L’ARCHITECTUREest un… ART !

TEXTE Laurence M. Emilian

Toute création nécessite une mé-moire. L’architecture, premier art, a ses théoriciens. Descendants de Vitruve, ils échafaudent de nos jours encore les grands principes de la construction. Comme on monte un mur pierre après pierre, ils appuient leurs idées les unes sur les autres, et dans le temps et pour l’avenir, com-plètent la grande bibliothèque de l’architecture.

Petit retour historique sur ces grands théoriciens sans qui l’art de construire aujourd’hui ne serait rien.

Avant la réalisation, il y a l’idée et les

éléments de sa conception

L’idée précède la forme. Pour concevoir ne faut-il pas avant tout envisager, échafauder en esprit ce que sera la construction en 3 dimen-sions de demain, quelle que soit son appa-rence, son style et sa destination ? Avant la

réalisation, il y a l’idée et les éléments de sa conception, la structure intellectuelle à formaliser, et une fois l’œuvre sur pied, il convient de l’analyser, d’en tirer leçons et savoirs.

Riche patricien, préfet des ouvriers dans les armées de Jules César puis à la solde d’Auguste le premier empe-reur, Vitruve (Ier siècle av. J.-C.), apparaît comme le fon-dateur des premières théories en architecture. Le seul de l’Antiquité dont les écrits sur le sujet nous soient par-venus. Praticien polyvalent comme le voulait la tradi-tion grecque, maîtrisant plusieurs disciplines, c’est un artisan-architecte mais également ingénieur, paysagiste selon les appellations modernes. Vitruve va produire le premier ouvrage sur l’art de bâtir et pas uniquement. De Architectura est un important corpus de 10  livres, Dont 7 sont consacrés respectivement à : l'implantation

ZÜRICH MAISON LE CORBUSIER COM-MANDÉE EN 1964 PAR LA COLLECTION-NEUSE D’ART HEIDI WEBER.

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des villes et à leurs enceintes (I) ; aux techniques et aux matériaux de construction (II) ; aux temples et aux ordres architecturaux (III et IV) ; aux édifices publics, religieux et profanes (V) ; aux maisons et aux villas (VI) ; aux revê-tements stuqués ou peints  (VII). Ensemble auquel il rajoute 3 autres qui traitent : des sources, des eaux et de leur adduction  (VIII)  ; de l'astronomie et de la gnomo-nique (IX) ; des machines, des pompes et des engins de siège (X) ! Livres écrits à la fin de sa vie et dédiés à l’em-pereur Auguste, ce sont les seuls qui nous restent sur l’ar-chitecture de l’Antiquité classique.

Dans la préface du livre, Vitruve avoue vouloir exposer sa connaissance personnelle de la qualité des bâtiments à l’empereur. « L’architecture est une science qui embrasse une grande variété d’études et de connaissances ; elle connaît et juge de toutes les productions des autres arts. Elle est le fruit de la pratique et de la théorie. Aussi les architectes qui, au mépris

de la théorie, ne se sont livrés qu’à la pratique, n’ont pu arri-ver à une réputation proportionnée à leurs efforts. Quant à ceux qui ont cru avoir assez du raisonnement et de la science littéraire, c’est l’ombre et non la réalité qu’ils ont poursui-vie. Celui-là seul, qui, semblable au guerrier armé de toutes pièces, sait joindre la théorie à la pratique, atteint son but avec autant de succès que de promptitude. » Un architecte digne de ce nom doit ainsi avoir de nombreuses connaissances en géométrie, en dessin, en histoire, en mathématiques, en optique, connaître le travail de ses prédécesseurs et maîtriser comme un bon artisan la pratique même de la construction. Théorie et pratique main dans la main…

Ce traité majeur servit de fondement aux architectes de toutes les époques. Parvenu au Moyen Âge et à la cour de Charlemagne grâce à une seule copie, il fut par chance reproduit en plusieurs exemplaires sans susciter pourtant à cette époque d’intérêt majeur.

01 - Palladio edition de 1570. I

quattro libri dell'architettura.

02 - L'homme de Vitruve de Léo-

nard de Vinci vers 1490.

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La Renaissance, période artistique extraordi-naire qui place l’homme au centre de tout et redécouvre l’Antiquité tel un prodige enfoui, va s’emparer des textes de Vitruve et les exploi-ter avec une intelligence aussi lumineuse que

pragmatique.Leon Battista Alberti (1402-1472), érudit polymathe pour ne pas dire génie universel, va reformuler, à la demande de Lionel d’Este, De architectura, parfois lacunaire ou abscons. Son traité De re ædificatoria, édité en 1452 et traduit en fran-çais 100 ans plus tard sous le titre « L'Architecture et l’art de bien bastir », est le premier traité d’architecture de cette époque renaissante.

Vitruve énonce qu’une structure architecturale doit présen-ter 3 qualités : pérennité, utilité et beauté [ firmitas, utilitas et venustas]. Alberti transforme la formule en triade : néces-sité (necessitas), commodité (commoditas) et volupté (volup-tas). Et de comparer une construction au corps humain qui doit, pour être harmonieux, être proportionné. Dans son ouvrage, sa vision d’architecte se double d’une vision d’ur-baniste, proposant de nouvelles fortifications afin de proté-ger au mieux les habitants lors d’attaques ou de sièges qui pouvaient alors durer plusieurs années.

Concepteur théorique de la perspective en peinture, énon-cée dans son non moins célèbre De Pictura destiné aux artistes et fondamentalement révolutionnaire pour toute une génération de peintres, le génial Génois marqua son temps et l’histoire des arts.

Léonard de Vinci (1452-1519) réalisa près de 200 dessins d’architecture assortis de brefs commentaires. Il ne s’in-téressa pas véritablement à l’architecture antique, mais en ingénieur, plus systématiquement aux problèmes tech-niques comme les structures, le creusement de canaux, la construction de voûtes. Comme Michel Ange (1475-1564), il connaissait les écrits de Vitruve, ils lui ont inspiré son célé-brissime dessin, baptisé justement l’homme de Vitruve. Ce diagramme représentant un homme nu à 4 bras et 4 jambes, dans un cercle lui-même dans un carré, formes géomé-triques considérées comme parfaites à la Renaissance, célèbre les proportions idéales de l’homme, cette anato-mie devenant un modèle pour l’architecture. Au Livre III Vitruve avance que pour qu’un bâtiment soit beau, il doit posséder une symétrie et des proportions parfaites comme celles qu’on trouve dans la nature.

03 - Les dix livres d'architecture de Vitruve, Edition de 1673

Bibliothèque de Colbert

Le XVIe  siècle conforte ainsi les temps modernes, les cathédrales sont achevées, on construit désormais des palais. François  Ier n’ayant pas réussi à rendre l’Italie française va rendre la France italienne et transformer

les vieux châteaux en demeures palatiales à l’italienne, faisant appel aux meilleurs artistes de la péninsule. Ainsi sera magnifié Fontainebleau.

Deux autres architectes vont être, dans ce siècle, de fameux théoriciens et laisser une trace mémorable de leurs écrits en la matière. Le Français Jacques Ier Androuet du Cer-ceau (1515-1585) dont les théories sont plus célèbres que les réalisations. Son ouvrage le plus connu, Les plus excel-lents bâtiments de France, décrit avec précision les plus

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importantes constructions de son époque. Témoignages précieux que ces dessins, plans et élévations, notamment d’architectures qui n’ont pas survécu. On lui connaît deux voyages en Italie et la découverte des œuvres d’Andrea di Pietro della Gondola (1508-1580), plus connu sous le nom de Palladio, qui l’ont beaucoup influencé.

Merveilleuses propriétés, perfections d’équilibre et de sobriété ornant de leur silhouette classique les valons de Vénétie : Barbaro, Foscari, la Rotonda… Ces villas dites palladiennes sont la gloire de leur auteur, lecteur de Vitruve et d’Alberti, homme instruit qui publie en 1570 à Venise Les Quatre Livres de l’architecture. La même année, Palladio succède à Jacopo Sansovino en tant qu’architecte en chef de la Sérénissime, il y construit deux églises fameuses : San Giorgio Maggiore et le Redentore sur l’île de la Guidecca.

Son contemporain et compatriote Vignole (1507-1573), dans son Traité des cinq ordres d'Architecture, publié en 1562, donne les mesures aussi précises qu’immuables des ordres

classiques, c’est-à-dire les formes et proportions d’une éléva-tion (base, colonne et entablement), et exerce son influence sur tout l'art européen.

À l’avènement de l’architecture classique et baroque, Claude Perrault (1613-1688), le concepteur de la colonnade du Louvre, commença à remettre en question l’interpréta-tion des principes de Vitruve. Quelques décennies plus tard, citons brièvement le scientifique Philippe de La Hyre (1640-1718), le fils du peintre réputé qui produisit un mémoire Sur la construction des voûtes dans les édifices et Claude-Ni-colas Ledoux (1736-1806), le concepteur de la Saline royale d’Arc-et-Senans à la fin de l’Ancien Régime, œuvre inno-vante et utopiste car voulue idéale.

01 - Cours d'Architecture avec

les ordres de Vignole, Edition pari-

sienne de 1644. 02 - Les 5 ordres

de Vignole : Toscan, Dorique, Io-

nique, Corinthien et Composite.

03 - Vignole coupe d'un entable-

ment corinthien. 04 - Projet pour

la ville de Chaux avec Saline royale

au centre par Claude-Nicolas Le-

doux, XVIIIeme siècle.

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Le XIXe est un siècle de progrès et d’aventures techniques, il est aussi le siècle des idées. L’émancipation des arts se veut de même didactique, les architectes sont des intellectuels qui s’interrogent et publient leurs développements, sources d’avancées en la matière.

Le très controversé Eugène Viollet le Duc (1814-1879), bâtisseur et restaurateur entre autres chantiers de Notre-Dame de Paris, du château médiéval de Pierrefond au nord de Paris, de la basilique de Saint-Sernin de Toulouse (déres-

taurée depuis), fait publier en 1872 ses Entretiens sur l’Ar-chitecture. Il y exprime des idées novatrices concernant la restauration : « Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné. » Viollet Le Duc reste néanmoins considéré comme ayant marqué son temps et la génération suivante d’architectes (Guimard, Horta, Gaudí…) par sa vision rationaliste de l’architecture médié-vale. Dessinateur remarquable, il est fasciné par la mon-tagne, notamment les Alpes et le Mont Blanc. Il meurt à Lausanne où il a restauré la cathédrale et réalisé l’église écossaise de la ville.

Le Britannique John Ruskin (1819-1900), son contempo-rain, soutien des peintres préraphaélites et de William Tur-ner, professeur, titulaire d’une chaire pour l’enseignement des Beaux-Arts à Oxford, dessinateur et critique, fait publier en 1849 The Seven Lamps of Architecture avec 14 gravures de sa main. À l’inverse de Viollet le Duc, il refuse catégo-riquement la restauration des édifices anciens qui doivent être protégés et servir de modèles pour les générations futures. Il compare une architecture à un organisme qu’il faut entretenir puis savoir laisser mourir. Dans la pensée de Ruskin, les sept lampes qui éclairent l'architecte sont le sacrifice, la vérité, la puissance, la beauté, la vie, la mémoire et l'obéissance.

05 - Entretiens sur l'architecture par Viollet-le-Duc, Editions

de 1863. 06 - Le chevet de saint sernin de Toulouse restauré

Viollet le Duc. 07 - Elévation extérieure du Château de Pier-

refonds par Viollet Le Duc

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Au XXe  siècle, l’Américain Frank LloydWright (1867-1959) est sans doute le plusgrand architecte américain de l’histoire.Père de 800 projets dont la moitié se réalisa, un des premiers à intégrer l'aménagement

intérieur dans ses réalisations : mobilier, fenêtres, portes, lumière et éléments décoratifs. Ayant le souci de réaliser des espaces de vie adaptés à ses clients, toujours lumi-neux, chaleureux et en harmonie avec la nature environ-nante. Ce prophète de la modernité a publié The Future of Architecture, ouvrage dans lequel il donne sa vision de l’architecture organique et respectueuse aux jeunes générations. À Mies van der Rohe (1886-1969), le grand architecte allemand, successeur de Gropuis au Bauhaus et exilé aux USA, et à son célèbre « Less is more », il répon-dait : « Less is only more where more is no good ».

Enfin évoquons Le Corbusier (1887-1965), plus proche de nous, autre grand homme de l’architecture, théoricien fameux dont les 5 points de l’architecture moderne (que sont le pilotis, le toit-terrasse, le plan libre, la fenêtre en bandeau, et la façade libre) résument la pensée aussi pure qu’avant-gardiste pour une nouvelle façon d’édifier. Entre 1912 et 1966, il écrivit 34 autres ouvrages tandis que se réalisaient à son initiative une vingtaine de construc-tions toutes plus emblématiques les unes que les autres.

L’architecture garde la culture de son passé

01 - Charles-Edouard Jeanneret, alias Le Corbusier (en 1961)

©AFP. 02 - Le Corbusier devant le plan de la ville de Chandi-

garh en Inde ©Picturealliance dpa/AFP. 03 - En 1953, F. Llyod

Wright présente une maquette du futur musée Guggenheim ©

Associated Press

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Aujourd’hui grâce à cette conservation pré-cieuse des textes, l’architecture garde la culture de son passé. Parallèlement elle se doit d’être plus que jamais en harmo-nie avec son environnement et oubliant sa

vocation d’éternité, de se plier aux variations climatiques et sociologiques. Le contenu des textes anciens est son armature, mieux, les fondations nécessaires à son édifi-cation  ; l’imagination savante des architectes de notre jeune siècle, la lumière qui en éclaire tous les étages. ▪

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