L'Ancien des jours

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PIERRE LE COZ L’Ancien des jours LOUBATIÈRES

description

L’Ancien des jours est le 6e tome de « L’Europe et la Profondeur », que son auteur définit comme un « manuel de survie au temps du nihilisme achevé ». Cette aventure intellectuelle et spirituelle commencée il y a six ans se propose d’analyser les événements de l’actualité aux lumières de la métaphysique, de la théologie, voire de la littérature, en examinant ici plus particulièrement les notions rimbaldiennes de « combat spirituel » et de « absolument moderne ».

Transcript of L'Ancien des jours

  • PIERRE LE COZ

    LAnciendes jours

    LOUBATIRES

  • Nouvelles ditions Loubatires, 2013 10bis, boulevard de lEurope, BP 50014

    31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

    www.loubatieres.fr

    ISBN 978-2-86266-687-7

  • Pierre Le Coz

    LANCIEN DES JOURS

    (sixime tome de LEurope et la Profondeur)

    Loubatires

  • Monique-Lise Cohen

  • premire partie

    POSIE ET DIVIN

  • Nous avions achev Le Secret de la vie, cinquime tome de LEurope etla Profondeur, par lexamen de la notion d claircie de lme , examenencore trop brivement abord et qui mrite pourtant que nous luiconsacrions un chapitre entier car, disions-nous, ctait un des motifs delcriture de cette Profondeur, en tant que celle-ci ne recherchait pas autrechose que de remettre la main sur le secret perdu de llment de la posiequi seul, en retour, permet cette claircie ; et pour cela nous avions vo-qu certains moments o, pour reprendre les mots de Baudelaire,

    lhomme sveille avec un gnie jeune et vigoureux. Ses paupires peine dcharges du sommeil qui les scellait, le monde extrieur soffre lui avec un relief puissant, une nettet de contours, une richesse de cou-leurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines declarts nouvelles. Lhomme gratifi de cette batitude, malheureusementrare et passagre, se sent la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pourtout dire en un mot. Mais ce quil y a de plus singulier dans cet tat excep-tionnel de lesprit et des sens, que je puis sans exagration appeler paradi-siaque, si je le compare aux lourdes tnbres de lexistence commune etjournalire, cest quil na t cr par aucune cause bien visible et facile dfinir ()

    Les Paradis artificiels

    Ces moments d acuit de la pense (et d)enthousiasme des sens etde lesprit , prcise le mme Baudelaire, sont toujours appar(us) lhomme comme le premier des biens cest pourquoi celui-ci est prt,pour les vivre et les revivre indfiniment, violer les lois de sa consti-tution (i. e. : se droguer ) , bien non matriel mais spirituel, tat exceptionnel de lesprit et des sens que le pote des Fleurs nh-site pas qualifier de paradisiaque , comme si, en de tels moments,lindividu tait rtabli en sa nature originelle dtre non-dchu, non-mor-tel, seigneur visible de la nature visible . Do lide que ce que nousavons appel plus haut llment de la posie ne serait rien dautrequun certain sens du paradisiaque, sens profondment enfoui enlhomme, la plupart du temps occult en l habitacle de fange de

  • lexistence commune et journalire , mais qui, certains moments,referait jour travers les lourdes tnbres de cette existence, se mani-festant par le processus de cette claircie de lme voqu la fin duSecret de la vie. De la notion de (premier des) bien(s) nous sommesdonc pass celle dun sens perdu, enfoui, refoul, mais malgr tout pr-sent aux trfonds de la crature humaine, comme si celle-ci se souvenaitpar bribes clairs ou claircies dune gloire passe, et considraitmme ces rminiscences comme son bien le plus prcieux toutle moins : le premier en lordre spirituel ; ce pourquoi aussiBaudelaire, voulant nous entretenir de ces moments et de leur originemystrieuse, retrouve spontanment la langue de la thologie :

    Cest pourquoi je prfre considrer cette condition anormale de les-prit comme une vritable grce, comme un miroir magique o lhommeest invit se voir en beau, cest--dire tel quil devrait et pourrait tre ;une excitation anglique, un rappel lordre sous une forme complimen-teuse. De mme une certaine cole spiritualiste, qui a ses reprsentants enAngleterre et en Amrique, considre les phnomnes surnaturels, tels queles apparitions de fantmes, les revenants, etc., comme des manifestationsde la volont divine, attentive rveiller dans lesprit de lhomme le sou-venir des ralits invisibles.

    Cette notion de sens nous semble ici dautant plus judicieuse queles minutes dlicieuses dont parle le pote ne sont nullement linstantde la manifestation de quelque fantasmagorie peu ou prou irraliste-chevele , rapsodique, mais, tout au contraire, celui dune attention plussoutenue qu lordinaire acuit de la pense , enthousiasme dessens et de lesprit ce rel mme, au monde extrieur (qui) soffre (nous) avec un relief puissant, une nettet de contours, une richesse decouleurs admirables : ce que nous appelons ici lclaircie de lme nest donc nullement le transport ou le ravissement de cette me enquelque autre monde , plutt son ouverture ou son veil ce monde rel et visible ; mais monde rendu son paisseur vraie, saprofondeur dlicieuse-azure, toutes dsignations qui sont celles de ceque nous avons appel llment de la posie , lair spirituel o celle-cia loisir de se dployer et de rsonner en le mode du pome, ft-il sim-ple ariette oublie , lessentiel tant ici quun chant monte nouveausous le ciel la rencontre des astres et des nues, scellant par l neserait-ce que lespace de ce chant comme une nouvelle alliance entrece ciel et la terre, entre ce silence et la parole, et aussi bien entre toutesles choses animes ou pas qui peuplent cet inter-valle. Llmentde la posie nest donc rien dautre que cet espace mme, que cet

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  • ouvert , espace et ouvert qui sont bien sr ceux de lme, de son claircie quand, accueillant et re-cueillant cette lumire venue dail-leurs, elle souvre une dimension nouvelle, celle que Rilke, en saHuitime lgie, appelle le pur espace o les fleurs infiniment vontspanouissant , le pur insurveill, quon respire et quinfiniment onsait (mais) quon ne convoite pas .

    Mais revenons cette ide de sens du paradisiaque que, malgrtoutes les opacits et les lourdes tnbres , la crature humaine auraitcontinu, sinon de cultiver , du moins de d-tenir en ses trfonds,consciente ( quon sait ) que ctait l le premier (de ses) biens , leseul en tout cas qui rende la vie rellement digne dtre vcue (do aussi,la constatation par le mme Baudelaire que lhomme peut se passer denourriture pendant quelques jours, de posie jamais ). Ce sens explo-rerait une dimension du monde paisseur et profondeur , leplus souvent referme, abolie, mais qui, sous certaines conditions, mys-trieusement se rouvrirait, faisant venir toutes choses de ce monde dansune lumire plus belle et plus ardente relief puissant , couleursadmirables , en leur confrant, non pas un statut nouveau, un tre dif-frent (car il ne sert rien, comme dans certaines expriences de prise destupfiants, quune chose devienne autre chose ), mais une prsencenouvelle, plus forte et, pour tout dire, plus vraie ; et chaque chosealors, dans llment de cette dimension, dans le pur espace de ceparadisiaque, serait comme une fleur allant spanouissant infiniment on le voit : nulle mta-morphose ici, seulement un fleurir sanspourquoi , seulement le mouvement dune croissance vers le clair otoute chose devient ce quelle tait ds le dbut quand, bien qutanttoujours-dj elle-mme , elle navait pas encore explor la dimensionsilencieuse de son propre devenir , dimension que nous nommons icile paradisiaque et qui ne nous a jamais vraiment quitts puisque leschoses autour de nous continuent vaille que vaille de fleurir : preuvequil est toujours l luvre, comme aux premiers jours de la Cration(qui na donc jamais pris fin) ; cest nous qui ne le voyons plus, qui enavons perdu le sens , perte qui est probablement la ralit la plus pro-fonde de ce que nous appelons lvnement de la chute : car nous nefmes pas jugs, mais un sens en nous se fana comme les roses ; et vnementqui a donc conduit la crature humaine la situation quexpose lastrophe de la Huitime lgie de Rilke :

    Nous, jamais navons, pas un seul jour,devant nous le pur espace, o les fleursinfiniment vont spanouissant. Monde toujours,

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  • jamais ce nest nulle part, sans rien : le pur,insurveill, quon respire et quinfiniment onsait et quon ne convoite pas ()

    Cette situation et sa dploration conjointe constitue probable-ment le fonds de tout lyrique universelle, lhomme ntant essentielle-ment rien dautre que cette crature qui se dsole davoir t chassdden, ce lieu-moment o tout sonnait directement au cur (Artaud), parce que rien ne stait encore loign dans une reprsenta-tion (Debord) ; mme si cette dploration, et mesure quon sloignaittoujours plus rapidement de cet vnement de la chute, prenait, pourchaque poque, des formes diffrentes et, si lon peut dire, toujours plus cruciales , au sens o, si certaines priodes (dsormais trs loignes),la posie tait regarde comme un jeu (le fameux jeu des vers ) plusou moins innocent, partir dun moment (qui correspond lentredans les temps absolument modernes ), ce jeu innocent staittransform en un enjeu capital (A. Hardellet), et concernant cette fois-ci, non plus les seuls potes, mais lhumanit tout entire do lex-trme modernit de lobservation (cite plus haut) de Baudelaireconstatant que lhomme ne peut jamais (Rilke : pas un seul jour ) sepasser de posie , sentence qui dans le fond ne vaut que pour l hommemoderne ne peut tre comprise que par lui , non pour la raison quecet homme serait devenu plus dlicat que son anctre non-moderne , mais pour celle-ci que ce quoi sattaque le plus profond-ment ce moderne cest la posie mme, vocable entendre ici au sensde ce qui, malgr toutes les distances et autres dsastres du mtier ,avait gard contact avec cette dimension du paradisiaque , avait conti-nu dillustrer mme sur un mode dploreur : lyrique et lgiaque le sens de celui-ci : le sens du paradisiaque. Baudelaire, parce quil eststratgiquement situ lore de ces temps absolument modernes ,est le premier voir ce danger mortel non seulement pour la posie,mais mme pour la vie humaine , pril qui consiste, non en la pertede ce sens (puisque, cette perte, il y a beau temps quelle a eu lieu : ellea mme constitu lvnement originaire dit de la chute ), mais, plusradicalement, en loubli mme de la perte de ce sens i. e. : en loubli de la chute , oubli qui constitue la manire la plus radicale la plus moderne de boucher tous les chemins, toutes les dimensions quipourraient ventuellement nous y reconduire (car, si lon ne se rappellemme plus quun tel sens du paradisiaque a jadis exist et sens quetous avaient loisir dillustrer (au moins en mode d-ploreur ) , on nerisque pas de renouer avec lui : on se retrouve dans la situation dcrite parHeidegger de cette absence de dtresse qui constitue la pire de

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  • toutes). Ce pourquoi aussi le mme Baudelaire a contrario de lim-mense majorit de ses contemporains tous peu ou prou progressistes a tant insist sur cette notion de chute et autre pch originel non par leffet de quelque posture anti-moderniste-catholique, maisparce quil voyait en ces notions mmes thologiques et raction-naires le moyen de garder rapport avec le paradisiaque et son sens (mme perdu), en lesquels il pointait la source vritable de toute posie , et, lintrieur de celle-ci, de toute lyrique , en tant quecelle-ci ntait rien dautre que la pratique par laquelle lhumanit, touten d-pleurant sa perte, continuait de se souvenir dune gloire passe,dun sjour au sein dun monde extrieur (qui) soffr(ait) (elle) avecun relief (plus) puissant, une nettet de contours (et) une richesse de cou-leurs admirables , toutes caractristiques de la vie en den. Nier la chute , le pch originel , notions dj regardes son poquecomme de vieilles lunes , ctait du mme coup, aux yeux du potedes Fleurs du Mal , nier tout ce qui les avait prcds le sjour po-tique-glorieux au sein dun paradis terrestre , et par l se priver duneressource essentielle pour, non seulement la posie (au sens strictement littraire ), mais aussi, beaucoup plus profondment et radicalement( par la racine ), pour la vie humaine mme qui, pas un seul jour ,ne peut sen passer . Mais o lon voit par l combien est admirable-ment juste et bien trouv le titre gnral qui coiffe les posies deBaudelaire, celui de ces Fleurs du Mal ; car, si toute posie (ancienne oumoderne) peut en effet se ramener limage de la fleur, on comprendaussi quavec lentre dans les temps absolument modernes de la(d)ngation de ce Mal toute posie ne peut natre que du Mal toute fleur ne peut tre que fleur du Mal , et cela dans la mesuremme o la conscience de ce Mal Baudelaire dira : la conscience dansle Mal est lultime moyen qui permet de ne pas perdre tout fait devue le paradisiaque et son sens, ces ressources de toute posie comme detoute vie, et le premier de (leurs) biens .

    Il ne peut donc plus y avoir, pour limmense majorit des habitantsdu monde absolument moderne , quelque chose comme une clair-cie de lme cest pourquoi aussi, faute de pouvoir se recueillir, ceux-ci cherchent sclater (avec toutes les consquences que lon sait :toxicomanie de masse, violence gratuite et autres conduites risques :cf. dans LEmpire et le Royaume, notre propre analyse de tels comporte-ments) ; et cela parce que llment celui que nous appelons de laposie qui seul pouvait permettre une telle claircie en a t ra-diqu, et parce que le sens celui que nous appelons ici du paradi-siaque quexplorait cette mme claircie en est de plus en plus

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  • profondment repouss dans loubli. De telles considrations seront sansdoute juges par cette poque quelque peu abstraites voire litt-raires-esthtiques (sinon littraires-mystiques ), et pourtant lesconsquences dune telle situation radication de llment de la po-sie et perte/oubli du sens du paradisiaque constituent les grandset tout pratiques maux de cette poque, grosse de dsastres sans nom dufait mme de cette radication et de cet oubli ne prenons quun exem-ple, mais particulirement crucial et actuel : il est vident que le ph-nomne dit de la destruction de la plante pillage des ressources, pollution , etc. initi par la prsente humanit ne se peut compren-dre que par le fait que cette humanit a, comme on dit, perdu le sens (puisquelle collabore par l sa propre destruction, vidente, program-me), sens qui tait dabord celui que nous nommons ici du paradi-siaque dans la mesure o, tant que ce sens perdura peu ou prou ausein de cette humanit, personne naurait eu lide de se lancer en les entre-prises parfaitement dmentes dexploitation des ressources naturelles quon voit aujourdhui ; non que les humanits de jadis aient t moinsfolles voire plus respectueuses de cette nature (notre lecteur, silnous a suivi jusquici, sait bien que nous ne coupons nullement quelque sacralisation de la terre , la sanctification des lgumes pourreprendre le mot ironique de Baudelaire : cf. notamment, dans Le Voyagedes morts, nos dures critiques lencontre de lundercurrent no-paendune certaine cologie radicale ), mais du moins, parce quelles gar-daient mmoire dun sjour paradisiaque-terrestre au sein du monde manifest , aucune dentre elles naurait song ravager tel point cemonde, souiller son propre berceau (on dira : cest parce quelles nenavaient pas les moyens (techniques) ; mais alors il faudrait se demanderpourquoi, ces moyens , elles ne se les taient pas (encore) donns onconnat notre rponse ce pourquoi : parce que ces moyens sonteux-mmes les fruits mortifres-dsastreux de certains concepts philo-sophiques apparus, forgs, dans le moment mme o le sens dont nousparlons ici a commenc dtre perdu par la prsente humanit). Nousavons dj, dans le cours de cette Profondeur, expos la thse que le pro-cessus trs moderne, actuel , de la pollution ntait rien dautrequune consquence lointaine mais trs concrte de lvnement que lathologie appelle la chute , le pch originel leur effectuation pra-tique ; mais o lon voit par tout ce que nous venons dexpliquer quuntel dommage collatral provoqu par cette pollution car ce quiest vis l ce nest pas tant la pollution de la nature que celle des mes peut aussi tre lu comme la rsultante ultime du processus dune progres-sive perte par lhumanit dun sens (celui donc du paradisiaque ),et cela jusqu son oubli moderne-rdhibitoire, oubli qui seul permet

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  • dexpliquer la situation o nous nous trouvons aujourdhui, et qui estcelle, pour reprendre la forte expression de Debord, du sjour dans une fosse purin . Or ce processus de la perte dun sens par lhumanit, nousle trouvons trs explicitement dcrit par lsotriste Ren Gunon,lorsque, mditant dans son Rgne de la quantit sur les limites de lhis-toire et de la gographie , il adresse aux modernes et leur maniedes explications rationnelles cette vive critique :

    Au dbut, disent-ils encore, on vit des merveilles , puis, plus tard,il y eut seulement des curiosits ou des singularits , et enfin onsaperut que ces singularits se pliaient des lois gnrales, que les savantscherchaient fixer ; mais ce quils dcrivent ainsi tant bien que mal,nest-ce pas prcisment la succession des tapes de la limitation des facul-ts humaines, tapes dont la dernire correspond ce quon peut appelerproprement la manie des explications rationnelles, avec tout ce quelles ontde grossirement insuffisant ? ()

    On jugera probablement peu srieuse la rfrence un tel auteur dont nous avons pu dire ailleurs quil tait le type mme de lcrivaindont personne ne parle jamais (nose explicitement citer), mais que,pourtant, assez trangement, tout le monde a lu (sans trop oser sen van-ter) (et une telle lchet intellectuelle en dit bien sr trs long sur la pen-se dune poque) ; et pourtant, en ces quelques lignes et notammenten cette succession des tapes de la limitation des facults humaines , est dit trs prcisment ce que, pour notre part, nous appelons le pro-cessus de la perte progressive du sens du paradisiaque , perte dont lamanie des explications rationnelles a en effet constitu la dernire(tape) en le mode cette fois-ci, non plus mme de la ngation dun tel sens , mais, beaucoup plus rdhibitoirement, de son pur et simple oubli( labsence de dtresse heideggerienne).

    On trouve dailleurs, en ce mme Rgne de la quantit, des indicationsqui, dvidence, font signe vers ce que nous appelons ici la dimension duparadisiaque, ne serait-ce que par cette prcision merveilleuse concer-nant certains traits tout-pratiques et trs-concrets des mondes qui ontprcd le ntre, et traits que continue de nous rapporter lunivers descontes (dits pour enfants ) alors que, trs probablement, ils nont past composs pour les enfants , mais, bien plus profondment, pournous raconter lenfance du monde, cest--dire un temps o la dimensiondu paradisiaque tait encore accessible sans effort, sans littrature etautre posture de pote quand celui-ci, donc, ntait pas devenu un mtier , une large partie de lhumanit :

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  • Non seulement lhomme, parce que ses facults taient beaucoupmoins troitement limites, ne voyait pas le monde avec les mmes yeuxquaujourdhui, et y percevait bien des choses qui lui chappent dsormaisentirement ; mais, corrlativement, le monde mme, en tant quensem-bles cosmiques, tait vraiment diffrent qualitativement, parce que despossibilits dun autre ordre se refltaient dans le domaine corporel et le transfiguraient en quelque sorte ; et cest ainsi que, quand certaines lgendes disent par exemple quil y eut un temps o les pierres pr-cieuses taient aussi communes que le sont maintenant les cailloux les plusgrossiers, cela ne doit peut-tre pas tre pris seulement en un sens tout sym-bolique ()

    Cest ladverbe corrlativement qui, en cette citation, nous semblefondamental, peut-tre parce quil permet Gunon dviter le pige du subjectivisme philosophique moderne : cest certes parce que nousavons perdu le sens du paradisiaque que nous ne discernons plus sousle caillou le plus grossier la pierre prcieuse quil fut jadis, mais, enretour, cest parce que ces pierres (autrefois) prcieuses mais quidonc, lpoque, ne ltaient pas du tout : puisque aussi communesque sont insensiblement devenues de vulgaires ( grossiers ) cailloux que, par le mme mouvement, a t perdu par lhomme ce sens du paradisiaque , cest--dire cette facult quavait alors lhuma-nit de voir clair en la ralit du monde, cest--dire de pointer sans lit-trature la nature essentiellement paradisiaque de ce monde et des choses qui le composaient : pierres prcieuses aussi communes que les cailloux aujourdhui et autres merveilles dont seules les lgendes ont gard mmoire. Cette ralit dialectique (au sens du mouvementdun aller-et-retour par le mme mouvement dcrit plus haut) estnotamment exprime par ces contes mettant en scne un personnageparti la recherche dun trsor, et qui la fin, au lieu de lor ou des pierres prcieuses quil escomptait, ne dcouvre que du charbon (oudes cailloux ), preuve quil ne suffit pas darriver au paradis pour le trouver : il faut encore avoir cultiv en soi le sens de ce paradis mme, sens que Baudelaire appelait pour sa part la puret de cur ,cest--dire notre disposition approcher/saisir la chose en sa nature paradisiaque , en son tre-merveilleux (et loin probablement detoute connotation morale au sens strict, mme si la msaventure de cechercheur de trsor en contient aussi une : si lor pour lui sest fait char-bon, cest qu il ne le mritait pas ). Lhistoire de ce personnage est biensr celle de toute une poque : la ntre, qui elle aussi partie la recherchedun trsor celui (pour dire vite et en mode philosophique) de la vrit de la chose na trouv au bout du compte que le charbon de

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  • lexplication rationaliste puisque ctait cette vrit -l quelle avaitds le dbut de sa qute pose comme seule vraie et srieuse ; doelle a dduit quil ny avait jamais eu dor ni de trsor jamais eu de nature paradisiaque des choses et du monde , et quil fallait renoncer tous ces contes et autres vrits dessence lgendaire . O lon voit laprofonde malhonnte intellectuelle quillustre cette dduction : puisquenous navons rien trouv (sinon du charbon), cest que assurment lavrit paradisiaque des choses nexiste pas et na jamais exist (pouremprunter une comparaison Gunon : un aveugle de naissance pourraitpar le mme raisonnement en conclure linexistence de la lumire). Cestla perte (ou loubli) par une humanit (la moderne ) du sens du para-disiaque qui a fait que nous ne discernons plus la vrit merveilleuse dumonde qu la place de pierres prcieuses nous ne voyons plus quedes cailloux grossiers , mais rciproquement Gunon dit (donc) : corrlativement , cest parce que lancien monde paradisiaque-mer-veilleux a insensiblement cd la place au monde moderne-rationa-liste parce que les pierres prcieuses se sont transformes en cailloux(ou lor en charbon) que nous avons perdu ce sens mme ; et en effet,lorsquil ny a plus personne pour discerner encore la ralit merveilleusedu monde, pourquoi ce monde sobstinerait-il la maintenir pourquoiles pierres prcieuses continueraient-elles demeurer prcieuses (puisque de toute manire plus personne ne les verra telles) : autant setransformer en cailloux grossiers , puisque cest dsormais cela et rienque cela que peuvent voir les humains devenus eux aussi grossiers parce que leurs facults sont devenues beaucoup (plus) troitementlimites ? La vrit ici (et pour reprendre la morale du conte de lorchang en charbon) est que nous ne mritons plus de voir la ralitmerveilleuse du monde, si bien que, mme nous approchant toucher decette ralit, nous convertissons instantanment lor de celle-ci en le char-bon de son explication rationaliste qui, parce que cette ralit paradi-siaque des choses a depuis longtemps entam son retrait, risque de moinsen moins dtre dmentie : le triomphe du rationalisme (que les modernesprsentent comme laccs une vrit plus haute ) ne dit donc pasautre chose que la fermeture de laccs un monde jadis bien rel et sa vrit paradisiaque-merveilleuse , mais que la manie des explica-tions rationalistes a progressivement repouss dans loubli, le comble dece repoussement-dans tant atteint quand cet oubli mme est regardcomme un progrs (alors que, bien videmment, la vrit laquellece soi-disant progrs nous fait accder est, de toutes, la plus basse et afortiori la moins belle : qui, ayant le choix, ne prfrerait vivre dans unmonde o les pierres sont des diamants plutt que des cailloux ? (ltrangetant dailleurs que, dune certaine faon, nous avons toujours le choix)).

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  • LEurope et la Profondeur

    aux ditions Loubatires

    LEurope et la Profondeur (2007)

    Trait du Mme (2009)

    LEmpire et le Royaume (2010)

    Le Voyage des morts (2011)

    Le Secret de la vie (2012)

    LAncien des jours (2013)

    Le Pays silencieux (en prparation)

    Pierre Le Coz est n en 1954. Ses premiers textes ont paru en 1993 dans la revue NRF. Il apubli depuis de nombreux livres : romans, rcits de voyage, essais. Il a commenc de faire paratreen 2007 aux ditions Loubatires une vaste Somme, LEurope et la Profondeur, dont le prsent ouvrageest le sixime tome.

    Eugne Delacroix (1798-1863), Jacob luttant avec lAnge. glise Saint-Sulpice, Paris.

    RMN-Grand Palais / Agence Bulloz

    ISBN 978-2-86266-687-7

    9 782862 66687729