Langue.française

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N 24 VOUS A l occa s i o n de la 20 e é di t i o n de la S e ma i ne de la l a ngue française et de la f r a nc op ho ni e , voyage i mmobil e dans ces mot s venus d a ill e ur s . LIBÉRATION VENDREDI 13 MARS 2015 REPÈRES UNE SEMAINE FRANCOPHONE Rendez-vous des amoureux des mots, la Semaine de la langue française et de la francophonie se déroule du 14 au 22 mars. Un test est mis en ligne sur Face- book, «Parlez-vous français ? Un peu, beaucoup, à la folie !» s emainelanguefrancais e. culture.fr et facebook. com Par CA THERINE MALLAVAL Photo CHRISTOPHE MAOUT on non. Nous n’avons pas pris un coup sur le car a- fon (mot d’origine ita- lienne) quand, dans un bel élan de patriotisme, on a décidé de s’attaquer, en pyjama et babou- ches (deux mots d’origine persane) à la confection de cet article sur la vénérable Semaine de la langue française et de la francophonie qui débute ce samedi. Avec, au menu de cette 20 e édition, tous ces mots qui, venus d’ailleurs, sont devenus d’ici. Bien installés dans notre lan- gue, comme sorbet (arabe), tulipe (turc) ou vanille (espagnol). Wesh (mot désormais dans le di co), le Français est un polyglotte qui s’ignore. Mieux, un hôte qui conti- nue d’être très accueillant. Et pas seulement quand il s’agit de dir e «welcome» à une flopée dangli cis- mes pour mieux causer t echnologi e ou marketing. Que les grincheux qui crient à la pollution r emballent fissa (arabe) leur étendard (de lan- glais standard, lui-même emprunt é par les Britanniques aux Fr ançais). Primo : «Une langue pure nexist e pas», rappelle la linguiste Henri ett e Walter (1). Secundo: une langue qui n’est pas figée est une langue bien vivante, insiste Edouard Tr ouillez, lexicographe au Petit Robert. Dic- tionnaire qui chaque année fait de la place à plusieurs centaines de nouveaux entrants. Le français est une langue qui bouge. Mais dans quel sens ? Examen mot à mot. DOÙ VIENNENT LES NOUVELLES VAGUES ? Si on ne peut toujours pas «avoir le seum» («être dégoûté», de lar abe semm, venin) avec la nédiction Plutôt qu«être dégoûté», daucuns préfèrent «avoir le seum». Le mot est bien placé pour entrer dans le dico. L a l a ngu e f r a n ça i s e , g r a nd m e l t i ng - m o t s Les 22 es Journées des dictionnaires se dérouleront les 19 et 20 mars à Paris sur le thème «Dictionnaire : un code ? Une interprétation ?». www. dismoidixmots. culture.fr zéro, d’amalgame… Et tous ces mots qui commencent par al, comme alambic, algèbre ou almanach», ex- plique Jean Pruvost, avant de pr éci- ser qu’«au XVII e siècle, on prenait encore les “almanachs” (de man, lune, mois) de quelquun, ce qui si- gnifiait alors prendre conseil». La colonisation nous a ensuite fait profiter de belles pépites comme «kif», dans le dico depuis 1853, sorte de bonheur parfait initiale- ment procuré par du chanvre in- dien d’Afrique du Nord. «kif-kif» (et son bourricot) est venu apr ès, vers 1880. Et puis, il y a eu «bled» et tant d’autres pendant la guerr e d’Algérie. Et peut-être même bien «zguègue», ce pénis qu’on suppose venir de l’arabe zhâk, pluriel de zekk (cul, sexe). Et ça continue, avec, au fil du temps, des pièges qui se multiplient. DE VAGUES SOUVENIRS ? «Qui sait encore que kitsch est un mot importé, issu du verbe kitschen, qui signifie “revendre du vieux” ? lance Jean Pruvost. Ce mot, qui a eu un succès fou en Gr ande-Bret agne dans les années 30, s’est imposé chez nous dans les années 70.» Qui sait que caviar ne vient pas du russe mais du turc ou que ce bon vieux béret basque vient du béarnais ? Pour compliquer l’affaire, nom- breux sont les termes qui ont fait de trompeurs allers-retours. Prenez «budget». Comme l’explique Hen- riette Walter, ce mot a été em- des académiciens, on peut dor éna- vant «chouffer» (de l’arabe chouf, regarder) ajouté dans le Grand Ro- bert. Et aussi agrémenter notre or - dinaire d’une foultitude de nou- veaux mets (mots) certifiés par le Robert. «En cette période de gr and multicultur alisme, nous continuons à importer dans le domaine de la cul- ture, de la religion et de la gastr ono- mie. Nous avons ainsi récemment in- tégré des produits it aliens, comme la burrata, la panna cotta, le gianduja, cette pâte onctueuse de chocolat avec des noisettes. Mais aussi des gyoza, des shiit aké» énumère Edouard Trouillez, qui signale un petit r et our d’affection pour le latin notam- ment dans le domaine de lanato- mie, les scientifiques tentent d’établir une nomenclature inter- nationale. Ainsi nest-on plus censé se faire une fracture du péroné, mais se péter la fibula (du latin agrafe, aiguille). Bien sûr, tous ces mots ne sont que poussières à côté des wagons de mots anglo-saxons qui font le buzz, mais le français a l’esprit large : il picore un peu partout (même sil n’a emprunté qu’un seul mot, «ski», au norvégien). Et il est sur- tout franc du collier. Quand il pi que à l’anglais, il conserve en général la graphie du mot. Pas comme les Es- pagnols qui jouent au «futbol». Comme le rappelle Henriette W al- ter, «nous importons de l’anglais de- puis la fin du XVIII e siècle. Alors que nous, nous exportons nos mots depuis un millénaire. L’anglais ne nous rend pas malades. On leur a beaucoup prêté, ils nous rendent. On peut par ler de f air-play». Et comme le souligne le P r Jean Pruvost, directeur du la- boratoire CNRS «Lexiques, Dic- tionnaires, Informatique» de luni - versité de Cergy-Pontoise (2), «nous avons, par le passé, largement emprunté à beaucoup dautres langues qu’à langlais». QUELLES VAGUES SE SONT SUCCÉDÉ ? Schématiquement, selon Henriett e Walter, dans un dictionnaire usuel qui compte 60 000 mots, parmi les 8 500 emprunts, 1 000 environ viennent de l’anglais, 600 de lita- lien (presque autant du germani que ancien) et quelque 200 de lar abeEn outre, nos emprunts à litalien tels pantalon, escarpin, calon ou vermicelle, sans parler des ma- caronis – remontent à la Renais- sance, tandis que nos larcins à l’arabe datent du Moyen Age. «Sans cette langue de grande culture, nous n’aurions pas d’élixir, de chiffre, de prunté à l’anglais à la Révolution. Mais il avait traversé la Manche quelques siècles plus tôt : lors de la conquête normande, les Anglais nous avaient emprunté le mot «bougette», qui désignait alors une petite bourse. A en perdre son la- tin ? Sacr ément, surtout quand on découvre que le mot moukère (femme maghrébine), ne vient pas de l’arabe, mais du latin mulier. (1) Auteure de «lAventure des mots français venus dailleurs» et de «Minus, lapsus et mordicus : Nous parlons tous latin sans le savoir», éd. Robert Laffont. (2) Il a récemment publié «le Dico des dictionnaires», éd. JC Lattès.

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24 • VOUS

A l’occasion de la 20e édition de la Semaine de la langue française et de la francophonie, voyage immobile dans ces mots venus d’aill eurs.

LIBÉRATION VENDREDI 13 MARS 2015

REPÈRES

UNE SEMAINE FRANCOPHONE Rendez-vous des amoureux des mots, la Semaine de la langue française et de la francophonie se déroule du 14 au 22 mars. Un test est mis en ligne sur Face- book, «Parlez-vous français ? Un peu, beaucoup, à la folie !» semainelanguefrancaise.culture.fr et facebook.com

Par CATHERINE MALL AVA L Photo CHRISTOPHE MAOUT

on non. Nous n’avons pas pris un coup sur le cara- fon (mot d’origine ita- lienne) quand, dans un

bel élan de patriotisme, on a décidé de s’attaquer, en pyjama et babou- ches (deux mots d’origine persane) à la confection de cet article sur la vénérable Semaine de la langue française et de la francophonie qui débute ce samedi. Avec, au menu de cette 20e édition, tous ces mots qui, venus d’ailleurs, sont devenus d’ici. Bien installés dans notre lan- gue, comme sorbet (arabe), tulipe (turc) ou vanille (espagnol). Wesh (mot désormais dans le dico), le Français est un polyglotte qui s’ignore. Mieux, un hôte qui conti- nue d’être très accueillant. Et pas seulement quand il s’agit de dire «welcome» à une flopée d’anglicis- mes pour mieux causer technologie ou marketing. Que les grincheux qui crient à la pollution remballent fissa (arabe) leur étendard (de l’an- glais standard, lui-même emprunté par les Britanniques aux Français). Primo : «Une langue pure n’existe pas», rappelle la linguiste Henriette Walter (1). Secundo: une langue qui n’est pas figée est une langue bien vivante, insiste Edouard Trouill ez, lexicographe au Petit Robert. Dic- tionnaire qui chaque année fait de la place à plusieurs centaines de nouveaux entrants. Le français est une langue qui bouge. Mais dans quel sens ? Examen mot à mot.

D’OÙ VIENNENT LES NOUVELLES VAGUES ? Si on ne peut toujours pas «avoir le seum» («être dégoûté», de l’arabe semm, venin) avec la bénédiction

Plutôt qu’«être dégoûté», d’aucuns préfèrent «avoir le seum». Le mot est bien placé pour entrer dans le dico.

La langue française, grand melting-mots

Les 22es Journées des dictionnaires se dérouleront les 19 et 20 mars à Paris sur le thème «Dictionnaire : un code ? Une interprétation ?». www.dismoidixmots.culture.fr

zéro, d’amalgame… Et tous ces mots qui commencent par “ al” , comme alambic, algèbre ou almanach», ex- plique Jean Pruvost, avant de préci- ser qu’«au XVIIe siècle, on prenait encore les “almanachs” (de “ man” , lune, mois) de quelqu’un, ce qui si- gnifiait alors prendre conseil». La colonisation nous a ensuite fait profiter de belles pépites comme «kif», dans le dico depuis 1853, sorte de bonheur parfait initiale- ment procuré par du chanvre in- dien d’Afrique du Nord. «kif-kif» (et son bourricot) est venu après, vers 1880. Et puis, il y a eu «bled» et tant d’autres pendant la guerre d’Algérie. Et peut-être même bien «zguègue», ce pénis qu’on suppose venir de l’arabe zhâk, pluriel de zekk (cul, sexe). Et ça continue, avec, au fil du temps, des pièges qui se multiplient. DE VAGUES SOUVENI RS ? «Qui sait encore que kitsch est un mot importé, issu du verbe kitschen, qui signifie “revendre du vieux” ? lance Jean Pruvost. Ce mot, qui a eu un succès fou en Grande-Bretagne dans les années 30, s’est imposé chez nous dans les années 70.» Qui sait que caviar ne vient pas du russe mais du turc ou que ce bon vieux béret basque vient du béarnais ? Pour compliquer l’affaire, nom- breux sont les termes qui ont fait de trompeurs allers-retours. Prenez «budget». Comme l’explique Hen- riette Walter, ce mot a été em-

des académiciens, on peut doréna- vant «chouffer» (de l’arabe chouf, regarder) ajouté dans le Grand Ro- bert. Et aussi agrémenter notre or- dinaire d’une foultitude de nou- veaux mets (mots) certifiés par le Robert. «En cette période de grand multiculturalisme, nous continuons à importer dans le domaine de la cul- ture, de la religion et de la gastrono- mie. Nous avons ainsi récemment in- tégré des produits italiens, comme la burrata, la panna cotta, le gianduja, cette pâte onctueuse de chocolat avec des noisettes. Mais aussi des gyoza, des shii také…» énumère Edouard Trouillez, qui signale un petit retour

d’affection pour le latin – notam- ment dans le domaine de l’anato- mie, où les scientifiques tentent d’établir une nomenclature inter- nationale. Ainsi n’est-on plus censé se faire une fracture du péroné, mais se péter la fibula (du latin agrafe, aiguill e). Bien sûr, tous ces mots ne sont que poussières à côté des wagons de mots anglo-saxons qui font le buzz, mais le français a l’esprit large : il picore un peu partout (même s’ il n’a emprunté qu’un seul mot, «ski», au norvégien). Et il est sur- tout franc du collier. Quand il pique à l’anglais, il conserve en général la

graphie du mot. Pas comme les Es- pagnols qui jouent au «futbol». Comme le rappelle Henriette Wal- ter, «nous importons de l’anglais de- puis la fin du XVIIIe siècle. Alors que nous, nous exportons nos mots depuis un millénaire. L’anglais ne nous rend pas malades. On leur a beaucoup prêté, ils nous rendent. On peut parler de fair-play». Et comme le souligne le Pr Jean Pruvost, directeur du la- boratoire CNRS «Lexiques, Dic- tionnaires, Informatique» de l’uni- versité de Cergy-Pontoise (2), «nous avons, par le passé, largement emprunté à beaucoup d’autres langues qu’à l’anglais».

QUELLES VAGUES SE SONT SUCCÉDÉ ? Schématiquement, selon Henriette Walter, dans un dictionnaire usuel qui compte 60 000 mots, parmi les 8 500 emprunts, 1 000 environ viennent de l’anglais, 600 de l’ ita- lien (presque autant du germanique ancien) et quelque 200 de l’arabe… En outre, nos emprunts à l’ italien – tels pantalon, escarpin, caleçon ou vermicelle, sans parler des ma- caronis – remontent à la Renais- sance, tandis que nos larcins à l’arabe datent du Moyen Age. «Sans cette langue de grande culture, nous n’aurions pas d’élixir, de chiffre, de

prunté à l’anglais à la Révolution. Mais il avait traversé la Manche quelques siècles plus tôt : lors de la conquête normande, les Anglais nous avaient emprunté le mot «bougette», qui désignait alors une petite bourse. A en perdre son la- tin ? Sacrément, surtout quand on découvre que le mot moukère (femme maghrébine), ne vient pas de l’arabe, mais du latin mulier. • (1) Auteure de «l’Aventure des mots français venus d’ailleurs» et de «Minus, lapsus et mordicus : Nous parlons tous latin sans le savoir», éd. Robert Laffont. (2) Il a récemment publié «le Dico des dictionnaires», éd. JC Lattès.