L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631...

86
Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français T h é â t r e f r a n ç a i s d i rection artistique – Wa j d i Mo u a wa d L’OISEAU-TIGRE

Transcript of L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631...

Page 1: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français

ISSN 1918-3631Vente interdite

Convention de la poste-publications no 40063248Retourner les articles non distribuables auCentre national des ArtsC.P. 1534 Succursale BOttawa ON K1P [email protected]

Aut

omne

201

1

Ils sont nombreux encore à chanter l’humanisme et l’espoir, à serévolter contre les idées reçues, les préjugés, les injustices, les abus

de toutes sortes contre la nature et contre l’homme. Nombreux à regarder le monde. Nombreux à vivre les yeux ouverts et les

oreilles attentives. Nombreux à oublier qu’ils ont un nombril.Nombreux à rêver l’avenir. Nombreux à dire, à bien dire,

avec talent, âme, conviction, constance, détermination.

Suzanne Lebeau

T h é â t r e f r a n ç a i sd i r e c t i o n a r t i s t i q u e – Wa j d i M o u awa d

L’O

ISEA

U-T

IGR

E

L’OISEAU-TIGRE

Page 2: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Ouvrage publié par leThéâtre français du Centre national des Arts

DirecteurWAJDI MOUAWAD

Rédacteur en chef et coordonnateurGUY WARIN

Ont collaboré à ce numéroPASCAL BRULLEMANSJEAN MARC DALPÉHERVÉ GUAYSTÉPHANIE JASMINJEAN-PHILIPPE JOUBERTSUZANNE LEBEAUSTÉPHANE LÉPINEWAJDI MOUAWAD MARCEL POMERLOLINA SANEHSYLVAIN SCHRYBURTFLORENT SIAUDCATHERINE VOYER-LÉGER

RévisionMARTINE BATANIANLlama Communications

GraphismeANNE JULIE CANTINLlama Communications

ImpressionDollco Integrated Print Solutions

Œuvre en page de couvertureDANA HOLSTLoving Ragamuffin, 2011Huile sur toile, 40 x 30 poPhoto © Rémi Thériault

Les textes publiés dans cet ouvrage et les idées qui peuvents’y exprimer n’engagent que la responsabilité de leur auteuret ne représentent en aucun cas une position officielle duCentre national des Arts.

Toute correspondance doit être adressée à :Guy WarinThéâtre français, Centre national des Arts53, rue Elgin, Ottawa ON K1P 5W1Courriel : [email protected] : @GuyWarinwww.cna-nac.ca/tf

ISSN 1918-3631Bibliothèque nationale du Canada

Page 3: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Les Cahiers du Théâtre françaisVolume 11, numéro 1, automne 2011

L’OISEAU-TIGRE

Page 4: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

— Non ! Non ! Je ne veux pas d’un éléphant dans un boa. Un boa c’est très dangereux, et un éléphant c’est très encombrant.

Chez moi c’est tout petit. J’ai besoin d’un mouton. Dessine-moi un mouton.

Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Page 5: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

SOMMAIRE9 Danger public

Guy Warin

NOUS NE SOMMES PAS DANGEREUX15 Nous ne sommes pas dangereux. Yes, sure !

Pascal Brullemans19 Je suis un agneau

Jean-Philippe Joubert23 Pour un art d’hiver

Suzanne Lebeau31 Le confort et la médiocrité

Catherine Voyer-Léger39 Du danger de l’urgence

Lina Saneh

49 LA SENTINELLEWajdi Mouawad

GAËTAN (PIÈCES À ASSEMBLER À LA MAISON)

61 Homme chauve pleurant devant le portrait de Jeanne SamaryMarcel Pomerlo

65 Nous sommes tous des pièces à assembler.Lettre à Marcel PomerloStéphane Lépine

BEAUTÉ, CHALEUR ET MORT73 Lettre à Nini Bélanger et Pascal Brullemans

Sylvain Schryburt

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS79 L’envers de la pièce

Florent Siaud85 La complainte de Mackie

Bertolt Brecht et Kurt WeillTraduction de Jean Marc Dalpé

JACKIE et CHANTE AVEC MOI89 Memento mori ou l’image translucide

Stéphanie Jasmin93 Captivités

Hervé Guay

Page 6: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

GUY WARIN

Danger public

L ’artiste s’interroge toujours. Des questions, oui, il s’enpose, contrairement à ce que laisse entendre le mythe de

l’artiste-pur-praticien contre le pur chercheur qui, lui, ne seraitpas artiste. L’artiste ne peut pas se permettre de ne pas se poserde questions sur son rôle et sa place, sur son art et sa société, à qui l’on attribue tous les maux. Ah  ! que 2011 aura été une grosse année de questionnements et de remises enquestion — tant pour l’artiste que pour celui qui le côtoie (deprès ou de très, très, très loin) —, où les mots n’ont pas toujoursété des mots d’esprit, où tout un chacun avait deux mots à direet souhaitait avoir le dernier mot.

L’Oiseau-Tigre dit halte au brouhaha ! Il donne l’occasionà des penseurs-créateurs (ou des créateurs-penseurs) d’ouvrirune fenêtre sur leur travail ou sur celui de leurs amis, ens’interrogeant sur le soi-disant danger qu’ils représentent. Les textes qui composent ce numéro sont donc des moments de pause (et non de repos), des fenêtres ouvertes sur la pensée(et non sur le bruit).

Quelques consœurs et confrères se sont penchés sur laphrase qui, comme une ombre, suit spectateurs et artistes tout aulong de la présente saison : « Nous ne sommes pas dangereux ».Nous avons demandé aux auteurs : mais qui est ce « nous » ?Artistes, politiciens, médias ou voisins ? Si ce sont les artistes,l’art est-il dangereux ? Et pourquoi le serait-il ? Souvenez-vousde La République : Platon chasse les poètes de sa cité idéale ;

Page 7: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

les artistes sont dangereux car ils sont indignes de confiance, ilsne possèdent aucun savoir, ils ne sont que des imitateurs quin’atteignent pas la vérité, ils ne sont que des créateurs defantômes, ils ne peuvent donc pas participer à l’administrationet à la vie d’une cité. S’agit-il de promouvoir un art sans effet etainsi dépourvu de tout danger ? Mais d’où vient réellement ledanger ? De la peur ? De la collusion entre un pouvoir et lareprésentation que ce pouvoir se fait de l’art ? « Non, non, nousaimons et nous acceptons l’art, dit le pouvoir. L’art fait à notreimage ! » Et l’Histoire (avec une grande hache !) nous apprendque les moyens sont trop nombreux pour parvenir à faire taire ou à immobiliser les artistes qui parlent trop, qui bougent trop… de façon autre. Donc, une oppositiondangereuse, tous ces autres ?

Dans cet Oiseau-Tigre, que l’on aurait pu rebaptiser Le Tigre-Oiseau (!), les textes sont en quelque sorte divisés endeux parties : la première est orientée plus spécifiquementsur ce « Nous ne sommes pas dangereux », tandis que laseconde est dédiée au travail des artistes de la saison ou auxspectacles à l’affiche.

Puissent le billet ou le brûlot, le poème ou la critiquetissés dans ces pages constituer autant de réflexions sur cetart vivant bien en vie qu’est le théâtre.

Bonnes pauses.

Page 8: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

DANA HOLSTSweet Cuddles, 2011Encaustique sur papier, 10 ½ x 8 ½ po

Page 9: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

NOUS NE SOMMES PASDANGEREUX

Page 10: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

PASCAL BRULLEMANS

Nous ne sommes pas dangereux.

Yeah, sure !

Depuis quinze ans, je consacre mon temps à recréer lemonde à travers des rencontres sur scène. Je parle rarementau « je ». Je ne tiens pas à ajouter ma voix au bruit qui nousentoure. Je dis rarement ce que je pense. Ce que je pense n’apas d’importance.

Alors, pourquoi me prononcer sur ce Nous ne sommespas dangereux aux allures si candides ? Parce que je me sensinterpellé, personnellement, par le sujet de la phrase et querépondre par la fiction manquerait de courage. Nous nesommes pas dangereux. Il y a là une intention cachée, commeune main qui s’approche doucement pour mieux nous gifler.Dans ce cas, je jette les gants et me lance dans la mêlée (quipour une fois porte bien son nom).

Nous ne sommes pas dangereux. Impossible d’ignorer lecontexte politique derrière cette phrase. Elle fut le fondementde la rhétorique élaborée par notre premier ministre pourcalmer nos appréhensions. C’était, il n’y a pas si longtemps, à l’époque où il voulait encore faire accepter l’idée que son gouvernement avait les mains liées. La logique de sonraisonnement reposait sur un simple adjectif : minoritaire. Etnous y avons cru. On connaît la suite. Augmentation desbudgets militaires, compressions en environnement et enculture, alignement sur Israël et j’en passe. Nullement contraintpar sa minorité, Harper a su manœuvrer à travers l’appareil

Je ne suis pas dangereux. J’écris de la fiction.

Page 11: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

16

politique avec une étonnante efficacité. En l’espace de deux ans,les conservateurs ont modifié l’échiquier politique plusprofondément qu’une pleine décennie de gouvernance libéralequasi monarchique. Mais qu’est-ce qui a changé ? Notre image.Celle que nous aimions tant. Celle qui nous permettait devoyager à travers le monde en distribuant des petites leçons dedémocratie. Ce gouvernement minoritaire a brisé le miroirdéformant pour nous montrer tel que nous sommes, soitmajoritairement de droite, gouvernés par l’argent. Pour cela, ilfaudrait peut-être les en remercier un jour.

« Nous ne sommes pas dangereux » ont martelé lesconservateurs tout au long de la campagne. « Et si nouscontrôlons les médias, ce n’est pas de la paranoïa. C’estsimplement une stratégie.  » Voilà où nous en sommes.Refuser la confrontation, éviter la parole, c’est la clé dusuccès. Et lorsque l’on regarde les résultats, il faut admettrequ’ils ont eu raison, et que nous avons tort de croire aupouvoir des mots. Que, finalement, les gens n’ont plus besoind’être informés pour choisir leur camp. Ils n’ont plus envied’écouter les chiens qui aboient en tirant sur leur laisse.

« Mais, nous ne sommes pas dangereux », rétorquent lesmédias. Les uns dans l’espoir d’obtenir une audience du roi ; lesautres en faisant le constat de ce qu’est devenue la profession dejournaliste. La situation présente nous ramène dans le passé,quand les conglomérats, étroitement liés aux partis politiques,muselaient la presse. Il y eut ensuite des lois pour éviter de tellessituations. On les a torpillées au nom d’une ancienne doctrineque l’on a coiffée d’un surnom à la mode  : convergence.Aujourd’hui, il n’y a plus de prise de monopole ; seulement desentreprises qui convergent par souci de rentabilité. Un mot quifait écran, encore là, pour nous rassurer.

Mais peut-être qu’au fond, c’est tout ce que nous souhaitons,être rassurés. Peut-être aussi que, dans ce désir furieux deprotection qui nous anime, nous avons laissé aux autres le choixde nous imposer leur manière de faire, leur vocabulaire. Et c’estjustement le plus grand danger qui nous menace, cette peurviscérale de tout ce qui pourrait être dangereux, et qui,paradoxalement, nous rend un peuple si facile à manipuler.

Les mots définissent la réalité ; voilà pourquoi il faut lesquestionner. Mais nous avons collectivement renoncé à cette

Page 12: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

capacité, tant et si bien que nous ne sommes plus en mesurede faire la distinction entre une vérité tangible et une fraudeintellectuelle orchestrée par un parti politique. Entre les loisdu marché et les manœuvres d’une corporation. Nous nefaisons malheureusement plus la différence entre celui quinous met en garde et celui qui nous injurie. Nous ne sommespas dangereux. Yeah, sure !

PASCAL BRULLEMANS est auteur dramatique. Au Théâtre français, on a puvoir en octobre 2009 sa pièce Hippocampe, mise en scène par Eric Jean. Il crée avecsa conjointe Nini Bélanger le spectacle Beauté, chaleur et mort, à l’affiche au CNAdu 7 au 10 décembre 2011.

Page 13: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

JEAN-PHILIPPE JOUBERT

Je suis un agneau

Je suis un agneau. Je n’y peux rien. Ça date de la courd’école. Lorsque quelqu’un m’affrontait, j’étais sans

défense. C’est encore le cas aujourd’hui. Si quelqu’un hausse leton. Si quelqu’un m’affronte. Si quelqu’un m’attaque. J’ai la peautendre. Je fonds. Mes jambes flanchent. Mes yeux se mouillent.Mon cœur éclate. Il n’y a rien à faire. Je suis un agneau.

Je ne suis pas un moutonMais je ne suis pas un mouton. Non. Malgré l’attrait de la

vie grégaire. Oui. Elle m’appelle souvent. Elle semble reposante.Mais non. Il faut qu’au sein du groupe, des individus aient laresponsabilité d’observer, d’analyser, de réfléchir. Oui, deréfléchir. De renvoyer une image. Une image éclairée. Réfléchir.Des individus, je devrais préciser, beaucoup d’individus. Des personnes différentes. Des philosophes (où sont-ilsaujourd’hui ?), des scientifiques (qu’ils étudient la nature oul’humain), des écrivains (peu importe leur genre littéraire), desélus (à la recherche du bien commun), des journalistes (quandils font leur travail honnêtement et rigoureusement), desartistes aussi, ce serait bien. Des personnes aux points de vuedifférents sur le monde. Aux points de vue éclairants. Qu’onpuisse les entendre. Qu’on ait la curiosité de les écouter. Afinque tous les autres individus, au métier tout aussi important,puissent prendre part à la discussion, à la réflexion. Informés,alimentés, confrontés, touchés, émus. Que le groupe dont je

Page 14: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

20

fais partie soit un groupe pensant. Que ce groupe, ensemble,choisisse de se déplacer même si tous ne sont pas d’accord avecsa manière de bouger. Que ce mouvement soit le résultat d’unéchange alimenté de sincérité, d’originalité, d’imagination, debeauté, de vision et qu’il soit dépourvu de préjugés, d’opinionstoutes faites, de manipulation d’information. Que nous nesoyons pas des moutons.

On ne me mange pas la laine sur le dosMême si je suis un agneau, j’ai appris à discuter. À

argumenter. À échanger. Je veux échanger mes idées. Les troquercontre d’autres. Les laisser évoluer. Je veux les remettre enquestion. Je veux tenter de comprendre l’autre. Mais ne vousavisez pas d’essayer de me manger la laine sur le dos en mebombardant de faux arguments, de préjugés, de parolestrahissant une méconnaissance de ce que je fais, de ce que je suis.Devant l’idiotie, je réagis. Depuis quelques années, il m’est arrivéplusieurs fois d’être confronté à une contestation sauvage de macontribution à la société. Sous le prétexte de l’argent, prétextesuprême et incontestable semble-t-il, on me dit que je ne sers àrien. Pas tout à fait, on me dit que je ne vaux pas ce que ma voixcoûte. On me dit qu’on ne veut pas m’entendre. Que ma voixn’est pas nécessaire. Voilà, il y a bien une notion d’utilité ici.D’utilité à court terme, directe et rentable. On conteste le choixde ceux qui, par le truchement de l’argent, m’aident à avoir unevoix et à la partager avec d’autres artistes, afin que nous soyonsun chœur à faire entendre le monde différemment. Oh ! pasbeaucoup, juste un peu différemment. Faire entendre la douleuret la compassion, le malheur et l’espoir, la laideur et la beauté.Avec une bonne dose d’ignorance, on me dit, sans savoir ce queje fais, que ce que je fais est inutile. Visiblement, je ne dois pasêtre très dangereux parce qu’on me frappe dessus avec uneétonnante facilité. Devant ce propos, je tends à me transformeren bélier et à foncer. Mais je ne fonce pas. Les cornes quipoussent sur mon crâne d’agneau me donnent surtout de laconfiance en mes propos. Je choisis alors le calme, la politesse.L’échange. Je choisis l’intelligence. J’écarte l’attaque. Je choisis ladouceur. La fermeté, oui, mais la douceur surtout. Si quelqu’unn’est pas d’accord avec moi, d’abord rétablissons les faits.Expliquons les choses. Creusons la réflexion. Et laissons-nous la

Page 15: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

21

chance, moi et mon agresseur devenu interlocuteur, d’échanger,de changer. C’est la moindre chose que je puisse faire. Continuerde réfléchir.

Cet exemple personnel est bien égoïste. Je l’expose parcequ’il m’a fait mieux comprendre les agressions médiatiquescontre certaines idées. Ces coups bas où on discrédite unepensée de manière expéditive plutôt que de la confronterrigoureusement avec la sienne. À force de raccourcisidéologiques, on abat ainsi des idées. Des idées qui auraientpu nous aider à nous mettre en mouvement. Non, ne nouslaissons pas manger la laine sur le dos.

Nous sommes un troupeauJe vis dans un troupeau. Et c’est beau. Nous sommes

ensemble. Nous sommes sur une île ensemble. Qu’elle soitcontinent ou même planète. Nous sommes toujours sur uneîle. Condamné à vivre ensemble. Je suis de ces idéalistes quisouhaitent la cohésion plutôt que la disparité. L’échange plutôtque l’imposition. La nuance plutôt que le dogmatisme.

J’aime ce troupeau parce qu’il est diversifié. Parce qu’ildemande un effort pour qu’on se comprenne. Qu’on serapproche. Parce qu’il nous apprend l’autre. Parce que noussommes tant de parties d’un tout. Parce que chacun y a unrôle. Que nous sommes, par la force des choses, interreliés. Legroupe nous est indispensable. Comment pourrions-nousvivre seuls  ? Je crois à ce troupeau. C’est bête, mais c’estcomme ça. Je rêve à cet idéal.

Mais ce troupeau nous engage les uns les autres. Les unsenvers les autres. Il nous donne des responsabilités. Quand jetravaille, j’essaie chaque jour de penser à l’autre. J’essaie de mesentir lié. Je cultive cette humilité d’être parmi d’autres.J’aimerais tout savoir. Je ne pourrai jamais. J’essaie d’écouter leplus de gens possible. Je cherche simplement le respect dans noséchanges. Pourquoi ai-je l’impression que le respect de l’autre estsi souvent absent alors qu’il est indispensable à la promiscuitéde nos existences ? Pourquoi sommes-nous si souvent un dangerles uns pour les autres ? Pourquoi sommes-nous si fréquemmentun danger pour l’existence de l’espèce même  ? Pourquoiressentons-nous l’autre comme un danger  ? Pourquoi  ?Questionner avant d’accuser. Pourquoi ?

Page 16: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

EnsembleQuelques jours après avoir commencé à réfléchir à ce texte,

Jack Layton est mort. Il a laissé une lettre à ses concitoyens enguise de testament. Il s’est préoccupé du troupeau une dernièrefois. À l’heure de la fin, j’imagine que nos mots deviennent plussimples, plus essentiels. Sa lettre se termine ainsi :

Mes amis, l’amour est cent fois meilleur que la haine.L’espoir est meilleur que la peur. L’optimisme est meilleurque le désespoir. Alors, aimons, gardons espoir et restonsoptimistes. Et nous changerons le monde.

J’aurais du mal à tracer un meilleur portrait de ce groupeoù le vivre-ensemble devrait être la priorité. Où la compassionet la compréhension devraient primer. Où l’individualismedevrait laisser la place à la collectivité.

Ensemble, nous ne sommes pas dangereux.

Auteur, metteur en scène et interprète, JEAN-PHILIPPE JOUBERT est directeurartistique de Nuages en pantalon – compagnie de création. Le Théâtre françaisprésente en décembre 2011 son spectacle Le Chant de la mer.

Page 17: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

SUZANNE LEBEAU

Pour un art d’hiver

N ous ne sommes pas dangereux. La phrase m’a frappéecomme un boulet. Un coup direct en plein ventre,

entêtée que je suis à rêver au quotidien d’un monde meilleuroù le pouvoir, l’argent et le pouvoir de l’argent ne feraient pas laloi. Pour croire à cet avenir plus digne, plus égalitaire etgénéreux, j’ai choisi de rester près des enfants qui ont le tempset l’avenir. Ils sont à expérimenter, tester, découvrir, chercher,inventer. Ils posent des questions et sont capables de dire non,naturellement. L’art ne serait-il que cela, poser des questions etdire non, qu’il serait nécessaire, essentiel. J’y croyais, j’y croistoujours comme je crois toujours au doute raisonnable, à laconscience aux aguets et surtout, surtout à l’obligation de nejamais s’habituer… accepter… se conformer… se rendre… baisserles bras… faire comme si… Dans la quête pour rester debout,les questions gardent vivant, obligent à se positionner commeêtre responsable et humain, capable de réaction et d’actiondevant des réalités données comme inévitables. Je crois doncde toutes mes forces à l’art, au théâtre qui bouleverse, émeut,questionne. Je crois… Croyais ?

La phrase assassine m’a rappelée à l’ordre et aux récentesdéfaites, nombreuses, sur tous les fronts. Nos défaites sontpolitiques, sociales, artistiques, personnelles. Nous ne sommespas dangereux ? Nous ne serions plus dangereux ? Nos rêves seseraient effondrés devant le pragmatisme des chiffres qui secalculent en revenus et en dépenses, en déficits à combler, en

Page 18: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

24

bourses qui errent, en placements (le mot horrible) qui fondentcomme neige au soleil, en écarts de plus en plus grands entreriches et pauvres ? Je pense aux derniers chiffres entendus pourdécrire la réalité. Implacables. Le Canada, « le plus meilleurpays au monde » (quand on s’ennuie de Jean Chrétien, c’esttout dire), est dans le peloton des six pays les plus inégalitaires1

et l’écart entre riches et pauvres s’est accentué plus rapidementqu’aux États-Unis depuis 1990. Est-ce vraiment la société dontje rêvais, pour laquelle j’acceptais de rester en marge du pouvoiret des pouvoirs ?

La petite phrase m’a sorti de l’effort quotidien qui rassure etaveugle. L’action, par son rythme effréné, rassure et le manquede recul empêche de voir clairement. Il faut arrêter pour prendrele pouls. Je me suis arrêtée et suis restée sans voix. La petitephrase m’a frappée si durement, je m’en rends comptemaintenant parce qu’elle… dit vrai. Nous ne sommes pasdangereux… Nous ne sommes plus dangereux… Avons-nous déjàété dangereux ? Plus dangereux que les autres corps de métiers,que les autres citoyens ? Plus dangereux que les enseignants ? Lesfacteurs ? Les médecins ? Les intellectuels ? Platon, le premier à analyser le pouvoir cathartique du théâtre, se méfiait de la séduction démagogique de l’art, disant que l’imitationtransforme. Il redoutait particulièrement le théâtre, puisque lesartistes, séducteurs merveilleux, pouvaient choisir de ne pas défendre les valeurs de la cité idéale… Il croyait doncimplicitement au pouvoir de l’art, du théâtre. D’autres régimes,les totalitaires, ont cru aussi au pouvoir de l’art et ont su se servirdes artistes pour asservir, instaurer une pensée unique, undiscours dominant… Tous les états totalitaires qui ont eu leursartistes consentants ont mis beaucoup d’efforts à faire taire lesautres. Les artistes n’étaient pas les seuls concernés. Tous ceuxqui ouvraient les yeux, ouvraient la bouche risquaient beaucoup.

Mais (il y a toujours un mais) les artistes sont publics. Leurparole a du poids. Le public les aime et cet amour donne unecrédibilité, un pouvoir réel. Les artistes semblent donc plusdangereux comme contrepoids aux politiques abusives etinjustes. Ils sont, ils peuvent être des détonateurs. Des éveilleurs

1 Voir l’éditorial de Jean-Robert Sansfaçon, « Écarts de revenus – Plus d’égalitépaie », Le Devoir, 15 septembre 2011.

Page 19: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

25

de conscience. Des catalyseurs. Oui, dans ce sens, l’art a unpouvoir réel sur la marche du monde et dans l’ordre des choses.Si certains en doutent, je suis résolument du côté de ceux quiont décidé que l’art peut faire une différence.

Je crois aussi que l’art, le théâtre surtout, art complexe,proche de la vie, intime et public, a le réel pouvoir de dérangerles consciences, de rassurer ce que nous avons de plus humain,de plus fragile et de le garder vivant. Le direct du théâtre, lejamais pareil, le toujours autre qu’il nous faut chaque jour refairecomplètement, le toujours différent qui le rend si fragile, siprofondément bouleversant quand il accepte de bouleverser, ades vertus qui s’attaquent aux cordes sensibles les plus secrètes,font vibrer des zones de notre corps, de notre imaginaire, de nos désirs que nous apprenons à faire taire dans la viequotidienne pour ne pas souffrir inutilement quand il y a tantde raisons inévitables de souffrir... Je crois au théâtre despourquoi et des comment. Aux valeurs d’artisanat et debricolage qui le font naître, lui garantissent une liberté et unemarge de manœuvre le plus souvent, illimitées. Sa discrétion depetite forme lui donne le droit au risque, à l’audace, àl’impertinence. Je me rappelle bien que dans la Polognecommuniste des années 1970, le théâtre était le seul art à jouird’une vraie latitude puisque le cinéma et la peinture, artsd’exportation, étaient sous haute surveillance. Ainsi Grotowskiet ses cérémoniaux religieux qui frisaient l’impertinence,Witkiewicz qui dénonçait ouvertement la plaie purulente dusocialisme, Kantor et sa poésie subversive qui annonçaitl’ouverture des années 1990 profitaient de cette marge demanœuvre qu’on leur avait laissée avec autant d’indifférenceque de manque de jugement.

Dans les années 60 et 70, le théâtre polonais est traversé parles mouvements sociaux et politiques : les étudiants sont enrévolte contre la loi martiale, des happenings se développent,le théâtre à domicile fait son apparition. Une autre tendancese dégage de ces « années de plomb » et de « l’hiver » sousJaruzelski : un théâtre poétique, quasi sans parole, à la limitede l’expressionnisme, voire du surréalisme, très proche entout cas des arts plastiques. Visiblement, durant ces années-là, les mots ne suffisent plus, il convient de rêver, de s’évader,

Page 20: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

26

de montrer mais aussi de se taire. C’est de ce théâtre à la foisérudit et contestataire, provocant et exigeant, instrument de contestation et de provocation, objet plastiquesophistiqué, le tout mené par des acteurs souvent considéréscomme les meilleurs du monde, qu’héritent les jeunesmetteurs en scène polonais d’aujourd’hui2.

Que faisons-nous maintenant ici de cette liberté, de cettemarge de manœuvre, nous qui ne risquons pas la peine de mort,pas même la prison, à peine une imperceptible diminution desubvention si des pressions énormes parvenaient à se mettre enplace (je rêve, des pressions énormes pour faire taire lethéâtre  ?). Nous sommes au Canada, en 2011. Nous nerisquons rien. Ce que nous avons perdu, ce que nous perdrons,car l’hémorragie ne fait que commencer, nous l’aurions perdu de toute façon avec les produits les plus stériles, les plus innocents, les plus conformes à l’ordre établi puisquece gouvernement ne va pas au théâtre. Rares sont lesgouvernements qui y vont et celui-là est le plus inculte desincultes. Il n’aime pas le théâtre, n’aime pas le cinéma, n’aime pasla peinture. Il aime la Reine d’Angleterre et son portrait danstoutes nos ambassades. Nous ne risquons rien ou plutôt nousrisquons tout… mais sans raison, sans aucune raison, sans fautede notre part, sans éclats de voix, sans éclats, sans éclats de rire.

Nous rions pourtant beaucoup. À la télévision, dans lessalles de spectacle. Pas du rire décapant qui remet en causel’ordre établi. Non  ! Surtout pas. Nous rions bêtement etdocilement pour passer le temps. Le tuer. L’occuper. Nousoccuper. Nous empêcher de penser, de réfléchir, de rêver, decontester. Aurions-nous abandonné l’envie de dire quelquechose ? Tout nous y pousse. Artistes, peut-être, nous faisonstoujours partie de la société qui nous porte, nous donne desailes, nous censure, nous nourrit, nous inspire. Le nouvel ordresocial a fait du je, du me ou du moi une finalité. Il est sourd etaveugle à la compassion et à la solidarité. L’individu y est roi etla lutte quotidienne pour le confort est solitaire. Ma qualité devie est le leitmotiv de cette société qui publie plus de livres de

2 Jérôme Sallé, « Pères et fils », Scènes de vies, no 30, janvier-février 2006.

Page 21: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

27

recettes que tous les autres genres confondus. C’est une image,ne cherchez pas les statistiques.

Je reviens aux mots, ces mots que j’aime tant quand ilsracontent, se mouillent, sortent du ventre et m’atteignent enpleine poitrine. Des vagues d’une puissance que je n’aurais passoupçonnée montent à l’assaut de ma mémoire pour me direque j’ai tort, que les artistes n’ont pas abandonné, qu’ils ne sesont pas réfugiés dans des silences creux, qu’ils ne se cachentpas la tête dans des oreillers en plumes, qu’ils n’ont pas peur des mots ou de leurs conséquences. Au contraire. Ils sontnombreux encore à chanter l’humanisme et l’espoir, à se révoltercontre les idées reçues, les préjugés, les injustices, les abus detoutes sortes contre la nature et contre l’homme. Nombreux àregarder le monde. Nombreux à vivre les yeux ouverts et lesoreilles attentives. Nombreux à oublier qu’ils ont un nombril.Nombreux à rêver l’avenir. Nombreux à dire, à bien dire, avectalent, âme, conviction, constance, détermination. Nombreux,les vieux, ceux dont les mots ne se sont jamais démodés et dontles mots neufs sont plus matures, plus pleins encore si cela estpossible. Nombreux, les jeunes dont la présence éclate enmilliers de formes aussi troublantes par la manière de dire quepar ce qui est dit. Les questions et les questionnements ontsurvécu aux désillusions, aux défaites. Le courage a survécu. La passion a survécu. Les mots et les images ont survécu.

Pourquoi la phrase m’a-t-elle fait un tel effet ? Pourquoi cesentiment que les artistes ne sont plus dangereux m’habite-t-ilsi profondément, comme une certitude qui m’entraîne vers lesilence… et le désespoir ? Je ne dois pas être la seule à le sentirpuisqu’on se pose et nous pose la question. Qu’est-ce qui ou quia changé dans l’équation entre artistes et société ? Les artistes ?Nous aurions changé ? Nous serions devenus lâches, veules,presque démagogues, au ras du spectateur le moins exigeant,voulant à tout prix être aimés et admirés, créant des consensussi larges que le discours se dilue dans une vaste rigolade  ?Serions-nous devenus ainsi ? Certains peut-être… Nous savonstous d’instinct, et l’histoire le démontre, qu’il y a une frange nonnégligeable des artistes, qu’il y aura toujours cette frange, qui achoisi et choisira la légèreté et le divertissement. Passer letemps… le plus agréablement possible avec des lunettes auxverres teintés qui permettent d’ignorer la réalité. De la mettre

Page 22: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

28

à sa main. C’est logique. Le public lui-même est divisé. C’est leconcept des lectures d’été… Concept douteux qui veut quelorsque l’on a du temps il faut en profiter pour ne pas penser.L’étonnante logique m’a toujours laissée sans voix… Que peut-on objecter à un raisonnement aussi spécieux, donné de bonnefoi, accepté comme une évidence ? Faut-il être en marge pourpartir en vacances avec des réflexions qui ramènent à l’essentielet que personne n’a le temps ou l’énergie de lire dans le feu del’action ? Que répliquer à un constat si définitif ?

Ce qui est troublant maintenant, c’est que le concept deslectures d’été, best-sellers, romans à l’eau de rose, policiers,revues qu’on feuillette distraitement et qu’on abandonne sur lachaise avec les bouteilles de crème solaire vides, déborde de plusen plus largement sur septembre, décembre et même février,s’étirant jusqu’à l’été suivant. Il n’y a plus de place pour deslectures d’hiver, des spectacles d’hiver… D’hiver on est passé audivertissement. Le jeu de mots est facile, mais il est à la hauteurde ce qui se passe dans les médias de masse quand il est questiond’art et d’artistes. Il est à la hauteur du raz-de-marée médiatiquequi impose un nom, un visage, une mode, un courant, un« must » (rarement une pensée) en une semaine puis gommele tout pour imposer un autre nom, un autre visage, un autre« must » plus jeune, plus fou pour faire danser les bougalous.Ce n’est pas nouveau, Charlebois le chantait il y a longtemps.La nouveauté c’est qu’il n’y a plus que ça. La rumeur ne se taitjamais, le bruit de fond est omniprésent, bavardage aimable etinsignifiant qui traite de tout avec le même sourire, la mêmecomplaisance, le même intérêt. On passe sans transition, sansétat d’âme du printemps arabe à la recette de beignets auxcourgettes, à la guerre en Afghanistan ou à la chronique auto.Tous les mots ont le même poids. Pas un de ces mots n’a depoids signifiant. Les mots… (j’avais écrit, quel lapsus, les morts,et j’aurais pu le laisser) les mots et les morts se perdent, se noientdans le bruit de fond.

La courroie de transmission, vitale dans un état moderne,entre société et art, entre citoyens et artistes, s’est enrayée. Lesmédias ont choisi délibérément la légèreté, le divertissement àtout prix, le consensus. Ce sont les vertus du nouvel ordre socialet médiatique. Les médias n’ont plus la fonction de courroie detransmission. Ils sont. Leur finalité est ultime, absolue, ce sont

Page 23: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

29

eux qui occupent le champ public et pour un large consensus,un très large consensus (les inévitables cotes d’écoute), il ne faut pas faire de vague, ne rien provoquer. Il faut distraire, apaiser, enseigner. Les conseils sont simples et quotidiens, ilsparticipent au bien-être individuel et collectif. Qui pourrait s’yopposer ? La pensée est bien pensante. Il faut bien manger,maigrir, faire de l’exercice, respecter l’environnement, faire depetits efforts quotidiens, bien élever ses enfants, se renseignerjuste ce qu’il faut pour ne pas faire de boutons. Oublier le restepuisque de toute manière on n’y peut rien. Un consensus largeau visage aimable.

Les artistes peuvent chanter, crier, pleurer, écrire, hurlerpersonne ne les entend plus. Les voix se perdent dans la rumeur.Même ceux qui veulent écouter, qui cherchent à savoir, quis’informent ne trouvent plus. On ne parle plus d’art, mais desorties. On dit « pour ceux qui aiment » quand on veut mettreen garde contre… le sérieux, le grave, le bouleversant… le vivant.Les embouteillages sont beaucoup plus importants que laguerre en Afghanistan dans l’ordre des nouvelles. Imaginonsalors comment les médias parlent de l’art et des artistes quirefusent le commerce et les consensus ?

Alors à quoi servons-nous donc, éveilleurs de consciencequi n’éveillent plus rien ? Que faisons-nous des outils que nousavons entre les mains qui n’ont jamais été aussi puissants, qui nese sont jamais rendu aussi loin dans les campagnes les plusreculées  ? Que faisons-nous pour interpeller les puissants,demander des comptes, exiger plus de justice, renvoyer l’hommeà ce qu’il a d’essentiel ? Que faisons-nous pour être écoutés, êtreentendus ? Je repense à Platon et au pouvoir qu’il donne à l’art.Platon ne connaissait pas Facebook. Les pires inepties y ont force de loi, les impressions personnelles de vérité sontconsommées fébrilement et aussitôt contredites  ; vérités etcontrevérités se répandent à la vitesse de l’éclair. Tout comme lesfautes d’orthographe, fautes de frappe, fautes de goût, fautesprofessionnelles et fautes beaucoup plus grave : le manque dejugement et de discernement. Nous sommes dans un tout-à-l’égout et le bruit de ce tout-à-l’égout nous rend confus ethésitants. C’est peut-être ainsi que nous avons perdu notrecapacité d’être dangereux… Nous avons fait confiance auxmédias qui ont été de très précieux alliés, mais qui ont découvert

Page 24: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

leur pouvoir et y ont pris goût. Dans cette cacophonie, nous nesommes plus très dangereux parce que l’on ne nous entend pas.

Mais je ne suis pas inquiète, nous redeviendrons dangereuxpuisque l’histoire fonctionne ainsi. Quand et comment ? Je n’aipas la date, mais j’y crois. J’ai été trop souvent bouleversée,émue, transie au théâtre, en lisant, devant des toiles. J’ai ététraversée par l’art et j’en suis sortie autre… Plus consciente, plussensible, plus déterminée à ne jamais accepter comme inévitablel’inacceptable…

Je n’accepterai jamais de ne plus être dangereuse et j’entrevolontairement et courageusement dans la résistance.

SUZANNE LEBEAU est auteure dramatique et codirectrice artistique avecGervais Gaudreault du Carrousel, compagnie de création pour jeunes publics. Sapièce Une lune entre deux maisons, créée en 1979, est reprise au CNA en mai 2012dans une nouvelle mise en scène de Marie-Eve Huot.

Page 25: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

CATHERINE VOYER-LÉGER

Le confort et la médiocrité

Le 25 septembre 2008, Wajdi Mouawad animait une tableronde sur le thème « En guerre, les artistes1 ? ». Ce jour-

là, au Centre national des Arts, il demandait à ses invités denommer « l’ennemi » actuel. Brigitte Haentjens a pointé lamédiocrité, un ennemi bien plus difficile à combattre que lesnouvelles politiques gouvernementales. C’est que la médiocritéet le discours qui tend à la légitimer relèvent, eux, de l’air dutemps. «  C’est très dur, aujourd’hui, de tenir sur la placepublique un discours qui a des aspirations à la rigueur », a-t-elleexprimé vers la vingt-troisième minute.

Où est le siège de la médiocrité ? Qui est responsable de sapopularité ? N’y a-t-il pas quelque chose de schizophréniquedans la façon dont la société se vautre dans l’individualismetout en glorifiant des goûts qui sont calqués sur ceux duvoisin ? Comment convaincre le public qu’il mérite mieuxque ce qu’il croit choisir en toute liberté  ? Comment leconvaincre qu’il devrait ressentir une certaine inquiétude

1 Dans le cadre de Manifeste !, événement inaugural de la saison 2008-2009 du Théâtrefrançais, Wajdi Mouawad animait une table ronde autour de l’art et du politique enprenant comme appui la phrase-clé de la saison : « Nous somme en guerre ». Lesparticipants étaient la metteure en scène et directrice artistique Brigitte Haentjens,l’artiste-peintre et chorégraphe Françoise Sullivan (signataire du manifeste Refus global),l’écrivain et professeur Francis Dupuis-Déry et l’auteur, metteur en scène et professeur Louis Patrick Leroux. Cette rencontre est disponible en baladodiffusion :<http://www.nac-cna.ca/fr/multimedia/podcasts/TFcna.cfm> (voirManifeste ! 1/2).

Page 26: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

32

(comme une odeur de mouton grillé) lorsque son goût suittoujours celui de la masse ?

Autopsie d’un espace public atrophié par la légitimationde la médiocrité…

Par où commencer ?Comme la médiocrité est un gros mot difficile à assumer,

permettez quelques précisions.Premièrement, sa définition, tirée du Petit Robert :

« MÉDIOCRITÉ : Insuffisance de qualité, de valeur, demérite. CONTR. Excellence. »

Deuxièmement, soulignons que ce n’est pas la popularitéqui rend médiocre, c’est-à-dire que tout ce qui est populairen’est pas nécessairement médiocre. Est médiocre ce quiconfond l’art (impliquant une démarche) et le spectacle (définipar la simple présence d’un public). Pourquoi les émissions oùdes adultes consentants donnent à voir leur libido au travailtalonnent-elles celles où d’autres adultes tout aussi consentantsse font maigrir ? Est médiocre ce qui se contente de reproduiredes formules maintes fois éprouvées, sans tenter de réinventerquoi que ce soit. Pourquoi les plus gros vendeurs de disques,depuis des années, se spécialisent-ils dans les reprises et dans lanostalgie standardisée ? Est médiocre ce qui prend la parolesans rien avoir à dire. Pourquoi les films prévisibles, mêmemauvais, remplissent-ils plus de salles que les films honnêtes etpas si obscurs ? Est médiocre ce qui refuse la remise en questionet qui donne à l’anecdote une préséance sur le sens. Pourquoi lesderniers espaces médiatiques qui s’intéressent encore auxartistes le font-ils surtout sous l’angle du potin, reléguant ausecond plan l’œuvre et la démarche ?

Pourquoi ?Parce qu’il semble que la médiocrité se justifierait par

son succès. Ainsi, si ce n’est pas la popularité qui rendmédiocre, il devient impossible de dénoncer la médiocritéde tout ce qui est populaire. Les défenseurs de la culture demasse, grands démocrates (qui ont souvent des intérêts dansl’industrie du divertissement), sont prompts à accuserd’élitisme tous ceux qui s’y risquent.

Il faut laisser les gens aimer ce qu’ils aiment... Comme sile goût était un phénomène spontané. Comme s’il y avait

Page 27: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

33

quelque chose de pur et de naturel, de vierge et de non socialisédans ce que les gens choisissent d’écouter, de lire, d’acheter.Toute cette hypocrisie est d’ailleurs représentée dans le proverbe« Des goûts et des couleurs on ne discute pas ». Et pourquoiça ? Sans doute parce que nous ne pouvons admettre qu’enmatière esthétique certains jugements sont mieux informés,mieux outillés.

Dans l’atrophie de l’espace public dont il est question, lenœud du problème se trouve exactement là. Dans presque tousles domaines, et plus particulièrement dans les domainestechniques, on peut admettre que des gens soient plus qualifiésque d’autres pour se prononcer. Mais en matière d’arts et, plusgénéralement, dans ce que j’appellerais le monde des idées, onestime faussement que toutes les opinions se valent.

L’espace analytique et le discours intellectuelJe ne peux que faire un parallèle avec le sempiternel

débat sur la place des intellectuels dans l’espace public.D’emblée mal posé, le débat s’oriente toujours sur unerecension de ceux qui prennent la parole dans les médias. On peut assez facilement prouver qu’un grand nombred’universitaires ont droit à une tribune. La question n’estpourtant pas de connaître le pédigri de ceux qui s’exprimentpubliquement, mais de constater la trop grande uniformitédu niveau intellectuel de leur discours.

Ce qu’il n’y a pas, ou trop peu, dans notre espace public,c’est une place pour le discours analytique. Qu’elle soit tenuepar des universitaires, des journalistes, des artistes ou toute autrepersonne, force est de constater la lente disparition d’une parolequi interrogerait le sens et qui, pour se faire, prendrait sontemps. À l’ère du clip de deux minutes et demie, de la critiqueen 125 mots et quelques étoiles, à l’ère où, victime de la dictaturedu vécu, l’aspect biographique d’une œuvre nous intéressedavantage que la démarche de l’artiste, peut-on vraimentprétendre qu’il soit aisé de tenir sur la place publique undiscours intellectuellement exigeant ?

Par un malencontreux détournement de sens, onassimile maintenant la langue de bois à tout discours lemoindrement aride. Il y a confusion entre une parole qui neveut rien dire et une autre qui exigerait des efforts. Quand le

Page 28: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

34

public ne comprend pas du premier coup, il en conclutrapidement qu’on parle dans le vide.

Or, le monde n’est pas simple. Pourquoi est-il encorepossible aujourd’hui d’écrire une grande œuvre sur des sujetsmille fois traités comme le deuil, le coup de foudre ou larivalité fraternelle  ? Parce que le champ des possibles estcomplexe. Parce que le monde change et entraîne avec luiune multiplication des points de vue. Parce que ne viendrapas ce jour où nous toucherons le noyau du sens. La penséen’a pas de plafond. Chaque discours, en apportant certainesréponses, soulève de nouvelles questions. S’abandonner aumonde de l’art et des idées, c’est admettre qu’il n’y a pas deGraal. Juste une quête qui se suffit à elle-même.

La culture de la médiocrité, c’est celle qui donne à voirdes histoires que l’on connaît déjà par cœur. C’est une culturedu statu quo qui conforte plutôt que de remettre enquestion. En la matière, il n’y a pas de position neutre. Oninterroge le monde ou on lui permet de continuer sa routesans l’embêter. Depuis peu, le discours préférant que lemonde poursuive sa route sans embêtements prend du galon.

Culture de masse et culture d’élite : la souffrance de GoliathDans le cadre d’un récent débat sur la critique culturelle,

A. O. Scott, critique de cinéma au New York Times, soulignaitqu’il est assez surprenant de constater toute l’énergie consacréeà défendre les prérogatives de la culture du divertissement :

It seems unlikely, to say the least, that films like “UncleBoonmee,” “Meek’s Cutoff,” “The Tree of Life” or Jean-LucGodard’s recently and belatedly opened “Film Socialisme”will threaten the hegemony of the blockbusters, so why is somuch energy expended in defending the prerogatives ofentertainment from the supposed threat of seriousness2 ? 

En effet, à entendre les chantres de l’industrie dudivertissement se plaindre sur le sort que leur réservent certains

2 A. O. Scott, « In Defense of the Slow and the Boring », New York Times, 3 juin 2011.

Page 29: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

35

médias, on a parfois l’impression que Goliath sait feindre la douleur à l’image d’un joueur de foot italien. Les hérauts de laculture de masse sont toujours prêts à accuser les porteurs d’uncertain discours associé à l’élite et blâment tout particulièrement les critiques culturels. Taxés d’intellectuels, les critiques sont relégués au rang de rabat-joie qui n’aiment jamais rien. Rien, entout cas, de ce que le public sanctionne, lui qui doit bien savoir cequ’il mérite. Vous aurez beau démontrer, chiffres à l’appui, que lacritique change bien peu de choses au rouleau compresseur de lamachine marketing, les défenseurs de l’empire du divertissementne bougeront pas : ils se sentent victimes d’une injustice.

Pourtant, entre les messes sportives, la visite du coupleprincier, les comédies musicales qui requinquent tous les vieuxsuccès, la folie autour des mégastars qui daignent s’arrêter par iciet les quelques superproductions dont tout le monde parle, onse demande comment la culture de masse pourrait prendre une plus grande place. D’ailleurs, les chiffres d’InfluenceCommunication3 confirment cette impression. Au Québec, laculture représente 4 % du poids médiatique total. De cela, 4 %seulement est consacré à « l’expression culturelle classique »(livres, arts visuels, théâtre ou autres). C’est donc dire que 96 %de notre couverture culturelle anémique porte sur la cultureéphémère (potinage), la culture de masse (gros vendeurs dans le milieu du cinéma, du disque, etc.) ou la cultureévénementielle (principalement les festivals).

Mais l’inquiétude est inhérente à toute hégémonie et l’empire du divertissement n’y fait pas exception. Sespromoteurs cesseront de s’inquiéter seulement lorsqu’ils aurontréduit à néant les quelques poches de résistance qui subsistent.

Du populaire… au populismeIl semble, en effet, que nous soyons passés d’une époque où

la culture dite élitiste et la culture de masse évoluaient en parallèleen s’adressant à des publics différents, à une époque où la culturepopulaire a été réhabilitée, pour finalement arriver à cettenouvelle ère où le populaire est tout.

3 Présentation de Jean-François Dumas, président d’Influence Communication,dans le cadre d’un atelier de l’ANEL, « La place du livre dans les médias d’ici »,15 septembre 2011.

Page 30: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

36

L’obsession pour les cotes d’écoute, les chiffres de venteet la performance en sont la meilleure preuve. Peu importe ladémarche, le public cible ou l’objectif, toute production estjugée à sa popularité. Sommes-nous capables de concevoirque tous les spectacles ne visent pas le même rayonnement ?Qu’un livre qui ne s’adresse pas à tous n’est pas insignifiantpour autant ? Qu’une émission de télévision ou de radio quidéveloppe un public de niche n’est pas vaine ? Qu’une revuespécialisée mais peu diffusée nourrit un lectorat ciblé et qu’ilest important qu’il en soit ainsi ?

De la même façon, un changement sensible s’opère enmatière de remise de prix. Il fallait voir, en 2010, la surprisede Mes Aïeux4, couronné groupe de l’année au gala del’ADISQ même s’il n’avait présenté ni spectacle ni disque.En 2011, un cas de figure similaire s’est produit avec LesCowboys Fringants5. Ces exemples démontrent que l’aurapopulaire peut tout faire, à l’encontre de la logique quivoudrait, au minimum, qu’un artiste soit actif l’année où onlui décerne un prix  ! Il est dans l’air du temps d’affirmer que rien ne vaut un prix du public, mais permettez-moi d’en douter. Le public serait-il un meilleur juge que les pairsen matière artistique ? Le fait de « vendre plus » n’est-il pas, en soi, un prix populaire  ? On assiste pourtant à lamultiplication des prix du public (défendus par le milieuculturel lui-même) au détriment des prix décernés poursouligner l’excellence.

À vouloir tout jauger d’après la popularité, on perd de vuequ’il existe d’autres barèmes pour évaluer la qualité. Non, toutce qui vend n’est pas bon. À force de le croire, on ouvre la voieà la culture de la médiocrité considérée soudainement commeune culture légitime. Car s’il n’est pas nécessairement nouveauque cette culture gagne la bataille des cotes d’écoute, il estnouveau qu’elle trouve tant de voix pour la défendre.

Quand le public, encouragé par certaines élites politiqueset médiatiques, se dresse en censeur, je m’inquiète. Quand lepublic se méfie davantage des journalistes que des ténors

4 Marc Cassivi, « Une chance qu’il y avait Mes Aïeux », La Presse, 9 novembre 2010.

5 Marc Cassivi, « Des sommets d’absurdité », La Presse, 1er novembre 2011.

Page 31: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

industriels qui ont des produits à lui vendre, je m’interroge.Quand le public exige qu’on fasse taire ce qu’il n’achète pas, jeme dis que nous avons perdu une bataille intérieure. Le voilànotre ennemi : une idéologie qui a convaincu le citoyen qu’ilest d’abord un client-consommateur. Maintenant, lorsqu’ilrevendique, c’est à ce titre.

Nous faisons face à la montée en puissance d’un populismeculturel dont la première arme est de placer dos à dos créateurset citoyens en tentant de leur faire croire que leurs intérêts neconvergent pas. Le lent évanouissement du discours analytiquedans l’espace public contribue au phénomène en marginalisantde plus en plus ceux qui tiennent des propos exigeants sur l’art,les idées, la société. Ce populisme préfère la culture qui conforteà celle qui confronte.

Depuis quand ceux qui passaient pour des prétentieuxsont-ils considérés comme des gens dangereux ? Nous nesommes pas dangereux. Mais pour éviter que le statu quonous endorme, l’inconfort est la seule posture viable.

CATHERINE VOYER-LÉGER est blogueuse et directrice du Regroupement deséditeurs canadiens-français. Une première version de ce billet a été publiée sur sonblogue Détails et dédales (www.cvoyerleger.com). Elle a revu et augmenté son textepour L’Oiseau-Tigre.

Page 32: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

LINA SANEH

Du danger de l’urgence

Souvent, j’entends des gens (Libanais ou autres), pleins debonnes intentions, me dire que nous avons de la chance,

nous autres artistes au Liban, parce que nous avons desproblèmes concrets et donc quelque chose à dire et l’urgencede le dire. Ainsi, le travail des artistes au Liban serait déterminépar l’urgence de leurs graves problèmes et ces problèmes seraientun avantage. Si je dois un peu caricaturer la situation, je diraisque ces problèmes nous sont presque enviés parce qu’ils noussont très utiles.

Est-il vrai que la quantité, la qualité et l’urgence desproblèmes sont suffisants ou nécessaires pour produire untravail artistique intéressant ? Il me semble que l’urgence, aucontraire, peut être d’un grand danger pour le travail d’unartiste. Je l’ai connu ce danger, j’y suis tombée parfois, malgrétoutes mes précautions pour éviter un tel piège ; c’est dire à quelpoint le risque est grand, on a beau être lucides et critiques àson propos.

De quel danger s’agit-il ? Du danger que l’urgence nouspousse à nous exprimer, à transformer le travail artistique en uncri de douleur, d’alarme, ou en un témoignage de l’horreur de ceque nous vivons, en complainte, en apitoiement, en auto-indulgence, en moral, tout en nous représentant en victimes.Car quelle attitude pourrait avoir le récepteur face à tout cecisinon une honorable compassion, ou l’encore plus honorableconscience que  : «  Ah oui, le monde est horrible, c’est

Page 33: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

40

intolérable. Mais, au fait, que je suis donc bien et bon d’êtreencore capable de si nobles sentiments et pensées ! » Pourtant,ce genre de travaux plaît ; ils plaisent car ils restent dans desgénéralités et des abstractions qui peuvent tout et ne riensignifier, désigner tout le monde et personne ; ils condamnentbien les violences, mais des violences qui ressemblent à tantd’autres qui ont lieu partout, dans toutes les guerres, ce qui apour effet de rejeter la faute sur la nature humaine et derenforcer la dose de fatalité qui est « derrière tout ça ». Enfin,ils réduisent une expérience complexe à un problèmetraumatique : nous serions traumatisés par les guerres civiles etnon civiles que nous avons vécues. Or, le trauma, c’est ce quel’on a subi et dont on ne revient pas, ce qu’on ne peutcomprendre ni expliquer ; c’est ce qui nous laisse sans voix,paralysés, en prise à l’effroi et à l’obsession ; c’est ce qui nousmarque en victimes, et la victime n’a pas de parole. En réduisantune histoire sociale, politique, économique et culturellecomplexe à un trauma, il y a risque de dépolitisation. Et je necrois pas à ce rapport de cause à effet entre créativité etsouffrance. Non pas que je conteste l’importance et la nécessitépolitiques de ces formes de parole — le témoignage, le récit et la remémoration ou le cri d’alarme  —, mais elles me semblent insuffisantes. Il est une autre parole qui intéresse les artistes libanais.

Quand quelqu’un est sur le point de recevoir un coup, sonréflexe est de se recroqueviller, d’esquiver le coup en se cachantla figure avec les mains et en se détournant, réflexe le plussouvent accompagné d’un cri d’effroi et d’alarme ; et quand ilreçoit le coup c’est encore un cri qui lui échappe,  suivi degémissements de douleur. S’il en a encore la force, il rend le coupà son agresseur qui se mettra à geindre à son tour. S’ils sont aussiforts l’un que l’autre, alors la bataille va durer et il y aura encoredes cris et des gémissements, mais point de parole, sinon desinjures et des menaces.

L’expression de la douleur, de la souffrance, de la peur, de lajoie, du plaisir ou de la faim est commune à l’homme et à l’animal.Ce qui n’est pas indigne en soi, c’est même très noble. Mais ce n’est ni un hasard ni dans l’ordre naturel des choses que l’on soit politiquement réduit à l’expression des besoinsélémentaires, que nous n’ayons droit, que nous n’ayons d’autres

Page 34: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

41

choix possibles que l’expression à l’état brut, qu’il ne nous soit paslaissé le temps et l’espace de la parole critique, celle-là qui a pris letemps de prendre distance et de tourner la langue sept fois dansla bouche avant de parler. La parole nous distingue de l’animal,mais aussi de la communauté (famille, religion, nation ou touteautre forme de « nous ») en nous permettant de nous présenteret de nous rendre visibles en tant qu’individus, uniques etsinguliers, c’est-à-dire capables d’agir, c’est-à-dire d’entreprendredu neuf, de l’inattendu, c’est-à-dire encore de proposer et, peut-être, probablement, d’apporter des changements à l’ordrenaturel, à l’ordre pseudo-naturel, à l’ordre qui nous est donnécomme étant naturel. « Si les hommes n’étaient pas distincts, a écrit Hannah Arendt, […] ils n’auraient besoin ni de la paroleni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et debruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats etidentiques1. » L’action et la parole… Deux activités politiquespar excellence, deux activités théâtrales par excellence.

Toujours, il y eut des exclus de la parole dans la sphèrepublique. Platon, appliquant sa théorie selon laquelle il ne fautfaire qu’une seule chose à la fois, refusait la prise de la parole dansl’espace public à ceux-là qui, contraints par la nécessité, n’avaientpas le temps d’être ailleurs qu’au travail, tels les artisans. Aristote,lui, excluait les barbares et les esclaves de sa définition del’homme  : zôon logon ekhon. Or, selon Jacques Rancière, lepolitique commence « quand des êtres destinés à demeurer dansl’espace invisible du travail qui ne laisse pas le temps de faire autrechose prennent ce temps qu’ils n’ont pas pour s’affirmer co-partageants d’un monde commun, pour y faire […] entendrecomme de la parole discutant sur le commun ce qui n’étaitentendu que comme le bruit des corps2 ».

Le Liban est un pays multiconfessionnel et multiethnique,sans être laïc ; le pouvoir ainsi que les principales fonctionspubliques sont répartis « également » entre les différentescommunautés religieuses qui n’ont de cesse de se disputer lesmeilleures parts du gâteau. Un pays, donc, où le citoyen n’a

1 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961 et 1983, p. 232.

2 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 67.

Page 35: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

42

accès à ses droits et aux services de l’État qu’à travers sacommunauté, et où ce même citoyen fuit ses devoirs enversl’État et la vie en commun encore grâce à la protection de sacommunauté. Ses intérêts sont donc directement dépendantsde cette dernière, d’où une forte conscience identitairecommunautaire plutôt que nationale et civique. Face à une telleemprise du pouvoir communautaire, l’individu n’a pas de placeet il est difficile de parler de citoyenneté au vrai sens du terme.

Or, qui dit communauté dit liens indissolubles, car naturelset originels. Et qui dit « origines » se perd dans la nuit des temps,happé par de mystérieuses et lointaines origines divines — ouautrement sacrées mais tout autant absolues… C’est Dieu lui-même qui l’a voulu ainsi. Mais comment discuter avec la Véritéabsolue qu’est Dieu  ? Comment dire non à Sa volonté  ?Comment se désengager du pacte qu’Il a baptisé dans l’eau, le feu,la chair et le sang ? Et surtout, comment ne pas profiter de Sapromesse d’assurer la victoire aux siens sur leurs ennemis pourque les « siens » se prévalent de « leurs » droits en lésant ceuxdes autres ? Mais le bon Dieu a tellement bien compliqué leschoses en promettant, dans la nuit des temps, à toutes lescommunautés, sans exception, la même chose : victoire sur lesennemis, pouvoir et règne et abondance sur telle ou telle autrepartie de la terre — sinon sur la terre entière ! Il leur a encorepromis malheurs sur terre et châtiments dans l’au-delà s’ilsn’obéissaient pas à Ses lois, ou bonheur ici-bas et paradis là-hauts’ils le faisaient. Le résultat : on s’entretue indéfiniment au nomde Dieu et de la même promesse qu’Il a faite à toutes lescommunautés les unes contre les autres ! Un vrai conspirateur cebon Dieu, comme on n’en a jamais vu !

Pareil pour les vérités séculaires non moins absolues — telsles nationalismes (qu’ils soient basés sur l’unité historique,culturelle, linguistique ou géographique), le marxisme,etc. — et qui se disputent dans le feu et le sang l’histoire duLiban. Et qui dit absolu séculaire ou religieux, dit urgence derétablir le bon vrai ordre à tout prix. Ce n’est pas l’existence deversions différentes qui est grave ou dangereuse, au contraire,mais le fait que le récit de l’autre soit toujours l’objet d’un refustotal, accusé d’être forgé de mythes et de fictions et de n’être queprétexte à la subordination de l’autre, alors que le sien propre estvérité divine, scientifique, historique, matérialiste ou autre.

Page 36: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

43

Et tout en se disputant l’origine et l’écriture de l’histoire de cepays, chacun projette déjà son projet d’avenir pour le Liban, oupour la nation arabe ou la Oumma Islamiya. Un avenir conçuselon le modèle d’un passé originel glorieux et radieux et quechaque groupe situe à une époque différente, bien sûr, on l’auracompris. Un paradis perdu donc, et que nous devonsabsolument rétablir, urgemment faire ressurgir de ses cendres,intact, pareil à lui-même, comme le Phénix. Le Phénix… Autremythe problématique au Liban, attaqué par tout le monde, etpourtant repris et reproduit par tous. Cet oiseau légendaire quibrûle et meurt pour renaître aussitôt de ses propres cendres,intact, tel quel, pour mourir et renaître encore et encore,indéfiniment… Il n’a besoin de personne pour renaître  ; ils’auto-suffit. Il n’a pas peur de mourir, il renaîtra. Et le pire, c’estqu’il ne changera pas d’un seul pouce. Il est de l’ordre del’essence, immuable, éternel… Aussi peut-on continuer à faire laguerre indéfiniment, jusqu’à la dernière goutte de sang. Qui apeur de se sacrifier, puisque nous renaîtrons de nos cendres,toujours pareils à nous-mêmes ? Où est donc l’urgence ici, medemanderiez-vous  ? L’urgence consiste justement à nouspréserver de tout changement possible, de toute infiltrationpossible, de toute hybridité, de tout Autre, de rester toujourspareils à nous-mêmes, tous pareils les uns aux autres, tous unis,un seul mot, une seule main, une seule force, un seul bloc, unseul corps, mêmes besoins. On comprend alors que la parolene soit plus nécessaire : entre nous, on se comprend par signeset bruits ; et contre les autres, on use simplement de la force.L’urgence ? C’est de rester à l’affût de toute menace extérieure,de l’extérieur en soi, du différent, du nouveau, d’être prêt à lariposte, à l’attaque, de soigner nos corps et nos armes,d’optimaliser nos aptitudes en attendant la dernière bataille, lafinale, celle où l’on remportera enfin la victoire définitive. Sinon,mourir et se relever de nos cendres avec le corps intact, toujoursjeune, vigoureux et prêt au combat. Un corps fort, combattant,infatigable, héroïque, viril, en perpétuelle érection. Un corpsfasciste.

Entre le passé paradisiaque et glorieux et le futur qui n’estque promesse d’un retour vers le passé, le présent est volontiersdélaissé, occulté ; ainsi que le passé et le futur proches bien sûr,telle la guerre civile du Liban, par exemple : on ne doit pas en

Page 37: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

44

parler, on ne doit pas se risquer à discuter, à analyser ce qui s’estpassé, le pourquoi et le comment, car, avec les différentesversions que nous en aurons nécessairement, il y a risque denouvelles discordes et de nouvelles guerres. Alors taisons-nouset n’en parlons plus, oublions. Il y a urgence de ne pas parler dela guerre, de ne pas ouvrir des plaies mal fermées. Sans nousdemander pourquoi elles sont mal fermées, ces plaies, etpourquoi elles ne se cicatrisent jamais. Il y a encore plus urgenceà ne pas parler de nos problèmes d’aujourd’hui qui ressemblenttrop à ceux qui ont déclenché la guerre. Quinze ans de guerresont rejetés comme un simple méchant accident, car on refused’y voir la conséquence de politiques, d’idéologies et d’unestructure étatique constitutionnelle qui permet aux groupescommunautaires de gérer affaires publiques et privées,d’affaiblir l’État et ses institutions censées garantir la libertéindividuelle et les droits citoyens, et d’ouvrir le pays auxingérences extérieures. Il est urgent qu’on ne se rende pascompte que ce sont toujours les mêmes conditions qui ontcausé les guerres qui continuent à faire rage aujourd’hui.

L’urgence, c’est ce qu’on nous a inventé, ce qu’on nousinvente et réinvente tous les jours pour nous empêcher d’avoirle temps de prendre la parole, pour nous réduire à l’expressionimpressionniste d’un mal flou dont on rejette rapidement lafaute sur les autres. Car prendre le temps de prendre la paroleet par suite de créer une distance qui me séparera des mienspour mieux me lier à eux en tant qu’étranger (à qui il est plusfacile de dire « non ! », alors que dans la famille, le chantageaffectif étouffe tout « non »), et qui me permettra aussi decréer une autre forme de distance que celle qui existe déjà avecl’étranger/ennemi, une distance qui me liera également à lui etme permettra d’échanger autre chose que des coups et une autreparole que les injures et les menaces, un tel temps serait pris,arraché à celui qui devrait être consacré à la bataille et à lapréparation du corps à la bataille (ou au travail et à laproduction, ou à toute autre urgence).

Le temps de la parole n’est pas celui de l’urgence, mais untemps qui prend son temps et qui se moque de l’urgence. C’estle temps des individus qui n’ont pas le temps mais qui prennentquand même le temps de converser entre eux. Ce n’est pas letemps pressant du discours adressé à la communauté en toute

Page 38: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

urgence pour embraser les cœurs et enflammer les sentimentspremiers, mais un temps qui prend son temps pour mieux leperdre en futilités. C’est le temps qu’on prend pour hésiter,douter, tenter de poser d’autres questions que celles déjàprésentes tant chez la droite que chez la gauche, et surtout pourajourner les réponses et les décisions. Le temps pris et perdu àse mouvoir dans le temps des vérités relatives et dans le doute.

Se jouer de l’urgence, s’en moquer, la relativiser, trouver desfailles dans les discours, creuser des trous par lesquels onpourrait fuir, s’échapper, ouvrir d’autres alternatives possiblesou impossibles…

Cependant, le problème, le danger, c’est que l’attitudeinverse est tout aussi problématique : nous dire, nous donnerl’impression ou nous convaincre qu’il n’y a aucune urgence.

LINA SANEH est comédienne et metteure en scène. Elle travaille généralementavec Rabih Mroué. Du 4 au 7 avril 2012, le Théâtre français présente en exclusiviténord-américaine leur spectacle Photo-Romance.

Page 39: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

DANA HOLSTGirl Looking Back, 2011Encaustique sur papier, 10 ½ x 8 ½ po

Page 40: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

WAJDI MOUAWAD

La Sentinelle

Une femme seule au milieu d’une grande artère d’une grandeville, au milieu de la cohue des heures de pointe.

ELLE. Je ne compte plus les oiseaux. Je suis ivre à forced’horizon. Il pleut une féroce lumière et depuis des jours nousattendons les nuages. Nous n’avons que quelques minutes derépit lorsque le soleil descend sous le trait de la mer pour fairesurgir le soir ; mais à peine la lumière prend une teinte douce etapaisante que le soleil se relève dans sa brutale férocité. Il y a silongtemps que nous n’avons pas vu la nuit.

Depuis la disparition mystérieuse du capitaine et du reste del’équipe, nous avons dû nous organiser en mettant en place unsystème de survie. Nous sommes tous des voyageurs et aucund’entre nous ne sait naviguer. Certains sont convaincus quenous nous trouvons dans l’hémisphère nord, près du pôle,tandis que d’autres ont la certitude que nous sommes dans lesmers antarctiques de l’hémisphère sud. Nous nous nourrissonsdes poissons que nous parvenons à pêcher et nous buvons l’eau salée de la mer.

Pour ma part, je suis l’une des quatre sentinelles. Huit heuresdurant, je suis au mât du navire et je fixe l’horizon pour tenterd’apercevoir au loin une terre, une île, un signe, un geste, une vie.Je reste tendue vers le monde et je ne contemple que l’absence

Page 41: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

50

d’un monde qui ne surgit pas. Je rêve du jour où je pourraisenfin déchirer ma gorge en hurlant « Terre », en criant « Vieà l’horizon ! », mais que des oiseaux, que des oiseaux !

La permanence de la lumière nous rend fous. Hier, unhomme s’est jeté du pont pour trouver dans la profondeurde la mer un peu d’obscurité avant la noyade. Tant de procheset d’amis et d’êtres chers sont morts en chemin que je n’aiplus la tête à la mémoire. Je ne veux plus me souvenir dudépart. Je me noie dans la contemplation de l’horizon,hypnotisée par son bleu, étourdie par le soleil. Parfois, dansce vertige plein de transparence, je me mets à confondrepassé et présent. Une somnolence soudaine me fait basculerdans un monde ancien et heureux. Je vois alors surgir depuis l’horizon des mots. Poésie. Rêve. Enfance. Beauté.Résistance. Peine Peur Colère Chagrin. Père Mère FrèreSœur Fille Fils Sang Prophétie Promesse Peinture Mer TerreCiel Feu Couleur Guerre Jeunesse Ange Terreur ErreurVierge Viol Barbare Esprit Mot Mort Monde Amitié. Ettous ces mots, tous ces mots qui me reviennent à la gorge, jeles hais et je les aime tant ils me rappellent par leur simplicitéle gouffre bleu dans lequel est jeté ce navire dans lequel nous errons.

Je ne parviens plus à verser des larmes, ne serait-ce que pourapaiser la morsure de la lumière. Pourtant, j’ai mille raisonsde verser des larmes. Et parmi ces mille raisons, une prévautà toutes les autres : je ne peux pas aimer. Je ne sais pas aimer.Je suis incapable d’aimer. Je ne peux pas croire que l’onm’aime. Je n’ai jamais aimé. Il ne m’est pas donné d’aimer. Jesuis devant l’amour, comme l’assoiffée au milieu du désert :à perte de vue des dunes et des mirages pour seule oasis. Ellecourt, l’assoiffée, et toujours le sable lui remplit la bouche,jusqu’à ses poumons, jusqu’à son foie brûlant. J’ai les jambesestropiées à la hauteur des genoux. Quelle philosophie,quelle pensée, quelle combinaison de mots peuvent espérerme donner l’apaisement, si mon cœur ne frémit plus auregard de l’autre ? Alors, le philosophe me dit : raisonne.L’anthropologue me dit : observe. Le sage me dit : accepte ;et le psychanalyste me dit : assume.

Page 42: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

51

Je suis la sentinelle sur le navire égaré au milieu d’une mer sansnom ; je reste fixée vers l’horizon sans possibilité de savoir ceque je cherche ni ce que j’attends. J’espère qu’un jour il y aura unobjet pour apaiser ce regard. Je n’ai plus de mots pour les maux.Comme tous, je vais dans l’inquiétude de ne pas savoir vers oùnous allons, ni quand toute cette errance se terminera. Parfois,certains parmi nous se lèvent et proposent un regard, unepossibilité, et il est si beau de les croire. Pendant quelquesinstants, nous avons enfin l’impression, grâce à la poésie de leursmots, qu’il fait enfin nuit et qu’enfin nous pouvons nousendormir tout notre soûl pour retrouver les rêves et les songes.

Moi comme tous ceux qui sont avec moi sur ce navire ensommes venus à nous demander si la terre existe encore.Comment cela se fait-il, depuis le temps que le courant nousentraîne à son gré, que nous n’ayons encore jamais vu de terreferme. Nous tournons en rond, affirment certains ; et, pour eux,la solution consisterait à casser le navire pour fabriquer descentaines de petites barques. Chacun ira où il lui plaira. Noussommes partis depuis longtemps et nous avons été forcés defaire connaissance. Nous avons été forcés de nous entendre surune manière de fonctionner, de partager l’espace de ce navire.Les morts, nous les lançons à la mer et les nouveaux-nés, nousles protégeons de la lumière crue du midi en les recouvrantd’épaisses couvertures. Nous parlons des langues différentes.

Parfois, du haut de ma vigie, je quitte des yeux l’horizonbrûlant et je les porte vers mes compagnons de voyage. Ilssont en bas, semblables les uns aux autres et soudain siprécieux. Je les regarde et je me dis, secrètement : ceux-là,tous ceux-là, sont mes contemporains. Ils sont ceux aveclesquels je partage mon époque, mon monde et mon histoire.Ils sont ceux avec qui je vogue sur ce navire. Et cette penséeme donne un courage soudain.

C’est comme un trou quelque part dans la mémoire. À forcede vivre dans la clarté du jour, nous avons fait fondre notremémoire. Les fils du cerf-volant se sont coupés et nous noussommes envolés. Plus de bouche pour crier, car on ne sait pluscontre quoi il faut crier. Qui a construit ce navire ?

Page 43: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

52

C’est le cri entendu hier. « Qui a construit ce navire ? » Uncri de fou, de douleur, de peine peur chagrin. Sur le pont unhomme jeune est là. Visage en larmes. Il a un couteau dans lamain et il crie, il hurle contre quiconque tente de l’approcher.Il dit : « Ne cherchez plus les étoilesLes étoiles sont enfance !Ne cherchez plus les météoresLes météores sont enfance !Ne cherchez plus le soleilLe soleil est enfance !Je vous laisse au joug du volcanAu joug de l’horreurEt de la mortLa mort vous avaleraVous happeraVous goberaLa mort vous digéreraLa mort versera sur vos crânes de chauvesDe vieilles putes de sales maquereauxSes acides de métal !

Et soyez assurés qu’à cet instantOù mon cœur s’éteindraEn refermant mes yeux pour la dernière foisJ’aurai sur mes paupières blanches vos faces hideusesQue pourtant, vraimentJ’aurais tant voulu oublier, menteursVous qui m’assuriez du bonheur de vivreSur cette terre énorme ! »

Il s’est lancé dans la mer et alors que déjà les vaguesl’emportaient vers l’obscurité, on l’entendait encore hurler,comme une insulte lancée à notre endroit  : «  Jeunesse,jeunesse, sacrifiée, sacrifiée !! » Sa voix depuis trotte à mesoreilles et j’ai le sentiment d’entendre encore les battementsde son cœur, comme s’ils étaient devenus le moteur de cenavire. Parfois, il m’arrive de penser que le déluge n’est pasterminé, et que nous dérivons toujours, toujours prisonnierssur l’arche, avec les animaux. La colombe n’est toujours pas

Page 44: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

53

revenue, avec elle la branche d’olivier. Peut-être que depuisdes générations et des générations, nous attendons la fin dudéluge pour pouvoir enfin rentrer chez nous.

Je reste dans l’ivresse de la lumière horizontale de ma vigie. Lesautres, en bas, me disent : « Tu es folle. À présent tu parles touthaut, tu parles seule ! » En bas, sur le pont du navire, les autres,ils me disent : « Tu imagines que nous sommes sur un bateau,tu imagines que nous sommes au milieu de la mer ! Cesse dedivaguer et vois bien le monde en paix qui est le nôtre et danslequel nous vivons joie et bonheur. » Je réponds : la guerre estlà, déjà, contre la lumière obsédante ! On me répond : « Laguerre est terminée. » Je réponds : c’est votre raison qui vousrend si raisonnable qui me rend folle ! Nous sommes sur le pontd’un navire et je suis sentinelle, car l’équipage a mystérieusementdisparu ! Je remonte à ma vigie et recommence à fixer l’horizon.

Au milieu de la solitude, en haut, viennent parfois me visiterd’autres mots. J’entends des mots doux et anciens. J’entendsun air ancien, un chant d’il y a longtemps, petite chanson quisurvient au cœur des clairières :

Une pluie ancienneSur le visage nouveau de mon amourLe corps de l’un dans le corps de l’autrePour éteindre le soleilMais pas pour toujours.

Je suis sentinelle à sa vigie de lumière et depuis longtempsj’attends l’apaisement de la nuit. Depuis, l’horizon s’est dégagéet, hier, pour la première fois, j’ai vu apparaître quelque chosede différent qui, bien que vivant, crée chez moi peur et effroi.

Je vous ai vu apparaître. J’ai vu apparaître le monde. Oui.Je vous vois.Vous avez des jardins à l’arrière de vos maisons.Vous maudissez vos enfantsBien que vous ne soyez vous-mêmesEncore rien que des enfants.

Page 45: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

54

Vous ne connaissez pas le malheur.Vous avez des jouets dans vos armoires.Nul récifDans la mer de vos yeuxPour crever le navire des certitudes.Des insouciants.Vous ne connaissez pas le malheur.Je vous vois.Parmi vousLe champ de bataille.Sous le couvercle étanche des grandes villesIl y a des aigles morts.Il y a des chevaux morts.Il y a des taureaux morts.LàDans le mouvement des foulesParmi la congestion sonore des voituresDevant les portes vitrées des grands immeubles Gisent à jamais les dieux :ÉgorgésÉcorchésÉmasculésDémembrés.Cloaque époqueSphinge inexistanteDont nul ne parvient à déchiffrer la nouvelle question : Comment faire cesser le saignement des dieux ?C’est un monde rougeSans révélation aucuneQui va vers l’abysse des lumières.Je vous vois.Qui peut dire ce qui se cache derrière ses yeuxSi ce n’est celui qui en retourne l’accélération ?Les orbites déchiréesImmobiliséesComme celui de la terre arrêtée dans sa course !FracasCyclones d’images Cauchemars qui déferlent.Je n’ai pas pu voir avant de voir !

Page 46: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

55

Vous voyantJe tremble :Guerres nouvellesVilles engloutiesMouvement des mersHécatombes de tous les animauxFamines et sécheresses.Quelque chose de plus grand que les dieuxVous conduit vers l’instant de la terreur.Aveugles comme je fus aveugleVous ne l’en empêcherez pasVous ne l’en empêcherez pas.La révélation se fera et vous ne serez plus.À l’instant où vous vous illuminerez Vous vous éteindrez.Ne restera de nous que des bribes :BonheurAmourColèresQuelques mots anciensQuelques histoires enfouiesTout cela palimpseste de beautéD’où naîtront des dieux nouveauxPour en consoler chaque fragment.Ce sera un instant d’innocence.Il y aura un réveilUne fête !Joyeuse joyeuse !Que célébreront ceux et celles Qui n’auront connu nul chagrin.EuxSauront fêter pour nous qui n’avons pas su.Ils répéteront nos nomsSe souviendront de nos corps Leur joie sera notre seul tombeau.

Je vous vois.Je suis la sentinelle aux yeux transpercés par la lumière ! La folle !Et je suis face aux horizons.

Page 47: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

56

Je regarde la mer invisible aux yeux du quotidienEt je reconnais en elleTout ce qui fait ma propre architecture ;Son chaos et sa beautéMe rappellent les pulsions de mon cœur !Je lui dis :Je suis celle qui a au fond des yeuxSuffisamment de larmesPour te noyer !Car tant de choses à pleurer hantent mon âme !

Aujourd’huiJe me tiens sentinelleLa journée fut longueMais mon regard est de métalEt je le plante non pas dans l’horizonMais au cœur même du froid qui hante les galaxies.Et je dis : douleur joie !Celles de la vieEt celles de la mortCelles de la guerreEt celles de l’amourCelles de la joieEt celles de la peine.Je disDe ma carcasse de chameau mangé par les vautoursDe ma carcasse de vautour mangé par les hyènesLa peine de mon être !Je dis toute la douleur dont je peux témoigner :Toute la douleur de mon frèreToute la douleur de ma sœurToute la douleur de mon pèreEt toute la douleur que je peux encore lireAu fond des yeux de ma mère !

Je fais don à la mer de la douleur de mon enfancePour qu’elle puisse l’attraper à marée hauteEt pour qu’elle puisse ainsiL’entraîner avec elleAu fond de son sexe liquide

Page 48: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

57

Liquide comme à jamais mes yeux le seront ;Et afin de ne plus jamais verser une larmeAux nuagesAux étoilesAux galaxies et aux trous noirsJe lève haut mon poing ganté de sangDe tout le sang qui noya mon enfanceEt toujours sentinelleJe murmure les mots les plus douxÀ tous les êtres qui attendent de naîtreJe les appelle de ce lieu horrible qu’on appelle la vie Je les appelle de ce lieu ensanglanté qu’on appelle la vie Où les animaux ne parlent plus Où les arbres ne bougent plus Où les rochers ne vivent plus Où les anges ne se voient plus Je les appelle de ce lieu sans pitié Sans tendresseJe les invite à la nausée Au dégoût À la haine Je les invite à la grande obscurité des cœursJe les invite à la solitude Aux peines Aux douleurs du corpsJe les invite à la guerreAu sang et au carnage Je les invite à la grande inconsolation des êtres Je les invite à ce désert lamentable qu’est la vieEt je les invite à venir s’y plonger !Le cœur de l’être est fait de chair et de sang !Et comme la chaleur voyage au cœur du métalLa douleur voyage au cœur de l’homme !N’oubliez pas cela !Et comme la chaleur voyage au cœur du métalLa douleur voyage au cœur de l’homme !Car dans le métal voyagent aussi les effluves électriquesTout comme l’amour voyage dans le cœur de l’homme. Tout comme l’amour voyage dans le cœur de l’homme. Tout comme l’amour voyage dans le cœur de l’homme.

Page 49: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Ce texte inédit de Wajdi Mouawad, publié ici pour la première fois, a été écrit toutspécialement pour Jane Birkin, la comédienne et femme engagée. Pour une soiréespéciale au CNA (le 10 février 2012), elle sera sur scène avec Wajdi Mouawad pournous livrer La Sentinelle et autres textes choisis.

Page 50: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

GAËTAN (PIÈCES À ASSEMBLER

À LA MAISON)

Page 51: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

MARCEL POMERLO

Homme chauve pleurant devant

le portrait deJeanne Samary

À la mémoire de Sauveur P.

ÉBRANLÉ C’était un homme ébranlé qui se tenait depuis trois heuresdevant la beauté lumineuse de l’actrice Jeanne Samary, telleque peinte par Pierre-Auguste Renoir en 1878. Il avait étéimmédiatement happé par le tableau impressionniste, cetinconnu au long manteau noir, cet homme chauve au regardde mer. Gaëtan Desrosiers-Blanc, orphelin, amoureux foudes Kindertotenlieder de Gustav Mahler et de Chet Baker,de ses deux cactus, Lucette et Jean-Guy, et des expressionsentendues dans la rue qu’il mémorisait comme on apprendun poème très beau. Un chant. Cet homme seul, qui nepossédait presque rien et qui ne souriait pas tous les jours,s’était mis à pleurer dans la grande salle du Musée National,devant cette apparition divine qui, en un seul instant, luiavait fait ressentir la beauté et l’amour encore possible, endépit du grand désarroi du monde, de la violence des jours,des fractures, des meurtrissures et des abandons. Il s’était misà pleurer de joie. De gratitude. Il avait ressenti dans toutesles particules de son être fragile la grandeur infinie d’une âmepeinte, qu’il connaissait, qu’il reconnaissait au plus profondde lui-même et à travers laquelle un ultime espoir pouvaitsoudain surgir, renaître. Un espoir. Une illumination.

Page 52: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

62

Un soleil. Le musée et Mlle Samary devenant révélationsalvatrice pour cet homme qui, jadis, avait perdu l’un de sesdeux cœurs.

CHOCÉBLOUISSEMENTCIELSILENCEMÉMOIREJOIE IMMACULÉEENVOÛTEMENT

Il était ressorti du musée le cœur léger, comme depuislongtemps il ne l’avait eu. Comme apaisé. Calmé. Libéré d’unpoids qu’il traînait depuis toujours et qui lui était longtempsdemeuré inconnu. Pour la première fois, il ressentait une paix.Un bien-être. Une sérénité. Une profonde allégresse. Il étaithabité par une émotion si forte qu’il se disait que le regard deJeanne posé sur lui dans la grande salle bondée du musée avaitchangé à jamais son propre regard sur le monde. Sur la vie. Sa perception des êtres et des choses vivantes en serait à jamais transformée. Lui qui entendait tout, qui voyait tout, qui possédait une mémoire phénoménale depuis qu’on lui avait retiré son deuxième cœur, lui qui avait une capacitéexceptionnelle à capter les fragments du monde qu’il croisait— visages, mots, voix, expressions, émotions —, lui qui détenaitce don, ce sixième sens qu’aucun médecin spécialiste n’avaitréussi à expliquer, à comprendre, lui, Gaëtan Desrosiers-Blanc,l’enfant trouvé comme on l’appelait parfois, lui, cet homme sansfamille, sans racines, sans rien, avait saisi tout ce que ce tableaude Renoir contenait et il avait senti que grâce à lui, que grâce àelle, il ne serait plus jamais seul. JAMAIS. Il était sauvé. C’étaitinexplicable, fou, insensé, tout comme l’avait été sa vie jusqu’àmaintenant, mais soudainement, tout semblait prendre sonsens. Sa vie d’abandon, d’agitation et de dérives incessantes allaitbientôt se terminer. Il en était persuadé. Ce portrait plus grandque nature de Mlle Jeanne Samary toute vêtue de blanc l’avaitrendu heureux et lui avait permis d’espérer une autre vie que savie errante et vagabonde. En marchant dans la rue, il était portépar quelque chose d’indéfinissable encore jamais éprouvé.

Page 53: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Un désir. Un élan. Oui, il sentait une force incroyable monteren lui, et une soudaine certitude qu’il trouverait, qu’ilconnaîtrait enfin sa raison d’exister. Tout en marchant à traversles passants aussi anonymes que lui, et saluant joyeusement lesmarchands qu’il ne connaissait pas, il se disait que la grâce l’avaitatteint et qu’il pourrait désormais déclarer sur son lit de mort,quand l’heure serait venue, qu’il l’avait, une fois dans sa vie,rencontrée. Qu’il avait, au moins une fois au cours de sonabsurde existence, été touché par elle. Qu’il connaissait cettefélicité et cette troublante douceur. Il n’avait pas vécu pour rien.La grâce était entrée dans sa vie, dans son cœur, par la grandeporte du Musée National, et ce, grâce à ces deux inconnusdevenus ses intimes amis : le grand Auguste et Mlle Samary. Tout avait basculé. Un grand ébranlement avait eu lieu. Unéblouissement total. Un aveuglement qui lui avait ouvert lesyeux. Le cœur. Jeanne Samary avait touché son âme. Tout étaitchangé. TOUT… le monde entier, et lui. Ils étaient deux. Enfin.

JAMAIS OUBLIER LE SOLEIL

MARCEL POMERLO est auteur, comédien, metteur en scène et cofondateur ducollectif Momentum. Il nous livre ici un portrait du personnage Gaëtan Desrosiers-Blanc, héros de son solo GAËTAN (pièces à assembler à la maison), à l’affiche auCNA du 14 au 17 mars 2012. La pièce est parue chez Dramaturges Éditeurs.

Page 54: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

STÉPHANE LÉPINE

Nous sommes tousdes pièces

à assemblerLettre à Marcel Pomerlo

J’ai fait la connaissance de Gaëtan Desrosiers-Blanc. Cetaprès-midi, enfin disponible, j’ai lu et relu ces « pièces àassembler à la maison ». Tout comme L’Inoublié1, maisautrement, tout comme « Ce n’est pas pour ça que je pleure2 »,qui lui est proche à bien des égards, GAËTAN3 m’a atteint droitau cœur, à ce cœur qu’il a malade, Gaëtan, qu’il a double, quenous avons sans doute tous malade et double. Ton texte étaitsur ma table depuis une semaine déjà et je ne trouvais pas letemps pour y venir, occupé que j’étais, tu le sais, à finird’assembler mes propres pièces, et je dois dire que j’étaisfortement intrigué par ce sous-titre : « pièces à assembler à lamaison ». Ce soir, je comprends enfin. Du moins je le crois.Elle est magnifique, ta fable. À mes yeux, elle parle

1 Créé en septembre 2002 au MAI (Montréal, arts interculturels) par Momentumet présenté au CNA en mai 2004, L’Inoublié ou Marcel Pomme-dans-l’eau : unrécit-fleuve est le premier spectacle solo de Marcel Pomerlo. (NDLR)

2 Texte de Marcel Pomerlo publié dans L’Oiseau-Tigre (Les Cahiers du Théâtrefrançais, vol. 9, no 2, janvier 2010, p. 71-77) à l’occasion de la présentation auCNA de sa mise en scène de Sonate d’automne d’Ingmar Bergman. (NDLR)

3 Écrit, mis en scène et interprété par Marcel Pomerlo, GAËTAN (pièces àassembler à la maison) est créé au Théâtre de Quat’Sous en novembre 2011.Coproduit par Momentum et le Théâtre français du CNA, le spectacle est àl’affiche au CNA du 14 au 17 mars 2012. (NDLR)

Cher Marcel,

Page 55: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

66

essentiellement du travail que l’on doit tous opérer pourparvenir à ÊTRE pleinement, à ÊTRE autre chose que cesenfants abandonnés et trouvés que nous sommes tous ou quenous croyons être, du travail auquel on doit tous se livrer pourrassembler nos morceaux épars et faire en sorte que cela nousdonne une vie. Comme nous tous, Gaëtan est en morceaux. Ilne s’appartient pas tout entier. Il est fait d’amours et dedésamours, de quêtes et d’abandons, des œuvres qui lenomment (comme c’était déjà le cas dans « Ce n’est pas pourça que je pleure ») et des musiques qui épousent son désarroiet sa reconstruction. À moi qui suis actuellement en pleinereconstruction, tu le sais, ce texte me semble personnellementdestiné. Il parle d’un sphinx qui renaît de ses cendres, quirassemble ses morceaux, qui se refait un JE à partir de pièceséparses (êtres bienveillants croisés sur sa route, œuvres d’art,fragments disloqués de soi) et qui apprend progressivement àse conjuguer à la première personne du singulier.

Tu m’avais bien dit l’autre jour au téléphone que GAËTANn’était pas un texte autobiographique. Je le constate aujourd’huià la lecture. Mais peut-être au fond l’est-il encore davantage queL’Inoublié, mais souterrainement. En fait, ce que je trouve à lafois troublant et formidable avec cette œuvre, c’est que tudeviens une sorte d’Isis qui fait revivre son Osiris, qui luiredonne forme et le reconstruit, comme Isis le faisait dans lemythe. Un mythe que tu connais, n’est-ce pas ? Je t’en rappelleles faits essentiels, mais tu sais comme moi qu’il existe demultiples versions de ce mythe, dont la plus récente nous futtransmise par Plutarque, qui fait d’Osiris et de sa sœur Isis dessouverains bienfaiteurs. Cette version du mythe dit qu’Osirisinventa la religion et enseigna aux humains les rudiments del’agriculture et de la pêche, tandis qu’Isis leur apprit le tissage etla médecine. En ce temps-là, Seth régnait et, jaloux de son frèreOsiris, projeta son assassinat. Pendant un banquet en l’honneurde son frère aîné, Seth offrit à l’assistance un coffre magnifique,jurant de le céder à celui qui l’emplirait parfaitement. Quandvint le tour d’Osiris, qui fut le seul à y parvenir, Seth fit refermeret sceller le coffre, et le jeta dans le Nil. C’est ainsi qu’Osirismourut noyé. Mais après le meurtre de son frère, Isis se mit à larecherche de son corps. Elle le retrouva à Byblos, d’où elle leramena en Égypte pour l’enterrer et le pleurer. Seth finit par

Page 56: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

67

découvrir le tombeau, sortit le corps du caveau et le dépeça enquatorze morceaux qu’il dispersa à nouveau dans le Nil. Isisretrouva les lambeaux du corps de son frère, sauf le phallus, avalépar un poisson. Elle le reconstitua en argile et entreprit derassembler le corps meurtri du défunt. Elle embauma le cadavre,lui redonnant une dernière étincelle de vigueur. Lorsqu’il futranimé temporairement par Isis, qui lui insuffla la vie, Osirisput la féconder. Elle lui donna un fils, Horus, qui combattitinterminablement son oncle. Le tribunal des dieux finit partrancher, et Horus entra en possession de son héritage et occupafinalement le trône d’Égypte.

Long détour pour te dire que oui, en effet, il me semblequ’il y a de l’Isis en toi, qui fait revivre cet Osiris qu’est Gaëtan,déchiré par la vie, dépecé en morceaux et reconstitué grâce àl’amour, grâce à la création. Qui donc est ce Gaëtan pour toi ?Je ne sais pas. Une part de toi-même sans doute, appelée àrevivre, à renaître, à être fécondée pour revenir à la vie. J’aimecette manière avec laquelle, en véritable créateur que tu es, turedonnes (la) vie à un double, à une recréation de toi-même,comment, par pur amour, tu redonnes (la) vie à cet hommesans appartenance, sans amour, délaissé par la vie, comment tul’amènes à renaître, à ÊTRE pleinement, et pour lui-même etpour nous qui assistons à sa renaissance.

Oui, GAËTAN ressemble à bien des égards à « Ce n’estpas pour ça que je pleure » : il s’agit dans les deux textes d’untravail de reconstruction d’un être grâce à l’art, dans et parl’écriture. Je ne comprenais pas non plus au départ pourquoi ilentonnait « I fall in love too easily »... pour finalement prendreconscience que Gaëtan aura toujours été pur amour, toutamour, amor omnia, que loin de développer amertume ousentiment d’abandon, il n’aura cessé d’aimer, de rayonner, derépandre ses bienfaits et ainsi a-t-il pu parvenir, porté par cetamour qu’il contenait, et qui est aussi le tien et celui d’Isis, à sedonner l’illusion de rassembler ses morceaux épars. Car, biensûr, cette reconstruction est illusoire, purement symbolique.De la même façon que le temps perdu (Proust nous l’a biendémontré) ne saurait être retrouvé, la totalité perdue ne sauraitêtre reconquise. Cela me rappelle une anecdote que j’ai souventracontée à mes étudiants : un jour, le philosophe Michel Serresest venu donner une conférence sur le fragment à l’Université

Page 57: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

68

de Montréal. Il s’est présenté devant l’assemblée dans unimmense amphithéâtre, sans prononcer un seul mot, a laissétomber une assiette, qui s’est cassée, il a ramassé un éclat, qu’il aensuite jeté par terre et nous avons alors tous constaté avec luique ce petit éclat était demeuré entier, intact. Il a alors dit,sourire aux lèvres : « Voyez ! Voici la preuve que le fragmentest plus résistant que la somme ! » Avec GAËTAN, tu fais aussila preuve que le fragment est plus résistant que la somme !Assemblés au théâtre dans un désir de retrouver un semblantd’unité, tous ces fragments (Annette Desrosiers, Sœur Yvette,Renoir, Chet Baker, Lucette et Jean-Guy, l’œuvre de MarcTremblay) vont se percutant et se répondant, ils vont etviennent dans le temps et dans l’espace, naviguent entre le passéet le présent, porteurs d’un espoir de reconstruction, mais sansque jamais l’on sente la nostalgie d’une unité perdue qui, detoute façon, ne saurait être retrouvée. Il n’y a en fait pas denostalgie chez Gaëtan, pas plus que chez toi d’ailleurs, pas denostalgie d’un passé synonyme d’amour et d’unité, d’absolueproximité avant l’expulsion. Pas davantage de nostalgie d’unmonde qui ne permettrait pas de tels abandons, de tellesdéshérences. S’il n’y a en fait qu’une nostalgie exprimée dansGAËTAN, c’est celle dont a parlé mieux que moi l’écrivainebrésilienne Clarice Lispector, celle de nous-mêmes, qui nesommes pas suffisamment, qui tardons à être pleinement,freinés que nous sommes par trop de parasites. Et GAËTANparle donc en premier lieu à mon sens de cette difficulté-là àêtre pleinement, mais, en même temps, de la nécessité d’ÊTRE,de la nécessité d’apprendre, je le répète, à se conjuguer à lapremière personne du singulier, mais aussi à tous les modes età tous les temps.

Voilà. Il y aurait encore beaucoup à dire, cher Marcel. Nousen reparlerons sûrement. Mais ai-je besoin de te dire combienest grand mon désir de voir enfin GAËTAN prendre forme à lascène, incarné par toi, porté par toi, engendré par toi, cher Isis.Et s’il y a une part d’Isis en toi et sans doute en chaque créateur,il y a également une part de Rilke, du poète Rainer Maria Rilkeque, je le sais, tu aimes tant, dans ce processus d’engendrementsymbolique auquel on assiste en lisant ces « pièces à assemblerà la maison  ». Et comme toutes les œuvres fortes etsignificatives pour moi, GAËTAN donne du « jeu » au lecteur,

Page 58: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

lui donne un espace de liberté et de création, lui permet de selivrer à un dialogue avec le matériau déconstruit que tu offresà lire, que tu mets à jour, cela sans jamais guider notre vision,sans jamais imposer quelque regard surplombant que ce soit.J’aime cette liberté. J’aime rêver un texte. Et je brûled’impatience de pouvoir assembler, cette fois dans une salle dethéâtre, face à toi en scène, ces morceaux d’un Gaëtan dont lavéritable nature nous demeurera sans doute toujours inconnue.

Stéphane

Rédacteur, dramaturge (conseiller littéraire) et professeur, STÉPHANE LÉPINEest codirecteur artistique du Studio littéraire de la Place des Arts à Montréal. Il a faitparvenir ce mot à Marcel Pomerlo à la suite de sa lecture d’une des versions de GAËTAN(pièces à assembler à la maison). L’Oiseau-Tigre les remercie de nous l’avoir livré.

Page 59: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

BEAUTÉ, CHALEURET MORT

Page 60: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

SYLVAIN SCHRYBURT

Lettre à Nini Bélanger et

Pascal Brullemans

Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté d’écrire cette lettreouverte, sinon par amitié. Peut-être aussi parce que c’est dansle ton de votre dernier « spectacle ». Je ne sais d’ailleurs pas sice mot est juste. Je sais en tout cas que vous avez osé comme onose rarement au théâtre. Parce que Beauté, chaleur et mort n’arien à voir avec ces audaces formatées, prévisibles, entenduesque l’on voit si souvent dans ce genre théâtral à part entière quel’on nomme « théâtre contemporain ». Non, il y a ici quelquechose de tout simplement vrai, de singulièrement authentique,qui en même temps flirte avec le voyeurisme, risque lepathétique, et mise avant tout sur le théâtre.

J’ai appris l’existence de Fée peu après nos premièresrencontres. Sa naissance, son séjour à l’hôpital, l’erreurmédicale, sa mort et la place qu’elle occupe toujours dansvotre vie. À l’époque où tu m’as raconté son histoire, Nini,tu sortais à peine de l’école de théâtre. Tu portais d’ailleurs un autre nom quand je t’ai connue. C’était il y a huit ou neuf ans ? Le Projet MÛ n’était pas encore fondé et on serencontrait dans des cafés pour parler des pièces de Fosse, deKroetz et d’autres. Tu pensais aussi beaucoup à une Médéenoire dont je ne sais trop ce qu’elle est devenue. Et il y avaitFée, bien sûr, à propos de qui Pascal et toi songiez un jour àfaire un spectacle. Mais quoi ? Comment ? Pourquoi ? Pourqui, surtout ? Puis, nos rencontres se sont espacées et il a fallu

Chère Nini, cher Pascal,

Page 61: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

74

que je quitte Montréal pour qu’on se voit plus souvent. Maisalors, curieusement, on a cessé de parler de votre théâtre pourparler plutôt du théâtre en général : de celui qui nous ennuie,parfois, mais surtout de celui que l’on aimerait voir et quinous manque cruellement.

Un soir de novembre où j’étais de passage à la maison,j’ai tout de même posé quelques questions. Je savais que leprojet était lancé, que vous en étiez déjà au stade desrépétitions. Si ma mémoire est bonne, la conversation a étéplutôt courte. J’avais déjà des appréhensions (un sujet pareil,si près de vous : bonjour le champ de mines !), mais quand j’aiappris que vous joueriez vous-mêmes dans le spectacle…« Vous ? Sur scène ? Comme dans jouer votre propre histoire ?Oui, je vois. Mais, un détail comme ça, en passant, vous savezque vous n’êtes pas acteurs ? Ah, les enfants seront aussi surscène avec vous ? Je vois, oui. » Je pédale un peu, je vous disque vous êtes fous — c’est-à-dire rien du tout — et je me tais.J’ai eu peur. Terriblement peur. Ça sentait la catastrophe àplein nez, cette affaire.

Janvier 2011. Me voilà donc en marche vers le petit théâtreoù tout va se jouer. Je ne sais pas à quoi m’attendre, mais je suispris d’une vague appréhension. Des amis jouent le tout pour letout. En entrant dans la salle, je suis déjà étonné. Pas de rideaude scène, vous êtes tous là, Nini, Pascal, Philémon et Lyla. Vousavez même transposé votre salon : le divan où je me suis assis sisouvent, la table de cuisine où j’ai déjeuné je ne sais plus combiende fois, les chaises, la lampe, tout est exactement comme je lesconnais, comme si vous nous aviez invités chez vous. Les motset les gestes aussi sont les mêmes : les blagues pas toujours drôles,les échanges autour d’un livre, les encouragements pendant lesdevoirs, les baisers sur le front avant le dodo, tous ces menusdétails d’un quotidien que je connais, transposés dans un lieu oùils ne devraient pas être. Une mince ligne est tracée entre la vieet le théâtre, la réalité et le jeu, l’intime et le public. Les frontièresse brouillent, on ne sait plus où on est.

Et alors, tout commence (ou se poursuit, je ne sais trop) :les enfants quittent la scène et vous nous adressez directementla parole. Vous nous parlez du spectacle, de sa raison d’être, de vous-mêmes. De la courte vie de Fée, surtout, que vous allez maintenant rejouer pour nous. Vous rangez le « décor ».

Page 62: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

75

Puis, après une longue inspiration, un regard, un signe, commepour dire « maintenant, on plonge », vous fondez l’un surl’autre, vous vous accrochez l’un à l’autre, dans un urgent baiserqui se transforme en amour passionné puis en accouchement :elle est là, avec nous. Et vous prenez votre temps ! Une scènetellement interminable qu’elle n’appartient plus à la temporalitéconcise du théâtre. Nous sommes ailleurs, dans le temps réel dela vie, dans ce temps lent qui n’a d’ordinaire pas sa place ici, surun plateau.

Et pendant que cette introduction n’en finit plus de finir,je me sens passer de la surprise (quel culot de faire ça sans lemasque dédouanant du personnage !), au malaise du voyeur (jesuis pris, sans sortie possible hors de cette intimité qui s’étalesimplement, sans pudeur aucune), au fou rire intérieur, ce fourire que j’ai toujours lorsque je me sais pris au jeu et que jevois en même temps par quels moyens on m’y a pris. Me voilàrassuré, je m’abandonne. Ça marche !

Une distributrice, un métronome, une dernière étreinte,un annuaire que l’on feuillette, un sandwich. Des images quioscillent entre la banalité d’un quotidien qui suit son coursmalgré tout et cette autre vérité, autrement plus douloureuse,d’une déchirure profonde, d’un arrachement comme un longcri intérieur. Elle n’est plus là. Autour de moi, on étouffe despleurs, on sort les mouchoirs. J’ai moi aussi la gorge qui se noue.Mais pas assez pour m’enlever de la tête qu’il y a dans la manièremême dont vous me racontez votre histoire une réelle réflexionsur le théâtre et ses frontières.

À vous voir sur scène devant moi, à vous voir rejouer lacourte vie de Fée, je comprends pourquoi vous ne pouviez laconfier à personne d’autres. C’eut été mensonger, inconvenant,platement théâtral. C’eut été ce théâtre faux, artificiel, qui nousennuie tant parce qu’il cache la vie derrière des mots impuissantset de faibles artifices. Par votre engagement, par la lenteur quevous nous imposez, vous nous forcez à voir la vie dans sesmoindres soubresauts, jusqu’au souffle final qui n’en est pasvraiment un. Et en jouant sur cette frontière entre l’intime et lepublic, sur ce temps qui s’étire pour faire place à la vie, vous nousrenvoyez ultimement à nous-mêmes, à nous qui vous regardonsrire et souffrir, spectateurs d’un trop plein d’humanité qui noustouche en même temps qu’il nous dérange.

Page 63: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Je suppose que j’aurais dû vous raconter tout ça dansl’intimité de votre salon ou assis à la table de votre cuisine, sanstous ces lecteurs qui s’immiscent entre nous. Peut-être que sanseux, au fond, je ne vous aurais rien dit. Voilà, c’est fait.

Avec mes amitiés,Sylvain

SYLVAIN SCHRYBURT est professeur au Département de théâtre de l’Universitéd’Ottawa. Son premier livre, De l’acteur vedette au théâtre de festival. Histoire despratiques scéniques montréalaises (1940-1980), est récemment paru aux Presses del’Université de Montréal.

Le Théâtre français présente du 7 au 10 décembre 2011 Beauté, chaleur et mort ducouple Nini Bélanger et Pascal Brullemans.

Page 64: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS

Page 65: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

FLORENT SIAUD

L’envers de la pièce

Heures étranges

Il est bon assurément que le monde ne connaisse que lechef-d’œuvre, et non ses origines, non les conditions et les

circonstances de sa genèse ; souvent la connaissance des sources où l’artiste a puisé l’inspiration pourrait déconcerter

et détourner son public et annuler ainsi les effets de laperfection. Heures étranges ! Étrange et fécond

accouplement de l’esprit avec un corps1 ! Thomas Mann, La Mort à Venise

Personnage principal de La Mort à Venise, l’écrivain Gustavvon Aschenbach est saisi par une pulsion créatrice qui le

plonge dans une transe aussi voluptueuse que violente. À l’imagede bien des artistes, il puise dans la tempête les ressourcesnécessaires à son invention. Avoir conscience de ce phénomèneprive-t-il le lecteur ou le spectateur du plaisir que procure l’œuvreau moment de sa réception ? C’est ce que suggère Thomas Mann.Mais il est également possible de soutenir l’inverse : on peutd’autant plus admirer une œuvre que les circonstances de sagenèse ne semblaient guère la prédisposer à sa perfectiondernière ! L’Opéra de quat’sous de Brecht en est la preuve. Les

1 Thomas Mann, La Mort à Venise, in Romans et nouvelles, tome II, Paris, Le Livrede Poche, « La Pochothèque », 1995, p. 150-151.

Page 66: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

80

heures de sa gestation ne se contentèrent pas d’être« étranges » ; elles furent à vrai dire chaotiques.

Tout commence presque par hasard et à contrecœur. En 1928, le Royaume-Uni fête le bicentenaire de la création de L’Opéra de gueux de John Gay. Séduite par cette satiremordante de la Londres de 1728, une proche collaboratrice deBrecht, Elisabeth Hauptmann, décide de la traduire enallemand. Dans cette critique d’une société dévorée par lacupidité et la corruption, elle trouve sans doute de quoi faireécho aux travers de son propre temps.

Mais ce qui attise la flamme d’Hauptmann peinecurieusement à allumer celle de Brecht. Occupé à terminer destextes promis de longue date à Erwin Piscator, le dramaturgedétourne le regard. Il faut attendre l’entrée en scèneimpromptue d’un imprésario berlinois au printemps 1928 pourqu’un coup de théâtre survienne. Nouveau dans le monde duspectacle, Ernst Josef Aufricht vient d’hériter de 100 000 markset compte bien les investir dans la location d’une salle quideviendra quelques décennies plus tard le Berliner Ensemble.Désespéré de ne pas trouver de pièce à son goût, il rencontrel’excentrique Bertolt Brecht, qui essaie de lui vendre son JoeFleischhacker. Devant le peu d’appétence de son interlocuteur,notre auteur abat alors une carte qu’il avait jusqu’ici gardée danssa manche : une adaptation de L’Opéra de gueux de John Gay.Une nuit passe et déjà Brecht met entre les mains d’Aufrichtquelques pages traduites de l’original anglais. Cette fois,l’imprésario est conquis. C’est décidé, une adaptation deL’Opéra de gueux sera représentée à Berlin le 31 août 1928…

Une aventure hasardeuse commence2. Habitué à ne pasrespecter les dates de livraison indiquées sur ses contrats d’auteur,Brecht est fidèle à lui-même : il traîne les pieds. Au moins peut-il compter sur la complicité d’Erich Engel à la mise en scène,d’Elisabeth Hauptmann à la collaboration artistique et de KurtWeill à la musique. La joyeuse équipe part dans la communefrançaise du Lavandou, au bord de la Méditerranée, pour faireavancer le projet dans des conditions obscures qui empêchent de

2 Nous ne faisons ici allusion qu’à certains des fascinants détails que rapporteJohn Fuegi dans sa biographie Brecht & Cie (Paris, Fayard, 1995 pour latraduction française).

Page 67: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

81

déterminer précisément qui a eu l’idée de quoi. La pièce ne seratoutefois achevée que le jour de la première. D’ici là, une suite decrises vont contribuer à faire l’histoire foisonnante d’une œuvresingulière, qui ne doit même pas son titre à Brecht.

Distribuée dans le rôle de Polly, Carola Neher doit, parexemple, quitter les répétitions pour aller retrouver son mari quiagonise en Suisse. L’événement a une incidence dramaturgique :pendant l’absence de Neher, l’équipe artistique estime nécessairede confier certaines des répliques de Polly à d’autres membres dela troupe. Son époux mis en terre, la jeune veuve retourne à Berlin,où elle découvre les coups de ciseaux portés à sa partie. Furieuse,elle mène la vie dure à Engel, Aufricht et Brecht, qui consent à développer le rôle. Mais rien n’y fait  : Neher persiste dans la mauvaise humeur et finit par abandonner le spectacle. Elle est aussitôt remplacée par la plantureuse Roma Bahn. Il aura ainsi suffi d’un mourant pour que le profil du personnagede Polly soit sensiblement modifié.

Comme si cela ne suffisait pas, l’interprète de Madame dePeachum doit à son tour déserter les répétitions de L’Opéra dequat’sous : une crise d’appendicite l’empêche de jouer davantage.Privée d’Helene Weigel, l’équipe s’affaire pour lui trouver uneremplaçante. Par chance, Rosa Valetti est libre ; cette artiste decabaret accepte de lui succéder, mais à condition qu’on lui épargnela trop explicite chanson de la «  dépendance sexuelle  »…Nouvelle anecdote mais aussi nouvelle incidence sur un texte qui,dans les années qui suivront sa création, réintégrera heureusementcette mélodie dangereusement langoureuse.

Goûtant manifestement le débat et la polémique, c’est enfintoute l’équipe qui se déchire sur le sort à réserver au choral final :certains plaident pour sa disparition pendant que d’autres militentpour sa conservation, énième symptôme d’une pièce dont laconstruction n’arrive décidément pas à se stabiliser. Partout, laméfiance est d’ailleurs de mise. Weill veille jalousement à samusique que Brecht voudrait alléger de plusieurs numéros pourabréger le spectacle. L’interprète de Peachum menace à son tourde quitter le navire si l’on sabre la moindre de ses répliques ; celuide Mackie, alors au faîte de sa gloire dans le monde clinquant del’opérette, prévient également qu’il s’en ira si on ne le laisse pas secostumer selon son bon vouloir. Au désespoir d’Aufricht, il vadonc se faire tailler un élégant costume, qui lui confère l’apparence

Page 68: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

82

d’un grand bourgeois. Anecdote ? Non : péripétie artistique !N’est-ce pas ce caprice de coquet qui a légué à la postérité le mythed’un bandit aux allures vestimentaires de gentleman ?

Personne n’osait y croire et pourtant,  le 31 août, lareprésentation a bel et bien lieu. De justesse  : on dit que « La complainte de Mackie » qui ouvre le spectacle fut écritepar Brecht et Weill le jour même de la première. Peu importe quele cheval du messager de l’acte III soit en panne, l’essentiel est là :l’un des plus grands succès du théâtre du XXe siècle est présentépour la première fois sur scène. Il aura vu le jour en dépit desobstacles, ou plutôt grâce à eux. Car les accidents, les départs, lesmenaces comme les rapports de force entre les créateurs ont assurément contribué à forger L’Opéra de quat’sous tel que nous le connaissons aujourd’hui  : fiévreux, insolent, parfoisétrangement cousu et non exempt de contradictions, maistoujours percutant. Les préparatifs de cet Opéra de quat’sousfurent donc tout sauf un long fleuve tranquille.

Saine équidistanceCe qui frappe, c’est que l’âpreté de ce processus de création

a déposé son empreinte au cœur même de l’écriture de la pièce.Pendant les discussions autour de la traduction de cetteproduction de Sibyllines, combien de fois avons-nous relevé debizarreries sur l’enchaînement des répliques ou le déroulementdes événements ? On sait que Brecht a fait a posteriori de sonOpéra le produit d’une théorie3 qu’il a pourtant explicitementforgée à la suite de sa création : la fameuse « distanciation », le«  théâtre épique  ». On pourrait d’ailleurs attribuer bien des incongruités du texte à l’esthétique du montage et dudiscontinu dont se réclame cette conception du théâtre. Resteque la théorie ne suffit pas à tout expliquer et que certainsdétails ne semblent pas toujours la conséquence d’un parti prisnet et clairement affirmé ; il a donc fallu faire quelques choixpour redonner au texte l’efficacité et l’acidité qu’il porte parfoisdavantage dans son esprit que dans sa lettre. Tout en essayantd’éviter les raccourcis simplificateurs.

3 Brecht écrit en substance : « C’est avec la représentation de L’Opéra de quat’sous,en 1928, que le théâtre épique fit sa démonstration la plus éclatante. » (Sur lamusique, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2000, p. 702-703).

Page 69: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

83

Il est d’ailleurs presque impossible de prétendre à une visionunifiante de L’Opéra de quat’sous. L’idée même d’adopter uneapproche univoque de cette pièce n’est pas seulement proscritepar le système de pensée de Brecht, qui préfère les paradoxes auxsolutions  ; elle est en permanence déjouée par les ressortsinternes de l’écriture : choisir une direction pour certaines scènes,c’est risquer de passer à côté des autres. Équation périlleuse,perpétuellement reconduite. Le salut viendrait-il de la« distanciation » ? Rien n’est moins sûr. Loin d’être un moded’emploi, ce concept constitue parfois un écran de fumée surlequel on projette bien des fantasmes qui ne donnent pastoujours d’assises à la démarche de mise en scène.

Si l’on peut bien s’accorder sur l’idée qu’il s’agit de mettre descodes à distance, encore faudrait-il s’entendre sur les codes que l’onvise… En 1728, John Gay s’amuse de la sphère du premier ministreanglais Walpole et se moque des clichés qui prospèrent dans lesopéras italiens de Haendel. En 1928, Brecht et Weill puisent dansla sève des cabarets allemands tout en attaquant ouvertement lemodèle de «  l’œuvre d’art totale » de Wagner. Mais dans leCanada d’aujourd’hui, ces références ne sont plus aussiomniprésentes, d’autres codes sont venus saturer notre quotidien.La décision de Brigitte Haentjens et de Jean Marc Dalpé d’ancrerL’Opéra dans le Montréal de 1939 résulte d’une volonté de lerapprocher de nous tout en le maintenant à distance : ce Montréal-là parle une langue directe et crue mais reste lointain et stylisé.Voici, on l’espère, un ancrage qui donne une couleur et engendreun rythme, mais qui ne ferme rien. Saine équidistance ?

Il a également fallu trouver des solutions qui évitent àL’Opéra de quat’sous de nous apparaître comme une comédiemusicale pittoresque : le risque est grand, tant les mélodies deWeill imprègnent désormais l’inconscient collectif. Après tout,c’est une œuvre acerbe qui parle non seulement de la folie del’argent — Brecht dira d’elle que c’est une « parabole visant àdémolir une idéologie4 » — mais aussi des dérèglements furieuxde la chair. Loin de n’être qu’un brûlot anticapitaliste, l’œuvre deBrecht renvoie plus subtilement dos à dos les grands et les petits

4 Bertolt Brecht, «  Sur le théâtre expérimental  », in La Dramaturgie nonaristotélicienne, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2000, p. 314-315.

Page 70: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

pour nous confronter à la férocité de la nature humaine, qui n’estqu’envie et désir de pouvoir.

Le taureau dans la grotteFarouche et acharnée, la résistance que ce texte oppose

à qui s’attelle à sa mise en scène a marqué — osera-t-on direblessé ? — plus d’un artiste au cours des dernières décennies.Confrontée à cette dramaturgie de la contradiction, BrigitteHaentjens ne se laisse distraire par aucune sirène. En capitaine,elle mène son bateau dans la nuit tumultueuse de la création : enrépétitions avec ses acteurs ou, plus en amont, dans ces moments informels, fragiles et cependant rigoureux où elle échange avec ses concepteurs, les intuitions se creusent et les convictions prennent corps. Malgré les embûches, inévitablesdans une aventure de cette envergure, le spectacle trouveimperceptiblement son tracé. Les jours passent et un enjeu se faitde plus en plus pressant : c’est, comme le dira un jour Brigitte,« nommer le taureau qu’on a peint dans la grotte ». L’entrepriseest souvent ardue, car comment « nommer » en cours de routequand « le sens n’apparaît qu’après coup » ? L’entreprise n’en estpas moins nécessaire parce que « quand ça n’a pas été dessinédans l’obscurité, tu n’éclaires rien ». C’est par ces impressions queBrigitte Haentjens, amoureuse d’une noirceur qu’elle aime àpercer de lueurs, répond à Thomas Mann.

FLORENT SIAUD est enseignant-chercheur en arts du spectacle, assistant à lamise en scène, dramaturge et metteur en scène. Il travaille avec la metteure en scèneBrigitte Haentjens comme dramaturge (conseiller littéraire) sur L’Opéra de quat’sousde Bertolt Brecht et de Kurt Weill, dans une nouvelle traduction de Jean Marc Dalpé.Le spectacle sera créé à l’Usine C en janvier 2012 par Sibyllines et présenté au CNAdu 28 février au 3 mars 2012.

Page 71: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

La complainte de Mackie

Le requin bleu a de belles dentsQui scintillent quand il tueMais la lame du beau MackieReste cachée, hors de vue.

Dans l’eau froide de la rivière,Trois corps flottent sur le dos. Ces trois morts sont un mystèreSauf pour Mackie le couteau.

De gauche à droite Peachum avec sa femme et sa fille passent sur la scène.

On a trouvé Mimi LafleurUn pic planté entre les seinsDans le quartier, tous en parlentMais Mackie, lui, ne dit rien.

Le croupier de la barbotte,Que lui est-il arrivé ?Chez les putes, on chuchote :Mackie s’en est occupé.

Page 72: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Dans l’incendie rue PapineauNeuf enfants brûlent dans leurs lits.Dans la foule, tous les badaudsVersent une larme, sauf Mackie !

Et la jeune veuve d’à peine vingt ans,Que tous connaissent bien ici,Chez elle, Mackie, tu l’as surprisePuis l’a violée toute une nuit.

Chez elle au lit tu l’as violée ;Mais quel plaisir en as-tu pris ?

Prologue de L’Opéra de quat’sous, la chanson « La complainte de Mackie » est icitraduite par Jean Marc Dalpé pour la mise en scène de Brigitte Haentjens. Le texteest une version de travail et pourrait être révisé d’ici la création de la pièce… et mêmeaprès. Que l’auteur soit remercié pour son aimable générosité. L’Opéra de quat’sousprendra l’affiche au CNA du 28 février au 3 mars 2012.

Page 73: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

JACKIEet

CHANTE AVEC MOI

Page 74: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

STÉPHANIE JASMIN

Memento moriou l’image

translucide

Une femme est à la recherche de l’image perdue. Elle tentede la pister comme un double qui se serait échappé d’elle-

même et qui ne cesse de la trahir, apparaissant fugitivement audétour du reflet d’une vitrine. Elle s’étonne toujours de l’écartentre ce qu’elle pense être et ce qu’elle projette sur la photo : sa propre image est toujours plus rapide qu’elle-même ; elle labat au chronomètre, inattendue, surprenante.

Dans Jackie, l’image a définitivement doublé et abandonnétrès loin en arrière la femme qu’elle représente. L’image existe ensoi. Elle se met en scène elle-même. Une image qui parle d’elle-même et de sa propre fabrication. Une image qui a abandonnéson sujet, qui a volé son âme, seule avec les restes de réalité dontelle témoigne. Une image qui a perdu le souvenir du corpsqu’elle a tant cadré, qui est devenue assez distante de ses cheveuxpour en faire une théorie et qui s’accroche aux vêtementscomme seules preuves de son existence, de son identité.

Le texte d’Elfriede Jelinek est écrit d’un seul jet, sansparagraphes, sans division aucune. Une sorte de matièrepremière, de surface textuelle que l’on explore d’abord enrépétition comme une forêt dense et touffue, où l’on marcheraiten enjambant des racines, en soulevant des feuillages, passantconstamment de l’ombre à la lumière. Le sentier se dévoile peuà peu sous les pas et l’on y découvre finalement un paysage trèsstructuré, implacable, avec des couleurs franches en aplatcomme dans un tableau de Cézanne. Mais aussi empreint de la

Page 75: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

90

mélancolie d’une vanité du XVIIe siècle, où un crâne côtoie unbouquet de fleurs ou une grappe de raisin. Synthétique et colorécomme un portrait de femme de Picasso. La Jackie de Jelinek esten soi un tableau, une surface réfléchissante, une image quiparle. Une image en analyse d’elle-même, qui s’est construite etqui se déconstruit jusqu’au vertige pour voir ce qu’il restederrière, à l’intérieur. Une femme-création, une icône qui vantel’artifice de sa condition, le génie de ses vêtements et la soliditébétonnée de ses cheveux, mais qui, ce faisant, est traversée pardes états d’âme incontrôlables. Sous l’image qui se craquèle peuà peu, il y a quelque chose d’insaisissable, comme de l’air, unedouleur profonde, la mort. Et une autre image s’immisce peu àpeu dans le discours de Jackie, une autre femme dresséed’emblée comme figure opposée, Marilyn. Icône lumière contreicône ombre ; icône de chair généreuse contre icône d’éléganceretenue. Ces deux femmes sont pourtant jumelles dans latragédie de leur destin et l’éternité de leur image. Au point dedevenir en quelque sorte les deux revers d’une même image…

Avec cette partition dense, Jelinek offre une aire de jeufertile et une liberté implicite aux metteurs en scène à la fin desa seule didascalie inaugurale : « Mais vous ferez certainementtout à fait autre chose. » Une partition qui ne demande pasmoins qu’une performance sportive à l’interprète pour prendreses mots à bras le corps. Il s’agit de « faire voir le travail »,écrivait Jelinek en parlant du théâtre. Car, mine de rien, à traverscette déconstruction du personnage de Jackie par elle-même,se crée une association subliminale avec le travail même del’actrice qui, sous la lumière d’un projecteur construit à l’aided’un costume, d’une perruque et d’une attitude particulière,incarne un personnage, perpétuant ainsi un jeu tacite avec lesspectateurs. Et à l’instar de Jackie, l’actrice s’inscrit elle aussi, par la médiation de l’image, dans l’imaginaire collectif ens’immisçant dans le quotidien des gens pour lesquels elledevient si familière… qu’ils croient la connaître.

«  Regarder un objet attentivement comme s’ils seregardaient dans un miroir, oui, c’est ce que font tout le tempsles gens. Ils nous voient, mais en réalité ils se voient eux-mêmesen nous. » Mais « vous pourriez le voir cinq mille fois surl’écran que vous n’en auriez jamais assez et vous ne verriezpourtant rien », dit Jackie. Et c’est dans ce rien abyssal et obscur

Page 76: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

91

que la Jackie-image de Jelinek est à la recherche du moi perdu,sacrifié au bûcher des figures féminines modèles.

Dans les autres « drames de princesses » de Jelinek, plusprécisément dans Le Mur, on fait aussi allusion à d’autres figures féminines, celles des écrivaines Sylvia Plath, IngeborgBachmann et Marlen Haushofer, qui se lancent dans l’escaladed’un grand mur. Ces écrivaines qui intéressent Jelinek sont à lafois auteure/sujet, perpétuellement prises devant un miroirinfini, abyssal. Elles sont amour et écrivent l’amour, elles sontdésir et mettent des mots sur ce désir, elles sont folie et scandent les mots de la folie, elles sont mort et sont attiréesirrémédiablement par la tragédie de la mort. Le grand mur qu’elles tentent d’escalader, de dominer et de franchir dans le texte de Jelinek devient littéralement cette surfaceréfléchissante implicite chez Jackie. La limite de ces héroïnestragiques est leur propre image  ; elles ne peuvent créer etavancer sans dire cette limite qui se dresse au premier plan deleur trajet d’écriture. Elles le font avec la beauté et l’intelligencedes mots, leur brutalité, leur vérité, sans compromis, maistoujours avec ce spleen allant au-delà de la révolte d’être souscontrainte de la forme et du cadre. Ainsi Jelinek aurait puajouter Nelly Arcan dans les rangs de ses belles princesses à laradicalité si lucide. Car l’image est peut-être beaucoup plusdangereuse aujourd’hui qu’à l’époque des contes de princesses.L’image peut devenir une machine de guerre qui arrive àterrasser sa propre source, son premier modèle, soi-même. Alorsqu’il n’y avait que Jackie et Marilyn qui régnaient comme deuxicônes éternelles et représentantes des pôles opposés,aujourd’hui les icônes féminines se succèdent à toute vitessedans des plateformes multiplicatrices qui scrutent le moindrefaux pas ou la plus petite marque de vieillissement en haute définition, les faisant passer vite de la vie à la mort,consommées puis oubliées dans la multitude d’images. L’imagese complexifie et se ramifie, existant aisément sans l’accord deson sujet, indépendante sur plusieurs supports et enpermanence confrontée à d’autres modèles.

Jelinek projette Jackie dans le futur, en quelque sorte, en montrant et en faisant parler une image qui s’est affranchiede son sujet. Cette image toute puissante qui nous montre ses rouages, sa fabrication. Mais au détour du trajet de cette

Page 77: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

machine de guerre qui se dévoile triomphalement à nous, le sujet Jackie, la femme avec un corps et une âme, perce de façon inattendue par bouffée d’émotion, par les fragilitésvertigineuses qui lui prennent à la gorge, par une consciencesoudaine de la mort comme seule sensation ultime. L’imagecraquèle, comme la peinture sur un tableau ancien, faisantapparaître la matière première, la chair à vif. L’image lisse etglacée devient translucide. Jackie, qui disait d’entrée de jeu :« je préfère être raccrochée à toutes ces images de moi et traînéederrière elles, ainsi je n’ai besoin de m’occuper de rien », seretrouve ainsi dévoilée et nous regarde avec effarement.

Quelque chose de profond s’échappe et agite peu à peula surface textuelle, comme une expression fugitive que Jackietente de retenir sur son visage, quelque chose de si humain,de si fragile. Parfois violent comme le bruit des vagues qui sebrisent sur le rivage d’une plage et bercent le spleen d’unejeune fille, ou doux comme le souvenir d’un air catalan jouéau violoncelle par Pablo Casal…

Metteure en scène, conceptrice vidéo et conseillère dramaturgique et artistique de Denis Marleau, STÉPHANIE JASMIN est codirectrice artistique d’UBU,compagnie de création.

Le Théâtre français présente du 22 au 26 novembre 2011 Jackie d’Elfriede Jelinek,dans une mise en scène de Denis Marleau et de Stéphanie Jasmin, avec Sylvie Léonarddans le rôle-titre. La pièce est tirée de Drames de princesses : La Jeune Fille et la Mort IV.L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.

Page 78: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

HERVÉ GUAY

Captivités

Une boutade de Ponge dans Le Parti pris des chosespourrait servir d’emblème à l’œuvre d’Elfriede Jelinek.

« Non, écrivait-il, il n’y a aucune dissociation possible de lapersonnalité créatrice et de la personnalité critique. » En effet,nul ne doute de l’union chez cette romancière et auteuredramatique de la créativité et de l’esprit critique, qualités qui seretrouvent également chez ses personnages. Au théâtre, tel estle cas de sa Jackie Kennedy qui s’adonne « joyeusement » auxdeux activités par le truchement d’une introspection abyssale.

Ces aspects sont d’ailleurs mis en relief par Denis Marleauet Stéphanie Jasmin dans leur mise en scène de Jackie. En effet,autant ce «  drame de princesse  » fait la part belle àl’imagination et à l’invention formelle, autant sa représentationdistille une réflexion critique sur l’omnipotence de l’image dansnotre société. Ce faisant, Jelinek aborde aussi bien le fardeauque cela représente pour ceux et celles qui deviennent des icônesque les effets de ces nouvelles déesses sur le troupeau appelé à lesadmirer de loin sans surtout se demander ce qu’il y a derrièrel’image. L’influence de Genet est tangible de ce point de vue.

Le vêtement, cette armureC’est précisément l’autre côté du miroir qui intéresse

Jelinek. Raison pour laquelle l’auteure dramatique se sert dumonologue intérieur pour brosser un portrait imaginaire de laveuve de John F. Kennedy. C’est d’ailleurs la seule partie de sa vie

Page 79: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

94

qu’elle scrute vraiment. Jackie revient ainsi sur la période où, entailleur Chanel, elle faisait la mode et la couverture des magazines.Femme muette, cependant, dont on n’a retenu aucune parole. Lavoie est donc libre pour l’écrivaine autrichienne, qui lui remplit labouche d’un trop-plein sidérant. Paroles d’une beauté, d’unedensité, d’une cruauté, voire d’une crudité, qui rapproche sontravail de celui de son compatriote Thomas Bernhardt, auquelMarleau a consacré deux spectacles puissants, Maîtres anciens(1995) et Une fête pour Boris (2009).

Les points de ressemblance ne manquent pas entre lesécritures dramatiques de ces auteurs, mais deux d’entre euxressortent particulièrement : une grande musicalité, bien sûr,et une maîtrise consommée de l’art de l’invective. Il n’endemeure pas moins que leurs univers sont très différents. Alorsque Bernhardt dépeint des êtres presque mécanisés, tant ilss’enfoncent dans l’habitude et la répétition, Jelinek propose avecJackie une femme en quête d’une identité qui se dérobe sous lescouches de tissus et de fards qu’elle s’est efforcée de revêtir etd’appliquer pendant des années. Elle le reconnaît et s’en vante :«  Je suis vêtement. Je suis diverses variantes et formes devêtements. Oui. »

Défilé de mode et caméraCependant, si Jackie peut en arriver à une telle conclusion

sur sa vie, sur son degré d’existence, ou plutôt d’inexistence, c’estqu’elle pense, réfléchit à sa vie, à la mort, au rôle de mannequindans lequel elle a été cantonnée par son mariage avec JFK. Lespectateur accède à ses pensées grâce à un long monologueintérieur d’une seule coulée. Monologue réflexif nous épargnanttoute forme d’apitoiement. Au contraire, cette Jackie-là, siprisonnière soit-elle de son image, tente de comprendre qui ellea été, qui elle est, et confie ses pensées les plus profondes au sujetde son entourage mais aussi du grand public gavé d’images deJFK pour lequel elle n’éprouve que du mépris : « Mais vouspourriez le voir cinq mille fois sur l’écran que vous n’en auriezjamais assez et vous ne verriez pourtant rien. » Introspectionparticulière tout de même que celle de l’ex-first lady, comme lefait valoir Stéphanie Jasmin dans sa présentation : « Une imageen analyse d’elle-même, qui s’est construite et se déconstruit,jusqu’au vertige, pour voir ce qui reste derrière, à l’intérieur. »

Page 80: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

95

Ce monologue intérieur, les deux metteurs en scène ontchoisi d’en confier l’interprétation à une vedette du petit écran,Sylvie Léonard (Un gars, une fille), actrice qui maîtrise tout aussibien le jeu devant la caméra que la parole théâtrale. C’est queleur mise en scène demande une comédienne qui soit à l’aisedans les deux types de jeu, puisque cette Jackie vivra sous leregard constant de la caméra. Dès son entrée en scène, uncaméraman épie chacun de ses gestes, chacune de ses poses. Cesimages, dont plusieurs sont des gros plans du visage de l’héroïneet des détails de ses vêtements, sont simultanément diffusées surun grand écran situé en fond de scène. Cet écran ferme ceplateau épuré où, à l’avant-scène, sont simplement disposés enligne droite une série de canapés blancs ayant la particularité deposséder un double dossier, ce qui permet à l’actrice, quand elles’y assied, de faire tantôt face, tantôt dos au spectateur. Entre lescanapés, comme si on était dans une salle d’attente ou un halld’hôtel vide, sur des tables basses attenantes traînent desmagazines semblables à ceux dont Jackie ornait la couverture.Le couloir formé par ces meubles posés à l’avant-scènetransforme du coup le lieu scénique en podium de défilé demode, ce qu’accentuent les traversées de l’actrice durant sonmonologue.

La prison de l’imageOutre les changements de costume qui lui permettent

d’exhiber sa garde-robe, la remédiatisation du discours théâtralvient ici appuyer avec force le récit de cette femme prise aupiège de sa propre image en même temps qu’elle est anxieuse dela maîtriser. L’utilisation de la caméra et de l’écran ne manquepas de mettre à nu tant la pression exercée sur cette femme quesa tentative d’y échapper par le contrôle qu’elle essaie d’opérerde l’image qu’elle laisse filtrer d’elle-même. C’est à la fois net ettrès brillant, de nature à donner encore plus de puissance auportrait désespéré qu’ébauche Jelinek de cette « châtelaine »qui a l’air de vivre un conte de fées mais en vient à ne jamaismontrer à quiconque les blessures que lui inflige l’existence.« J’aimerais vraiment aller vers moi-même pour me consoler,dit-elle calmement, mais il n’y a personne. » Et c’est sans parlerdu tragique attaché à la condition féminine. L’exemple deJackie permet à Jelinek d’étayer la thèse suivante : la femme est

Page 81: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

96

en effet condamnée à passer tant de temps à se constituer enobjet désirable qu’il ne lui en reste plus assez pour s’ériger ensujet véritable de sa propre vie. D’où le constat consternant deJackie au sujet des femmes : « C’est que nous manquons sisouvent la vie. »

L’autre dimension mise en évidence par la mise en scènedu tandem Jasmin/Marleau n’est autre que la construction decette image à laquelle Jackie travaille constamment, mais quela mise en scène ne laisse remonter à la surface qu’à des momentsinopinés  : une œillade bien placée à la caméra, le pli d’unvêtement effacé, cette petite démarche de chien savant qu’elleobserve à mi-chemin du naturel et de l’artificiel — juste assezaffectée pour se tenir à distance du commun. Ce sont là autantde « gestus », pour reprendre le terme de Brecht, qui exposentle caractère irrémédiablement public de son existence. Au boutdu compte, elle se voit ainsi dépossédée de la moindre capacitéà désirer autre chose pour elle-même que la volonté de bienparaître. Bien paraître, rappelle cependant Jelinek, c’est aussitout enfouir. Si elle est très maîtrisée, la mise en scène d’elle-même à laquelle participe Jackie — mais qu’elle contrôle moinsqu’elle ne le pense — offre un autre point commun avec celleque font Jasmin et Marleau de la magnifique pièce de Jelinek.Ainsi, alors que l’héroïne dévoile les mécanismes sociaux quil’ont amenée à agir de la sorte — bien que, telle une HeddaGabler contemporaine, elle les approuve —, les seconds, pourleur part, nous laissent juger du bien-fondé de cette « société duspectacle » qui confère du pouvoir à quelques-uns, mais endépouille le plus grand nombre, y compris celles qui arborentdes airs de châtelaines.

Faire chanterAutre écrivain souvent inspiré par Guy Debord1, Olivier

Choinière remet cela avec Chante avec moi. Il l’avait déjà faitavec Jocelyne est en dépression (2002) et Félicité (2007), satires de notre obsession pour la météo, pour la première, et de« Céline », pour la seconde. Cette fois, l’auteur dramatiques’en prend plus précisément à l’omniprésence de la chanson dans

1 La Société du spectacle, Paris, Buchet/Chastel, 1967.

Page 82: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

97

nos vies. Le tour de force de son spectacle est cependant den’utiliser qu’une seule chanson — passablement insipide etinlassablement répétée — pour y parvenir. Aussi sa critiquerepose-t-elle, pour l’essentiel, sur une orchestration et une miseen scène de cet air unique de telle sorte qu’il induise les réactionsvoulues du public. Tentative de manipulation qui reproduitcelle à laquelle nous sommes constamment exposés par letruchement de la radio, de la télévision, d’Internet, des iPods,des iPhones et autres appareils veillant à nous garder divertis. Àla différence près que l’exercice réclame de la scène plusd’artifices encore. Il faut non seulement réussir à ce que lespectateur fredonne le refrain et frappe dans ses mains à l’écoutede cet air et à la vue du groupe qui l’interprète, mais aussi rendrevisibles les moyens qui favorisent la mise en place de cemimétisme social. Le paradoxe ne s’arrête pas là. L’opérationdoit charmer l’oreille et l’œil, au début, avant d’opérer unecertaine saturation chez le spectateur, par la suite.

Ces divers écueils, Choinière les évite en panachant cediscours hautement monologique de multiples effets dechoralité. En clair, il convie sur scène pas moins de cinquantecomédiens. Il va sans dire que leur entrée en scène progressive— et imaginative — prend un temps considérable. Elleconcourt néanmoins à graver en nous l’air et les paroles decette chanson et répond au désir de variété du spectateur touten attirant son attention sur la construction de sonendoctrinement. Ce dernier point est obtenu en faisantintervenir à vue les techniciens du spectacle. Ils construisentpeu à peu l’environnement scénique en disposant un microçà et là, tantôt en mettant dans les mains des interprètes uneflûte, un gazou ou des percussions, tantôt en déplaçant unpraticable sur roulettes. Tant et si bien que le spectateur envient à se demander : mais pour le compte de qui ces gens-làagissent-ils ? Qui donc a intérêt à ce que tous ces gens semettent à chanter comme ça cette drôle de chanson ? La chosese clarifie quand la séquence est reprise une deuxième fois plusrapidement et légèrement modifiée dans le sens d’unespectacularisation et d’une mécanisation accrue, voire d’unerobotisation des mouvements. Triomphe d’un ordre auquelchacun doit se soumettre, qui en vient même à faire oublier lamort des chanteurs qui passent l’arme à gauche en chantant.

Page 83: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Belle finale digne de Ionesco servie par Choinière pour mettreun terme à son Chante avec moi qui, autrement, n’aurait paseu de fin.

Dans le programme, il est rappelé que « L’ACTIVITÉ2

est née d’un questionnement sur tout ce qui touche la représentation, particulièrement la place qu’occupe lespectateur à l’intérieur du spectacle ». Il est clair, de ce pointde vue, que Chante avec moi accorde à ce dernier une attentionexceptionnelle sollicitant tant sa capacité d’abandon que savolonté de réflexion sans le priver néanmoins de la dimensionfestive de la représentation, essentielle pour obtenir sacomplicité. Il n’est pas facile de produire un équilibre entre cesdiverses intentions artistiques, surtout quand une productionrepose sur le texte d’une chanson autoréférentielle assez passe-partout pour réunir des gens de toutes tendances.Démonstration confondante du pouvoir du spectacle et de lamusique qui plus que jamais l’accompagne. En cela, Chante avecmoi rejoint Jackie. Les deux pièces soulignent à quel pointhommes et femmes adoptent aisément des habitudes qui leurpermettent de fuir le monde, d’échapper à leur propre vie, dedevenir captifs d’images ou de sonorités.

HERVÉ GUAY est critique de théâtre, professeur au Département de lettres etcommunication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières et directeuradjoint de la revue Tangence. Son texte est paru initialement dans le numéro 236(printemps 2011) de la revue Spirale.

Chante avec moi d’Olivier Choinière a ouvert la saison 2011-2012 du Théâtrefrançais. Jackie d’Elfriede Jelinek, mis en scène par Denis Marleau et StéphanieJasmin, est présenté au CNA du 22 au 26 novembre 2011.

2 Fondée en 2000, L’ACTIVITÉ Répétitive Grandement Grandement Libératrice,appelée ARGGL par les initiés, est une plateforme de création dirigée par Olivier Choinière. (NDLR)

Page 84: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

DANA HOLSTStage Fright II, 2011Encaustique sur papier, 10 ½ x 8 ½ po

Page 85: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Centre national des ArtsPrésident et chef de la direction : PETER A. HERRNDORF

Théâtre françaisDirecteur artistique : WAJDI MOUAWADDirecteur administratif : FERNAND DÉRYAdjoint à la direction artistique : GUY WARINCoordonnatrice administrative : LUCETTE PROULXArtiste associé, direction Enfance/jeunesse : BENOÎT VERMEULENCoordonnatrice, Enfance/jeunesse : MARIE CLAUDE DICAIRE

Communication et marketingAgent de communication : SYLVAIN LAVOIEAgente de marketing : ANNICK HUARDCoordonnatrice, marketing : ODETTE LAURIN

ProductionDirecteur de production : ALEX GAZALÉDirectrice technique : CAROLINE FERLAND

Achevé d’imprimer en novembre 2011 sur les presses de Dollco Integrated PrintSolutions pour le compte du Théâtre français du Centre national des Arts

Page 86: L’OISEAU-TIGRE · 2012. 8. 16. · Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français ISSN 1918-3631 Vente interdite Convention de la poste-publications no 40063248 Retourner les articles

Automne 2011 Les Cahiers du Théâtre français

ISSN 1918-3631Vente interdite

Convention de la poste-publications no 40063248Retourner les articles non distribuables auCentre national des ArtsC.P. 1534 Succursale BOttawa ON K1P [email protected]

Aut

omne

201

1

Ils sont nombreux encore à chanter l’humanisme et l’espoir, à serévolter contre les idées reçues, les préjugés, les injustices, les abus

de toutes sortes contre la nature et contre l’homme. Nombreux à regarder le monde. Nombreux à vivre les yeux ouverts et les

oreilles attentives. Nombreux à oublier qu’ils ont un nombril.Nombreux à rêver l’avenir. Nombreux à dire, à bien dire,

avec talent, âme, conviction, constance, détermination.

Suzanne Lebeau

T h é â t r e f r a n ç a i sd i r e c t i o n a r t i s t i q u e – Wa j d i M o u awa d

L’O

ISEA

U-T

IGR

E

L’OISEAU-TIGRE