L'Arche

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LA QUÊTE DES ORIGINES N°639 - Octobre/Novembre/Déc. 2012 LE MAGAZINE DU JUDAÏSME FRANÇAIS !!"### % &!’ % () "#$%% ! L’ESSOR DU HIGH-TECH EN ISRAËL PIERRE MENDÈS FRANCE, 30 ANS APRÈS : PMF PAR FRANÇOIS HOLLANDE

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Extraits choisis du numéro 639

Transcript of L'Arche

LA QUÊTEDES ORIGINES

N°639 - Octobre/Novembre/Déc. 2012

L E M A G A Z I N E D U J U D A Ï S M E F R A N Ç A I S

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L’ESSOR DU HIGH-TECHEN ISRAËL

PIERRE MENDÈS FRANCE,

30 ANS APRÈS :PMF PAR

FRANÇOISHOLLANDE

6 | OCTOBRE 2012 N° 639

FRANCOIS HOLLANDE À L’ARCHE#: « Le message de Pierre Mendès France vaut plus que jamais aujourd’hui »Trente ans après la mort de Pierre Mendès France, le Président de la République rend hommage à l’ancien Président du Conseil, s’exprime sur son parcours, ses combats, sa lutte contre l’antisémitisme et revient sur les retombées de l’attentat de Toulouse.

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n a vu François Mit-terrand embrasser Pierre Mendès France en 1981, et des larmes couler sous les yeux de l’ancien Pré-

sident du Conseil. Trente ans après sa mort, estimez-vous que la "gure de PMF a toujours une place dans la vie politique française ? Oui. Pierre Mendès France demeure une référence morale et politique, celle d’un homme d’Etat ayant toujours refusé la facilité, les arrangements et les calculs. Cette intransigeance lui a coûté cher. Pierre Mendès France incarne une certaine idée de la droi-ture, de la sagesse, en même temps qu’un sens extraordinaire de l’intérêt général. Il a été un homme de paix, en mettant "n dans l’honneur à la guerre d’Indochine, et en permettant l’émancipation paci"que du Maroc et de la Tunisie. La "gure de Men-dès échappe au temps : les années passent et l’auteur de La République moderne reste toujours aussi neuf…au sens où jamais l’exigence de la vérité ne vieillit.

La période que nous vivons est différente et les problèmes aux-quels notre pays doit faire face ne sont pas les mêmes. L’exemple de PMF continue-t-il à vous inspirer dans votre action ? Il offre un exemple de ce que doit être la gauche de gouvernement : celle qui ne renonce ni à être de gauche ni à gouverner. Son message vaut plus que jamais aujourd’hui!: la compétitivité économique sans la justice sociale est impensable ; la justice sociale

sans la compétitivité économique est impossible.

Vous lui rendez hommage dans une préface à un livre qui vient de paraître sous le titre L’honneur en politique (Régis Palanque), en parlant d’un « chemin aride entre un volontarisme courageux et un pragmatisme nécessaire ». Au-jourd'hui, est-ce également votre chemin ? Oui. Gouverner un pays, c’est avoir un grand projet pour ses concitoyens. Mais ce dessein ne se réalise que si l’on se donne les moyens politiques, économiques, budgétaires, de le tra-duire dans la réalité. Aujourd’hui, le chemin que je trace est celui du redressement productif et "nancier. Non pour les efforts qu’il réclame mais parce qu’il est la condition de vivre mieux ensemble.

Qu'a-t-il manqué à Pierre Mendès France? Deux choses. Le temps pour agir : il est resté sept mois à la tête du gou-vernement ; c’est bien peu à l’échelle du siècle. Et la souplesse d’esprit qu’il aurait appelée compromission, et qui lui aurait permis, en acceptant la cin-quième République, d’en marquer l’histoire comme un acteur et non pas seulement comme un témoin critique. Ce qui ne lui a jamais manqué, en revanche, c’est l’intuition, la sûreté de jugement, le courage, le sens de l’honneur. Et, il ne s’est pas trompé en juin 1940. Il a tenu sa ligne au lendemain de la guerre pour éradiquer l’in#ation. Il a démissionné du Gouvernement de Guy Mollet quand il se fourvoyait en Algérie. Il a admiré de Gaulle sans le suivre en 1958. Il a contribué à la rénovation du Socialisme. Je n’oublie pas qu’il a pris sa part à la victoire de François Mitterrand en 1981.

Le combat contre l’antisémitisme a constitué une part importante du parcours de PMF. Il y avait consacré une grande partie de sa vie. L’antisémitisme, on s’en aper-çoit, continue de préoccuper les

juifs de France après l’attentat de Toulouse. Cette inquiétude vous paraît-elle justi"ée ?La tuerie de Toulouse a marqué la France tout entière. Cet abject mas-sacre d’enfants a frappé notre pays d’effroi. Comment ne pas comprendre qu’après une telle tragédie, les juifs de France soient inquiets et exigent protection et respect. Mon devoir est d’y répondre. Avec la fermeté dont est capable la République.

Je l’ai dit en juillet dernier, sur les lieux du crime du Vel d’Hiv : la conscience de l’histoire rend particulièrement insupportable l’antisémitisme, sous toutes ses formes. S’en prendre, sur notre territoire, à un juif parce qu’il est juif, c’est s’attaquer à la République toute entière. Nous serons intraitables dans la lutte contre la haine antisémite, contre les actes ou les propos qui pourraient amener les juifs de France à se sen-tir isolés à l’intérieur de leur propre pays. Leur sécurité ce n’est pas l’affaire des juifs, c’est l’affaire de la France. ! PROPOS RECUEILLIS PAR SALOMON MALKA ET DOMINIQUE LAURY

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« La conscience de l’histoire rend particulièrement insupportable l’antisémitisme, sous toutes ses formes. S’en prendre, sur notre territoire, à un juif parce qu’il est juif, c’est s’attaquer à la République toute entière. »

« Ce qui ne lui a jamais manqué, c’est l’intuition, la sûreté de jugement, le courage, le sens de l’honneur. »

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ierre Mendès France, pour tous les juifs qui ont connu le XXe siècle en France, représente bien davantage qu’une "gure politique. La combi-naison de l’exemplarité morale constante qu’il sut déployer dans ses divers engagements poli-tiques, de la dignité qu’il manifesta en toutes

circonstances dans son af"rmation de juif, et ce souf#e prophétique qui, à certains moments, lui donna même l’espoir et l’impatience de précipiter la paix entre Israël et le monde arabe. L’accord permanent et constant chez le même homme d’un engagement qui ne comporta jamais le moindre recul impose d’emblée un autre regard.En réalité, bien plus que d’un homme politique au sens courant du terme, nous sommes confrontés ici à une "gure prophétique, à l’instar d’Albert Einstein ou de David Ben Gourion, chez lesquels, là aussi, le souci d’une certaine transcendance s’interpénètre étroitement avec une spiri-tualité juive sans cesse en recherche.En effet, le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, tota-lement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classi"cations, tous les stéréotypes. Comme si on retrouvait dans son épaisseur biographique un mélange de "délité déconcertante et de rébellion inattendue qui ne faisait jamais rien comme les autres. Au départ, ce juif bordelais de mère alsacienne, républicain et patriote comme l’étaient Léon Gambetta et Georges Clemenceau, et aussi plus près de chez lui le Capitaine Dreyfus et la jeunesse juive qui prit fait et cause pour lui, rejoint très jeune le parti radical. On aurait pu imaginer un compagnonnage plus logique avec son aîné immédiat Léon Blum. Mendès France, qui n’aime déjà pas trop la rhétorique ampoulée des socialistes, lui préférera une gauche plus modérée et plus pragmatique, exactement comme son contemporain et ami Edgar Faure avec lequel il s’affronte à l’extrême droite naissante à la Faculté de Droit. Bientôt, Pierre Mendès France sera élu dans la petite circonscription normande de Louviers, ben-

jamin de la Chambre des députés. On attendrait d’un tel brillant sujet une évolution parfaitement opportuniste dans ce grand parti radical déjà un peu amorphe et qui souffre de plus en plus cruellement d’être identi"é par les Fran-

çais à un régime bien essouf#é. Ou bien alors, on aurait pu imaginer que Mendès France se sentît, comme ses amis «!Jeunes Turcs!» du parti, Pierre Cot, Jacques Keyser… ou Jean Moulin, attiré par les séductions de l’alliance commu-niste et soviétique face à la montée du nazisme.Mendès France se joue de ces classi"cations sociologiques attendues. Il pourfend déjà l’immobilisme du Parti radical. Il dénonce, seul, la tenue à Berlin des Jeux Olympiques en 1936. Il soutient sans hésiter le Front populaire de Léon Blum mais, plus proche du New Deal de Franklin Roose-velt, il n’en partage jamais certaines illusions lyriques pas plus qu’il ne suit son ami Pierre Cot dans le #irt poussé avec les communistes. Opposant de la première heure des accords de Munich, il sera en juin 1940 l’un des rares par-lementaires à vouloir contrarier les manœuvres de Pétain en s’embarquant pour l’Afrique du Nord avec le Massi-lia. Il payera son audace de l’embastillement immédiat

Un autre regardL’espoir et l’impatience. Une spiritualité juive sans cesse en recherche. Et un mélange de !délité déconcertante et de rébellion inattendue. Portrait d’un homme qui n’a jamais rien fait comme les autres.

Par Alexandre Adler

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LE GRAND DOSSIER

«!Le parcours de Pierre Mendès France est, en y regardant d’un peu plus près, totalement déroutant, totalement contre-intuitif. Ce diable d’homme refuse toutes les classi"cations, tous les stéréotypes.!»

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par Vichy. Pierre Mendès France n’est sans doute pas le seul républicain courageux parmi ces cadres radicaux et socialistes démontés par la tempête – nous pensons évi-demment à Jean Moulin, à Pierre Brossolette ou à son ami Georges Boris qu’il retrouvera à Londres – mais c’est peut-être le plus conséquent et le plus prompt à rompre avec les engluements de la gauche traditionnelle, paci"sme, doctrinarisme économique ou respect timoré d’institutions qui ne sont déjà plus qu’un semblant.Mais lorsqu’après son évasion spectaculaire de la prison de Clermont-Ferrand il rejoint Londres, son attachement incon-testable au général de Gaulle s’accompagne, là encore, de tous les actes de rébellion symboliques possibles!: premier refus de servir dans l’exécutif de la France libre au pro"t d’un engagement dans l’aviation de bombardement «!pour des raisons d’honneur personnel!», puis, une fois devenu membre du gouvernement provisoire à Alger, affrontement décisif avec le Général #anqué de René Pleven, pour impo-

«!Un tel parcours, aussi étonnant et paradoxal, aurait suf" à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intellectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel.!»

PMF honoré à l'université de Brandeis.

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ser une ligne économique de rigueur. Ici, le machiavélisme lucide de De Gaulle lui fait préférer le laxisme et l’in#ation à l’affrontement avec la majorité de gauche qui se dessine à la Libération. Mendès France démissionne avec hauteur, et c’est paradoxalement en 1958, au moment où le géné-ral de Gaulle revient au pouvoir avec le coup d’état du

13-Mai, que sa ligne stratégique de rétablissement "nancier deviendra celle du Général, avec le Plan Rueff-Armand. Après ces coups d’éclat qui vont à l’opposé de la sensi-bilité de la classe politique de son temps, Mendès France surprendra encore en demeurant "dèle, à sa manière, au vieux parti radical que tout le monde abandonne, et en se faisant, de son banc de député inamovible, le procureur des arrangements sans avenir d’une IVe République qui devient vite le prolongement de la IIIe et aussi le contemp-teur d’une colonisation obstinée et stupide à laquelle sa chère Angleterre travailliste avait su en Inde, dès 1947, mettre un terme dé"nitif. C’est ainsi que cet homme seul contre tous sera sollicité pour sauver littéralement la République lorsqu’à Diên Biên Phu, en 1954, l’armée française s’abandonna à son vice récurrent!: creuser un trou, s’y faire enfermer et puis capi-tuler. Sedan en 1870, Sedan en 1940, cette fois-ci Tonkin, qui sonne le glas d’un empire dont Mendès avait déjà prononcé la "n dans ses discours depuis 1948. Ici, il va de soi que la lucidité supérieure est du côté du leader radical et non du général de Gaulle qui a toléré la fuite en avant en Indochine et même la manière forte du Général Guillaume et autres imbéciles au Maroc et en Tunisie. Il appartient donc à Mendès de liquider en quelques mois et dans l’honneur ces trois dossiers. Mais sans doute vient-il déjà bien trop tard pour conjurer une guerre d’Algérie qui l’emportera inexorablement comme le #ot d’une marée mauvaise. Entre-temps, Mendès aura en moins d'un an de gouvernement effectif bouleversé non seulement l’idée

«!Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme «!le bon juif!» qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée avec Israël.!»

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Raymond Aron et PMF. DR

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d’elle-même que se faisait la France, mais éclairé des lignes stratégiques de modernisations… Celles-là même que le général de Gaulle put mettre en œuvre après avoir réglé dans le sang et l’amertume le sort d’une Algérie qu’il n’avait jamais aimée. À partir de là, la carrière proprement poli-tique de Pierre Mendès France se termine dans l’amertume, et son engagement de dix ans au PSU ne débouchera sur aucune solution alternative, comme si son tempérament le conduisait à refuser tant le ralliement à de Gaulle qu’ac-complirent nombre de ses amis derrière Jacques Chaban-Delmas, que l’affrontement avec le Général, qu’un François Mit-terrand, sans attaches affectives avec la France libre, était déjà, pour cette seule raison, bien plus armé à conduire.Mais c’est alors que ce diable d’homme, qui ne cessa de croire aux pouvoirs de l’Esprit, se déploya comme jamais. L’échec du mendésisme politique com-mença, en effet, par une alchimie mystérieuse, à se transformer en triomphe idéologique. Mendès devient dans les années 1960 le prophète de la modernisation, l’idole de la jeunesse, bien au-delà du courant républicain et socia-liste, et le symbole d’une certaine politique de réconciliation avec le monde, au même titre que le général de Gaulle. Pour toutes ces raisons, le message du Mendès France exilé des grands emplois comporte une prégnance effective suf"sante pour in#uencer toute la contestation gaulliste de gauche avant 1968, pour mobiliser une bonne partie de la gauche insurgée de 1968 elle-même, et, sur un mode mineur, pour inspirer la Nouvelle Société de Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors en 1969, tout comme le ciment

du parti socialiste renaissant avec François Mitterrand du Congrès d’Épinay. Même un Jean-Pierre Chevènement, en hommage à Mendès à un demi-siècle de distance de Pierre Cot au Parti radical, voudra intituler son propre courant de pensée «!République moderne!».Un tel parcours, aussi étonnant et paradoxal, aurait suf" à inscrire ce mélange de dignité et d’intransigeance intel-

lectuelle dans le cœur de tous les juifs français orphelins à partir de 1950 de Léon Blum et de Georges Mandel. Dayé-nou. Mais Pierre Mendès France avait encore une autre préoccupation, dans laquelle il ne faisait nul mystère de son engagement profondément juif. Il savait bien que son courage moral dans les crises marocaine et tunisienne lui avait valu bien des marques d’estime dans le monde arabe. S’agissant de la guerre d’Algérie et surtout de l’expédition de Suez qu’il avait désapprouvée au rebours des dirigeants israéliens, là encore son refus d’atténuer ses principes avait

forcé l’attention d’un Ahmed Ben Bella ou d’un Gamal Abdel Nasser. Mais Pierre Mendès France n’était pas Stéphane Hessel. Plutôt que de parader dans le monde arabe pour se faire acclamer comme «!le bon juif!» qui n’a rien à voir avec le sionisme, Mendès utilisera tout le crédit dont il disposait dans le monde arabe pour y plaider la cause d’une réconciliation sans arrière-pensée de ce dernier avec Israël. Après 1967, cette démarche le conduisit à favoriser en Israël même tous les mouvements enga-gés vers la paix et le dialogue. Mais jamais, il ne "t usage de ces débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’ac-cusateur. Au contraire. Tout comme un Ben Gourion qui prônait en 1939 de soutenir les buts de guerre de l’Angleterre, comme si elle n’avait pas pro-clamé le Livre Blanc, et de com-

battre en même temps le Livre Blanc comme s’il n’y avait pas de guerre, Mendès France voulut soutenir de tout son prestige Israël comme s’il n’y avait pas de con#it insur-montable avec le monde arabe et soutenir les aspirations du développement du monde arabe, en particulier maghré-bin, comme si l’antisionisme n’y sévissait pas. Cette posture véritablement prophétique correspondait moins que jamais à ces cases toutes tracées dans lesquelles l’histoire politique de la France aurait voulu qu’il s’inscrivît!: «!Rad-Soc!» opportuniste ou «!Jeune Turc!» prosoviétique, gaulliste de la première heure ou procureur républicain des errements du Général, Mendès France ne fut jamais rien de tout cela. Il préférait tracer lui-même son propre parcours, et si cette attitude de loup solitaire lui ferma le plus souvent les portes du pouvoir ici-bas, elles lui ouvrent en revanche et de manière durable l’estime que l’on doit aux vrais prophètes, ceux qui – c’est le sens originel du mot navi en hébreu – voient plus loin et plus durablement que les autres, un avenir encore #ou et pourtant déjà pré-gnant dans notre présent tourmenté qui l’attend comme une délivrance. !

«!Jamais, il ne "t usage des débats au sein d’Israël et du monde juif pour s’en faire l’accusateur. Au contraire.!»

PMF et Chou en Lai à Genève en 1954.

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Gold SingerEn ce mois d’octobre, Isaac Bashevis Singer est mis à l’honneur. Le Prix Nobel se trouve au cœur d’un Cahier de l’Herne, dirigé par sa biographe Florence Noiville. Une façon de raviver ce conteur, célébrant le yiddish, l’humour et l’amour de la vie.

u’est-ce qui vous fas-cine chez l’homme et l’écrivain!?J’ai découvert Singer, par hasard, en lisant un livre

de conversations avec Richard Burgin. Extraordinairement vivant et drôle, il balaye tous les sujets de la vie. On retrouve ces qualités chez l’écrivain!: une intelligence aiguë, une profondeur métaphysique, un refus de se prendre au sérieux, un souci de l’économie et de la précision. Il a l’art de conter une civilisation évoluant dans une région précise. Moi qui ne suis pas juive, j’es-time, paradoxalement, que cette aven-ture nous lie. Je suis scotchée par cet être, à la foi si ancré dans la culture et les racines juives, et pourtant si univer-sel. Sa littérature n’étant pas politique, il ose présenter les siens sous leurs meilleurs et leurs pires aspects. Isaac B. Singer s’intéresse à tous les recoins de l’âme humaine, c’est pourquoi cet auteur intemporel restera.

Pourquoi est-il décrit comme «!l’écrivain de l’entre-deux!»!?Parce qu’il évolue entre la tradition et la modernité, l’Europe et l’Amé-rique, le yiddish et l’anglais. Il refuse de choisir!! Ce formidable passeur en est le trait d’union. Ça ne lui vient pas à l’esprit d’abandonner sa lan-gue maternelle. Singer y perçoit un devoir moral, quitte à être le dernier à écrire en yiddish, «!sinon ce serait parfaire le travail d’Hitler.!» Il souhaite néanmoins devenir un grand écrivain universel. Aussi apprend-il l’anglais à fond, pour reprendre toute son œuvre et l’adapter – avec l’aide de ses tra-

ductrices – à un public goy. Certains auteurs changent de langue, mais là on est face à un cas unique qui allie deux corpus d’œuvre, en deux langues, à l’attention de deux publics différents.

Jean Baumgarten estime d’ailleurs que «!Singer invente la littérature juive moderne!».Singer est toujours tourné vers le passé, tant sa plume se nourrit de rites, de légendes, de traditions et de la Bible. Son talent!? Transposer et traduire ces anciennes sources juives, d’une façon épurée et stylisée, qui n’appar-tient qu’à lui. Il y met en évidence les questions essentielles qui nous concer-nent tous. La trahison, la tradition, la transmission et le divin sont au cœur de son œuvre et du questionnement humain. Autre force!: le choix du yid-dish, «!une langue morte parfaitement adaptée aux fantômes!», d’après lui. Isaac B. Singer emploie une langue, pleine de jus et d’imagination, qui fait surgir des images extraordinaires. C’est son matériau de base. Ainsi, puise-t-il dans son vécu pour arriver à une forme de vérité.

Une vérité qui passe par la rébel-lion, mais en quoi demeure-t-il résolument juif!?Alors qu’il se destinait à devenir rabbin, Singer se lance dans l’écriture profane. Cela le fâche avec sa famille, d’autant qu’il aborde le sexe et questionne sans cesse Dieu. Il entretient même avec lui une «!philosophie de la protestation!». Cette nature sceptique le pousse à se détacher des certitudes religieuses et sociales. Bien qu’il remette en ques-

tion les lois juives – dans lesquelles il voit une production humaine – il ne doute jamais de l’existence de Dieu. Son judaïsme constitue une évidence qui nourrit son écriture. Écrire en yid-dish démontre sa faculté à être rétif à toutes les modes littéraires. Si Saul Bellow se dé"nit comme un écrivain américain et juif, Singer soutient qu’il est juif et qu’il vit aux États-Unis. «!Je suis toujours le même shlemiel!!!» s’ex-clame-t-il en recevant le Nobel. Ses livres restent ancrés en Pologne, dans la rue Krochmalna, en 1930. Son enfance représente sa mine d’or, il l’intègre tout en s’en libérant. On tend à le réduire à un gentil conteur juif, mais comme le démontre ce Cahier, la pensée sin-gerienne révèle toute sa splendeur et sa complexité. !"PROPOS RECUEILLIS PAR K.E.

# Singer, Cahier dirigé par Florence Noiville, 224 p., éditions L’Herne

Q À l’occasion de la sortie du Cahier de L’Herne, on peut s’offrir une cure d’Isaac B. Singer. «!Sa vie est digne de l’un de ses romans!», s’ex-clame Florence Noiville. Les édi-tions Stock rééditent d’ailleurs sa biographie et le roman La famille Moskat. À savourer!: une nouvelle inédite à L’Herne – "La coquette" – et "Le Magicien de Lublin" en Poche. Denoël continue, de son côté, à publier l’œuvre du frère, Israël Joshua Singer. Signalons aussi la sortie du joli second roman de Florence Noiville, L’at-tachement (Stock), une histoire d’amour interdite.

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Leur donner un nomNous publions ci-dessous en bonnes feuilles, grâce à l’autorisation des éditions Gallimard, la préface du livre L’étoile jaune et le croissant de Mohammed Aissaoui, écrivain et journaliste au Figaro littéraire.

e dis souvent aux survivants!: écrivez. Je leur répète!: écri-vez, écrivez. Ou faites écrire votre histoire. Je n’ose ajouter!: un jour vous ne serez plus là,

et qui alors recueillera vos paroles!? Elles s’envoleront ou seront balayées comme la poussière. À leurs enfants, j’explique qu’il faut tout conserver!: lettres, photos, pièces d’identité, jour-naux intimes… Tout. On ne sait jamais, cela peut constituer des preuves, un jour. Des preuves, oui, il en faut, parfois. On ne sait jamais. Les choses dispa-raissent si vite, et on le regrette après. On le regrette toujours. Je l’ai observé tant de fois, tenez, hier encore, quand une amie a perdu sa grand-mère!: elle s’est rendu compte qu’au fond elle ne savait rien d’elle…Moi qui n’ai survécu à rien – si ce n’est à quelques petites humiliations –, je ne comprends pas mon obsession à retrou-ver des traces qui ne me concernent pas, ou si peu ou de si loin. Je ne com-prends pas, mais j’insiste, j’insiste… J’y passe beaucoup de temps. J’ai un penchant!: j’exhume des noms oubliés comme d’autres chassent des trésors ou cajolent des voitures. Je recherche des existences sur lesquelles on a posé un voile de silence. Je fouille dans les souterrains de l’histoire. Je poursuis des ombres. Je remarque les silhouettes. Je suis le biographe des fantômes. Oui, je passe beaucoup de temps avec des fantômes. Des noms depuis longtemps disparus me deviennent familiers. Je dis d’eux!: je les connais, comme des amis perdus de vue. Parfois, il m’arrive même de faire découvrir aux familles des épisodes de leur histoire qui leur étaient inconnus. Je tente de retrou-

ver des noms effacés comme on désire adopter un enfant.Celui que je recherche en ce moment a disparu depuis plus d’un demi-siècle. Il est mort le 24 juin 1954. Il s’appelle Kad-dour Benghabrit. Son nom est parfois orthographié Ben Ghabrit, Ben-Ghabrit, ou ben Ghabrit!; sur l’état-civil, son pré-nom est Abdelkader. C’est fou comme autrefois on a pu être si négligent avec l’orthographe des patronymes. Son nom ne vous dit probablement rien!: Ben-ghabrit a fondé la Grande Mosquée de Paris en 1926 – sa création avait été décidée à la "n de la Grande Guerre en hommage aux soixante-dix mille sol-dats musulmans morts pour la France.

Pourquoi lui!? Pourquoi Benghabrit m’intéresse-t-il plus particulièrement et occupe-t-il tant mon esprit!? Je ne sau-rais trop l’expliquer – parfois, les inter-rogations n’appellent pas de réponses. J’en avais entendu parler pour la pre-mière fois au début des années 90, lors de la diffusion d’un documentaire à la télévision. Ce représentant des musul-mans avait, disait-on, sauvé des Juifs de la déportation durant l’Occupation. Ça m’avait intrigué. Puis, le temps a passé. Trop vite. Mais cette histoire était restée ancrée dans un coin de ma tête.

À tel point qu’une quinzaine d’années plus tard j’avais proposé à un ami écri-vain de se pencher sur ce destin qui me semblait digne d’être conté, mais mon ami avait d’autres projets.Alors, je me suis attelé à la tâche. Il m’importait tout particulièrement de montrer qu’un jour, au moins une fois, des Arabes et des Juifs ont mar-ché main dans la main. J’avais envie de prononcer le mot philosémite, et pas seulement de le prononcer. Sans doute, ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient et en France résonne-t-il fort en moi et a relancé le vœu de parler de ce haut dignitaire musulman qui aimait les Juifs…

Depuis deux ans et demi, je défriche des documents et je récolte des témoi-gnages. On m’a souvent répété!: «!Mais les témoins sont morts aujourd’hui.!» Sans doute ma quête est-elle vaine, néanmoins j’ai voulu recueillir, ici, ce qui demeure encore!: quelques élé-ments de ce puzzle, des souvenirs même imprécis, de vrais récits aussi, la parole des enfants – des enfants qui ont soixante ou quatre-vingts ans – et des archives, ces bouts de papier qui n’ont que trop rarement été consultés et qui pourtant racontent tout un pan

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«!Je m’étais étonné que sur les 23 000 personnes reconnues " Justes parmi les nations " par Yad Vashem, il n’y ait pas un seul Arabe. Pas un seul. Et pas un musulman de France, du Maghreb ou du Moyen-Orient.!»

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de cette histoire. Alors que les témoins directs ont pour la plupart disparu, j’ai retrouvé plus de personnes et de faits que je ne pouvais l’imaginer au début de ma quête. Cela ne constitue peut-être pas des preuves irréfutables, mais j’aurai fait mienne cette phrase tirée de l’Ancien Testament qui "gure sur le fronton du Mémorial de Yad Vashem!: Et je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un mémorial et un nom qui ne seront pas effacés.Des Arabes et des musulmans ont pro-tégé des Juifs. L’étoile jaune a brillé avec le croissant, symbole de l’islam. Quel drapeau magni"que, que cette union de l’étoile jaune et du croissant!!… Je ne sais s’il plairait à tout le monde, cer-

tains n’apprécient pas l’étoile de David. Je ne suis pas naïf!: l’antisémitisme est la chose la mieux partagée au monde, depuis la nuit des temps. Les Arabes et les musulmans y prennent largement leur part. Je me souviens, enfant, il y a une trentaine d’années, j’entendais dans mon entourage proche, comme un leitmotiv!: «!celui-là est juif, celle-là est juive!»!; quelle que soit la personnalité qui apparaissait sur l’écran de télévi-sion, j’entendais!: «!Michel Drucker, c’est un juif!!!» «!Mireille Mathieu, elle est juive.!» «!Nana Mouskouri, Sheila, toutes des Juives…!» Le monde entier était juif et menaçant. Aussi, dans mes recherches, je n’occulterai pas ce délire. Je n’omettrai pas non plus de

rappeler des réalités oubliées!: il y eut, durant la Seconde Guerre mondiale, une légion SS musulmane, et une Bri-gade nord-africaine a frayé avec la Ges-tapo. Il faudra parler aussi de cet imam nazi, ami d’Hitler, qui a failli diriger la Grande Mosquée de Paris!: Hadj Amin al-Husseini, le grand mufti de Jérusa-lem. Aujourd’hui, encore, il apparaît à certains comme un héros.Pourtant, oui, des Arabes ont aidé des Juifs. Je m’étais étonné que sur les 23!000 personnes reconnues «!Justes parmi les nations!» par Yad Vashem, il n’y ait pas un seul Arabe. Pas un seul. Et pas un musulman de France, du Maghreb ou du Moyen-Orient. Et pour-tant cette entraide a bien existé, oui. !""

La Grande mosquée de Paris.