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Lais et SonnetsMARIE DE FRANCE ET LOUISE LABÉ
Lais et Sonnets Présentation, translation et annotation des textes de Louise Labé,
dossier et cahier photos par RÉMI POIRIER,
professeur agrégé de lettres modernes
Traduction et annotation des textes de Marie de France par JEAN-JACQUES VINCENSINI,
professeur honoraire de langue et littérature médiévales (université François-Rabelais, Tours)
Flammarion
La poésie du Moyen Âge au XVIIIe siècle dans la même collection
DU BELLAY, Les Regrets LA FONTAINE, Fables Poèmes de la Renaissance (anthologie) RONSARD, Les Amours
© Éditions Flammarion, 2020. ISBN : 978-2-0815-1168-2 ISSN : 1269-8822
SOMMAIRE
De la difficulté à identifier précisément les autrices 10
De la quenouille à la plume : les conditions de l’émergence d’une littérature féminine 18
Formes poétiques et variations sur des thèmes amoureux 23
Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Prologue 45 Bisclavret 49 Lanval 61 Le Chèvrefeuille 85
LOUISE LABÉ .................................................................. 91
Élégies 99
Sonnets 121
Dossier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Histoire de la langue et questions de grammaire 155
Sommaire | 7
Le « Prologue » de Marie de France et l’épître dédicatoire de Louise Labé 157 Explications de textes 158 Vers de femmes amoureuses 160 Aux sources de la lutte pour l’émancipation des femmes 168 Vers l’écrit du bac 178 Écrits d’appropriation 179
Sonnets : table des incipit . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
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PRÉSENTATION
Qui sont les femmes ? Qui sont-elles ? Sont-elles serpents, loups, lions, dragons, vipères ou bêtes prédatrices dévorantes, hos- tiles à la nature humaine qu’il faille des arts 1
pour les tromper et les capturer ? […] Et par Dieu, elles sont vos mères, vos sœurs, vos filles, vos femmes et vos amies ; elles sont vous-même, et vous-même elles.
Christine de Pizan 2
Quel est le principal point commun entre les auteurs le plus souvent abordés dans les lectures scolaires et universitaires, les plus récompensés dans les prix littéraires ? À une écrasante majo- rité, ce sont des hommes. Leurs œuvres ont été promues pour leur beauté, l’intérêt et le plaisir qu’elles procurent, mais per- sonne ne peut croire que ces derniers aient eu le monopole de la qualité. Que découvririons-nous alors si nous nous intéressions à des autrices peu mises en valeur dans la mémoire collective, oubliées, sous-estimées, entravées par leurs contemporains ? La
1. Arts : ici, techniques. Il faut comprendre « qu’il faille des arts » par « au point qu’on doive employer des pièges ». 2. Christine de Pizan, « Épître à maître Pierre Col » (1401), dans Le Débat sur le Roman de la Rose, Honoré Champion, 1977, éd. E. Hicks, trad. V. Greene. Passage cité par Jacqueline Cerquiglini-Toulet dans Femmes et littérature, dir. Martine Reid, Gallimard, coll. « Folio », 2020, t. I, p. 25.
Présentation | 9
littérature célèbre les femmes, réfléchit sur leur place dans la société, mais pendant des siècles on a considéré qu’elles n’étaient pas fondées à prendre la plume.
Les trajectoires et les œuvres des deux poétesses réunies dans ce volume, le « Prologue » et trois Lais 1 de Marie de France (XIIe-XIIIe siècle), l’épître liminaire 2 et l’intégralité des textes poé- tiques des Œuvres de Louise Labé (vers 1520-1566), offrent des similitudes éclairantes : il s’agit d’autrices appréciées de leurs contemporains et reconnues par l’histoire littéraire, mais nous connaissons très peu de chose sur elles. Le paradoxe est criant : Marie de France a écrit, mais nous ne savons pas vraiment
comment elle a vécu. Louise Labé a vécu, mais il n’est pas
complètement certain qu’elle ait écrit. Ce double mystère est
certes troublant et révélateur, mais ne doit pas nous éloigner de
l’intérêt que ces textes éveillent encore aujourd’hui.
De la difficulté à identifier précisément les autrices
Distants de quatre cents ans, les poèmes de Marie de France
et ceux de Louise Labé sont remarquables pour la vaste culture
1. Lais : récits brefs, dans l’ensemble féeriques, rédigés en octosyllabes. L’éty- mologie du mot « lai » renverrait au mot celtique laid désignant une chanson. 2. Liminaire : issu du latin limen (le seuil d’une maison), le terme désigne un texte placé en tête d’un ouvrage, par lequel commence sa lecture. Une épître est une lettre, un texte en prose adressé à un destinataire et inséré dans un ouvrage.
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dont ils témoignent. Héritage de formes et d’idées préexis- tantes, maîtrise et enrichissement des codes littéraires, projets personnels ambitieux sont autant d’indices qui révèlent une éducation raffinée, peu commune à ces deux époques où il était d’usage d’accorder moins d’importance à l’éducation des jeunes filles qu’à celle des garçons.
Marie de France (XIIe-XIIIe siècle)
Marie de France est la première femme de lettres en langue française dont nous ayons connaissance. Contemporaine de Chrétien de Troyes (vers 1135-1183) qui est aujourd’hui plus célèbre qu’elle et l’éclipse d’une certaine façon, elle n’a pas eu la chance d’être aussi bien identifiée par les savants et les insti- tutions et, de ce fait, elle demeure méconnue du grand public. Plusieurs œuvres qui lui sont attribuées ont traversé les siècles, mais les connaissances biographiques rigoureuses la concernant sont rares.
La dénomination « Marie de France » ne correspond pas à un nom authentique ; elle semble avoir été donnée par un huma- niste de la Renaissance qui a popularisé cette appellation 1. Les noms de famille n’existaient pas au Moyen Âge, on avait l’habi- tude de désigner une personne par son prénom suivi d’une men- tion de son origine géographique 2. « Marie de France » est donc une sorte de surnom, et celui-ci prête à confusion. Il peut signi- fier qu’elle écrit « en France » – et qu’elle n’est donc pas née
1. C’est l’humaniste Claude Fauchet qui, dans son Recueil de l’origine de la langue et [de la] poésie française (1581), lui a donné la dénomination par laquelle nous la connaissons aujourd’hui. Il s’est appuyé sur l’épilogue du recueil de fables intitulé Ysopet publié vers 1180, dans lequel on peut lire : Marie ai nun, si sui de France (« Je me nomme Marie et suis de France »). 2. C’est le cas des auteurs médiévaux : Chrétien de Troyes, Raoul de Cambrai, Guillaume de Lorris, Jean de Meun…
Présentation | 11
française, peut-être anglaise, mais nous n’en avons pas la preuve irréfutable –, ou qu’elle écrit « en français », ou encore qu’elle est originaire d’« Île de France ». L’état actuel des recherches est insuffisant pour trancher. La notion d’auteur – tout comme la notion d’œuvre – était à l’époque beaucoup plus instable qu’aujourd’hui : les textes médiévaux sont le plus souvent ano- nymes 1, et il n’était pas dans les usages de revendiquer un statut ni une originalité spécifiques. De plus, il est anachronique de considérer l’œuvre médiévale comme un tout achevé, car le texte pouvait évoluer en étant recopié : le copieur pouvait faire des erreurs ou modifier l’œuvre à sa guise. Ainsi, rien ne prouve que tous les lais aient été écrits par la même personne, bien qu’on constate une réelle unité de contenu et de style.
Marie de France aurait fait partie de l’entourage du roi Henri II Plantagenêt (1133-1189, duc d’Anjou et roi d’Angle- terre). Sa cour fut un important foyer intellectuel à la fin du XIIe siècle, le plus brillant d’Europe à l’époque. La poétesse des Lais mena une importante activité littéraire : en plus des douze Lais (vers 1160) dont une sélection est présentée dans cet ouvrage, elle a traduit des fables inspirées d’Ésope de l’anglais vers le français (Ysopet, vers 1180, recueil contenant la première version française connue de certaines fables que nous associons à La Fontaine) et un texte religieux du latin vers le français (Le Purgatoire de saint Patrick, vers 1189). Enfin, la critique lui a récemment attribué la rédaction d’une Vie de sainte Audrée qui
1. Cela évoluera au cours de la Renaissance avec le passage à l’imprimé. Dans les manuscrits, les auteurs sont parfois désignés au sein des textes (notamment à la fin) et dans ce qu’on nomme le « colophon », qui regroupe les informations éditoriales : titre, auteur, date, nom du scribe, lieu de la copie. Ces informations seront plus tard placées sur la page de titre dans les ouvrages imprimés.
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achèverait sa production littéraire. Le « Prologue » des Lais laisse deviner quelques informations dont la narratrice s’enorgueillit : une culture littéraire et scientifique étendue, qui est un don de Dieu (v. 1), et la maîtrise du latin (v. 23-30). Cette érudition ne peut s’expliquer autrement que par une formation reçue dans un couvent, ce qui amène à penser que Marie ait pu être une religieuse, au moins à certaines périodes de sa vie. À la fois titre de l’ouvrage et forme poétique médiévale, les Lais, conservés dans plusieurs manuscrits à partir de la fin du XIIIe siècle, ouvrent la carrière de la première femme de lettres française.
L’œuvre de Marie de France fait date dans la mesure où elle a participé à une métamorphose profonde et déterminante de ce que nous considérons comme la « littérature ». Avant Chrétien de Troyes, Béroul (auteur qui vécut au XIIe siècle et rédigea la première version française connue de Tristan et Iseut) et Marie de France, la littérature d’origine celtique et bretonne 1 n’était transmise qu’oralement, par des conteurs professionnels qui col- portaient des légendes de château en château : ils les décla- maient en s’accompagnant de musique et en perpétuaient ainsi la transmission. Marie, Chrétien et Béroul transforment l’oralité celtique en recourant à l’écriture en langue romane. Cette trans- formation libère de la nécessité de mémoriser les contes et légendes oraux et donne naissance à une écriture raffinée qui permet des innovations et vise à produire des effets saisissants sur l’imagination du lecteur. Le passage à l’écrit permet de dépasser le caractère éphémère des performances orales pour parvenir à la postérité. Les derniers vers de « Bisclavret » le disent :
1. La tradition celtique, nourrie notamment de légendes arthuriennes, inspi- rait les conteurs du pays de Galles, de Cornouailles, d’Irlande et de la Bre- tagne actuelle (dite « armoricaine »).
Présentation | 13
À propos de Bisclavret fut écrit le lai, Pour qu’en soit conservée la mémoire à tout jamais 1.
Ainsi s’affirme une culture écrite, et plus seulement chantée, racine du romanesque tel que nous le connaissons encore de nos jours. En effet, nous identifions aujourd’hui le genre du roman à un ensemble de productions littéraires en prose, évoquant une matière fictionnelle et animées par un fil narratif rassemblant personnages et événements. Ce genre, qui s’affirme à partir du XVIIIe siècle avant de triompher au siècle suivant, s’enracine dans des textes en vers, à l’exemple des Lais de Marie de France ou des romans de Chrétien de Troyes. Dans nos représentations, nous avons oublié que la poésie pouvait avoir une telle ampleur narrative parce que, de manière un peu réductrice, nous nous sommes faits à l’idée que c’est le domaine réservé du roman.
La dimension romanesque des Lais s’abreuve à trois sources distinctes qui, en se mêlant, produisent un univers singulier et fabuleux. D’abord, la source de la « merveille », du surgissement du surnaturel qui éblouit par ses prodiges, par la confrontation à l’autre monde (fées venues d’ailleurs, loups-garous, sortilèges…). Ensuite, les valeurs de « l’amour courtois » : Marie s’inscrit, sans s’y fondre totalement, dans la conception de l’amour dont son époque voit l’émergence poétique. Les troubadours de langue d’oc 2, bien connus dans les milieux littéraires que fréquente Marie, ont chanté des histoires fondées sur la hiérarchie des rap- ports entre les amants, qui ne sont pas mariés : le chevalier, au
1. Marie de France, « Bisclavret », p. 59, v. 317-318. 2. On appelle langue d’oc l’ensemble des dialectes romans parlés dans le sud de la France, par opposition à la langue d’oïl parlée dans le Nord, et qui sera prédominante dans la constitution progressive du français que nous connaissons.
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service de la dame, accomplit des épreuves en son nom, et leur union est rendue plus forte car elle est extraconjugale, donc détachée des usages de la vie familiale. La troisième source du romanesque des Lais tient à l’éloge de la prouesse virile, de l’affrontement héroïque, de la violence ritualisée. Ainsi, dans ce moment fondamental de l’histoire littéraire, Marie ne prétend pas que l’originalité de ses écrits découle du fait qu’elle est une femme. Elle se distingue par la force évocatrice de ses récits empreints de merveilleux, par la peinture variée, touchante et parfois très sensuelle de l’amour associé aux exploits des cheva- liers, par la volonté de produire un récit captivant pour les lec- teurs. En ce sens, elle met en œuvre l’affirmation des premiers vers du « Prologue » : elle « a été gratifié[e] par Dieu de la connaissance/ Et de l’art de parler avec éloquence » (p. 45, v. 1-2).
Louise Labé (vers 1520-1566)
Louise Labé est elle aussi une figure imprécise et énigma- tique, objet d’hypothèses divergentes. Nous avons la certitude qu’une dénommée « Louise Labé » a existé et vécu à Lyon, et disposons de quelques connaissances sur sa vie : elle était une bourgeoise, fille d’artisans cordiers lyonnais aisés, ce qui inspira son surnom : « la belle cordière ». Elle fut éduquée dans un couvent, où elle apprit la broderie, mais aussi la musique, l’ita- lien et le latin. C’est peut-être dans ces circonstances qu’elle rencontra l’aristocrate Clémence de Bourges (vers 1532-1562), d’un rang social beaucoup plus élevé que le sien, à qui sont dédiées ses Œuvres. Plus tard, il semble que Louise Labé ait appris l’équitation et l’escrime, et même qu’elle ait participé à des tournois en habits masculins 1. Elle rassembla et fréquenta
1. On peut y voir une allusion dans la troisième élégie, aux vers 37-42 (p. 117).
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les poètes et les artistes les plus en vue de Lyon, ville dont le rayonnement artistique prétendait rivaliser avec celui de Paris. Elle mourut de la peste en 1566.
Ce parcours lui donne une réelle singularité parmi les femmes de son temps, et lui attire la réprobation offusquée de certains de ses contemporains. Elle n’appartient donc pas a priori aux cercles aristocratiques dans lesquels on peut espérer trouver un esprit cultivé, nourri par l’étude et les lectures. C’est sans doute la raison pour laquelle les critiques furent nom- breuses lorsque son nom parut en tête des Œuvres publiées avec un privilège 1 chez l’imprimeur lyonnais le plus prestigieux de l’époque, Jean de Tournes (1504-1564).
Louise Labé est l’autrice d’un seul et retentissant ouvrage. Ces Œuvres, dont le titre se présente comme un gage de qualité et comme une marque d’audace, s’organisent ainsi : une vibrante épître dédicatoire (p. 93), texte en prose adressé à Clé- mence de Bourges, suivie d’un brillant Débat de Folie et d’Amour, dialogue en prose relatant de manière allégorique un échange argumenté et vif entre les deux dieux éponymes 2. Puis viennent les textes versifiés, qui rassemblent trois élégies (p. 101) et vingt-quatre sonnets (p. 123). L’ensemble est finement architec- turé et suit la trajectoire parfois heurtée d’un amour passionné. En outre, le succès de ces poèmes fut tel qu’une réimpression fut enrichie d’une vingtaine d’hommages anonymes, mais qu’on attribue à des poètes reconnus.
Cependant, le statut d’autrice de Louise Labé est aujourd’hui encore l’objet de nombreux débats. Parmi les spécialistes
1. Privilège : certificat assurant le monopole de l’impression d’une œuvre. Ce monopole limitait les possibilités d’éditions illicites. Le privilège constituait également une reconnaissance officielle qui garantissait l’approbation morale et esthétique de l’œuvre. 2. Ce texte, parce qu’il est en prose, n’est pas reproduit dans cette édition.
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contemporains, des divergences existent : les défenseurs d’une authentique poétesse, brillante, dont le talent justifie la publica- tion et la reconnaissance publique et critique, font face à d’autres, sceptiques, suggérant que les textes sont en fait une œuvre d’homme(s) et ont été publiés sous le nom d’une femme. Un argument récurrent 1 de ces derniers est qu’une bourgeoise aurait difficilement pu avoir accès à la formation et à l’érudition dont témoignent les textes, ainsi qu’à un privilège royal proté- geant son ouvrage. Dans cette orientation critique, plusieurs noms d’un unique auteur masculin à la source des Œuvres de 1555 sont proposés. Un second courant ferait de ce recueil le fruit du travail de plusieurs hommes, l’un ayant écrit l’épître, un autre les élégies, un autre encore les sonnets. À moins, enfin, que les poèmes soient une œuvre collective, écrite à plusieurs mains – piste contre laquelle on objecte l’unité thématique et stylistique des textes. Aucune de ces théories refusant le statut d’autrice à Louise Labé ne semble apporter de réponse qui met- trait un point final au débat qu’elles ont soulevé 2.
1. Le débat a été initié par l’ouvrage de Mireille Huchon Louise Labé : une créature de papier (Droz, 2006), prolongé depuis dans Le Labérynthe (Droz, 2019). Pour une première approche de cette polémique, nous suggérons l’article d’Édouard Launet publié dans le journal Libération le 16 juin 2006 : « Louise Labé, femme trompeuse ». Pour une synthèse des nombreuses prises de position, vous pouvez vous reporter au dossier du site de la Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime (siefar.org/ louise-labe/). 2. Par commodité dans ce livre, et comme il est d’usage dans les publications et travaux de recherche, nous nommons Louise Labé l’autrice/l’auteur/les auteurs des Œuvres de 1555, tout en ayant en tête les divergences que nous venons d’exposer.
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De la quenouille à la plume1 : les conditions de l’émergence
d’une littérature féminine
Nous devons nous garder de lire des poèmes aussi anciens avec les références d’aujourd’hui, en projetant des réflexions propres à notre époque sur des textes publiés il y a environ neuf cents ans et cinq cents ans. L’évolution des représentations nous a familiarisés avec un large choix d’œuvres rédigées par des femmes, et avec un courant littéraire, artistique et médiatique revendiquant pour celles-ci une voix dont on tentait de les priver. Mais si les deux poétesses qui nous intéressent clament leur singularité, elles n’appellent pourtant pas à une revendica- tion au nom de toutes les femmes pensées comme un groupe aux intérêts communs. Louise Labé ne s’adresse qu’à un petit cercle dans son épître liminaire : Clémence de Bourges et les « vertueuses Dames » (p. 93). Il serait anachronique d’y projeter un signe avant-coureur des revendications contemporaines, même si on ne peut qu’être sensible aux racines d’un courant d’idées qui se développera dans les siècles suivants.
1. Il s’agit d’une référence à l’épître dédicatoire de Louise Labé : « je ne peux faire autrement que de prier les vertueuses Dames d’élever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenouilles et fuseaux » (p. 93). La quenouille est un bâton de bois autour duquel on enroule les fibres végétales pour les filer avant de les tisser.
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Le statut des femmes au Moyen Âge et à la Renaissance
Dans les domaines juridique et politique, il n’existe aucun débat sur la place des femmes au Moyen Âge 1 ni à la Renaissance. De manière significative, une femme n’était pas admise à faire valoir ses droits devant un tribunal – elle ne pouvait même pas être un témoin reconnu –, à moins d’avoir les moyens d’employer un homme défendant ses intérêts. À partir de l’époque franque, aux alentours du ve siècle, la transmission de la couronne est régie par la loi dite « salique », ensemble de textes juridiques codifiant la transmission des biens après un décès. Ces références juridiques ont été invoquées du XIVe au XVIe siècle pour fournir un prétexte à l’interdiction faite aux femmes d’accéder au trône de France. Les femmes furent alors exclues de la succession dès lors qu’il existait des héritiers masculins : l’idéologie juridique et politique domi- nante considérait que la prétendue instabilité des femmes était une menace pour la stabilité de la Couronne. Ce faisant, cette loi les privait fermement et durablement de toute autorité politique ainsi que d’une autonomie matérielle et financière. Une femme ne pouvait porter le titre de « reine de France » qu’en tant qu’épouse du roi et elle n’avait alors qu’un rôle purement protocolaire.
Des exceptions existent toutefois : quelques femmes ont gouverné ou partagé le trône. Ainsi, Anne de France (1461- 1522), fille aînée de Louis XI, assume après la mort de son père
1. Étienne de Fougères, dans le Livre des manières (vers 1170, approximative- ment à l’époque de la rédaction des Lais), considère que la société rassemble six « états » différents : roi, membres du clergé, chevaliers, bourgeois, pay- sans… et femmes. Dans cette conception, il n’y a pas de diversité sociale pour le genre féminin, qui ne peut se définir que par son sexe. (Cité par Jacqueline Cerquiglini, dans Femmes et littérature, op. cit., p. 32.) Cet « état féminin » est associé, de manière très dépréciative, à une nature brute, inculte.
Présentation | 19
la régence 1 (1483-1491) en attendant que son frère, qui devien- dra Charles VIII, atteigne l’âge adulte. D’autre part, Louise de Savoie (1476-1531), mère de François Ier, fait de même pen- dant que celui-ci part combattre en Italie à deux reprises (en 1515 puis en 1523-1526). La fin de ce deuxième conflit est restée connue comme la « paix des Dames » (ou traité de Cam- brai) : la trêve entre François Ier et Charles Quint est négociée et signée par des femmes. Louise de Savoie et sa fille y repré- sentent la France, et Marguerite d’Autriche porte la voix de Char- les Quint. Enfin, Catherine de Médicis (1519-1589) s’impose comme régente (1560-1563) dans l’attente que son fils, le futur Charles IX, devienne majeur, puis, après le décès de celui-ci (1574), avant de gouverner avec son autre fils qui deviendra Henri III.
L’émergence d’un féminisme littéraire ?
Il en va autrement dans le domaine littéraire, où les droits et les mérites des femmes ne sont pas figés par des lois. Dès le Moyen Âge s’est posée la question d’une littérature écrite par des femmes. En seraient-elles capables ? Serait-il honorable pour elles de prendre la plume ? En regard des écrits masculins, on s’est demandé si les textes féminins apporteraient une forme de nouveauté dans leur regard sur le monde et dans leur manière d’écrire 2. Il est significatif que, dans l’œuvre poétique de Louise
1. Régence : gouvernement provisoire, période de transition entre deux règnes, notamment lorsque le futur monarque n’est pas en âge d’accéder au trône, ou pendant que le roi en exercice est retenu hors du royaume. Le statut de régente supposait d’avoir été désignée par le roi. 2. Dès l’Antiquité, Juvénal a raillé dans ses satires la femme lettrée, « oiseau rare sur terre et semblable au cygne noir » (rara avis in terris nigroque simil- lima cycno, Satire VI, v. 14).
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Marie de France (xiie-xiiie siècle)
Louise Labé (vers 1520-1566)
De la quenouille à la plume : les conditions de l'émergence d'une littérature féminine
Le statut des femmes au Moyen Âge et à la Renaissance
L'émergence d'un féminisme littéraire ?