L'Attestation - Entre phénoménologie et ontologie

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    38 0 P. RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEdu monde, l'axe vertical d'une hirarchie ontologique. Elle met erapport, qu'il s 'agis se d'tres ou de langage, chaque lment avec lesdivers n iveaux d'tre qui scandent un intervalle d'univers. La troi~sime puissance, ancre sur la seconde, et laquelle jerserve l'appellationde mtamorphose , concerne les lignes transversales qui coupent l 'axe Ver-tical de cette hirarchie. Comme son nom l'indique, elle Pousse chaqueforme vers son au tre, c'es t--di re vers l es formes qui lui sont associesdans la communaut d'un genre.Cette esquis se, rudimentaire je l'avoue, rsume assez bien ce que,st imul par les modles qui m'avaient sduit, j'appelais mtaphoral Il.Une fois encore, le problme smantique de la mtaphore n'est pas POurautant rsolu. Plus modestement , j 'aurais a im ouvrir une fentre surl'horizon o elle pourrai t s 'inscr ire. La phnomnologie nous a familia-riss avec un tre ant-prdicat if. Ce que j 'a i tent de dcrire suggreun tre pr-mtaphorique de la mtaphore.

    L'ATTESTATION:entre phnomnologie et ontologie

    Paul RICUR.

    L'essai qui sui t conjo in t deux problmatiques; d 'abord cel le qui nat la f rontire entre phnomnologie et ontologie . A cet gard , cet essaiveut pouser la pente qui incline une phnomnologie, au sens le plusprcis de la description de ce qui apparat, tel que cela se montre, versune ontologie , au sens du disce rnement du mode d't re adjoint ce quiapparat. Pour ce faire, le phnomne de l 'ipsit est pr is pour f il conduc-teur, e t i lest assign l 'ontologie la tche d 'explorer, au sein de lagrandepolysmie du verbe tre souligne par Aris tote en Mtaphys ique E 1-2 ,cel les des significa tions qui gravi tent autour de la paire acte -puissanc e. CAcet gard on peut dis tinguer chez Aris tote l a petite polysmie , savoirlasrie des catgories ouvertes par l 'ousia, catgorie de base, et la grandepolysmie, qui fait place une plurivocit plus vaste que celle descatgories. C'est elle qu'appartient le couple acte-puissance.)Que l'i ps it ait partie lie avec une ontologie de l'tre comme acte-puissance, alors que la mme t a partie li e avec une ontologie de l'trecomme substance, terme pilote de la srie des catgories, telle est lapremire l igne directr ice de mon entrepr ise 1.Ce que je viens de dire est trop cryptique, spar de la seconde pro-blmatique, savoir l'assignation la phnomnologie du soi d'un statutpistmologique original, ce lui de l'a tt estation, lequel mon sens estexactement appropri ce mouvement de transgression de la phnom-nologie du soi vers l'ontologie de l'acte-puissance. Je m'explique: parattestat ion, j 'entends la sorte d'assurance, de conf iance ( je vais revenir sur1. Dans la conjoncture philosophique contemporaine, du moins cel le qui marque l 'a lter-native Heidegger/Lv ina s, l a t ent at ive i ci p ropos e serai t de s auve r une on tolog ie aut re qu ecelle que Lv ina s rcuse, mais autre aussi que celle que Heidegger dploie. En cesens , d ire:ni Lvinas, ni Heidegger, serai t trop brut al, dans la mesure o la voie de l'ontologie del'acte, exp lore dans les i llage de laphnomnolog ie du soi , serai t une voie d is tinc te de celleque l'un prconi se e t d e c el le que l 'au tr e r efus e; c' es t plutt un e vo ie su r laquelle il serait

    possibl e d e p ay er s a d et te l'un et l'autre. Mais j'anticipe!

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    38 2 P. RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEces termes) que chacun a d'exister sur le mode de l'ipsit. En disantassurance, je ne dis pas certitude; en disant confiance, je ne d is pasvrification. Je reprends: l'assurance est, si l 'on veut, une croyance; maiune croyance non doxique, s i l 'on entend par croyance doxique celle qU~a pour expression: je c ro is q ue ... J'aimera is pouvoi r di re crance, paroppos croyance-opinion. La grammaire de la crance serai t ici croire ou croire en; le tmoin croit ce qu'il dit, et on croit en lasincrit du tmoin; on croit en sa parole . Pour marquer ce dcrochagede la crance par rapport la croyance doxique, assurance est mis encouple avec confiance, au sens o la parole de quelqu'un est fiable ounon. Or il ne s'agit pas ici de psychologie mais bien d'pistmologie,dans la mesure o crance et, s i j 'ose dire, f iance, marquent l 'inscriptionde la vr it dans un autre regis tre que celui de la vr if icat ion, exactementau sens o par le doute Descartes situe la problmatique de la premirevrit dans la dimension de la tromperie et de la vracit et, du mmecoup, appuie l 'pistmologie du vrai sur celle de la vracit, ce qu'on n'apeut-tre pas assez explor et exploit.Ce disant, nous sommes sur le point de joindre les deux problma-tiques: que la phnomnologie du soit ait pour enjeu une ontologie del'acte-puissance, que le mode pistmologique de cette phnomnologiesoit l 'a ttestat ion, non la vr if icat ion. En effet , ma convict ion est ici quel'att esta tion a en tant que te lle une vise ontologique qui traverse l'ap-paratre du phnomne soi. Elle est le vecteur de ce que j'ai appelplusieurs fois v hmence on t o log i que . La convenance mutuelle entre attes-tation et phnomnologie du soi est telle que c'est du mode d'tre del 'ipsi t que nous sommes assurs, en ver tu d 'une croyance non doxiquequi gale crance et f iance. Autrement dit , la convenance mutuelle entreattestation et ipsit se prolonge dans la convenance mutuelle entreipsi t et on tolog ie de l 'acte -puissance, dans la mesure mme o ce quiest at test de l 'ipsit , c'est p rci sment son mode d' tre . En bref, c'estce rapport triangulaire entre phnomnologie du soi, ontologie de l'act~,

    pistmolog ie de l'att esta tion qui sera not re thme. C'est lui que tenaiten raccourci la formule propose plus haut, savoir que l 'attes tation estla sorte de confiance ou d'assurance (statut pistmologique non doxique)que chacun a d'exister (statut ontologique) sur le mode du soi (statutphnomnologique) . Soit acte/at testat ion: c 'est entre ces trois ples quela pense va circuler. .Je propose dans ce qui suit de donner un aperu des analyses qu~ Je. , , ., t ' la questiondveloppe dans mes Gi f fa rd Lec t ure s , consacrees precisemen a ,du soi, de l'ipsi t , e t de mont rer comment la sui te ordonne des dt er-. . d . . . temps un affer-rrnnanons u SOIqUI sera parcourue, constitue en meme . dmissement progressif des trai ts qui joignent les t rois ples du SOI? el'acte, de l'attestation; autrement dit: cette suite de dterminatlo?S

    consiste dans le mouvement o s 'attes te progressivement l 'approfondls-

    P. RICUR, L'ATTESTATION 38 3sement d'une phnomnologie du soi en une ontologie de l 'acte-puis-sance.

    PHNOMNOLOGIE ET ArrESTATIONEn gros, trs en gros, l'itinraire suivi va du plus abstrait au plusconcret . Par le plus abs trai t, j 'entends les dterminations de la personneet du soi relevant d 'une philosophie l inguis tique, ins truite par la philo-sophie analytique. Ma stratgie, oserai -je dire avec une pointe de pro-voca tion, est de fa ire di re la phnomnologie par la philosophie analy-tique, sans lui faire (trop) violence. Et cela, sur le point prcis del 'a tt estat ion de soi. Pour ce faire , je considre deux stades de l'ana lyselinguistique.:-Le premier est celui de la smantique frgenne - donc conforme la logique proposit ionnel le -, e t j e montre comment, sur la lance de larfrence identifiante, il est possible, en suivant grands traits les analysesde Strawson dans L e s I n di vi d us , de tracer un premier schma de lapersonne comme individu debase sedist inguant des corps par la sor te

    de prdicat s qui lui sont a ttribus et par le mode mme d'at tribution deces prdicat s. Je vai s reprendre cela avec plus de d tai ls; mais je veuxd'abord tracer l'itinra ire comple t pour fai re comprendre comment cespremires analyses se placen t par rapport aux suivan tes et surtout auxdernires.Le second stade de l 'analyse linguist ique est celui de la pragmatique Q )au sens de Morris. Le problme de la significat ion est repri s du point devue o celle-c i varie se lon les ci rconstances de l'nonc ia tion e t en par-t iculier en fonction de la circons tance majeure que constitue la si tuationd 'inter locution mettant en relat ion un je- locuteur et un tu-dest inataire.On montrera comment un soi procde par auto-dsignation de cette sui-rfrence implique par une thorie de l'nonciation.La ncessi t pour la philosophie analytique d 'avouer ces prsupposi-tions phnomnologiques, et, l'arrire de celles-ci, les prsuppositionsontologiques sous- jacentes , se fai t jour pour la premire fois au point dejonction entre la personne comprise comme particulier de base dansla perspec tive de l 'ident ificat ion rf rent iel le et l e soi impliqu par larfiexivit de l'nonciation.Deuxime niveau: aprs l 'analyse linguist ique, la thorie de l 'act ion.La trans it ion entre philosophie du langage et philosophie de l 'act ion estassure par le simple fait que l'action est dite, c'est--dire nonce etraconte, et que l'agent se dsigne aussi en parlant, en se disant. Laphilosophie analytique est ainsi mise contr ibution une deuxime fois,avec ses deux versants correspondant la smantique et la pragmatique.Sur le premier versant, nous avons une smantique de l'ac tion en troi-sime personne, o l'accent est mis sur le rapport entre le quoi? de

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    F. JUGUR, METAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTrQIl'action et son pourquoi? C'est dans ce cadre que se dploie la discuss 'bi 1 if S Io nen connue concernant e rapport en tre mon et cause. ur le deuxiversant , celui qui est le moins bien tra it , voi re le plus maltrait Sepllle1 . d d l' . , .' osea q uestion u rapport e acnon a s on agent: que Veut dire que quelqu'

    (fait quelque chose pour des rai sons? C 'est ce l ien entre le quoi? pourquo~~d'un ct et le qui? de l'action qui pose dans toute sa force la questi 1 de l'ipsit dans sa dim.ension pratique. Tan~is que l~personne COlll~:particuli er de base devient une per sonne agissante, 1nonciation rfl_chissante est cel le -l mme qui porte au langage le qui de l'action. C'estde cet enchanement des trois questions: quoi? pourquoi? qui? que surgitune deuxime fois la ncessi t de con joindre analyse et phnomnologie.C'est au troisime niveau que je placerai la dimension narrative, celIemme qui a fait l 'objet de T emps e t R c i t; je ne me borne pas la replacerdans un cadre plus vaste, je l'interroge d'un point de vue nouveau, celuide l'identit personnelle, peine voque l a fin de T em p s e t Rc it, t. III.On aperoit faci lement comment ce niveau s'art icule sur les deux pr-cdents : le rcit se donne la fois comme une sorte d'nonc, relevantdonc de la smantique, mais posant des problmes spc ifiques d'non-ciation au titre dela narration. En outre, lercit s 'annonce comme mimsisd'action et ce titre vient se greffer sur le champ praxique ; quant ausoi, ses dterminations antr ieures s 'enr ichissent de toutes celles quiressort issent de la st ructure narrative du personnage , te lle qu'elle estreue dans l 'acte de lecture.Enfin un niveau, sinon dernie r, du moins plus lev, non seulementen dignit mais aussi en complexit, se profile le soi de l'imputationmorale. Ce soi responsable rcapitule son niveau les aspects linguis-tiques qui opposent prescription description, imputation de soi ds i-gnation de soi, et les aspects praxiques de l'action en tant qu'elle estimpute quelqu'un et de l'agent en tant que suscept ible de louange et

    1 de blme. Des dterminations nouvelles et propres au niveau thiq~epermettent de dgager de la dimension narrative elle-mme les rudi-men ts de l'est ime de soi corrlative du respect de l'autre.C'est ici que se poserait la question de savoir si et comment pourraits 'art iculer sur les prcdentes la dimension proprement rel igieuse du soiconvoqu - du soi capable de la rponse d'Abraham: me voici ! Je n'enparlerai pas ici.Tel tant le schma gnral , je voudrais maintenant rparer quelquespoints nodaux o s'impose au cur mme des analyses venues de laphilosophie analytique la mdiation pistmologique que l 'attestationexerce en tre une phnomnologie de l 'ipsi t et une ontologie de l'acte- puissance. Ce reprage dira quelque chose de la stratgie gnrale del'ouvrage.

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    Niveau linguistiqueA) C'est d'abord sur la voie de l ' ident i f icat ion rfrent ie l le , dans le cadred'une logique smantique, donc d'une logique extensionnelle, que jediscerne et pointe le tout premier renvoi par dfaut de la philosophieanalytique vers la phnomnologie. Sur cet te voie , je rencontre la thsede Peter Strawson dans L e s I n di vi d us , selon laquelle nous ne pouvonsfa ire rf rence un individu, que ce soi t par description dfinie , assi-gnation de noms propres , usage de dict iques (parmi lesquels les dmons-tratifs , les pronoms personnels et les temps verbaux), sans les classer soitparmi les corps , soit parmi les personnes . Je ne discute pas la thse selon.,laquelle corps et personne sont des particuliers de base et les seuls.J'adopte la thse comme cadre de travail. Je vais droit aux troiscontraintes qui df inissent le s tatut de la personne comme particulier debase:1 l es personnes doivent t re des corps si ell es doivent tre en outredes personnes;2 les prdicats psych iques qui distinguent les personnes des corps etles prdicats physiques qui leur sont communs sont attribus la mmeentit, la personne, et non deux entits distinctes, par exemple l'me etle corps;3 les prdicats psychiques sont tels qu'il s conservent la mme signi-fication, qu'ils soient attribus soi ou un autre que soi; pour le diredans les termes de Strawson, qui importent grandement, qu'ils soientse lf-ascribable ou other-ascr ibab le (la peur signifie la mme chose qu'ellesoit mienne ou vtre) : cette double ascription dfinit le psychiquecomme tel, en suspension d'attribution.Qu'en est-il d'un rapport ventuel avec la phnomnologie? A pre-mire vue le rapport est nul, dans la mesure o, d'une part, nous n'en-qurons que sur une contrainte du langage dont nous ne savons si e ll eest universelle ou rgionale , transcendanta le ou empirique, et o d'autrepart la personne quoi il est fait allusion ne se dsigne pas elle-mmecomme soi et demeure seulement une des choses au sujet de quoi nous

    par lons , dont nous par lons . Et pourtant l 'accomplissement de cette ana-lyse n'est pas ngligeable , dans la mesure o nous avons commenc dedonner un statut logique la troisime personne grammaticale: i l-elle, laquelle Benveniste, dans une analyse seulement grammaticale, refuse les tatut de personne. Or la troisime personne est bel et bien une personne,comme l'atteste - c'est le cas de le dire - la plus grande partie de lal itt rature narra tive o prvaut ce que Kate Hamburger et Dorri t Cohnont dnomm Er-Erzi ihlung . C'est prcisment pour dfendre lebon droitde la trois ime personne comme personne que la rfrence identif iantere levant d'une logique extensionne lle doit tre mise en couple avec une

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    386 P. RICUR, L'ATTESTATION 387. R ICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEphnomnologie qui serait peu prs celle de I de en I I de Husserl. Repre-nons les t rois contraintes de St rawson :10 La personne, dit-on, est aussi un corps; or ce corps n'est passeulement un corps parmi les corps, mais aussi corps propre. Or lapossession dsigne par les dictiques appropris semble bien impliquerun sujet capable de se dsigner soi-mme comme ce lui ou ce lle qui a cecorps.20 L'attribution complte des prdicats physiques et psychiques la

    mme entit, la personne, para t bien excder les traits de l 'attributionau sens logique de la simple prdication un sujet logique; c'est pourquoiStrawson lui-mme la ds igne du terme d'ascript ion, qui soit pointe versla relation susnomme de possession, soit annonce une parent remar-quable avec l 'imputation morale, s inon lgale, que nous considreronsplus loin (aussi n 'ignorons-nous pas que la possession du corps proprefait l 'objet d'une protection lgale, comme le rappelle l'expression mmed ' habea s co r pu s, dont on a un cho dans une importante remarque desP ri nc ip es d e l a P hi lo so ph ie d u D r oi t de Hegel). On a mme en philosophieanalytique une thorie de l'ascription, celle de A. Hart, qui assimilefranchement l 'ascript ion prdicative l 'ascript ion imputative par le tru-chement d'une ass ignation jur idique de droit .30 Mais c 'est surtout la troi sime cont rainte qui nous ret iendra: lasorte de mmet que les prdicats psychiques conservent, qu'i ls soientse lf - ou other-ascribable, implique une pr -comprhension de la dis-tinction soi -autre que soi, sans quoi la mmet de ce que j'ai appe l plushaut le psychique ne ferai t pas sens; l a mmet du psychique fait coupleavec la distinction soi-mme - autre que soi, implicite la doubleascription.Il faut donc, pour que la troisime personne grammaticale soit unepersonne, qu'el le soit capable de se dire possder son corps, s 'ascrire enun sens spcifique des prdicats psychiques, se ds igner soi-mme dansun rapport soi/autre.(Je note ic i combien la di st inct ion du franai s entre mme et autre estdf iciente, dans la mesure o elle brouille compltement la dis tinction

    same-dist inct et self-o th er ; mais j 'aurai l 'occas ion de revenir plusieurs foissur cette dplorable confusion.)B) C'est ce stade de la di scussion que je fais para tre la pragmat iquelogique et, avec elle, la situation o la signification d'une proposition c~ssed'tre neutre l'gard du contexte d'emploi, mais varie en fonction1 principalement du contexte d'interlocution. .C'est ce stade que le je-tu du processus d'interlocution se laissethmatiser. Cela se fait le mieux dans le cadre de la thorie des actes dediscours et sur la base de la distinction entre consta tif et performatif,largie, ou plutt remplace par la dist inction entre acte locutoire et forceiIIocutoire. En effet, la force ilIocutoire d'nonciations telles que consta-J t er, promettre , avertir, se lai sse le mieux porter au jour en formal isant

    les prfixes intentionnels (avec un s) incluant le terme je : tout acte delangage peut ainsi tre nonc sous la forme: je dis que ( je constate que,j e dsire que, j e veux que , etc .). L'avance en di rect ion d'une phno-mnologie du soi est vidente: la personne n'est plus une des chosesdont nous parlons, mais se dsigne el le-mme comme cel le qu i parle.Mais ce n'est pas encore le plus remarquable: le langage est ainsi faitque nous pouvons ascrire une troisime personne, celle dont nousparlons, la mme capacit se dsigner elle-mme comme celle qui parle,et, en parlant, s 'adresse un inte rlocuteur; la cit ation est la manireordinaire dont cetransfert est opr; il pense que, elle dit que, signifient:tel le et tel le personne dit dans son cur: Je pense que, Je dis que(entre guillemets) ; le rcit , encore une fois, fai t l 'usage le plus massif dece mode de transfert de l'autodsignat ion la t roisime personne, quifai t de la trois ime personne grammaticale une trois ime personne ph-nomna le ( cet gard, le thtre pose un problme: les dialogues entreprotagonistes, directement rapports et mis en scne, ne constituent-i lspas, par la vertu mme de la mise en scne, une vaste citation dont lesguillemets ouverts sont la scne mme, et les guillemets ferms, la chutedu rideau? A discuter). Dorr it Cohn, dans Tran spa r en t M i nd s, va jusqu'dire que l 'art narratif consiste apprhender directement des penses etdes discours forms en premire personne e t adresss des secondespersonnes, donc les atteindre dans l 'me ou l 'espri t mme en trois imepersonne des protagonistes.Cet accomplissement de la pragmatique n'empche pas l'acte de l'auto-dsignation d't re charg de paradoxes qui vont ramener vers la ph-nomnologie. Le premier est ais rsoudre. I l rsulte de l 'ambigut duterme je ; pris dans la liste paradigmatique des pronoms personnels, c'estun terme vacant, capable de dsigner quiconque en l'employant se dsignelui-mme (dixi t Benveniste ) ; en revanche, en emploi, i l ne dsigne quecelui seul qui le prononce. Dans le premier cas, c'est un shifter ouembrayeur, par rapport auquel une varit d'nonciations virtuelles sontremplaables, c'est--dire substituables l'une l'autre; dans le deuximecas , le terme je dsigne une perspec tive unique et insubsti tuable sur lemonde. G. Granger caractrise ce second cas par le terme heureux d 'an-crage , en opposition la fonction du je comme terme shif ter, voyageur 2.Ce paradoxe n'en est finalement pas un ; il s'agit plutt d'une amphi-bologie rductible par la dist inction entre type et chanti llon.Le vrai paradoxe apparat avec le phnomne d'ancrage. Ici Wittgen-stein est instruct if: dans la mesure o l 'ego d'une nonciation actuelle,effective, n'appart ient au contenu d'aucun de ses noncs, cet eg o sin-gulier, centre de perspective sur le monde, est la l imite du monde, 2. Husser l, dans un sens voisin, comptait le je parmi les expressions ncessairementoccas ionnelle s; Russe ll en faisa it lep ivo t des particu liers gocentriques ; enfin Ch. S .P iercersolvait le paradoxe en distinguant type et chantillon (talun).

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    388 P. RICUR, MTAMORPHOSES DE lARAISON HERMNEUTIQUEsupposer que le mond~ et le discours soient coextensifs, selon l'hypothsede base du Tractatus . Enonons le paradoxe en d'autres mots : l 'noncia_tion peut la rigueur tre traite comme un vnement qui arrive'parler, manger, marcher, sont de te ls vnements; mais ce lui qu i parle'l'noncia teur de l'nonc iat ion, n'est pas un vnement; on ne peut pasdi re qu'il a rrive . Et pourtan t nous franch issons le foss logique entre leje l imite du monde e t la sorte d'vnements que seraie r.: le s noncs etmme les nonc iat ions, ds lors que nous nous prsentons autrui endisant moi , P.R., ce qu'en anglais on appelle s 'identif ier. Wittgens teins'en tonne dans le Cah ie r B l eu , en souvenir du paradoxe du Tractatus.Or comment franchissons-nous le foss logique?Nous le fai sons en insti tuan t une procdure spciale dont nous a llonssouligner les prsupposs phnomnologiques et ontologiques dans uninstant. Cet te procdure met en inte rsection la r frence identi fian te une personne et une seule, relevant de la smantique, et la caractrisationpragmatique du je-tu de l 'inte rlocu tion. Le modle d'une tel le mise eninte rsect ion nous est fourni par la mani re dont nous corrlons le main -tenant absolu du prsent vivant avec un ins tant que lconque par laconstruction du calendrier qui dtermine la suite de toutes les datespossibles. Par l est possible l 'oprat ion de data tion. C'est aussi ce quenous faisons quand nous corrlons le ic i absolu d termin par notre

    propre corps avec une des places poss ibles dans un espace car tsien enconstruisant une carte, sur laquelle nous localisons notre position. Data -tion et localisation sont le modle pour une opration semblable parlaquelle nous corrlons le je absolu, centre insubstituable de perspective,avec une des personnes que nous identifions sur le mode rfrentielcomme tant te lle ou tell e; ce tte opra tion para ll le la datation et lalocalisation est l 'appellation . C'est par ce performatif remarquable que lesparents , c 'est--dire ceux qui reconnaissent l 'enfant, inscr ivent publi-quement sur le registre de l'tat-civil son nom, ct de sa date et deson lieu de na issance . Grce ce tt e triple i n sc r ip t io n - datation, locali-sation, appellation, un ego capable de se dsigner lui-mme (self) est ditle mme ( same) que l'une des personnes existant maintenant dans lemonde . L'auto-ident ification - l'acte de se prsente r - n'est rien d'autreque la corrlation entre auto-dsignation et identification rfrentielle.C'est ic i que lephnomnologue qu i, on le verra mieux plus loin , tientd 'emble un discours de caractre ontologique, entre en jeu. Commentrendre compte de ces procdures de datat ion, de localisat ion, d 'appella-tion, si l'on ne transgresse pas les bornes de l'ana lyse lingu istique? Nefaut- il pas enqurir sur la sor te d 'tre qui permet cette double procdu~ed'identification comme personne-objet et comme sujet se dsignant SOI-mme? Qu'est ce point perspect ive insubst ituable , sinon mon proprecorps? Or la corporit s'annonce phnomlog iquement comme ph-nomne double entre: savoir, qu'il y ait ici et maintenant un corpset que je so is ce corps. A son tour, la corpori t n'est pas un phnomne

    P.RICUR, L'ATTESTATION 389isol; elle fai t par tie d 'une s tructure ontologique plus vaste, savoir monappartenance sur le mode corporel ce que Heidegger dnomme Lebens -uielt et Heidegger In-der-Wel t -Sein. Or je parle d'une manire sense decorporit et d'tre au monde. J'ai donc une comprhension de ce quesignifie appartenir au monde sur le mode corporel, lequel prsente lephnomne de double a llgeance qu'on a d it.A la rflexion, cett e p r-comprhension ta it dj l'uvre dans leparadoxe de l'ascription des prdica ts cett e ent it spc ia le que nousdnommons la personne. C'est en vertu de ce tte pr-comprhension quel'ascription apparaissait rebelle l 'attribution quelconque de prdicatsque lconques quoi que ce so it.J'a rrte ici cett e premire s rie de remarques afin de rse rver pour laseconde partie une confrontation plus serre entre le couple form par laphnomnologie et l 'analyse linguis tique, d 'une par t, et une caractri-sa tion plus dcide, d'au tre part, de ce que nous venons d'appele r pr-comprhension en tant qu'attestation porte ontologique. J 'ajoute seu-lement une remarque qui a valeur d'avertissement; selon moi, cetteconvergence-confrontation entre phnomnologie et analyse linguistiquea valeur d 'implication rciproque. L 'ontologie de la corporit et de l 'treau monde res terait une prtention inconsistante s i elle n 'tait pas concep-tuell ement art icule dans une smant ique et une pragmatique, de tel lefaon que la double allgeance du corps propre au monde des vnementset celui du soi puisse se rflchir, se reflter, dans les procdures delangage qui reli ent l a personne comme que lque chose dont on parle e t l esoi impliqu rf lexive ment dans les actes de discours.

    Niveau praxiqueC'est au deuxime niveau de notre enqute que l'implication de laphnomnologie dans l'analyse linguistique et son caractre d'attestationdevient expl ici te, savoir au plan de la s~ci fication ,9.u_sujet commesuje t agi ssant (et , ajoute rai-j e, souffrant). En un sens, nous sommes

    encore dans le champ de la philosophie du langage et mme au point decroisement de la smantique et de la pragmatique, dans la mesure ol'agir est dit; et il est dit doublement. D'une part, l'action est une sorted'vnement a rrivant dans le monde; la thorie de l 'action est alors uneprov ince de la smantique, plus prc isment de la logique smantiqueprise dans sa vi se rfrentiell e indiv iduel le . D'autre part, nous nousdsignons nous-mmes comme les agents de nos propres actions; lathorie de l'agent pourrait a lors t re une province de la pragmatique , cequ'elle est en fait plus rarement pour les raisons que l'on va dire tout l 'heure et qui rendent plus difficile la transition vers la phnomnologie.Cela dit, la thorie de l'action est devenue une discipline si originalequ'el le constitue de nos jours un champ dist inct de l 'analyse.

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    390 P. RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUE P. RICUR, L'ATTESTATIONVrif ions l'autonomie de la thorie de l'action sur le bord externe dela smantique et de la pragmatique, et les ressources que cette autonomielibre pour une comprhension/confrontation avec la phnomnologie.En te rmes de smantique logique , l es ac tions son t des vnements

    1 d'Un genre particulier: un vnement est une action quand sa descriptioncomporte la clause: fait intentionnellement , ou dans l'intention de ou quand l 'act ion parat tre l 'accomplissement d 'une intention anti-cipante l aquel le cet accompl issement peut manquer. No tons avecE. Anscombe les trois usages du terme intention. La phnomnologieaura tout l'heure beaucoup dire sur ce classement. Quelle question lasmantique pose-t-e lle concernant le premier de ces usages tenu pourcanonique? La smant ique de l'act ion place prudemment en tte l 'ex-pression adverbiale de l 'intention parce que l 'act ion s 'y prsente commeun donn expl iquer e t non comme le remplissement d'un projet ant -rieur. La question est essentiel lement celle de savoir comment on passede la description l'explicat ion. Al lguer une intention, c 'e st en effe trpondre la question: pourquoi? Et l'intention est une rponse tell equ'on allgue une raison de, et non une cause. C'est du moins la thsedes no-wittgensteiniens d 'Oxford (Anscombe principalement) . Maiscomment une intent ion peut-e lle t re la cause de changements dans lemonde , si el le s'inscrit dans un aut re registre que la causal it? Ce pro-blme a tourment Wittgenstein dans les Ca rn e ts d e g u er re , puis dans lesCa hie rs B leu et Brun et dans les Investigations, o la discussion occupe lesinte rminables parag raphes 611-645. La diffi cul t peut tre formuleainsi: si dsirs et croyances, en quoi s'analysent les raisons de, sontrcr its en termes d'attitudes propositionnelles, comment combler lefosslogique entre une smantique des propositions sur l'action et l'expriencequotidienne de pouvoir-fai re et de fa ire, aut rement di t de fa ire a rriverquelque chose dans le monde? La diffi cult est son comble quand onarrive au trois ime usage du mot intention, savoir l 'intention vive, nonencore remplie, ou jamais remplie. C'est ici que la phnomnologie s'offrecomme une alternative: savoir traiter l 'intention volontaire commeune classe d'intentionnalit, avec les deux traits gnraux d'anticipationet de projet de soi inscrits dans le nome mme du projet: chose faire par moi . Mais, ici aussi, je suggrerai de dire que phnomnologieet analyse linguis tique s 'impliquent mutuellement, dans la mesure o lenome du vouloir s'art icule dans la smantique des phrases d'act ion,comme le propose Hintikka.Mais nous ne sommes pas encore au cur du problme, au point ola descr iption phnomnologique assume le s tatut pistmologique del'attestation.B) Ce point est atteint quand nous passons de la smantique lapragmatique: le foyer de la discussion n'est plus la relat ion entre motif,en tant que raison-de, et cause, en tant qu'vnement arrivant dans lemonde, mais entre action et agent. Le problme de l'ascription, rencontr

    en te rmes gnraux dans le cadre de la thorie des individus, revient enforce dans le cadre, bien prc is de l'assignation de l'act ion son agent.La question du qu i de l 'act ion, pour par ler comme Hannah Arendt, quandelle introduit'sii thorie se lon laquel le l 'action au sens fort, distinct dulabeur et de l 'uvre, fa it appel au rci t pour raconte r le qu i de l'action.Or cette question n 'a pas moins embarrass la philosophie analytique quela phnomnologie. C'est un fait que, dans le domaine analytique, laclarification de la relation quoi /pourquoi a occult, voi re rendu non per-tinente, la relation q ui - q uo i/p o ur qu o i. La difficult est particulirementapparente .chez Donald Davidson: son analyse de l'action aboutit, eneffet, une double rduction" celle de la raison-de la cause et celle dela cause l'vnement impersonnel. La catgorie de l'vnement, non yslement ne marque plus aucune affinit avec le soi , maiStn

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    392 393P. RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEse tromper s'insc rit dans un autre registre que celu i de l'erreur doxique ;les a llgat ions mensongres fai tes soi-mme ou aux aut res, ou pluttles mprises de l'auteur sur ses propres intentions - dont tmoignentles hs itat ions qui nourr issent le dbat intr ieur qu'Aris tote place sousle t it re de la dlibra tion - relvent prc isment de la problmatique del 'attes tation; celle-ci ressor ti t une forme spcifique du doute, le soup-on, qui fait que l o il y a a ttestat ion, il y a aussi place pour lacontestat ion; l o il y a place pour le tmoin, il y a place pour le fauxtmoin et le faux tmoignage. Mais, quoi d 'autre qu'un tmoignage tenupour plus f iable que le soupon peut apporter une f in au moins provisoire l'hsit ation? Nulle cri t riolog ie relevant du regi st re de la mme t nepeut mettr e un terme une cri se de confiance affec tant l 'a tte stat ion del'ipsi t dans sa modali t pratique 3.

    P. RICUR, L'ATTESTATIONpersonne est responsable des consquences proches de ses actions et, pourcett e ra ison, peut tre loue ou blme '.De nouvelles composantes sont mises en jeu par cette notion. Certainessont de simples expansions de la catgorie antr ieure d 'act ion; d 'autresexigent un trai tement spcif ique. A ti tre d'expansion de la catgorieant rieure d'act ion, je propose d'introdui re troi s t rait s dont la porte~ue est aumoins implicit e. Il nous faut d'abord considre r la structure(hirarch~s",u

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    des prceptes - techniques, estht iques, moraux, poli tiques -, que lesationspVent tre values, c 'est--dire ordonnes hirarchiquementen fonction du degr auque l e lles sa tisfont ces prceptes; tant que lesprceptes rglant le processus valuatif res tent immanents la pratiqueelle-mme, on peut encore les appeler avec McIntyre des talons d'ex-cellence (s t an dard s o f exce ll ence ) , qui donnent la mesure du degr de succsou d'chec d 'une activit donne. Ces talons d 'excellence df inissent lesbiens immanents une pratique de telle sorte que la pratique, qu'onappelle pratique mdicale, caractrise immdiatement le mdecin commeun bon mdecin. C'est alors la tche de la philosophie morale d'la-borer une typologie explic ite des va leurs impl ici tes ces ta lons d'ex-cellence. C'est ce que fait une thique des vertus .Ce n'est pas ici le lieu d'esquisser une telle typologie des valeurs, encoremoins de construire la hte une thique des vertus. Il me revientseulement dans le cadre de cette prsentat ion de montrer la contr ibutionpotentiel le de ces processus d 'valuation la constitut ion de la personnecomme soi. J dirai alors que c'est en valuant nos actions que nouscontr ibuons d 'une faon remarquable l 'interprtat ion de nous-mmesen termes d'thique.Comme Charles Taylor le souligne dans ses Ph il os o ph is ic a l P a p e r s,l'homme est un animal qui s'interprte lui-mme. Mais cette auto-interprtat ion n 'est ni s imple, ni directe; elle adopte le chemin dtournde l 'apprciat ion thique de nos actions ."L'enrichissement de notre concept du soi rsultant de ce processusindirect d 'valuation appliqu l 'act ion est considrable. Le soi - c 'est--dire le qui de l'action - ne consiste pas seulement dans l'auto d-signation de l'agent comme possesseur et auteur de ses actions, ilimplique en out re l'auto-inte rprta tion, en fonc tion de la russi te e t del'chec, en terme de nos tudes antrieures, de ce que nous appelonspratiques et plans de vie. Je propose d 'appeler est ime de soi, l 'interpr-tat ion de soi-mme mdiatise par l 'valuation thique de nos actions.

    1 L'estime de soi est en tant que telle un processus valuatif appliquindirectement nous-mmes en tant que soi.La seconde composante thique de l 'imputa tion morale fait appel une considration que nous avons compltement vacue dans toutes nos

    analyses antr ieures . Je veux dire las tructure confl ictuelle de l 'act ion entant qu' interaction. Que toute action soit interaction, cela pourrai t avoirt driv de notre analyse antrieure de l'act ion en tant que pratique etpraxis. Mais le fait important n'est pas que l'action ait une structuredialogique, mais qu'une asymtr ie S),ciale soit lie toute transaction.Le phnomne qui mr11e ic t d'tre soulign est l e fa it qu'en agissantquelqu'un exerce un pouvoir sur quelqu'un d 'autre; ainsi l 'interactionne confronte pas simplement des agents galement capables d'initiatives,mais des agents et des patients. C'est cet te asymtr ie dans l 'act ion en tantqu'inte ract ion qui ouvre la voie aux considra tions thiques les plus

    P. RICUR, L'ATTESTATION 395importantes ; avec le pouvoir vient la possibili t de la violence. Non quele pouvoir en tant que te1 implique violence. Je dis seulement que lepouvoir exerc par quelqu'un sur quelqu'un d'autre constitue l 'occas ionprinc ipale de se se rvir de l'aut re comme d'un out il. L est le commen-cemen t de la violence, du meurt re et plus encore de la to rture. Ma thse ,ds lors, est que c'est la violence et le processus de victimisation engendrpar la violence qui nous invitent ajouter une dimension dontologique l a dimension tlologique de l ' thique. La dernire ouvre le champd'une thique des vertus, la premire une thique de l'obligation, queje vois rsume dans la seconde formulat ion de l'imprati f kantien: Agis de tel le manire que tu traites l 'humanit dans ta propre personneet dans la personne d'autrui non seulement comme un moyen maiscomme une fin en soi. J 'insiste sur ce point: ce n'est pas le dsir maisla violence qui nous force confre r la morali t le caractre de l'obli -ga tion , soit sous la forme nga tive de la prohibit ion: Tu ne tueraspas, ou sous la forme posit ive du commandement: Tu traiteras lepat ient de ton action comme un agent semblable toi (Alan Gewirth).Une fois de plus, je confesse que cen 'es t pas ici le l ieu d 'une jus tificationcomplte du concept d 'obligation: nous le laisserons auss i inanalys quecelui d'valuation ou d'estime , au n iveau tlologique de la moral it ,comme nous laissons inanalyses les relat ions complexes entre une fon-dation tlologique et une fondation dontologique de la morale.Par cont re, il nous revient de dgager e t d'expl ici ter le nouveau tra itdu soi - de l'ipsit - correspondant au stade dontologique de lamorale. Si l 'est ime de soi constituait le corrlat subjectif de l 'valuationthique des actions, lerespect constitue le corrlat subjectif de l'obligationmorale, Mais, t andis que l 'est ime de soi pourrait n'impl iquer que moi ,moi seul, l e respect prsente d'emble une st ructure dia logique , paral -llement la struc ture confli ctue lle de l'in teraction. Il faudrait a ll erjusqu ' dire que, quand c'est moi-mme que j 'est ime, je m'es time en tantqu'un aut re, en tant qu'aut rui. C'est l'autre en moi seul que je respecte .La conscience morale est l e tmoin de cet te int riorisat ion de l'al tri tdans le respect de soi. I l faut toutefois observer que le respect n 'aboli tpas l'estime de soi, mais l'inclut; ce rapport complexe pourra it donner

    la cl d 'une interprtat ion correcte de l 'trange commandement d 'aimermon prochain contre moi-mme; ce commandement, selon moi,impl ique que l'on interpr te l 'e st ime de soi et le respect en fonc tion l'un -'"'de l'autre.

    VERS QUELLE ONTOLOGIE ?Je voudrais dire en quel sens l 'attestat ion peut tre tenue pour le modepistmique qui incline la phnomnologie vers l 'ontologie, et plus pr-c isment la phnomnologie du soi vers une ontologie de l 'acte et de la

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    396 P. RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEpuissance. Par souci didactique, je distinguerai plusieurs tapes dans cettemarche vers l'ontologie.1. Je veux d'abord rendre justice la philosophie analytique pourl'appui que ne cesse d'y t rouver mon esquisse ontologique. Notre toutepremire dmarche a t encourage par ce que j'appellerai l'apptitrfrentiel de la smantique frgenne ; ainsi le discours tenu sur le corpset les personnes est-il d'emble un discours sur . . . La personne est d'abordcelle dont on parle; ce penchant raliste de la philosophie analytique meparat faire srieusement contrepoids aux deux tendances, respectivementidali st e et phnomniste , i ssues de Descartes et de Hume. A cet gard,mme l'accent raliste mis par Davidson et Parfis sur la notion d'v-nement m'est d'un grand renfort, mme si je dois rompre avec le phy-sicalisme vers lequel incline f inalement une ontologie qui donne l 'v-nement un droit gal l'objet fixe dans l'inventaire du mobilier dumonde . Mme si c 'e st une tradition venue de plus loin que je rat tacheles considrations ontologiques qui suivent , je ret iens du passage par lasmantique des analystes l'assurance que la transition de l'analyse l'ontologie ne demande pas que l'on quitte le sol du langage. Cettetransi tion s'autorise au contra ire de ce que j'ai appel dans plusieurstextes S la vhmence ontologique du langage, cett e vhmence qui leporte au-del de lui-mme et fonde son insistance dire ce qui est. Ace t gard, loin que le passage l'ontologie implique une violat ion desrequ tes de l 'analyse l inguist ique, i l doi t tre compris comme un effortpour fonder la s tructure contingente de notre discours portant sur l 'agirdans la constitution ontologique du soi o se rflchit l'agi r. En cela,l'ontologie offre une rfutation du soupon selon lequel l'analyse lin-guist ique sebornerai t explici ter les idiotismes de quelque langue natu-rel le, ou pire les fausses vidences du sens commun. En ce sens , le renfortque l'ontologie apporte en re tour l'analyse l inguist ique just ifie quecelle-ci pui sse tour tour se prva loi r des usages les plus pertinents dulangage ordinaire, en tant que thesaurus des expressions qui touchent leplus juste au but, comme le notait Austin, et s'autori se r cri tiquer lelangage ordinaire en tant que dpt des prjugs du sens commun, voiredes express ions qu'une grammaire trompeuse incline vers une mauvaiseontologie. Ce rapport de l 'analyse linguis tique l 'ontologie revt ainsi laforme d'un chiasme cri tique. Eh bien, l 'attestat ion me parat constituerla modali t pistmique de cette vhmence ontologique qui continue,selon moi, d'habiter l a smantique de la philosophie analytique. Elleds igne la croyance non doxique, l 'assurance sans cer ti tude vr if iable, laconfiance qu'i l en est bien ainsi de l 'agir humain;2. Cela dit, quelle ontologie? On a dit plus haut: une ontologie dansla mouvance de la phnomnologie du soi. Cela veut dire, mon avis,5. L'affirmation originaire, dans L a M ta ph or e ' D ive , d. d u Seui l, 1975 , c ha p. VII,p. 310321 ; La ra li t du pass , dans L e T em p s r ac o nt , d. du Seuil , 1985, p. 203227.

    P. RICUR, L'ArrESTATIONdeux choses. La premire est celle-ci: l'at testa tion du soi, dans le dis-cours crois de la phnomnologie et de la philosophie analytique, a, entant que tel le, une porte ontologique. Autrement dit , la dis tinction entreipse et idem n'est pas seulement une distinction entre deux constellationsde s ignifications, mais entre deux modes d 'tre. C'est de ce premier pointde vue que mon entreprise est proche de cel le de Heidegger dans E tr e e tTemps. Le soi - le Selbst - est un existentia l, c'est- -dire qu'i l e st auDasein ce que les catgories sont aux tant s que Heidegger range sous larubrique du Vorhanden et du Zuhanden. On peut d'ai lleurs suivre le fi lqui court dans tr e e t T em ps , depuis l'asse rtion de la miennet duDasein, en passant par la question: qu i est le Dasein ? jusqu'au point dejonction entre souci et ipsit. En ce sens, je reconnais une parentcer taine entre la catgorie de mmet, dans le contexte de mes analyses,et cel le de VorhandenlZuhanden. L se confirme mon analyse de l'identitdans mon tude Identit personnelle et identit narrative , et le ddou-blement que je propose entre deux signif icat ions de la permanence dansle temps sous les rg imes dist inct s de l 'ipse et de l 'idem; savoir, d'unepart lapermanence substantielle que Kant rattache lapremire catgoriede la relation dans les Analogies de l'exprience , et d'autre part lemaintien de soi , la Selbst-stiindigkeit , que Heidegger n'est pas loin d'op-poser ce que nous appelons mmet.Que l 'attes tation soit le gage de la porte ontologique de la dis tinctionent re ipsi t et mmet t rouve confi rmat ion dans le rle que joue, chezHeidegger encore, l a consci ence au sens de Gewissen. Il est remarquableque le retour la conscience soit appel par la question plusieurs foisreprise de savoir si les analyses menes dans le premier chapitre de ladeuxime section, o l 'tre pour lamort art icule latotali t f inie du Dasein,sont bien, comme elles le prtendent, originaires. L'attestation de laconsc ience est le gage cherch de l 'originari t. Je ne m'intresse pas iciau phnomne de la conscience du point de vue de son rapport au bienet au mal. J'aura is bien des rserves fa ire cet gard et je les exprimedans la dernire parti e de mes Gi f fa rd Lec tur e s. En revanche, la fonctionpistmique assigne par Heidegger l 'attestat ion me renforce dans maconvict ion que l 'attes tation ds igne la sor te de croyance non doxique quej'ai appele assurance ou confiance, qui sous- tend la vise ontologiquedu discours de l'ipsit.3 . Est-ce dire que phnomnologie et ontologie ne sont qu'une seuleet mme chose, que la problmatique de l'attestation prend fin avecl'assurance de la porte ontologique de la diffrence entre ipse et idem?Il faut, me 'semble-t-i l, dire plus, ose r plus. Il appart ient une phno-mnologie du soi de librer une signif icat ion de l ' tr e c omme a c te qui soithomogne aux dterminations du soi comme ipse plutt que comme idem.Je ne dissimule pas le fait que notre effort pour fonder la structurecont ingente de not re discours sur l 'agir humain dans la constitutionfondamentale de l'tre comme acte fait appel aux ressources d'un discours

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    398 P.RICUR, MTAMORPHOSES DE LA RAISON HERMNEUTIQUEde second ordre, par rapport tous les discours mis en jeu par la ph-nomnologie de l'agir. Ce discours de second ordre, o se signi fie l'ef-facement du langage lui-mme devant l'tre dit, c'es t le di scours sp-culat if issu de la d ia lect ique platonic ienne des grands genres et de lamdi ta tion aristotl ic ienne sur la p lur ivocit de l 'ide d' t re . Ce qui doi tici retenir notre attention, c'est ce que j'ai appel plus haut la grandeplurivocit , c'est--di re celle qui inclut la petite plurivocit , expri-me dans la sri e des sens de l't re, pilote par l 'ousia, dans un champcomprenant, ou tre cet te sr ie , l ' tre comme vrai e t faux, e t la d isnctionqui nous importe ici entre energeia et dunamis . Or cet te ressource onto-logique que la philosophie aristotl ic ienne ne fai t pas f ructi fier de faondist incte, t ant es t prgnante l'ontologie rgie par le primat de l 'ousia,n'est pas reste inerte dans l'histoire ultrieure de l'tre. A l'ge classique,la signification de l'tre comme acte chemine sous le couvert de la thoriesubstantialiste, tout en commenant de la subvertir, sous le titre duconatus spinozis te et de Yappeti tus leibneizien ; l 'ge de l 'idal ismeallemand, le rapport energe ia-dunamis se renverse dans les Potenzen deSchell ing . Ce renversement est achev chez Nietzsche, dont le conceptde puissance est entirement dsubstantialis. C'est de l que procdentdes expressions qui me sont chres depuis longtemps, cel le de notre dsird' tre et de notre effor t pour exister , expressions qui donnent l'thiqueson intention premire. Le renversement ainsi accompli au sein du coupleenerge ia-dunamis marque du mme coup l 'affranchissement de l'trecomme acte l'gard de l'tre selon les catgories, c'est--dire, en dernierressort, l 'gard de l'tre comme substance. C'est cet affranchissementque consacre l'ontologie du soi. Cette ontologie se donne d'emble commel'autre de l'ontologie de la substance. Cette dhiscence de l 'ontologie del'acte l 'gard de l'ontologie de la substance s'at teste prcisment dans laphnomnologie du soi . L'attestation, dirons-nous, ne se borne pas tmoigner du caractre onto logique de la diffrence entre ipse et i dem:elle augure bien de la fcondit possible d'une reprise de l'ontologie dansla li gne de l'en ergeia-dunam is.C'es t ici que ma voie se spare de celle de Heidegger, marque par lethme de la dest ruction de la mtaphysique. La ques tion me paratplutt de savoir quelles ressources de l'ontologie sont susceptibles d'trerveilles, libres, rgnres au contact d'une phnomnologie du soi,e lle-mme art icule au triple plan d 'une descr ip tion, d 'une nar ra tion etd'une prescription de l'action.4 . Nous n 'avons pas encore donn la raison la p lus for te pour laquel lel'ontologie atteste par laphnomnologie du soi doit s 'a rt iculer dans undiscours de second ordre. La force d'attes tation la plus grande rs ide, mon avis, dans le caractre dialectique de la notion d'tre comme acte.L'ipsit, en effet , est impensable sans altr it, le soi sans l 'autre que soi.Ce recours la mta-catgorie - ou grand genre - de l'altri t a seslettres de noblesse dans l'ontologie des Anciens. Il suffit de relire le

    P. RICUR,-LTh t te , l e S o ph i st e, l e P h il b e et , bien entendu, le Parmnide de Platon,pour s 'assurer de l 'appar tenance de cet te mta-catgor ie au discours del' tre, lors mme qu't re signifie acte. Mais comment rendre compte dutravail de l'altrit au cur de l'ipsit? C'est ici que le jeu entre lesdeux niveaux de discours - phnomnologique et ontologique - es t lep lus remarquable. Le rpondant phnomnologique de cet te catgoried'altrit, c'est la passivi t, entremle de manire multiple l'agirhumain. La passivit, d irais- je , est l'a ttesta tion phnomnologique del'altrit.Que l'act ion ne soi t pas sparable de la passion au sens le plus gnraldu terme, Descartes ne l'ignore pas, qui nonce comme un axiome audbut du T r ai t d e s P a s si o ns d e l 'me que, dans une relation d'interactionentre deux termes , ce qui est action pour l'un es t pass ion pour l'autre.La vertu principale d'une telle dialectique est d'interdire au soi d'occuperla place du fondement. Cet interdit convient parfaitement la structureul time d'un soi qui ne serait ni exalt, comme dans les philosophies ducogito, ni humili, comme dans les philosophies de l 'anti-cogito. J'aisouvent par l de cogito br is, pour dire cet te situation ontologique inso-lite. Je voudrais dire ici qu'elle fait l 'objet d'une a t te s ta t ion e l le -mme br i se.Je veux dire par l qu'un corollai re remarquable du principe de corr-lation entre action et passion serait que l'altrit, jointe l 'ipsit, s'attesteseulement dans des expr iences disparates, selon une diversit de foyersd'altrit.A cet gard, je suggre t it re d 'hypothse de travail ce que j 'appellera ile tr pi ed d e l a p a ss iv it et donc de l 'a ltr it. D'abord la passivi t rsumedans l 'exprience du co r ps p r opr e , comme mdiateur entre le soi et unmonde lui-mme pr is selon ses degrs variab les de praticabi li t e t doncd't rangret . Ensuit e la pass ivit implique par les relations de soi l' tranger, au sens prcis de l'autre que soi, et donc l'altrit inhrente la relation d'intersubjectivit. Enfin, l a pass ivit la plus diss imule durapport de soi soi-mme qu'est la conscience (au sens de Gewissen , pluttque de Bewuss t se in). En plaant ainsi la conscience en tiers par rapport la passivit - alt ri t du corps propre et, celle d'autrui, nous annononsl'extraordinaire complexit et la densit relationnelle de la mta-catgoried'a ltri t . En mme temps, la conscience projet te aprs coup sur toutesles expriences de passivit places avant elle sa force d'attestation, dansla mesure o la conscience est de part en part a ttesta tion.Je ne pourrai aller bien loin ici dans une analyse dtaille de ces troisples de passivi t - a ltr it. une remarque nanmoins avant d 'esquisser,mme grands traits, les investigations que je tente dans chacun de cestrois champs de gravi tation. Il ne s 'agit pas d'ajouter un, deux ou troisniveaux ceux que j'ai parcours: linguistique, praxique, narratif, thique,mais de dgager le degr de passivit-altrit propre chacun de cesniveaux d'exprience.a) Ainsi, concernant le corps propre , on a vu qu'il a t nomm ds le

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    niveau linguistique l'occasion des difficults inhrentes la constitutionde ce particulier de base remarquable qu'es t la personne, dont Straw-son nous dit que prdicats psychiques et physiques sont ascrits uneseule et mme entit. Il faut pour cela que le corps soit la fois un descorps e t mon corps: tout le problme est ainsi pos. La mme di fficult revient la surface avec le statut d'vnement assign aux ac tions parDavidson . Comment le soi vient-il des actions-vnements, deman-dions-nous alors? Je voudrais dire que ce second parcours le long duquelest mis en valeur l'indice ontologique des expriences voques n'est pasun simple doublet des mmes analyses dans cet autre mdium de concep-tualit que j'ai appel spculatif-catgorial. La dialectique activit-pas-sivi t, o s 'attes te une premire fois la dialectique ipsit-altr it, invite. rendre just ice une dimension oublie, peut-tre refoule, des analysesantrieures, particulirement la souffrance.Je n'ai cess de dire: l'homme agissant et souffrant; et pourtantl'action a occup tout le champ d'attention. Sous le vocable de souffrance,il ne faut pas seulemen t entendre les douleurs multiples que le courantdes choses et celui de l'histoire infligent aux corps et aux mes, maistous les e ffets de trauma et derupture qui se font sentir tous les niveauxdel ' analyse, ds la linguistique peut-tre, mais srement au plan praxiquelequel doit tre plus explici tement dnomm praxique-pathique, (En cesens, la diffrence de Michel Henry que j'admire, j'essaie d'articulerl'un sur l'autr e le praxique et le pathique , comme sa lec ture de Marx m'yavait nagure invit) . Le souffrir, en tant que mta-catgorie, s' at teste auniveau narratif par l 'incapacit de raconter, le refus de raconter, l 'ins is -tance de l'innarrable, phnomnes qui vont bien au-del de la pr iptietoujours rcuprable au bnfice du sens par la stratgie de mise enintrigue. Et comment ne pas voquer , mme brivement, au plan thiqueles occasions de msest ime de soi et de dtestat ion d'autru i et, plus quetout, l 'immense champ de ruines suscit par les souffrances que l 'hommeinf lige l 'homme. La part laplus importante du mal rsulte de laviolenceexerce par un homme sur un autre homme. Ici , la passivit fai t de l 'autreque soi sa vict ime. La victimisa tion apparat a lors comme l'envers depassivit qui endeuil le la gloire de l'action.Pour articuler spculativement cette pa ss i vi t p r ime , il faudrait parcourirle travail conceptuel qui s 'est fait depuis les traits classiques des passions,en passant par Maine de Biran, jusqu ' la mditat ion de Merleau-Pontysur la chair et ce lle de Miche l Henry sur l'affectivit et l'auto-affectivit.Je ne le ferai pas ici. Je me bornerai dire que, dans une dialectiqueacre entre praxis et pathos, le corps propre devient le titre emblmatiqued'une vaste enqute qui, au-del de la simple mienne t du corps p ropre,dsigne toute la sphre de passivit dont il consti tue le cent re de grav i-tation.

    b) Un travail semblable serait faire dans la deuxime direction:autrui . La question d'autrui est prsente chacun des niveaux de la

    consti tution de soi. Au n iveau linguistique, la p remire esquisse en estdonne par la procdure d'individua lisat ion: un seu l la diff rence detous les autres. La dialectique d'altrit se poursuit avec la thorie des particuliers de base : l'autonomie des prdicats psychiques par rapportau sujet d 'ascript ion repose sur la suspension de l'ascription soi et autrui; la polarit soi-aut rui est ainsi implique dans cette abs tractionmme. Plus fortement, l 'altrit est constitutive du niveau pragmatiqueo le je et le tu sont confronts dans la relation d'allocution. On deman-dera : peut-on parle r en tout cela de passivi t? Oui, sans dou te. Dans larelation d'allocution, je suis celui qui la parole est adresse; je suisrcepteur de paroles dans le silence; je sui s parl . L'Aufforderung deFichte const itue cet gard le modle de l'appe l, de la convocat ion .La face de passivit du rapport autrui rev t une signifi ca tion imm-diatement pathtique au niveau de l'action. On a insist autant qu'on apu sur la dissymtrie entre agent et patient en toute interaction engageantune relation de pouvoi r. Ainsi a t mise en va leur la ca tgor ie de lutt e,si prsente laphilosophie moderne de Hegel Max Weber. Le pathiqueculmine lor sque l'aut re revt la figure du bourreau; toute la passiv it secondense dans la figure inverse de la victime. Souffrir de la main del'autre, telle est la rplique horrible de la passivit de l 'coute.Au niveau narratif, dont on n'a pas parl ici, on a insist assez sur lefait que chaque his toire est prise dans les his toires des autres. W. Schappet MacIntyre ont donn la descr iption laplus vive de cet enchevtrementdes his toires les unes dans les autres.Notons en passant que la dia lec tique de l'act ivi t e t de la passivit place sous le ti tre de l'altr it d 'autrui est elle-mme enchevtre celleque l'on peut placer sous le titre du corps propre ou sous celui de laconscience. Un cas remarquable d 'enchevtrement entre la question d 'au-trui et cel le du corps propre est constitu par le phnomne mass ivementimportant de la fil iat ion, par lequel chacun se trouve si tu dans la suitedes gnrat ions; cet gard la dia lectique du paren t et du descendantexprime le parfait recouvrement des deux problmatiques. Mais lesmmes liens dramatiques de f il iation marquent aussi le recoupement dela question d'autrui avec celle de la conscience, dans la mesure oconscience et surmoi se recouvrent et o le surmoi peut tre appel loidu pre. En une seule figure se croisent les t rois prob lmatiques: l e precomme gniteur, comme autrui d 'exception, comme relais de culture etd' thique . Triple figure de la de tte ...Mais si la question d'autrui, dans sa double valence praxique etpathique, circule ainsi du dbut la fin du discours sur le soi, il importede la porter au plan spcula ti f et de lui assigner la consti tut ion proprequi convient ce plan, d'une manire comparable au parcours spculatifque nous avons propos pour le corps propre , dans le sil lage des tra itsclassiques des passions, de Maine de Biran, de Merleau-Ponty et deMichel Henry. C'est la confrontation entre Husserl et Lvinas que

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    niveau linguistique l'occasion des difficults inhrentes la constitutionde ce particulier de base remarquable qu'est la personne, dont Straw-son nous dit que prdicat s psychiques e t physiques sont ascri ts uneseule et mme entit. Il faut pour cela que le corps soit la fois un descorps et mon corps: tout le problme est ainsi pos. La mme difficultrevient la surface avec le statut d'vnement assign aux act ions parDavidson. Comment le soi vient-i l des actions-vnements, deman-dions-nous alors? Je voudrais dire que cesecond parcours le long duquelest mis en valeur l 'indice ontologique des expriences voques n 'est pasun simple doublet des mmes analyses dans cet autre mdium de concep-tualit que j'ai appel spculatif-catgorial. La dialectique activit-pas-sivi t, o s 'attes te une premire fois la dialectique ipsit-altr it, invite. rendre justice une dimension oublie, peut-tre refoule, des analysesantrieures, particulirement la souffrance.Je n'ai cess de dire: l'homme agissant et souffrant; et pourtantl 'act ion a occup tout le champ d'attention. Sous levocable de souffrance,il ne fau t pas seulement entendre les douleurs mult iples que le courantdes choses et celui de l'histoire infligent aux corps et aux mes, maistous les effet s de t rauma et de rupture qui se font senti r tous-les niveauxde l 'analyse, ds lal inguist ique peut-tre, mais srement auplan praxiquelequel doit tre plus explici tement dnomm praxique-pathique. (En cesens, la diffrence de Michel Henry que j'admire, j'essaie d'articulerl'un sur l'au tre le praxique et le pa thique, comme sa lecture de Marx m'yavait nagure invit) . Le souffrir, en tant que mta-catgorie, s'atteste auniveau narra tif par l'incapaci t de raconte r, l e refus de racon ter, l'insis-tance de l 'innarrable, phnomnes qui vont bien au-del de la pr iptietoujours rcuprable au bnfice du sens par la stratgie de mise enintrigue. Et comment ne pas voquer, mme brivement, au plan thiqueles occasions de msestime de soi et de dtestation d'autrui et, plus quetout, l'immense champ de ruines suscit par les souffrances que l'hommeinflige l'homme. La part la plus importante du mal rsulte de la violenceexerce par un homme sur un aut re homme. Ici, l apassivi t fai t de l'autreque soi sa victime. La vict imisation appara t alors comme l 'envers depassivit qui endeuil le la gloire de l'action.Pour articuler spculativement cette pa ss i vi t p r ime , il faudrait parcourirle travail conceptuel qui s 'est fait depuis les traits classiques des passions,en passant par Maine de Biran, jusqu ' la mditation de Merleau-Pontysur la chair et cel le de Michel Henry sur l 'affectivi t et l 'auto-affectivit.Je ne le ferai pas ici. Je me bornerai dire que, dans une dialectiqueacre entre praxis et pathos, le corps propre devient le titre emblmatiqued'une vaste enqu te qui, au-de l de la simple miennet du corps propre,dsigne tou te la sphre de passivit dont i l consti tue le cent re de gravi-tation.

    b) Un travail semblable serait faire dans la deuxime direction:autrui . La question d'autrui est prsente chacun des niveaux de la

    constitution de soi. Au niveau linguist ique, la premire esquisse en estdonne par la procdure d'individual isation: un seul la diff rence detous les autres. La dia lec tique d'a lt rit se poursuit avec la thorie des particuliers de base : l'autonomie des prdicats psychiques par rapportau sujet d 'ascript ion repose sur la suspension de l 'ascript ion soi et autrui; la polar it soi-autrui est ainsi implique dans cette abs tractionmme. Plus for tement, l 'a ltr it est constitut ive du niveau pragmatiqueo le je et le tu sont confronts dans la relat ion d 'allocution. On deman-dera : peut -on parle r en tout cela de passivit ? Oui , sans doute. Dans larelat ion d 'allocution, je suis celui qui la parole est adresse; je suisrcepteur de paroles dans le silence; je suis parl. L'Aufforderung deFichte consti tue cet gard le modle de l'appe l, de la convocat ion .La face de passivit du rapport au trui rev t une sign ificat ion imm-diatement pa tht ique au niveau de l 'act ion. On a insi st autant qu'on apu sur la dissymtrie entre agent et patient en toute interaction engageantune relation d pouvo-ir. Ainsi a t mise en valeur la catgorie de lut te ,s iprsente la philosophie moderne de Hegel Max Weber. Le pathiqueculmine lorsque l 'autre revt la figure du bourreau; toute la passivi t secondense dans la figure inverse de la victime. Souffrir de la main del'autre, tel le est la rplique horrible de la passivit de l 'coute.Au niveau narratif, dont on n'a pas parl ici, on a insist assez sur lefai t que chaque his toire est prise dans les his toires des autres. W. Schappet MacIntyre ont donn la descript ion la plus vive de cet enchevtrementdes his toires les unes dans les autres.Notons en passant que la dialectique de l'activit et de la passivitplace sous le titre de l'altrit d'autrui est elle-mme enchevtre celleque l'on peut placer sous le titre du corps propre ou sous celui de laconscience. Un cas remarquable d'enchevtrement entre la question d'au-trui et cel le du corps propre est constitu par le phnomne massivementimportant de la filiat ion, par lequel chacun se t rouve situ dans la suitedes gnrations; cet gard la dia lec tique du parent et du descendantexprime le parfait recouvrement des deux problmatiques. Mais lesmmes liens dramatiques de f il iation marquent auss i le recoupement dela question d'autrui avec celle de la conscience, dans la mesure oconscience et surmoi se recouvrent e t o le surmoi peut tre appe l loidu pre. En une seule f igure se croisent les trois problmatiques : le precomme gni teur, comme autrui d'exception , comme re lai s de cul ture e td'thique . Tr iple figure de la de tte ...Mais si la question d'autrui, dans sa double valence praxique etpathique, circule ainsi du dbut la fin du discours sur le soi, il importede la porte r au plan spcula tif et de lui assigner la consti tution proprequi convient ce plan, d 'une manire comparable au parcours spculatifque nous avons propos pour le corps propre , dans le sill age des trai tsclassiques des passions, de Maine de Biran, de Merleau-Ponty et deMichel Henry. C'est la confrontation entre Husserl et Lvinas que

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    j'aimerai s m'arrter dans ce nouveau cadre spculat if. Faut-i l choi si rent re la consti tution d'autrui selon la C i n qu i m e Md i ta t io n cartsienne,selon laque lle la rduct ion la sphre du propre doit prcder toutappariement de chai r cha ir dans la synthse passive o se constitue lasignification a l t er ego? Ou faut-il partir de l'extriorit absolue de l'autreet de sa capacit constitut ive l 'gard d'un moi plac immdiatementdans laposition de l 'accusatif grammatical? Ou bien ne faut- il pas pluttcroiser les deux analyses? A la premire serai t accorde la prminencepistmologique, dans la mesure o l 'autre n 'est autre que dans la mesureo il peut dire je pour lui-mme. I l faudrait, en revanche, accorderun primat thique la seconde personne, dans la mesure o c'est dansl 'interpellat ion que s 'veil le ma capacit propre de rpondre. C A quoi i lfaudrait peut-tre ajouter le primat jur idique et polit ique qui revient l a troi sime personne , en tant que le chacun d : chacun son d, selonla rgle de justice.)c) Je dirai peu de choses ici sur la conscience, au sens du Gewissenallemand. C'est pourtant ici que passivit et attestat ion concident enti-rement. Par le tmoignage de la conscience il faut entendre bien plusque le respect kantien, en dpit de sa double notation d'humiliation e td 'exaltat ion de la personne morale. A cet gard le Gewissen de Heideggermarque une dmoralisation, lgitime ju sq u' u n c er ta in p oi nt, fe laconscience, qui en permet l'entier dploiement. Le cri de la conscience,l'appel de la conscience, vient de plus haut que moi, bien que du fond

    de moi. Ici se conjuguent hauteur et intimit. Dans cette passivit del'interpellation, de la convocation, s 'atteste la non-matrise par excellenced 'un sujet qui ne se constitue jamais lui-mme. La question non rsoluechez Heidegger serait cel le de l 'art iculat ion de la conscience de faute surcette interprtation en quelque sorte pr-morale. A cet gard, je ne sauraisme contente r de l'quivoque expression heideggerienne de l'tre -en-dette. Quel le que soit l a force expressive de l 'U nh e im l ic h k ei t - de cettetranget qui est en mme temps l'trangret du fond de laquelle laconsc ience appe lle -, quel le que soit mme la puissance proprementontologique du recours en ce point de la notion de nul lit (Nicht igkei t ) ,une mditation sur la conscience ne saurait s' achever sur un cong donn la distinction du bien et du mal et, en consquence, la distinctionentre bonne e t mauvaise conscience. Ce qui reste penser, rappelleHeidegger, c'est le nexus entre att estat ion e t accusat ion. C'est ici que semanifeste la faiblesse de l 'analyse heideggerienne de l ' t re-avec, qui neconnat que l 'alternative du on et du soi , et qui mconnat les ressourcesde l'inte rpe lla tion venue d'autrui . Il faudra it donc, pour sortir de cett eimpasse, recroiser l 'analyse de la conscience avec celle d 'autrui, afin deres taurer la s tructure bipolaire du Gew i s s en . A l'int imi t e t la hauteurde la conscience devra it se joindre l'altrit que Lvinas voit condensedans le visage d'autrui. Il ne suffit donc pas de di re que l ' tre-en-dettemanifeste la passivit par excellence de l'attestation elle-mme - de

    cette attestation fondamentale que jep e u x t re m o i -m m e , il ne suffit mmepas de dire de cette attestation que je ne la matrise pas. Il faudraitmontrer pourquoi la capacit d 'tre moi-mme, fonde dans ma dpen-dance mme, revt la s ignification majeure de passivit mora l e .Je n'en dis pas plus ici, me bornant insister sur le fait que ces troisgrandes expriences de passivit ne font pas systme, mme si ellesempitent l'une sur l'aut re et se r flchissent l 'une dans l 'autre. Cettedi spersion n'est pas en tant que tell e dnue de sens. Seul un discoursautre que lui-mme, dirai-je en plagiant leParmn i de , et sans m'aventurerplus avant dans la for t de la spculation, convient la mta-catgoriede l'altrit, sous peine que l'altrit se supprime en devenant mmequ'elle-mme.

    I I I I III II I