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LE JARDIN, un et multiple

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Toujours le jardin est un lieu où l’esprit comprend et domine les lois de la nature. Ce trait, qui contribue forte-ment à l’unité du phénomène, explique que dans tous les cas il s’inscrive dans la même relation entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel, entre ce qu’il doit aux plantes, au ciel et à la terre et ce qui revient à l’intervention humaine, laquelle selon les cas mobilise, combat ou transforme cette nature – par la sélection des espèces et par des façons culturales. Les végétaux, qui doivent leur présence au jardin à leurs vertus nutritives ou médicinales, à leurs qua-lités gustatives ou esthétiques, parti-cipent eux aussi de cette artificialisation de la nature. Volontiers transformés par hybridation ou par greffage, par l’art topiaire aussi, et parfois même culti-vés en dépit de conditions naturelles

défavorables grâce à des abris – châssis, orangeries ou serres –, ils sont pensés en fonction de catégories variées : celles des symboles religieux ou de la théorie des signatures au Moyen Âge, plus tard celle des classifications systématiques des botanistes, sans oublier la distinc-tion longtemps si forte entre plantes utiles et mauvaises herbes – entre le bon grain et l’ivraie…

Mais – et cela joue cette fois dans le sens de la diversité –, les jardins doivent être rapportés aussi à la société qui les conçoit et les entretient. En effet, le jardin aristocratique, voire royal, ne peut se confondre avec le jardin reli-gieux (établi à l’ombre du monastère ou du presbytère) ni avec l’humble jardin populaire, si répandu à toutes les époques. Certains de ces jardins visent l’utilité pratique, comme le

Double-page précédenteLe parc du château de Versailles dessiné par Le Nôtre : l’apogée du jardin royal. Au premier plan, le bassin d’Apollon, derrière, de part et d’autre de l’allée qui mène au château, des statues allégoriques. Le jardin n’est pas que décor : il est aussi porteur de sens. AKG-images/De Agostini Picture Lib./G. Sioen.

Le jardin est au cœur de la civilisation française, dont il ne cesse d’accompagner l’histoire, de manière discrète le plus souvent, spectaculaire parfois. Rêvé comme paradis perdu ou effectivement réalisé, tourné vers les besoins de l’âme et la satisfaction des

sens ou expression de la raison, voué à l’agrément ou répondant à d’impératives nécessités matérielles, humble ou fastueux, ce jardin se caractérise à la fois par son unité et sa diversité. Unité parce que toujours il se distingue sans ambiguïté (ne serait-ce que par son nom et par la clôture qui l’isole au sein du terroir) des autres usages de la terre – champs cultivés, landes incultes, forêts –, et se signale par sa proximité avec la demeure, donc avec l’homme. Mais diversité aussi, en raison de la variété souvent considérable qui en affecte, dans le temps comme dans l’espace, la taille, les formes et les usages. C’est en s’efforçant de ne jamais perdre de vue ce double caractère qu’en sera conduite ici l’analyse au cours des siècles.

Page de droiteLa Vierge au buisson de roses, retable sur bois de Martin Schongauer, 1473. Le jardin constitue une référence majeure dans la symbolique chrétienne. Il peut en effet renvoyer au Paradis édénique, au jardin des Oliviers de la Passion christique, au jardin du Matin de la Résurrection, ou comme ici au jardin célébré par le Cantique des Cantiques. Colmar, église des Dominicains. AKG-images.

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dévolu à une autre fonction, soit qu’il se dégrade ou soit transformé. Les plan-tations sont très faciles à modifier, et d’autres éléments un peu plus consis-tants, tels que talus, escaliers et bassins, le sont à peine moins. C’est pourquoi les descriptions disponibles, et plus encore les documents figurés – plans, gravures, tableaux – sont si précieux pour appréhender ces jardins d’autre-fois aujourd’hui disparus. Certes, ces documents n’offrent qu’un instantané d’un jardin qui évolue avec le temps, au cours des saisons comme au fil du temps et ils n’en livrent qu’un point de vue particulier, celui retenu par l’artiste,

en privilégient une approche visuelle par rapport à ses autres dimensions sensorielles, odorantes, sonores ou tac-tiles. Mais force est pour l’historien de s’accommoder de ces limites. Du reste, il arrive que ces dernières soient ins-tructives, par exemple quand le docu-ment idéalise la réalité en la modifiant : car si cette pratique nuit à l’exactitude de la figuration, elle éclaire à travers l’image ainsi produite la représentation que son auteur se fait du jardin – ce qui ne saurait être négligé.

De fait, ce livre prend en compte les nombreux témoignages légués par le passé sur les jardins  : des images,

Madame Firmin Girard dans son jardin, tableau de Marie François Firmin Girard, 1890. Ici, c’est une femme de la bonne société – l’épouse du peintre – qui jouit des agréments du jardin. Mais la relation de la femme et du jardin revêt bien d’autres visages : dans la chrétienté médiévale, elle passe par la valorisation de la figure de la Vierge ; traditionnellement, elle se fonde sur le travail accompli par la femme au jardin potager, qui se rattache à l’espace domestique ; et à toutes les époques elle est confortée par le lien établi entre la femme et les fleurs. Londres, Sotheby’s. AKG-images/© Sotheby’s.

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qu’elles prétendent à leur figuration fidèle ou qu’elles les idéalisent ainsi que le font de nombreux tableaux, mais aussi des textes, émanant tantôt de praticiens de l’horticulture, tantôt de visiteurs et décrivant pour certains des jardins bien réels, donnant vie dans d’autres cas à des jardins imaginaires. Il illustre la diversité non seulement des jardins, mais encore des regards portés sur eux, en reflétant toute la richesse de leur histoire. Sans chercher à donner de cette dernière une vue exhaustive, tâche évidemment impossible, on s’efforcera cependant, dans les pages qui suivent, d’en dégager les lignes de

force. À cette fin, les deux premiers chapitres s’attacheront aux jardins du Moyen Âge puis de la Renaissance. Les deux suivants évoqueront les jar-dins des XVIIe et XVIIIe siècles : d’une part, les deux esthétiques, dites « à la française » et « à l’anglaise », du parc aristocratique ; et de l’autre, les autres formes de jardin : potager, botanique, urbain. Un dernier chapitre consi-dérera les jardins à l’âge industriel, soit le XIXe siècle et le premier XXe, avant qu’un épilogue ne dresse le bilan de cette histoire et n’esquisse les perspectives qui s’ouvrent à partir de son héritage.

Le jardin de Claude Monet à Giverny. Claude Monet n’a pas seulement peint des jardins. Il a veillé aussi à en établir un dans son domaine de Giverny, aujourd’hui restauré. En cela, il manifeste un goût très répandu chez les peintres impressionnistes."AKG-images/Bildarchiv Monheim.

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LE JARDIN médiéval

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Jardins de moinesLe jardin est au cœur de la culture chré-tienne, si puissante à l’époque médié-vale : l’Éden original comme le paradis promis à la fin des temps sont des jar-dins, et des jardins de délices. D’autres jardins apparaissent au moment de la mort et de la résurrection de Jésus. Si celui des Oliviers, où le Christ souffre les angoisses de la Passion, n’a pas une grande postérité, celui du matin de Pâques, où Marie-Madeleine rencontre

Jésus sans le reconnaître – et en le pre-nant pour un jardinier ! – sera davan-tage évoqué par la suite. Ainsi le jardin est-il étroitement lié à a Création, à la Résurrection et à la Parousie. Dans le Cantique des Cantiques, enfin, la Bien-Aimée, volontiers assimilée à l’Église ou à Marie, est comparée à un jardin : « Tu es un jardin clos, ma sœur, mon épouse / Un jardin secret, une fontaine scellée. »

L’arbre de Jessé, Bible historiale de Jean de Berry. L’arbre de Jessé, thème classique de l’iconographie chrétienne, présente sur un mode végétal la généalogie du Christ, en disposant sous la forme d’un arbre ses ascendants depuis Jessé, le père de David, qu’on voit ici allongé sur une pelouse. Paris, BnF.

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Ces références expliquent que le thème du jardin soit souvent repris dans l’iconographie médiévale. Il est sensible aussi, au cœur du monastère, dans le cloître. Avec ses quatre côtés, ce lieu de méditation renvoie en effet aux quatre fleuves du paradis, aux quatre évangélistes, aux quatre vertus cardi-nales. Il peut être pourvu d’un puits ou d’une fontaine, rappel du fleuve qui sort d’Éden, et de préaux – des pelouses –, parfois semés de fleurs, qu’on appelle paradis.

Souvent rapporté au paradis ter-restre, le cloître est cependant enclos, alors qu’à l’origine le paradis était ouvert

Le Christ au jardin des Oliviers, fresque de Giovanni Canavesio et Giovanni Balesion, chapelle Notre-Dame-des-Fontaines de La Brigue (Alpes-Maritimes), 1491-1492. Le jardin des Oliviers, où prend place un épisode majeur de la Passion du Christ, apparaît ici caractérisé par son plessis, un peu d’herbe, quelques arbres. Mais c’est un jardin dépourvu de fleurs, figuré de nuit – à bien des égards un jardin d’agonie et d’abandon, l’inverse du jardin d’Éden. AKG-images/François Guénet.

sur le pays d’Éden. Comme îlot de nature, mais îlot aménagé, dont tous les éléments – eau, végétation et jusqu’à ses proportions – le font participer d’une perfection qui l’oppose au monde mau-vais qui l’entoure, le cloître est rappel du paradis perdu, en même temps que promesse de celui auquel les moines parviendront par la contemplation.

Sa configuration fait du cloître un jardin clos, un hortus conclusus. Ce thème du jardin clos est souvent repris, dans la mise en scène de cer-tains mystères comme dans de nom-breuses images enluminées, gravées ou peintes, en faisant référence au

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Toutefois, l’approche des plantes qu’ont les moines n’est pas que médi-cinale. Elle est aussi spirituelle, d’au-tant qu’a rapidement disparu l’interdit esquissé par certains pères de l’Église (Clément d’Alexandrie, Tertullien) sur la représentation des fleurs. Cette approche religieuse vaut aussi bien pour la rose, emblème de martyrs (quand elle est rouge) et de plus en plus symbole de la Vierge, que pour le lys, dont la blancheur symbolise

l’innocence et l’Immaculée Concep-tion, pour l’iris dont les trois pétales évoquent la Sainte-Trinité et la tige le sceptre royal, et pour nombre d’autres végétaux.

Le monastère mobilise donc par rapport aux plantes essentiellement deux langages  : celui de la pratique médicinale et celui de la symbolique religieuse. En revanche, le langage de l’amour courtois n’y apparaît guère : c’est dans le jardin d’agrément

aristocratique que ce dernier trouvera pleinement à s’exprimer. Mais avant d’en venir à ces parcs de prestige, il faut s’attacher en matière de jardin à une autre réalité, certes plus discrète, mais très répandue, celle du potager laïc.

La Vierge au buisson de roses, peinture sur bois de Stefan Lochner, 1440. La Vierge est ici présentée dans un jardin de paradis, évoqué à travers la pelouse du sol, la banquette qui se voit derrière elle, enfin les roses du fond. Cologne, Wallraf Richartz Museum.

AKG-images.

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Potagers populairesun espace jardiné, l’hortus. Mais les villes n’ignorent pas non plus les jar-dins : certains, ceux des notables sur-tout, sont implantés au sein même de l’enceinte, et l’édification de nouvelles murailles peut même en intégrer de nouveaux dans la ville. Mais le manque

Le mois de février, enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry, années 1410. À côté de la maison, où par temps de neige les paysans sont demeurés au coin du feu, l’espace clos du jardin, où se voient des ruches. AKG-images/Album/Prisma.

Le jardin potager joue un rôle majeur dans la civilisation médié-vale. Dans les campagnes d’abord : les noms peuvent bien varier ( jardin, ort, ouche, courtil, casal, pourpris), partout s’impose, à côté de l’ager labouré, des landes du saltus et des bois de la silva,

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Jardins de princes et de poètesLe jardin aristocratique, si présent

dans l’Empire romain et qu’évoque encore au Ve siècle Sidoine Apolli-naire, disparaît ensuite. Il n’en existe pas à Aix-la-Chapelle, où ne sont men-tionnés qu’un parc de chasse et une ménagerie. La mentalité des chevaliers, attirés par les longues chevauchées de la guerre et de la chasse, les prédis-pose peu, il est vrai, à s’intéresser au jardin. Cependant, l’idée n’en disparaît pas en Occident. Elle y est entretenue par des souvenirs littéraires (Pline l’Ancien, Ovide). Elle connaît surtout

une faveur nouvelle chez les chevaliers, quand les Croisades leur permettent d’en admirer de superbes exemples, en Orient ou en Sicile, alors que les raffinements de la courtoisie inflé-chissent leur sensibilité dans un sens plus favorable à ce type de réalisation. Mais pendant longtemps on n’a qu’une approche indirecte, par les textes ou par les miniatures, de ce jardin aris-tocratique, ce qui en fait pour nous un jardin d’artiste ou de poète, qu’il s’agisse du cortil, intérieur au château, ou du vergier, qui lui est extérieur.

Le jardin de château, enluminure du mois d’avril des Très Riches Heures du duc de Berry, années 1410. Alors que le fond de l’image est occupé par un château fort, c’est dans le château de droite qu’apparaît un cortil, jardin caractéristique du goût aristocratique de la fin du Moyen Âge. Ce jardin est ici associé à une scène de fiançailles et situé au printemps, puisqu’il illustre le mois d’avril : c’est dire s’il renvoie aux forces de la vie. AKG-images/Erich Lessing.

Page de droiteNoli me tangere, Le Christ apparaissant à Marie-Madeleine, Livre d’heures, maître de la Mazarine, vers 1410. Cette scène, figurant l’apparition à Marie-Madeleine, au matin de Pâques, du Christ ressuscité sous l’aspect d’un jardinier, est un thème souvent repris, sous le titre du Christ jardinier, ou de la formule Noli me tangere (« Ne me touche pas »), prononcée alors par le Christ. Collection privée. AKG-images.

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de Chrétien de Troyes. Mais c’est le Roman de la Rose qui au XIIIe siècle en livre l’évocation la plus précise. Dans la partie rédigée par Guillaume de Lorris entre 1225 et 1230, ce verger forme le jardin de Déduit (c’est-à-dire de Plai-sir), voué à l’amour. Carré, clos de murs crénelés, il est pourvu en abondance d’arbres et d’épices ; on y voit quantité d’animaux, des daims et des chevreuils, des écureuils et des lapins ; l’eau dévale en petits canaux, entre de denses et douces pelouses semées de multiples fleurs ; et au centre, à l’ombre d’un pin, se trouve une fontaine sur laquelle est écrit : « Ici mourut le beau Narcisse. » Un autre verger apparaît sous la plume de Jean de Meung, qui écrit une suite du Roman entre 1269 et 1278  : lui aussi manifeste l’inépuisable fécondité

Ci-dessusL’Amant accueilli par Dame Oiseuse à l’entrée du Verger de Déduit, Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, peinture sur parchemin, vers 1400. Aux vices du monde extérieur figurés sur le mur du jardin (Convoitise, Avarice, Envie et Tristesse) s’opposent les vertus courtoises qui règnent à l’intérieur, dans le cadre enchanté de l’ombrage des arbres, des couleurs des fleurs, de la musique de l’eau, du chant des oiseaux : le verger est bien un nouvel Éden. Londres, British Library. AKG-images/British Library.

de la nature mais c’est pour évoquer l’âge d’or puis le paradis chrétien ; du reste, la forme ronde de ce verger (qui l’oppose au carré du jardin de Déduit) lui donne une dimension cosmique qui n’est pas sans rapport avec les discours philosophiques du XIIIe siècle.

Les jardins qu’évoquent toutes ces œuvres sont évidemment des jardins rêvés. Leur description puise à la tradition classique, qu’attestent les évocations de Narcisse, de fontaines, de treilles. Mais elle recourt aussi aux références orientales, présentes dans le Roman de la Rose à travers la mention de plantes exotiques. Elle renvoie encore à un univers féerique, notamment dans la littérature arthurienne, qui fait la part belle aux enchantements et aux sortilèges. Chez Chrétien de Troyes,

Page de droiteLe Livre des profits ruraux, de Crescenzi, enluminure du XVe siècle. L’image illustre diverses opérations agricoles. Mais elle fait apparaître aussi le jardinage, avec au premier plan l’homme qui bêche à proximité des maisons : son travail ne saurait se confondre avec celui du laboureur qui s’active dans un champ à l’extérieur du village. Londres, The British Library. AKG/Science Photo Library.

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ces sortilèges ne prennent fin qu’avec l’intervention d’un cor magique, ce qui fait du verger un symbole mystique. Le goût du mystère rend compte aussi de la place faite dans les jardins, et pour longtemps, aux labyrinthes.

Le jardin aristocratique ne s’inscrit cependant pas que dans le champ du rêve. À la fin du Moyen Âge il a une réalité, dont le Bolonais Pietro de Crescenzi définit les normes dans son célèbre traité d’agronomie traduit en français dès la fin du XIVe siècle sous le titre de Livre des prouffits

champestres et ruraux. Crescenzi, qui distingue les jardins des différentes catégories sociales, prévoit dans les plus importants, les «  vergers des rois et autres puissants nobles et riches  », conçus davantage pour l’agrément que pour la production de fruits, de multiples espaces – palais, chambres d’arbres, tentes, ombre des arbres, gazon – pouvant accueillir le maître des lieux et ses proches, en fonction du temps, pour leur permettre d’en admirer les beautés, animaux ou «  arbres diversement

Le Livre des profits ruraux, de Crescenzi, enluminure du XVe siècle. L’image illustre diverses opérations agricoles. Mais elle fait apparaître aussi le jardinage, avec au premier plan l’homme qui bêche à proximité des maisons : son travail ne saurait se confondre avec celui du laboureur qui s’active dans un champ à l’extérieur du village. Londres, The British Library. AKG/Science Photo Library.

et merveilleusement greffés...  ». Toutefois, « il ne convient pas […] que le seigneur s’y délecte toujours. Mais quand il aura accompli ses grandes et lourdes besognes […], alors il pourra

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Guillaume de Machault, inspiré par la beauté et les artifices des fontaines du parc d’Hesdin

À l’entrée d’un très beau parcUn chevalier lui apporta un très « bel arcEt voulut le tendre.Mais il ne voulut pas allonger la mainEt lui dit au contraire : « Allez vous divertirCar je m’amuse beaucoup ici. »Il me mena de sa main nueDans l’herbe piquante et drueAuprès d’une très belle fontaineQui tombait, douce, claire et « saine, Dans un bassin de marbre bis.Mais il n’est ni moutons ni brebis, Ni biche, ni cerf ni bête brune,Qui y aurait bu en aucune manière,Car elle était placée sur un grand pilier d’ivoireSur lequel l’histoire De Narcisse était sculptéeEt si artistiquement émailléeQue sur ma foi, il me semblait,Quand je la vis, qu’il était vivant. Sur le marbre de la fontaineVénus, Pâris et dame HélèneÉtaient représentés, ainsi que leurs rapports,Leurs manières, leurs attitudes,Et comment Hélène fut enlevéeEt emmenée à Troie sur un navire.Pâris lui exposait ses raisons ;Vénus s’en faisait l’entremetteuseEt du brandon qui brûle sans fuméeElle a si bien enflammé dame HélèneQue cette dernière ne savait quel parti prendrePar lequel elle aurait pu se défendre.Et bien qu’Hélène fût éplorée,Elle était si bien représentéeQu’il semblait que cela lui convenaitQuelque attitude qu’elle prît,Et cela lui plaisait bien sans aucun doute.[À l’intérieur de la fontaine est représentée la bataille] :Comment Achille dans la mêléeCombattait contre Hector.Mais il n’y pouvait rien gagnerNi s’opposer à ses coups mortels ;Et le prodigieux archer Tuait tant de gens en tirant des flèchesQue c’était une chose étonnante ;Et Troiïus s’évertueÀ cause de la fille de Calchas de Troie, Briséis. Que vous dirais-je ?

Jamais, en aucun jour de ma vieJe ne vis œuvre si bien réussie.Au milieu était attachéUn serpent d’or à douze têtesQui par des artifices et des conduitesÉtaient vouées À arroser sans arrêtNuit et jour la fontaine.Il y avait des prés autour du marbreTrès bien ordonnés, et les arbresÉtaient plantés avec une telle maîtriseQue le soleil n’y domine pas.Au contraire l’endroit était entièrement abrité,Bien dessiné et tout vert. Guillaume de Machault, La Fontaine amoureuse, XIVe siècle.

Narcisse à la fontaine, tapisserie de la fin du XVe siècle. Le mythe des Métamorphoses d’Ovide (selon lequel Narcisse meurt d’être tombé amoureux de sa propre image) qu’illustre cette tapisserie est évoqué aussi dans le Roman de la rose, ainsi que dans le poème de Guillaume de Machault, La Fontaine amoureuse, consacré à une fontaine du parc d’Hesdin. Cela rappelle combien les références antiques demeurent vivantes au Moyen Âge. Le semis de fleurs, très précisément figurées, qui forme le fond de l’image, répond bien au goût du XVe siècle. Boston, The Museum of Fine Arts. Bridgeman.

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Jardins de la fin du Moyen ÂgeLes plantes figurant au jardin au

xve siècle ont été peu à peu rassemblées, soit en les tirant de l’environnement proche, soit en acclimatant des végétaux d’origine plus lointaine. Cultivées en raison de leur usage alimentaire, médicinal ou ornemental, ces plantes sont rapportées à des traditions variées, classiques ou religieuses, courtoises, hermétiques ou magiques, et le

Émilie dans son jardin, illustration attribuée à Barthélemy d’Eyck, de la Théséide de Boccace, vers 1465. À la fin du Moyen Âge, les jardins continuent souvent à présenter une nature artificialisée, isolée comme ici du monde sauvage environnant par de puissants murs. Les treillis qui les animent peuvent afficher des symboliques florales : ceux des jardins des palais parisiens figuraient les armes des rois de France. Vienne, Osterreichisches Nationalbibliothek. Bridgeman.

plus souvent considérées selon des approches analogiques (théorie de la signature) ou symboliques. Mais peu à peu, le Moyen Âge a développé aussi une vision plus naturelle des végétaux  : perceptible déjà dans le réalisme de la sculpture gothique, elle l’est, au xve siècle, chez l’enlumineur Jean Bourdichon ou dans l’Agneau mystique des frères Van Eyck.

Page de droiteHubert et Jan Van Eyck, Le Retable de l’Agneau mystique (détail), 1432. C’est avec beaucoup de réalisme que les artistes ont représenté les fleurs de la pelouse, au point que beaucoup d’entre elles, tant nord-européennes que méditerranéennes, ont pu être identifiées. Dans ce cas, le réalisme de la figuration s’insinue dans le détail d’une œuvre par ailleurs profondément empreinte d’esprit religieux. Gand, cathédrale Saint-Bavon. AKG-images.

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L’aspect du jardin demeure dans les potagers fidèle à la structure traditionnelle de planches et d’allées. Mais beaucoup de jardins aristocratiques manifestent un important souci d’esthétique et d’agrément. À celui d’Hesdin, qui tourne au parc, les collines jouent l’illusion naturelle. Mais le plus souvent, y compris à Hesdin, sont multipliés les éléments artificiels, automates, raffinements de l’art topiaire, greffes extravagantes  : le jardin devient alors lieu de merveilles, « verger enchanté ».

Page de droiteLe jardin de Musique établi derrière le potager à Villandry. La reprise des formes médiévales dans un jardin reconstitué par Joachim Carvallo au début du XXe siècle. AKG-images/Catherine Bibollet.

« Greffe portant doulx fruict pour les humains », enluminure d’Étienne Collaut, Chants royaux sur la Conception couronnés au Puy de Rouen, vers 1530. Le Moyen Âge a le goût des greffes merveilleuses ; au XIVe siècle, le Mesnagier de Paris, manuscrit d’économie domestique et culinaire, propose ainsi des greffes aussi extravagantes que celle consistant à enter un cerisier sur un cep de vigne (ou inversement), ou encore à enter dix ou douze essences diverses sur un même tronc d’arbre. Paris, BnF.

La Chatonnière, à Azay-le-Rideau (Indre-et-Loire). Le potager médiéval du jardin de l’Abondance, créé en 2000 par Béatrice de Andia et Ahmed Azeroual. AKG-images/Catherine Bibollet.

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