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JACQUES LE GOFF

L'IMAGINAIRE

MÉDIÉ VAL

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GALLIMARD

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© Éditions Gallimard, Paris, 1991, pour la nouvelle édition.© Éditions Gallimard, 1985.

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PRÉFACE

Les essais rassemblés ici sont la suite de ceux présentés en 1977 sousle titre Pour un autre Moyen Âge. Ils précisent, étendent, approfon-dissent cette quête d'une vision renouvelée de l'histoire médiévale. On

y retrouvera en particulier trois thèmes celui du temps, objetprivilégié de l'historien, celui des rapports entre culture savante etculture populaire, réalités récemment contestées par d'excellentsesprits (Pierre Bourdieu, Peter Brown, Roger Chartier.)1 mais que jecrois objectivement fondées et toujours bonnes à penser, celui del'anthropologie politique historique, étiquette à définir et destinée àorienter dans de nouvelles perspectives le retour impressionnant del'histoire politique. Un domaine entre autres, au carrefour de laculture des clercs et de celle du peuple, les rêves, fait ici l'objet d'unerecherche plus poussée.

Une dimension de l'histoire m'a depuis quelques années de plus enplus retenu celle de l'imaginaire. faut d'autant plus la définirqu'elle est naturellement floue. Je tenterai de le faire au moyen detrois types de référence. La première concerne les concepts. Tropsouvent l'imaginaire est confondu avec ce que désignent des termesvoisins, à l'intérieur de domaines qui se recoupent, mais qui doiventêtre soigneusement distingués. D'abord la représentation. Ce vocabletrès général englobe toute traduction mentale d'une réalité extérieureperçue. La représentation est liée au processus d'abstraction. Lareprésentation d'une cathédrale, c'est l'idée de cathédrale.

1. Pierre BouRDIEU, La Distinction critique sociale du jugement, Paris, 1979,p. 459. Roger CHARTIER, « La culture populaire en question », H. Histoire, n° 8,1981, pp. 85-96. Peter BROWN, Le Culte des saints, trad. franç., Paris, 1984, et LaSociété et le sacré dans l'Antiquité tardive, trad. franç., Paris, 1985, pp. 213-214 où ilcite A. D. MOMIGLUNO,« Popular Religious Beliefs and the Roman Historians »,Studies in Church History, VIII, 1971, p. 18.

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PréfaceIl

L'imaginaire fait partie du champ de la représentation. Mais il yoccupe la partie de la traduction non reproductrice, non simplementtransposée en image de l'esprit, mais créatrice, poétique au sensétymologique. Pour évoquer une cathédrale imaginaire, il faut avoirrecours à la littérature ou à l'art à la Notre-Dame de Paris de Victor

Hugo, aux quarante tableaux de la Cathédrale de Rouen de ClaudeMonet, à la Cathédrale engloutie des Préludes de Claude Debussy.Mais s'il n'occupe qu'une fraction du territoire de la représentation,l'imaginaire le déborde. La fantaisie, au sens fort dumot, entraîne l'imaginaire au-delà de l'intellectuelle représentation.

Ensuite, le symbolique. On ne peut parler de symbolique quelorsqu'il y a renvoi de l'objet considéré à un système de valeurssous-jacent, historique ou idéal. Les rois de France des portailsroyaux des cathédrales sont l'actualisation des rois antiques de Juda(ou inversement). La femme aux yeux bandés de la sculpture gothiqueest l'emblème de la Synagogue. Ces statues sont symboliques. Ellesexpriment la correspondance de l'Ancien et du Nouveau Testament,du monde royal du Moyen Âge et du Monde biblique, des figures del'art et des idées de la religion. Quand Victor Hugo dit deNotre-Dame, vue par Quasimodo: « La cathédrale ne lui était passeulement la société, mais encore l'univers, mais encore toute lanature », il crée une cathédrale symbolique, miroir des trois mondesque le génial bossu y déchiffre, mais aussi une cathédrale imaginaire(« toute l'église prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel,d'horrible; des yeux et des bouches s'y ouvraient çà et là. »), car cet

exemple montre bien comment ces catégories de l'esprit peuvents'unir, se recouvrir même en partie, sans qu'il faille renoncer à lesdistinguer, justement pour bien les penser.

Cette distinction est tout aussi nécessaire entre l'imaginaire etl'idéologique. L'idéologique est investi par une conception du mondequi tend à imposer à la représentation un sens qui pervertit aussi bienle « réel » matériel que cet autre réel, l' « imaginaire ». Ce n'est quepar le coup de force qu'il réalise par rapport au « réel » contraint àentrer dans un cadre conceptuel préconçu que l'idéologique a unecertaine parenté avec l'imaginaire. Quand les clercs du Moyen Âgeexpriment la structure de la société terrestre par l'image des deuxglaives, du temporel et du spirituel, du pouvoir royal et du pouvoirpontifical, ils ne décrivent pas la société, ils lui imposent une imagedestinée à bien séparer clercs et laïcs et à établir entre eux unehiérarchie, car le glaive spirituel est supérieur au glaive temporel.Quand ces mêmes clercs découpent dans les comportements humainssept péchés capitaux, ce n'est pas une description des mauvaisesconduites qu'ils réalisent mais la construction d'un outil propre à

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Préface III

combattre les vices au nom de l'idéologie chrétienne. Quelle que soitla part d'invention conceptuelle qu'ils renferment, les systèmesidéologiques, les concepts organisateurs de la société forgés par lesorthodoxies régnantes (ou par leurs adversaires) ne sont pas dessystèmes imaginaires à proprement parler. Mais là encore la frontièreest parfois difficile à tracer. Quand Jean de Meun, dans le Roman dela Rose, évoque l'âge d'or et la naissance du pouvoir politique dans lasociété humaine, est-ce de l'imaginaire ou de l'idéologique? Les deuxensemble, à l'évidence. Mais la tâche du critique littéraire comme del'historien est de faire la part des deux et d'analyser leurs imbrica-tions.

Cet exemple m'amène à la seconde référence qu'évoque le conceptimaginaire. Les documents sur lesquels travaille l'historien peuventsans doute renfermer tous une part d'imaginaire. Même la plusprosai'que des chartes peut, dans sa forme comme dans son contenu,être commentée en termes d'imaginaire. Parchemin, encre, écriture,sceaux, etc., expriment plus qu'une représentation, une imaginationde la culture, de l'administration, du pouvoir. L'imaginaire de l'écritn'est pas le même que celui de la parole, du monument, de l'image.Les formules du protocole initial, des clauses finales, de la datation,la liste des témoins, pour ne pas parler du texte proprement dit,reflètent autant que des situations concrètes un imaginaire dupouvoir, de la société, du temps, de la justice, etc.

Mais il est clair que l'histoire de l'imaginaire a ses documentsprivilégiés et tout naturellement ce sont les productions de l'imagi-naire les œuvres littéraires et artistiques. Documents difficiles pourl'historien. L'exploitation de la plupart d'entre eux suppose uneformation, une compétence technique que l'historien n'a pas. Lascandaleuse spécialisation des domaines universitaires en Francemais aussi dans la plupart des pays étrangers n'empêche passeulement de poser les bases d'une interdisciplinarité problématique,rendant par là à peu près inévitables des échecs dont les bons apôtresqui ont tout fait pour les entraver font ensuite d'indécentes gorgeschaudes. Elle est même telle que des barrières difficilement franchis-sables cloisonnent les domaines de l'histoire, empêchant les étudessynchroniques sérieuses. Le Moyen Âge produit par nos étudesuniversitaires est un Moyen Âge sans littérature, sans art, sans droit,sans philosophie, sans théologie. Par chance, le dialogue entre leshistoriens « purs » et les archéologues conquérants du Moyen Âgefonctionne assez bien. Heureusement aussi quelques médiévistescourageux regardent par-dessus les frontières et quelques spécialistesouverts des domaines dont il est écarté s'efforcent de l'informer ou dele former. Il faut la stature d'un Georges Duby pour oser écrire et

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PréfaceIV

réussir superbement Le Temps des cathédrales. Il faut deshistoriens éclairés et puissants pour créer il y a quelques progrèsdepuis peu des rencontres pluridisciplinaires sur une même époque,comme les médiévistes italiens qui ont créé, il y a une trentained'années, les semaines de Spolète consacrées au haut Moyen Âge. Àquand un Institut du Moyen Âge, une Maison des Médiévistes enFrance?

Dans leur incompétence et leur isolement, les médiévistes « purs »se contentent en général d'utiliser d'une manière peu satisfaisante lesdocuments de l'imaginaire. Ils leur demandent de leur fournir desinformations « historiques », c'est-à-dire portant sur les éléments del'histoire traditionnelle les événements, les institutions, les grandspersonnages et depuis quelque temps, ce qui est quand même unprogrès, les mentalités.

Le vrai historien de l'imaginaire doit traiter ces documents entenant compte de leur spécificité. Ces œuvres ne peuvent lui fournirdes renseignements sur ce pour quoi elles n'ont pas été faites. Ellessont en elles-mêmes une réalité historique. Médiocres ou géniales (etl'historien devra tenir compte du niveau, de la diffusion, du degré dereprésentativité, sans privilégier ni l'œuvre de série ni le chef-d'œuvre, mais sans les mésévaluer non plus), elles n'obéissent pas auxmêmes motivations, aux mêmes règles, aux mêmes finalités que lesdocuments d'archives que l'historien a l'habitude d'utiliser. Lesvaleurs esthétiques, le beau sont d'ailleurs en eux-mêmes d'éminentsobjets d'histoire. Des progrès ont été faits dans l'utilisation des texteshagiographiques arrachés au pur positivisme bollandiste (à qui nousdevons tant) pour être traités comme genre spécifique, produit descroyances et des pratiques populaires en même temps que de l'attitudede l'Église face à ce personnage fondamental et changeant duchristianisme, le saint, dont la connaissance vient d'être renouvelée

par Peter Brownet à cette valeur essentielle de la société chrétienne,la sainteté. Mais beaucoup reste à faire avant que l'historien maîtrisel'usage historique de la littérature et de l'art. Je n'offre ici quedes tâtonnements dans l'exploitation de quelques œuvres histo-riques.

La troisième référence pour l'historien de l'imaginaire découle dela simple constatation que dans imaginaire il y a image. Raison deplus pour distinguer ce domaine de celui des représentations et desidéologies souvent purement intellectuelles. Mais les vraies imagessont concrètes et font depuis longtemps déjà l'objet d'une scienceindividualisée l'iconographie. À l'époque héroïque de l'iconographie

1. Voir les deux ouvrages cités à la note précédente.

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Préface v

1-qu'un Émile Mâle a illustrée, l'iconographie s'était constituée par latypologie des thèmes, le rapprochement des œuvres d'art avec lestextes, l'étude des évolutions thématiques (et secondairement stylisti-ques). Un enrichissement récent s'est manifesté par la substitution del'iconologie à l'iconographie. Les grands maîtres en ont été ErwinPanofski 2 et Meyer Schapiro 3. Ils ont mieux situé l'iconologie parrapport à l'histoire de l'art, introduit l'analyse structurale et lasémiologie dans l'étude des images, éclairé l'image par le milieuintellectuel et culturel. Aujourd'hui, plusieurs recherches individuel-les ou collectives 4 transforment l'iconographie en entreprise scienti-fique, intellectuelle et pleinement historique. La constitution decorpus, d'iconothèques et le recours à l'informatique introduisent enen marquant les limites rendu plus sûr, le travail de l'historien,aiguisé pendant cette phase, reste à faire ensuite les avantages duquantitatif dans le domaine de l'image qui s'y prête très bien.L'analyse porte désormais sur la totalité de l'image non seulementdans ses thèmes et ses structures mais sous tous ses aspects (couleurnotamment) et dans son environnement intégral (position dans lemanuscrit, mise en pages, rapport avec le texte). La finalité de l'études'est élargie à la compréhension du fonctionnement de l'image dans laculture et de la société. Une des faiblesses de ce recueil est l'absenced'images et d'études iconographiques mais les références à l'image ysont, au moins de façon sous-jacente, constantes.

Je n'ignore pas que le domaine de l'imaginaire fait aujourd'huil'objet de nombreuses recherches. Certaines, collectives, sont impor-tantes et, sur bien des points, pionnières et éclairantes. Elles suscitent

1. Émile MALE (1862-1954), L'Art religieux de la fin du Moyen Âge en France.Étude sur l'iconographie du Moyen Age et sur ses sources d'inspiration, Paris, 1908;L'Art religieux du xw siècle en France. Etude sur les origines de l'iconographie duMoyen Age, Paris, 19221L'Art religieux du xiw siècle en France. Etude surl'iconographie du Moyen Age et sur ses sources d'inspiration, Paris, 1925. Ces troisvolumes ont connu de nombreuses rééditions.

2. Erwin PANOFSKY, « Pour le Moyen Âge », Architecture gothique et penséescolastique, trad. et postface de Pierre Bourdieu, trad. franç., Paris, 1967. « Pour laRenaissance », Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art de la Renais-sance, trad. franç., Paris, 1967, et L'Œuvre d'art et ses significations, Essais sur les« arts visuels », trad. franç., Paris, 1969.

3. Meyer Schapiro, Words and pictures: on the literal and the symbolic in theillustration ofa text, Paris-La Haye, 1973. Précieux pour l'historien de l'imaginaire,l'ouvrage posthume de Rudolph Wittkower, Idea and Image studies in the ItalianRenaissance in The collected essays of R. Wittkower, t. IV, 1978, et surtout, pourmon propos, Gerhard B. LADNER, Images and Ideas in the Middle Ages, I, Rome,1983.

4. Je pense en particulier à celles menées au sein du groupe d'Anthropologiehistorique de l'Occident médiéval de l'École des Hautes Etudes en Sciencessociales par quelques chercheurs sous l'impulsion de Jean-Claude Bonne etJean-Claude Schmitt.

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PréfaceVI

en moi des réserves quand elles dérapent vers l'irrationnel et lepsychanalytique dominé par l'idéologie suspecte des archétypesLesmodèles de l'imaginaire relèvent de la science, les archétypes del'élucubration mystificatrice 2.

Pourquoi donc un nouveau domaine de l'histoire, celui de l'ima-ginaire 3 ?

D'abord parce que de plus en plus les historiens s'aperçoivent quetout dans la vie des hommes et des sociétés est aussi dans l'histoire et

relève d'une approche historique. La nature elle-même entre dans leterritoire de l'historien. Je n'en veux pour preuve que l'Histoire duclimat d'Emmanuel Le Roy Ladurie et le récent ouvrage très neufde Robert Delort, Les animaux ont une histoirequi se veut unezoologie historique, une histoire vue du côté de la nature et des bêtes,non du côté de l'homme. L'histoire de l'imaginaire est à cet égardmoins audacieuse puisqu'elle reste dans l'univers de l'homme. Maisnous savons de mieux en mieux avec la psychanalyse, avec lasociologie, avec l'anthropologie, avec la réflexion sur les média, que lavie et de l'homme et des sociétés est autant liée à des images qu'à desréalités plus palpables. Ces images ne se limitent pas à celles quis'incarnent dans la production iconographique et artistique, elless'étendent à l'univers des images mentales. Il ne faudrait pas nonplus se noyer dans l'océan d'un psychisme sans limites s'il est vraiqu'il n'y a pas de pensée sans image. Les images qui intéressentl'historien sont des images collectives brassées par les vicissitudes del'histoire, elles se forment, changent, se transforment. Elles s'expri-ment par des mots, des thèmes. Elles sont léguées par les traditions,s'empruntent d'une civilisation à une autre, circulent dans le mondediachronique des classes et des sociétés humaines. Elles appartiennentaussi à l'histoire sociale sans s'y enfermer. Paul Alphandéry etAlphonse Dupront ont bien montré 6 que ce qui a surtout poussé leschrétiens d'Occident à la Croisade c'est l'image de Jérusalem.L'histoire de l'imaginaire est l'approfondissement de cette histoire de

1. Je pense notamment à Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques del'imaginaire, Paris, 1960.

2. Barbara OBRIST, dans son excellente étude, Les Débuts de l'imagerie alchimi-que (xiv-xv siècle), Paris, 1982, a montré par exemple l'inanité des interprétationsjungiennes (Carl Gustav Jung, psychanalyste suisse, 1875-1961, a inventé les« archétypes ») des images astrologiques.

3. Cf. Evelyne PATLAGEAN,« L'histoire de l'imaginaire », in J. Le Goff,R. Chartier et J. Revel, La Nouvelle Histoire, Paris, 1978, pp. 249-269.

4. Emmanuel LE Roy LADURIE, Histoire du climat depuis l'an Mil, Paris, 1967,éd. de poche, 1983.

5. Robert DELORT, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984.6. Paul Alphandéry et A. DupRoNT, La Chrétienté et l'idée de Croisade, 2 vol.,

Paris, 1954-1959.

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Préface VII

I) -I

la conscience dont le Père Chenu a si lumineusement analysé l'éveilau Moyen Âge 1. L'imaginaire nourrit et fait agir l'homme. C'est unphénomène collectif, social, historique. Une histoire sans l'imaginaire,c'est une histoire mutilée, désincarnée.

J'ai toujours eu le souci que mes outils d'historien, forgés le plussouvent après le Moyen Age, aient un rapport intime avec lesstructures mentales des hommes du passé que j'étudiais. Je n'entre-prendrai pas ici une recherche sur les concepts d'imago, d'imaginatioau Moyen Age. Imagination apparaît dès le XII' siècle en vieuxfrançais. Mais je rappelle que les clercs du Moyen Âge ont toujoursrattaché la sensibilité externe à la sensibilité interne. L'effort duchristianisme médiéval a été une énorme entreprise d'intériorisationqui, par-delà saint Augustin et Boèce, va des Moralia in Job deGrégoire le Grand, à la fin du vie siècle, aux visions et extases desmystiques (femmes et hommes) des XII'-XVI' siècles. Au-delà de l'œilexterne, de l'oreille externe, il y a l'œil interne, l'oreille interne,combien plus importants car ce qu'ils perçoivent c'est la visiondivine, la parole et la rumeur du monde le plus réel, celui des véritéséternelles. C'est là, prolongement des formes extérieures ou saisiedirecte des formes spirituelles, que se perçoit et agit l'univers desimages.

Sur la genèse et la puissance des images mentales et spirituelles,Augustin dans le dixième livre du Traité de la Trinité avait léguéune théorie et une expérience dont il avait même évoqué les situationsextrêmes si souvent vécues au Moyen Âge par des hommes et desfemmes dont nous avons l'impression qu'il leur était souvent plusdifficile qu'à nous d'établir la frontière entre le réel matériel et le réelimaginaire. Moyen Age qui dérive si aisément, nous semble-t-il, versle rêve, la folie, la mystique: « La force de l'amour est telle, ditAugustin, que ces objets en lesquels l'âme s'est longtemps complu parla pensée et auxquels elle s'est agglutinée à force du souci, elle lesemporte avec elle, lors même qu'elle rentre en soi, en quelque façon,pour se penser. Ces corps, elle les a aimés à l'extérieur d'elle-même,par l'intermédiaire des sens, elle s'est mêlée à eux par une sorte delongue familiarité, mais comme elle ne peut les emporter à l'intérieurd'elle-même, en ce qui est comme le domaine de la nature spirituelle,elle roule en elle leurs images, et entraîne ces images faites d'elle-même en elle-même.Elle s'assimile à ces images, non par son être,

mais par la pensée.en elle subsiste le pouvoir de juger qui lui faitdistinguer le corps, qui lui reste extérieur, de l'image qu'elle porte en

1. M. D. CHENU, L'Éveil de la conscience dans la civilisation médiévale,Montréal-Paris, 1969.

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PréfaceVIII

elle à moins que ces images ne s'extériorisent au point d'être prisespour la sensation de corps étrangers, non pour des représentationsintérieures, ce qui arrive couramment dans le sommeil, la folie oul'extase 1. »

Étudier l'imaginaire d'une société, c'est aller au fond de saconscience et de son évolution historique. C'est aller à l'origine et à lanature profonde de l'homme, créé « à l'image de Dieu ». La prise deconscience de cette nature de l'homme au XIIe siècle 2 a inspiré, animél'essor de l'humanisme médiéval. Un humanisme à l'œuvre dans

toutes les activités de la société médiévale, depuis ses performanceséconomiques jusqu'à ses plus hautes créations culturelles et spirituel-les. Toutes les grandes « images » du Moyen Age, celle de l'homme-microcosme, celle du miroircelle de l'Église corps mystique cellede la société corps organique, danse macabre, toutes les représen-tations symboliques de la hiérarchie sociale, vêtements, fourrures,armoiries, et de l'organisation politique, objets symboliques dupouvoir, drapeaux et oriflammes, cérémonies d'investiture et entréesroyales, tout ce grand corpus d'images fait réapparaître en signesextérieurs les images profondes plus ou moins sophistiquées selon lacondition sociale et le niveau de culture de l'univers mental des

hommes et des femmes de l'Occident médiéval.

Le Moyen Âge chronologique auquel sont consacrées ces études estle Moyen Âge traditionnel créé par les humanistes à la fin duxve siècle, institutionnalisé par les érudits surtout allemandshumanistes et classiques des XVIe et XVIIe siècles, le philologue ethistorien Christophe Keller (Cellarius), l'historien Georg Horn dansson Arca Noe (1666), et le célèbre Français Du Cange dans sonGlossarium mediae et infimae latinitatis (1678). C'est un découpagede l'histoire en trois périodes, l'Antiquité, le Moyen Âge et les Tempsmodernes. Le Moyen Âge de Keller va de la fondation de Constan-tinople à sa chute (330-1453), celui de Horn de 300 à 1500.

1. Cité par P. KAuFMANN, dans l'excellent article « Imaginaire et Imagination »de l'Encyclopaedia Universalis, Paris, 1968, vol. VIII, pp. 733-739. Dans uneperspective philosophique on n'oubliera pas L'Imaginaire de Jean-Paul SARTRE,Paris, 1940, et surtout l'oeuvre de Gaston BACHELARD.

2. G. B. LADNER, Ad imaginem Dei. The Image of Man in Mediaeval Art,1965.

3. D'une bibliographie très abondante, R. BRADLEY, « Backgrounds of the Title"Speculum"in mediaeval Literature », Spéculum, 29, 1954, pp. 100-115.J. Margot SCHMIDT, article « Miroir », in Dictionnaire de spiritualité, t. X, 1980, col.1290-1303. Sur le miroir dans l'iconologie médiévale, G. F. HARTLAUB, Zauber desSpiegels, Munich, 1951.

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Préface IX

L'enseignement scolaire et universitaire des XIXe et XXe sièclesconsacra ce découpage en distinguant, en France, l'histoire moderne,des XVI'-XVW siècles, et l'histoire contemporaine dont l'origine seraitla Révolution française de 1789. Quand la manie des dates (depréférence politiques et militaires) s'est établie dans l'enseignement del'histoire, le début du Moyen Age a été en général fixé à la fin del'empire d'Occident en 476 (Romulus Augustule renvoie à Constan-tinople les insignes impériaux) et sa fin dans la seconde moitié duXV siècle, soit en 1453, prise de Constantinople par les Turcs, 1492,découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, 1494, début desguerres d'Italie engagées par les Français. Enfin la culture humanisterégnant depuis le XVI' siècle a fait succéder au Moyen Âge unepériode appelée Renaissance définie par l'Humanisme et la Renais-sance artistique. Cette période de transition que l'époque des Lumièresappellera Dark Ages, le Temps des Ténèbres, est, dès l'origine, définiepar le terme Moyen Age, concept péjoratif, comme une période, sinonnégative, du moins inférieure à celle qui la suit. Au XIXe siècle,l'Italien Carlo Cattaneo, faisant l'éloge de la civilisation florentinede la Renaissance, a écrit « Ce qui caractérise les cités toscanes, etsurtout Florence, c'est le fait d'avoir répandu jusque dans le baspeuple le sens du droit et de la dignité civile. L'artiste florentin futle premier en Europe à participer à la culture scientifique. Les artsmécaniques et les beaux-arts devinrent étroitement liés. L'œil et lamain préparent les premiers éléments de la science de l'intellect ettoute la pensée s'ordonne peu à peu en une spéculation non passuperbe et stérile, mais que Bacon appela plus tard la scientia activa.C'est cela la véritable force intérieure qui élève l'Europe moderneau-dessus de l'Antiquité et du Moyen Âge, au-delà d'une intelligencestatique et sclérosée. Appliquée à la vie sociale tout entière elle devientcette idée du progrès qui est la foi commune du monde civilisé. » Ceque Cattaneo dit de la Florence de la Renaissance, on peut le dired'une grande partie de la Chrétienté du XIII' siècle, et la notion deprogrès ne s'affirme pas avant la période 1620-1720 dans le milieuscientifique européen, et ne se généralise qu'après 1740 dans lesdomaines de l'histoire, de la philosophie et de l'économie poli-tique 1.

Cette définition chronologique et péjorative du Moyen Âge a étédepuis des décennies, et surtout depuis quelques années,attaquée aux deuxbouts. L'expression encore plus péjorative, qui, sous l'influence

1. Citation tirée de Eugenio GARIN, Moyen Âge et Renaissance, trad. franç. 1969,p. 12. Sur l'idée de progrès, voir Jacques LE GOFF, article « Progresso/reazione »,dans Enciclopedia Einaudi, vol. XI, Turin, 1980, pp. 198-230.

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Préfacex

de Montesquieu et de Gibbon, désignait les derniers siècles del'Empire romain Bas-Empire, a pratiquement disparu aujourd'huidevant une étiquette neutre au contenu de plus en plus positif:Antiquité tardive, où l'on découvre une époque de mutations, debouillonnement, de créationSi ce temps qui a vu s'installer enOccident le christianisme et les Barbares n'est pas une pure et simplerégression, comment pourrait-il en être autrement pour ce Moyen Agequi en sort? La réhabilitation de l'Antiquité tardive implique celledu Moyen Âge. Je me contenterai de dire qu'une fois de plus lebalancier des jugements de l'histoire et de l'historiographie va troploin dans le sens opposé. Comment nier que du plan technologique,démographique, économique au plan culturel la période III'-VII' sièclen'ait été une période de dépression la plus longue de l'Occident?Mais aussi, il est vrai, se mettent en place les bases d'un essor quideviendra décisif à partir du Xe et surtout du XI' siècle. Mais, danscette révision des origines médiévales, que devient 476? Unepéripétie. À l'autre bout la situation est plus complexe. L'oppositionMoyen Âge/ Renaissance est à bien des égards contestée. Pour les uns,tel Armando Sapori regardant surtout l'Italie, la Renaissance

commence dès le XII' siècle et se poursuit pendant cinq siècles jusqu'àla fin du XVI' siècle tandis que le Moyen Age serait « limité » à huitsiècles, du Ive à la fin du XI' siècle. Cette vue a l'avantage de mettreen évidence deux phénomènes le grand essor du Moyen Age, éclatanten effet depuis le XIIe siècle, et de rejeter l'inacceptable conception del'historien suisse Jacob Burckhardt, dont les idées, exprimées dans LaCivilisation de l'Italie au temps de la Renaissance (1860, traduc-tion française, 1885) et reprises dans ses Considérations sur l'his-toire universelle (1905), font de la Renaissance italienne l'apogée dela civilisation et s'imposent encore plus ou moins, sinon dans lesmilieux historiques, qui les considèrent en général comme dépassées,du moins dans une large partie du public éclairé. Sapori, dans sonbrillant article, montre bien que la Renaissance de Burckhardt estfondée sur une vision de l'histoire qui « ne considère comme traitsessentiels de la société que l'État, la Culture et la Religion ».L'économie, en particulier, n'existe pas pour Burckhardt, qui voit

1. Deux études récentes et convergentes H. I. MARRou, Décadence romaine ouAntiquité tardive? ill'-vi' siècle, Paris, 1977. P. BROWN, Genèse de l'Antiquitétardive, trad. franç., Paris, 1983. Le beau texte d'Armando SAPORI, « Moyen Age etRenaissance vus d'Italie. Pour un remaniement des périodes historiques », a parudans Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1956, pp.433-457. On pourraitaussi avancer, par provocation réfléchie, que les vues d'Armando Sapori s'expli-quent peut-être au moins partiellement par le fait que l'Italie n'aurait pas connu leMoyen Âge. Elle serait passée de l'Antiquité à la Renaissance vers les xe-xilesiècles.

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Préface XI

d'ailleurs avec les yeux d'un professeur bourgeois indifférent auxréalités matérielles, sociales et mentales même les domaines qu'ilprivilégie d'une façon ultra-idéaliste. La vie politique, culturelle etreligieuse de la « Renaissance » n'est pas faite de néo-platonisme,d'albertisme, de machiavélisme, d'érasmisme, et autres ésotérismes,mais de mouvements bien plus profonds et contrastés l.

On peut certes penser avec Krzysztof Pomian que toute périodisa-tion est un carcan pour l'historien. Que les périodes se chevauchent,que des décalages existent entre les divers domaines de l'histoirehumaine (économie et culture ne vont pas en général au même pas) etsurtout entre les civilisations et les aires culturelles (la civilisation

mésopotamienne a brillé de longs siècles pendant lesquels la plusgrande partie de l'Europe était encore dans la préhistoire, quand lesEspagnols de Christophe Colomb et les Indiens de l'Amérique sedécouvrent mutuellement, les armes à feu, à elles seules, font, pourcause de décalage historique, des vainqueurs et des vaincus obligés),cela est certain. Mais il y a dans l'évolution de l'humanité, au moinspar grandes masses, des phases, des systèmes en lent mouvement quifournissent des repères utiles de moyenne et longue durée et permet-tent de mieux articuler l'effort de rationalisation scientifique que fontles historiens pour mieux apprivoiser le passé. Sans doute le passérenâcle à se soumettre au domptage de la périodisation. Maiscertaines coupures sont plus malvenues que d'autres pour marquer lechangement. Celle à laquelle on a donné le nom de Renaissance ne mesemble pas pertinente. La plupart des signes caractéristiques à l'aidedesquels on a voulu la reconnaître sont apparus bien avant l'époque(XV-XVF siècle) où on la situe. Le « retour à l'Antique » est là dès leXIIIe siècle, de l'invasion d'Aristote dans les universités aux formessculpturales des chaires des Pisano, à Pistoia et à Florence. L'État« machiavélien » existe dans la France de Philippe le Bel. La

perspective s'introduit en optique comme en peinture à la fin duXIII' siècle. La lecture se répand bien avant la galaxie Gutenberg etl'alphabétisation le phénomène culturel qui compte n'attend pasl'imprimerie. Au tournant du XII' au XIII' siècle l'individu s'affirmeavec autant de force que dans l'Italie du Quattrocento et, commej'espère l'avoir montré1,le succès du Purgatoire est celui del'individu dont le sort se scelle au moment du jugement individuel

1. Pour une vue large du phénomène artistique et culturel de Renaissance dansl'histoire et principalement l'histoire de l'art: E. PANOFSKY, Renaissance andRenascences in Western Art, 2 vol., Stockholm, 1960. Pour une conception nuancée,savante et subtile de la Renaissance André CHASTEL, Le Mythe de la Renaissance,Genève, 1969; Le Sac de Rome, 1527, éd. franç., Paris, 1984.

2. J. LE GOFF, La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1982.

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PréfaceXII

après la mort même si je ne crois pas, au contraire d'Aaron Gurevic(Gourevitch) qu'il triomphe seul. Je ne suis pas Max Weber etRobert Tawney quand ils lient la « religion » du travail auprotestantisme. Elle est là au XIII' siècle et s'affirme aussi bien dansla mise en accusation des ordres mendiants à l'université de Paris parGuillaume de Saint-Amour et d'autres maîtres séculiers que dans laréaction de l'éloge de la paresse qui anime par exemple le fabliau deCocagne (vers 1250). Dans l'ordre du religieux, les ordres mendiants,en revanche, apportent plus de nouveauté et de changement à lareligion chrétienne que ne le fera le concile de Trente. Inversement,Lucien Febvre, étudiant la religion de Rabelaisretrouve le MoyenÂge non seulement survivant mais bien vivant, « au cœur religieuxdu XVI' siècle », chez ce génie qui avait en son temps plus que toutautre revendiqué la modernité de ce XVI' siècle.

Il faut donc faire sauter le bouchon de la Renaissance.

Plus téméraire qu'Armando Sapori, je propose un long, un trèslong Moyen Âge dont les structures fondamentales n'évoluent quelentement du III' siècle au milieu du XIXe siècle. Alors la Révolution

industrielle, la domination de l'Europe, la vraie croissance de ladémocratie (dont la cité antique n'avait été qu'une très restreintepréfiguration) font naître un monde vraiment nouveau malgré lacontinuité de certains héritages et la permanence de certainestraditions.

Un espace de dix-sept siècles ne peut se dérouler sans changements, etil convient d'user de l'outil de la périodisation pour distinguer dans cetemps très long des sous-périodes. J'y verrais volontiers une Antiquitétardive y durer du IIP au Xe siècle (ou, si l'on s'en effraie, un hautMoyen Age se dégager du VHP au Xe siècle d'une Antiquité tardiveproprement dite qu'on arrêterait au VII' siècle), un Moyen Âge centralallant des environs de l'an Mil, début du grand essor médiéval, aumilieu du XIV siècle, un Moyen Âge tardif, lui succédant de la GrandePeste au début du XVIe siècle, où, plus que l'incertaine Renaissance, laRéforme met fin au monopole du christianisme médiéval et marque larupture d'une unité qu'on peut aussi lire comme un totalitarisme. Cesont donc les Temps modernes, de la Réforme à la Révolutionindustrielle, qui constituent, dans un mélange de stagnation (AncienRégime économique et politique) et d'innovation (naissance de lascience moderne, rationalisme des Lumières, affirmation de l'idée deprogrès, et, bien sûr, Révolution française dont les effets profonds ne se

1. A. J. GUREViC, «Conscience individuelle et image de l'au-delà au MoyenAge », Annales E.S.C., 1982, pp. 255-275.

2. L. FEBVRE, Le Problème de l'incroyance au xvi' siècle la religion de Rabelais,Paris, 1942, 1968

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Préface XIII

feront sentir qu'au cours du XIXe siècle, comptés avec ceux de laRévolution industrielle), le troisième volet de ce long Moyen Âge.L'époque « contemporaine » enfin me semble couvrir le siècle passé dumilieu du XIX1 au milieu du XXe siècle environ avec deux faces, l'uned'expansion (Révolution industrielle, naissance de la démocratie etdomination ambivalente de l'Europe), l'autre de crises (les deuxguerres mondiales, l'établissement des fascismes européens, l'évolutionde la Russie soviétique vers le totalitarisme et l'exportation idéologiqueet politique de son système, le développement de l'impérialismeaméricain, la crise de 1929, les ruptures culturelles et artistiques).Depuis un quart de siècle nous vivons, avec la mondialisation,l'explosion démographique, la révolution des communications, ladécolonisation, les avancées bouleversantes de la science et de latechnologie, les mutations des cultures, des mentalités, des sensibilitéset des comportements, la crise économique mondiale, les pseudo-dialogues Est-Ouest, Nord-Sud, l'accouchement douloureux d'unenouvelle phase de l'histoire humaine. Jusqu'à quand? A mesure quel'histoire s'accélère, la périodisation se rapetisse.

Les textes qu'on va lire se situent en fait pendant la période déjàlongue traditionnellement appelée Moyen Âge, du V au XVI' siècle.Un petit nombre (« Le désert-forêt », « Le refus du plaisir », « Lechristianisme et les rêves ») concerne surtout la période de l'Antiquitétardive où se mettent en place des espaces, des valeurs, des pratiquescaractéristiques d'une nouvelle société que le christianisme, même s'iln'est pas à l'origine de ces mutations, marque profondément de sonempreinte. J'ai toujours été fasciné par les naissances et les genèses,accordant en revanche peu d'intérêt aux origines qui ne sont souventque des illusions et sont menées par le préjugé d'un déterminismesous-jacent (dis-moi d'où tu viens, et je te dirai qui tu seras) et auxdéclins et décadences, fortement imbibés d'une idéologie pessimiste etmoralisante que je ne partage pas, persuadé que la mort est rare enhistoire, car l'histoire est transformation et mémoire, mémoire d'unpassé qui ne cesse de vivre et de changer sous le regard des sociétéssuccessives. Ce qui m'émeut, c'est l'accouchement d'une société etd'une civilisation, selon une logique traversée et même faite dehasards. Rien de moins « événementiel » que les événements.

k

Ce recueil s'ouvre par deux textes consacrés au concept demerveilleux. Il appartient plutôt au vocabulaire de la littératuremais, par là, sa situation dans l'imaginaire en est renforcée aucarrefour de la religion, de la création littéraire et artistique, de la

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PréfaceXIV

pensée et de la sensibilité1.J'ai repris ici ce qui n'est que ladélimitation d'un domaine et un programme pour son exploration.Mais le merveilleux fait visiter une grande partie de l'universimaginaire du Moyen Age, ici-bas et dans l'au-delà, dans la nature,chez l'homme, les animaux, les objets, dans la géographie et dansl'histoire. J'ai proposé du merveilleux plusieurs typologies car il fautà la fois recourir aux classements dont Jack Goody nous a montréqu'ils étaient à la base du savoir 2 et ne pas se faire l'esclave d'un seulmodèle de catégorisation qui transformerait en réalité ontologiqueune simple démarche utilitaire de l'esprit qui peut et doit sedémultiplier pour mieux saisir son objet. Un classement se fonde surles « véhicules » du merveilleux, êtres animés ou objets inanimés, unautre sur les sources et réservoirs historiques du merveilleux médié-val Bible, Antiquité, traditions barbares, héritages orientaux,emprunts à l'« autre culturede l'Occident, le folklore, un autreencore sur la nature et les fonctions du merveilleux merveilleuxquotidien, merveilleux symbolique, merveilleux scientifique que Ger-vais de Tilbury définit comme « ce qui est soustrait à notreconnaissance, bien qu'il soit naturel », merveilleux politisé qui faitdes produits de l'imaginaire des instruments de pouvoir terrestre. Lesréputations individuelles et plus encore familiales, lignagères, dynas-tiques se bâtissent à coups de merveilleux. Surtout m'intéresse dans lemerveilleux le système de lecture du surnaturel au sein duquel il afonctionné de la fin du XII' siècle au XVI' siècle. Ce merveilleux estun surnaturel neutre « naturel » qui se situe entre le surnatureldivin (le miraculeux qui dépend de la seule décision salvatrice deDieu) et le surnaturel diabolique (le magique où prédomine l'actionruineuse de Satan). Or, à partir du XIII' siècle, il me semble que cemerveilleux gagne du terrain sur le miraculeux et le magiquedevenus plus exceptionnel pour le premier, mieux combattu pour lesecond. Osera-t-on parler de « laïcisation » du surnaturel?

Deux autres aspects de ce merveilleux le rendent digne à mes yeuxd'être gibier d'historien. C'est d'abord l'incarnation dans les mots desphénomènes de l'imaginaire qui rend nécessaire une analyse duvocabulaire. Pas d'idée qui ne trouve à s'exprimer par des mots, pas

1. Sur le plan littéraire général Pierre MABILLE, Le Miroir du merveilleux,Paris, 1962, et Tz. ToDoRov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, 1970.Sur le merveilleux au sens large Le Merveilleux: l'imaginaire et les croyances enOccident, sous la direction de Michel Meslin, Paris, Bordas, 1984 (nombreuses etbelles illustrations). Plus particulièrement pour le Moyen Age Daniel Poirion, LeMerveilleux dans la littérature française du Moyen Age, Paris, P.U.F., « Quesais-je ? no 1938, 1982.

2. Jack GOODY, The domestication of the savage mind, Cambridge, 1977. Trad.franç. La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, 1979.

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