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LE BLOC-NOTES Bartolomé Bennassar VAGABONDAGES - 8 rn l Yavait une bonne douzaine d'années que je n'avais plus fait le pèlerinage de Galice, ce finisterre celtique qui fut durant des siècles au coeur de l'histoire de l'Occident, cette « Bretagne d'altitude )) selon la belle expression de Jean-Pierre Amalric. Une seule fois, mais c'était en été, j'avais vu ce pays d'humeur océanique, aux ciels souvent brouillés, en parure de soleil. Or, ce mois de mars, le ciel était en fête, il faisait un temps de rêve, les horizons étaient libres sur la terre et la mer, les brises avaient la douceur de la soie. La nature avait donné congé à l'hiver et la végétation se moquait allègrement du calendrier, des moyennes et des statistiques. Les massifs d'hortensias bleus et roses s'étalaient au-dessus des pelouses, les camélias éclataient en boules multi- colores et le jasmin lui-même libérait le parfum entêtant de ses fleurs blanches. 68 REVUE DES DEUX MONDES MAI 1997

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Bartolomé Bennassar

VAGABONDAGES - 8

rn l Yavait une bonne douzaine d'années que je n'avais plusfait le pèlerinage de Galice, ce finisterre celtique qui futdurant des siècles au cœur de l'histoire de l'Occident, cette

« Bretagne d'altitude )) selon la belle expression de Jean-PierreAmalric. Une seule fois, mais c'était en été, j'avais vu ce paysd'humeur océanique, aux ciels souvent brouillés, en parure de soleil.Or, ce mois de mars, le ciel était en fête, il faisait un temps de rêve,les horizons étaient libres sur la terre et la mer, les brises avaientla douceur de la soie. La nature avait donné congé à l'hiver et lavégétation se moquait allègrement du calendrier, des moyennes etdes statistiques. Les massifs d'hortensias bleus et roses s'étalaientau-dessus des pelouses, les camélias éclataient en boules multi­colores et le jasmin lui-même libérait le parfum entêtant de ses fleursblanches.

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La ville de La Corogne était en toilette de printemps. Lescélèbres solanas du front de mer, qui dessinent autour de l'arc dela baie la longue théorie blanche de leurs vérandas, apprivoisaientla lumière et la conservaient très tard à la tombée du soir, éparpilléeen milliers de paillettes dorées qui s'éteignaient lentement. Et lesfaçades romanes des églises de la vieille ville, de Santiago ou deSanta Maria dei Campo, qui se haussent au-dessus des toits, étaientles dernières à s'obscurcir.

A Saint-Jacques de Compostelle, en l'absence de la mer, lalumière était plus drue, plus sèche, elle découpait avec une nettetéabsolue les espaces clôturés, aux étroites lignes de fuite, qui, autourde la basilique, s'élèvent en paliers successifs, invisibles les uns desautres quoique si proches. La place de la Cathédrale, encadrée parla façade baroque de l'Obradoiro, l'hospice royal des pèlerins,chef-d'œuvre de la première Renaissance, devenu l'hôtel des RoisCatholiques, le collège de Saint-Jérôme, transformé en rectorat, etle palais de Rajoy, l'hôtel de ville, réplique inattendue du Capitolede Toulouse, dû au même architecte, Charles Lamaur; puis, l'étroiteplace des Platerias faite pour la convergence des regards versl'admirable porte romane; le large rectangle de la Quintana, entreses hauts murs patinés, caisse de résonance pour les musiquesdansées du soir, et la place de San Martin Pineiro, à l'autre extrémitédu transept.

Une fois de plus, revenu à l'entrée de la basilique, éperdud'admiration devant le portail de la Gloire, ce chef-d'œuvre de lasculpture universelle, cette statuaire prodigieuse, à la fois tendre etgrandiose, où semblent s'apaiser les terreurs médiévales, sommethéologique pour les croyants, exaltation de la personne humaineen ses différences pour les autres, j'ai affronté l'inexplicable :comment, pourquoi, aucun des voyageurs français qui passèrent àCompostelle, du XVIe à la fin du XIXe siècle, a-t-il pu ignorer leportail de la Gloire? Je me réfère, cela va sans dire, à ceux, pèlerins,religieux, diplomates ou simples curieux, qui ont donné une relationde voyage et se répandent, à propos de Compostelle, en contes oulégendes, voire en recensions fastidieuses de reliques en tout genre!Mystère!

Sans doute est-ce illusion, entretenue par la magie trompeused'un temps d'exception. Et je ne me suis pas cette fois enfoncé dans

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la Galice profonde, les parages d'Orense ou de Lugo. Mais j'ai eul'impression fugitive que la Galice avait échappé à la malédictiond'une pauvreté multiséculaire, que les vignobles, à l'instar de ceuxde Betanzos ou de la Ulla, étaient mieux cultivés, les vaches plusrondes ou les scieries plus actives. Les friches, certes, restent lesfriches, et la lande d'ajoncs dévore la quasi-totalité des croupes dela côte nord autour du cap Prior. A La Corogne, comme chez nous,les SDFvendent la Farola ou la Calle (analogues de nos Macadam,Réverbère ou la Rue) et la mendicité est revenue avec la crise,quoique bien plus discrète qu'à Paris. Mais la ville est propre, nette,active, les vitrines témoignent d'une invention et d'un goût souventsurprenants. La Galice aurait-elle, à la faveur du statut « auto­nomique », réussi sa mutation? Je veux croire que ces images deprospérité ne sont pas dues au blanchiment « d'argent sale », puisquel'on sait que plusieurs réseaux de narco-trafiquants ont étédémantelés en Galice, dont les innombrables criques pouvaientservir au débarquement de drogue en provenance d'Amérique latine.

Une fausse note cependant: une ville « sinistrée », El Ferrol,où des centaines de maisons sont à vendre. Laville où Franco naquitet passa son enfance, qui est aussi (ironie de l'histoire) la ville natalede Pablo Iglesias, fondateur du parti socialiste ouvrier espagnol(PSOE), est en pleine déconfiture. Est-ce la fin de la « guerre froide»qui a dévalué la valeur stratégique de sa célèbre rade, l'oubli dupouvoir, y compris celui de la Xunta de Galice (le gouvernementautonome), ou plus encore la « désindustrialisation » avec le déclinou la fermeture des chantiers navals? Il Y a cependant, au moinsavec les châteaux historiques de San Felipe et de La Palma quidéfendaient l'entrée de la rade et la rendaient imprenable à partirde la mer, un patrimoine à sauver.

Etrange pays, qui se délecte en provocations de toute sorte.C'est lundi, premier jour de la semaine sainte. L'église jésuite deSaint-Georges, à La Corogne, est pleine de fidèles qui assistent àla messe du soir. A la sortie de l'église, en face, des affiches, en série,annoncent une « première » à La Corogne et proclament : « Cela,oui, c'est une semaine sainte. » Il s'agit d'un show pornographique,proposé au public local les jeudi et vendredi saints : six garçonsd'abord, six filles ensuite, qui promettent mille frissons naguèreinterdits. Les regards des fidèles qui viennent de quitter le temple

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glissent sur ces affiches,s'arrêtent parfois avec des curiosités muettes,sans effarement. C'est peut-ètre cela la liberté : le choix entre lesdifférences, fussent-elles extrêmes!

J eudi matin. Madrid est vide. Le chauffeur de taxi, qui nousa pris à l'aéroport de Barajas, s'exclame: (( Cepays est un

désastre! Tout le monde se plaint, pleure misère. Le chômage,les impôts, l'ETA, les Catalans, le gouvernement, Aznar, Pujol, rienne va! Mais tout est fermé, personne ne travaille sauf nous,les chauffeurs de taxi, le personnel des bars, des hôtels oudes restaurants. Il n'y a pas eu assez d'avions ni de pistes d'envolpour les Canaries et même les Caraïbes, il n'y a pas eu assez detrains pour emporter les gens jusqu'aux plages du Levant. Tout lemonde pleure, mais tout le monde veut (( disfrutar ii (profiter,jouir)! ii

Il dit bien vrai, ou presque : exode vers les plages, les îlesexotiques, voire les montagnes (y compris les Alpes françaises). Maisla semaine sainte et ses processions reviennent en force. Entre autres,à la télévision. Sur la deuxième chaîne, c'est la semaine sainte deZamora, l'une des plus authentiques (avec celles de Valladolid,Cuenca, Grenade ou Séville) et des mieux pourvues en pasos duSiècle d'or, qui est à l'image. Zamora, une ville de la Meseta, prochede la frontière portugaise, où la liste d'attente de la confrérie la plusrecherchée compte plusieurs centaines de noms, où les hommesdoivent s'inscrire et patienter des années pour avoir l'honneur (sile sort est favorable) d'être au nombre des porteurs d'un paso toutau long d'une procession, soit plusieurs heures.

Car, à Zamora, on « porte »! Les pasos, groupes sculptés depersonnages en taille réelle, qui représentent des scènes de laPassion du Christ, ne sont pas montés sur roulettes. A la cadenced'une musique lente, solennelle, très rythmée, le cortège se balanceentre les murs de la foule : cagoules sombres, noires, mauves, despénitents regroupés en confréries qui précèdent chaque paso.Certains des porteurs vont pieds nus, traînent parfois de lourdeschaînes.

Même à Madrid, qui n'a pas une grande tradition de semainesainte, les processions du jeudi et du vendredi saints mobilisent dans

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la rue Atocha et les rues adjacentes des foules compactes etsilencieuses au passage des confréries de jésus le Pauvre ou de jésusdu Grand Pouvoir, mais qui s'agitent et s'animent soudain lorsqueparaît la Vierge (sévillane) de la Macarena : fusent alors piroposet saetas Cl), hommes et femmes abandonnent toute réserve :« Guapa 1 guapa 1 guapa 1 )) (Belle! belle! belle!). Ce sont desdéclarations d'amour qui usent, sans réticence aucune, du vocabu­laire et des métaphores de l'amour profane.

Evidemment, tous les Madrilènes n'ont pas quitté la capitalepour les plages du Levant, les Canaries ou les Caraïbes. Couples etbambins flânent ou jouent dans les allées du Retiro, les musées sontpleins d'autant que, le dimanche de Pâques au moins, la visite estgratuite. Les cinémas sont bien garnis, cafés et restaurants travaillentà plein, la foire aux livres qui jouxte le parc du Retiro et qui comptetrente postes de bouquinistes est très suivie et les gens achètent :il est vrai que l'on y trouve parfois des titres de valeur pour centpesetas (quatre francs). Les loisirs créent des affaires: ce n'est pasune surprise.

La presse madrilène s'intéresse de très près au congrès duFront national et aux réactions de l'opinion française. Le

grand quotidien madrilène El Pais considère que la croissance duFN est une mauvaise chose pour la France, mais aussi pour l'Europe.Car les Espagnols, malgré les déceptions récentes, comptent parmiles plus fervents des Européens, pour des raisons différentesd'ailleurs, voire opposées, selon qu'ils font partie de la majorité« unitaire» du pays (qu'il s'agisse du parti populaire, du PSOE oumême de la Gauche unie, à forte composante communiste) ou, aucontraire, des communautés autonomes les plus affirmées (Cata­logne, Pays basque) qui envisagent avec complaisance un affaiblisse­ment de l'Etat espagnol au sein de l'Europe : en mai 1996, XavierArzalluz, président du parti national basque (PNV), n'a-t-il pasrevendiqué l'indépendance d'Euzkadi (le Pays basque) dans le cadrede l'Europe?

Lesdeux leaders ne procèdent d'ailleurs pas de la même façon.]ordi Pujol, stratège politique de haut vol, avance ses pions avecprécaution, évite les déclarations fracassantes, les occasions de

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froisser les susceptibilités de ses interlocuteurs, tout en ne cédantrien. Arzalluz (qui n'est pas, il est vrai, le chef du gouvernementbasque, le lehendakari, mais seulement un chef de parti), aucontraire, de peur d'être débordé par l'ETA, fait preuve de mollesseà l'égard des terroristes, malgré les violences dont ceux-ci usent àl'égard d'autres Basques (par exemple, la tentative de lynchage dumaire d'Hernani) : ainsi, en novembre dernier, il a recommandél'engagement de négociations avec l'ETA, en dépit de la poursuitedes attentats. Et il accumule les bévues : tout récemment, il a déclaréque l'espagnol (le castillan) était (( la langue de Franco ». Certes!Mais, avant Franco, de Cervantès ou de Calderon, par exemple. Et,plus près de nous, de gens qui avaient beaucoup de tendresse pourle Pays basque : ainsi de Miguel de Unamuno, de Pio Baroja, deJulio Caro Baroja. On devine les sarcasmes dont a été saluée la sailliemalencontreuse de XavierArzalluz. On pourrait encore lui rappelerque, lorsqu'au lendemain du bombardement et de la destruction deGuernica par les avions allemands de la légion Condor, au servicede Franco, le 26 avril 1937, le chef du gouvernement basquedemeuré fidèle à la République, le président Aguirre, s'adressa àl'Espagne, à l'Europe et au monde, (( devant Dieu et devantl'Histoire », il s'exprima en castillan, en somme dans la langue deFranco!

C ela dit, Bruno Megret ne manque pas d'air. Certes, cepolytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées, titu­

laire de surcroît d'un master of science de l'université de Berkeley,sait parfaitement compter et n'ignore rien des immenses ressourcesde l'informatique. Qui plus est, pendant cinq ans, il a exercé sestalents comme directeur des infrastructures et des transports de larégion Ile-de-France. On peut donc imaginer qu'il a profité del'occasion pour étudier dans les moindres détails l'opération dontil a exposé les grandes lignes aux délégués du congrès de Strasbourg,soit l'expulsion de trois millions soixante-six mille immigrés en septans, à raison de mille deux cents par jour. Mais je me trompe :car, en sept ans, il y a forcément au moins une année bissextile- ce sont donc mille deux cents individus, voire deux mille quatrecents, qu'il faut ajouter à ce total.

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Superbe stimulant pour l'emploi: voilà, pour sept ans, dutravail garanti à un contingent notable de pilotes, de stewards,d'hôtesses (car, enfin, il faut tenir compte des rotations des pilotes,des temps de repos, des congés, et il est bien évident que ces gensseront expulsés dans des conditions conformes aux droits del'homme), de personnel au sol. Et quelle superbe publicité pour legroupe Air France dont les appareils et les équipages vont êtreprésents, pendant sept ans, et plusieurs fois par semaine, sur presquetous les aéroports d'Afrique, et quelques autres d'Europe orientaleou d'Asie! A moins que l'on ne crée (ou rachète) tout exprès unecompagnie de charters. Je n'ose imaginer que les avions du Glamsoient affectés à des besognes aussi subalternes quoique, on ledevine, exaltantes! Naturellement, il faudra combiner avec soin lesitinéraires : Mali et Niger, Bangladesh et Pakistan, de façon à éviterle gaspillage de kérosène ou de temps. Car, malgré le bénéficeimmense que l'on peut attendre à moyen terme de cette opération(plus de trois millionsd'emplois, généralement de haut niveau, pourles Français d'abord), elle aura, à court terme, un coût incompres­sible. La gestion sera parfaite, il est vrai; mais le prix à payer nepourra être éludé. Mais je me trompe une fois encore, j'exagère :plus de trois millionsd'emplois! Evidemment,non: ily a les enfants,les chômeurs - voilà en tout cas des allocations de chômage enmoins. Et beaucoup de travail de bureau en perspective. Quellechance! Une nouvelle occasion d'embaucher des fonctionnaires.Sans compter les milliers de douaniers qu'il va falloir recruter pourinterdire nos frontières à tous les produits du reste du monde (ycompris ceux de l'ancienne Union européenne que nous allonspromptement renvoyer à sa misère et à son cosmopolitisme). Etquelle clientèle électorale garantie au parti qui aura su créer cesemplois de rêve!

J e me vois contraint de revenir sur un sujet que je croyaisavoir sinon épuisé, du moins examiné avec un soin

suffisant : celui des maîtres auxiliaires. On ne peut, sans unemauvaise foi punique, ou pire, accuser François Bayrou d'avoirescamoté le problème. Je n'ai (ni n'ai eu) de relation quelconque,sinon professionnelle au sens strict du terme, avec un ministre, de

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quelque gouvernement que ce soit, et je revendique une libertéabsolue. Mais le ministre a pris la peine de faire tenir au derniercongrès du Snes (Syndicat national de l'enseignement secondaire)un message, avant même l'ouverture du congrès (geste rare), pourfaire connaître ses intentions, qui comportent notamment, commeje l'avais laissé prévoir, un concours réservé aux maîtres auxiliaires,avec un nombre élevé de postes, la réembauche à la prochainerentrée d'un contingent considérable de maîtres auxiliaires laisséspour compte cette année, la transformation d'un lot notable d'heuressupplémentaires en postes budgétaires, etc. Quoique les dirigeantssyndicaux aient considéré (avec les réserves et le double langaged'usage) ces propositions comme très positives et se soient employésà calmer le jeu, les éléments les plus radicaux continuent à « exiger»la titularisationde tous (voire sur place), et le syndicat proteste contrela diminution du nombre de postes mis au concours du Capes« externe », Car, évidemment, les étudiants qui préparent actuelle­ment les concours ont l'impression désagréable, hélas! justifiée,qu'ils vont faire les frais de l'opération. Une fois de plus, dans cepays, pour se débarrasser d'une difficulté immédiate, on hypothèquel'avenir des jeunes générations: on fait sauter le couvercle, puis onle remplace par un autre, plus lourd, que l'on visse à double tour.Comme, au lendemain de 1968, aux dépens des générations quiparvinrent à l'âge de l'emploi dans les années 1973-1980.

Le ministre a, me semble-t-il, accordé tout ce qui pouvait l'être(et parfois devait l'être). Mais il faut rappeler que, en dépit de leurslimites, de leurs carences, les concours demeurent la procédure laplus démocratique en usage dans la fonction publique : que laréussite à un concours suppose, en début de carrière, une affectationen un point quelconque du territoire national, que c'est à ce prixque les fonctionnaires déjà en place, qui ont subi cette « mobilité»lors de leur première nomination, peuvent espérer un jour ou l'autrela mutation qu'ils souhaitent... et que les voyages forment lajeunesse! Ce ne sont même pas des voyages que l'on offre à laplupart des victimes des licenciements économiques du secteurprivé. Et il a fallu (ou il faudra) beaucoup de persévérance et dediplomatie à François Bayrou pour obtenir de Bercy la transforma­tion d'heures supplémentaires en postes budgétisés. Seuls les espritscandides peuvent croire qu'il s'agit là d'une opération simple!

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D écidément, l'image de François Mitterrand ne cessede se dégrader. Ce fut d'abord l'incroyable mise en scène

de la mort et des obsèques en partie double que la majorité desFrançais ont, si je puis dire, « gobée » avec une naïveté affligeante.Peut-on ainsi faire de sa mort un spectacle à l'intention d'une nationà laquelle on a menti, que l'on a trompée sciemment pendant unegrande partie de sa vie? Soyons clair: je n'avais aucun préjugé àl'encontre de cet homme; au contraire, et j'ai même voté en 1981pour François Mitterrand. Ce Président qui proclama la nécessité dela transparence à propos de la santé des hommes en charge du pays,sans que nul ait exigé de lui un tel engagement, s'empressa ensuitede le violer, de le bafouer sans vergogne et se présenta à nouveauau suffrage des Français en 1988, alors même qu'existait, dans sonpropre parti, un homme qui eût été vraisemblablement élu sansgrande difficulté, Michel Rocard. Mais il ne fallait surtout pas quesoit mis à sa place cet insolent qui n'avait pas toujours ployé l'échinedevant le mage de Château-Chinon! On a su depuis que, au coursde son second mandat, François Mitterrand ne fut pas toujours encondition d'exercer ses fonctions avec la plénitude de ses capacités.Mais ce maître du mensonge en tout genre persista à nous trompertant que ce fut possible. On préfère, ô combien! l'attitude de GeorgesPompidou qui n'entretint jamais le pays de sa maladie, quoiquecelle-ci fût évidente. Au moins n'y eut-il pas tromperie.

Voici maintenant que se confirme la découverte dans ungarage de cinq cantines et plusieurs fichiers étiquetés « Secretmilitaire », qui ne sont que les restes des documents rassemblés etdes rapports rédigés par Christian Prouteau, le chef du cabinet noirde l'Elysée, créé dès 1982, dont beaucoup sont revêtus d'une simplemention « Vu », de la main de l'ancien chef de l'Etat. Et, pour prixde ses services, Prouteau fut ensuite nommé préfet et fait chevalierde la Légion d'honneur. Dérision dont devait se délecter Mitterrand.

La plupart de ces documents, confiés au juge Valat, ont étéélaborés à partir des écoutes téléphoniques illégales installées parla cellule de Prouteau, que l'on appelait pudiquement les « construc­tions », auxquelles l'un des rares à s'opposer, et c'est à son honneur,fut Louis Schweitzer, alors directeur du cabinet de Laurent Fabius,aujourd'hui en difficulté comme P-DG de Renault. Il se confirmeque Jean-Edern Hallier (j'avoue que je ne le supportais pas) et Edwy

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Plenel furent parmi les victimes de ces écoutes, comme ils l'avaiént,l'un et l'autre, affirmé. Gageons que, dans un proche avenir,apparaîtront les noms de bien d'autres personnes écoutées par lesservices de Prouteau et qu'il y aura des surprises. Nous n'en resteronspas aux extraits publiés par le Monde et l'Express.

On peut aussi observer au passage que de telles pratiques ontsuscité des drames individuels: peut-être le suicide en décembre1994 de Pierre-Yves Guézou, commandant de l'école de gendarme­rie. Et l'on peut aussi considérer que ceux des hommes politiquesqui s'obstinent à défendre l'image du premier Président socialistequ'ait eu la France ne sortent pas grandis de l'aventure. A ladifférence de ceux qui prirent leurs distances avant la fin du mandatde François Mitterrand, même s'ils gardèrent le silence. Oncomprend mieux aussi la nostalgie d'un Régis Debray ou d'un AndréGlucksman à l'égard de Charles de Gaulle. Qu'on le veuille ou non,la comparaison s'impose.

Car, ne nous y trompons pas, la découverte, le 19 février, desmalles de documents dans le garage de Plaisir(ça ne s'invente pas!)fait la « une »de nombreux journaux européens, et la complaisanceou l'indulgence ne sont pas au rendez-vous. La classe politiquefrançaise dans son ensemble subira le discrédit d'une telle affaire,d'autant que la « raison d'Etat» ne fut pas, à l'évidence, le motifunique du Président. François Mitterrand, héros de roman? Certes!Mais pour qui l'Etat fut d'abord le lieu privilégié d'un plaisir dontle pouvoir multipliait les occasions et variait les formes à l'envi.

Bartolomé Bennassar

1. Piropo : compliment galant, souvent piquant, qu'un homme décoche à unefemme au passage de celle-ci.Saeta : court poème souvent chanté, généralement impromptu, qu'un passantadresse à une image de la Vierge (parfois du Christ, mais rarement), lors desprocessions de la semaine sainte.

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Journal

SOIXANTE-DIX S'EFFACE

IV

La Brière, 28 juin 1987

E n allant en Bretagne par la route militaireconstruiteen ligne droite pour que Hoche puisse combattre

le soulèvement de Vendée, on passe devant des ruines etdes châteaux à demi détruits dont certains étaient extrê­mement célèbres sous l'Ancien Régime. Tout le mondedéplorera ce vandalisme - on se demande pourquoi l'ordrenouveau n'a pas préféré s'enrichir de ces trésors plutôt quede les détruire. Dieu merci, il y a des exceptions. Le Kremlindemeure une merveille, quels que soient ses occupants.

Ace propos, une considération qui, à vrai dire, constitueun symptôme de vieillesse : à quoi servent, en général, lesrévolutions? Il est bien connu que les révoltes n'éclatent quesous des maîtres faibles ou indulgents. Tant qu'ils règnentavec sévérité, chacun préfère rester caché. Celui qui semanifeste rendrait plutôt service au tyran. (( Ce ne sont pasdes héros mais des imbéciles )) (Léautaud).

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Nietzsche tenait Luther pour un garçon de ferme quiavait remis à flot le vieil ordre déliquescent juste au momentoù il commençait à tourner agréablement au néo-paganisme.Dans un triptyque, il fallait chercher la révolution chez Luther,la réaction chez Loyola, la tolérance chez Erasme.

A quoi bon tous ces frais? Si nous avions actuellementpoursuivi jusqu'à un Louis XXV, il est probable que les chosesoffriraient un aspect semblable au point de vue social etmeilleur en ce qui concerne la culture et l'environnement.Beaumarchais, Mirabeau, Lafayette, Mme Roland auraientsuffi. Mais à la longue, on finit par s'ennuyer de tout et laperfection en vient à irriter.

Où est situé l'Esprit? Il n'est situé nulle part, il vole- jusqu'à l'abîme du cratère et à la glace des névés, car telest son plaisir [en français dans le texte].

E n fin d'après-midi à La Brière, l'un de ces paysagesque je ne connaissais jusqu'ici que par la littéra­

ture - par le roman d'Alphonse de Chateaubriant (1877­1951) : la Brière. J'avais reçu l'ouvrage des mains de l'auteurque je rencontrais parfois chez Florence Gould et qui est mortdepuis en exil.

La maison, une vieille métairie recouverte de chaume,est bâtie juste au bord du vaste marais recouvert de roseauxqui s'étend jusqu'à Saint-Nazaire. Charles Frachon l'avaitachetée à l'un de ses oncles comme emplacement idéal pourla chasse au canard à laquelle il s'adonnait avec ses amispendant la saison.

Sur les murs, tableaux de chasse, filets, fusils; sur lerebord des fenêtres, des oiseaux aquatiques, empaillés ouen céramique, parmi lesquels la sarcelle dans son habitsomptueux, typique habitante du marais.

Au-dessus de la porte de la maison: « In questa casasiamo tutti nervosi, anche il cane. » Cela me rappelle

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différents avertissements dans la région de Wilflingen. C'estcelui de mon vétérinaire qui me plaît le mieux: (( Attention- chien particulièrement conscient de son devoir. »

Devant la maison, un étroit ruban de prairie borné parl'eau du marécage et, derrière, un fourré de roseaux commedans les tableaux du Douanier Rousseau. Tout de suite unecouleuvre se montra en signe de bienvenue et, la têtesoulevée dans la lumière déclinante, elle glissa en fendantles eaux.

Je venais de séjourner trois semaines à Samos, île quipassait déjà pour riche en serpents aux yeux des Anciens;elle a gardé cette réputation jusqu'à aujourd'hui. Pourtant,lors de mes randonnées, en suivant le cours des ruisseaux,je n'avais vu que des lézards.

Le serpent se fait rare - il semble que la terre, enchangeant de peau, n'épargne même pas ses favoris. Peut-êtreque les espèces qui vivent dans l'eau, et surtout dans la mer,subsisteront plus longtemps que les espèces terrestres. Laquestion est maintenant de savoir ce que la Mère antiquepourra offrir en échange de cette perte. Jusqu'ici, toutes lesramifications animales ont aspiré aussi à une suppression desmembres ou ont tenté d'en retrouver le souvenir.

Nietzsche vénérait dans le serpent l'animal le plusintelligent de la terre - un partisan de Darwin pourraitobjecter à cela la petitesse de son cerveau. Quoi qu'il en soit,l'appréciation de Nietzsche est révélatrice de sa conceptionde l'intelligence.

E volution signifie aussi amoindrissement; les chré­tiens devraient souscrire les premiers à cette

maxime -le temps les éloigne toujours plus du jardin d'Eden.D'après l'opinion de nos astronomes, l'univers s'étend à unevitesse terrifiante. Qu'on la croit vraie ou non, cette simpleaffirmation constitue la marque d'un tournant.

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Ici s'élève une nouvelle question: la perfection peut-ellevraiment être atteinte par une évolution? Il serait concevableque, de temps à autre, une réminiscence de la proportiondivine tente de prendre forme, que ce soit fugitivement,comme sur le visage de certains mourants, ou pour des âgesentiers, comme dans le lis ou dans le coquillage appelé cœur.

E ncore un point : pour la vision du surhomme,Léonard de Vinci n'aurait-il pas été un exemple

plus convaincant que les puissants de la Renaissance?Remarque post festum - il fallait d'abord dépenser une

énergie accumulée. Mais Nietzscheva au-delà de cette phase.Déjà chez Spengler s'amorce une nouvelle perspective. Leprogrès linéaire perd en signification - à chaque instant,quelque chose d'imprévisible et de totalement autre estpossible, par exemple une nouvelle culture. L'Amérique aété découverte trois fois - une fois par les Vikings, ensuitepar Christophe Colomb et enfin, dans notre siècle, par lesfouilles des archéologues. A ne pas oublier : la mescaline.

Nietzsche pressent chez Vinci la grande énigme, le« miroir profond et sombre » (Baudelaire). De fait, Vinci estl'un de ceux qui savent se taire; cela se trahit même dansses tableaux - ils nous placent devant un coup d'audace,mais ce n'est là que l'un des phénomènes du totalementautre.

Wilflingen, 4 octobre 1989

N Uit brillante d'étoiles. Après une période de tempsdoux, un premier gel qui ne fait qu'effleurer le

sol. Les fleurs, même celles des dahlias, sont restées intactes.Les feuilles des courges se sont légèrement recroquevillées.

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Un inéditD'ERNST JÜNGER

Les deux tortues ont rampé encore une fois hors deleur paille pour prendre le soleil, mais elles n'acceptent plusde nourriture. La Maurétanienne est morte depuis longtemps;elle se tenait toujours à l'écart. « L'éclopée » s'est sauvéedurant l'été: je continue à espérer qu'on la retrouvera dansl'un des jardins voisins. La bestiole se signale par son besoinde liberté : bien que la mécanique lui soit étrangère, ellepoussait souvent avec toute la force de sa bosse contre laporte du jardin. Aicha, la chatte, a recommencé pour lapremière fois à se chauffer sur la cheminée. Nous noussentons bien l'un avec l'autre.

Les volubilis ne s'ouvrent plus. L'or tardif d'un œilletd'Inde rond comme une boule surpasse encore celui dutournesol. Posé sur lui, le dernier vulcain. Peut-être toutecréature offre-t-elle un point où elle se concentre jusqu'à sonessence - si notre œil parvient à le saisir, le vêtement devienttransparent. Ce pourrait être ici l'ultime antenne - uneblancheur pulsatile à la lisière du visible.

Ernst JüngerTraduit de l'allemand parjulien Hervier

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