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LIVRE + CD

LARGE etRIVAGE

Jocelyn Bérubé

Contes inédits avec CD

Extrait de la publication

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Table des matières

Mot de présentation 5

La Coureuse des grèves 13

Le Petit-Bonhomme-sans-tête 19

Lune et Océan 29

La dame blanche 47

La peau d’ours 55

Désirée 59

L’oie des neiges 73

Un huard sur le lac 85

Bois d’ébène 93

Les vents 105

Notice biographique 117

Remerciements 119

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« Vers le milieu des années 1960 et le début de 1970, j’eus le loisir et le plaisirde posséder, avec mon frère aîné Roger, un beau bateau de vingt-six piedstout en bois… » Photo prise pendant une journée de relâche à Matane, lorsd’une tournée du Grand Cirque Ordinaire.

© Guy Thauvette, été 1970.

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Mot de présentation

Me voici à « remettre l’épaule à la roue », à celle du gouvernaild’un petit navire partant sur une mer vieille comme le mondeet transportant dans ses courants millénaires des légendes etdes contes ; une mer porteuse d’imaginaire.

Le voyage que l’on va faire au fil des pages ou à l’écoute de celivre avec CD se veut comme une randonnée-croisière bienmodeste parcourant le grand littoral de cette mer – pas tou-jours tranquille –, où le large et le rivage se fondent et seconfondent souvent dans les marées, faisant perdurer à leurfaçon un mystère : lequel des deux fut là le premier ? Cette mersans fin peut aussi se faire grand fleuve réel et concret, commecelui si magnifique que j’ai la chance de contempler souventdans tous ses états et ses couleurs, ce « grand fleuve quimarche », comme le désignaient les Premières Nations de lavallée du Saint-Laurent.

Mais avant d’appareiller, laissez-moi vous raconter un petitsouvenir personnel en lien avec ce fleuve, un fait de vie si jepuis dire, ancré encore dans ma mémoire même après tant ettant de décennies.

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Vers le milieu des années 1960 et le début de 1970, j’eus le loisiret le plaisir de posséder, avec mon frère aîné Roger, un beaubateau de vingt-six pieds tout en bois, moteur silencieuxChris-Craft marin, construit par un charpentier et capitainede bateau de Trois-Pistoles alors à la retraite. Notre portd’attache à nous était le vieux quai de Matane, aujourd’huiimpraticable et qui m’inspira le conte « Désirée 1 ». Je merevois comme si c’était non pas hier, mais aujourd’hui, à borddu bateau ancré dans l’anse du village des Méchins, par unenuit frisquette et claire du mois d’août ; j’avais quitté la petitecabine avant pour venir sur le pont arrière m’étendre sur unmatelas de camping, bien « abrié » dans un sac de couchage etune couverture de laine, le visage face à la grande voûtecéleste ; je me vis du coup projeté dans une vieille légendeesquimaude – inuite comme on dit aujourd’hui – où cettevoûte prenait la forme d’une immense tente recouvrant lemonde ; la tente était percée de milliers et de milliers de petitstrous par où passait une belle lumière incandescente etmagique. Des petits esprits, de l’autre côté de la toile,m’épiaient peut-être, curieux et intrigués, me regardantcomme par des trous de serrures ; ils ne pouvaient pénétrerdans mon monde faute d’en trouver l’entrée, et enviaientsûrement la chance que j’avais d’être là où j’étais. Était-ce ledieu Soleil qui produisait cette lumière derrière ? Ces petitstrous n’étaient-ils que des trous de mémoire de l’universayant besoin de conteurs et, bien sûr de chercheurs, pourretracer ou raconter son histoire, quitte à lui inventer les

1 Une première version écrite et sonore de ce conte a paru dans le livre avecCD Portraits en blues de travail, Éditions Planète rebelle, 2003.

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chaînons manquants ? De mon côté de la toile, en direction« norouêt », une belle ampoule toute ronde et argentée s’étaitavancée en douce, éclairant le fleuve de sa lumière tamisée.J’en profitais pleinement, car je savais que tout cela disparaî-trait quelques heures plus tard, avec l’arrivée du Soleil quilèverait la toile en commençant par l’horizon.

Une autre histoire à ce moment-là fit surface dans ma tête etcroisa la première : celle d’un sage d’Orient étendu un soirdans le désert, contemplant la lune et à qui l’on demandait cequi était le plus important dans le ciel : la Lune ou le Soleil ?Après mûre réflexion, il répondit : « La Lune, car au moins,elle éclaire dans la noirceur quand il fait nuit, alors que le Soleiléclaire quand il fait jour ; quelle dépense inutile d’énergie 2 ! »

Mais revenons plus sérieusement au cœur de cette belle nuitde fin d’été ; malgré l’air froid ambiant, une sensation mer-veilleuse m’avait envahi : celle de me voir intégré tout entierdans ce grand ensemble et de n’être qu’un petit chaînon nonmanquant ; ce n’était ni le tangage ni le roulis qui me berçaientdoucement, mais bien le temps qui passe, qui tentait par tousles moyens de rester en suspens entre la mer et l’infini, hélas,sans y parvenir. Ce drôle de sentiment qui « agrandit la calottepensive », comme on dit, ne peut-il se vivre ailleurs et autre-ment que sur le pont d’un bateau en contemplant l’univers parune belle nuit tranquille et étoilée ?

2 En creusant, plus tard, dans les riches terreaux des contes d’Orient,j’appris que ce personnage, pouvant être aussi sage que fou, s’appelaitNasreddin Hodja.

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Probablement que oui, peut-être dans le silence du GrandNord d’avant les motoneiges et les lumières au néon éclairantles villages de roulottes, par un « Esquimau » couché dans laneige que l’on croyait encore éternelle ; le visage tendu vers lagrande couverte céleste, sifflant de bonheur et de contente-ment ; son sifflet en musique d’air à bouche faisait danser lesaurores boréales, ces « filles du Soleil 3 » en cavale qui, magi-ciennes transperçant la toile, dansaient pour les humains dela Terre ; à un moment donné, son souffle et l’univers ne fai-saient qu’un.

Peut-être aussi, dans le silence d’un désert, un sage d’Orientétendu sur le sable par une nuit étoilée et « enlunée » laretrouvait-il aussi, cette émotion, en méditant sur une quêted’absolu à comprendre et à acquérir ? Mais en croyant avoirtrouvé l’absolu, il tomba sur l’absurde : de sage, il passa à fouheureux et, funambule en équilibre entre les deux, il se fitconteur des mille et une nuits ; même sans Lune ni étoiles pourl’accompagner, les lumières au plafond des cafés et celles destrottoirs lui suffisaient.

À l’expérience de ces deux personnages, chacun aux extrémi-tés du même monde, il manquerait cependant le bercementdu bateau sur la mer pour signifier que tout est mouvement,rythme, mouvance, accalmie ou tempête.

3 L’image est de Félix Leclerc.

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Les Amérindiens, paraît-il, ressentaient dans leurs coutumeset leur culture cette appartenance complète à l’environne-ment : humains, animaux, oiseaux et poissons, arbres ouplantes, tous égaux et morceaux du même tableau vivant dansles parages ou voyageant à bord du même grand canot-kayak.Était-ce avant la naissance d’une légende sur la grandeurd’une « Peau d’ours 4 » car venant du large, un nouveaumonde débarqua sur le rivage d’un ancien pour lui apportersoi-disant la civilisation et le respect du prochain.

Au fond, ce souvenir de fleuve et d’un bateau ancré dans lanuit, dont l’écriture me fait ici un peu dériver, n’était qu’undétour pour vous confier que ce court moment me refila unepetite clé : celle d’une serrure « débarrant » une porte quis’ouvrait sur un monde tout nouveau pour moi, celui de la meret de sa parole conteuse qui voguent sur « l’océan des âges 5 »depuis que le monde est monde. Les contes et les légendes dela mer et son folklore – science du peuple – commencèrent àpiquer ma curiosité de conteur se cherchant à l’époque unerose des vents. Tout ça, malgré le fait qu’un jour, le bateausortit complètement du décor de mes jours, et de ceux de monfrère également ; les aléas de la vie nous ramenant à tempsplein les deux pieds sur terre. Dans les tiroirs de ma mémoire,quelques histoires de mer, glanées dans les légendes maritimesdu monde, étaient demeurées là, en cale sèche, et n’atten-daient qu’un peu d’encre et surtout de salive pour reprendrede la « mouillure » ; j’en ai revisité deux dans ce livre-CD en

4 Version écrite dans le recueil. 5 Alphonse de Lamartine, « Le Lac », dans Méditations poétiques, 1820.

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les enrobant d’une couche de grains de sel personnels pour enprolonger la conservation, espérons. Ces récits s’appellent« Les vents 6 » et « Lune et Océan 7 ».

Durant notre parcours, vous entendrez au passage des crisd’oiseaux du large ou du rivage, comme ceux des grandes oiesblanches si nombreuses sur la Côte-du-Sud 8, ou bien ceux duhuard à collier s’envolant sur un lac d’Abitibi ; le lac et sonrivage en menèrent moins large après le passage de l’oiseau 9.En prêtant encore l’oreille, vous entendrez dans l’air d’autreschants ; ils proviennent d’oiseaux rares devenus légendes etvêtus, soit de robes aux ramages couleur du lys des champscomme cette « Dame blanche 10 » volant, l’aile cassée, à la ren-contre de son bien-aimé, soit aux couleurs d’arc-en-ciel et desoleil comme cette « Coureuse des grèves 11 » interrogeant lelarge de son chant dans l’espoir de l’arrivée d’un voilier surlequel un prince-navigateur l’emmènerait au bout du monde.

Comme chacun doit s’efforcer de faire œuvre citoyenne pourajouter à la connaissance et à la beauté de son milieu, je vaisfaire ma part ici, me faire pour l’occasion « conteur-citoyen »et vous brosser quelques récits de ma région d’adoption.« L’oie des neiges » faisant déjà partie du décor connaît bien,pour l’avoir fréquenté souvent, l’archipel où nous accosteronsun moment, le temps de vous y présenter un « Petit-Bon-homme » légendaire et plutôt intrigant ; notre rencontre avec

6 Version écrite dans le recueil et contée sur le CD.7 Idem.8 Idem.9 Idem.10 Version écrite dans le recueil.11 Idem.

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lui ne pourra se faire en tête-à-tête, et vous comprendrezpourquoi après la visite d’une des îles de ce bel archipel : l’Isle-aux-Grues 12. Nous continuerons notre périple, toujours sur cegrand Saint-Laurent, et en mettant le cap vers l’est ; nous sui-vrons la descente des courants jusqu’au golfe où se dessine àl’horizon un autre archipel magnifique : celui des Îles-de-la-Madeleine où, un jour, une drôle d’épave s’échoua enéparpillant sur le rivage des lambeaux de sa vie passée enesclavage. En recollant les morceaux rapaillés de ce « Boisd’ébène 13 », j’ai fait un brin d’archéologie – ou disons « d’ar-chéoconterie » – pour donner une quête de dépassement à savie d’écorché.

Mais dans tout voyage, il faut aussi penser à retourner au quaicar, paraît-il, « mieux vaut mourir incompris que de passer savie à s’expliquer 14 ». J’espère que cette randonnée contée vousdonnera le goût de faire d’autres voyages avec ceux et cellesqui essaient, chacun à sa manière, de donner un sens aux motset à la langue tout en nous questionnant sur qui nous sommeset où l’on va.

Bonne lecture en cabine, sur le pont ou l’oreille tendue àl’écoutille !

Jocelyn BérubéCap-Saint-Ignace, mai 2013

12 Version écrite dans le recueil.13 Une première version écrite et sonore de ce conte a paru, sous le titre« Amadou », dans le livre avec CD Portraits en blues de travail, ÉditionsPlanète rebelle, 2003.14 Paroles de sagesse populaire entendues par le chanteur Willie Lamothe,reprises dans une entrevue à la télé de Radio-Canada, dans les années 1970.

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La Coureuse des grèves 1

Personne à Port-Joly ne prononçait le nom de cette fille ; cer-tains paroissiens auraient, paraît-il, laissé filtrer du bout deslèvres un prénom : Madeleine. Mais difficile à vérifier. Chosecertaine, les regards dirigés vers elle à la sauvette, ou l’œil encoin, parlaient d’eux-mêmes : nul besoin de mots en sous-entendus ou à voix basse pour en dire plus quant à l’opinionqu’on avait d’elle dans ce village tricoté serré et sans jupon quidépasse.

Sa mère partit tôt pour rejoindre ce ciel qu’elle gagna ici-bas,et à un bien mauvais moment : celui justement où les petitesfilles voient se pointer l’adolescence et cherchent un pharepour les guider sur le fleuve de la vie en pleine mouvance. Certaines langues chuchotaient à travers les branches que lapauvre femme passait ses grandes journées penchée sur sondévidoir à fixer l’écheveau du temps et à se morfondre de désespoir à un point tel qu’elle se serait elle-même dévidéed’inquiétude et d’ennuyance 2 sur son métier, implorant le cielen délivrance. L’épouse esseulée n’en pouvait plus d’attendre,paraît-il, sans signe de vie ou de mort, le marin mari avec,comme on dit, « une femme dans chaque port ». Pendant ces

1 Tradition orale de la Côte-du-Sud. Jean-Claude Dupont, Légendes desvillages, Éditions J.-C. Dupont, 1989.2 Régionalisme qui signifie chagrin, ennui.

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temps d’attente longs comme des années, une petite fille, dansun coin de la maison, se barricadait jusqu’au fond d’elle-même dans la tour d’un château imaginaire.

Le père fut en effet l’un de ces marins de la Côte-du-Sudcomme la région en engendra tant dans le courant du dix-neuvième siècle et tout autant au cours de la première moitiédu vingtième : un grand gars bien baraqué qui se tournait pourrespirer plus souvent du côté du large et des marées que ducôté de sa maisonnée. Mais au décès de l’épouse, il revint à lamaison, récupéra sa fille alors en instance d’adoption, tombales pieds sur terre, espérant remplir le vide laissé, mais aussi,qui sait, faire oublier tous ces retours au bercail où il se voyaitsans cesse demander par son enfant : « Et vous, c’est quoivotre nom ? » ou pire encore : « Monsieur, avant son départ,maman m’a dit que papa était mort. »

Le père prodigue et vieillissant deux ans dans un, tout en seberçant inlassablement devant la fenêtre donnant sur lefleuve, assis dans sa grande chaise reproduisant dans ses châ-teaux en mouvement le tangage d’un bateau, faisait rêver safille en lui décrivant des pays lointains et fabuleux où les roseséclosent de janvier jusqu’à juin, où des serpents venimeux, surun air de flûte charmeuse, se mettent à danser et où lesfemmes en robes légères et pieds nus font des rondes joyeusesdans des sables chauds et lumineux, hiver comme été. Mais lepère, en prenant le crachoir 3, faisait aussi de ces confidences

3 Prendre la parole.

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que l’adolescente aurait probablement préféré ne pas enten-dre, comme celle où il lui confia qu’il s’était marié « obligé »et qu’elle en avait été à la fois la cause et la raison.

Puis, une nuit comme les autres, le vieux marin, rongé par endedans d’effluves quotidiens d’alcool frelaté, de vapeursd’amertume et de chiques de tabac, avait quitté sans retour niau revoir, dans un dernier embrun de fumée de sa pipe, lesrives du fleuve pour partir naviguer vers d’autres cieux, seulpassager à bord d’une barque à voilure de ténèbres conduitepar la « Muette » en manteau d’éternité.

Sa fille, maintenant grande, demeura seule comme en ermi-tage dans la vieille maison en bordure du long village dePort-Joly, seul bien légué en héritage. Les longs hivers, elle lespassait à rêver et à se bercer, comme jadis son père dans lagrande chaise berçante 4, face à la mer. Son esprit toujours encavale partait le soir en voyage à travers la poudrerie éblouis-sante des mirages frileux du large ; elle se voyait, comme sic’était vrai, prendre les traits d’un elfe en capot de fourrured’azur et bonnet épinglé d’étoiles, maîtresse sans attaches àbord d’un traîneau céleste aux lisses glissant sur des nuages degrésil et de glace.

Puis, un beau jour, comme chaque année, la roue de la char-rette du temps retrouvait le pas lent des sabots des percheronsfoulant les sillons vaseux du printemps pour ensuite, des mois

4 Régionalisme pour chaise à bascule.

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plus tard, faire enfin soulever les poussières rougeâtres deschemins de l’été ; derrière la vieille maison, le carré à provi-sions allait remplir le garde-manger pour les prochainessaisons.

Dans ce Bas-Canada renfermé sur lui-même du début du dix-neuvième siècle, à l’abri des dangers extérieurs sous couvertde soutanes de curés, train-train quotidien et placoteurs devillage voyageaient entre chèvre et chou, un petit peu chair etun peu plus poisson, plein pied droit à l’office du bon Dieu etbout du gros orteil gauche au portique de la boutique du Dia-ble. Au village de Port-Joly, les regards que la belle attirait surelle prenaient souvent une couleur pie, au plumage noir etblanc de l’oiseau bavard. Dans ces temps où même les jeunesfilles de son âge portaient longues robes d’étoffe aux teintessombres et parfumées au savon du pays, la rôdeuse de fille sepromenait vêtue de soie chatoyante au parfum d’encens desIndes. Les soirs d’été, à la brunante et à marée montante, elledescendait par le petit sentier derrière son ermitage pour yatteindre la plage de grès rouge où l’attendait sa vieille barque,mais aussi quelquefois… un beau voilier ancré au large où desmarins bien mis faisaient descendre à la mer la plus belle deleurs nacelles, comme l’aurait fait un gentilhomme apprêtantun carrosse pour quérir une Belle. La « Coureuse des grèves »– comme on l’appelait communément – montait à bord dunavire pour n’être reconduite chez elle que tard dans la nuit,rapportant dans son grand panier d’osier, en fonction des

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rencontres, des fromages fins, des baguettes et ficelles de pain,du poisson frais, comme aussi des présents rares : bijoux, bra-celets, colliers, mais jamais de bague à mettre à son doigt. Lamaison défraîchie regorgeait, disait-on, de trésors : robesd’Orient, foulards de soie, vins et parfums français.

Dans les grandes chaleurs de l’été, venant de sa grève, onentendait la belle « Coureuse » en robe de satin clair chanterdes airs dans des langues étrangères, esquissant dans le sablede grès fin des pas de danses venus de pays lointains. Jamaispersonne, paraît-il, ne l’aura vue dans le village quémanderson pain ou fréquenter les abords des auberges et gargotes ducoin ; elle s’en tenait loin. Sur le pas de sa porte, quelquefois,une boîte de douceurs était déposée : un marin étranger, entredeux déplacements de bateau, lui laissait ce cadeau.

Un soir doux de fin septembre, un voilier blanc battantpavillon des « Vieux Pays » s’ancra au large de Port-Joly et fitclignoter, sous la lune pleine et haute comme la marée, unelanterne à la lumière tamisée. La « Coureuse des grèves »cadenassa la porte de sa mansarde, emportant avec elle ungrand baluchon recouvert d’une écharpe de soie d’Orient,sauta dans sa barque et rama sans se retourner jusqu’au navirequi appareilla aussitôt vers le golfe en levant ses voiles.

Ce soir-là tomba un autre voile qui ne s’est plus levé par après :celui des mystères enveloppant cette légende. On ne revit plus

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jamais la « Coureuse des grèves » à Port-Joly. Un beau marinen habit princier lui avait-il passé la bague au doigt ? Nul ne sait.

Avec le temps, la vieille maison désertée tomba à la gandole 5

et le nordet l’acheva en la soufflant au sol. Les petits trésorsenterrés dans les débris furent, paraît-il, pillés ou liquidés àpetits prix ou encore donnés aux œuvres de charité, étantfruits d’une Marie-Madeleine pécheresse et dépravée, selonles mots des bons curés et des ultramontains de son temps. Lafardoche 6 et les peupliers argentés recouvrirent la petite pro-priété désargentée au paysage riche, découvrant le fleuve et legrand large.

Tout s’effaça, sauf l’histoire qui continue encore son voyagedans la mémoire des gens de Saint-Jean-Port-Joli 7.

5 À l’abandon, en ruine.6 Peut désigner des broussailles, mais également de jeunes arbres.7 Port-Joly était une seigneurie de 1677 à 1854. Située sur la rive sud dufleuve Saint-Laurent, elle comprenait les environs de l’actuelle municipalitéde Saint-Jean-Port-Joli.

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Le Petit-Bonhomme-sans-tête 1

Dans ce qui est aujourd’hui mon coin de pays, la Côte-du-Sud, en face du village de Cap-Saint-Ignace, s’étale dans lefleuve Saint-Laurent la fin d’un archipel magnifique compre-nant, entre autres, une île tout à fait unique, l’Isle-aux-Grues.Elle n’est pas seulement connue pour la fête de la mi-carême 2

et ses fromages, mais également pour ses récits légendaires,dont celui, entre autres, du Petit-Bonhomme-sans-tête. Est-ce vérité ou mensonge ?

Retournons en arrière, vers les années 1830 et des poussières.Un lendemain de mi-carême assez mémorable, paraît-il,quelques marcheurs, dont un enfant qui courait joyeux devanteux, longeaient une batture de l’île, en bas d’une petite falaise,en y inspectant l’état des berges en cette fin d’hiver, quandtout à coup le jeune garçon revint à la fine course, le brastendu vers quelque chose d’incroyable, en criant : « Le pirate !L’affreux pirate est mort ! » Les promeneurs, intrigués, accou-rurent pour voir la découverte et, en effet, il y avait là, étenduet respirant profondément, le corps d’un gros homme qu’onaurait cru, au premier abord, inconscient. Il portait une grossebarbe aussi noire que le bandeau qui lui couvrait un œil, de

1 Tradition orale de l’Îsle-aux-Grues. Source : Damase Potvin, Le Saint-Laurent et ses Îles, Éditions Garneau, 1945.2 La mi-carême est aussi fêtée à Fatima, aux Îles-de-la-Madeleine, et àNatashquan sur la Moyenne-Côte-Nord ; également chez les Acadiens deNouvelle-Écosse à Chéticamp et à Saint-Joseph-du-Moine.Extrait de la publication

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gros traits crayonnés en guise de rides sur le front, de grossourcils, un gros nez, une grosse moustache, en fait, tout très,très grosso modo…

Eh oui ! C’était bien lui, la terreur de pirate qui, la veille, avaitépouvanté les enfants, mis en pleurs les plus petits et remportéle premier prix du plus beau costume de mi-carême ; celui-là même dont personne n’avait pu identifier ni nom niprénom sous le déguisement et, comble de fanfaronnerie etd’« orgueillanterie », repartit avec son prix sans se nommer nimême se dévoiler la face, transgressant ainsi la coutumeancestrale de la fête. Ah ! le malvat 3 d’iconoclaste !

En le voyant, l’un des promeneurs, gardant son sang-froid,enleva délicatement au pirate, maintenant en pleins ronfle-ments, son chapeau de feutre cabossé ; il le remplit d’eauglacée du fleuve qui, à côté, divaguait de bonne heure entredeux plaques de glace, sentant déjà venir le printemps. Legars, en revenant avec le chapeau-seau rempli d’eau, se dit :

— Si je lui jetais un peu de flotte dans la face, ça pourraitpeut-être ben le remettre sur ses pattes…

Aussitôt dit, aussitôt fait, et si tôt frette : SPLASH !!!Le pirate se réveilla en sursaut, terrorisé et en transe, la

barbe un peu sur le travers et dégoulinante d’écume de mer,son trophée du premier prix lui sortant des culottes. Il lançaau jour naissant un cri de mort, pensant être une fois encoreattaqué par le terrible Petit-Bonhomme-sans-tête ! Là, vaincu

3 Régionalisme pour désigner un mauvais sujet.

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une deuxième fois, mais cette fois par un seau d’eau, le piraterendit les armes ; de rage, il s’arracha barbe, moustache etfaux nez. Le pirate se voyait enfin démasqué !

— C’est Tit-Pit Boulé ! s’exclamèrent de joie et en chœurles marcheurs, sauf l’enfant, triste et désappointé comme aujour où il se rendit compte que le père Noël n’était pas un vrai.

Mais avant de vous narrer la fin de l’histoire, revenons un peuen arrière et penchons-nous sur les antécédents judicieux dece légendaire et fameux Petit-Bonhomme-sans-tête, vain-queur de notre pirate mi-carêmisé. Il faut d’abord préciserque l’étrange petit bonhomme avait déjà été aperçu, lesannées passées, rôdant sur l’île, par beaucoup de gens bienavant Tit-Pit Boulé, dont Catherine Gagné dite « Catin », LouisLebel dit « Carleton » et d’autres aussi, prêts à mettre leurmain dans le feu pour le prouver ; et jusqu’au curé Guertier quicommençait à pencher vers la thèse de la manifestation d’unphénomène surnaturel ! C’est vous dire !

Néanmoins et tête en moins, de quoi avait-il donc l’air, ce petitbonhomme ? D’une sorte de nain, de farfadet, de korrigan ou,disons, de lutin ne sortant que la nuit, toujours vêtu du mêmehabit et ma foi assez bien mis : redingote foncée et petit pan-talon gris. Il faut dire que la nuit, tous les lutins sont gris,comme d’ailleurs les chats dont il imitait la démarche, tellement légère, disait-on, que ses pas disparaissaient dans laneige derrière lui. Il n’empruntait jamais la route, mais plutôt

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les battures et les rivages, autant l’été dans l’herbe des champsque l’hiver sur la neige. Pas gros comme bonhomme, maispouvant être assez frappe-à-bord 4 : pas de tête, mais entêté.Par exemple, il s’en prenait souvent, à ce qu’on disait, auxbrosseux 5, aux ivrognes sans vergogne, aux impénitents quirentraient chez eux aux p’tites heures, après des nuits bienarrosées. En fait, on pourrait dire qu’il s’en prenait surtout àceux qui n’avaient pas de tête sur les épaules… Peut-être était-il vexé de voir que jamais personne ne l’invitait à une veillée…Mais encore aurait-il fallu savoir où il restait ! Là-dessus : mystère !

Toujours est-il qu’on en revient à Tit-Pit Boulé – qui n’avaitde petit que le sobriquet –, dont le vrai prénom était Roger, dela famille des fameux Boulé gais lurons, dont celui de la chanson Le bal chez Boulé, qui fut son oncle. Donc Roger, ditTit-Pit Boulé, ce soir-là, avait couru la mi-carême, comme lesautres villageois de l’Isle-aux-Grues, dans son nouveau cos-tume du pirate Barbe Noire. En tant que gagnant du plus beaucostume, il avait eu le choix entre deux prix : l’un solide etl’autre liquide ; en plus concret, soit une catalogne confection-née par les fermières des alentours, soit une bouteille de rhumBarbancourt arrivée en transit des îles françaises de Saint-Pierre-et-Miquelon, en provenance de la perle des Antilles :Haïti. Donc, entre insulaires, on se tissait des liens. Ce fut d’ailleurs, paraît-il, dans l’histoire de la francophonie, le pre-mier échange concret : France/Haïti/Québec ! Toujours est-il

4 Terme utilisé en parlant d’un fanfaron. Au Québec, le mot désigne aussi cesmouches hématophages qu’on trouve en grande quantité dans la forêtboréale et qui raffolent du sang.5 Régionalisme pour désigner un poivrot, un soûlard.

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que Pit Boulé, dans le choix difficile de son prix, se sacrifia,prit celui en liquide et, bon prince, laissa la catalogne à made-moiselle Landry, maîtresse d’école dans l’île depuis bientôtvingt ans, deuxième prix pour son costume de sœur cloîtréede la Congrégation des Saintes-Espèces-de-Jésus et qui – elle !– avait eu la décence de se dévoiler à la fin de la veillée et derespecter ainsi la tradition de la mi-carême datant sur l’île de1649 !

Donc très tard dans la soirée, Barbe Noire dans la nuit blancheregagnait en zigzaguant son logis par le bord d’une falaise, loindes regards soupçonneux et « questionneux », histoire deprolonger le mystère sur sa véritable identité, tout en fredon-nant la célèbre chanson des Boulé : « Vogue, marinier, vogue,vogue, vogue beau marinier ! » Il portait à gauche son sabrebien inséré dans le fourreau et, du côté droit, entré dans saceinture, le précieux trophée comme un pistolet qu’il dégai-nait de temps en temps pour tirer un coup ; sa démarche enroulis et en tangage était causée principalement par desrelents ascendants d’effluves d’alcool de patates douces,quelque peu abusé durant la tournée des maisonnées etmélangé par après au quart du liquide contenu dans le tro-phée. Le tout se mutait lentement mais sûrement en mal demer de pirate d’eau douce quand, tout à coup, il prit lafrousse ! Qu’est-ce qu’il vit de son œil voyant, là, droit devantlui ? Je vous le donne en mille de mille millions de sabords ! Ehbien, oui ! Le Petit-Bonhomme-sans-tête personnellement en

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personne, si je peux dire… Un frisson de terreur lui traversa lecorps, partant d’abord de ses bottines en lui parcourantl’échine, pour remonter à travers sa poitrine et ensuite aboutirjusqu’à la rétine de sonœil qui n’en croyait passes yeux ! Il est devenu,comme on dit, « blêmecomme une crêpe encarême » et en a dégrisénet, lui qui pourtant enavait déjà vu de toutes lescouleurs par le passé,ayant pendant quelquesannées, paraît-il, gagnésa vie aux États-Unis dansle cirque ambulant Bar-num comme lutteurcontre un ours, sous lenom de « Pittbull Rodgerand the Bear », plus sou-vent « and the beer », carses exercices quotidiensd’athlète de cirque seconcentraient en gros etle plus souvent sur le lever du coude !

Huile sur toile de Mireille Thibault, chercheure en parapsychologie etauteure, inspirée de la légende Le Petit Bonhomme sans tête de l'Isle-aux-Grues, qui a aussi été reproduite sur l'un de ses ouvrages paru aux ÉditionsArchimède.

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Mais là, lutter contre un nain qui n’a pas de tête, ça s’avéraitêtre un défi de taille ! Pour un lutteur qui attaque, le premiercontact à faire contre l’adversaire est de lui appliquer une prisede tête, mais là encore, « Pittbull Rodger » connaissait laprise, mais le nain n’avait pas la tête ! Lui asséner sa spécialité :la « prise de l’ours » ? Disons plutôt ici, la « prise de l’our-son » ? Là, la racine du pirate de souche sommeillant en luiregretta de ne pas porter une jambe de bois : il aurait pu l’en-lever pour lui en sacrer 6 un coup sur la tête ! Mais le piraten’avait pas la jambe de bois et le nain n’avait pas la tête !… Ah !son sabre ! Il voulut le tirer en vitesse de son étui, mais il restaavec seulement la poignée dans la main ! Il se retrouvait doncpogné 7 avec juste la poignée, car la lame en bois gossée 8 étaitrestée coincée dans son fourreau ! Donc, fourré en plus d’êtrepogné ! Il lui vint l’idée de l’enjôler en lui faisant humer lesarômes capiteux émanant du trophée ? Mais là encore, pour lasniff, il faut le pif ! Peut-être prendre la bouteille par le goulotpour la lui casser sur le ciboulot ? Même problème que pourla jambe de bois, et le rhum vaut plus cher que la tête du p’titbonhomme !... Mais v’là-t’y pas que le nain attaqua le premier– je vous ai dit qu’il avait les pieds légers. Le Petit-Bon-homme-sans-tête « se lâcha l’ours » et lui administra unesavate en pleine face ! Le pirate reçut la terrible frappe dans leseul œil qu’il avait à découvert ! Eh ben là, il était pogné et, enplus, il venait de se faire mettre un pied dans l’œil ! Il recula,épouvanté, sans voir la falaise derrière ; il cria « CHUT !!! » eten bas, il chuta… C’était probablement la seule façon pour lui

6 Régionalisme qui signifie asséner.7 Être pris, être aux prises avec quelque chose.8 Tailler, sculpter.

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d’échapper au terrible nain souple comme un Little Beaver,mais sans crête de Mohawk sur la tête, car de toute façon, pourla crête, il fallait la tête…

Et c’est en bas de la falaise qu’en ce lendemain de mi-carême,on avait retrouvé étendu notre pirate qui avait perdu la boule…Mais heureusement pour Tit-Pit Boulé, le soleil levant avaitréchauffé son costume noir, épais et doublé en restants de jutede poches de patates, son bedon bien bourré empêcha la bou-teille de casser ; la chute avait dû l’ankyloser, puis la chaleurl’endormir. En cherchant aux alentours, nulle trace du Petit-Bonhomme-sans-tête. Pit Boulé jura dur comme fer – etjusqu’à sa mort ! – avoir vu de son œil vu le nain sans tête,comme d’ailleurs bien des insulaires avant lui… Mais certains« douteux » se sont demandé s’il l’aurait quand même vu lesdeux yeux ouverts… avec moins d’alcool de patates frelatédans le nez…

On n’a plus revu dans le décor de l’île, paraît-il, rôder lePetit-Bonhomme-sans-tête après les années 1840-1841. Cesannées-là correspondaient en politique à l’Acte d’Union danslequel le Bas-Canada français, sans aucune dette, s’était faitrouler dans la farine comme une crêpe par le Haut anglais quilui, endetté par dessus la tête, s’était fait payer tous ses dus parle Bas. Mais ce Bas, où avait-il donc la tête ? Probablementla tête en bas. Tout ça se fit sous la férule du gouverneur« British » de la Colonie, dont le prénom était Poulett 9 mais

9 Charles Edward Poulett Thomson fut nommé gouverneur général de laColonie en 1839. L’Acte d’Union fut ratifié par la reine Victoria en 1841. Pour bons services, elle éleva Thomson au rang de lord.

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non poulette sans tête bien sûr, puisque ce gouverneurThomson, de son deuxième nom, avait manœuvré le dossieravec doigté et d’une tête solide et froide comme un bloc deglace bien carré. Mais revenons à notre histoire…

Dans ces mêmes années, sur l’île voisine de l’archipel, laGrosse-Île, des milliers d’Irlandais ont débarqué et furent misen quarantaine, victimes d’une grave épidémie, de la terriblemaladie mortelle qui s’était déjà déclarée sur les bateaux demisère qui les transportaient vers l’Amérique : le typhus. LePetit-Bonhomme-sans-tête étant un petit snoro 10 curieux,qui voyait peut-être avec son cœur et l’avait sur la main, seserait-il par mégarde aventuré sur cette île infectée et yaurait-il été frappé par l’incurable fléau ? Qui sait ?… Certainsont dit qu’il avait bien une tête, et même assez jolie, mais ellerestait invisible à ceux qui ne savaient pas le regarder avec lesyeux du cœur.

Chose certaine, mes amis, une légende ne s’éteint pas commeune chandelle, puisque si vous voulez voir le Petit-Bon-homme-sans-tête, il y a encore un bon moyen : vous rendre àla fin de l’hiver à l’Isle-aux-Grues, car la flamme des tradi-tions s’y maintient allumée à travers l’une des dernières et desplus belles fêtes communautaires de village encore vivantes auQuébec : la mi-carême ! Venez-y voir vous-mêmes !...

Car par sac-à-carême ou sac-à-tempêtes,Le Petit-Bonhomme-sans-tête

Est de la fête !

10 Petit coquin, petit canaillou.

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Photo en quatrième de couverture : © Laurence RabatRévision : Janou Gagnon / Design graphique : Marie-Eve Nadeau Correction d’épreuves : Gilles G. Lamontagne

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