À Emir Kusturica pour Underground, - Les Carnets du Dessert ......11 Calmer la mémoire de...

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À Emir Kusturica pour Underground, à Jérôme Bosch, à Goya.

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À Emir Kusturica pour Underground,

à Jérôme Bosch,à Goya.

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PréfacePas dit qu’on en boirait de ce vin-là, mais on a bien envie d’en savoir plus, alors on ouvre

la bouteille… Et d’entrée, c’est l’uppercut, un relent d’enfance qui marche au pas et de pourri-

ture tranquille… Et on sait très vite que oui, nous allons boire tout notre saoul, parce que voici

venu l’heure du néant, et Saïd Mohamed en dix lignes nous crache le portrait du monde et ses

victoires qui ne sont que défaites / Des noces d’étreintes de sang et de merde.

Un uppercut crescendo, et on n’en sort pas indemne.

Le vin des crapauds a vieilli pendant vingt-et-un ans dans la cave du poète, et il a

le goût acide d’un mauvais vin nouveau, sans doute parce que le malheur, la violence, la bêtise,

l’ignorance, les injustices sont toujours les mêmes, en grappes lourdes, noires, amères, toujours

plus grosses et grasses.

Nous récoltons sur nos mains le sang de nos enfants,

Tandis que nos maîtres boivent le divin nectar

Des bénéfices de cette boue pétrie aux alliances vénales

Le poème ici fait sauter le bouchon de la bouteille, celle du vin des fous, du vin des

nausées, du vin dont s’enivrent ceux qui ont trop vu œuvrer les bouchers adulés par

un bétail sans mémoire. Il ne s’adresse même plus à ceux-là mais à l’acier lui-même,

non sans ironie.

Bel acier cherche ta voie dans les entrailles,

La viande chaude et le sang doux.

Couvre-toi de gloire, bel acier.

Le vin des crapauds, pauvres crapauds, c'est pour trinquer et vomir à tous les morts pour

rien, qui pavent les siècles de leurs chairs pourries. Je voulais du vin et du silence, dit le poète,

mais puisqu’il faut supporter le vain des maux, voilà le vin des mots rances. Il faut le boire,

comme on dit, jusqu’à la lie et faire la nique d’un rire sans dents aux horreurs, car du poète c'est

le lot que de la guerre / devoir encore extraire l'or de l'amour, nommer l’innommable et égrener les

mots magiques, envers et contre, envers et contre… Des cendres de l’espoir, on peut toujours

tracer des signes. Vraiment ?

Le poète ici, dérisoire manchot face à un énième tsunami de ténèbres,

s’écroule de lui-même.

Je ne suis pas ignoble, j’ai honte de vivre.

Cathy Garcia, le 9 novembre 2016

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Calmer la mémoire de l’enfanceQui vient frapper à la porteCharriant les souvenirs du fleuve en furie.

Enfants déjà soldats, dans leur uniforme bleu,Chaussures cirées, béret de côté sur la tête, filant droit.Vies promises aux certitudes, sans miracles ni doute.École de troupe, éclopés en déroute marchant au pas.Que faire de plus dans cette pourriture tranquille.

L’instinct et la peur guide ces petits riens.Chercher des yeux l’horizon du fleuve en partance,Les sales histoires tues et les croyances infertiles,Le saccage au quotidien.

Amis, levons nos verres et buvons tout notre saoulÀ ces divins instants car voici venu l’heure du néant.De l’acier et du feu, de l’abject et de la putréfaction.Du mélange d’excréments et de sentimentsDe redoutables croyances,De foi et de vomi, de moignons et de décadence.Free jazz et cadence infernale, usine et tôle,Fumeroles des moteurs, ciel de sodium, folie de mercure,Aciers calcinés, Tranxène, hallucinations de paludisme.Vieille Europe modelée d’histoires, d’empires sanguinaires.Enfants gâtés, claquemurés en ses forteresses.

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Ancrée dans la mémoire des pierres, la douleur viveDes corps déchiquetés et les victoires qui ne sont que défaites,Des noces d’étreintes de sang et de merde.

Alors il nous reste les yeux pour ne plus croire,Ne plus entendre l’affolement des sirènes.Court-circuit de l’infamie que ce refrain du siècle.La trace de la rosée au fond de nos écuellesPour toute attente, pour toute espérance La malédiction des radios.

Les escarbilles des locomotives à vapeur,Ces étincelles dans la nuit, des livres qui brûlent dans la chaudière,Hanté par la folie des mots écrits sur les cendres,La haine en poison déversée dans les yeux ivres,Saouls de paroles et de prétendues vertus.

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Nous récoltons les moissons de nos seigneursEt les coquelicots dans le blé de notre jeunesseSont à la parade, insolents dans l’herbe si tendre.

Nous buvons le fiel du vin des maîtres, La corde sur le cou, attendons à leurs piedsL’ordre d’aboyer à la nuit gangrénéePar la peste émotionnelle pour mordre le vide.

Nous sommes nés et vivons comme l’air, libreD’aller où il nous semble bon, dire ce que voulons.Dans le désert crier sous la lune, rien n’importune,Princes, rois, puissants, couvrent d’un bruyantBrouhaha le silence de celui qui jamais n’aura parole.

Ainsi va l’ordre du monde, dites-vous.Pas d’innocence, encore moins de naïveté.

Nous récoltons sur nos mains le sang de nos enfants,Tandis que nos maîtres boivent le divin nectarDes bénéfices de cette boue pétrie aux alliances vénalesDe Realpolitik fleurant bons le pétro-cashDe géostratégie, d’influence de vérole.

Innocence que la poésie, dites-vous.Elle n’aurait pas sa place dans la nef des fous.Lot du poète, d’extraire l’or, même de l’horreur…Et vous maîtres, comment de cette récolteSéparerez-vous le bon grain de l’ivraie ?

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Aujourd’hui à minuit, j’ai croisé l’ange Gabriel,Il portait des talons aiguilles et un porte-jarretelles,Vociférait ses désirs pornographiques,Disait préférer les putes et insultait la vierge.

Ô vierge écarlate, mère de tous les enfantements travestis,Digne descendante d’un lupanar de campagneEnsemencée par le souffle d’un travelo voyeur et pervers.

Père, pardonnez nos péchés de chiens lubriquesCourant après des fentes pour nous conjoindre à chaque réverbère.Partouzes de chairs, amours publics, seins, cons, vits emmêlés,Foutre, stupre, orifices offerts.

Quand le chien réclame sa part de vertusIl érige sa morsure comme preuve de son existence.Voici venue l’heure des désirs bafoués.

C’est l’esprit dérangé par les trainsQui trop longtemps ont sifflé en arrivant à Auschwitz,Hanté par le chant de ceux qu’on emmenait dans la cendreQue je m’adresse à vous.

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Un général, de sa botte, fourrageait dans une fourmilièrePrès du cimetière des esclaves noirs.Sur le bout du pont, il goûtait son tabacEt pensait à des batailles factices.La toute-puissance entre ses mains,Pétrisseur du feu, magicien de l’insolence,Il réfléchissait à de chiennes alliances.

Bâtards grouillants sur des bateaux à la dérive,Ou nus dans la forêt, les déserteurs erraientEt traquaient les rats musqués pour survivre.Des soldats n’ont plus d’arbres pour veiller sur euxTandis que jouent les écureuils de Central Park.

Quelle est cette peur qui hante ta maison, Général ?Tes esclaves auront une stèle, n’est-ce pas, Général ?Les écrans visitent le décor de l’enfer.Les moteurs prêts à mordre tournent dès l’aube.

Ceux qui perçoivent les ténèbresÀ travers la peau de leurs gants me parlent.Que sonne la charge des cavaliers livreurs d’orages.Ce n’est pas un poème mais une agressionEnvers ceux qui croiront ces futiles magiciens.

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Toi qui sais la lettre, dis-tu, Connais-tu aussi de la lettre l’esprit ?Celle qui nous fait chair.

Toi qui est prêt à arracher les yeux à l’insolence,Sache qu’elle est plus vertueuseQue ta malédiction d’imprécateur.

Toi qui te réclames du livre, tu n’en retiens que l’ivresseQue ces écrits te procurent pour rassurer ton ignorance.

Toi qui clame la puissance des temps anciens,Sais-tu combien les nouveaux sont fragiles et complexes,Ô combien faibles nos bras et peu habiles nos mains ?

Toi qui voudrais ériger le monde à ton image d’analphabèteQui croit aux vertus de la lettre seule Et la proclame sainte.

Comment te dire combien ta bave de chien féroce,Ton œil avide, ta langue torve, Ton manque de discernement,Ton appétit de charognard affamé nous révulse.

Nous, poètes, que l’élu a mis près de son sein.

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Du sang coulait des yeux crevés.De ses mains écrasées, elle tenait le cadavre de son enfantDans ses bras et criait en entendant passer là-hautLes insectes du désespoir.

Les voyants rouges allumés, les soutes ouvertes, riez, riez !Et que les bouches tordues mordentL’ordre du silence.

Instants dépravés avant la mort du taureau.

Mange ton fils, amère humanitéEt pose lui le couteau sur la gorge.

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Voilà la puissance entre vos mains.Où sont les chants de la victoire ?Je ne reconnais rien qui m’appartienne.La cendre a tout recouvert.

Dressées en l’honneur du sacrifice,Des statues de pierre en larmes.Les fous agitent leurs crécellesEt dispersent les lauriers des vendeurs d’horizon.

Dans ces visions cauchemardesques,Je traverse la ligne de feu,Machette en main besogneux coupeur de têtes, Nettoyeur de tranchées.

Le rideau rouge se lève sur un spectacle éternel.Soient maudits ces temps,Cette infâme cité construite avec des débris d’os.

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Que brûlent les noms vénérés dans les batailles.Le Tage charriera la pestilence du mondeEt le fleuve Amour coulera rouge.

Je crains ne jamais pouvoir donner mon pardon À l’œuvre de l’enfer.

Vagabonds en selle sur des chevaux de carton pâte,Hardes de brouillard qui hantent de leur présenceLes chemins parsemés de clous.