. S'il y a quelque chose que je ne souhaite pas, c'est de savoir consciemmenr comment je crée mes personnages. »

Consciemment, je ne peux pas dire quels sonr mes modèles. Je peux nommer, par exemple, des dramaturges latino-américains qui m'ont influencé quand j'avais vingt ans ; c'est tout.

A. F. — Ce qui m'a influencée un peu, en tout cas, c'est ma souffrance, ma propre souffrance.

A. K. — Et cette souffrance vient peut-être de très loin en arrière : c'est la souffrance des aurres, qui est au fond la même, mais qui esr rransformée à travers votre écrirure.

M. M. — Peut-être qu'en matière d'influence, il faut faire la différence aussi entre le style et le contenu. Pour le contenu, je crois qu'on peut s'inspirer beaucoup plus directement de nos souffrances, de nos lectures ou de notre situation existentielle. Par exemple, nous sommes immigrants, donc nous nous inspirons précisément, directement, de l'expérience de l'immigration. On peut nourrir cerre expérience par nos lectures, on peur l'appro­fondir pour ne pas écrire dans la naïveté.

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Marco Micone : « Il faut parler d'italianité québécoise, de sytianité, de libanlté. » Photo : Paul-Émile Rioux / ministère des Affaires internationales, de l'Immigration et des Communautés culturelles du Québec.

Mais du point de vue artistique, je crois qu'il y a plusieurs érapes. Même les plus grands écrivains ont commencé par des pastiches, par des imirarions très fidèles à des modèles. Ensuite, on s'en éloigne. L'écriture est toujours une tension entre deux points limites : le point de départ, lorsqu'on a découvert les auteurs qui nous ont plu et qu'on a commencé à pasticher ; et un point idéal, qui correspond à certains auteurs que nous prenons pour modèles et qui nous influencent beaucoup plus subtilement et profon­dément.

K. I. — Dans mon cas, c'esr Srrindberg. Je sens beaucoup d'affinités avec cet écrivain.

P. B. — Il faut dire qu'il fair rrès syrien !

(Rires.)

K. I. — Ses personnages sont à la limite de leur endurance ; ils ressemblent aux miens. Je ne suis vraiment pas un être violent, mais je ne sais pas comment j'arrive à créer des êtres aussi violents que mes personnages. C'est comique, ma mère me dit qu'elle ne comprend pas comment je peux être aussi frustré, tout en gardanr une allure normale.

(Rires redoublés.) •

P. B. — De mon côté, la seule tradition que je peux voir, c'esr Sophocle, que Michel Tremblay connaît autant que moi, probablement. Par contre, je vois peut-être certaines choses d'une façon différente de celle des Québécois de souche. Ce qu'ils considèrent comme tragique, je le vois comme une question anodine. C'est un regard différent, un peu plus cynique, plus ironique. Alors que pour des choses que je trouve sérieuses, ce peur être l'inverse. Quanr aux traditions, il y en a tellement ! Même le théâtre grec est un produir de toutes sortes d'influences : les riruels païens, le mysticisme hindou...

M. M. — Peut-être qu'il faudrair se poser la question suivante : puisque nous sommes de cultures et d'origines différenres, et puisque nous avons fait des lectures dans notre littérarure d'origine, nous pouvons nous demander si nous avons été influencés consciemment ou non par cerre littérature — moi, je sais que je l'ai été —, et si nous avons aussi assimilé certaines valeurs et une certaine façon de voir la société. Est-ce que toutes ces facettes peuvent être bien accueillies par la société québécoise, en tenant compte, bien entendu, du retard historique de cette société par rapport à une ouverture envers l'immigration ?

Je crois que, dans dix ou quinze ans, l'attitude de l'intelligentsia québécoise vis-à-vis de certaines traditions culturelles que nous véhiculons, consciemment ou non, sera différente de ce qu'elle est actuellement. Nous sommes une petite société, parfois « monomaniaque », ce qui comporte des avantages et des inconvénients. On peut agir sur cette société beaucoup plus facilement mais, parfois, j'ai eu l'impression, pendant les années soixante et soixante-dix, qu'il n'y avait de la place que pour une mode à la fois. Tandis que mainrenant, il y a de la place pour trois ou quatre modes. Heureusement, la société s'ouvre et devient de moins en moins rigide. Je ne voudrais pas trop m'attarder

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sur ce que j'ai écrir mais, pour le Figuier enchanté, j'ai reçu en Italie un prix d'universi­taires qui ne sont pas des quidams, mais des spécialistes en littérature, et qui ont rattaché mon ouvrage à une certaine tradition littéraire italienne qui comprend de la fiction, mais aussi de la réflexion. Tandis qu'ici, il y a des gens qui ont aimé, mais il y en a beaucoup d'autres qui me disent avoir aimé la moitié de mon récit et avoir rrouve l'aurre moitié trop analytique. Or, j'ai toujours fait ça. Quand j'écris un dialogue, de temps en temps, il y a un personnage qui fair des réflexions et qui paraît intellectuel. Pourquoi faut-il toujours croire que les ouvriers disent des banalités ou s'expriment comme des cromagnons, comme des idiots ? Nous avons donc cette difficulté en tant qu'auteurs. Il y a des traditions ici, et nous avons un point de vue un peu différenr.

P.B. — Mais ça, il faut l'accepter. Moi aussi, pour le Cerf-volant, Robert Lévesque a dit : « Les Grecs ne parlent pas comme ça. » Il a le droir de le dire si c'esr ce qu'il pense, mais ça ne m'empêchera pas de continuer à écrire comme je le fais.

M. M. — Ce qui va nous aider, ce sont des intellectuels issus de nos communautés et de nos cultures métissées, qui vont pouvoir analyser nos œuvres en foncrion des mêmes schemes de pensée. Cela se fair dans la communauté italienne, par exemple. Nous sommes très nombreux au Canada, nous sommes un million cent mille. Il y a des écrivains très importants à Toronto, par exemple, er aussi des professeurs d'universiré qui font l'analyse de ce que nous écrivons ; c'est merveilleux de les voir faire.

De l'interprétation En ce qui concerne la mise en scène et l'interprétation de vos textes, est-ce que le fait d'être interprété par des acteurs et des metteurs en scène québécois de souche influence votre démarche d'écrivains ? Si vous en aviez le choix, préféreriez-vous que vos pièces soient montées et interprétées par des gens de la même origine que vous ?

M. M. — En principe, à raient égal entre comédiens ou metteurs en scène francophones ou de mon propre groupe ethnique, je préférerais bien entendu des arristes de mon groupe ethnique, parce que je crois qu'instinctivement, spontanément, ils ajouteraienr quelque chose de significatif, une façon plus authenrique de jouer les personnages. Mais j'opre Toujours pour la compétence d'abord.

K. I. — Moi, je préfère être interprété par des Québécois. Les acteurs d'ici ont ce regard objectif et lointain qui me manque encore. Louison Danis et David La Haye, dans ma dernière pièce, ont beaucoup atténué la violence de mes personnages.

A. K. —Je suis d'accord avec Marco, mais pour moi, cela ne pose aucun problème, au conrraire. (Lisanr) « Je me sens vraiment accompagné si mon texte spectaculaire se perméabilise avec les caracréristiques de chacun des créateurs qui y parricipenr. Pour cette raison, je crois fondamental l'avènement d'un théâtre de l'Altérité. C'est dans et avec l'autre que je pourrai m'exprimer de façon créative. Dans cette société interculturelle, la connaissance de l'Autre est imperative, et l'Autre implique bonheur, tristesse, haut, bas, affection, répulsion, rapprochement dans la sépararion, mais surtout fascinarion envers l'Inconnu ; vertige qui comporte la méfiance et la confiance. Et toute cette vision

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qui aboutit à l'union dans la différence. Cela veut dire être : être en face du différent qui nous ressemble, être dans la terre infinie de l'être er y resrer ensemble pour arriver à être. »

P. B. —Je connais des comédiens grecs qui sonr arrivés ici il y a deux ou trois ans, mais leur conceprion du rhéâtre est tout à fait différente de la mienne. C'est là que je me rends compte encore que je ne suis plus grec. Er s'il y a des Québécois qui ne me comprennent pas, mes parents me comprennent encore moins.

A. F. — C'est drôle parce que, quand je suis jouée à l'étranger, on dit que je fais du théâtre québécois. Et quand mes personnages sont joués par des Français, moi aussi je m'en aperçois : je suis d'ici. Mais pour ce qui est de savoir si je prendrais des Libanaises pour jouer les Filles du 5-10-15 <?, par exemple, je dirais : si elles sonr rrès bonnes comédiennes, oui, pourquoi pas ?

P. B. — Des Libanaises qui onr grandi ici seraient l'idéal.

A. F. — Pourtant, j'aurais peur du folklore. Moi, j'ai toujours peur de « folkloriser ».

M. M. — Il faur Toujours se souvenir du principe de base : à compérence égale. Il faut que les comédiens soient compétents. Moi, je vis avec une Québécoise depuis dix-huit ans, et je sais que, si je vivais avec une Italienne, j'aurais beaucoup moins d'explications à donner sur certains gestes ou opinions. Dans le théâtre, c'esr la même chose. Combien d'heures nous passons à expliquer les inrenrions des personnages, par exemple ! Ce n'est pas toujours harassant, mais c'est un fait.

Ce n'est pas inutile non plus de faire jouer des personnages allophones par des Québécois. Sauf que moi, comme première érape, je voudrais, dans une siruarion idéale, qu'il y ait des comédiens d'origine italienne très compétents qui jouent une pièce écrite par un Italien. D'ailleurs, il y a des exemples formidables, comme Martin Scorsese, qui s'entoure même de techniciens d'origine italienne. Ce n'est pas de la ghettoïsation. Ce sont des gens métissés, c'est une forme d'américaniré différente.

P. B. — Exactement, et s'il prenair des Iraliens de Rome, ce ne serait pas pareil.

K. I. — En écrivant l'Histoire inachevée, je n'avais jamais pensé parler d'inceste homo­sexuel. Quiconque connaît la société arabe sait que les gestes de tendresse entre hommes sont tout à fait normaux. Or, Louison Danis avait une autre opinion qu'après discussion j'ai acceptée.

M. M. — Est-ce que l'intention était quand même là, est-ce que le texte véhiculait, de façon allusive, la Thématique de l'inceste ou est-ce que cette dimension a été plaquée ?

K l . — Honnêtement, je ne le sais pas. En Syrie, nous passons notre vie entre hommes. Par conséquenr, il y a beaucoup de gestes que les Québécois considèrent comme incestueux ou homosexuels et pas nous.

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Le clivage : obstacle ou stimulant. Est-ce que le clivage qui existe entre votre pays et le Québec influence votre écriture, est-ce qu 'il vous stimule ou s'il constitue pour vous un obstacle ?

M. M. —Je crois qu'il faut beaucoup atténuer l'importance du pays d'origine, parce que nous sommes ici depuis longtemps. Il faur parler d'italianité québécoise, de syrianité, de libanité. Ce que je résume sous le concept d'écrirure immigrée, et qui fair référence à un espace culturel très mobile, mouvanr. Je crois que si nous avons une culture commune, nous, c'est cette différence que nous avons par rapport à notre culture d'origine, et par rapport à la culture québécoise de vieille souche. Et il y a plusieurs façons de vivre sa culture, comme plusieurs façons de vivre la culture québécoise, qu'on l'appelle de souche, authentique, ou autrement.

Y a-t-il un clivage ? Il existe des similitudes et des différences. Ce dont il faut être conscient, c'est de la spécificité culturelle, c'est-à-dire de quelques valeurs que nous avons qui sont plus marquées que d'autres par rapport aux valeurs québécoises de souche. C'esr très stimulant, parce que, si cela ne crée pas toujours des conflits, cela suscite au moins des questionnements. Et ce n'est pas accuser une sociéré d'accueil quelle qu'elle soir de racisme que de le dire : aussitôt qu'un étranger arrive dans un groupe homogène, tout le monde se pose de nouvelles questions. C'est profitable pour tous, car cela permet d'approfondir des questions fondamentales, relatives à l'existence humaine.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je dis que, si j'avais continué à vivre dans un milieu homogène comme celui dans lequel j'ai vécu pendant treize ans, je n'aurais pas écrit. Sans parler des conditions matérielles, qui auraienr peur-être été moins favorables, j'imagine mal comment, dans un groupe tel que celui de mon enfance, j'aurais pu prendre la distance voulue pour écrire sur ce même milieu. Nous avons donc la chance d'avoir vécu l'immigration qui nous a fait prendre cette distance. Je reviens à la notion d'exilé : moi, j'en ferais une métaphore au lieu d'en parler sous l'angle politique.

A. K. — (Lisant) « Le clivage, pour moi, c'est comme un long couloir ouvert aux deux extrémités, éclairé par deux faisceaux différents qui entrent et qui fusionnent en des points insoupçonnés : dans les antichambres, dans les seuils et parfois au centre. J'essaie toujours d'être au centre de cette fusion lumineuse. » Un petit exemple : après dix-sept ans passés ici, j'ai été sélectionné par l'UNESCO, afin de représenter le Canada au Chili à l'occasion de la Décennie mondiale de la culrure, avec la première partie d'une trilogie que j'ai faite. Je suis donc allé au Chili pour la première fois depuis dix-sept ans, et j'ai donné un spectacle bilingue, français/espagnol, comme je le fais ici. Cela a beaucoup dérangé le chauvinisme chilien. Mais je voulais montrer que j'appartenais maintenant à deux langues, à deux cultures. Ainsi, ce qui a commencé comme un exil politique s'est transformé chez moi en un exil existentiel.

Alors,peut-on dire que, pour vous, l'exil a constitué un stimulant ?

A. K. — Oui, tout à fait, et je voulais le montrer.

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A. F. — Pour moi, en tout cas, c'est un moteur très important. On disait tout à l'heure qu'être ailleurs, c'est rester entre deux eaux, entre deux cultures, et avec toutes ces cultures qui nous entourent aujourd'hui, cela devient une métaphore de l'humain actuel. Cela me convient totalement aussi parce que ça me force à me questionner ; et écrire, c'est justement questionner.

K. I. —Je ne suis pas sûr qu'il y ait un grand clivage entre les cultures. La solitude, la souffrance sont les mêmes ; ce sont les mécanismes de défense qui differenr : résignation ou faralisme dans les sociétés musulmanes, contre arrogance, sens du défi ou volonté de s'en sortir dans les sociétés occidentales.

Est-ce que l'expérience de l'immigration s'estompe dans l'écriture au cours des années ? Est-ce qu 'elle diminue, se dilue, ou si vous pensez que vous allez toujours écrire sur ce thème ? Dans votre cas, Abla Farhoud, on a l'impression que l'immigration est déplus en plus présente.

A. B. — Non ; comme je le disais, ma dernière pièce s'appelle Apatride. Elle traite donc d'un autre thème ; je me sers de l'expérience pour la transcender. Après Quand j'étais grandeet les Filles du 5-10-151, j'ai écrit Quand le vautour danse, qui n'a extérieurement rien à voir avec l'immigration. Mais en même temps, mettre sur scène la vie d'un fou dépossédé de la sienne ressemble étrangement à porter à la scène la vie d'un immigranr, du moins dans les premières années d'immigration. Puis, c'est Jeux de patience, sur la guerre, sur le processus de création. Apatride va vers quelque chose d'autre, peut-être pour boucler la boucle. Je serai toujours imbibée de l'expérience de l'immigration, comme de celle d'être une femme. Mais c'esr sûr, je cherche des formes nouvelles, des façons nouvelles de le dire...

Les Filles du 5-10-15 <?, d'Abla Farhoud, mises en scène pat Lorraine Pintal au Théâtre de Quat'Sous en 1986. Sut la photo : Rosalie Thauvette et Maryse Gagné. Photo : Mitko Buzolitch.

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K. I. — Moi, je serai toujours imbibé de la culture moyen-orienrale. Scheherazade, par exemple, est un personnage riche qui mérite d'être exploité. Elle est la première à oser apporter le rêve dans un univers macabre.

M. M. — Puisque chacun de nous est humain, je crois que nous pouvons saisir seule­ment quelques problèmes de l'existence humaine, et que nous avons quelques obsessions qui nous motivent pendant toute notre vie. Nous nous attachons à cela comme on se rattacherait à la racine d'un arbre, près d'un lac, pour ne pas se noyer. Donc, nous aurons chacun écrit, en dix ou quinze ans, trois ou quatre pièces, un récit, des romans ; nous pouvons peut-être raffiner notre discours, le complexifier, en changer la forme, mais il n'y a que quelques thèmes, comme l'immigration, qui vont nous préoccuper jusqu'à la fin.

P. B. — C'est finalement ce qui compte, écrire.

A. F. — C'est drôle parce que moi, je ne trouve pas que l'immigration soit un grand rhème. C'est un paysage de fond, mais jamais, en tout cas, le thème de mes pièces.

P. B. — Attends, Abla. Moi, je ne me sens pas immigranr. Ce n'est que dernièrement, en m'in-terviewant, qu'on m'a présenté comme un im­migrant. Dans mon quotidien, je me sens plutôt Montréalais, et peut-êrre plus que bien des Québécois de souche, parce que j'ai un pied de chaque côté de la rue Saint-Laurenr. Je comprends bien les Québécois de souche, et aussi les autres, comme les Grecs. Je me sens donc comme un citoyen de Montréal, je ne dis pas Québécois. Pour moi, l'immigration, le fait d'être fils d'immi-granr, n'est qu'une couleur de plus sur ma palette. C'est tout.

M. M. — Pan, j'ai l'impression que nous sommes d'accord. Au fond, nous sommes en train de complexifier la Thématique de l'immigration. Nous parlons de « montréalité », finalement. Si nous vivions à Gaspé ou ailleurs, dans une société beaucoup plus homogène, nous aurions un regard très différent sur la société. Lorsque nous parlons de Montréal, nous rattachons tout à la thématique de l'immigration, à cette rencontre des culrures.

Même si on ne voir plus dans nos pièces de personnages avec une valise, comme il y a quinze ans, nous restons rattachés à l'immigration, il me semble. Cela dit, comme on voit maintenant des

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Mateo Micone : « Il faut absolument que certaines œuvres écrites par nous soient enseignées dans les écoles pour que les jeunes s'approprient cette expérience, et puissent la dépasser. » Photo : ministète des Affaires internationales, de l'Immigtation et des Communautés culturelles du Québec.

petites communautés se constituer dans la région montréalaise — syrienne et chilienne, par exemple, moins nombreuses que les communautés grecque et italienne —, il faut s'attendre à ce que des auteurs originaires de ces pays se mettent à réinventer la roue dans cinq à dix ans. Ce n'est pas tout le monde qui pourra tenir compte de ce qui s'est fait avant soi. Il y en a qui vont probablement ressentir la nécessité de recommencer avec la valise...

P.B. — Le romancier commence toujours par un « premier roman », où il décrit l'enfant qui quitte la maison paternelle. Même après trois mille ans, c'est encore la même histoire.

M. M. — D'où la nécessité d'enseigner ce que nous écrivons dans les écoles pour qu'on ne réinvente pas la roue tous les dix ans. Si l'on n'enseignait pas la littérature québécoise, on écrirait des romans comme pendant les années trente. Il faur absolument que certaines œuvres écrites par nous soient enseignées dans les écoles pour que les jeunes s'approprienr cette expérience, et puissent la dépasser.

P. B. — Le seul problème avec nous, c'est que nous sommes la première génération... C'est nos enfants qui en profiteront.

Souhaitons au moins que la présente table ronde contribuera à faire connaître votre théâtre davantage, notamment dans les maisons d'enseignement, les cégeps et les universités.

Eva Mikaïloff, vous avez eu la chance de côtoyer beaucoup d'écrivains venant de l'étranger. Dans quelle mesure partagent-ils les points de vue qui ont été exprimés ici ?

E. M. — Comme on l'a déjà dit, les auteurs réunis ici sont des pionniers. Par contre, leurs successeurs arrivent à un moment où la société québécoise commence à s'ouvrir à la différence. Aujourd'hui, on leur offre des programmes, ce qui n'était pas le cas lorsque leurs aînés débutaient. Cette année, le Théâtre d'Aujourd'hui a reçu vingt-sept pièces. Ce nombre est énorme, si l'on considère que la plupart de ces auteurs sont arrivés récemment et n'écrivaient pas en français auparavanr. Cependant, c'est trop peu pour tirer des conclusions hâtives. Néanmoins, on retrouve dans leurs textes des constantes.

Ce qui frappe tout de suite, c'est que ceux qui écrivent une première œuvre règlent souvent leurs comptes avec la société d'accueil. Comme vous le disiez tout à l'heure, je pense qu'en effet on peut écrire sur tout, dans la mesure où il s'agit d'œuvres d'art, mais pas régler des comptes. Or, c'est souvent le cas avec des auteurs immigrants récemment arrivés. Par la suite, une évolution apparaît dans l'écrirure, dans la façon de traiter le sujet de l'immigration. Après avoir réglé ses comptes, on met dans son œuvre une espèce de souffrance vécue mais transformée, qui permet de traiter de sujets universels dont ont parlé Sophocle aussi bien que Shakespeare.

Mais le thème qui reste une constante chez les immigrants, c'est la « différence », traitée sous toutes les formes. Ça, c'est un regard qu'on ne peut s'enlever. C'est normal, les immigrants sont une nation à parr, parce qu'on a tous vécu les mêmes expériences, qu'on vienne de pays musulmans ou de pays catholiques ou orthodoxes, comme moi. Cela me paraît important : on se reconnaît plus facilement entre immigrants.

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À propos de la langue, en effet, dans les premières œuvres, il y a un mélange de langues qui m'apparaîr anecdorique. Ce procédé attire beaucoup les auteurs parce qu'il constitue une façon de faire des clins d'œil à la fois à leur pays d'origine et au pays d'accueil. Avec le temps, cela s'estompe. Par contre, les auteurs du rroisième âge reviennent à des mélanges de langue, et aussi au no man's land mais traire différemmenr. Ce n'est plus un endroit négatif, mais plutôt paradisiaque, où il y a beaucoup de jeunes filles...

(Hilarité générale.)

E. M. — Donc, il est intéressant de voir comment on part du no man s land pour passer par la vie concrète, avec tous ses problèmes, et par des sujets polémiques auxquels on ose s'attaquer. Ensuite, hop ! on retourne dans le rêve, mais cette fois-ci, heureux.

A. F. — Mon Dieu, c'est bien d'immigrer, on finit par être heureux !

K. I. — Mais oui, à soixante-cinq ans, quand on reçoit enfin son chèque de pension de vieillesse...

M. M. — Eva, je voudrais faire un petit commentaire sur le règlement de comptes. Une des difficultés que nous avons, nous, vienr justement de ce qu'on nous empêche de régler nos comptes avec la société. Or, vous semblez abonder dans le même sens.

E. M. — Non, c'est normal de régler ses comptes. C'est même absolument nécessaire, comme Khaldoun l'a fait dans sa première pièce. Je ne fais qu'un constat ; je n'exprime pas de désirs. Il me semble tout à fait naturel qu'une première écriture soit en quelque sorte psychanalytique. On a besoin de sortir ce qu'on a sur le cœur, et une fois que le bouchon a sauré, on peut commencer à transformer les siruations en quelque chose d'intéressant sur le plan artistique. •

Mise en forme de la table ronde : Michel Vaïs

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