LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE · 5 un statut politique plus précis, mais aussi plus tragique....

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1 Emilie Tardivel LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE Etude sur Jan Patočka Mémoire de maîtrise Philosophie Sous la direction de M. Alain Renaut Université Paris IV Sorbonne 2002-2003

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Emilie Tardivel

LA SUBJECTIVITE DISSIDENTE

Etude sur Jan Patočka

Mémoire de maîtrise Philosophie

Sous la direction de M. Alain Renaut Université Paris IV Sorbonne

2002-2003

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INTRODUCTION

« Les seuls combats véritables, les seuls qui aient une signification dans notre temps, sont les combats entre une humanité déjà effondrée et une humanité qui tient encore debout, mais qui combat pour conserver cette tenue, et pour en acquérir une nouvelle ».

Husserl, Die Krisis, I, 6.

Un peu plus de dix ans après l’effondrement de l’Empire soviétique et l’arrivée au

pouvoir de l’opposition démocratique en Europe centrale et orientale, le phénomène de la

dissidence semble déjà faire partie de l’histoire. La résistance non-violente, qui a fait son

apparition dès les années 1960 en Union Soviétique et dans les démocraties populaires du

Pacte de Varsovie, a dû à son tour assumer la lourde charge du pouvoir et reconstruire les

conditions d’existence d’une véritable société civile. Mais il serait illusoire de croire qu’un

tel phénomène historique se soit évanoui dans les limbes d’un passé devenu mythique sans

laisser de traces, sans constituer un héritage déterminant pour l’Autre Europe1 et une source

intarissable de réflexion pour l’Europe occidentale – si bien qu’il pourrait devenir un élément

fondateur de l’identité européenne consciente d’elle-même. Bien que l’usage du terme de

dissidence ait été sujet à controverse chez les « résistants », dans leur lutte contre des régimes

communistes inféodés au système soviétique moscovite, force est de constater qu’il a acquis

ses lettres de noblesse par son enracinement dans l’histoire européenne. Dès la période

moderne, ceux qui étaient en désaccord avec une Eglise officielle, tels les presbytériens en

Angleterre, les luthériens en Pologne ou les disciples de Jan Hus2 en Bohême, étaient

1 Cette expression est significative pour penser l’élargissement de l’Union Européenne : dès le début des années 1990, Jacques Rupnik publia sous ce titre un ouvrage qui désignait par là l’Europe centrale, cette « face oubliée » du continent européen disparue de la conscience occidentale depuis la Seconde Guerre Mondiale. La révolution de 1989 pourrait alors être interprétée comme un événement historique fondateur, étant donné que l’apprésentation de l’Europe centrale s’est transformée en une donation constitutive de l’identité européenne, nouvel horizon avec lequel il s’agit désormais de penser l’espace public européen. 2 HUS, Jan (v. 1372-1415), maître ès arts, recteur de l’université de Prague (1409), ordonné prêtre en 1400, a associé la doctrine de Wycliff aux idées des réformateurs tchèques de la fin du XIV˚siècle. En 1412, après avoir condamné la vente d’indulgences par le pape Jean XXIII, il est excommunié par l’archevêque de Prague et se retire dans le sud de la Bohême où il écrit ses principales œuvres (De Ecclesia, 1413). Il sera brûlé pour hérésie au concile de Constance en 1414. En 1467 se constitue une « église » hussite – l’Unité des Frères Bohêmes – qui observe son enseignement (pauvreté volontaire, discipline morale, non-résistance au mal) durant plusieurs décennies, puis qui le diffuse dans des couches sociales plus aisées, tout en s’ouvrant à des activités culturelles, scientifiques et artistiques. En 1620, les Habsbourg écrasent la révolte de la Bohême protestante, mais l’Unité des Frères renaîtra dans de nombreux pays, ainsi qu’en Tchécoslovaquie après la Libération de 1918. Entre-temps, l’héritage hussite est devenu un élément essentiel de la vie nationale, et son message éthique inspirera toute une tradition philosophique tchèque allant de Jan Amos Komenský (1592-1670), dit Comenius, à Jan Patočka (1907-1977) en passant par Tomaš Garrigue Masaryk (1850-1937). Cf. L’idée de l’Europe en Bohême, p. 212.

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désignés comme hérétiques, mais aussi plus généralement comme dissidents. Il apparaît dès

lors très suggestif que ce terme ait été repris pour nommer les communistes et non-

communistes qui contestaient les pratiques du système soviétique au nom de leurs idéaux,

pour aboutir à une contestation du régime en tant que tel. La dissidence s’oppose ainsi à toute

pensée qui impose, par la force et les institutions politiques au sens large, une vision

systématique du monde, entraînant la négation de l’individu dans sa liberté de conscience,

dans son existence responsable et dans sa vie même. Les dissidents tchèques, dans un retour

réflexif sur l’histoire de la Bohême contre la politique communiste de l’oubli, sont à ce titre

emblématiques d’une reprise du geste hussite, renouant ainsi avec l’héritage politique

européen d’une vie issue de la liberté et pour la liberté3. De la liberté religieuse à la liberté

civique, le phénomène de la dissidence semble avoir accompli son sens téléologique, celui

d’une résistance à toute instrumentalisation de la politique, en tant qu’ouverture aux

possibilités de la réalisation de soi dans un monde vécu en commun – un « mitsein »

authentique. La dissidence est donc assomption politique du différent, comme du différend,

et la résonance historiale4 de ce phénomène suggère que la présence d’une pensée de la

différence au sein de l’espace public est constitutive de l’Europe. On pourrait dès lors

émettre l’hypothèse que la dissidence est déterminée par des évolutions historiques plus

profondes que la simple actualité ; une actualité dont le danger, selon le « philosophe-

résistant » tchèque Jan Patočka, serait qu’un excès de savoir dans le détail ne nous

désapprenne à voir les questions et ce qui les fonde5. La dissidence est inactuelle, au sens où

Emmanuel Lévinas définit l’inactuel, comme « l’autre de l’actuel, plutôt que son ignorance et sa négation ; l’autre de ce qu’on est convenu

d’appeler, dans la haute tradition de l’Occident, être-en-acte (…) ; l’autre de l’être en soi – l’intempestif qui interrompt la synthèse des présents constituant le temps mémorable » 6.

En tant qu’inactuel, la dissidence est ainsi possibilité, mais possibilité non-métaphysique,

possibilité qui en appelle à l’homme comme à celui dont le devoir est d’assumer cette rupture

dans la synthèse des présents, cette percée de la transcendance au sein du temps qui définit

l’existence authentiquement humaine. La liberté à laquelle ouvre la dissidence est en son

3 Dans ses « Deux études sur Masaryk » (La crise du sens, tome I, p.97), Jan Patočka définit ainsi l’essence de la politique : « C’est cela qui constitue la politique en son sens originel, la vie issue de la liberté et pour la liberté ». 4 Ce concept souligne le sens plus originaire qu’historiquement situé d’un tel écho. Nous l’utilisons en référence au « geschichtlich » de Heidegger dans Sein und Zeit, l’historialité étant le mode d’être temporel (ou fini) de l’homme en tant que Dasein, ce qui ouvre la situation historique dans laquelle l’homme peut poser la question du sens de l’être et aller à la rencontre de celui-ci. Nous tâcherons de montrer que la dissidence, en tant qu’historiale, est ce mode d’être authentique de l’existence humaine, c’est-à-dire l’accomplissement non-objectivable de la liberté de l’homme en tant qu’existant. 5 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, p. 152. 6 Cf. E. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, p. 8.

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fond responsabilité de l’homme envers son être propre – Jan Patočka en a témoigné, par ses

écrits, et jusqu’au sacrifice de sa vie7.

Si la force politique réelle de l’expérience dissidente ne doit pas être (sur-)évaluée à

l’aune du mythe fondateur dont elle peut aujourd’hui être le symbole en Europe centrale, elle

n’en reste pas moins porteuse d’un sens pour le mouvement historique de la vie humaine. Il

serait alors essentiel de comprendre comment le concept de dissidence pourrait définir entre

histoire, politique et philosophie – ce que Paul Ricœur appelle « le destin solidaire des trois

dimensions de l’humanité européenne »8 - les principes d’une articulation rigoureuse et

originale. L’œuvre et l’engagement de Jan Patočka semblent en fournir les assises, dans la

mesure où la compréhension de l’être que la philosophie accomplit en transcendant

intellectuellement le monde se rapporte toujours, chez lui, à l’existence humaine authentique

que représente l’acte libre9. Si l’acte libre est ce qui fait advenir l’homme en tant qu’être

politique et historique, alors la philosophie est solidaire de cet avènement car elle est avant

toute chose « soin de l’âme » (péče o duši), perpétuel questionnement sur le sens du monde

et de soi. Liberté et problématicité du sens doivent donc être ressaisis à travers le concept de

dissidence, afin de montrer que la solidarité des trois dimensions de l’humanité européenne

se joue dans cet ébranlement du sens accepté que constitue l’expérience dissidente. Toute

tentative pour mettre au jour cette articulation se heurte cependant à une difficulté majeure :

Jan Patočka ne thématise pas le concept de dissidence en tant que tel. Une réduction de

l’expérience dissidente à son concept permettrait de l’arracher à son contexte et de la révéler

à ses déterminations essentielles, afin de montrer sa nécessaire fondation dans l’œuvre de Jan

Patočka et d’esquisser ainsi une téléologie universelle de l’humanité européenne, à savoir

celle d’une existence commune transcendée par l’horizon de la liberté10. Le point de départ

d’une telle entreprise réside avant tout dans la définition du statut politique de la dissidence.

Si le concept de dissidence a souvent été critiqué pour son excessive généralité,

exprimant moins un engagement actif dans l’affrontement et dans la lutte qu’un simple

désaccord avec une doctrine officielle, il a cependant acquis à travers l’expérience totalitaire

7 Jan Patočka fut un des disciples de Husserl et de Heidegger, ainsi que premier porte-parole, avec Václav Havel, de la Charte 77 pour les droits et libertés civiques en Tchécoslovaquie. Il mourut le 13 mars 1977 d’une hémorragie cérébrale, peu de temps après un long et violent interrogatoire organisé par la police communiste. A l’hôpital de Strahov, quelques jours avant sa mort, Patočka écrivait que « ce qui est nécessaire, c’est de se conduire en tout temps avec dignité, de ne pas se laisser effrayer ou intimider. Ce qu’il faut, c’est dire la vérité. (…) les gens se rendent compte à nouveau qu’il y a des choses pour lesquelles il vaut la peine de souffrir et que, sans ces choses, l’art, la littérature, la culture, entre autres, ne sont que des métiers auxquels on se livre pour gagner son pain quotidien ». 8 Cf. P. Ricœur, « Préface aux Essais hérétiques » (1981), Lectures 1 (autour du politique), Points-Seuil, p. 75. 9 Cf. « La position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 25. 10 Il s’agira à ce titre de montrer comment Patočka arrive à substituer à la téléologie husserlienne de la raison européenne une téléologie de la liberté européenne.

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un statut politique plus précis, mais aussi plus tragique. Stigmatisés, les dissidents étaient

taxés d’ « ennemis du socialisme », de forces réactionnaires, et combattus manu militari au

nom d’une nécessité historique mue par le progrès scientifique, à l’horizon duquel devait se

réaliser l’émancipation de l’humanité. Václav Belohradsky11 montre comment l’Etat

communiste identifiait toute opposition dissidente à une « survivance », aux « traces d’un

temps révolu », faisant obstacle à un ancrage absolu de la révolution dans les consciences

individuelles. A la conscience impersonnelle, incontrôlable et irresponsable d’un régime

totalitaire reposant sur la légalité d’un sens historique objectif, exclusivement tourné vers un

présent et un futur déterminés, la dissidence opposait la préservation des traces fragmentaires

d’une histoire nationale plus contingente. On peut ainsi définir la dissidence comme une lutte

contre un ordre établi par la force et objectivant le sens de l’existence humaine dans des lois

historiques. Le tragique apparaît dans ce conflit entre deux ordres antinomiques qui exposa

les dissidents à une mort sacrificielle, en raison de l’inévitable dissymétrie des armes et de la

logique destructrice du pouvoir communiste. Si l’opposition est un élément essentiel des

systèmes politiques libéraux, fondés sur le pluralisme démocratique, c’est à l’inverse une

altérité perturbatrice dans une pensée de l’Identité portée par un parti unique. Le dissident

était un élément négatif dans un système qui politisait la totalité de la vie humaine : il était

l’autre de la politique. Thimothy Garton Ash ne dit pas autre chose lorsqu’il souligne que « l’un des traits marquants qui caractérisent les écrits et les attitudes de nombreux intellectuels

contestataires de l’Europe centrale est leur refus de la politique, leur « anti-politique » professée en

accord »12.

Mais penser la dissidence comme altérité irréductible, ce n’est pas quitter une théorie

hégélienne de l’Identité pour entrer dans une philosophie de la Différence qui exclurait, elle

aussi, tout projet éthico-politique, à l’instar de la déconstruction heideggérienne des valeurs

humanistes modernes13. Au contraire, il s’agit d’accéder, par cet apolitisme même, à une

vision plus originaire du fait politique et de la responsabilité qui détermine de façon

intersubjective toute conscience morale individuelle. La dissidence en appelle à une vie

commune régie par des lois autres que celles d’un mouvement historique impersonnel et à un

11 Cf. V. Belohradsky, « Sur le sujet dissident », Le Messager européen, n˚4, 1990, pp. 24-31. 12 Cf. T. G. Ash, « L’Europe centrale existe-t-elle ? », Lettre internationale, n˚10, automne 1986 (trad. J-P Faucher). 13 Dans la « Lettre sur l’humanisme » 1946 (trad. Roger Munier), Questions III et IV, Gallimard, 1998, pp. 65-130, Heidegger ne proclame pas l’absence de toute valeur, mais critique l’humanisme en tant que son évaluation de l’étant procède d’une subjectivation, à savoir que « là même où elle évalue positivement (…) elle ne laisse pas l’étant être, mais le fait uniquement comme objet de son faire-valoir ». Nous pouvons cependant observer que Heidegger déconstruit les valeurs humanistes sans proposer d’alternative, car la pensée de la vérité de l’Etre, comme il le dit lui-même, se produit avant la distinction entre le théorique et le pratique, si bien qu’elle ne peut entraîner aucune conséquence éthique. C’est ce manque de projet éthico-politique que nous soulignons ici, sans que cette critique atteigne de l’intérieur la puissance même de l’ontologie heideggérienne.

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sujet qui la réalise, en tant que subjectivité du moi conscient qui peut donner lieu à un monde

signifiant. Cet appel à la raison critique, au principe de la responsabilité personnelle, se lit

dans la Charte 77 comme un écho aux conférences données à Prague par Edmund Husserl en

1935, initialement intitulées « La crise des sciences comme expression de la crise radicale de

la vie dans l’humanité européenne ». La montée du fascisme en Europe, et plus

particulièrement du nazisme en Allemagne, était l’indice d’un déclin de l’Europe devenue

étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie,

que seule « la pénétration d’une méditation-en-retour, historique et critique, afin de nous

soucier d’une compréhension radicale de nous-mêmes avant toute décision » aurait pu

surmonter14 – mais sans doute Husserl savait-il que le philosophe, comme l’oiseau de

Minerve, ne commence son œuvre qu’à la tombée de la nuit. En 1984, Václav Havel réinscrit

la dissidence dans le grand rationalisme européen de l’âge classique, dont Husserl fut un des

relais, lorsqu’il écrit que l’homme moderne s’est soustrait à sa responsabilité en qualifiant

l’inconditionnalité de la conscience morale personnelle d’«illusion de la subjectivité », et en

lui « substituant ce qui apparaît aujourd’hui comme l’illusion la plus dangereuse qui ait jamais existé : la

fiction d’une objectivité détachée de l’humanité concrète, l’hypothèse d’une compréhension

rationnelle de l’univers, le schéma abstrait d’une prétendue « nécessité historique » et, pour parfaire

le tableau, la vision d’un « bien commun » qui peut être déterminé par des calculs purement

scientifiques et atteint par des moyens purement techniques »15.

Mais cette monstrueuse objectivité, dénoncée notamment par Václav Havel, n’est que

l’envers d’un sujet auto-fondateur, qui n’a pu penser l’altérité que sous la forme de vécus

immanents à sa propre conscience, de part en part connaissables et déterminables, et qui a

donc fait du monde et de l’homme des objets – supports chosifiés d’une manipulation infinie.

Or c’est cette altérité manquante, celle d’une conscience morale individuelle, qu’avait

dévoilée la réduction phénoménologique du concept de dissidence. Nous pouvons ainsi déjà

noter que la dissidence suppose et requiert une pré-compréhension éthique qui semble dès

lors tout à la fois une donnée et un horizon de sens. C’est cette morale dissidente, non pas

commandée par les circonstances, mais inconditionnelle, qui est appelée de ses vœux par Jan

Patočka et constitue le sens de la Charte 77 :

14 Cf. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1976, Gallimard, pp. 7-24. 15 Cf. V. Havel, « La politique et la conscience », in Essais politiques, p. 230.

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« la défense légitime des droits moraux n’implique aucune action organisatrice, vu que ce n’est rien

d’autre que le respect par rapport à l’homme comme sujet moral et son sens du bien commun qui fait

l’homme humain »16.

Ainsi, loin d’être la négation de toute subjectivité, c’est-à-dire de toute autonomie morale et

politique, la dissidence est au contraire un appel à une redéfinition du sujet éthico-politique

moderne.

Le concept de dissidence ainsi pensé nous introduit au paradoxe qui traverse la

philosophie contemporaine et révèle l’ambiguïté statutaire de la subjectivité. L’humanisme

moderne, figure politique et culturelle d’une subjectivité autonome et auto-fondatrice, qui se

pense au principe même de l’être, est condamné par toute une tradition héritée de Heidegger

comme étant à l’origine du phénomène totalitaire, tel qu’il a pu s’incarner au XX˚siècle sous

la forme du communisme soviétique, du fascisme ou du national-socialisme. Cependant,

pour dénoncer la confusion systématique des sphères publique et privée, ainsi que l’emprise

totalisante d’un Etat sur le devenir individuel, il a fallu en appeler à un sujet de droit

responsable de ses jugements et de ses actes dans le cadre d’une communauté intersubjective

de pensée et d’action. A une époque où les intellectuels occidentaux s’efforçaient de

déconstruire la raison pratique, le plaidoyer philosophique des dissidents tchèques en faveur

d’une subjectivité éthique dans le champ même de la revendication politique soulève un

problème essentiel. Alain Renaut souligne qu’un tel recours, symbolisé par le discours des

droits de l’homme, nous oblige à réévaluer la condamnation radicale de la subjectivité

autonome à partir d’une interrogation directement posée par ce paradoxe : « comment l’idée de sujet peut-elle à la fois apparaître comme un foyer potentiel d’illusions,

éventuellement dangereuses, et comme une valeur indépassable ? »17.

Inspiré par l’analyse existentielle de Heidegger et porte-parole de la Charte 77 pour les droits

et les libertés civiques en Tchécoslovaquie, Jan Patočka ne semble pas avoir échappé à ce

paradoxe. Cependant, si nous pouvons montrer qu’il existe une unité intime entre la

« philosophie phénoménologique » de Patočka et son activité politique, cela ne nous invite-t-

il pas à repenser l’écart entre le sujet dissident et le sujet métaphysique moderne ? Alain

Renaut18 avait déjà montré qu’il fallait reconsidérer l’histoire de la subjectivité afin de

disjoindre les concepts de « sujet » et de « métaphysique » et de penser ainsi une subjectivité

moderne – en ce sens autonome – qui ne serait pas auto-fondatrice, échappant par là aux

critiques adressées depuis Nietzsche et Heidegger aux philosophies du sujet. Kant apparaît à

16 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 198. 17 Cf. A. Renaut, L’Ere de l’individu, Gallimard, nrf, 1989, pp. 18 et 19.

18 Cf. A. Renaut, Ibid., ainsi que Kant aujourd’hui, Champs Flammarion, 1999.

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ce titre comme le penseur d’un sujet moderne en quelque sorte « dissident », en rupture avec

une conception métaphysique de la subjectivité qui s’est développée sur le fondement des

principes d’identité et de raison suffisante thématisés par Leibniz. Selon Kant, le sujet est

transcendantal, dans la mesure où les formes a priori de la sensibilité et les concepts

schématisés de l’entendement rendent ses objets universels et nécessaires – une structure

catégoriale qui n’est pas fondée mais reçue par le sujet. Son autonomie éthique – comme

horizon de sens par référence auquel le sujet doit penser son agir responsable – réside dans

l’inconditionnalité de la loi morale, que la raison se donne à elle-même selon une maxime

universelle et non selon un concept préexistant du Bien ou du Mal. Mais ce sujet n’est pas

métaphysique, car il n’est pas le possible objet d’une réflexion absolue et ne se veut pas au

principe même de l’être, toute objectivité théorique s’achevant dans une donation intuitive et

toute action morale présupposant l’ouverture à l’Autre en tant que fin en soi. Le sujet kantien

n’est pas au sens strict autonome mais se pense dans l’horizon de l’autonomie ; il est à ce

titre anti-systématique, toujours ouvert à la transcendance en tant qu’Idée d’une liberté

ancrée dans la finitude (la temporalité), excluant ainsi tout solipsisme transcendantal, toute

résorption de l’altérité dans un ego monadologique.

L’enjeu central de cette étude sera donc de déterminer si nous pouvons penser une

alternative au dépassement kantien du paradoxe moderne de la subjectivité, sur la base d’une

refondation du sujet à travers l’expérience de la dissidence telle que Patočka l’a vécue et,

plus ou moins explicitement, pensée. Si nous découvrons que Patočka ne quitte pas le sol

d’une philosophie du sujet, cela ne signifierait-il pas qu’il reste fondamentalement plus

proche des exigences husserliennes que de la pensée heideggérienne – s’inscrivant bien plus,

par ce fait même, dans la grande tradition du rationalisme européen que dans sa critique

romantique ? Mais cette reprise à nouveaux frais du projet de Husserl est-elle suffisante pour

expliquer la façon dont le philosophe arrive à réintégrer le souci éthique au cœur de son

analyse, dans la mesure où le sujet patočkien n’est pas transcendantal ? Nous l’avons déjà

noté : le modèle d’une subjectivité dissidente, comme alternative au modèle d’une

subjectivité moderne auto-fondatrice, mais aussi transcendantale, n’est pas thématisé en tant

que tel dans l’œuvre de Patočka. Mais cette notion peut servir de concept directeur dans

l’analyse d’une articulation entre le statut politique et la fondation philosophique de la

dissidence. Cela nous permettrait alors de penser la modernité à partir de l’expérience et de

la subjectivité dissidentes, et non la dissidence à partir de la modernité19.

19 Ainsi que nous invite à le faire Václav Belohradsky dans l’article cité précédemment (11).

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Le point de départ d’une réflexion sur la subjectivité dissidente dans l’œuvre de

Patočka s’appuie sur deux questions solidaires : la première est celle du statut éthico-

politique de la dissidence dans son rapport au socialisme moderne (scientifique) en tant

qu’idée et conception historiques20. La seconde concerne le statut philosophique de la

subjectivité dans le cadre de la fondation d’un projet éthico-politique postmétaphysique,

après les déconstructions de la pensée du sujet. C’est ainsi la dimension morale et politique

de la réflexion qui donne sens à l’articulation entre la dissidence, comme phénomène

historique, et une pensée renouvelée du sujet politique moderne. Différents problèmes

demandent alors à être soulevés : l’œuvre de Patočka offre-t-elle une fondation

phénoménologique à la dissidence par et dans une réaffirmation postmétaphysique du sujet ?

Mais suite à la déconstruction heideggérienne du sujet, de quelle subjectivité peut-il s’agir ?

Si cette subjectivité est redéfinie à travers l’expérience de la dissidence, comment peut-on

penser en elle un sujet qui à la fois se démarque de l’humanisme classique par une critique

radicale du rationalisme subjectiviste et objectiviste, et qui en même temps préserve la liberté

absolue de l’homme face à toute forme de domination, face à toute instrumentalisation de

l’être humain par la force ?

Cette problématique peut être ressaisie dans l’œuvre de Patočka à travers son analyse du

rapport entre métaphysique et positivisme21. Le philosophe distingue deux types de science

positive : celle dite « pro praeterito » - science passive, fragmentaire, qui se borne à

l’enregistrement de vérités singulières – et celle dite « pro futuro » - science active, unitaire,

qui cherche à comprendre le tout du monde de manière systématique. Dans le premier cas,

celui des sciences naturelles ou humaines circonscrites dans une région particulière de

l’étant, la totalité est perdue de vue, mais l’objet est visé à travers le donné. Dans le second,

celui de l’hégélianisme ou du socialisme scientifique, la totalité est saisie sans pouvoir

appuyer cette visée sur une garantie objective ; elle repose ainsi sur l’acte d’une subjectivité

constituante. Le positivisme pro futuro outrepasse les limites de l’expérience du donné, ce

20 Dans « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, pp. 41-46, Patočka fait la distinction entre idée et conception. L’idée est le site de l’existence humaine, elle en appelle intérieurement à l’homme en vue de la réalisation de son être propre, d’une vie issue de la liberté et pour la liberté : « C’est pourquoi le socialisme est une idée : il affirme et incarne la liberté humaine par opposition à l’oppression économique et à l’exploitation de l’homme par l’homme ». A l’inverse, la conception est une théorie parmi d’autres, qui en appelle extérieurement à l’homme comme à une force parmi les forces, et pouvant devenir idéologie si elle précède nos passions afin de nous intégrer dans un projet politique et une organisation sociale. Si le socialisme est une idée, c’est aussi une conception idéologique du monde fondée sur un « objectivisme collectiviste qui regarde l’individu comme un simple organe de l’action collective dont les lois le dirigent et le dominent de manière absolue ». La logique de l’idée et la logique objective sont donc constitutives du socialisme moderne, et c’est ce conflit interne qui révèle son inconséquence, à savoir la justification des moyens par la fin. 21 Cf. « Le platonisme négatif », ibid., pp. 53-58. Un positivisme dont Husserl dit dans la Krisis qu’il « décapite » la philosophie, car il ne pose comme légitimes, c’est-à-dire scientifiques, que des questions de fait, reléguant les problèmes de la raison, et par là même ceux du sens, au domaine d’une métaphysique dépassée.

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qui est l’essence même de la métaphysique selon Patočka – qui reprend ici la définition

kantienne. Le positivisme pro futuro est métaphysique au sens où, malgré son renoncement à

la totalité anhistorique de la métaphysique classique – antique et chrétienne, dans la dualité

irréductible du fini et de l’infini – il pense de façon dialectique une totalité historique close.

A l’instar de l’hégélianisme, le socialisme scientifique de Karl Marx est donc un système

métaphysique, car il a reproduit une erreur d’interprétation caractéristique de la modernité.

Pour l’humanisme moderne, le seul invariant métaphysique réside dans son aspect religieux,

dans l’affirmation d’un transcendant, alors que ce qui constitue son essence, c’est en vérité ce

projet de saisir objectivement la totalité à partir de l’ego22. La métaphysique ne s’éteint pas

avec la mort de Dieu, mais avec la fin de la clôture systémique de la pensée. Le socialisme

marxiste est malgré lui un « humanisme intégral » : il est resté impuissant face à la question

de la totalité, car il a sacrifié l’autonomie de la vie et son rapport à la totalité comme

transcendance en plaçant, au-dessus de la liberté en tant qu’idée, une conception pré-

déterminée de l’essence humaine réalisable dans une praxis révolutionnaire23. En rupture

axiologique avec le socialisme d’héritage marxiste-léniniste, la dissidence suppose donc un

revirement définitif par rapport à toute pré-détermination métaphysique de l’homme, définie

dans l’immanence à soi d’une subjectivité auto-fondatrice. La dissidence est l’expérience de

la séparation, du conflit originaire au sein de l’être qui rompt avec toute harmonie préétablie,

de la transcendance d’une vie éthique en tant que « première saisie pratique de la négativité

inhérente à notre essence »24. Cette analyse phénoménologique et existentielle nous enjoint

d’envisager, à travers la pensée et l’action dissidentes, un dépassement de la métaphysique,

par une critique sans retour du sujet constituant, mais qui permette néanmoins de préserver

l’exigence éthique d’autonomie dans son rapport à la transcendance. La pensée de Patočka

permettrait-elle alors de disjoindre autonomie et immanence à soi du sujet, à l’instar de la

philosophie kantienne mais en un sens non-transcendantal ?

En termes classiques, cette nouvelle figure du sujet, ou subjectivité dissidente,

s’exprime sous forme paradoxale : il s’agit d’une subjectivité à la fois non-fondatrice et

absolue – c’est-à-dire dont l’autonomie ne peut être sacrifiée à aucun étant supra-individuel.

Cette aporie est-elle insurmontable ? Comment Patočka comprend-il cette dialectique de la

22 Patočka écrit à ce titre que « c’est la métaphysique qui a donné à la théologie chrétienne son discours systématique », et non l’inverse. Cf. Ibid. p. 57. 23 Cf. Ibid. p. 57. 24 Citation extraite de son journal de l’après-guerre (8 juin 1947) et rapportée par Richard Kearney dans « La question de l’éthique chez Patočka », Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p.206. Patočka exprime ici la recherche d’un fondement non-métaphysique de la responsabilité humaine.

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transcendance et de l’autonomie ? Comment, à l’intérieur d’une subjectivité définie par une

certaine immanence à soi, peut-on penser la transcendance d’une légalité capable de limiter

l’individualisme, et de refuser un collectivisme qui lui est corrélatif, sans perdre de vue

l’exigence d’autonomie au fondement même de la modernité ? Autrement dit, comment

penser un mode d’être autonome sans pour autant tomber dans un subjectivisme radical,

défini comme la potentialité qu’a l’autonomie de se refermer sur elle-même en devenant

indépendance, ou dans un objectivisme dogmatique, qui ne serait que l’envers de la dérive

individualiste du sujet ? La mise en lumière d’une réponse à ces questions dans l’œuvre de

Patočka nous permettrait de dépasser la forme paradoxale dans laquelle s’exprime la

subjectivité dissidente en montrant à la fois la cohérence interne de ce concept et la portée

éthico-politique d’une refondation postmétaphysique de l’humanisme classique.

La première partie de cette étude sera consacrée à la fondation d’une phénoménologie

asubjective comme problème politique. Il s’agira de penser comment, à partir de sa critique

de l’idéalisme transcendantal husserlien, Patočka arrive à réinterpréter la relation dynamique

entre le sujet et le monde25, afin d’analyser l’historicité originaire de la vie humaine et de

comprendre la forme conflictuelle de la communauté politique comme principe intersubjectif

d’individuation. Cette analyse proprement phénoménologique constitue le socle sur lequel

peut s’édifier la compréhension patočkienne de l’histoire et de son sens téléologique – et qui

fera l’objet du second temps de cette étude. L’avènement de l’autonomie du sujet – véritable

metanoia ou conversion en un sens plus philosophique que religieux – se joue dans la

dialectique de l’acceptation et de la dissidence vis-à-vis du sens donné, forme dans laquelle

Patočka interprète le rapport entre transcendance et autonomie au principe d’une définition

non-métaphysique de la liberté responsable, et d’une critique radicale du matérialisme

historique comme du nihilisme. Cette constitution du sujet dissident, en tant qu’être

spécifiquement historique et critique, permettra de comprendre, et ce dans un troisième

moment, la déconstruction patočkienne de l’humanisme subjectiviste-objectiviste, et de

substituer à celui-ci une éthique du « soin de l’âme » - dont le sacrifice et la solidarité

dissidents sont les deux principaux piliers26. A travers ces trois axes de lecture pourra alors

s’esquisser la « figure européenne du sujet dissident », figure intempestive s’il en est, dont

certains critiqueront la désespérante inactualité, d’autres l’ethnocentrisme dépassé, mais qui,

25 Un monde qui n’est plus dès lors un objet, et un sujet qui ne peut plus être l’immanence à soi d’une conscience. 26 Il ne s’agira pas dans cette étude de reconstruire systématiquement la pensée de Patočka, qui se définit elle-même comme ouverture, mais d’en montrer la cohérence interne à partir de l’ancrage phénoménologique de tous les thèmes politiques, historiques et éthiques que le philosophe développe, et qui donne sens à sa réinterprétation dissidente, ou encore « hérétique », de la subjectivité.

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à travers toutes les formes modernes de barbarie et de totalitarisme, a gardé cette « tenue

intérieure » dont parle Husserl au début de la Krisis. Une tenue qui se manifeste dans une

quête à jamais inachevée du sens, cette même exigence d’un sens absolu qui caractérise

l’homme en propre et se refuse à toute instrumentalisation par la force politique, économique

ou technique, à tout déterminisme historique. C’est avec cette idée de l’homme en tant que

liberté active, toujours inquiète et ouverte à sa propre transcendance, comme à celle de

l’autre, que Patočka nous demande aujourd’hui de renouer, au nom d’une Europe dont le

sens ne se cantonne pas « à la grisaille et au vide d’une vie se réduisant à faire les courses »27,

mais, au contraire, vise l’authenticité d’une existence proprement politique.

I. La fondation d’une phénoménologie asubjective comme

problème politique

27 Cf. V. Havel, « De l’entropie en politique. Lettre ouverte à Gustav Husak » (8 avril 1975), trad. Jacques Rupnik, Istina, 1977, p. 161.

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Le paradoxe d’une « subjectivité asubjective »

« Pour atteindre sa vérité l’homme ne doit pas tenter de dissiper l’ambiguïté de son être, mais au contraire accepter de la réaliser ».

Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté Phénoménologie et dissidence. La mise en rapport de ces deux termes ne va pas

forcément de soi, l’un exigeant l’interruption de toute activité comme voie d’accès au

phénomène originaire, l’autre supposant le refus de toute passivité devant la

prédétermination arbitraire de l’existence politique – à moins que la phénoménologie ne se

révèle à elle-même dans cette lutte issue de la liberté et pour la liberté. Si tel était le cas, le

phénomène « pur » de la phénoménologie ne se réduirait plus à une question réservée à la

raison théorique ; elle serait désormais celle d’une subjectivité intéressée à son être, dont le

dévoilement ne pourrait s’effectuer que sur le sol éminemment pratique et conflictuel de la

Lebenswelt, du monde de la vie ou monde naturel. La rencontre de l’homme avec lui-même,

le « soi-même » de la subjectivité propre, ne s’accomplirait plus dans une simple conversion

du regard, mais dans un mouvement concret tendu vers la conquête de la liberté. Il semble

que Patočka n’ait jamais disjoint la philosophie de cet « appel à l’homme héroïque », car loin

d’être une passion aveugle, l’héroïsme dissident « implique une clarté sereine sur la totalité

de la vie et, chez celui qui en est capable, la conscience que cette manière d’agir est pour lui

une nécessité, la seule modalité possible de son existence au monde »28. Et qui possède cette

« clarté sereine sur la totalité de la vie » si ce n’est le philosophe, celui qui sait, selon la

définition qu’en donne Platon dans le Sophiste, distinguer l’être du paraître ? La

compréhension de l’être que le philosophe accomplit se rapporte ainsi à l’existence humaine

authentique que représente l’acte libre. Ce rapport est celui de la phénoménologie et de la

dissidence. Il s’agit d’en déterminer précisément la nature. Pour cela il nous faut étudier les

fondements phénoménologiques de la dissidence et de la subjectivité qui la réalise. Cette

subjectivité ne se posera plus face au monde en tant que réalité absolue, mais trouvera dans

l’altérité mondaine l’élément de sa propre constitution et la force de son engagement

politique. Une réflexion sur la « subjectivité dissidente » chez Patočka doit donc tout d’abord

se concentrer sur son projet de « phénoménologie asubjective » ; développé dans les années

28 Cf. « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 25.

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1970-1971, il constitue l’apport le plus original et le plus abouti du philosophe à la méthode

phénoménologique.

I.1. Une nouvelle problématique du monde naturel et de la subjectivité

I.1.1. Autonomie et autofondation du sujet : l’exigence d’une scission Dès l’ouverture des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Patočka affirme

que Husserl est le premier à avoir clairement restitué le problème du « monde naturel » en le

sortant de l’impasse positiviste à laquelle les interprétations antérieures l’avaient condamné,

toutes incapables qu’elles étaient, notamment, de déterminer la place occupée par la

subjectivité (le soi) dans la structure du monde de la vie. La phénoménologie husserlienne

s’institue dans une conversion du regard ; elle refuse l’attitude naturaliste – celle des sciences

de la nature – pour se diriger non plus vers les choses réelles mais vers leur nature

phénoménale. C’est désormais le monde dans son apparaître qui intéresse la

phénoménologie. Le monde en question n’est plus celui de la théorie scientifique, mais le

monde qui précède et donne sens à l’objectivation mathématique en la réinscrivant dans

l’autonomie, ou l’auto-responsabilité, de la vie humaine. Le problème du monde naturel se

recentre ainsi sur « la légalité de l’apparition dans son apparaître », irréductible à la légalité

« de l’apparaissant dans ses structures singulières, (…) surtout dans ses relations causales »29.

Toute thèse relative à l’apparaissant, en tant qu’il apparaît, requiert la compréhension

préalable de l’apparaître comme tel, c’est pourquoi l’essence propre de l’apparaître ne peut

être garantie dans celle de l’apparaissant. La découverte de la légalité de l’apparition dans

son apparaître suppose donc la suspension de toute thèse concernant la singularité de

l’apparaissant afin de mettre en évidence le monde dans sa structure phénoménale.

Dans l’élaboration de son projet de phénoménologie asubjective, Patočka commence par

redécouvrir la phénoménalité du monde en reprenant ce geste de suspension, qu’Husserl situe

dans l’ « époché »30, dans cette expérimentation de la liberté de la pensée à l’égard de tout

jugement sur le monde. Cette expérience ouvre l’accès au champ phénoménal en tant que tel

29 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 206. 30 Cf. E.Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, I, trad. Paul Ricœur, Gallimard, 1950, § 32, pp. 101-104.

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et reconduit au sol sensible et pratique de toute donation de sens. L’interruption de l’activité

judicative est une manière de rompre avec le sens immédiatement donné, transmis sans être

interrogé ni problématisé, de sorte que le monde d’avant l’époché était exclusivement vécu et

pensé dans l’attitude naïve ou naturelle. Dans l’époché, c’est en effet l’idée naïve de

l’existence qui est mise entre parenthèses. Au § 32 des Ideen I, Husserl explique ainsi sa

démarche : « Ce que nous mettons hors de jeu, c’est la thèse générale qui tient à l’essence de l’attitude

naturelle ; nous mettons entre parenthèses absolument tout ce qu’elle embrasse dans l’ordre ontique :

par conséquent tout ce monde naturel qui est constamment « là pour nous », « présent », et ne cesse

de rester là à titre de « réalité » pour la conscience, lors même qu’il nous plaît de le mettre entre

parenthèses. »

Force est de rappeler que l’époché se distingue du doute méthodique cartésien sur quatre

points fondamentaux qui se laissent déduire au fil des analyses husserliennes. Dans l’époché,

contrairement à la démarche dubitative, toute vérité accordée aux choses sensibles ou

imaginatives n’est pas niée mais mise entre parenthèses ; cette rupture dans le cours de notre

activité mentale n’est pas un moment destiné à être dépassé dans l’accès à l’évidence, mais

une attitude de remise en cause permanente ; sa motivation n’est pas le fait d’une cause

externe mais s’enracine dans un acte libre et par là autonome à l’égard de la réalité sensible

et de son caractère potentiellement trompeur ; enfin, la réalité substantielle de la subjectivité

propre y est suspendue au sens où le moi est lui aussi un étant mondain. De cette « structure

épochale », ne retenons pour le moment qu’une seule chose : l’abstraction de toute thèse ne

s’accompagne pas du renoncement aux contenus de la réalité mondaine, le monde ainsi

réduit étant le monde concrètement vécu, le monde pris dans sa totalité et dans son

apparaître31.

Mais le propre de l’apparition de l’apparaître, c’est de ne s’appuyer sur aucune donation

intuitive, de n’avoir aucune signification objective au sens réel (real). L’impression du rouge

qui accompagne la présentation d’un objet n’est pas réductible aux structures de l’objet lui-

même, bien qu’elle soit ce sur le fondement de quoi l’objet nous apparaît. Cette impression

n’est pas réelle au sens de l’objet, elle est un « vécu » autonome à l’égard de toute réalité

sensible. Le monde dans son apparaître est en ce sens un monde dé-réalisé, à l’instar du sujet

auquel ce monde apparaît puisqu’il fait lui-même partie du monde. Entre Husserl et Patočka,

c’est en ce point précis que les chemins bifurquent. Husserl part du principe que tout défaut

dans la donation est un défaut de donation, l’indétermination du champ phénoménologique et

du vécu devenant l’indice d’un fondement réal dont il nous reste à prendre connaissance. Le

31 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 253-255.

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vécu, en tant qu’apparaissant interne, est de fait exclu de l’époché dans laquelle l’auto-

donation du monde pré-scientifique avait été découverte. L’autodonation du monde est

soumise à réduction, la fondation du monde vécu mise en lumière dans les accomplissements

de la subjectivité mondaine en tant qu’immanence à soi. Nous comprenons alors pourquoi

Husserl précise avec insistance, au début du § 32 des Ideen I, que « pour des raisons

sérieuses nous limitons l’universalité de cette époché ». Ce n’est pas l’époché elle-même

mais sa limitation qui rend possible la réduction de la transcendance, c’est-à-dire de tout ce

qui est présenté à la subjectivité en tant qu’Autre. Limiter l’universalité de l’époché, c’est en

exclure la subjectivité et, à la manière d’un choc en retour, déterminer a priori le sens du

monde : le monde réduit à sa phénoménalité n’est qu’un vis-à-vis de la conscience, et non

une totalité dans laquelle est absorbée la conscience. Selon Patočka, ce « face à face » du

monde et de la subjectivité en tant que conscience procède d’une définition simplificatrice du

monde comme totalité facticielle de tout ce qui existe, alors même que « (…) le monde n’est pas seulement cette totalité facticielle, constamment confirmée et qui se

maintient dans l’expérience du singulier. Il est encore une anticipation préalable dont le sens est le

suivant : pour qu’une expérience rationnelle cohérente soit possible, il doit toujours y avoir une

totalité de ce genre. Le monde facticiel n’est que la concrétisation de cette conviction préalable »32.

La définition husserlienne du monde altère considérablement le sens et la portée de la

réduction. Celle-ci ne s’effectue que sur la base d’une exclusion de principe destinée à

révéler la subjectivité comme « résidu ».

L’assignation subjective de l’apparition et de ses systèmes permet certes à Husserl

« d’expliquer la présence originaire concrète de l’étant dans son rapport à la conscience »33 et

de découvrir le monde en totalité, le « phénomène pur »34, comme corrélat d’une subjectivité

« responsable de toute apparition et de toute manifestation de quelque objet que ce soit, sans

excepter l’organisme et la conscience réale objectivée »35, mais Patočka décèle dans cette

ontologie un triple préjugé issu de l’alliance entre un subjectivisme transcendantal et un

objectivisme naturaliste. De la rétrocession à l’originaire sensible dans l’époché à la saisie

immédiate de soi comme unique fondement de l’apparition, ou a priori universel de toute

expérience, la corrélation ne vaut pas, car encore faudrait-il justifier la possibilité de la

réflexion absolue – c’est-à-dire l’auto-transparence de la subjectivité, dont l’existence

32 Cf. « La phénoménologie, la philosophie phénoménologique, et les Méditations Cartésiennes de Husserl », Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 174 et 175. 33 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 22. 34 « Nous « réduisons » l’expérience en totalité, avec tout ce qui en relève, à la « conscience pure », de telle sorte que, pour l’observateur pur, tout ce qui est donné et accessible dans l’expérience se transforme en « phénomène pur » - « pur » parce que l’objet étudié ne peut impliquer aucun préjugé. », ibid., p. 159. 35 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 23.

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acquiert le statut d’évidence apodictique. Cette possibilité s’adosse chez Husserl à une idée

positive du subjectif comme conscience, flux de vécus immanents réellement saisissables

dans la perception, cette idée étant elle-même tributaire d’une conception de l’apparaissant

comme objet, unité déterminable et close. Reste cependant à savoir, Patočka insiste

fortement, « si l’on n’impose pas aux objets comme tels une interprétation étrangère, s’il n’y

a pas là un reste de mentalisme vis-à-vis du phénomène originaire »36. Montrer que le vécu

est réellement saisissable dans la perception, c’est en effet procéder à une réification du sujet,

alors même que toute thèse sur la réalité substantielle de la subjectivité avait été suspendue

dans l’époché. En réduisant l’apparition dans son apparaître à l’immanence à soi de la

subjectivité, Husserl aurait donc manqué son but, celui d’accéder aux choses mêmes dans

une rupture avec la conception fondatrice des sciences mathématiques de la nature, puisque

survivrait le « schisme »37 introduit dans l’étant par le cartésianisme – entre la substance

pensée et la substance étendue, première et seconde notions primitives. L’apparaître perd son

unité et son indétermination phénoménologiques dans cette scission ou séparation, une unité

qui, rappelons-le, avait été révélée dans l’époché, et une indétermination qui aurait pu en

faire l’a priori de toute expérience possible du sujet. En ramenant l’indéterminité du champ

de l’apparition à la détermination d’un étant par un transfert d’évidence de la sphère

phénoménale à la sphère subjective, Husserl se serait donc engagé dans une phénoménologie

sans phénomène38 puisque plus rien en dernière instance n’échapperait à la donation intuitive.

Une seconde caractéristique de l’époché est ici niée par Husserl, ce qui la rapprocherait

toujours plus du doute cartésien : l’époché n’est plus cette attitude de remise en cause

permanente qu’aurait exigée la phénoménologie en tant qu’installation dans la

« problématicité » du sens – dans une optique patočkienne, sur laquelle nous reviendrons

ultérieurement – mais un moment destiné à être dépassé dans l’accès à l’évidence. Se

pourrait-il dès lors que l’autodonation de la subjectivité soit un préjugé idéaliste exempt de

tout fondement phénoménologique, que l’expérience de soi ne se produise pas dans un acte

réflexif absolu mais, au contraire, sur le sol d’un a priori spécifique qui rende possible

l’apparaître de la subjectivité ?

36 Cf. Ibid., p. 23. 37 Dans le texte tchèque nous pouvons lire le terme rozštĕpení, ce qui signifie au sens premier fente, faille, fission (de l’atome), un registre de vocabulaire qui semble plus approprié à la critique du naturalisme husserlien que celui du mot « schisme », renvoyant à la dimension religieuse de la scission. 38 Nous utilisons ici le concept de phénomène au sens de Phänomen, et non de Erscheinung, dans la mesure où le phénomène dont nous parlons est tout entier manifestation et non l’indice de quelque chose qui se cache. Le phénomène est le « se-montrer de lui-même » qui ne peut être reconduit à aucune structure réale, si bien qu’il ne peut y avoir Erscheinung que sous condition de Phänomen.

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L’argumentation qui permet à Husserl de privilégier l’évidence de la subjectivité sur

celle de l’apparaissant se retrouve en effet, au final, sans fondement phénoménologique,

puisque l’époché est d’emblée limitée par un présupposé idéaliste. Ce préjugé sacrifie la mise

en évidence du champ phénoménal au profit de la réduction à l’immanence absolue de la

subjectivité constituante. Cette « subreption transcendantale »39 est un acte qui tend à

assimiler autonomie et autofondation de la vie humaine, en faisant de la subjectivité l’arché

de toute donation de sens. Le subjectivisme husserlien réside dans le recouvrement de ces

deux concepts, alors qu’il faudrait les distinguer afin de penser un sujet autonome qui ne

puisse réduire l’autre au même et courir ainsi le risque du solipsisme monadologique. La

dissidence de la phénoménologie asubjective de Patočka réside dans cette possible et

nécessaire scission. « une telle ontologie phénoménologique réaliserait peut-être le projet husserlien d’affirmer

l’autonomie, à l’égard de la réalité, de ce qu’on nomme conventionnellement un centre de vécus, sans

pour autant que l’interprétation en fasse quelque chose d’absolu, d’in-fini. » 40 Dans une telle perspective, la subjectivité de la phénoménologie asubjective ne pourrait plus

être l’a priori de toute constitution phénoménale (elle ne serait plus en ce sens fondatrice)

mais son autonomie serait préservée dans l’époché et réinscrite dans la finitude de la liberté

humaine. L’autonomie ainsi comprise et pensée serait celle d’une subjectivité dissidente, en

rupture avec la conception d’un sujet fondateur considérant l’altérité mondaine comme sa

représentation. En tant qu’elle ne pourrait plus être identifiée à l’immanence à soi d’une

conscience, l’autonomie de la subjectivité dissidente serait en quelque sorte la transcendance

de la vie humaine, l’horizon éthique par référence auquel l’homme se devrait de penser son

action politique. La phénoménologie asubjective de Patočka ne serait pas à ce titre une

philosophie qui se passe du sujet, mais une pensée qui dépasserait la métaphysique

traditionnelle tant idéaliste que matérialiste, ne faisant reposer la phénoménalité ni sur une

conscience ni sur les structures causales de l’apparaissant. Le paradoxe d’une « subjectivité

asubjective » se dissiperait alors au profit d’une conception postmétaphysique de la

subjectivité. Mais pour comprendre les ressorts internes de cette phénoménologie asubjective

élaborée par Patočka, et montrer en quoi il s’agit toujours d’une pensée du sujet, il faut tout

d’abord de reprendre la critique qu’il adresse au subjectivisme husserlien.

39 Cf. « Possibilité et nécessité de la phénoménologie asubjective », Marc Richir, in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, Marc Richir, Etienne Tassin (dir.), pp. 101-120. 40 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 260-261.

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I.1.2. la critique de la phénoménologie subjectiviste husserlienne

Patočka s’attache à critiquer de l’intérieur le subjectivisme husserlien dans plusieurs des

études rassemblées sous le titre Qu’est-ce que la phénoménologie ?. Reprenant les analyses

des Recherches logiques, le philosophe montre qu’au sein d’une même description (donc de

l’apparition) Husserl distingue la chose perçue de la perception de la chose. « (…) les sensations (ainsi que les actes qui les « appréhendent » ou « aperçoivent ») sont vécues,

mais n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, perçues par un « sens »

quelconque. En revanche, les objets apparaissent ; ils sont perçus, mais ne sont pas vécus »41.

C’est dans cette scission entre le « vécu » comme donné hylétique (impression qui habite

passivement ma conscience de sujet) et l’ « objet » comme moment noématique (unité de

sens pour la conscience), entre la face subjective et la face objective des actes de conscience,

que Patočka voit l’avènement du subjectivisme husserlien, car en elle la perception devient

de nature subjective-égologique, renvoyant à un sujet comme pôle corrélatif du perçu. « si l’on interprète l’investigation de la sphère phénoménale comme réflexion subjective, la réflexion

aura tout naturellement le caractère d’une saisie originale de l’être subjectif qui ne se comporte pas à

cet égard de la même manière que l’être objectif réal : il « ne s’esquisse pas », il se montre

simplement en ce qu’il est. »42 Cette subreption transcendantale permet à Husserl de fonder le vécu sur la réalité d’un étant

qui « ne s’esquisse pas » mais se donne en tant que tel, le réal n’apparaissant dès lors que par

l’intermédiaire d’un vécu dont la donation n’est plus déficiente mais accessible dans la

réflexion absolue, à savoir dans la présence du vécu à lui-même. Dans quelle mesure peut-on

cependant interpréter la certitude de soi, le je existant, comme présence du vécu à lui-même ?

Reprenons la démarche de Husserl. Le « je suis », ou la subjectivité concrète, est une

donation en chair que l’on découvre dans la réduction au propre où il faut que je fasse une

distinction entre ce qui m’est vraiment donné dans l’expérience du je (expérience

immanente) et ce qui ne l’est pas. Au § 44 de la cinquième des Méditations cartésiennes,

Husserl opère cette « réduction de l’expérience transcendantale à la sphère d’appartenance »

visant à identifier les limites de mon propre pôle je comme tel. Afin de découvrir ma chair

(Leib), je réduis ce qui m’est intentionnellement immanent, ainsi que tout ce qui m’appartient

dans la mesure où je le constitue. « (…) dans notre cas, ce sens d’objectivité, inhérent à tout ce qui est « monde », en tant que constitué

par l’intersubjectivité et accessible à l’expérience de chacun, etc., disparaît totalement. Aussi, ce que

41 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 203. 42 Cf. Ibid., p.205.

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dans la sphère de ce qui m’appartient (d’où l’on a éliminé tout ce qui renvoie à une subjectivité

étrangère) nous appelons Nature pure et simple, ne possède plus ce caractère d’ « être objectif » et,

par conséquent, ne doit aucunement être confondu avec une couche abstraite du monde lui-même ou

de son « sens immanent ». »43

Ce qui reste après réduction n’est donc pas une strate abstraite du monde – ce que chaque ego

peut voir et connaître – mais une subjectivité concrète ; il s’agit de ma chair en tant que corps

vivant, union indissoluble de mon âme et de mon corps. Dans la réduction au propre, ma

chair m’est donnée sur un mode original ; elle devient l’unique sujet concret de l’expérience

originaire, l’ « orientation-zéro »44 à partir de laquelle tout est situé. Ma subjectivité concrète

est ce qui ouvre la situation. L’autodonation de la chair propre procède ainsi d’une saisie

originaire selon la relation téléologique de la visée à vide et du remplissement, qui s’achève

dans la réflexion absolue – présence en original de l’objet à la conscience, intuition – où je

découvre ma chair comme arché de toute apparition.

Mais Patočka n’accepte pas l’argumentation husserlienne. L’autodonation de ma chair

suppose que la propriété première de la subjectivité est d’être sa propre apparition, ce qui

paradoxalement impliquerait l’identité de l’être et de l’apparaître. Pourquoi Husserl ne

parvient-il pas à dépasser ce présupposé brentanien de l’accès originaire au psychique dans

une conversion du regard ? Comme nous l’avons vu dans le cas de l’autodonation de la

subjectivité, Husserl tend toujours à rabattre la donation en chair sur la plénitude, identifiant

ainsi originarité et adéquation45. L’originaire est pour Husserl ce qui est susceptible d’une

intuition adéquate, ce qui est pleinement déterminable par la conscience. Mais si la visée

aspire au remplissement, cela ne signifie pas que cette aspiration s’accomplisse

nécessairement dans la présence pleine de l’objet à la conscience. « Chez Husserl, cette opposition [visée à vide – remplissement] est amalgamée avec celle de la

donation déficiente et de l’intuition. Or, l’intuition désigne le mode de donation d’un objet,

cependant que le remplissement [lire : la satisfaction de la visée à vide, pour faire clairement la

différence avec l’intuition comme présence originaire d’un objet à la conscience] peut également

43 Cf. E. Husserl, Méditations cartésiennes, trad. E. Lévinas et G. Peiffer, Vrin, 1996, p. 158. 44 Cf. E. Husserl, Sur l’intersubjectivité, trad. N. Depraz, PUF, 2001, p. 122. 45 Cette tendance ne semble pas pouvoir être démentie, même si Husserl reconnaît que dans le cas d’une chose transcendante – à l’instar d’autrui – la donation en chair n’exclut pas, mais implique des vides non remplis. La subjectivité étrangère est en effet apprésentée dans ma chair propre au sens où elle est à jamais invisible, c’est-à-dire non-intuitionnable. Il y a donc une donation en chair de l’alter ego, mais celle-ci relève d’une fondation non-originaire, bien qu’elle soit pré-objective. Aucune réflexion absolue n’est dès lors possible dans le cas d’autrui, car toute adéquation signifierait l’identité du je et du tu – ce qui nous ferait retomber dans l’ornière du solipsisme. Au bout du compte, et a contrario, on voit bien qu’originarité et adéquation sont toujours assimilées chez Husserl.

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avoir lieu là où aucun objet, aucune chose ou processus chosique existant ne peut être mis en

relief. »46

Autrement dit, dans la présence en chair originaire, il peut y avoir satisfaction de la visée à

vide sans qu’il y ait présence intuitive totale de l’objet à la conscience. Il peut et doit y avoir

une dimension non-intuitive, une dimension d’absence constitutive de l’originarité, dans la

présence en chair originaire, sans que cette absence soit pour autant absence de donation. Et

Patočka d’ajouter que « le vide n’est en aucune façon une non-donation, mais un mode de

donnée »47. C’est bien « le même objet qui se montre tantôt sur un mode déficient, tantôt sur

le mode de l’autodonation »48. Un défaut dans la donation n’est pas nécessairement un défaut

de donation pour le philosophe ; le non-intuitif peut être lui-même considéré comme un

mode de donation, bien qu’il soit « impropre » et par là même signe d’un être qui se donne

en négatif, d’une présence qui paradoxalement se révèle dans l’absence. Sur le sol de

l’époché, où toute thèse sur la réalité substantielle du sujet et de l’apparaissant est mise entre

parenthèses, il est alors impossible d’inférer la nature subjective-égologique d’un tel être.

La critique patočkienne du subjectivisme transcendantal husserlien semble ainsi requérir

une pensée phénoménologique du négatif, rendant impossible toute résorption de l’être dans

un système qui aurait la conscience subjective pour principe. Cette pensée ne considèrerait

pas le négatif comme le contraire du positif, mais elle l’inclurait dans la manifestation

comme condition du positif. Le néant de l’être n’est pas le vide de l’essence mais « l’alliance

originaire de l’être et du sens »49, le fondement de toute détermination de l’étant. Le vécu, le

non-intuitif ou l’invisible de l’apparition n’est pas un pur non-être mais ce que Merleau-

Ponty appellerait un « néant qualifié ». Pour Husserl, il n’y a pas de structure du vide, car il

reste tributaire de l’idée moderne de la nature selon laquelle le sens de l’être est déterminé

comme présentation, la donation de l’être étant l’œuvre de la perception en tant qu’intuition

donatrice originaire, adéquation de la conscience et de la chose. Mais si la perception est

inadéquate – et elle l’est constitutivement, car l’apparaissant ne cesse jamais d’apparaître à

travers ses apparitions – il est impossible de rejoindre l’objet, de clore l’infini en un étant

susceptible d’être présenté. Au lieu de se défaire de l’idée d’adéquation en raison de l’infinité

qu’implique l’éidétique de la perception, Husserl soumet la transcendance à la forme de

l’objet. Dans la téléologie du remplissement, la présence objective et la satisfaction de la

visée à vide sont alors assimilées. Cette confusion subordonne l’être à une présentation

46 Cf.« Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 243. 47 Cf. Papiers phénoménologiques, p. 176. 48 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 203 et 204. 49 Cf. J. Beaufret, De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 2000, p. 85.

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objective qui est interprétée subjectivement à travers l’exigence réductrice de la

phénoménologie, si bien que la chose a désormais pour être l’être d’une conscience. Dans

cette subjectivation, l’apparaître est d’emblée soumis à une détermination subjectiviste de

l’apparaissant. L’événement de l’apparaître avant qu’il ne se cristallise sous forme d’objet est

manqué, alors que la découverte de la vie pré-objective ou pré-théorique constituait l’ « idée

directrice » de la phénoménologie husserlienne. L’objectivisme naturaliste est ainsi la

véritable racine du subjectivisme transcendantal, adopté par Husserl de « façon imprévue »

nous dit Patočka, et dont la mise au jour ouvre l’horizon d’un nouveau départ pour la

phénoménologie, notamment dans une réinterprétation du monde naturel et de la subjectivité.

1.2.3. De la possibilité d’une subjectivité dissidente

Pour comprendre la pertinence de ce nouveau départ, rappelons que c’est la limitation de

l’époché qui a permis le passage de l’autodonation du champ phénoménal à l’autodonation

de la subjectivité dans la pensée husserlienne. Deux des quatre traits fondamentaux de

l’époché ont ainsi été mis de côté : l’époché comme inscription dans la problématicité du

sens et comme suspension de la réalité subjective-égologique. Une radicalisation du geste

inaugural de la phénoménologie est pour Patočka la meilleure façon de renouer avec

l’intention première de son maître, avant que le subjectivisme transcendantal ne la dévoie.

C’est pourquoi le philosophe retrouve le caractère original de l’époché en posant l’exigence

de son universalité : « Grâce à l’universalisation de l’époché, il deviendra alors clair aussi que, de même que le soi est la

condition de possibilité de l’apparaître du mondain, de même le monde comme horizon originaire (et

non pas comme ensemble des réalités) représente la condition de possibilité de l’apparaître du

soi. »50

Que signifie cette exigence d’universalité de l’époché ? Elle signifie que toute thèse sur

l’existence ou l’inexistence des choses est mise entre parenthèses, et ceci sans exception. Dès

lors l’époché doit être étendue à la conscience, qui ne peut être un « résidu » de la réduction

transcendantale accessible par la réflexion. A contrario, le sens du monde ne peut plus être

déterminé a priori comme « ensemble des réalités » dont l’existence est niée dans la

réduction. L’époché universelle rend ainsi impossible l’effectuation de toute réduction à la

50 Cf. « Epoche et réduction », Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 258.

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région-conscience et de toute constitution du monde en elle à travers ces deux hypothèses

que sont l’existence de la conscience et l’inexistence du monde.

C’est la théorie de la donation par esquisses qui avait motivé chez Husserl cette dernière

hypothèse. Au § 49 des Ideen I, nous pouvons lire que : « l’existence d’un monde est le corrélat d’un certain divers de l’expérience qui se distingue par

certaines configurations éidétiques. Mais (…) si l’on consulte purement l’essence de la perception en

général (…) il est tout à fait pensable que l’expérience se dissipe en simulacres à force de conflits

internes (…) que de son enchaînement disparaisse tout ordre cohérent entre les esquisses, les

appréhensions, les apparences ; bref qu’il n’y ait pas de monde. »

Comment peut-on déduire l’inexistence du monde d’une non-concordance des esquisses ? En

rabattant le monde sur l’idée d’un univers ordonné, comme ensemble de réalités pleinement

saisissables et déterminables, en confondant l’être du monde et l’être de l’objet. Le monde

phénoménologique est d’emblée identifié à celui du physicien dans la pensée husserlienne.

Selon Patočka, c’est profondément méconnaître la spécificité du monde. « (…) le chaos est autre chose qu’une absence de monde, il est précisément un monde désordonné.

Un monde désordonné ne signifie pas la non-existence de la totalité, mais seulement la non-existence

d’une totalité d’un certain type. »51

Le monde n’est pas l’univers de la raison, il ne dépend pas de la conscience dans son être

mais il est ce qui est originairement – le perçu dans toute perception de chose. La

transcendance du monde en totalité est donc donnée, mais son mode de donation n’est pas

celui de l’objet singulier. Elle est donnée de concert avec la chose, elle est cet être qui se

donne en creux de l’apparition et qui ne peut être constitué par la subjectivité dans la mesure

où il est une « totalité intotalisable ». En ce sens le monde n’est pas une anticipation que l’on

pourrait convertir en une intuition adéquate, à la manière d’un objet, c’est-à-dire suivie d’une

vérification expérimentale, car « le monde en totalité ne se vérifie jamais, mais il est toujours

le présupposé de toute vérification »52. Nous retrouvons ce même constat dans la

Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty : je ne peux pas dire que l’objet existe

en place dans le monde car je peux en anticiper les aspects de manière concordante – comme

le pense Husserl – ; c’est au contraire parce qu’un monde m’est donné que je peux vérifier

les aspects de l’objet. Le monde est la condition de possibilité de toute expérience,

l’anticipation de la perception supposant un horizon d’anticipabilité, une ouverture préalable,

ou encore une scène originaire sur laquelle la perception peut prendre place. Mais cet espace

primordial ne doit pas être converti en intuition, sinon cela supposerait un autre horizon, et

51 Cf. Introduction à la phénoménologie de Husserl, « Premier exposé de la réduction phénoménologique », p.140. 52 Cf. Ibid., p. 139.

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ceci ad infinitum. L’impossibilité de régresser à l’infini dans le jeu des horizons fait du

monde un horizon originaire au sein duquel le je de l’anticipation peut se déployer. Patočka

le dit explicitement : « (…) le sujet, au sens de la donation ordonnée du singulier, est quelque chose qui présuppose déjà

l’anticipation du monde. »53

Dans ce « déjà » est rétablie la symétrie entre la subjectivité et le monde, celle qu’avait

détruite Husserl dans les Ideen I. L’inexistence du monde est aussi contradictoire que celle

du moi, la subjectivité et le monde jouissant au même titre d’une évidence apodictique

révélée par et dans l’époché universelle.

Pour Patočka, le monde est donc l’a priori de l’apparition de la chose, comme l’était le

flux des vécus immanents dans la phénoménologie husserlienne. Dans ce déplacement du

foyer d’apparition, la perspective constitutive, transcendantale, s’effondre, puisqu’il y a

désormais quelque chose qui ne peut être constitué alors même qu’il est requis par la

constitution. Le monde est cette « totalité intotalisable » dont l’absence est constitutive de sa

présence comme monde et dont le mode « déficient » de donation ne peut être l’indice d’un

quelconque fondement subjectif-égologique. Le monde est le cadre de l’apparition. Il

devient par là même un « médiateur objectif » de la chose, si bien qu’ « il se peut que les

deux modes d’apparition [vécu – objet] soient liés par un rapport de fondation réciproque,

mais dans ce cas, c’est précisément parce qu’ils sont tous les deux objectifs »54. Le prédicat

« objectif » ne s’oppose pas ici à « subjectif », mais à l’immanence d’une subjectivité

constituante. L’ « objectif », c’est le transcendant, ce qui est là devant moi sans être

l’effectuation exclusive de ma propre conscience. Les moments médiateurs de la chose – par

exemple la sensation de chaleur ressentie auprès du feu ou la maniabilité du stylo avec lequel

j’écris – sont objectifs au sens où ils sont donnés de concert avec la chose, mais ils ne cessent

cependant d’être subjectifs car ils n’appartiennent pas à la chose même, mais expriment ma

relation vivante à l’objet sur le fondement de laquelle celui-ci apparaît. Le monde naturel – le

monde concrètement vécu, c’est-à-dire l’effectuation du monde comme horizon

d’anticipabilité – est ainsi un « monde pré-objectif »55. La pré-objectivité du monde de la vie

exprime à la fois que le monde n’a pas la structure de l’objet et que le sujet, auquel ce

monde est relatif, n’est pas réductible à l’immanence à soi d’une conscience. En tant que

pré-objectif, le subjectif n’est plus le prédicat d’un étant particulier qu’on appelle conscience,

53 Cf. « La phénoménologie, la philosophie phénoménologique, et les Méditations Cartésiennes de Husserl », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 177. 54 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 204. 55 Cf. « L’homme et le monde », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 136.

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mais « ce à quoi le sujet se rapporte comme à l’horizon de sa compréhension »56. Le monde

est l’horizon originaire du rapport compréhensif de la subjectivité à elle-même, c’est en ce

sens qu’il est subjectif lorsqu’il se cristallise en vécu. Le monde découvert dans l’époché est

donc bien cet a priori spécifique qui rend possible l’apparaître de la subjectivité et en retour

la requiert pour se concrétiser.

Mais le problème reste entier : quel est la nature de ce monde en tant qu’il n’est pas un

objet ? Et surtout, quel est le sens de cette subjectivité en tant qu’elle n’est pas l’immanence

à soi d’une conscience ? Nous avons montré précédemment que le « je suis », le sum,

impliquait une dimension fondamentale d’absence pour Patočka. Cette absence exprime la

finitude de l’être, c’est-à-dire la temporalité de la vie humaine. Etre présent à soi-même ne

signifie pas nécessairement que je sois objectivement donné à moi-même sous la forme d’un

vécu, car le contenu de ma vie intérieure est disposé temporellement et s’étend également en

dehors du domaine de ce que je me rappelle de ma vie. Il y a cependant une sphère de

l’immanence propre que la réflexion saisit indubitablement, car elle n’est pas soumise au

processus de l’oubli : le présent vivant. Voilà pourquoi Husserl, en réduisant le but de toute

réflexion à l’immanence absolue, n’a pu véritablement penser l’histoire, si ce n’est sous la

forme d’une téléologie universelle de la raison. La temporalité subjective peut être aisément

ramenée dans sa pensée, comme dans celle de Descartes, à une succession d’instants formant

un continuum linéaire. Elle se trouve donc d’emblée rabattue sur la temporalité objective que

l’on rencontre dans les sciences mathématiques. Cela tient au fait que la réflexion opérée par

Husserl n’a aucune impulsion mondaine, elle s’effectue selon un intérêt exclusivement

théorique pour l’expérience comme telle, intérêt qui n’est pas lui-même ancré dans quelque

chose de pré-théorique qui comporterait non intentionnellement la thèse du monde. Pour

Patočka, au contraire, le caractère essentiel de la vie propre est pratique, et « ce n’est donc

que dans le cadre du monde naturel en tant que base situativement pratique que devient

possible ce qu’on peut appeler le destin historique de l’homme »57. La donation de ce que

nous sommes n’est pas atemporelle, car notre existence est constituée par cette incessante

donation de soi au monde ; nous devons assumer la responsabilité de ce que nous avons été et

de ce que nous comptons devenir. Patočka ajoute que même notre présent est soumis à cette

« loi de tension temporelle » qui est inscrite dans notre être en tant que « nous vivons dans

des possibilités »58.

56 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 260. 57 Cf. Ibid., p. 137. 58 Cf. « Méditation sur « Le Monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 56.

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La réflexion authentique ne peut être un acte d’autofondation, un acte exclusivement

contemplatif. La réflexion est bien plus réflexivité pour Patočka ; elle est le mouvement

historique de l’homme vers un monde dont l’être propre est d’offrir les possibilités dans

lesquelles la subjectivité peut être dans la mesure où elle les rend visible. La subjectivité est

en effet fondamentalement tributaire de la médiation du monde. La subjectivité n’est donc

pas réductible à la conscience ; elle doit être pensée dans son existence singulière comme le

« je suis » d’une chair ne se donnant que sur un mode déficient. Si « le soi n’est ce qu’il est

que dans son explication avec le monde »59, c’est que je réalise ma subjectivité de façon

dynamique sans que quelque chose comme un « moi » me soit donné positivement dans

l’action. C’est la confrontation à l’altérité qui fonde la subjectivité comme sum, et non

l’inverse. La constitution originaire du sum ne passe pas par une intuition mais par le

surgissement d’une altérité. En montrant que la réflexion n’est pas avant tout un acte

contemplatif mais actif, Patočka arrive à découpler la certitude du sum de l’autodonation du

vécu, la constitution de la subjectivité devenant inséparable du mouvement par et dans lequel

je vais vers le monde. Ainsi je ne réalise mon exister qu’en m’engageant historiquement dans

le monde, qu’en allant chercher dans l’altérité la substance de ma constitution. La

subjectivité – qui n’a pas de contenu – se reflète dans un monde qu’elle co-détermine par et

dans cet engagement. L’absence de la subjectivité tend donc à se remplir non par intuition

mais par action, ce qui implique l’impossibilité ontologique de l’autoréflexion.

L’interdépendance de la subjectivité et du monde réside dans cette définition de la

réflexion comme co-détermination historique du sens. La subjectivité conditionne

l’apparition du monde – puisque toute apparition est une apparition à – mais c’est sur

l’historialité du champ phénoménal que la subjectivité est donnée à elle-même, qu’elle

devient sum. Dans le sum, c’est l’être qui entre dans l’apparition et « qui offre à tout étant la

clarté de son espace »60. Le monde réfléchi est la transcendance qui constitue mon espace,

c’est-à-dire ma subjectivité concrète, ma chair propre, et qui en ce sens me ressaisit dans

l’unité d’une personne, d’un être. Chez Husserl, la chair n’était pas en mouvement, elle ne se

déplaçait pas dans l’espace primordial car c’était elle qui faisait l’espace, qui était le principe

de sa propre individuation. A l’inverse, Patočka fait de la subjectivité une chair en

mouvement, si bien que je ne me rencontre pas dans la réduction au propre comme unique

sujet concret de l’expérience originaire, mais à travers ce dont je me préoccupe, à travers mes

projets et mon action dans la sphère phénoménale. C’est dire qu’en entrant dans cette sphère,

59 Cf. Ibid., p. 258. 60 Cf. Ibid., p. 212.

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je me transforme en une subjectivité concrète qui m’est essentiellement proche, en tant

qu’elle réagit contre la tendance automatique de la vie à se fragmenter en des intérêts

facticiels singuliers, à ne pas affronter l’incertitude foncière dans laquelle réside la liberté et

l’unicité de son être. En réinterprétant la réflexion comme praxis dans le monde, Patočka est

ainsi en mesure de penser à la fois l’être propre de la subjectivité et celui du champ

phénoménal. Nous disons ici « être propre » et non « autonomie » car, à l’instar de la

subjectivité, le champ phénoménal est principiellement dépourvu d’autonomie : « (…) il est impossible en tant qu’étant absolu, clos sur soi ; toute son essence consiste à manifester

autre chose, à le découvrir, à le présenter. (…) Si le champ phénoménal n’a point d’être autonome, il

n’en a pas moins un être propre qui réside précisément dans la monstration. »61

L’autonomie est ici entendue au sens d’une légalité qui ferait du champ phénoménal l’objet

de sa propre manifestation, excluant la subjectivité du procès de l’apparaître. Si c’était le cas,

il faudrait concevoir le monde comme une réalité en soi dont le sujet ne serait qu’une des

composantes ; la subjectivité se retrouvant dépourvue d’être propre, la vie humaine se

réduirait à la nécessité des enchaînements causaux inhérents à cette réalité. A contrario, si la

subjectivité était autonome par et en elle-même, nous retomberions dans les impasses du

subjectivisme husserlien, le champ phénoménal n’aurait plus pour être que l’être d’une

conscience monadique. Mais le champ phénoménal est autonome en un tout autre sens : « ce plan phénoménal n’est en aucune façon notre projet, l’ouvrage de notre subjectivité (…), mais

nous-mêmes, qui sommes existence-dans-l’apparition, dépendons de la compréhension de l’être. »62

Nous pouvons clairement distinguer dans cette assertion le tournant heideggérien de la

philosophie de Patočka. La subjectivité a comme constituant de son être la compréhension de

l’être. Cela signifie que la subjectivation du phénomène (Phänomen) ne permet pas de

comprendre l’être de ce qui se donne, car ce sont au contraire les possibilités du sujet qui se

révèlent à la lumière du phénomène. Or la compréhension de l’être est le phénomène en tant

que tel, l’arché de toute apparition. L’acte par lequel je comprends l’être est donc ce

processus réflexif qui m’ouvre non seulement à la phénoménalité d’un monde historique que

je co-détermine, mais aussi à une liberté dont je dois répondre.

Patočka reproche cependant à Heidegger de considérer cette liberté comme l’a priori de

l’existence d’un monde pour nous63. Or nous avons montré précédemment que « la fonction originellement pratique et vitale de la sphère phénoménale consiste à rendre possible

cette rencontre de soi-même. »64

61 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective » in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 239. 62 Cf. Ibid., p. 247. 63 Cf. « le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et l’exigence d’une phénoménologie asubjective », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, pp. 247-248.

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Puisque la subjectivité (le « soi-même ») réside dans une autonomie à laquelle nous voue le

« vide intérieur de notre principe »65, l’acte libre ne peut être une condition de l’ouverture à la

teneur phénoménale du monde pour nous ; c’est au contraire sur le champ phénoménal que

s’ouvre l’horizon de l’autonomie subjective. Le sujet n’est donc pas autonome au sens de

l’immanence à soi d’une conscience fondatrice de son propre apparaître, mais au sens de

l’ouverture à l’indétermination de son être. L’autonomie de la subjectivité se dévoile par et

dans la transcendance d’un monde qui est toujours déjà pour nous, subjectif, ou plus encore

intersubjectif, car il est « plein à ras bords de caractères qui rendent l’ego visible en le

mettant en présence des possibilités de son être ». Force est de souligner que cette

transcendance n’est pas un transcendant ou une réalité absolue ; elle est dé-substantialisée au

profit d’une conception postmétaphysique de la transcendance comme ce qui ouvre l’horizon

d’une liberté autonome, c’est-à-dire responsable. « l’époché menée à sa conclusion de manière conséquente ne conduit pas à un étant infini, mais à un

a priori qui ne peut en aucune façon être considéré comme étant, dont la fonction se déploie en ceci

qu’il rend possible le rapport à soi, structure ontologique sans laquelle aucun apparaître ne serait

possible. »66

Le monde est cette structure ontologique qui conditionne l’apparition de la subjectivité sans

soumettre celle-ci à la détermination d’un étant ou d’une idée qui lui seraient supérieurs. La

liberté responsable à laquelle le monde réfléchi ouvre la subjectivité n’est en effet

conditionnée par aucun étant, puisque le monde n’est qu’un transcendant dé-substantialisé, ni

par aucune conception prédéterminée du sens de l’existence. La responsabilité dont nous

parlons est avant tout responsabilité de l’homme envers son être propre, dans lequel réside

son humanité. Elle non plus n’est pas hétéronome, mais bien auto-nome en son principe,

puisque l’homme se rapporte à lui-même dans la réflexion sur le monde en tant que totalité,

puisqu’il est ce rapport et rien au-delà67.

L’autonomie pourrait être considérée de façon générale comme cet acte par lequel je

place l’homme, en tant que sujet pratique, au centre du monde et de sa propre existence.

L’interprétation husserlienne a fait de ce centre un « point-zéro », un centre fonctionnel à

partir duquel les autres sont situés. La subjectivité concrète est ainsi devenue le caractère le

plus originel de ce qui est mien. Patočka a conservé cette position centrale de la subjectivité

64 Cf. « Le subjectivisme de la phénoménologie husserlienne et la possibilité d’une phénoménologie « asubjective » », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 213. 65 Cf. « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du monde », in Liberté et sacrifice, p. 24. 66 Cf. « Epoche et réduction », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 259. 67 « La relation originaire, à travers laquelle le sujet se met à part de la totalité des autres êtres pour s’y intégrer à nouveau, n’est pas un rapport dans lequel le sujet se trouve, mais le se-rapporter qu’il est. », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 55.

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« en tant que structure universelle de l’apparition qui ne peut être ramenée à l’apparaissant

comme tel dans sa singularité »68. Cependant la sphère de l’appartenance propre ne peut être

une sphère absolument privée pour le philosophe, elle ne peut être exclusivement mienne.

Ma subjectivité n’a jamais un sens absolu mais relatif à un monde qui me dispose aux autres.

Le « monde de notre vie » est à ce titre la « disposition originaire et la disponibilité pour ce

avec quoi nous entrons en contact »69. Cette disposition à l’altérité doit être considérée

comme une rupture originaire de l’immanence à soi de la subjectivité, sans que cette rupture

soit à l’origine d’une hétéronomie définitive comme chez Lévinas70. La présence de l’autre en

moi n’est pas le corrélat d’une constitution subjective ; elle est au contraire constitutive de

ma structure interne de sujet. Je suis donc toujours déjà interpellé par l’autre, par le tu ou le

ça qui, seuls, sont objectivement donnés. Il n’y a donc pas d’autodonation du je, mais

seulement une co-donation dans l’accueil de l’altérité, comme ce à quoi le tu ou le ça sont

donnés. « La centralité du je ne signifie pas qu’il soit un point géométrique qui assigne son emplacement à

tout le reste. Au contraire, le je est originairement « dedans » ; il est celui qui, interpellé, répond, non

pas celui qui émet l’appel et se manifeste. L’interpellé se détermine à partir de l’interpellation ;

l’inverse n’est pas vrai. »71

Le je est donc le centre actif du monde de notre vie, mais il n’est donné à lui-même que sur

fond d’une totale indétermination ; sa spécificité ne se révèle qu’en contraste négatif avec

l’objectivement donné du tu ou du ça de l’interpellation – qui expriment respectivement la

proximité et la distance, à savoir le monde en sa spatialité constituante. Dans la mesure où la

proto-structure « je-tu-ça » est constitutive de la subjectivité, celle-ci est originairement du

monde, elle est un « être-au-monde » et ne peut se départir de ce caractère originel. Cet

espace intime subjectif est déjà un rapport aux possibilités de notre être propre puisque ce

n’est que sur son fondement qu’il m’est permis de m’engager historiquement dans le monde.

Cela signifie que le « je-tu-ça » n’est pas un simple jeu rhétorique sur les pronoms

personnels, mais une véritable constitution ontologique qui déclôt le monde en sa

phénoménalité pour un sujet dont les possibilités ne se révèlent qu’à la lumière du

phénomène. Nous parlons de déclôture (odemčenost) et non d’ouverture (otevřenost), car il

s’agit d’une pré-ouverture à l’étant dans son être, d’une possibilité d’acquérir activement la

vérité sur l’étant que le sujet reçoit passivement en tant qu’il est originairement cet être-au-

68 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 258. 69 Cf. Ibid., p. 56. 70 Cf. A.Renaut, « Emmanuel Lévinas. La rupture de l’immanence », in L’Ere de l’individu, Gallimard, 1989, pp. 227-257. 71 Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 58.

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monde72. Nous pouvons en effet raisonnablement penser que l’intérêt de l’homme pour son

propre être, qui selon Patočka est la déclôture elle-même, ne peut être fondé que dans

l’interpellation du je par l’altérité déjà présente dans la proto-structure « je-tu-ça ». Cette

interpellation est à l’origine de la prise de conscience du je par lui-même, bien que cette

conscience ne s’établisse que sur fond d’une complète opacité. La subjectivité est donc déjà

pré-réflexivement consciente d’elle-même, la sphère de l’appartenance propre n’étant

cependant qu’un aspect personnel dans le cadre de la totalité originairement anticipée du

monde.

Nous avons ainsi découvert que le « je-tu-ça » était la forme primordiale de toute

expérience de soi car elle mettait la subjectivité en prise directe avec l’altérité en son

objectivité constituante. Bien entendu, comme chez Husserl, la présence de l’autre comme tel

en moi est nécessairement asubjective, la subjectivité étrangère, qui est à jamais apprésentée,

ne pouvant faire l’objet d’une intuition adéquate. Mais cette présence est aussi asubjective en

un tout autre sens. Comme moi, l’autre est un être-au-monde, il est coextensif du monde en

sa spatialité originaire, celle qui est inscrite dans l’espace intime du « je-tu-ça ». Le monde

qui englobe la proto-structure « je-tu-ça » comme la périphérie le centre ne peut donc être le

produit de la communication intersubjective ; il est au contraire le présupposé de tout sens

commun. Patočka rompt ici totalement avec la tournure subjectiviste donnée par Husserl au

problème du monde naturel et de la subjectivité. Je ne constitue pas un monde que d’autres

constituent, à quelques variations près, de la même manière que moi, mais je vis avec les

autres dans un monde qui nous est commun et que nous co-déterminons par nos actions. Le

domaine de l’expérience originaire est ainsi considérablement élargi par Patočka ; ce n’est

plus la chair propre qui en est l’unique subjectivité concrète, mais le monde en tant que

champ phénoménal dans lequel le je existe temporellement et en mouvement. Le je n’est plus

que « le caractère ontologique d’un étant qui est intéressé à son être »73, mais il n’en est pas

pour autant primairement centré sur la structure du souci, car en lui s’exprime la proto-

structure « je-tu-ça » de l’interpellation réciproque du moi et de l’altérité. Ainsi, dans son

projet de phénoménologie asubjective, Patočka ne se détourne-t-il pas des structures

transcendantales de la subjectivité dans le but de s’orienter vers une ontologie fondamentale

qui interrogerait les profondeurs pré-humaines de l’Etre. Patočka ne critique pas Husserl pour

mieux épouser la pensée heideggérienne, car seule la question du sens de la phénoménalité

entre dans le cadre de ce que peut expliciter la phénoménologie sans sortir d’elle-même. Et

72 Cf. « Méditation sur « Le Monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 54. 73 Cf. Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 213.

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dans la mesure où la phénoménalité est l’œuvre commune du monde et d’une subjectivité

non plus constituante mais co-déterminante, c’est en observant l’objectivement phénoménal

qu’on apprend à connaître le sujet, en considérant son accomplissement dans le champ

phénoménal asubjectif dans lequel apparaissent les deux modalités principales de son

existence : la temporalité et la mobilité. L’analyse des mouvements de la vie qu’accomplit

notre sum, et dans le déroulement desquels la sphère phénoménale acquiert son agencement

concret, va permettre à Patočka d’identifier le moment où notre subjectivité conquiert

l’ouverture ou l’effectivité de la vérité sur l’étant, c’est-à-dire, dans notre interprétation, le

moment où le sujet s’ouvre à l’horizon de son autonomie.

I.2. La triple orientation du mouvement originaire de la vie humaine

I.2.1. Du mouvement originaire à la subjectivité dissidente comme praxis

Si le monde acquiert chez Patočka le statut d’a priori spécifique de l’expérience de soi,

cela ne signifie pas que sa réalisation concrète, le monde naturel ou monde de la vie, est ce

qui vient remplacer la subjectivité husserlienne comme point fixe de la vie humaine. Le sujet

et le monde se réalisent dans une relation dynamique, que nous avons précédemment mise en

évidence, et non plus statique dans la constitution transcendantale. Le monde naturel doit être

compris et analysé comme mouvement de « la vie humaine en tant que dunamis, en tant que

possibilité qui se réalise »74. Cette conception du monde de la vie comme mouvement est une

reprise radicalisée du concept aristotélicien de dunamis réalisée. Patočka opère cette

radicalisation dans le sens d’une dé-substantialisation de la dunamis, le passage de la

puissance à l’acte ne reposant plus sur un substrat atemporel conservé à l’intérieur du

changement comme source d’unité de la chose en mouvement. Ainsi nous ne devons pas

considérer « le mouvement comme quelque chose qui présuppose toujours déjà un étant constitué, mais bien

comme ce qui constitue l’étant, ce qui rend manifeste tel ou tel étant en faisant qu’il s’exprime d’une

manière qui lui est originellement propre. »75

74 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 102. 75 Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique » », in Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 103.

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C’est dès lors le mouvement lui-même qui confère à la chose son unité et son sens en la

faisant apparaître telle qu’elle est. En devenant le présupposé de toute constitution, mais

aussi de la compréhensibilité du monde, le mouvement est conçu comme un facteur

ontologique fondamental. Le mouvement est cette alliance originaire de l’individuation de

l’étant et de sa manifestation, c’est-à-dire du dévoilement de son être. Le mouvement fait

ainsi passer la subjectivité de la puissance à l’acte, l’acte ne signifiant pas la simple

effectuation de l’essence de la subjectivité mais bien sa création, puisque le mouvement n’est

plus conditionné par un substrat assurant la continuité temporelle du devenir substantiel.

L’identité de l’être et de l’apparaître n’est donc pas l’effet de l’autoréflexion, comme chez

Husserl, mais celui du mouvement comme vie originelle.

La subjectivité qui se réalise dans le mouvement est donc essentiellement pratique. Dans

sa méditation sur Le monde naturel comme problème philosophique, Patočka indique que

Kant est le premier à avoir mis en lumière dans le domaine de la pratique une région de

l’étant « vrai », c’est-à-dire un espace où l’être du sujet se fait apparition. Nous retrouvons

cette transformation de la subjectivité transcendantale en activité dès la Critique de la raison

pure, au chapitre premier de l’Analytique des principes, dans lequel Kant expose la façon

dont les concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer à des phénomènes en général.

Puisque le temps est apparu dans l’Esthétique transcendantale comme la condition formelle

des représentations diverses du sens intime et de leur liaison, le sujet se fait nécessairement

activité de temporalisation lorsqu’il s’agit de subsumer les phénomènes sous la catégorie afin

de leur donner un sens. Cette ouverture du sujet transcendantal au temps se définit comme

une activité synthétique, qui fonde le primat de la praxis sur la contemplation et dé-

substantialise la subjectivité en en faisant une activité pure mais non-monadique, c’est-à-dire

finie. Kant laisse cependant en suspens la question de la nature ontologique de cette activité

synthétique en affirmant que le schématisme de l’entendement est « un art caché dans les

profondeurs de l’âme humaine »76. Pour Patočka, ce sont justement les profondeurs de l’âme

humaine qui doivent être interrogées, car « seule est active au sens éminent la réalité qui n’est pas indifférente à son propre égard, celle qui ne

peut se réaliser que dans la non-indifférence au fait qu’elle est et qu’elle est comme elle est, – celle

qui peut avoir une compréhension pour son être propre (ce qui signifie, conjointement, pour l’être en

général, pour l’être en totalité, pour le monde) »77.

76 Cf. E. Kant, « Du schématisme des concepts purs de l’entendement », in Critique de la raison pure, trad. Jules Barni, Flammarion, 1987, p. 189. 77 Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 104.

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L’activité synthétique doit donc elle-même être comprise à partir de l’ouverture au monde,

qui désigne la possibilité fondamentale qu’a l’homme, non de constituer l’étant dans son être

afin qu’il puisse se manifester en original, mais de faire que l’être de l’étant devienne

phénomène. La spécificité de l’homme en tant que subjectivité active ne réside pas

originairement dans la synthèse transcendantale de l’imagination, mais dans la

compréhension de ce qu’être signifie. Toute praxis est donc finalement ancrée dans la

compréhension de l’être en tant qu’engagement historique de soi dans le monde78, cet

engagement étant rendu possible par le mouvement en tant que dunamis réalisée, car le

mouvement ainsi défini par Aristote permet à Patočka d’expliquer comment l’être tout entier

entre dans les phénomènes. Nous comprenons dès lors la corrélation intime entre la

compréhension de l’être comme phénomène originaire et le mouvement comme dunamis

réalisée. L’homme ne peut accomplir sa possibilité fondamentale que dans un mouvement

qui fait sortir l’être du retrait et l’offre au regard de l’intelligence, c’est-à-dire à la réflexion.

L’ouvert n’est donc pas simplement réductible à la « sphère noématique » husserlienne, de

laquelle on aurait retranché la notion de transcendance immanente, mais il doit aussi être

conçu comme le mouvement originaire par lequel l’homme devient à la fois un être

historique et une subjectivité pratique, à savoir une « puissance créatrice de sens et de

vérité »79. L’ouverture (otevřenost) est en ce sens l’accomplissement dans le mouvement de

la déclôture (odemčenost) au monde qui caractérise l’homme en tant qu’il est toujours déjà

interpellé dans son être par l’altérité80.

L’analyse précédente nous permet de penser que l’homme n’accède à son autonomie que

dans son ouverture au monde en tant que mouvement transcendant. Transcendant, ce

mouvement l’est en un double sens : comme forme spécifique d’un mouvement originaire

que nous avons précédemment défini, il est le présupposé de toute constitution,

l’inconditionné de tout acte et de toute pensée, la vie dans son caractère originel. Mais cette

transcendance exprime aussi le fait d’un arrachement à une condition initiale ancrée dans

l’immanence vitale, dans les nécessités matérielles dont la charge quotidienne rythme le

cours de la vie naturelle. L’ouverture au monde est transcendance, car elle signifie un acte de

séparation vis-à-vis de la réalité sensible, elle est en son fond dissidence en tant

qu’expérience de la liberté. Pour comprendre l’ouverture au monde comme phénomène

dissident, ou plutôt comme accès de l’homme au statut de subjectivité dissidente, c’est-à-dire

78 Nous avons montré que la compréhension de l’être pouvait être comprise comme engagement historique de soi dans le monde dans la partie précédente (I.1). 79 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 104. 80 Se référer aux pages 28-31 de notre étude pour l’analyse du concept de déclôture dans son rapport à la proto-structure « je-tu-ça ».

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autonome mais non fondatrice, il faut reprendre les analyses que Patočka regroupe sous le

titre de « platonisme négatif »81. Patočka rappelle que la liberté est pour Platon un

mouvement de transcendance qui se dirige de l’étant sensible vers l’étant transcendant, du

« monde des apparences » vers le « monde vrai ». Dans la conception platonicienne, l’accès à

la liberté véritable est conditionné par un processus dialectique qui ouvre l’horizon d’une

transcendance réductible à un étant, ou plus précisément à une idée objective (eidos) qui est

l’aspect sous lequel l’étant se révèle en sa consistance à l’âme. La liberté est ainsi suspendue

à l’intuition de l’idée en tant que véritable étant. Et si l’idée n’est plus interprétée comme

eidos mais comme idea, alors l’idée à laquelle l’homme accède par la réflexion est sa propre

âme en tant que subjectivité extra-mondaine. De Platon à Husserl, nous pouvons observer un

déploiement de la métaphysique dont le point d’aboutissement réside dans la construction

d’une subjectivité séparée du monde dans lequel, pourtant, elle se meut pour se réaliser.

L’expérience de la liberté qui est à la base de la métaphysique doit donc être repensée afin

qu’elle ne soit plus le corollaire de l’objectivation immédiate du monde, qui apparaît en

même temps, nous l’avons amplement montré, comme une subjectivation.

La liberté est pour Patočka un mouvement transcendant, mais, contrairement à Platon, il

pense que son expérience active est dépourvue de contenu positif. Sa compréhension requiert

une pensée phénoménologique du négatif – d’où le concept de platonisme négatif. De même

que la subjectivité et le monde, la liberté est cette transcendance que l’on ne peut clore en un

étant susceptible d’être présenté. C’est dire que la liberté n’est en aucun cas une expérience

transcendantale. Il est en effet impossible de lui appliquer les catégories de l’entendement à

l’aide desquelles nous caractérisons et déterminons les contenus positifs, à savoir la qualité,

la quantité, la substantialité, la relation…Quant à elle, l’idée de liberté « n’est originairement

ni un objet ni un concept (le concept étant nécessairement objet) »82, ce qui empêche d’en

faire une idée de la raison ; car si l’idée était une pensée, elle devrait être pensée de quelque

chose, d’un certain étant, l’étant pensé étant dès lors réduit à une pensée, ce qui serait

ontologiquement impossible pour Patočka. On ne peut noétiser l’idée patočkienne, à l’instar

de l’idée platonicienne. Mais cette dernière doit être dépassée et conservée en un sens plus

profond, à même de saisir le moment de sa légitimité interne. Dans la philosophie

platonicienne, l’Idée est érigée en paradigme par et dans le chorismos, qui exprime une

différence hiérarchique au sein de l’étant entre le ciel des idées et le monde des hommes et

des choses. Le chorismos signifie la séparation de la vie en deux domaines d’objets, unis au

81 Cf. Liberté et sacrifice, pp. 52-98. 82 Cf. Ibid., p. 93.

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sein d’un tiers qui fait dans cette alliance l’expérience de la liberté. Le sens ne réside

cependant que dans le ciel des idées, malgré la parousia à travers laquelle l’Idée participe au

sensible, ce qui interdit de saisir l’expérience de la liberté comme expérience du sens total de

la vie humaine, comme expérience de sa transcendance. Patočka propose de revenir au sens

originel du chorismos, celui d’une différence ontologique qui n’impliquerait pas un second

domaine d’objets, d’une distinction en soi, d’une limite ou d’une séparation absolue comme

telle, si bien que la liberté serait « simplement l’autre face de la transcendance de l’Idée »83.

Pourquoi la transcendance de l’Idée serait-elle le symbole de la liberté ? Car l’Idée, qui

exprime l’écart entre la chose et son sens positif, est une force de désobjectivation du réel et

de déréalisation du donné, elle est une ouverture à l’imprésentable, c’est-à-dire au monde

comme à cet horizon d’anticipabilité qui forme l’a priori universel de toute expérience. Elle

est ainsi une expérience active de la liberté, non au sens de l’activité transcendantale

kantienne, mais dans la mesure où elle ne contient aucune représentation et ne s’achève dans

aucune intuition sensible.

L’expérience de la liberté est donc au-delà de toute réceptivité et de toute spontanéité.

Elle se distingue de l’expérience « passive » de la science qui enregistre le donné et

l’explique selon des relations causales dont la synthèse objective s’impose comme une loi

absolue du réel. A travers la distinction entre « expérience active » et « expérience passive »,

Patočka ne dissocie pas activité et connaissance, mais réinterprète leur rapport : « la conscience et la compréhension sont, chez lui [le sujet pratique], partie intégrante de l’activité, et

non pas l’activité partie intégrante de la connaissance (conception qui réduirait l’action à la

représentation de l’action, l’agir et le « faire » en général à la faculté de représenter). »84

L’absence de représentation dans l’expérience de la liberté comme expérience active n’est

pas l’indice de l’impossibilité de cette expérience, mais au contraire l’attestation de son

caractère total, car elle rend possible la connaissance en lui offrant le cadre dans lequel elle

peut se déployer. L’expérience de la liberté a en effet le caractère négatif d’une distance,

d’une distanciation, d’un dépassement de toute objectité, elle est « ce qui fait de notre vécu

des objets un vécu de la totalité »85, la somme effective de tout l’étant fini nous étant de facto

inaccessible. Autrement dit, « le mystère du chorismos est identique à l’expérience de la liberté : l’expérience d’une distanciation

à l’égard des choses réelles, l’expérience d’un sens indépendant de l’objectif et du sensible, que l’on

obtient en inversant l’orientation primitive, « naturelle », de la vie (…) »86.

83 Cf. Ibid., p. 92. 84 Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 54. 85 Cf. Liberté et sacrifice, p. 84. 86 Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, pp. 87 et 88.

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Dans sa réinterprétation négative, le chorismos rappelle le geste inaugural de la

phénoménologie dont nous avons mené l’analyse au début de notre étude, c’est-à-dire

l’époché, qui se définissait effectivement comme une expérimentation de la liberté et comme

une ouverture à la teneur phénoménale du monde pris dans sa totalité. L’idée de totalité, qui

restait chez Kant un objet de pensée, devient chez Patočka le symbole d’une liberté qui n’est

plus la détermination la plus profonde de la subjectivité, mais le mouvement ou l’acte par

lequel l’homme s’élève au-dessus de tout étant et découvre le sens de son autonomie à

l’égard de la réalité sensible. Le platonisme négatif élaboré par Patočka ne conçoit donc plus

l’Idée comme ce qui est vu, mais comme ce qui fait voir à l’homme les limites des choses et

de son être propre. L’Idée est donc bien cette transcendance qui ouvre l’horizon de

l’autonomie de la liberté, une liberté qui reste cependant fondamentalement ancrée dans les

limites de la finitude humaine, c’est-à-dire dans l’historicité essentielle de la vie. L’ouverture

au monde sous toutes ses figures est en effet toujours « historique », elle renvoie « à la

manifestation des phénomènes et à l’activité des hommes qui conservent et transmettent »87.

L’historialité du comportement ouvert de l’homme en tant que subjectivité pratique signifie

qu’il est toujours en mouvement et qu’il s’articule « en plusieurs mouvements partiels dont un seul est axé sur le thème de l’ouverture, de la

manifesteté, du dévoilement et de sa transmission. Les autres ont pour thème l’enracinement de

l’homme dans le district ouvert du monde commun des hommes et la défense et l’entretient de ce

monde »88.

Afin de déterminer quels sont les éléments constitutifs de la subjectivité dissidente, il s’agit

donc d’analyser, non seulement la dimension proprement transcendante du mouvement de

l’existence humaine que nous avons déjà introduit dans l’étude du « platonisme négatif »,

mais aussi celles qui précèdent ce rapport explicite au monde dans sa totalité.

I.2.2. La déclôture au monde comme disposition et opposition

Pour déterminer les différents « mouvements partiels » qu’accomplit notre subjectivité

corporelle, il nous faut tout d’abord saisir la préfiguration signifiante dans laquelle ils

s’insèrent. Dans le mouvement, le sujet est toujours un co-sujet car son activité ne peut être

pensée que sous la forme d’un rapport au monde dans lequel il est tout à la fois sujet et objet,

c’est-à-dire co-déterminant. Ce rapport au monde se caractérise par une triple orientation qui

87 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 28. 88 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 29.

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nous est donnée par la temporalité interne du mouvement de la vie. Mais ce que nous avons

préalablement défini comme la déclôture au monde ou l’intéressement, par laquelle se

produit une rupture originaire de l’immanence à soi de la subjectivité qui ouvre la possibilité

d’acquérir activement la vérité sur l’étant, ne correspond qu’aux deux premières

orientations : la disposition et l’opposition, respectivement fondées dans le passé et dans le

présent89. La disposition exprime un « rapport d’acquisition du monde » qui n’est possible

que par l’intermédiaire des autres. Nous pouvons entendre cette notion de « disposition » en

un double sens. La disposition peut tout d’abord être comprise comme un mode d’être

corporel, et il est possible de dire, à la manière de Bossuet, qu’il est visible que l’âme se

trouve assujettie par ses sensations aux dispositions corporelles. La disposition exprime en

effet un état de réceptivité susceptible de déterminer le présent ou le devenir de la

subjectivité en tant que corps vivant. Mais la disposition est aussi une façon d’employer, de

disposer de quelque chose. En ce second sens, la subjectivité se fait plus active, plus

directive, c’est elle qui vient ordonner le monde à son propre dessein. En faisant de la

disposition un rapport d’acquisition du monde conditionné par la présence d’autrui, Patočka

tend à lier ces deux aspects : l’activité du sujet ne se définit que par un vis-à-vis dont elle

dépend.

Dans la mesure où la présence objective – le « vis-à-vis » – des autres est la condition de

possibilité de ce rapport d’acquisition, nous sommes ramenés, pour étudier la disposition, à la

proto-structure « je-tu-ça » de l’interpellation réciproque du moi et de l’altérité. Patočka écrit

à ce propos que « l’interpellation originaire dont le je est l’objet se manifeste par plusieurs phénomènes concrets, en

premier lieu par ce que Merleau-Ponty appelle le phénomène de l’ « enracinement » »90.

Qu’est-ce que le phénomène d’enracinement ? Dans la Phénoménologie de la perception,

Merleau-Ponty parle de mon insertion dans le monde comme d’un phénomène central qui

fonde à la fois ma subjectivité et ma transcendance vers autrui, et qui consiste en ceci que je

suis donné à moi-même : « je suis donné, c’est-à-dire que je me trouve déjà situé et engagé dans un monde physique et social,

– je suis donné à moi-même, c’est-à-dire que cette situation ne m’est jamais dissimulée, elle n’est

jamais autour de moi comme une nécessité étrangère, et je n’y suis jamais effectivement enfermé

comme un objet dans une boîte. »91

89 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement, le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine. 90 Cf. « L’espace et sa problématique », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 58. 91 Cf. M. Merleau-Ponty, « Autrui et le monde humain », in Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1998, p. 413.

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Dans le phénomène d’enracinement, la dimension de la disposition ouvre la situation dans

laquelle la subjectivité est donnée à elle-même sur le mode de l’altérité. Cela ne signifie pas

que je sois originairement étranger à moi-même, aliéné au regard d’autrui comme à une

nécessité extérieure, mais que « les autres sont le chez-soi originel », « l’ancre même de

l’existence », si bien que la disposition au monde est simultanément disposition à soi et à

l’altérité. L’autre m’accepte dans le monde afin que j’entre dans le champ de la non-

indifférenciation, dans la sphère de l’étant individué, et que j’acquière ainsi mon monde en

comprenant ma situation. La disposition interdit à ce titre toute autoposition du sujet : je ne

définis pas le lieu où je me situe, car je ne suis pas d’emblée centré à l’intérieur de moi-

même, mais toujours en rapport aux autres dont je reçois passivement ma localisation, si ce

n’est ma localité. Nous utilisons ici le terme de « localité » afin de montrer que

l’intersubjectivité – non transcendantale – n’est pas l’élément contingent de mon orientation

dans le monde, mais une dimension sans laquelle il m’est impossible de comprendre le

mouvement propre de la vie humaine, et qui le traverse dans toutes ses modalités.

La seconde orientation du mouvement originaire de la vie humaine est elle aussi

déterminée par l’être-avec-autrui, mais sur le mode de l’opposition. L’interpellation

originaire du moi par l’altérité se fait ici contrariété, car le rapport au monde qui s’y déploie

est un « rapport de fonctionnement étant donné une certaine insertion dans l’ordre mondial ».

L’autre n’est plus identifié à cette présence corporelle qui m’accueille et me met à couvert,

mais à une fonction qui non seulement co-participe à la reproduction de mon existence à

travers ses activités, mais aussi se pose comme une force dont les intérêts propres sont

susceptibles d’entrer en contradiction avec les miens. Etant actuellement avec moi comme

partenaire ou rival – deux aspects indissociables dans l’exploitation – l’autre est désormais la

présence d’une utilité ; absent, il est l’utilité d’une présence, et moi-même je ne suis pas autre

chose pour lui. La tendance facticielle à voir les choses, les autres et nous-mêmes selon nos

besoins, et non selon leur être, est caractéristique du phénomène du travail – comme le

phénomène d’enracinement l’était pour la disposition – qui ne peut à ce titre devenir une

relation essentielle de la subjectivité au monde pris dans sa totalité. L’homme y est en effet « exposé à une autoconsommation permanente qui nécessite donc également une préoccupation

prospective par l’état de besoin qui se fait sentir toujours à nouveau »92.

Patočka retrouve les analyses de Hannah Arendt sur le travail comme dessaisissement de soi

dans les choses, enchaînement de la vie à elle-même, fragmentation de l’intérêt à l’être en

des intérêts singuliers mais toujours répétés. Cette répétition vient du fait que le travail ne

92 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 34.

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peut être disjoint de la consommation, analogue, de ce point de vue, à l’atomisation que

représente la dispersion dans les instants, dans un présent itératif. Enfermée dans cette auto-

reproduction de la vie naturelle, la subjectivité en quelque sorte « se privatise », cède à la

ponctualité de l’ego, c’est-à-dire qu’elle devient un centre clos pour soi dans le but d’assurer

sa subsistance ainsi que celle de sa famille en tant que prolongement d’elle-même.

Mais ce phénomène du travail, dans lequel notre être-avec est toujours essentiellement

dans le mode de l’opposition, n’en est pas pour autant identique à la vie animale. L’animal ne

pressent pas comme telle la finitude de l’existence, car il n’a pas la possibilité de la voir en

tant que thème, c’est-à-dire comme l’objet d’une interrogation sur le sens général de sa

propre vie. C’est pour cette raison que l’animal ne travaille pas, que l’entretien de la vie n’est

pas pour lui une tâche accablante au sens où elle lui ferait sentir le poids d’une responsabilité

envers son être propre et celui des autres. Dans le travail, l’homme se sent contraint de

réfléchir, de projeter, de décider, d’organiser les activités afin d’allouer de façon optimale les

ressources disponibles en fonction du présent mais aussi de l’avenir. Paradoxalement, c’est

dans la contrainte éprouvée comme telle que le travail et la dimension d’opposition qui lui

correspond nous font ressentir notre liberté : « le travail (…) n’est donc possible que sur le fondement du libre être-au-monde. En même temps

cependant, il est à même de freiner, de refouler le déploiement de cette liberté et de toute la

problématicité [ problematičnosti ] qui s’y rattache. Le monde où la vie est enchaînée à elle-même

sur le fondement d’une liberté qui demeure en retrait, c’est le monde du travail dont la cellule mère,

le modèle est la maisonnée, la communauté de ceux qui travaillent pour assurer leur subsistance (et,

plus tard, pour libérer l’un deux de cet asservissement) »93.

Si le travail maintient l’homme dans la « vie nue », à savoir la vie naïve, la vie pour la vie, et

tend à recentrer la subjectivité sur elle-même, ce n’est donc pas sans rester en contact avec la

transcendance d’une liberté dont la possibilité de réalisation est ouverte par la déclôture du

monde ou l’intéressement. Il ne serait pas alors trop risqué d’avancer que la déclôture du

monde, qui est simultanément déclôture de la subjectivité à l’altérité mondaine, est un seul et

même moment, qui ne se rencontre qu’à la lumière des phénomènes de l’enracinement et du

travail et qui possède deux orientations, celle de la disposition et celle de l’opposition. Mais

dans cette déclôture, qui exprime un possible et non l’effectivité d’une existence autonome,

notre attachement au passé et à un présent itératif sont encore une manière de nous détourner

de nous-mêmes, de ne pas affronter la finitude dans laquelle réside la vérité de notre être

propre et de notre rapport au monde. La constitution de la subjectivité dissidente requiert

donc une troisième et ultime orientation, celle d’un trans qui vient arracher l’homme à

93 Cf. Ibid., p. 35.

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l’auto-aliénation du domaine privé pour le projeter vers l’avenir et l’exposer à l’absence de

toute fondation.

I.2.3. L’ouverture au monde comme transposition Nous avions vu que le monde patočkien n’était ni une idée de la raison, ni l’œuvre

exclusive de la subjectivité ou de l’intersubjectivité transcendantales, ni l’ensemble des

objets durables qui résistent à l’érosion du temps, à la différence de ce que pense Kant,

Husserl ou encore Arendt, mais une totalité préalable que l’on ne peut ramener aux structures

du sujet, bien qu’elle reste « subjective » dans la mesure où elle forme l’ensemble des

possibilités fondamentales de la subjectivité, possibilités réalisables dans et par le

mouvement. Il nous faut garder à l’esprit cette configuration mouvante du monde qui rend

compte de la nature sismique du sol de notre expérience vécue, susceptible d’induire la

troisième modalité du mouvement originaire de la vie humaine. « si nous sommes fondés à qualifier l’homme d’habitant de la terre, la terre subit en lui un séisme. »94

La terre dans laquelle la naissance avait enraciné l’homme connaît en lui un ébranlement.

Celui-ci est si profond que plus « rien ne peut donner à l’existence un appui définitif, un enracinement définitif, un but final, un

« pourquoi » valable une fois pour toutes »95. Le séisme est donc à comprendre comme l’irruption dans la vie naïve d’une transcendance

qui vient déraciner l’homme en tant que sujet pratique et le projeter vers un « plus-haut ». La

troisième orientation du mouvement originaire de la vie humaine est en effet celle d’un trans

vers lequel notre subjectivité tend à se dépasser. Ce dépassement ne signifie pas que

l’homme acquiert dans le mouvement une liberté absolue, in-finie, mais au contraire qu’il se

conquiert contre l’enracinement et le dessaisissement de soi qui occultaient la vérité, à savoir

la finitude en tant que caractère ontologique premier de son être propre. Si la transcendance

dévoile les limites de la subjectivité, c’est qu’elle n’est en aucune façon extra-mondaine ; elle

est le « plus-haut » d’une vie qui se montre dans sa nudité, le retrait de l’être désignant

désormais « la perte de toute sécurité qui laisse l’homme et sa liberté entièrement à

découvert » (Ricœur). L’accès à la transcendance est donc avant tout une conquête de la

réflexion sur l’intéressement, la réflexion étant définie par Patočka comme une « contre-

94 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 10. 95 Cf. Ibid., p. 10.

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offensive qui déjoue l’intéressement de la vie naïve », « une réaction contre la tendance

automatique de la vie à ne pas se voir telle qu’elle est, à ne pas affronter son incertitude

foncière »96 dans laquelle réside son autonomie. Cette définition rapproche la réflexion de

l’époché universelle et du chorismos négatif dans leur dimension fondatrice d’une nouvelle

figure de la subjectivité : celle-ci conquiert la vérité sur elle-même dans le dévoilement de

son être propre qui est fondamentalement ek-sistence, orientation vers un « extrême dehors »

– qui est aussi une extrême limite – que sont le monde et les autres en leur phénoménalité,

c’est-à-dire en leur vécu pré-objectif où s’enracine la possibilité ontologique de tout agir

commun.

La subjectivité qui s’est conquise en tant qu’existence autonome ne peut se clôturer, car

la transcendance de la vie humaine est en effet ce qui ouvre l’horizon du « commun » : « la vie qui a adhéré à sa propre finitude ne s’est conquise que pour se dévouer – en appeler aux

autres, se donner aux autres, non pas simplement en vue de leur auto-aliénation, mais pour trouver

une pure intériorité commune, pour accéder à une compénétration, au miracle de l’approche

intérieure d’autrui. Car le tremblement de terre qui a ébranlé le sol ferme a également détruit ce qui

sépare, ce qui nous rend étrangers les uns aux autres »97.

Contrairement à ce que Husserl montre dans la cinquième des Méditations cartésiennes, cette

« approche intérieure d’autrui » ne se réduit pas à la seule présentification de l’alter ego en

moi comme modalité de ma subjectivité propre. Certes, le mouvement de transgression du

propre à l’étranger dans le couplage (Paarung) – en tant que synthèse passive primordiale –

nous ouvre à la compréhension de l’autre, mais elle reste insuffisante pour produire la

« compénétration » des subjectivités, dont la première manifestation est la non-indifférence

envers la souffrance des autres. Le miracle de l’approche intérieure d’autrui nécessite donc

une radicalisation du mouvement empathique de l’intersubjectivité. Tel est le sens du

dévouement aux autres, qui est en même temps un don de soi à la vérité lorsque ces autres

prennent le visage des morts, des opprimés, des humiliés, des offensés, des vaincus, de toutes

les victimes de la tyrannie ou, plus particulièrement, des régimes totalitaires. Pour se

dévouer, nous dit Patočka, il faut reprendre ce que ceux qui ont souffert ou qui souffrent

sont, afin d’en être les mémoires vives et de contrer ainsi toutes les politiques de l’oubli. Et

d’ajouter qu’une telle reprise n’est possible que si

96 Cf. « Méditation sur « Le monde naturel comme problème philosophique » », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 54. 97 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 11.

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« nous sommes ces autres, si, en un sens, nous sommes morts comme eux – vivant en tant que morts,

vivant leur mort, ayant déjà franchi cette limite terrible dont chacun d’ordinaire s’épouvante. Ce n’est

qu’à cette condition que (…) se produit un séisme qui ne s’apaise plus »98.

Cette reprise de l’expérience d’autrui est une reproduction de la vie étrangère en moi sur le

mode, non pas simplement du « comme si j’étais à sa place », mais du « comme si j’étais

lui ». Ce transport imaginatif en une autre vie a donc le sens d’une transposition de ma

subjectivité propre en une subjectivité étrangère. Cette transposition est la troisième

orientation du mouvement originaire de la vie humaine, et c’est aussi la plus fondamentale.

Mais comment cette transposition est-elle possible, c’est-à-dire compatible avec l’assomption

du caractère fini de l’existence humaine ?

Patočka explique peu les conditions de possibilités de la transposition, de cette ouverture

à l’autre qui est en même temps une ouverture au monde en totalité. Cela tient tout d’abord

au fait que la transposition est elle-même une orientation originaire, inconditionnelle, de la

libre existence du sujet comme être-au-monde. Elle est à ce titre un mystère dont, par

définition, aucune explication ne peut épuiser le sens. Nous pouvons cependant montrer

qu’elle entretient un rapport étroit avec la conception de l’œuvre d’art comme « organe de la

vérité », qui caractérise, selon Václav Belohradsky, la subjectivité dissidente99. La dissidence

doit être toujours entendue comme l’exigence d’une scission, au sein même de la

subjectivité, entre les concepts d’autonomie et d’autofondation, mais nous devons ici la

réancrer dans le contexte historique de la période communiste en Europe centrale et

orientale. De nombreux intellectuels dissidents ont vu dans l’Etat soviétique la fondation

transcendantale de l’esprit méthodique, si bien que l’art et la littérature sont devenus un

espace de libre communication en rupture avec la logique totalitaire imposée par le Parti. En

marge de la reproduction du système assurée par le rituel idéologique, l’émergence d’une

activité artistique dissidente a permis de jeter « un pont au-dessus de l’abîme d’indifférence

que la finitude creuse entre les hommes »100 en transmettant l’expérience de millions

d’hommes et de femmes assujettis à l’arbitraire du pouvoir. C’est ainsi que l’expérience de

l’autre peut devenir notre expérience : le langage que parle la littérature est toujours celui

d’un autre qui nous interpelle dans notre être et nous révèle à nous-mêmes sur un mode

originaire, si bien que l’incarnation de son expérience en nous est une transposition, une sorte

de phénomène-limite destiné à amplifier notre vie en ouvrant notre subjectivité à l’horizon

universel de toute humanité. Patočka retrouve dans le discours donné par Soljenitsyne à

98 Cf. « Les héros de notre temps », in Liberté et sacrifice, p. 329. 99 Cf. V. Belohradsky, « Sur le sujet dissident », in Le Messager européen, n˚4, 1990, p. 43. 100 Cf. Ibid., p. 43.

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Stockholm l’idée de cette compénétration des âmes qui permet à l’homme d’affronter la

finitude sans l’esquiver et de découvrir le véritable sens du commun. Dans ce court extrait,

l’auteur de L’archipel du goulag exprime cette idée avec force : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les joies et les peines de

ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a lui-même aucune notion ? Propagande,

contrainte, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire

dans ce monde : l’art, la littérature. Les artistes peuvent accomplir ce miracle. Ils peuvent surmonter

cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que

l’expérience des autres ne le touche pas. L’art transmet d’un homme à l’autre, pendant leur bref

séjour sur la Terre, tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses

couleurs, la sève de sa vie : il la récrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession,

comme si elle était nôtre. »101

Or si nous sommes capables de faire revivre l’expérience de l’autre en nous à travers l’art,

cela signifie que la transcendance peut faire irruption dans la subjectivité par l’intermédiaire

de l’imagination. L’activité synthétique du sujet apparaît ainsi comme une condition de son

rapport intérieur à l’autre dans la transposition.

Mais nous avons aussi vu précédemment (I.2.1) que l’on ne peut comprendre l’activité

synthétique du sujet sans la ramener au pouvoir d’ouverture de la subjectivité, à la possibilité

d’acquérir effectivement la vérité sur l’étant. La formule la plus connue, mais aussi la plus

mal interprétée, avec laquelle Patočka décrit l’ouverture, c’est « Vivre dans (la) vérité ».

Force est de souligner qu’il n’y a pas d’article défini en Tchèque, si bien que le philosophe

ne peut parler de la vérité, comme s’il existait une vérité unique possédant un contenu positif.

La vérité n’est pas non plus une simple conversion du regard, c’est bien plus une

modification de l’orientation générale du mouvement vital qui nous libère du cycle

automatique des besoins et des satisfactions pour nous ouvrir le chemin de la transcendance.

Le trans est cet avènement de la vérité sur l’étant comprise en son sens originaire comme

dévoilement, et non pas comme adéquation, ajustement de nos opinions au niveau de la

raison. Dans le nouvel horizon qu’ouvre la transcendance, l’étant se montre à la subjectivité

tel qu’il est ; il se déréalise, ne pouvant plus faire l’objet d’une détermination subjective. Le

sens se découvre alors dans sa problématicité, car la subjectivité ne peut plus voir dans

l’étant une entité pleinement déterminable, la vérité effective sur l’étant se ramenant alors

paradoxalement à l’impossibilité de concevoir dans le monde quelque invariant que ce soit, si

ce n’est « la synthèse ontico-ontologique dans l’être-à-découvert de l’étant »102. L’originaire

est donc à jamais problématique, paradoxal, conflictuel. On ne peut redécouvrir sous les

101 Cf. A. Soljenitsyne, Discours de Stockholm, Points-Seuil, 1972, p. 108. 102 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 31.

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conceptions constructives du monde une vérité absolue qui donnerait à la vie un sens positif

déterminé une fois pour toutes, même sous la forme d’une téléologie historique, car encore

faudrait-il trouver l’intentionnalité qui préside à la détermination de ce sens. Ce ne peut être

la raison, comme la critique du subjectivisme husserlien nous l’a prouvé. Tout ce qui existe

échappe ainsi à la clôture du sens, car lui-même ne peut se résorber dans le système : c’est

cela que signifie la problématicité du sens. La vie est en son fond anti-systématique, à jamais

irréconciliée avec elle-même, bien que ce « elle-même » reste l’horizon de sa quête et la

condition de son autonomie. L’ouverture est donc caractéristique d’une vie qui s’expose à

une mise en question radicale, qui se dégage des rapports asservissants, une vie qui ne se

referme pas subjectivement sur soi, qui ne se soumet à aucun dogme et à aucune idéologie,

mais reste ouverte à « l’amplitude de l’humain » (Gadamer). La subjectivité se transforme en

une vie autonome lorsqu’elle dépasse et transgresse l’étant, non vers un étant absolu, mais

vers la limite qui sépare l’être de l’étant et constitue le « plus négatif »103 qui révèle l’être

comme source de toute apparition.

C’est à partir de ce plus négatif que l’activité synthétique de la subjectivité, la

transposition et l’autonomie doivent être comprises. Patočka s’appuie ici sur l’interprétation

heideggérienne de l’imagination du Kantbuch (1929) : « Même en admettant que ni l’imagination créatrice ni l’intuition pure ne peuvent avoir de contenu

positif propre qui ne soit pas puisé dans le domaine empirique, elles impliquent néanmoins un plus

négatif, un dépassement de chaque contenu donné. Grâce à l’intuition pure, nous nous trouvons

toujours déjà – sans jugement explicite – au-delà de la limite de toute intuition concrète relative à un

contenu, toujours déjà auprès de quelque chose de total, sans que cette totalité puisse être, quant à son

contenu, qualifiée de quelque façon que ce soit. Grâce à l’imagination pure, nous cherchons à

décomposer ce que l’expérience présente en tant qu’amalgamé, et à amalgamer et unir ce qu’elle

nous présente comme séparé : nous sommes donc, là encore, au-delà des limites des synthèses

objectives et sensibles, bien que nous ne puissions, sur le plan du contenu positif, déterminer et dicter

aux choses, en vertu de notre propre faculté de synthèse, aucun élément en sus puisé dans

l’expérience. »104 Cet « au-delà des limites des synthèses objectives et sensibles », c’est L’Idée, en tant qu’elle

atteste les limites d’une intuition qui n’a pu la donner. L’imagination est en ce sens le site de

la transcendance de l’Idée qui ouvre l’horizon de la totalité en décloisonnant les étants, et au

premier chef les subjectivités, qui se découvrent par là même comme co-participantes au

« règne de l’esprit et de la liberté »105. La négativité de l’Idée n’est donc pas l’expression de

103 Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 94. 104 Cf. Ibid., p. 94. 105 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 11.

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sa « nullité » ; au contraire, elle rend compte de la finitude humaine tout en lui opposant une

positivité radicale. Sans cette transcendance de l’Idée mise en lumière dans l’imagination,

l’autonomie serait impossible, car toute liberté qui se veut indépendante d’une conception

pré-déterminée du sens de la vie suppose une puissance de créativité qui s’en fait la

dépositaire. La subjectivité trouve dans l’imagination une force de néantisation qui permet de

concevoir l’idée d’une terre nouvelle, d’un changement dans les conditions de vie, en

présentifiant ce qui n’est pas pour qu’il devienne un « pas encore ». Ce sont ainsi les

projections de l’imagination qui transforment notre monde en un horizon de sens à jamais en

devenir, mais ces projections sont elles-mêmes rendues possibles par l’ouverture dans

laquelle la subjectivité est ébranlée par l’Idée. La transcendance de l’Idée est une ouverture à

ce qui ébranle, à la problématicité d’un sens que l’on ne doit cesser d’interroger ; elle est un

déracinement, une non-fondation, qui rend fondamentalement libre. Le séisme dont parle

Patočka peut alors être interprété comme le moment où l’homme s’éveille à son autonomie

vis-à-vis du sens donné, une autonomie qui est indissociable du mouvement par lequel la

subjectivité se conquiert en rencontrant les autres « moi » en leur phénoménalité et en

découvrant dans cette ouverture à l’altérité mondaine la « solidarité des ébranlés »106. Or

seule la vie politique, qui est une « vie dans un temps qui presse, dans un temps pour…, est

(…) en même temps un non-enracinement permanent, une absence de toute fondation »107. La

vie politique est en ce sens une existence dissidente, celle d’un sujet dont l’autonomie ou le

libre être-au-monde n’est ni fondateur ni fondé. C’est donc dans le contexte politique de la

vie que nous devons chercher le véritable avènement du soi comme subjectivité dissidente.

I.3. La « percée vers le soi » : un problème politique

I.3.1. Vie politique vs. politique vitale et politique économique La disposition, l’opposition et la transposition forment la préfiguration signifiante dans

laquelle s’insèrent de façon dialectique les « mouvements partiels » qu’accomplit notre

subjectivité corporelle en quête d’elle-même. Les trois orientations, ainsi que les « extases »

106 Cf. « Les guerres du vingtième siècle et le vingtième siècle en tant que guerre », in Essais hérétiques sur le philosophie de l’histoire, p. 172. 107 Cf. Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61.

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temporelles qui leur sont associées (passé, présent, futur), sont présentes dans chacun d’entre

eux, mais c’est à chaque fois un nouvel horizon qui prédomine. Les mouvements

d’acceptation (ou d’enracinement) et de défense de soi (ou de travail) portent en eux la

tension vers l’avenir qui caractérise le mouvement de vérité, mais celui-ci demeure

thématiquement subordonné à l’auto-reproduction de la vie naïve, où le sujet, qui se dissout

dans la multiplicité de ses intérêts facticiels, adopte un comportement passif. Le mouvement

de la vie humaine n’est donc pas divisible en plusieurs séquences ; il est un tout, une histoire

dans et par laquelle la subjectivité vient à se constituer en une existence autonome, en un

comportement actif, tout en surmontant la fragmentation de la vie. L’avènement de

l’autonomie reste cependant un possible et non une nécessité fondée dans l’ordre du monde

ou dans les structures transcendantales de la subjectivité. La dialectique du mouvement de la

vie humaine ne se présente pas sous la figure du système, elle exprime au contraire un

rapport à la fois de continuité et de dépassement entre les deux premiers mouvements et le

dernier, qui échappe à toute pré-donation. Le mouvement dialectique de la vie ne se referme

pas sur lui-même, mais reste ouvert, comme s’il n’y avait finalement que deux moments

décisifs et non trois. Ces deux moments sont ceux de la déclôture et de l’ouverture, des

possibilités facticielles et de la possibilité authentique de la subjectivité. Ce n’est donc pas la

réconciliation effective de la subjectivité avec elle-même qui est visée par cette dialectique,

mais au contraire son installation dans l’irréconcilié, dans l’ouverture à ce qui ébranle,

autrement dit dans le conflit et la lutte. L’historicité originaire du sujet est fondamentalement

tendue vers un possible dont la réalisation n’est pas donnée par avance ; elle est le résultat

d’un acte dissident, au sens d’un « combat de l’homme pour sa liberté essentielle »108. « la vie humaine n’est jamais donnée ; dans sa figure véritablement humaine, elle doit toujours être

conquise, et le mouvement de cette conquête consiste à surmonter, il est une lutte »109.

Si l’homme rencontre dans le mouvement de vérité le sens du « commun », ce n’est donc pas

sans éprouver le caractère conflictuel de la vie qui tend à son propre dépassement. C’est ainsi

qu’il faut tout d’abord comprendre la formule « Le commun, c’est polemos »110. L’harmonie

qui se crée entre des sujets libres ne résonne jamais comme un accord parfait, elle est

paradoxalement contre-tendue comme pour l’arc ou la lyre. Pour utiliser les termes de

Václav Havel, on pourrait dire que l’ajustement mutuel contre-tendu porte les intentions de la

vie contre les intentions du système. Le « système post-totalitaire » des années 1970 en

108 Cf. Liberté et sacrifice, p. 160. 109 Cf. « Notes sur la préhistoire de la science du mouvement : le monde, la terre, le ciel et le mouvement de la vie humaine », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 12 (souligné par nous). 110 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 66.

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Europe de l’Est exigeait en effet le monolithisme, l’uniformité, la discipline tournée vers sa

propre reproduction, sans même désormais faire appel à l’enthousiasme du peuple envers

l’idéologie soviétique ; et tout ce par quoi l’individu sortait de sa place déterminée à l’avance

était une agression contre le pouvoir, toute transcendance de ce type niait le système dans son

être111. Contrairement au système, la vie est tendue vers l’accomplissement de son autonomie,

c’est-à-dire vers une auto-compréhension qui ne résorbe jamais mais requiert la pluralité en

et pour elle-même. Les différents mouvements dissidents sont alors apparus à cette époque

comme l’expression articulée des révoltes individuelles, qui émergeaient du contexte pré-

politique, existentiel, de la vie humaine. Ils étaient à la frontière politiquement incontrôlable

de l’officiel et du non-officiel, de l’objectif et de l’originaire. Ils formaient l’espace d’une

« vie dans la vérité » par opposition à la « vie dans le mensonge » induite par l’arbitraire de

la logique répressive.

Mais si l’ « unité dans la discorde » naît du contexte pré-politique de la vie dans un

régime totalitaire, cela ne signifie pas pour autant que la communauté politique est

essentiellement étrangère aux exigences de la subjectivité dissidente en tant que subjectivité

ouverte. Bien au contraire, l’autonomie dissidente n’est rendue possible que par une

compréhension plus originaire de ce qu’est la vie politique, et qui ne doit être en aucun cas

confondue avec la politique vitale ou la politique économique. Le contresens fondamental du

totalitarisme est d’avoir substitué ces deux dernières à l’action proprement politique, c’est-à-

dire à celle qui donne un sens à la vie par et pour la liberté. Le nazisme se trouve plutôt du

côté de la politique vitale, soumise au premier mouvement de la vie, enracinée dans le chez

soi de la maisonnée, de l’oikia reproduite à l’échelle collective et vouée à l’élargissement de

son espace vital. Quant au communisme, la notion de politique économique semble plus à

même d’exprimer la soumission de la société au second mouvement de la vie, dessaisie dans

les objets qu’elle fabrique jusqu’à faire du travail productif la seule modalité possible et

authentique de l’existence. La politique vitale ou la politique économique, c’est donc la

reproduction dans l’espace public de la logique interne au domaine privé : le troisième

mouvement de la vie y est nié au profit des deux premiers, si bien que le sujet se trouve

réduit à l’immanence de son corps à la fois physique et social. Or la subjectivité n’est pas

exclusivement déterminée par l’être physique ou social de l’homme. Ce n’est que trop

évident pour l’être physique, sinon il faudrait présupposer une intériorité subjective dont on

ne pourrait faire l’expérience et dans laquelle l’extériorité corporelle mondaine se reflèterait

en vertu d’actions opérantes causales. La notion même d’autonomie n’aurait à ce titre aucun

111 Cf. V. Havel, « Le pouvoir des sans-pouvoir », 1978, in Essais politiques, Points-seuil.

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sens pour une telle subjectivité. Quant à l’être social de l’homme, force est de noter que

Marx le fait coïncider avec les rapports de production : c’est une relation nécessaire et

objective dépendante de processus économiques et non de la volonté individuelle112.

L’humanité socialisée n’aurait d’autre but que d’entretenir le processus vital par le travail,

qui est ainsi identifié dans L’idéologie allemande à une « production de vie ». La définition

marxiste de la vie humaine comme production sociale n’est cependant qu’un postulat servant

de pierre angulaire à la théorie matérialiste de l’histoire ; elle n’est prouvée ni

dialectiquement ni empiriquement. Elle s’inscrit en outre dans un contexte historique dont la

négligence risque d’amener au contresens. Si les analyses développées par Arendt sont

justes, identifier le travail à une production, en tant que fabrication, c’est faire de l’œuvre,

qui vise à donner à donner au monde humain la durabilité et la solidité dont il a besoin pour

s’édifier, un objet de consommation qui survit à peine à l’acte qui le réalise113. Le processus

vital en lui-même n’est donc pas l’objet d’une production, mais d’une perpétuelle

reproduction dans et par le travail. La formule « production de vie » est en ce sens

contradictoire et ontologiquement fausse : elle tend à faire de la vie une œuvre, c’est-à-dire

un objet achevé, clos sur lui-même et inanimé.

A cette distinction conceptuelle entre travail et production, Patočka ajoute un argument

historique : « voir le travail en tant que production [ vidĕt prací jako výrobu, ce dernier terme signifiant autant

fabrication que production ] n’est possible qu’à l’époque où le travail s’allie effectivement à la

production et ne fait qu’un avec elle, unité à laquelle le travail impartit sa mutabilité et sa

permanence, son orientation majoritaire vers la nature inanimée, vers la terre, non pas en tant que

mère, mais en tant que chose et matériel qu’on exploite et qu’on utilise. Or, c’est ce qui ne devient

possible que dans le système industriel du capitalisme moderne qui est lui-même le fruit d’une

évolution historique comportant une longue étape de séparation entre travail et production. L’histoire

naît dans cette séparation, lorsque le travail, le domaine de la maisonnée, libère certains individus

pour la vie politique »114.

L’homme n’est libre que s’il arrive à s’émanciper du domaine de la nécessité que représente

le travail. Ce n’est donc pas le travail en lui-même, mais sa transformation en production qui

délivre du mouvement cyclique de la nature et de la loi des besoins physiques immédiats.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’avènement historique de l’autonomie du sujet soit

unilatéralement dépendante du système économique de production et des rapports de forces

112 Cf. Avant-propos de Marx à sa Critique de l’économie politique (trad. fr. in : Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, t. I, p. 263. 113 Cf. H. Arendt, « Le travail », in Condition de l’homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Pocket, 1994, chap. III, pp. 132-156. 114 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186.

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qui s’y nouent, sinon la subjectivité serait effectivement déterminée par son être social,

entendu au sens marxiste du terme. L’homme n’a pas attendu la révolution industrielle pour

vivre politiquement, pour redéfinir le sens d’une vie qui ne devait plus être comprise comme

éternel retour du même, perpétuelle auto-consommation (zôè), mais comme rapport au

monde, parole et action (bios). Aristote dit de la vie en ce second sens (bios) qu’elle est « en

quelque manière une sorte de praxis »115. La praxis est une activité immanente qui n’a pas

d’accomplissement extérieur à elle-même ; elle a son principe (archè) en soi et ne vise qu’au

bien agir de l’agent (eupraxie). La communauté politique est l’espace où la praxis peut se

réaliser, car elle-même ne vise qu’au bonheur de l’agent, c’est-à-dire à l’actualisation de son

intellect pratique. La subjectivité est à ce titre fondamentalement « praxique », c’est-à-dire

que son être propre n’est pas réductible à la sphère vitale ou économique et sociale, mais se

réalise pleinement dans le domaine de l’action – condition irréductible à toute vie proprement

politique selon Arendt. Les notions de politique vitale et de politique économique sont donc

bien contradictoires, car elles rabattent la praxis sur la poièsis, l’action sur l’œuvre et le

travail, le mouvement de vérité sur le mouvement de défense et d’acceptation, niant ainsi la

vie politique dans son autonomie, c’est-à-dire dans sa puissance d’ouverture et de créativité.

I.3.2. Problématicité du politique et autonomie du sujet Patočka insiste fortement sur le fait que la vie politique est autonome, c’est-à-dire qu’elle

a une légalité propre et n’est pas subordonnée à la possession d’un savoir immuable et absolu

qui la fixerait : « dans la communauté, la polis, dans la vie vouée à la communauté, la vie politique, elle [l’humanité]

bâtit un espace pour une teneur autonome de sens purement humain, le sens de la reconnaissance

mutuelle dans le cadre d’une action qui a une signification pour tous ses participants et qui, loin de se

limiter au simple entretien de la vie matérielle, est source d’une vie qui se dépasse dans la mémoire

des actes, dans la rémanence que garantit justement la communauté »116.

Il reste cependant à savoir si le sujet de cette vie politique est lui-même autonome et en quel

sens. Le terme même de communauté politique est problématique dans ce contexte, car il

suppose un bien pré-existant autour duquel des hommes se regroupent et qui conditionne leur

conception de la liberté. La liberté n’est pas autonome dans ce cadre, mais dépend de la

115 Cf. Aristote, Politiques, 1254 a 7. 116 Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 89 (souligné par nous).

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présence et de la pérennité de ce bien au sein de la communauté. Liberté individuelle et

liberté collective sont alors identifiées dans le sens d’une subordination de la première à la

seconde, si bien que la subjectivité est finalement dissoute dans une « intersubjectivité

déontologique », déterminée par une certaine conception du bien et érigée en superlatif. Ce

constat, qu’il est possible de dresser pour la pensée d’Aristote, mais aussi pour la plupart des

communautarismes modernes, ne semble pas pouvoir s’appliquer à la philosophie morale et

politique de Patočka. Pour mettre en évidence ce que nous avançons, il faudrait revenir sur la

conception patočkienne du bien. Patočka identifie la visée ultime de toutes nos actions avec

le bien éthique, ce qui fondamentalement différencie sa phénoménologie de celle développée

par Heidegger117. L’épochè phénoménologique se doit de ramener la subjectivité à

l’expérience primordiale du bien et du mal, car notre être-au-monde est défini par la moralité.

La moralité est ici comprise en un sens formel comme un originaire d’ordre pratique qui

structure les actions (pragmata) du sujet. La structuration morale originaire est ce qui lie de

façon non thématique chaque « en vue de » aux pragmata susceptibles de le réaliser. La

moralité est le principe d’ordonnancement de nos actions ; elle est ce qui transforme notre

monde en un horizon de sens, le bien n’étant qu’« une autre manière de parler de ce « en vue

de quoi, du ou eneka qui, par-delà les objets, tâches, programmes et manipulations, guide la

structuration »118. Selon Patočka toute évaluation n’est pas réductible à une subjectivation.

Les valeurs expriment le fait qu’il y a (es gibt) une teneur de sens dans l’étant ; elles sont ce

qui donne sens aux choses et font que celles-ci nous interpellent, que nous n’y sommes pas

indifférents. Si le bien est associé à un étant, alors celui-ci sera pour nous l’objet d’un intérêt

positif, et inversement. Mais cette « association » n’est rendue possible que par et dans notre

ouverture au monde, car le sens n’est pas initialement dans l’étant mais dans le mouvement

qui ouvre la subjectivité à la vérité effective sur l’étant. Les choses ne sont donc pas dotées

de sens pour elles-mêmes ; elles n’ont un sens que pour quelqu’un qui a « le sens des

choses ». Le sens est subjectif dans la mesure où il est l’œuvre commune de la subjectivité et

du monde, de leur association dans une relation dynamique, mais il n’en est pas pour autant

laissé à l’arbitraire de la détermination subjective. La valeur, qui exprime la teneur de sens

dans l’étant, n’est de ce fait ni une idée séparée, ni une idée de la raison, ni une idée

117 Dans la « Lettre sur l’humanisme » 1946 (trad. Roger Munier), Questions III et IV, éd. Gallimard, 1998, p. 119, Heidegger parle de son ontologie comme d’une pensée de la vérité de l’Etre qui se produit avant la distinction entre le théorique et le pratique, contrairement à Patočka qui fait du domaine pratique, et donc de la moralité, un originaire. C’est pour cela que la phénoménologie patočkienne ne peut se passer d’une référence explicite à la subjectivité comme à ce qui reçoit cette distinction primordiale, en-deçà de laquelle on ne peut régresser et dans laquelle se forme la relation sujet-objet – même si celle-ci n’est encore que pré-réflexive. 118 Cf. Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 240.

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intrinsèque à la chose, mais un rapport au monde de la vie comme praxis. Il n’est pas

possible de régresser en-deçà ou d’aller au-delà du bien et du mal, car ces valeurs structurent

la subjectivité sans pour autant être les objets d’une représentation. Comme l’Idée

patočkienne, le bien est au-delà des synthèses objectives et sensibles, il atteste les limites

d’une intuition qui n’a pu le donner, si bien qu’il apparaît comme la transcendance même de

l’Idée. Il est à ce titre inaccessible dans et par l’intuition, il n’est jamais vu, mais c’est lui qui

rend possible à la fois la vision et l’action. Patočka écrit à ce propos que « le monde de la vie est le monde du bien et du mal, et la subjectivité est celle du drame du bien et du

mal ; du bien et du mal d’un être essentiellement fini qui ne saurait vivre qu’en projetant de façon

non thématique un bien devant lui, et en « sachant », non moins athématiquement, que ce

projet s’accompagne de l’ombre d’une possibilité extrême de ne pas projeter du tout »119.

Le bien est ainsi pour Patočka l’horizon souverain de tous nos horizons, l’inactuel qui est

paradoxalement au fondement de toute actualité et qui ne peut être converti en thème.

L’athématicité du bien signifie que le bien échappe à toute conception particulière, et a

fortiori particulariste. C’est cette athématicité du bien qui explique sa problématicité, le fait

que personne ne puisse y accéder par la contemplation, car il est essentiellement un chemin,

un quête qui ne se résout jamais dans une saisie, mais s’incarne en nous à mesure qu’on le

recherche. Le « drame » de la subjectivité réside dans cette problématicité qui, mal comprise,

ouvre la porte au nihilisme, à la croyance au non-sens fondamental du monde, qui n’est que

l’autre face du dogmatisme. Contre l’acceptation naïve d’un sens donné et son contraire, la

perte de tout sens, la problématicité exprime le fait qu’un même étant se montre tantôt plein,

tantôt vide de sens, nous empêchant ainsi de céder à l’absolutisation d’un mode particulier de

compréhension de son sens. Sans cette problématicité du sens, de l’Idée ou encore du bien,

l’homme ne serait pas une puissance d’ébranlement du monde, une force de néantisation

capable d’inventer de nouvelles perspectives de vie, de devenir un être proprement

historique. Il ne faut pas pour autant en déduire le relativisme historique des valeurs. Le

dernier article que Patočka a achevé de son vivant, intitulé « Deux études sur Masaryk »,

montre que dans une époque où les ultimes fondements d’une quelconque forme de

conviction théologique et métaphysique ont disparu, dans un monde qui est celui d’une

emprise technique dépourvue de sens, de la violence totalitaire et de la démocratie comme

marché, le sens de l’agir humain doit être redécouvert à même son absence. Le philosophe

prend à témoins les héros de Dostoïevski, qui incarnent dans leur destin, non une vérité

déterminée que l’on pourrait formuler à travers un ordre ou une injonction, mais un

119 Cf. « La philosophie de la crise des sciences d’après Edmund Husserl et sa conception d’une phénoménologie du « monde de la vie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 240.

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ébranlement existentiel dans lequel paradoxalement, lorsque tout sens relatif semble avoir

disparu, se fait jour un sens radicalement autre, une compréhension de ce sur quoi est fondée

notre vie en totalité, une ouverture à la transcendance de l’être qui ne se retire que pour

mieux nous faire éprouver notre liberté essentielle. La liberté que le sujet découvre dans la

communauté politique n’est donc pas hétéronome, déterminée par une certaine définition du

bien, car le bien est une valeur à la fois problématique et totale qui nous donne à voir que

notre liberté est indissociable du chemin qui nous mène vers la vérité, sans pour autant faire

de cette vérité une connaissance que l’on pourrait transmettre de manière objective.

L’autonomie de la communauté politique fait donc signe vers l’autonomie du sujet, car le

« sens du bien commun »120 dont parle Patočka dans son plaidoyer en faveur de la Charte 77

ne signifie rien d’autre que ce devoir de vérité allié au combat pour une vie libre comme

telle, pour celle des autres au même titre que pour la nôtre propre, qui ne peut se déployer

qu’en affrontant l’écart paradoxal entre le péril dans lequel nous laisse le retrait de l’être et

l’exigence d’une entente universelle sur les buts de l’humanité. Le bien commun n’est donc

rien de pré-déterminé ou de pré-existant, mais l’horizon éthique de la subjectivité en tant

qu’elle comprend ce qui se joue dans l’indétermination ontologique de « l’espace public

d’apparition » (Arendt).

La communauté politique acquiert son domaine public là où elle bâtit consciemment un

espace pour une vie libre dont le sens n’est pas épuisé par la simple acceptation, espace à

l’intérieur duquel l’ébranlement du sens exige sans cesse de nouvelles tentatives pour que la

communauté se dote elle-même de sens. La vie politique est donc perpétuellement en quête

de son propre fondement, car elle est ouverture à un imprésentable qui déjoue à la fois toute

fixation et toute fiction du sens. Patočka rencontre ici les analyses de Claude Lefort sur

l’essence de la démocratie, qui, selon ses termes, n’est pas une solution mais toujours un

problème121. La démocratie est plus qu’un type particulier de régime politique, c’est un

phénomène de désincorporation du pouvoir qui fait signe vers la disparition d’un ordre

hiérarchique rassurant, laissant la place à la pluralité et au conflit. Le pouvoir défiguré

devient inappropriable, c’est un lieu de compétition pacifique soumis à rotation par voie

électorale. Le présupposé fondamental de la démocratie – comme réalisation historique de la

problématicité inhérente à la vie politique comprise en son sens originel – est donc la

reconnaissance mutuelle d’hommes libres et égaux. Patočka ajoute que cette reconnaissance

120 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 198. 121 Cf. C. Lefort, Essais sur le politique (XIX –XX siècles), Paris, Seuil, 1986.

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« doit être continuellement accomplie, [reconnaissance] dans laquelle l’activité a le caractère, non

plus, comme dans le travail, d’une contrainte et d’une corvée, mais d’une manifestation d’excellence,

où elle montre ce que l’homme peut être en concurrence avec des égaux de principe »122.

Il n’est pas anodin que Patočka ait souligné le terme « accomplie » (konáno), l’accomplir

étant l’essence même de l’agir. En tchèque, il faut souligner que le verbe « konat » montre

d’autant plus explicitement sa proximité avec le « conatus » latin, qui signifie l’effort

physique, moral ou intellectuel, l’entreprise ou la tentative, c’est-à-dire l’action éprouvante et

risquée tendue vers la réalisation d’un but et sous-tendue par notre libre être-au-monde. Si

l’action est praxis, la fin vers laquelle tend l’effort n’est autre que l’agent lui-même, et

l’accomplir, qui signifie aussi déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre

à cette plénitude, acquiert le sens d’un avènement du « qui » de l’agir politique. Qu’est-ce

que l’accomplir déploie, si ce n’est l’essence même de celui qui s’accomplit en agissant dans

le champ politique ? La révélation de l’agent à lui-même et aux autres, la « percée vers le

soi » dans la reconnaissance, la constitution de la subjectivité pratique en tant que telle, c’est-

à-dire dans son autonomie, est donc le but vers lequel tend le politique en tant que

problème123.

I.3.3. La « percée vers le soi » comme mouvement dissident Nous avons dit précédemment que les mouvements dissidents avaient porté en Europe

de l’Est les intentions de la vie contre les intentions du système, selon les termes de Havel.

Patočka ajoute à cette proposition que la vie en question devait être entendue au sens de

l’agir politique, et qu’il ne faut pas de ce fait assimiler l’Etat et la vie politique. Celle-ci ne se

réduit pas au processus de représentation qui fonde la légitimité du pouvoir, car elle est plus

essentiellement un mouvement d’auto-compréhension du sujet par lui-même. Ce constat

permet tout d’abord d’expliquer pourquoi la lutte pour la liberté et les droits individuels dans

les démocraties populaires ne s’est pas accompagnée d’une revendication concrète en termes

de modèle politique alternatif. Patočka écrit explicitement que la dissidence ne prétend

aucunement renverser le pouvoir en place par un acte révolutionnaire : « (…) la Charte 77 ne constitue aucun acte politique au sens étroit et strict du terme. Les signataires

n’envisagent aucune incursion ni concurrence dans aucune fonction du pouvoir politique. La Charte

122 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 60. 123 Nous parlons ici du politique et non de la politique, car nous voulons mettre l’accent sur l’agir politique en tant que tel, sorte de pôle transcendant qui permet à la société de se déployer dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire dans l’histoire.

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n’est ni une association, ni une organisation, sa base est purement morale et personnelle, les

obligations qu’on contracte par sa signature portent aussi ce caractère »124.

La solution au problème totalitaire ou post-totalitaire se situe à un niveau plus profond que

celui des changements techniques de gouvernements : elle requiert et exige le réveil de

chaque conscience morale individuelle, ainsi que la responsabilité politique de tous les

citoyens envers leurs droits et devoirs civiques. C’est autrement dit un appel à chaque

individu afin qu’il pense son action par référence à l’horizon éthique d’autonomie, celui-ci

étant la possibilité qu’a l’homme d’agir par « devoir pur »125, et non en fonction de ses

intérêts singuliers. Le bien agir est fondamentalement un acte qui révèle la subjectivité dans

sa puissance d’objectivité – au sens d’une liberté, d’une distance prise à l’égard d’un

rapport instrumental au devoir – car il n’a d’autre but que lui-même, la transcendance qu’il

désigne n’étant pas une idée ou un étant transcendants, mais l’arrachement de l’homme à

ses fins personnelles et son dépassement vers l’universel. Il est important de souligner que

l’autonomie dont nous parlons se distingue de l’autonomie du sujet kantien sur un point

essentiel : Patočka s’oppose à la conviction selon laquelle la vie morale repose sur Dieu

comme postulat nécessaire de la raison, à ce qu’il appelle la « comptabilité transcendantale »

de Kant. A l’instar de ce dernier, Patočka en appelle à une philosophie critique qui n’a « ni

dans le ciel ni sur la terre, de point d’attache ou de point d’appui »126, mais il voit dans les

postulats du sujet pratique une ultime soumission du devoir à la rationalité instrumentale. Le

déracinement propre à la vie politique exprime donc la radicalisation de la philosophie

critique, qui doit être désormais comprise en une guise non transcendantale.

C’est parce que l’acte final de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération

en Europe (1er août 1975) était censé faire des droits de l’homme l’expression politique de

principes inconditionnels que les dissidents ont soutenu ce pacte international et exigé son

application. Il fallait que les gouvernements communistes ne considèrent plus la ratification

de ce traité dans une perspective instrumentale, pour obtenir de l’Ouest la reconnaissance du

statu quo politique en Europe, mais dans un esprit d’ouverture à ce qui fonde l’humanité en

l’homme. Chaque Etat, chaque société et chaque individu doit respecter la « souveraineté du

sentiment moral », qui ne résulte pas d’un processus particulier d’objectivation de l’homme

et de son rapport aux autres, mais se découvre dans l’expérience primordiale du monde de la

vie, notamment en son troisième mouvement, celui de vérité, ou d’auto-compréhension. Le

devoir y prend la forme d’une percée ou d’un dévouement de soi à l’être, à ce que l’autre et

124 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, pp. 199 et 200. 125 Cf. Ibid., p. 200. 126 Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 97.

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moi-même sommes en propre, c’est-à-dire à notre fondamentale ambiguïté. Patočka n’utilise

pas le terme d’« ambiguïté », mais il apparaît de manière très suggestive sous la plume de

Merleau-Ponty ou de Simone de Beauvoir, qui écrit à ce propos que « déclarer l’existence absurde, c’est nier qu’elle puisse se donner un sens ; dire qu’elle est ambiguë,

c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir »127.

Laisser l’homme être, c’est lui laisser une marge de manœuvre suffisante pour qu’il puisse

conquérir le sens de son existence, c’est voir dans l’Etat ce qui garantit les conditions de cette

conquête dans la coexistence, et non ce qui fonde l’existence individuelle ou la dissout. La

percée vers l’être est indissociable d’une « percée vers le soi »128, au sens d’une rencontre

avec l’ambiguïté ou la problématicité de tout ce qui dans la vie ne peut être réduit à un objet,

et au premier chef avec nous-mêmes et les autres. Ce n’est donc pas l’impératif catégorique

qui fonde l’autonomie du sujet, mais le mouvement par lequel je vais à la rencontre de moi-

même et de la différence en l’absence de toute fondation, et par lequel j’affronte avec ou

contre elle la problématicité du sens de l’existence. La vie politique, en tant que vie en

commun dans la problématicité du sens, est un mouvement dissident qui ne relève pas de la

conscience avec sa structure sujet-objet, mais rend celle-ci possible. Ce mouvement montre

que l’autonomie n’est pas une auto-fondation, mais l’horizon éthique par référence auquel je

dois penser mon action dans le monde de la vie afin de lier celle-ci « à quelque chose de

libre, capable d’assumer la responsabilité et de respecter la responsabilité, c’est-à-dire la

liberté des autres »129, et d’accéder ainsi à ce qui place l’homme devant la totalité universelle,

dès lors qu’on ne cherche pas à l’ancrer dans un sol fondateur, mais qu’on la pense dans

l’ouverture au branle du monde et à sa puissance d’historicité.

Derrière les couches constructives du monde objectif et de ses systèmes, avant le vis-à-

vis du sujet comme conscience et du monde comme objet, la phénoménologie asubjective

élaborée par Patočka prend donc tout son sens dans la découverte du champ politique, qui

n’est pas l’œuvre de la communication intersubjective, mais un originaire pratique dont le

mouvement ouvre l’homme à sa possibilité fondamentale : devenir le lieu où la vérité se fait

chair, ce qui signifie, en un sens postmétaphysique, se libérer de l’enchaînement à la vie

naïve en se dépassant vers un horizon éthique universel, c’est-à-dire vers une existence

127 Cf. S. de Beauvoir, in Pour une morale de l’ambiguïté, III, Gallimard, 2003, p. 160. 128 On notera au passage que l’accès de l’homme à l’existence dans la vie politique est chez Patočka très proche de la formule arendtienne « the disclosure of who » (la révélation du « qui »). Elle signifie que l’agent se manifeste pleinement dans l’espace public par l’action et la parole. Cette manifestation, ou cette ouverture de l’étant à l’être, est aussi un arrachement à la nécessité du processus vital et objectal, c’est-à-dire à ce qui empêche l’homme de se penser dans l’horizon de l’autonomie. Cf. H. Arendt, in Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994, V, p. 236. 129 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 192.

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morale autonome. Dans la mesure où cette autonomie ne repose pas sur l’immanence à soi

d’une conscience, mais sur la compréhension des choses, d’autrui et de soi-même, elle est en

son fond pré-objective, ancrée dans le contexte existentiel de la vie humaine, à l’instar de la

dissidence. C’est pourquoi la subjectivité qui lui est associée n’est ni la subjectivité absolue

husserlienne, ni la subjectivité transcendantale kantienne, mais une subjectivité pratique que

l’on peut caractériser de dissidente. La subjectivité dissidente renoue avec ce que Jan Amos

Komenský, dit Comenius, appelait l’ « âme ouverte », cette âme qui, dans son essence, a fait

l’expérience de soi dépendant de tout à fait autre chose, et se sait liée à cet « autre » chose, à

une transcendance qui interdit la clôture systémique de la pensée. L’autonomie n’est donc

pas l’indépendance, le repli sur soi individualiste, elle requiert au contraire ce rapport à un

plus-haut que sont le monde et les autres en leur phénoménalité, car la liberté autonome est

responsabilité envers notre être propre et celui de l’autre. C’est ici que l’on prend toute la

mesure de la subjectivité dissidente, cette « antimodernité moderne » (Kundera) : l’homme a

une certaine place dans le monde, qui n’est pas déterminée positivement mais négativement,

c’est-à-dire au-dessus de laquelle il ne peut s’élever avec l’intention de s’en emparer

rationnellement sans tomber dans une logique totalitaire.

II. La dialectique de l’acceptation et de la dissidence dans l’avènement historique de l’autonomie du sujet

La subjectivité dissidente comme subjectivité historique et critique

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« Je me voulais événement ».

René Char, Commune présence La subjectivité patočkienne est un je corporel, une vie avec ses mouvements et son

histoire. L’histoire elle-même n’est compréhensible qu’à partir d’un rapport au monde, d’une

ouverture à soi-même, aux autres et aux choses, si bien que l’histoire du devenir humain est

avant tout l’histoire du sens, le sens étant « ce sur le fondement de quoi quelque chose

devient compréhensible »130, ou encore « l’œuvre commune du sujet et du monde »131.

L’évolution de la relation qu’entretient la subjectivité avec le sens est donc le prisme à

travers lequel il nous est permis de comprendre ce qui se joue dans l’histoire. Et c’est dès

lors cette compréhension de l’histoire qui sera susceptible de nous montrer, comme par un

choc en retour, le moment où la subjectivité dissidente se constitue en tant que telle dans le

processus du devenir humain. Patočka distingue trois stades au sein de ce devenir : le stade

anhistorique, qui laisse le passé dans l’anonymat et se déroule à un rythme purement

naturel ; le stade préhistorique, où la mémoire collective, sous la forme d’une tradition écrite,

favorise la transmission des événements passés afin de perpétuer l’ordre existant et le sens

qui lui est associé ; le stade historique, qui n’intègre la pré-historicité et sa compréhension du

passé que pour mieux les dépasser et se proposer un ou eneka jusque-là absent. Ces trois

stades ne sont pas soumis à un enchaînement nécessaire, mais expriment trois rapports

différents de la subjectivité au sens, ou plutôt deux. Deux, car les stades anhistorique et

préhistorique du devenir humain se caractérisent ensemble par l’acceptation du sens donné,

le comportement du sujet étant passif vis-à-vis de la forme de vie dans laquelle il s’est trouvé

enraciné par la naissance. Le stade historique constitue, lui, un acte dissident par lequel le

sujet rompt avec le sens immédiatement donné et s’expose à la problématicité du sens,

pouvant dès lors adopter un comportement actif vis-à-vis de son mode d’être. Il s’agit d’une

véritable conversion, en un sens plus philosophique que religieux, qui s’est accomplie dans

l’humanité européenne, de la même manière qu’elle peut se produire dans la vie individuelle

à travers le mouvement de vérité que nous avons précédemment étudié.

130 Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 78. 131 Cf. « L’homme et le monde », in Qu’est-ce que la phénoménologie ?, p. 144.

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« Ce n’est pas seulement la vie individuelle qui, en faisant l’expérience de la perte du sens et en en

déduisant la possibilité et la nécessité d’une manière toute nouvelle de se rapporter à tout, s’achemine

vers une conversion « globale ». Il se peut que l’essence propre de la césure que nous nous efforçons

d’établir comme démarcation entre la période pré-historique et l’histoire proprement dite réside

précisément dans l’ébranlement de la certitude naïve du sens qui régit l’humanité jusqu’à la

transformation spécifique marquée par la naissance presque simultanée – et, dans un sens plus

profond, réellement une – de la politique et de la philosophie. »132

La naissance conjointe de la politique et de la philosophie marque le début de l’histoire, car

dans ces deux activités humaines la problématicité du sens n’est plus athématique mais,

affrontée sans crainte, elle devient une puissance de créativité et d’autonomie. L’histoire

n’est donc pas un fait, qui serait donné de concert avec la vie humaine, mais une exigence

requise par et pour l’autonomie du sujet dissident. C’est ce que nous souhaitons montrer dans

cette partie, en nous appuyant sur les arguments historiques développés par Patočka dans ses

différents essais.

II.1. l’hétéronomie an- et pré-historique ou l’acceptation du sens donné

II.1.1. La donne naturelle de la subjectivité anhistorique La question de la condition anhistorique et préhistorique de l’homme se rattache d’autant

plus étroitement à la tentative de restitution du monde naturel par la phénoménologie que

Patočka en redéfinit le sens dans ses Essais hérétiques : le monde naturel doit être désormais

compris comme le « monde d’avant la découverte de sa problématicité »133, et non plus

comme le monde d’avant la découverte de sa scientificité. Puisque la non-problématicité du

sens caractérise l’anhistoricité et la préhistoricité du monde, le monde naturel est le monde

préhistorique. Cette interprétation est hérétique, ou dissidente, au sens où elle rompt avec la

conception husserlienne du monde de la vie comme monde préscientifique, et ouvre la voie à

une nouvelle téléologie de l’histoire européenne – sur laquelle nous reviendrons

ultérieurement. Ce qui est intéressant, dans cette définition patočkienne du monde naturel,

c’est qu’elle n’intègre plus le troisième mouvement de la vie humaine – à savoir le

mouvement de vérité, qui est aussi celui de la problématicité du sens – dans ce qui relève

purement de l’expérience originaire. Celle-ci devient l’expression d’un comportement

132 Cf. « L’histoire a-t-elle un sens ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 86. (Souligné par nous.) 133 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 31.

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humain passif et, corollaire de cette passivité, de ce qui enracine l’homme dans un sol

fondateur, dont il ne pourra jamais ne serait-ce qu’entrevoir le fond. L’originarité est ainsi

totalement dissociée de la transparence du sujet à lui-même, de l’auto-compréhension, si bien

que la donne originaire du je est désormais profondeur, opacité, nuit. Le stade anhistorique

du devenir humain est celui des peuples primitifs, « naturels », qui vivent en effet dans un

monde où il nous est difficile aujourd’hui de voir clair ontologiquement parlant. C’est un

monde dans lequel le surhumain et le mystérieux sont constamment présents. Toutes les

choses ont un esprit qui les anime, ce qui interdit aux hommes de les considérer comme des

entités pleinement déterminables, des réservoirs de forces exploitables à l’envie. Les choses

possèdent un pouvoir symbolique, qui, le plus souvent, structure l’espace des relations entre

les sujets d’une même tribu. Le surhumain, comme contre-pied évident de l’humain, est de

facto la source d’un ordre que l’on ne remet pas en question. Patočka nous donne d’emblée le

contenu phénoménal de l’expérience des peuples naturels sans passer par l’analyse d’un cas

particulier. Aussi, avant d’aller plus loin dans la description de ce contenu, pourrions-nous

prendre l’exemple des Indiens Guayaki, étudié par Pierre Clastres134.

Les premières phrases du chapitre V de La société contre l’Etat dépeignent l’atmosphère

spirituelle dans laquelle vivent les Guayaki en tant que société primitive : « Presque sans transition, la nuit s’est emparée de la forêt, et la masse des grands arbres paraît se

faire plus proche. Avec l’obscurité s’installe aussi le silence ; oiseaux et singes se sont tus et seules se

laissent entendre, lugubres, les six notes désespérées de l’urutau. Et, comme par tacite entente avec le

recueillement général en quoi se disposent êtres et choses, aucun bruit ne surgit plus de cet espace

furtivement habité où campe un petit groupe d’hommes. »135

Cette description fait clairement écho à ce que Patočka appelle le «mouvement ténébreux de

l’acceptation »136, qui caractérise en propre le stade anhistorique du devenir humain. Les êtres

et les choses « se disposent », prennent place dans un monde qu’ils acceptent comme leur

foyer, car il les accueille et les met à couvert. Ce qui est avant tout accepté sans incertitude,

c’est le sens de la vie : le souci du pain quotidien y occupe une place quasiment exclusive ;

fondé sur le principe du don des prises, il est le gage à la fois de la survie individuelle et du

maintien de la vie collective, si bien que « chaque homme passe sa vie à chasser pour les

autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture »137. Le travail est nécessairement le corrélat de

l’acceptation. Nous n’acceptons l’autre qu’en nous sacrifiant nous-mêmes, en pourvoyant à

ses besoins comme nous pourvoyons aux nôtres. Ce sens du sacrifice semble radicalisé chez

134 Cf. P. Clastres, « L’arc et le panier », in La société contre l’Etat, Minuit, 1974, Chap. V, pp. 88-111. 135 Cf. Ibid., p. 88. 136 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 43. 137 Cf. P. Clastres, « L’arc et le panier », in La société contre l’Etat, Minuit, 1974, Chap. V, p. 99.

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les Guayaki, les seuls besoins qu’un homme ait à pourvoir étant ceux des autres. Ce don n’est

cependant que l’autre nom de l’échange économique, dans lequel s’enracine la cohésion du

groupe, car il exige toujours un contre-don de même nature. L’échange ne constitue pas pour

autant la vérité du don, et l’espace économique n’est pas la condition de possibilité

fondamentale du phénomène d’acceptation. La contrainte du don réciproque est requise par

ce que Patočka appelle l’ « ajointement mutuel »138 (harmonia), qui n’est pas une simple

adaptation mécanique, mais une manière pour l’homme de réclamer la sollicitude de ses

proches afin de surmonter l’étrangeté de son être-au-monde en tant qu’être-jeté, au sens

d’Heidegger139. La solidarité qui s’instaure entre les membres d’une société primitive n’est

pas fondamentalement mécanique, n’en déplaise à Durkheim, mais ontologique ; elle relève

du processus d’appatriement de l’homme dans le monde par sa socialité, les autres étant le

« chez-soi originel » et le contact avec autrui « le centre propre de notre monde, ce qui lui

donne son contenu le plus propre, mais aussi son sens principal, voir peut-être tout le sens

qu’il possède »140. La réciprocité des dons dans la communauté Guayaki n’est donc pas

réductible au système de l’échange économique, qui abolit l’intersubjectivité par sa logique

du retour au même, il reste au contraire une voie d’accès à autrui et au monde.

Paradoxalement, elle permet au sujet de faire face à l’impropriété (adikia) de son être-au-

monde en exigeant que justice (diké) lui soit rendue par le dévouement de l’autre à son égard,

si bien que Patočka reprend la parole d’Anaximandre pour exprimer le sens de l’acceptation :

didonai dikén kai tisin allélois tés adikiás (« se faire mutuellement justice et réparer les

injustices »).

La justice, ou la propriété de soi, désigne ainsi le procès d’insertion originaire du sujet

dans son monde par la relation à l’autre. A ce stade du devenir humain, le juste constitue plus

une disposition qu’un mode d’être réflexif. Le sujet l’incorpore à travers les tabous qui lui

interdisent de poser tel ou tel acte. Chez les Indiens Guayaki, le chasseur aché a appris de ses

parents que l’on ne doit pas manger les animaux que l’on tue soi-même. L’acceptation du

sens donné fait donc signe vers l’intériorisation de règles structurant les relations au sein de

la communauté, le principe de l’échange se doublant d’une division sexuelle des tâches dont

138 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 51. 139 Dire que l’homme est un être-jeté signifie qu’il n’est pas indifférent à son être propre, qu’il en ressent l’étrangeté lorsqu’il se trouve accaparé par le monde et la coexistence des autres dans le « on ». L’être-jeté n’est donc pas un ne-pas-être-au-monde, mais un être-au-monde sur le mode de l’impropre. Cf. M. Heidegger, « Le dévalement de l’être-jeté », in Etre et temps, tr. fr. François Vezin, Gallimard, 1998, § 38, pp. 223-228. 140 Cf. « le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 34.

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les objets symboliques sont l’arc et le panier. Ces deux instruments ne sont pas eux-mêmes

animés par un esprit malin, c’est la transgression sexuelle de leur utilisation qui l’est : « Si une femme s’avisait de saisir un arc, elle attirerait à coup sûr sur son propriétaire le pané, c’est-

à-dire la malchance de la chasse (…). Quant au chasseur, ce qu’il voit et refuse dans le panier, c’est

précisément la menace possible de ce qu’il craint par-dessus tout, le pané. Car, lorsqu’un homme est

victime de cette véritable malédiction, étant incapable de remplir sa fonction de chasseur, il perd par

là même sa propre nature, sa substance lui échappe (…). »141

Les rapports entre les hommes et les femmes peuvent nous paraître totalement arbitraires,

contingents, mais ils n’en sont pas moins systématiques et rigoureusement respectés, sous

peine de perdre une identité prédéterminée par les normes qui régissent le monde des Indiens

Guayaki. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait jamais de transgression – Pierre Clastres en donne

deux exemples – mais, à moins de renoncer jusqu’au bout à l’identité de son sexe au point

d’adopter les dispositions de l’autre, celui qui a transgressé est exclu sans appel de la

communauté. Le sens de l’identité individuelle ne peut ainsi échapper au système qui rend la

vie compréhensible en l’ordonnant, mais aussi en la figeant dans ses possibilités facticielles.

Les réponses sont données et connues avant même que les questions ne soient posées. Le

sens, « modeste mais sûr », selon Patočka, est accepté sans jugement ; même la présence de

marginaux ne force pas la mise en question radicale d’un mode de vie traditionnel, n’étant

que l’exception qui, une fois encore, confirme la règle. Patočka rapproche sur ce point la vie

des peuples naturels et celle des animaux, pour qui la vie est évidente par elle-même et n’a

d’autre but que sa propre reproduction à l’identique. Mais il existe cependant une distinction

fondamentale entre l’animalité et l’humanité primitive : la problématicité est présente de tout

temps dans la vie humaine, bien qu’elle demeure en retrait dans les premiers moments de son

devenir. Le degré de cette vie dans l’évidence qui atteint au seuil de la problématicité se

découvre dans la sédentarisation, lorsque les hommes sont tenus d’organiser la vie collective

dans le long-terme, en se projetant vers l’avenir. C’est le second stade du devenir humain : la

vie n’est plus anhistorique, mais préhistorique, le propre de l’anticipation étant de pousser les

individus à transcender leur condition immédiate, à imaginer un au-delà à partir de ce qui est

déjà. Le fait d’assurer la vie pro futuro suppose la recherche d’une solution de continuité, qui

n’est plus la répétition du même, mais bien ce qui fonde la possibilité du différent.

II.1.2. La vie préhistorique comme métaphore ontologique

141 Cf. Ibid., p. 93.

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Les premières grandes civilisations ont fondé cette possibilité du différent – qui ne doit

pas être confondue avec l’effectivité de la différence – dans la constitution d’une mémoire

collective écrite, les œuvres langagières, qui forment un second monde se rapportant au

monde originel, conférant aux actes et aux pensées la durée de la pierre142. Ce second monde

est l’espace d’une phénoménalité dérivée, car en lui la chose ne se donne pas elle-même,

mais à travers un signe qui montre la monstration. La fonction du signe est de nous amener à

différencier la chose de sa manifestation, c’est-à-dire l’être de l’apparaître. Le montrer lui-

même suppose ce jeu de l’être et de l’apparaître, leur différenciation originelle ne devenant

vraiment concevable qu’en se réfléchissant à l’intérieur du signe. Contrairement au symbole

qui exprime la liaison mutuelle entre des éléments dont la combinaison est significative,

c’est-à-dire un jeu de renvoi entre deux ou plusieurs signifiants, le signe est un rapport entre

deux ordres de rapport qui ne sont pas immédiatement réductibles l’un à l’autre, à savoir le

rapport des signifiants sensibles aux signifiés intelligibles. Il n’existe pas pour autant de lien

déductif entre le signifiant et le signifié dans le signe ; celui-ci est un tout. En son sein se

réalise la présence d’une forme signifiante qui établit le passage de la pensée à l’être. Le sens

est ce passage, ce rapport de la subjectivité à ce qui est, ce qui fonde la représentation. Pour

accéder au sens, qui constitue la plénitude du signe, je dois donc comprendre à la fois le

signifiant et le signifié, le langage ayant cette capacité de retranscrire quelque chose qui nous

est donné comme une totalité. Le langage est ainsi une condition de possibilité du plein

développement du sens ; il renvoie à ce qui se montre de manière immédiate, il présentifie

l’absence, pouvant dès lors devenir, selon Patočka, « un réservoir [ zásobou ] de ce qui se montre et servir ainsi à la transmission des intuitions passées

[ co bylo nahlédnuto : pour ne pas confondre avec l’intuition au sens du remplissement de la visée à

vide, nous pourrions traduire par « ce qui a été entraperçu (dans le passé) » ] , devenir le fondement

d’un comportement qui signifie un élargissement de l’ouverture et y concourt »143.

L’activité langagière contient un mode particulier de dévoilement de l’étant, ou, le cas

échéant, de l’être. Il a la possibilité de conserver et de nous faire revivre le comportement

ouvert de nos ancêtres, mais tout dépend de la manière dont le sujet comprend ce qui se joue

dans le signe, s’il est capable d’y voir une puissance de différenciation de l’être et de l’étant.

La subjectivité préhistorique n’en est pas capable. Pour elle, selon Patočka, les étants et

l’être, les phénomènes et le mouvement de leur apparaître se confondent en un même plan,

ils ne sont pas différenciés, la vie se présentant comme une métaphore que le lecteur ne

comprendrait pas en tant que telle. Le signe n’est pas seulement réduit au symbole, tel que

142 Cf. « Considérations pré-historiques », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 33. 143 Cf. Ibid., p. 27.

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nous l’avons précédemment défini, mais à l’être même des choses. La vie préhistorique est

comprise dans une sorte de « métaphore ontologique »144 par le sujet. Le langage n’y est donc

pas considéré à proprement parler comme poétique, dans la mesure où la poièsis, qui est une

action transitive, distincte de l’acte qui la produit, et ne se réalisant que dans une œuvre

extérieure à l’artiste ou à l’artisan, suppose que la fonction signifiante du langage soit

éprouvée comme telle, de façon thématique. Dans la vie préhistorique, ce n’est pas le cas : « L’athématicité va même plus loin ici qu’en poésie, car le lecteur d’œuvres poétiques s’attend aux

métaphores en tant que telles, en tant que figures de mots, là où l’homme mythique n’y distingue pas

entre figure et figuré, signification et objet, discours et chose dite. »145

Le récit mythique est donc ce qui caractérise la préhistoricité de la vie, c’est à travers lui que

le sujet pense son être-au-monde. Une étude rapide de l’épopée babylonienne d’Atrahasis fait

penser à Patočka que l’univers mythique reste en-deçà de l’historicité proprement dite (ou de

la problématicité du sens) à cause de la fascination qu’exerce sur l’homme l’énigme de la

mort. Les dieux auraient inventé la mort pour se décharger sur l’homme de la souffrance

associée au travail. Le sens de la vie humaine serait ainsi exclusivement tourné vers son auto-

reproduction naturelle, les hommes formant une maisonnée bien organisée ou un grand

empire, dont le but ne se réduirait qu’à maintenir en vie tous les membres de la communauté

qui, en retour, renonceraient à leur liberté. Entre les hommes et les dieux, entre la vie qui se

consomme elle-même et la vie éternelle, il n’y aurait donc pas de place pour une immortalité

humaine, si ce n’est dans la perpétuation de la vie close dans le cours des générations. C’est

dire que le sujet préhistorique n’a pas encore conquis l’espace d’une libre existence pour la

renommée et pour la gloire – pour la durée dans la mémoire des autres. Il n’est qu’un des

membres de la grande chaîne d’acceptations qui fonde la continuité de l’espèce humaine. Il

n’est pas autonome, mais soumis aux dieux et aux puissances dont l’existence est acceptée

comme évidente, quoique personne ne les ait jamais vus ni ne soit assuré de leur présence.

L’humanité préhistorique n’est pas pour autant inapte à douter et à critiquer, mais elle

n’actualise pas cette possibilité car le « plus-haut » auquel elle accorde sa confiance partage

avec les étants la même sphère du monde ; il est présent au même titre que les choses sur

lesquelles il a prise. L’ordre de la société, son maintien et son organisation sont l’apanage des

dieux ou des rois et empereurs, qui se présentent comme divins ou dépositaires de la toute-

puissance divine, si bien qu’il n’y a pas de véritable frontière entre l’empire, ou le royaume,

et l’univers. La transcendance ne fait pas que s’incarner dans le monde, elle est du monde au

sens de l’être-au-monde. Il n’existe pas d’écart entre l’image de la transcendance et son être

144 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 55. 145 Cf. Ibid., p. 54.

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propre. C’est cela que signifie la métaphore ontologique : la transcendance ne se caractérise

pas par son absence, mais par une présence réelle dans le monde. La question du sens de

l’incommensurable n’est donc pas posée comme telle, l’image remplissant le vide ou le

négatif qui, seul, est susceptible de provoquer la réflexion. Dans un texte de 1952 intitulé

« Le temps, le mythe, la foi », Patočka exprime en termes incisifs cette impuissance du

mythe à susciter l’activité questionnante du sujet : « Le mythe ne parvient nulle part à une question effective, mais s’en tient à des images insolites et

énigmatiques. Dans le mythe, tout est une réalité, un extérieur, une représentation à laquelle on se

heurte. Le mythe raconte et possède, dans le cadre de la narration, un savoir universel – « les

réponses précèdent les questions 146». La vérité y est contenue sous la forme d’une image. (…) C’est

cependant le tout de la réalité qui est pris en vue dans cette optique ; la réalité tout entière est, pour le

mythe, narration épique. Par conséquent, il n’y a pas de ligne de démarcation nettement tracée entre

l’ « imaginaire » et le réel ; l’un et l’autre s’interpénètrent. Dans le mythe, le mystère est partout et

n’a nulle part de lieu spécifique. Le mystère n’y est pas non plus une catégorie déterminée qui

s’opposerait à autre chose, mais bien un caractère général de l’univers, une pré-compréhension de

l’univers en tant qu’immaîtrisé et immaîtrisable. Il y a un « sens » dans tout ce que raconte le mythe,

un sens toutefois qui demeure indéterminable au sens propre du terme, qui n’est jamais une idée qu’il

serait aussi possible de formuler isolément. Le mythe est fait de pressentiments et de suggestions

(…). Précisément parce qu’il ne distingue pas entre le passé et le présent, entre l’imaginaire et le réel,

parce qu’il ne met pas assez de distance entre l’objet et le sujet, parce qu’il se place sur le sol

originellement indifférencié d’un plus ancien qui résorbe toute déterminité, le mythe se prête

éminemment à effectuer une projection fantastique des désirs humains. (…) Cette fonction du mythe

implique, d’autre part, un profond pessimisme à l’égard de l’humanité, une conception qui accentue

la passivité de l’homme et la conscience ineffaçable de la faute dont il ne pourra en définitive être

délivré que par les dieux. »147 Ce qu’il faut retenir de cette analyse est que la subjectivité mythique donne une forme

objective, celle de la narration comme suite de représentations, au non-objectif vers lequel se

projettent ses désirs, résorbant ainsi l’écart nécessaire à l’homme pour faire l’expérience de

son autonomie vis-à-vis de la réalité sensible. La frontière entre la réalité et la fiction, entre

ce qui est et ce qui apparaît, est abolie dans le mythe, alors que l’essence même de la liberté

réside, selon Patočka, dans la compréhension de la différence. L’homme est ainsi annulé par

l’union de l’objectivité et de la non-objectivité, par la fatalité qui s’impose comme une

nécessité transcendante, la liberté n’étant réservée qu’aux demi-dieux, tels Gilgamesh ou

Achille, capables de déterminer par eux-mêmes le sens de leur vie selon les possibilités qui

leur sont ouvertes.

146 Cf. Otokar Březina, « Tajemné v umĕní », in Spisy, Prague, Melantrich, 1933, t. II, p. 9 ; tr. fr. « Le mystérieux dans l’art », Nota bene, n˚20-21-22, printemps 1988, p. 49. (N.d.T.) 147 Cf. « Le temps, le mythe, la foi », in L’art et le temps, pp. 37-39.

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Pourtant, si la fatalité du mythe est une nécessité transcendante, celle-ci transcende une

existence qui ne l’inclut pas dans sa nature. Le terme « transcendance » implique donc une

différence d’ordre : si le premier est la nécessité, le second ne peut être que la liberté. Cette

argumentation, que nous devons à Henri Gouhier, signifie qu’il n’y aurait de transcendance

de la nécessité que par rapport à un être libre, qu’il n’y aurait pas de fatalité sans liberté. Et

Gouhier d’ajouter que « Œdipe n’a pas voulu tuer son père ; il n’a pas voulu épouser sa mère : le destin est tragique parce

qu’il écrase une volonté qui voulait une autre destinée »148.

Patočka ne conteste pas que la liberté humaine est présente dans le mythe, mais elle demeure

athématique car sa présence ne se révèle que sur un mode métaphorique, ne prenant jamais la

forme d’une possibilité fondamentale du sujet. Le sujet préhistorique est un être

essentiellement libre, mais il n’a pas encore pris conscience de cette possibilité, le récit

mythique fixant une fois pour toutes le sens de la vie humaine. La préhistoricité se distingue

cependant de l’anhistoricité sur la question de l’autonomie. Patočka écrit en effet que « si la pauvreté de la vie pour la vie la [la vie préhistorique] rapproche de la vie anhistorique, une

sorte de pressentiment la fait toucher d’autre part au seuil d’un mode de vie nouveau, plus profond,

mais aussi plus exigeant et plus tragique »149.

Si le pressentiment d’une forme de vie nouvelle est caractérisé par un « toucher » sans vision,

la subjectivité préhistorique est nécessairement aveugle, à l’instar d’Œdipe qui ne comprend

pas que le malheur s’est abattu sur Thèbes par sa faute. Mais, paradoxalement, ce sont peut-

être les yeux, fascinés par l’image, qui empêchent de voir au-delà du simplement donné.

Quand Œdipe s’en aperçoit, il est déjà trop tard ; son savoir sur le bien, ce qu’il croyait ferme

et solide, est apparu comme tout le contraire. S’il est banni de la communauté des hommes,

c’est parce qu’il représente la terrible ambiguïté de l’être humain : le mystère de l’être-à-

découvert, la clarté sur soi-même, nous oblige à affronter l’équivocité de notre être, à la fois

maudit et sacré, notre savoir sur le bien et le mal étant à jamais problématique, et l’orgueil de

détenir le sens du bien à jamais puni. Sur la route de Colone, Œdipe, marqué dans son corps

comme ce qu’il est, s’en va désormais « errant et aveugle »150. Le moment proprement

tragique de la vie d’Œdipe-Roi serait dès lors tout entier contenu dans cette phrase de la

tragédie de Sophocle, qui anticipe le moment où le messager rapporte qu’Œdipe s’est crevé

les yeux 151 :

148 Cf. H. Gouhier, « Tragique et liberté », in Le théâtre et l’existence, Vrin, 1997, Chap. II, II, p. 49. 149 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 176. (Souligné par nous.) 150 Cf. « Phénoménologie et gnoséologie, l’équivoque mythique, cadre mythique de la philosophie grecque », in Platon et l’Europe, p. 58. 151 Cf. Sophocle, Œdipe-Roi, Les Belles Lettres, Paris, 1997, p. 115.

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Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois

Comprendre la vie dans l’optique du jour, c’est manquer l’essentiel, c’est ne pas voir ce qui

s’y joue. Se faire voyant, c’est au contraire s’ouvrir à la « présence impérieuse »152 de la nuit.

Le « jour » et la « nuit », termes que nous retrouvons dans les textes de Patočka, ne relèvent

pas d’un mysticisme poétique, qui rappelle pourtant celui d’Angelus Silesius153 ; c’est une

manière de dire que la vérité dévoilée est à jamais invisible, car elle est ce qui rend voyant.

La véritable lumière ne se voit pas, elle rend visible. Et si Œdipe peut dire à la lumière du

jour « que je te voie ici pour la dernière fois », c’est que celle-ci n’est pas le principe premier

de la vision. Nous avions vu précédemment, dans l’étude du platonisme négatif, que l’Idée

constituait chez Patočka l’invisible transcendance capable de rendre l’homme voyant, et, par

là-même, autonome. L’avènement d’une subjectivité proprement historique requiert donc la

possibilité d’une vie dans l’Idée, une possibilité qui échappe à la conscience mythique dans

la mesure où elle ne fait pas surgir de problèmes, alors que la problématicité, à l’origine de la

dialectique, constitue un moment nécessaire de l’Idée.

II.1.3. Le prophétisme : une transition vers l’histoire La possibilité d’une vie dans l’Idée s’ouvre avec l’apparition des prophètes. Patočka voit

en eux une première forme de résistance contre « les puissants et les violents »154. Nous

pourrions dire aussi une première forme de dissidence, puisque le sens auparavant accepté est

remis en cause en vue d’un renouvellement radical de la vie : « Il y en a qui élaborent et incarnent une norme sévère pour la vie non seulement de quelques

individus à titre d’exception, mais de vastes collectivités, qui sont donc à l’origine d’un renouveau de

la vie sociale qu’on n’hésite pas d’ordinaire à assimiler à la vie historique. Chez de telles figures, la

pré-histoire représente une préfiguration « métaphorique » d’une forme de vie qui, pour des raisons

essentielles, n’a pas son fondement dans la « vie nue », elle fait signe en direction d’une vie issue de

la liberté, sans être pourtant une telle vie, car la liberté comme thème effectif demeure absente. »155

Pour ne prendre qu’un exemple illustrant les propos de Patočka, nous pouvons citer Moïse,

qui fut au 13ème siècle avant Jésus-Christ l’âme de la résistance à l’oppression que subissaient

les Hébreux en Egypte. Il les fit sortir du pays et unit leurs divers groupes autour du culte de

152 Cf. « Les guerres du vingtième siècle et le XX siècle en tant que guerre », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 165. 153 « Das überlichte Licht schaut man in diesem Leben / Nicht besser, als wann man ins Dunkle sich begeben » ( On ne contemple en cette vie l’aveuglante lumière / Jamais mieux que lorsqu’on est entré dans la nuit), Angelus Silesius, in L’errant chérubinique, trad. fr. Roger Munier, Arfuyen, Paris, 1993, p. 133. 154 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 177. 155 Cf. Ibid., p. 177. (souligné par nous.)

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Yahvé et des tables de la Loi. Mais il n’accomplit pas totalement le chemin qui amenait les

Hébreux en terre promise ; il s’arrêta sur le mont Nebo, face au pays de Canaan, comme Dieu

le lui ordonnait, avant l’établissement de la cité sainte, au seuil d’une nouvelle vie sociale

pour le peuple élu. C’est dans cette distance scellée par la mort que Moïse devient le

véritable fondateur d’Israël, car le paradoxe du fondement est qu’il demeure à jamais voilé

dans le retrait en dévoilant, se sacrifiant toujours à ce qu’il fait apparaître. Et ce que Moïse a

fait apparaître chez les Hébreux, c’est avant tout le phénomène de la croyance, ou de la foi.

Alors que le mythe était l’expression d’une vie tournée vers le passé, la foi assume le temps

sur un autre mode : la croyance affronte l’avenir, affirme Patočka dans L’art et le temps 156.

Affronter l’avenir, c’est être libre. Le croyant n’est jamais privé de la possibilité de choisir,

même s’il s’est mal décidé ou décidé pour le mal. Le poids absolu du passé plie sous la force

de la volonté humaine et de la grâce divine, car la vie éternelle qui se fait objet de foi n’est

pas la répétition du même, mais la possibilité d’ébranler ce qui « est » par ce qui « n’est pas »

et, en un sens, « doit être ». Or la vie dans l’Idée réside dans cette possibilité de néantiser ce

qui est et de présentifier ce qui n’est pas, autrement dit de réaliser un nouveau bien, un « ou

eneka », qui n’est qu’une manière d’approfondir la conscience que nous prenons de notre

humanité, c’est-à-dire de la responsabilité que nous avons envers nous-mêmes et envers celle

de l’autre.

La foi religieuse ne peut pas cependant constituer le commencement de l’histoire au sens

propre du terme. Patočka écrit à ce titre que l’on ne peut absolument pas nier l’importance

capitale du prophétisme juif dans la tradition judéo-chrétienne de l’histoire européenne, mais

pour que celle-ci devienne véritablement historique, la judéité a dû s’helléniser, passer par la

pensée et la politique grecques157. Car la religion exprime certes la relation qui existe entre la

subjectivité et un sens total, mais ce dernier reste excentré par rapport à l’homme. De la

même manière que la conception mythique du monde, où prime l’orientation sur le passé, la

croyance détient un savoir sur l’absolu auquel les choses et toutes les autres réalités sont

subordonnées. Sans prétendre à la place la plus haute dans l’échelle de l’étant, l’homme n’y

possède pas même une position centrale en tant que sujet co-déterminant du champ

phénoménal. Aussi, écrit Patočka, « pour l’homme (…) il en découle un sens dont le contenu demeure, dans la pratique, la vie pour la

vie ou, pour employer le terme de Kant, l’hétéronomie : l’homme jouit de la protection de la

156 Cf. « Le temps, le mythe, la foi », in L’art et le temps, pp. 40 et 41. 157 Cf. « La question de la philosophie (…) le soin de l’âme et l’héritage européen », in Platon et l’Europe, p. 100.

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puissance ou des puissances qui décident, le fait d’évoluer dans leur sphère l’élève vers des contenus

qui dépassent ses possibilités (considérées sans ces contenus) (…) »158.

La liberté du croyant en tant que sujet pratique est donc hétéronome, c’est-à-dire déterminée

par une légalité transcendante dont la finalité réside dans un bien substantiel, s’exprimant

sous une forme positive et fixant le sens de la vie humaine. Le respect du devoir n’est donc

pas inconditionnel ; il dépend de principes moraux que l’homme doit suivre pour accéder au

bonheur qui lui a été promis par son créateur. L’accomplissement du devoir est autrement dit

nécessairement soumis à la causalité d’une représentation particulière de ce qu’est le bien,

précédant le pouvoir de choix de la subjectivité. En tant que fin, le bien doit être en effet

considéré comme une causalité élevée jusqu’à l’ordre du sensé, si bien que la dimension de

l’hétéronomie signifie que le sujet reste dominé par un sens donné et accepté comme tel. Si le

prophétisme ouvre le sujet au devoir, la responsabilité qu’il impose est antérieure à tout

engagement libre, suspendue à un étant absolu dont la volonté est inscrite dans l’essence de

la subjectivité. Celle-ci peut donc atteindre à la certitude sur elle-même dans et par une « foi

inébranlable »159, car en elle le sens ne peut être problématique, la question de la naturalité du

monde n’étant jamais clairement posée et la vie naïve jamais rationnellement critiquée.

Or le propre de la subjectivité est d’être, selon Patočka, une puissance d’ébranlement et

d’arrachement au particulier dans lequel elle s’enracine de façon originaire. L’enracinement

intersubjectif de la subjectivité ne condamne pas celle-ci à la passivité pure, c’est au contraire

un phénomène qui ne trouve sa véritable fondation que dans le libre engagement du sujet

dans le monde. Toute responsabilité authentique suppose une subjectivité critique comme

instance décisionnelle, si bien que c’est l’avènement historique de l’autonomie dissidente –

en tant qu’elle rompt avec l’hétéronomie de la vie an- et pré-historique de l’homme – qui

donne sens à l’acceptation du sens donné. Patočka ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que « cet essor [la vie historique] en son essence n’est pas ressenti comme un simple îlot au sein de la vie

acceptée. Il n’en est pas un. Au contraire, c’est lui qui justifie et qui fonde aussi toute acceptation,

toute passivité »160.

Cet essor correspond au mouvement de vérité, que nous avions précédemment étudié, présent

dans le « monde naturel » de l’homme préhistorique mais subordonné à l’acceptation. La

dissidence, ou la non-acceptation naïve du sens donné, est donc bien cette « vie dans la

vérité » dont parlent Patočka et Havel, une vie qui se caractérise par l’absence de fondation

puisque c’est elle qui constitue l’archè de toute donation de sens. Cela signifie que le monde

158 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 177. (Souligné par nous.) 159 Cf. Ibid., p. 178. 160 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61.

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historique oscille entre l’originarité propre au monde de la vie et l’objectivité de la science. Il

est en ce sens l’espace pré-objectif d’un sujet qui trouve dans l’altérité mondaine la force de

son engagement politique, sans jamais se laisser réduire à cet autre susceptible d’aliéner son

identité. La pré-objectivité constituerait donc un moment de la subjectivité, dans lequel se

trouveraient réconciliés la transcendance du monde et l’autonomie du sujet. On peut dès lors

se demander quel radical changement dans le devenir humain a pu produire ce passage de la

pré-histoire à l’histoire, de l’acceptation à la dissidence, de l’hétéronomie à l’autonomie.

II.2. La conversion démocratique du sujet ou l’avènement de l’autonomie dissidente II.2.1. L’avènement de la cité et le sens de la liberté dissidente

Pour reprendre les termes exacts de Patočka, nous dirons que l’homme ne peut avoir

essentiellement conscience de la liberté que dans une communauté d’égaux ; c’est pour cette

raison que la polis démocratique – qui est la réalisation historique de la vie proprement

politique – constitue le commencement de l’histoire au sens propre161. Patočka fait encore

directement référence à Hannah Arendt, qui montre dans la Condition de l’homme moderne

que la subjectivité entre dans l’apparition lorsque la sphère de l’oikia cesse d’être le noyau du

monde en général pour devenir un simple domaine privé auquel vient se juxtaposer, en Grèce

et à Rome, un autre domaine avec l’invention de la démocratie : le domaine public. La

démocratie athénienne est en effet considérée par la plupart des historiens et philosophes

comme étant à la fois l’origine et la forme radicalisée de l’expérience démocratique. Vers

510 avant Jésus-Christ, ce sont les réformes de Clisthène qui marquent l’avènement en Grèce

d’un domaine privilégié où l’homme s’appréhende comme capable de régler lui-même, par

une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions

avec ses pairs. La vie politique est indissociable de la forme discursive ou raisonnée que

prend nécessairement l’exercice en commun du pouvoir. Le processus de délibération

collective ne peut cependant être effectif sans la garantie préalable de l’égalité entre tous et

de la liberté de chacun : je ne participe pleinement à la discussion que dans la mesure où je

peux me reconnaître comme fondement de l’adhésion ultime au résultat de l’argumentation,

161 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186.

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ce qui suppose mon libre engagement dans les affaires de la cité ; en retour, je dois

reconnaître et respecter en l’autre à la fois une liberté agissante et une capacité de jugement

identiques aux miennes. Deux concepts expriment l’égalité politique, sur laquelle insiste

fortement Patočka, et qui fonde la relation qu’entretiennent entre eux les membres de la cité

antique : l’isègoria, ou égalité de parole et de participation à la discussion, et l’isonomia –

« le plus beau de tous les noms » selon Hérodote – ou égalité devant la loi. Ils sont aux

principe des fonctions collégiales qui font de la démocratie un ordre politique issu du peuple

et pour le peuple. L’usage du tirage au sort pour désigner les magistrats et la rotation des

charges publiques expriment bien le fait que les citoyens se reconnaissent les uns par rapport

aux autres comme égaux sur le plan politique.

Mais l’égalité ne signifie pas l’identité des vues sur le sens de l’objet commun, qui reste,

à ce titre, « essentiellement un objet de controverse » (Leo Strauss). La problématicité du

sens se retrouve au cœur de la vie politique, dont la réalité n’est jamais donnée, mais sans

cesse à construire, dans le perpétuel recommencement de la prise de parole. Chaque sujet a

pourtant le sentiment que la communauté intéressée au débat public forme une unité, si bien

que les membres de la polis font l’expérience des liens qui les unissent par-delà la

multiplicité et la diversité des particularismes familiaux, en s’affrontant dans des luttes

rhétoriques. Cette unité est bien plus profonde que toute sympathie éphémère ou coalition

d’intérêts, car le conflit qui l’anime est une forme essentielle de socialisation ou, plus encore,

de singularisation au sein d’un espace social en mouvement constant, mais dont les règles

fondamentales doivent être pourtant respectées. « L’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être citoyen – polites –

n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette discorde crée la tension, le tonus

de la vie de la cité, donne un visage à l’espace de liberté que les citoyens s’offrent et se refusent

mutuellement en cherchant un appui pour leur action et en combattant ce qui y résiste. (…) La

discorde, la lutte continuelle engendre ainsi au sein de la communauté une puissance supérieure aux

parties en cause, une puissance dont dépendent la signification et la gloire de la communauté : la

renommée durable auprès des mortels, kleos aenon thnèton. »162

Que le mythe, la religion ou la poésie appellent à la communion intersubjective, n’empêche

pas que l’homme est essentiellement animé par l’esprit de concurrence, qui peut, à l’extrême,

se traduire en violence. Autrement dit, pour Patočka, l’être n’est pas seulement aux prises

avec des forces destructrices, mais il existe un conflit au sein même de l’être163, si bien que

jamais, malgré les promesses des diverses philosophies de l’histoire, les facteurs de

162 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 65. 163 Cf. « Séminaire sur l’ère technique », in Liberté et sacrifice, p. 286.

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dissension ne disparaîtront pour laisser place au règne de l’harmonie universelle. En faisant

résonner les paroles d’Héraclite dans son analyse de la vie politique, en montrant que le

commun est en tout polemos et qu’il doit le rester, Patočka ébranle fortement nos habitudes

de pensée, car nous estimons généralement qu’il faut exclure ou amortir autant que possible

les conflits pour structurer et maintenir la cohésion sociale. L’expérience totalitaire des pays

d’Europe centrale et orientale nous a pourtant prouvé le contraire : la véritable violence ne

réside que dans la volonté d’organiser artificiellement, par le rituel idéologique, une

communauté autour d’un projet commun, et d’ancrer cet idéal dans les consciences

individuelles par la force. Contre le paradis des âmes harmoniques, qui n’est que l’autre face

de l’enfer totalitaire, la subjectivité dissidente porte en elle le conflit interne à la vie,

éprouvant le retrait de l’être et laissant croître en son sein l’irréconcilié, ou, en d’autres

termes, la quête questionnante qui néantise le simplement donné pour ouvrir l’horizon

téléologique des possibles.

Le conflit, le signe d’une opposition ou d’une dissension qui peuvent prendre les formes

atténuées d’une simple dissidence ou les formes violentes du combat ou de la lutte

révolutionnaire, est donc au cœur même de l’être qui, d’après la phénoménologie asubjective

de Patočka, détermine la subjectivité. La subjectivité patočkienne est en son fond puissance

d’ébranlement et de scission. La scission entre l’autonomie et l’autofondation, dont nous

avons montré les ressorts phénoménologiques en première partie, s’explique d’une manière

plus existentielle ici : ce n’est pas seulement l’être qui fonde la subjectivité, mais l’être

politique, c’est-à-dire l’être-avec-autrui dans sa dimension conflictuelle, sans jamais que ce

conflit puisse se résorber dans un quelconque mouvement dialectique de l’histoire. La forme

conflictuelle que prend la communauté politique dès son origine n’a donc pas pour modèle la

lutte des classes et son dépassement dans la société communiste grâce à la violence

révolutionnaire qui accompagne nécessairement le renversement de l’ordre bourgeois et la

mise en place de la dictature du prolétariat. C’est au contraire la dissidence, au sens de

l’opposition démocratique non-violente, qui symbolise le conflit se jouant au sein même de

l’être et engendrant la cité, mais aussi la vie proprement historique. Pour cette raison, il

semble que nous soyons fondés à qualifier de dissidente la subjectivité qui se constitue avec

l’avènement conjugué de l’histoire et de la politique. La subjectivité dissidente est en ce sens

un combat pour la manifestation de l’être en sa conflictualité, c’est-à-dire pour la

problématicité du sens qui est le gage de la liberté humaine et de l’autonomie individuelle.

La conversion démocratique du sujet est à ce titre inséparable du primat de la liberté sur

l’égalité. Cette priorité ontologique empêche les rapports égalitaires qui se nouent entre les

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citoyens de n’être que la représentation d’une harmonie pré-établie venant figer une fois pour

toutes le sens de l’histoire et identifier chacun à son rôle dans la communauté politique. La

liberté est première parce qu’elle est possibilité d’accomplir son être propre dans l’être-en-

commun. C’est une liberté positive au sens d’Isaiah Berlin164. Mais dans la mesure où le sens

de cet être-en-commun n’est pas fixé, où il est à jamais problématique et objet de conflit, la

liberté patočkienne est aussi possibilité de choisir, y compris de ne rien choisir. C’est donc

autant une liberté positive qu’une liberté négative. Il y aurait ainsi une co-originarité de la

positivité et de la négativité dans la liberté patočkienne, avant même que cette distinction ne

devienne l’objet d’une opposition idéologique manipulée par les uns et les autres, notamment

par les marxistes et les libéraux.

Si la liberté humaine n’est pas simplement positive, cela signifie que l’histoire ne dépend

pas unilatéralement de l’économie, et que la libération du genre humain ne réside pas avant

tout dans la transformation du système productif. En effet, de quelle liberté puis-je disposer

si l’égalité des moyens ne me permet que d’accomplir quelque chose dont le choix m’est

imposé ? Suis-je vraiment libre si les biens dont je dispose me sont attribués de façon

arbitraire par une autorité supérieure, indépendamment des possibilités de choix qui me sont

ouvertes par la vie en commun ? Patočka ne nie pas que l’avènement de la vie politique, ou

démocratique, est indissociable d’un changement dans les conditions économiques,

notamment avec l’organisation du travail par un pouvoir religieux. Mais cette nouvelle

organisation est à l’origine de l’empire, et non de la cité. Même l’esclavage ne peut expliquer

l’apparition de la démocratie athénienne, c’est-à-dire la libération de quelques individus – la

population masculine, ayant au minimum trente ans, hormis les métèques et les esclaves – du

domaine des nécessités économiques pour la vie politique. La démocratie n’est pas

fondamentalement constituée par l’esclavage, car c’est elle qui vient le limiter dès l’origine.

C’est dire que la dépendance entre l’histoire, la politique et l’économie n’est pas unilatérale,

mais bien réciproque165. En tant que sphère « supérieure », la politique se projette dans

l’économie, lui donne sens tout en transformant ses conditions et tout en contrôlant ses

accomplissements. L’activité politique, ainsi que la subjectivité qui la réalise, ne sont pas le

reflet de la structure économique, car elles n’émergent que là où se produit une donation de

sens à la vie par et pour la liberté – autant positive que négative. La lutte des classes, qui se

déroule elle-même dans l’espace politique, est à ce titre principiellement une lutte dissidente,

c’est-à-dire dans la sphère de la liberté et pour élargir l’accès à la liberté.

164 Cf. I. Berlin, in Eloge de la liberté, trad. fr. J. Carnaud et J. Lahana, Pocket, 1990, chap. III. 165 Cf. « Gloses », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 186.

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« Or, si la lutte des classes n’est pas une question économique, mais « spirituelle » et

« existentielle », elle ne peut être isolée de l’ensemble du spirituel tel qu’il se découvre dans la sphère

de la liberté. Il n’y a pas seulement lutte mais aussi solidarité, il n’y a pas seulement la collectivité

mais aussi la communauté, et la communauté connaît d’autres liens que celui créé par l’ennemi

commun. »166

Si la vie politique n’est pas seulement caractérisée par la lutte, mais aussi par la solidarité,

c’est qu’elle est en son fond cette « unité des ébranlés » qui affrontent ensemble l’angoisse

de la finitude humaine et le vieux fantasme du retour à l’Un que cette inquiétude existentielle

est susceptible de réveiller dans l’histoire. La liberté du sujet dissident est la « liberté des

intrépides »167, de ceux qui osent porter un regard originaire dans ce qui est. Et Patočka

d’ajouter que c’est ainsi qu’Héraclite voit l’unité et l’origine commune de la cité et de la

philosophie, celle-ci étant l’activité qui, par excellence, permet au sujet de départager une

chose selon son être.

II.2.2. Le conflit de la philosophie et du monde politique

La conversion démocratique de la subjectivité exprimerait donc l’émergence conjointe

de la politique, de l’histoire et de la philosophie – ce que Paul Ricœur appelle « le destin

solidaire des trois dimensions de l’humanité européenne ». Car c’est bien l’humanité en tant

qu’européenne qui représente l’humanité du troisième stade du devenir humain, le stade

historique. La subjectivité dissidente est en ce sens la figure proprement européenne du sujet

pratique, qui ne se constitue que dans l’ébranlement du sens donné et accepté. Le concept de

problématicité nous a montré que cette scission initiale n’impliquait pas une chute dans le

non-sens, mais, au contraire, la possibilité d’atteindre une teneur de sens plus libre, à quoi

l’on peut rattacher l’étonnement devant le fait que les choses soient, que les philosophes

antiques considèrent comme le pathos propre et l’origine de la philosophie. Philosophie et

politique se retrouvent donc unies dans l’acte dissident qui marque la naissance de l’histoire

et de la subjectivité européennes. Cette union est cependant semblable à la solidarité des

ébranlés, si bien qu’elle n’est pas exempte de conflits qui rendent difficiles les rapports que

la philosophie entretient avec le monde politique. La question qui se pose est celle de la

possibilité de l’engagement politique du philosophe. La philosophie existentielle de Patočka

166 Cf. Ibid., p. 187. 167 Cf. « Le commencement de l’histoire », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 61.

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présente des similitudes avec la pensée engagée de Sartre. Dans les années 1970, Patočka va

même jusqu’à écrire, non sans une pointe d’ironie, que « Sartre est un européen, mais non traditionnel. Il part de la liberté à laquelle l’Europe a renoncé,

mais qui s’est étendue loin au-delà des frontières européennes, repoussant le vieux continent à

l’arrière-plan et à l’écart. (…) Il a mis tous les tabous à l’épreuve, sans reculer devant aucun (…).

Faisant preuve d’ « irrévérence » en premier lieu à l’égard de son propre « système », dans la mesure

où il allie une doctrine de la liberté extrême (au sens métaphysique) avec le marxisme. Il a bafoué les

vérités éternelles en sa propre personne (…) ne reconnaissant, en guise d’impératif catégorique, que

la liberté pour tout le monde, toujours, en toute circonstance. La fait que ce credo soit en soi

contradictoire ne l’a pas arrêté. (…) Sartre est, en germe, l’ouragan qui fait que, de l’Atlantique au

Pacifique, les colosses se voient abattus par des nains. Sartre est l’esprit des Lumières, le rationalisme

fondamental et radical qui vise à ébranler tous les principes à l’exception de la seule négation,

respectée pour autant qu’elle incarne le mouvement même de l’ébranlement »168.

Mais ce qui distingue Patočka de Sartre est déjà plus ou moins contenu dans ce court extrait.

Il ne s’agit pas seulement d’une grande différence de tempérament – le compte-rendu de leur

rencontre à Prague en 1968 témoigne d’un grand embarras réciproque – ; ce n’est pas non

plus l’asymétrie fondamentale qui existe entre la situation politique d’un européen de

l’Ouest, dont l’engagement est depuis longtemps voué au communisme, et celle d’un

européen de l’Est, dont le système communiste a justement voué à l’échec toute forme

d’engagement. Cela tient plus essentiellement à une conception différente de la manière dont

philosophie et politique s’imbriquent : tandis que chez Sartre l’engagement est une nécessité

existentielle en réponse à l’absurdité du monde, Patočka voit dans la philosophie une

instance socratique qui doit interroger sans cesse la validité et le bien-fondé des convictions

politiques dominantes. Les conséquences politiques d’une telle attitude ne sont pas pour

autant anodines, elles sont plutôt immenses, et surtout extrêmement dangereuses pour celui

qui pose les questions, le procès de Socrate en est une exemple flagrant, le sort réservé à

Patočka et aux dissidents de la Charte 77 ne l’est pas moins.

Là encore, c’est la problématicité du sens qui évite à Patočka de penser l’engagement

politique comme une simple nécessité intérieure individuelle, dans laquelle il faut se jeter à

« corps perdu », et destinée à remplir un manque total d’être – un vide qui affecte autant le

monde que le sujet. Le monde n’est pas absurde, comme le répètent Simone de Beauvoir et

Patočka, mais ambigu, et c’est cette ambiguïté qui rend possible le fait que le sujet soit

perpétuellement en chemin. Le conflit du monde et de la philosophie est celui-là même qui

permet le mouvement historique ; grâce à lui le sens est sans cesse à créer et à recréer, et la

communauté réelle des hommes toujours en quête de son authentique visage, de sa vérité.

168 Cf. « Les héros de notre temps », in Liberté et sacrifice, p. 327.

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Mais ce mouvement ne va pas de soi, contrairement aux mouvements du monde naturel qui,

par définition, ont leur principe en eux-mêmes. Il relève au contraire de l’idée socratique

selon laquelle la vérité n’est pas un bien commun hérité de la nature, mais un bien que

chacun doit aider personnellement à venir au monde, car l’essentiel n’est pas de vivre, mais

de bien vivre, de faire le choix du sens de la vie contre la vie naïve, c’est-à-dire de vivre dans

le bien, correctement et justement. Dans le mouvement historique, la subjectivité est donc

placée au centre du monde, elle est autonome, mais cette autonomie se peut se réaliser que

dans le choix du libre engagement pour le juste. Paul Ricœur a bien montré que l’ambiguïté

de la notion du juste vient de l’opposition constitutive à l’idée même de justice,

alternativement tirée du côté du « bon » et du côté du « légal »169. Nous pouvons voir dans

cette opposition l’expression du conflit qui se joue entre la philosophie et le monde

politique : si l’on conçoit le bien, non de façon déontologique, mais comme vérité ou

authenticité au sens de Patočka, le bon s’oppose au légal comme la loi authentique s’oppose

à la loi réelle de la cité en vue de se réaliser dans le monde dans un mouvement dialectique –

cette dialectique ne relevant en aucune manière du mouvement d’autodétermination du

concept, mais de la libre conversion philosophique et démocratique du sujet. La nécessité du

conflit entre le monde et la philosophie est donc d’un autre ordre que l’accomplissement de

l’Idée dans l’histoire ; c’est une exigence dont la véritable positivité tient à

l’accomplissement par l’homme de son être propre et de l’être du monde. Mais si conflit

permanent il y a entre philosophie et monde politique, c’est que même l’engagement

politique du philosophe ne pourra jamais réconcilier pleinement l’être, qui se fait

transcendance, ou dissidence, et l’apparaissant dans une seule et même loi.

Au début des années 1930, dans un texte de jeunesse intitulé « Remarques sur la position

de la philosophie dans et en dehors du monde »170, Patočka montre en effet que ce conflit qui

existe entre la philosophie et le monde n’est pas contingent, mais tient à l’idée générale dont

la philosophie est la réalisation concrète : la possibilité authentique de l’homme est de

connaître le monde en totalité, mais le sujet ne peut saisir cette possibilité qu’en abandonnant

le sol du monde, en le transcendant, alors même qu’il est fondamentalement un être-au-

monde. Le rapport du sujet au monde est donc caractérisé par un double mouvement : le

mouvement hors du monde a pour corollaire inévitable le mouvement inverse de retour au

monde, si la liberté ne se veut pas un départ vers un royaume absolu, mais une responsabilité,

un devoir envers ce monde. Le problème vient du fait que pour accéder au monde en totalité,

169 Cf. P. Ricœur, « Le juste entre le bon et le légal » (1991), in Lectures 1, autour du politique, Points-seuil, 1999, pp. 176-195. 170 Cf. Liberté et sacrifice, pp. 13-25.

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c’est-à-dire à la phénoménalité, le sujet doit rompre avec l’attitude naturelle associée à la vie

naïve, ce qui constitue le propre de l’épochè. Entre l’attitude naturelle et l’attitude

philosophique, il n’y a pas de sol commun, pas de terrain d’entente, la philosophie et le

monde ne parlant pas le même langage. C’est cette incompréhension fondamentale qui

condamne le philosophe à être toujours en porte-à-faux vis-à-vis du monde, à moins qu’il

n’adopte les principes et les règles du langage positif en objectivant sa pensée dans

différentes thèses, telles, par exemple, le matérialisme ou le psychologisme. Si, au contraire,

le philosophe persiste dans une attitude désobjectivante, interrogeant sans cesse le sens des

choses afin d’en arriver à la vérité, le conflit entre la philosophie et le monde ne fait que

s’exacerber, notamment lorsque le monde prend la figure de l’Etat. Dans l’Apologie de

Socrate, le différend originaire entre le langage philosophique et le langage mondain est

porté à son comble : « Et moi, à présent, je vais m’en aller reconnu par vous coupable, par vous condamné à mort, tandis

qu’ils s’en iront, eux, après qu’ils auront été, par la Vérité, jugés coupables d’improbité et

d’injustice ! Je m’en tiens, moi, à la peine que vous m’avez fixée, et eux, à la leur : voilà sans doute

comme il fallait probablement qu’il en fût, et il en est, je crois, parfaitement ainsi. »171 Cet extrait du troisième discours de Socrate pose selon Patočka une question essentielle :

l’Etat a-t-il le droit et l’autorité pour juger et évaluer son propre jugement ? ou ne doit-il pas

s’en remettre à une instance capable de déterminer l’authenticité de son verdict ? Mais si

cette instance est celle-là même contre laquelle il lutte, que se passe-t-il ?

L’Apologie a montré que le monde, qui se défend et se ferme contre la philosophie, ne

peut la juger sans simultanément se priver des moyens d’accéder à lui-même. La vérité a

ainsi condamné le monde à être privé d’elle. La condamnation à mort de Socrate condamne

en même temps le monde à l’inauthenticité, à l’absence de vérité. Le discours socratique est

en rupture avec le monde ; il symbolise l’acte par lequel le conflit entre la philosophie et le

monde est poussé jusqu’au point de non retour. Dans le monde des affaires humaines, il faut

bien avouer que c’est l’injustice qui règne, et que le philosophe, s’il a pour principe de rester

fidèle aux lois de sa cité, donc à la cité elle-même, doit accepter de subir le jugement injuste

des hommes, et affronter sans crainte la mort qui en résulte. Car est-il juste de se soustraire

aux lois de la cité réelle lorsque nous faisons l’objet d’un jugement inique ? La seule chose

que le droit nous permet n’est-elle pas de nous défendre par la parole, mais de nous

soumettre lorsque la sentence est prononcée ? C’est, selon Patočka, la question que pose le

171 Cf. Platon, in Apologie de Socrate, trad. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Folio essais, 1997, troisième discours de Socrate, 39b, p. 63.

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Criton, dialogue platonicien qui fait suite à l’Apologie de Socrate172. La réponse à cette

question est, nous le savons, négative. Mais Patočka va tenter de montrer que l’attitude

socratique, loin d’être un hymne à la soumission de l’individu à l’Etat, a fortiori lorsque

celui-ci est injuste, est au contraire un mouvement de l’âme vers le monde, afin de renforcer,

au-delà du conflit qui les déchire, les liens qui les unissent. Comment ne pas penser, dans ce

cas, à la signification que les dissidents tchèques ont donnée à la Charte 77 : « Les signataires de la Charte 77 ne prétendent à nulles prérogatives ni fonctions politiques ; mais ils

écartent aussi toute prétention à représenter quelque chose comme une autorité morale, une

« conscience » de notre société. Ils ne se jugent supérieurs à personne ni ne condamnent personne.

Leur effort se borne à souligner pourtant avec énergie qu’il existe une autorité supérieure qui oblige

les individus dans leur conscience personnelle et les Etats au moyen de la signature de leurs

représentants sur des pactes internationaux de signification fondamentale. Que cette obligation n’est

pas fonction de l’opportunité, d’après les règles de convenance et de disconvenance politique, mais

que leur signature signifie l’obligation de subordonner la politique au droit et nullement le droit à la

politique. »173

Derrière l’apparente humilité des intentions de la Charte 77, il faut déceler la force qui anime

les dissidents dans leur détermination à faire appliquer les principes fondamentaux des droits

de l’homme, mais aussi comprendre que cette volonté est indissociable d’une fidélité sans

bornes à un pays qui a fait ce qu’ils sont.

II.2.3. Légalité démocratique et subjectivité dissidente

Le problème qui se pose à ce stade de notre étude est celui du rapport qu’entretient le

sujet dissident avec les lois de son pays, et avec la légalité en général. Reprenons les analyses

patočkiennes du Criton. Criton, ami dévoué et compagnon de jeunesse de Socrate, ne

parvient pas à comprendre pourquoi Socrate refuse l’aide qu’il lui propose. Criton souhaite

faire sortir Socrate de la prison où la délégation de Délos est sur le point de venir le chercher

pour le mettre à mort, mais le philosophe n’en a que faire. L’attitude de Socrate paraît

absurde : échapper, par la fuite, à la sentence prononcée par le tribunal d’Athènes semble

encore le meilleur moyen de montrer à la face du monde que le philosophe a été victime de

l’injustice de sa cité. Refuser l’exil est cependant pour Socrate un devoir, car entre être

172 Cf. Le commentaire du Criton réalisé par Patočka, in Les Temps modernes, mai-juin 1998 (trad. fr. P. Merlier et Y. Boisselet). 173 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 200.

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victime de l’injustice et commettre l’injustice, le pire des deux maux est toujours et en toutes

circonstances le second. « Examine donc maintenant, avec grande attention même, si, toi aussi, tu es en communauté de vues

avec moi, si tu penses ce que je pense, et si, dans notre délibération, nous devons partir de ce

principe, que jamais il n’y a de rectitude, ni à commettre l’injustice, ni à répondre par l’injustice à

l’injustice, ni, par un mauvais traitement dont on est victime, à rendre un pareil mauvais traitement

(…) car tel est mon sentiment à moi, depuis longtemps comme à présent encore. »174 Il ne faut pas rendre un mal pour un mal : Socrate fait de cet énoncé un principe, qui n’est pas

l’objet d’une représentation, mais une conviction présente dans le sujet avant toute réflexion,

un « sentiment » moral qu’il possède en lui quasiment de tout temps – « depuis longtemps ».

L’éthique socratique reposerait donc sur un fondement pré-réflexif, dont on ne nous dit pas

l’origine, simplement là, donné et accepté comme tel. C’est en ce sens que Patočka parle de

la « souveraineté du sentiment moral »175. Car même si le sens de la vie est problématique,

cela ne signifie pas qu’il faut céder au relativisme le plus débridé ; il existe des principes

inconditionnels qui deviennent thématiques dans la vie politique, mais qui sont déjà présents

sous la forme d’un sentiment originaire dans le mouvement d’acceptation, par lequel l’autre

m’accueille dans le monde et me met à couvert. Patočka écrit que le sentiment était pour

Palacký176 le foyer créateur de l’esprit humain, et il semble reprendre à son compte cette

conception. Le sentiment n’exprime pas la simple influence des agents extérieurs sur la

subjectivité, qui adopte en ce sens un comportement purement passif, il est à la fois ce qui « réunit en soi toutes les influences extérieures qui agissent sur l’homme et les fait apparaître,

transformées, en tant que concepts et idées. L’activité de l’esprit implique une manière d’amour-

propre, un amour non pas du soi factuel, mais de l’idéal qui vit en nous, une aspiration à vivifier, à

étendre et à intensifier l’être propre. Le principe de l’esprit est l’unité, la liberté, l’autonomie. C’est

de là que découlent les lois de la morale et de la justice, contraignantes pour tout le monde »177.

174 Cf. Platon, Criton, trad. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Folio essais, 1997, p. 85. 175 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 199. 176 PALAČKY, František (1798-1876), historien, animateur de la vie culturelle et homme politique, est la personnalité la plus marquante de la renaissance nationale tchèque aussi bien sur le plan scientifique qu’au point de vue moral (le « Père de la Nation »), auteur d’une monumentale Histoire de la nation tchèque en Bohême et en Moravie. Les deux principes qui lui servent à définir le caractère spécifique de l’histoire tchèque sont, d’une part, l’idée religieuse de la Réforme, d’autre part, l’esprit démocratique. Le sens de cette histoire réside donc dans la résistance opposée au Drang nach Osten des Allemands (porteurs de l’idée du féodalisme et de l’absolutisme) et la période hussite en représente le point culminant. Chef politique de la nation à partir de 1848, il prône un « austroslavisme » fondé sur une fédéralisation équitable de l’empire. Sa pensée exerce une profonde influence sur Masaryk qui dit, dans ses entretiens avec Karel Čapek : « Dans Palacký, j’ai trouvé une profonde justification philosophique de mon programme politique, c’est à lui que je dois ma conception de la question tchèque, mon point de vue sur la Réforme tchèque et l’idéal d’humanité ». Cf. L’idée de l’Europe en Bohême, p. 218. 177 Cf. « La philosophie de l’histoire tchèque », in L’idée de l’Europe en Bohême, pp. 124 et 125. (Souligné par nous.)

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Pour réintégrer cette définition du sentiment dans la pensée de Patočka, nous pouvons dire

que la déclôture du monde, qui devient dans le mouvement de vérité une ouverture à l’être,

est indissociable d’un sentiment d’amour et de respect qui oblige envers soi-même et envers

l’autre. Et le devoir n’est pas autre chose que cette donne originaire de la moralité qui définit

l’être humain, et qui doit nécessairement s’incarner dans les lois d’un pays afin que le vivre-

ensemble soit possible de manière ordonnée et civilisée.

Ce « sentiment » du devoir permet à Socrate de montrer que le philosophe n’est pas un

traître, non simplement de façon contingente, mais essentiellement, car il ne peut agir contre

ce qui fonde l’Etat, c’est-à-dire contre la loi. Bien entendu, tout devoir moral implique, entre

autre, l’obligation du sujet de se défendre contre toute injustice commise à son égard. Mais

cette résistance va de pair avec le respect de la légalité. Socrate est là-dessus catégorique :

avait-il convenu avec la cité qu’il n’obéirait qu’à des jugements et des commandements

justes ? L’objet d’une convention n’est-il pas précisément l’obéissance inconditionnelle du

sujet ? Le contrat démocratique avait laissé au philosophe la possibilité de persuader les

citoyens athéniens de son innocence mais, une fois jugé, il devait obéir, sans quoi il aurait

remis en cause l’existence même de la cité. Cela signifie que la légalité ne peut être bafouée ;

elle est à l’origine de la constitution sociale sur laquelle est fondée toute civilisation, si bien

que toute injustice commise à son égard risque en même temps de faire disparaître la

possibilité de l’être-en-commun. Ce ne sont donc pas les lois, mais les hommes, qui sont à

blâmer pour la condamnation injuste de Socrate, car lui-même avait déjà reconnu que dans

les lois empiriques et démocratiques de sa cité se manifestait une participation à la loi

absolue. Le philosophe sauve ainsi la légalité réelle pour ne pas trahir la légalité authentique,

celle qui exprime la moralité que tout homme porte en lui et qui le définit en propre.

Inversement, le fait de ne pas s’évader montre que le philosophe reste en communication

avec la cité réelle, que le conflit qui les oppose n’est pas strictement personnel, que la

conversion philosophique concerne tous les citoyens au même titre, et pas seulement un

penseur isolé, coupé d’un monde qu’il méprise et auquel il se croit supérieur. Force est de

noter que Patočka reprend cette idée dans son explication de la Charte 77. Il rappelle en effet

que les dissidents ne se jugent pas au-dessus des lois et ne condamnent pas ceux qui ne

luttent pas de leur côté. La subjectivité dissidente n’est aucunement une autorité morale.

Seule la vérité l’est.

Le sens de l’attitude socratique dans le Criton est alors le suivant : la victoire remportée

dans une querelle spirituelle – ce qui fait l’objet de l’Apologie de Socrate – ne donne

absolument aucun droit à la révision d’une querelle mondaine, et c’est seulement en

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maintenant les deux jugements que paradoxalement le jugement spirituel, celui de la vérité,

conserve sa validité. Mais, comme nous l’avons vu, le paradoxe n’est qu’apparent puisque

l’erreur du jugement mondain vient entièrement de ceux qui appliquent les lois, et non des

lois elles-mêmes. La conciliation de la résistance non-violente à l’injustice et du respect de la

légalité n’est donc pas paradoxale et ne souffre d’aucune inconséquence, bien au contraire :

elle fait surgir un problème fondamental quant à ce qui constitue en propre la vie politique.

Patočka insiste fortement dans la Charte 77 sur le fait que la défense de la liberté et des droits

individuels ne passe pas avant tout par la proposition d’un modèle politique et économique

alternatif, comme si décréter le passage de la propriété collective à la propriété privée des

moyens de production, ainsi que la mise en place d’élections libres, pouvait changer de façon

radicale à la fois les mœurs politiques d’un pays et la qualité des hommes au pouvoir. La

transition démocratique dans les Etats d’Europe centrale et orientale, à laquelle Patočka n’a

pas assisté, montre que les élites politiques communistes ont entrepris une transformation

précoce, avant 1989, des rapports de propriété, et reproduit ainsi, au seuil du changement de

régime, une position dominante dans le système à la fois politique et économique. Ce qui

signifie que Patočka et les autres dissidents avaient raison lorsqu’ils affirmaient que la

solution au problème post-totalitaire se situait à un niveau plus profond que celui des

changements techniques de gouvernement : elle supposait et exigeait le réveil de chaque

conscience morale individuelle et la responsabilité politique de tous les citoyens envers leurs

droits et devoirs civiques. Et pour cela, il fallait que les citoyens tchécoslovaques adoptent

une attitude socratique en en appelant aux engagements formulés par l’Etat de façon à la fois

interne et externe. C’est ce que signifie la Charte 77 sur le plan de l’action concrète menée

par les dissidents : résister à l’Etat dans le cadre de la légalité, qui n’était autre, au niveau

constitutionnel, que celle d’un régime démocratique – l’Etat poussant même la « fiction

constitutionnelle »178 jusqu’à ratifier, en 1975, les accords d’Helsinki. Rester dans le cadre de

la légalité n’est donc possible que sous certaines conditions : l’attitude socratique ne prend

tout son sens que dans un régime dont les lois sont démocratiques, c’est-à-dire participent,

selon une terminologie moderne, à l’idée des droits de l’homme, bien qu’elles ne soient pas

appliquées avec sagesse par les personnes qui s’en font les médiateurs. La subjectivité

dissidente doit donc respecter toujours et en toutes circonstances la légalité démocratique de

son pays, car de telles lois respectent l’être humain :

178 Cf. R. Aron, « Fictions constitutionnelles et réalité soviétique», in Démocratie et totalitarisme (1965), Folio essais, 2001.

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« (…) elles lui donnent la possibilité de devenir pleinement un homme, (…) elles réglementent le

mariage, l’éducation, la vie civile, (…) elles donnent en même temps à chaque adulte la possibilité de

partir, même avec tous ses biens, là où bon lui semble, et de plus, la possibilité de « persuader la

loi », la possibilité de changer les ordonnances légales par un vote politique. C’est là que se situent

les lois, non pas comme un pouvoir qui ne prêterait aucune attention à la personne, la foulant aux

pieds ainsi qu’on le pratique sans doute dans certaines sociétés primitives, mais bien plutôt comme

une autorité paternelle qui requiert le respect et la piété. Car les lois sont en effet la cause de chaque

individu, l’origine du fait qu’il est ce qu’il est, au sens plus éminent encore que ses parents

biologiques »179.

La subjectivité dissidente, définie par une certaine immanence à soi qu’elle n’acquiert que

dans la vie proprement politique, n’est pas incompatible avec la transcendance d’une légalité

capable de limiter un individualisme absolu qui serait destructeur pour la vie en commun. La

légalité de la cité réelle doit cependant pouvoir être remise en cause par la communauté dans

son ensemble, ou par ses représentants légaux, afin d’approcher toujours plus des lois qui

régissent la cité authentique. La conversion démocratique et philosophique du sujet requiert

donc, jusque dans la résistance à l’injustice, ce respect pour ce qui fonde notre humanité. Et

dans la mesure où l’humanité dont nous parlons est essentiellement européenne, il s’agit

maintenant d’analyser comment et jusqu’à quel point cette conversion a pu déterminer le

sens de l’Europe.

II.3. L’expérience totalitaire ou l’histoire européenne à contre-sens

II.3.1. Le sens de l’Europe comme « soin de l’âme »

Nous avons montré précédemment que l’histoire européenne – qui est aussi l’histoire en

général pour Patočka – commence là où le sujet rompt avec le sens donné et découvre son

caractère éminemment problématique, conscience qu’il ne peut prendre que lorsque s’ouvre à

lui un espace de liberté, proprement politique, toutefois régi par une légalité qui fonde à la

fois la possibilité d’une vie en commun authentique et l’auto-compréhension du sujet par lui-

même. Le fait que le sujet puisse et doive penser son action par référence à l’horizon éthique

179 Cf. Le commentaire du Criton réalisé par Patočka, in Les Temps modernes, mai-juin 1998 (trad. fr. P. Merlier et Y. Boisselet), p. 79.

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d’autonomie n’a donc rien d’anhistorique ou d’essentiellement transcendantal ; il est rendu

possible par la dialectique de l’acceptation et de la dissidence vis-à-vis du sens donné, qui est

un phénomène essentiellement historique, car c’est lui qui crée l’histoire dans l’avènement

conjugué de la politique – sous la forme de la démocratie – et de la philosophie. Et si la

figure socratique est tellement prégnante dans cette évolution de l’humanité européenne,

c’est qu’il ressort des analyses de l’Apologie et du Criton que Socrate « est celui à qui un but propre et le bien commun tiennent plus profondément à cœur que ce qui

n’appartient que secondairement à la communauté : que son souci de l’âme est donc un souci

expressément politique »180.

Pourquoi le souci de l’âme est-il un souci expressément politique ? Et avant tout, qu’est-ce

que le souci, ou plutôt le soin de l’âme (peče o duši) ? L’âme est précisément ce qui en

l’homme est capable de vérité181. Etre capable d’une chose, c’est avoir en soi la possibilité

d’accomplir cette chose, de la faire venir au monde, de la rendre apparaissante. Le soin de

l’âme peut donc tout d’abord être interprété comme le souci qu’a l’homme de manifester la

vérité. Mais pour que la vérité puisse devenir en l’homme phénomène, il faut au préalable

que l’homme ait une compréhension essentielle de ce qu’est la manifestation. Le soin de

l’âme ne commence que là où le sujet s’étonne que l’étant apparaisse et se demande pourquoi

il se manifeste tel qu’il se manifeste. Le soin de l’âme est à ce titre toujours simultanément

un souci pour l’étant en totalité, c’est-à-dire pour le monde. Car la vérité n’est pas

adéquation, mais le mode sur lequel les choses apparaissent telles qu’elles sont, se dévoilent,

et le monde, selon Patočka, est cet a priori universel de toute expérience, dont le mouvement

rend possible tout apparaître. « Le soin de l’âme découle en son fond de cette proximité de l’homme à l’apparaître, au phénomène

en tant que tel, à cette manifestation du monde en totalité qui se produit dans l’homme, avec

l’homme. »182 Or l’espace propre de la phénoménalité est le monde politique, dans lequel l’homme permet

aux choses de se montrer telles qu’elles sont par la parole et dans l’action. Le soin de l’âme

révèle donc sa possibilité authentique dans l’espace public de la cité : être un souci pour le

bien commun, qui n’est autre qu’un souci du juste et du vrai.

L’homme n’est donc juste et véridique que s’il se soucie de son âme : cette affirmation

constitue par excellence l’héritage grec, avant même qu’il soit celui de Socrate. Elle exige de

quitter la présence immédiate de la totalité au simple regard pour entrer dans la concrétude de

180 Cf. Ibid., p. 68. 181 Cf. « Qu’est-ce que le phénomène ? Phénoménologie et philosophie phénoménologique, phénomène et vérité », in Platon et l’Europe, p. 35. 182 Cf. Ibid., p. 35.

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ce qui se manifeste. Prendre soin de son âme, ce n’est donc pas trouver refuge loin de ce

monde, mais au contraire affronter le réel dans toute sa problématicité. Comment et pourquoi

les choses se montrent-elle à nous ? Deux pensées antagoniques ont tout d’abord répondu à

cette question, celle de Démocrite et celle de Platon. Il ne s’agit pas ici d’exposer en

profondeur leur système, mais de voir ce qui a interpellé Patočka dans leur conception du

soin de l’âme. Dans une perspective matérialiste, Démocrite comprend dans un premier

temps l’âme comme une pure passivité ; elle est fondamentalement orientée vers l’être-à-

découvert des choses mêmes, qui la remplissent de l’extérieur, bien que ce soit sur un mode

déficient. La déficience, c’est le mode sur lequel la totalité se présente à nous dans

l’apparaissant. La part d’activité qui revient au sujet philosophique est alors de rectifier cette

déficience grâce aux mathématiques qui, par les figures géométriques, nous permettent

d’atteindre à l’invisible de la donation, c’est-à-dire à l’atome. Puisque l’atome est la vérité de

l’être et qu’il est un pur présent, se soucier de son âme revient à vivre du présent en tant que

tel, ou encore à partir de ce qui est éternellement. Il faut donc, selon Démocrite, une grande

discipline de l’âme pour que celle-ci reste vigilante à l’égard d’elle-même, c’est-à-dire à

l’égard de l’absolu réel qui se donne à elle en venant remplir son essentiel manque d’être.

Contrairement à Démocrite, le soin de l’âme ne réside pas pour Platon dans la connaissance,

car celle-ci n’est qu’un moyen pour l’âme de devenir ce qu’elle peut et doit être183. C’est

alors dans la conception platonicienne que le soin de l’âme devient un véritable souci d’être,

et non un égoïste souci d’avoir, car toute possibilité ne s’ouvre et tout devoir ne s’accomplit

que dans une communauté politique, si bien que l’âme ne prend soin d’elle-même que

lorsqu’elle soucie de l’autre et du bien qui leur est commun.

Mais Platon répond à la question de l’immortalité de l’âme d’une façon que Patočka ne

peut accepter. L’âme immortelle (idea) est pour Platon un principe métaphysique, car elle est

le véritable étant qui unifie et détermine la totalité du réel. Et c’est parce qu’elle est

immortelle qu’elle est digne de soin. Cela signifie que l’idéalisme subordonne la finitude de

l’existence à un étant pré-existant qui lui donne sens. Or, pour Patočka, la mort est la vérité

même de l’existence. C’est dire que celle-ci est fragile, toujours à conquérir contre sa propre

corruption physique et morale, et qu’il n’y a pas de Dieu pour la sauver du destin qui peut

l’entraîner inéluctablement vers sa disparition. L’association du verbe « pouvoir » et de

l’adverbe « inéluctablement » semble ici paradoxale, cependant Patočka pense lui aussi une

certaine immortalité de l’âme. Contrairement à Kant, il n’en fait pas un postulat de la

183 « Toutefois, Platon ne se soucie pas de l’âme afin qu’elle puisse parcourir l’univers comme ce qui est éternel. Au contraire, l’âme parcourt l’univers afin de devenir ce qu’elle doit être ». Cf. « La question de la philosophie (…) le soin de l’âme et l’héritage européen », in Platon et l’Europe, p. 91.

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subjectivité pratique, mais simplement une possibilité. C’est parce que l’existence est finie

que l’âme est digne de soin, et c’est parce qu’elle est digne de soin qu’elle peut être rendue

immortelle. Donc, si l’âme immortelle est depuis Platon le « bien suprême de l’homme

européen »184, c’est que l’immortalité authentique est la possibilité qui réside en chacun de

nous de sacrifier sa vie plutôt que de perdre son âme. Rester juste et véridique en toutes

circonstances dans le monde des affaires humaines, voilà la seule immortalité que tout sujet

puisse attendre et espérer. Le soin de l’âme n’est donc pas simplement l’acte par lequel je

viens à contempler ce qui constitue mon être propre ; c’est au contraire une activité pratique

qui informe la totalité de ma vie, en tant qu’elle porte sur la relation authentique que

j’entretiens avec le monde dans tous les domaines de mon existence. « Le souci de l’âme signifie : la vérité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle n’est pas non plus

l’affaire d’un simple acte d’intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue

d’examen, de contrôle et d’unification de soi-même, qui engage et la vie et la pensée. »185

Patočka revient à une interprétation très socratique de Platon en faisant du soin de l’âme la

forme pratique de la découverte du monde et du rapport explicite de la subjectivité au monde.

Cette interprétation rend compte de l’unité originelle des différentes conceptions du soin de

l’âme dans la philosophie grecque, et ce malgré la divergence qui existe entre leur point

d’aboutissement, autrement dit sur la définition qu’elles ont de la vérité dont l’âme est

capable. Le soin de l’âme est fondamentalement cette faculté de mettre en question l’étant

dans sa manifestation, d’en interroger le sens, et de faire du sens un problème, c’est-à-dire un

moment de l’Idée ou de la vérité. Celle-ci ne se révèle en effet que dans l’écart entre le pensé

et le non-pensé auquel nous sommes introduits par la question du fondement premier de toute

chose. Le soin de l’âme est ainsi un rapport à l’être qui ne s’explicite que dans un dialogue

avec le monde – un monde qui n’apparaît au sujet que sur un mode déficient. La déficience

est le négatif qui fait de l’âme, ou de la subjectivité, une activité dialogique, c’est-à-dire

ouverte à l’altérité. Le dialogue n’a ni commencement ni fin, il est l’illimité de la parole qui

se donne et qui se reçoit sans jamais réussir à se clore dans l’accès à une vérité absolue. Il est

pur approfondissement du mystère de l’être qui nous rassemble et fonde la vie en commun,

car il est l’objet universel de notre quête à tous. C’est pour cette raison que la politique et la

philosophie sont les pratiques humaines les plus à même de faire découvrir au sujet ce qu’il

en est à la fois dans son existence et dans son rapport à l’altérité mondaine.

Les écrits de Patočka sont portés par la conviction que c’est ce rapport à l’âme, c’est-à-

dire cette juste et authentique relation du sujet à lui-même et à l’autre, qui fonde l’Europe et

184 « Le sens du mythe du pacte avec le diable », in L’écrivain, son « objet », p. 129. 185 Cf. « L’héritage européen », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, pp. 109 et 110.

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en fait une grande communauté. Or, rappelons-nous que selon Héraclite le commun est

polemos et la justice discorde (diké = eris), si bien que la puissance née du conflit est une

âme qui sait discerner entre l’être et l’étant, entre ce qui est et ce qui apparaît, qui a

conscience que l’apparaissant n’est pas tout, et que l’invisible est ce qui fondamentalement

nous constitue. Qu’en même temps, comprendre ce conflit, c’est l’avoir déjà dépassé et

accéder ainsi à l’être, à ce qui est juste et vrai, dans une « entre-vision »186 qui unifie tout –

une unification indissociable de l’abandon des mythes dans la structuration de la vie

collective, réalisée pour la première fois dans la polis grecque. Cet esprit de discernement

n’en est pas pour autant un bien infrangible, conquis une fois pour toutes, il est au contraire

d’une extrême fragilité – comme le sont d’ailleurs l’action et la parole chez Arendt –

redevable à la résolution d’un conflit ; il doit être toujours à nouveau combattu, disputé, pour

pouvoir être conservé. L’Europe est donc en ce sens une communauté unie dans la discorde,

son conflit interne résidant dans une lutte pour préserver l’essence de la vérité, qui n’est autre

que la liberté humaine, puisque celle-ci est soin de l’âme187. L’Europe est donc en son fond

dissidente, puisque son principal combat est un combat pour la liberté essentielle de

l’humanité, conjugué à la recherche de la légalité authentique qui régit les rapports entre les

hommes. Le phénomène de la dissidence, tel que nous l’avons observé dans l’histoire

européenne, est une manifestation de cette « âme ouverte » dont on se soucie et que l’on

défend contre toute aliénation à une volonté totalitaire. Nous utilisons l’adjectif « totalitaire »

en un sens large : il désigne toute politique expansionniste et universaliste visant à élargir un

espace vital particulier à la totalité du monde par la violence, ou à redéfinir le réel par une

idée elle-même universelle, mais appliquée uniformément, indépendamment des identités

individuelles ou collectives, en faisant usage de la force. En tant qu’unité dans la discorde,

soin de l’âme, l’Europe ne peut accepter un tel universalisme monolithique. Elle doit être

comprise comme une pluralité d’identités (y compris les identités nationales, mais en aucun

cas seulement nationales, ou avant tout nationales) qui ne doivent pas être dépassées ou

nivelées, mais qui ne doivent pas non plus rester figées sur et en elles-mêmes, car l’idée de

l’Europe « signifie l’universalité, la validité universelle de l’esprit »188. Le sujet dissident est

le sujet de cette Europe qui, tout en affirmant le primat de l’universalité, respecte les identités

culturelles dans la mesure où elles sont conciliables avec ce qui fonde notre humanité, c’est-

à-dire l’autonomie individuelle. Dans la perspective actuelle de l’élargissement de l’Union

186 « Dans ma conception, telle que j’ai essayé de la définir ici, l’Europe repose sur un seul pilier, et ce parce que l’Europe est entrevision, une vie fondée sur le regard dans ce qui est ». Cf. Ibid., p. 100. 187 Cf. « Introduction, situation de l’homme, situation de l’Europe », in Platon et l’Europe, p. 20. 188 Cf. « La culture tchèque en Europe », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 134.

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européenne, cela veut dire que nous ne devons pas rajouter ou adjoindre les pays d’Europe

centrale sans les prendre en compte comme éléments constitutifs à part entière dans la

communauté, car leur expérience historique fait partie intégrante de l’histoire européenne et

participe à la mise au jour de son sens téléologique.

II.3.2. L’héritage dissident en Bohême : origine et trahison

Patočka ne veut ni exagérer ni sous-évaluer la contribution de l’expérience tchèque à

l’histoire européenne, et il ne veut pas non plus la reconstruire a posteriori dans le but de

réveiller le nationalisme est-européen. Au contraire, toute sa démarche consiste à montrer

que l’Europe a un sens, celui du soin de l’âme, qui est une activité dissidente, et que chaque

nation, chaque culture ou chaque pays européens, pour peu qu’ils ne soient pas fermés sur

eux-mêmes, co-participent à l’auto-manifestation de ce sens, et ainsi à l’auto-compréhension

de l’humanité européenne par elle-même. En outre, réalisée dans les années 1960, l’analyse

patočkienne de l’histoire tchèque et de sa philosophie189 fait directement écho à l’entreprise

dissidente tchèque : face à la conscience impersonnelle, incontrôlable et irresponsable du

système (post-)totalitaire, reposant sur la nécessaire légalité d’un sens historique objectif, il

fallait préserver les traces fragmentaires d’une histoire nationale plus contingente, mais non

pas moins sensée. Ce retour critique sur l’histoire de la Bohême devait en effet amener les

Tchèques à prendre conscience de la mission que chaque nation, chaque culture ou chaque

pays européens se doit d’accomplir, même si, l’expérience le prouve, les échecs et les erreurs

en jonchent le parcours. « La Bohême médiévale est donc, comme nous essaierons de le montrer, un champ ouvert à de

grandes tâches historiques, à des possibilités qui sont effectivement entrevues et résolument saisies.

Un pays sis sur la grand-route de l’expansion de l’Europe occidentale, un pays doté très tôt d’une

organisation politique suffisante pour ne pas se dissoudre dans l’avance de l’Occident vers l’Est, un

pays qui (…) est destiné à devenir nécessairement un des pays d’avenir de l’Europe. La seule

question est de savoir qui sera le réalisateur. (…) Cette grandeur procède des mêmes sources que

dans le reste de l’Europe occidentale, car les problèmes de la Bohême sont, durant cette période, en

grande partie identiques à ceux de l’Europe comme telle. Or, comme c’est alors l’Europe qui

constitue le monde historique, les problèmes qu’on s’applique à résoudre en Bohême sont, du moins

pour une part, des problèmes mondiaux. »190

189 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in op. cit., pp. 13-113. 190 Cf. Ibid., p. 16.

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Le point de départ des analyses de Patočka est en effet le Moyen-Âge. Le philosophe cherche

à comprendre ce qui va déterminer les événements qui se produiront par la suite, dont le

principal est, selon lui, le surgissement de l’homme post-chrétien. La chrétienté occidentale

hérite des deux catastrophes historiques qui ont cependant réussi à préserver, sous une forme

renouvelée, le thème du soin de l’âme : la chute de la polis grecque et celle de l’Empire

romain. Dans l’Empire romain, le soin de l’âme – souci expressément politique de la liberté

humaine thématisé par la philosophie grecque et réalisé par la démocratie athénienne – avait

pris la forme d’une aspiration à étendre le droit à l’ensemble de la communauté impériale.

Sur cette base, la chrétienté occidentale généralise cette aspiration tout en la transformant

dans l’idée de sacrum imperium, qui s’étendra à la Bohême. Dans cette transformation, c’est

la question du rapport du pouvoir temporel au pouvoir spirituel qui est enfin posée. Sous ce

rapport, et dans sa figure culturelle et politique, le catholicisme apparaît à Patočka comme

« une des grandes synthèses européennes, peut-être la plus grande et la plus vivace »191.

Si nous reprenons les Leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel, nous pouvons

voir que cette synthèse n’est pas une unité substantielle, mais qu’elle marque au contraire la

fin de l’unité indifférenciée du spirituel et du temporel, de la religion et de l’Etat, c’est-à-dire

du moment de l’en-soi – premier moment dans le mouvement d’auto-détermination du

concept. L’Eglise et l’Etat entrent en conflit dans la lutte pour la souveraineté, sous les

formes de la théocratie et de la monarchie féodale. C’est le moment de l’être-là, qui

correspond théologiquement à la figure du Fils et s’étend historiquement de la coalition entre

Charlemagne et le Saint-Siège jusqu’au règne de Charles Quint192. Bien entendu, nous

l’avons déjà amplement montré, Patočka ne partage pas la conception hégélienne de

l’histoire, avant tout en ce qui concerne ses fondements philosophiques, mais nous pouvons

cependant mettre en avant certaines affinités quant à l’explicitation du conflit qui se joue

durant cette période. Cet ex cursus nous permet en effet de comprendre pourquoi Patočka

pense que l’Europe médiévale est encore portée par une harmonie propre à une certaine

vision du monde, mais que cette harmonie contient en elle un conflit plus ou moins latent. Le

philosophe parle ainsi d’une « harmonie au-dessus de l’abîme », ou d’une « harmonie tendue,

et réconciliée dans cette tension ». Contrairement à Hegel, le conflit est pour Patočka une

forme synthétique qui engendre la communauté, si bien qu’il peut déjà parler d’une

réconciliation alors que Hegel n’y voit qu’une différenciation destinée à être dépassée par la

dialectique historique de la Raison. Cependant, tous deux reconnaissent que l’époque

191 Cf. « La culture tchèque en Europe », in op. cit., p. 167. 192 Cf. G. W.F. Hegel, « Le monde germanique », in Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. fr. Gibelin, Vrin, 1998, pp. 263-315.

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médiévale est déterminée par une tension extrême, et que celle-ci est véritablement

significative pour la suite de l’histoire européenne. Le conflit, c’est celui qui existe entre les

deux piliers sur lesquels repose le Moyen-Âge selon Patočka : le monde du rationalisme et de

l’objectivisme antique, et le monde chrétien de l’avènement du salut. La Renaissance ne fait

que poursuivre une tendance médiévale, celle qui pousse l’homme à l’objectivation, à la

rationalisation et à la construction de l’apparaissant. Son pendant, c’est la Réforme, qui

donne encore plus d’intensité à la dramatique représentation chrétienne du salut de l’âme.

Tout en étant préservé dans le christianisme, qui en fait une activité de plus en plus

intérieure, le soin de l’âme est désormais subordonné à un autre thème qui accapare et

transforme un domaine après l’autre – la politique, l’économie, la foi et le savoir : il s’agit du

souci d’avoir, de cet intérêt à la maîtrise et à la domination du monde extérieur. Nous ne

reprendrons pas ici les thèses de Max Weber – que Patočka a amplement lu, mais qu’il ne

cite que très rarement dans ses textes – sur les éléments qui dans la doctrine chrétienne du

salut, et notamment dans sa version calviniste, ont permis à la chrétienté de s’adapter et de

radicaliser ce souci d’avoir qui est à l’origine du capitalisme occidental. Plus intéressant pour

notre propos est de montrer qu’à la même époque le soin de l’âme, en tant que souci d’être,

est repris en Bohême par Jan Hus dans la célèbre formule : « La vérité vaincra ! ».

Un siècle avant la Réforme de Luther, le réformateur tchèque Jan Hus prononce en effet

une critique à l’encontre du comportement de l’Eglise, et nous pouvons y voir l’anticipation

d’un phénomène historique qui rend incontournable le sens de la Bohême pour celui de

l’Europe193. L’Eglise authentique, par opposition à l’institution réelle, fut redéfinie comme le

corps des individus qui rendent visible leur élection par l’exemplarité de leur vie chrétienne.

C’est l’idée du sacerdoce universel qui devient alors le thème majeur de la révolution hussite.

La prêtrise n’est plus dans ce cadre une distinction ontologique qui sépare les laïcs des

consacrés, mais une simple fonction. Patočka écrit à ce propos que « le thème universel (…) c’est la réclamation d’une réforme de l’Eglise et le nouveau sentiment de la

responsabilité religieuse de chaque chrétien individuel, c’est-à-dire aussi du laïc. Le laïc devient plus

exigeant vis-à-vis de sa propre religion, d’une piété plus fervente et d’une discipline plus austère,

mais il exige aussi que l’Eglise tienne davantage compte de ses aspirations et de ses souhaits

chrétiens. Lorsque ce thème s’allie avec l’idée d’une mission chrétienne particulière, d’une

responsabilité spéciale pour l’ensemble de la chrétienté qui incomberait à ce pays précisément et à

ceux qui l’habitent, on se trouve au seuil d’une nouvelle conception de l’organisation de la vie

193 A noter que dans son pamphlet « A la noblesse chrétienne de la nation allemande » (1517), Luther défend le mouvement hérétique, ou encore dissident, de Bohême. La réforme allemande serait ainsi venue prendre la relève du sacrifice hussite pour la liberté religieuse en Europe.

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chrétienne, d’une portée incalculable, la troisième à s’affirmer dans le cadre du christianisme

occidental : l’idée d’un christianisme laïque »194.

Au bout de dix ans et quatre croisades contre les dissidents religieux hussites, le concile de

Bâle reconnut le sacerdoce universel, symbolisé par la communion sous les deux espèces. Jan

Hus, bien sûr, n’était plus de ce monde, brûlé pour hérésie au concile de Constance en 1414.

Ce que Patočka retient de cet épisode de l’histoire tchèque est le sens du dévouement et du

sacrifice sans réserve de ces dissidents qui ont combattu pour une conception entièrement

éthique et spirituelle du christianisme, pour un « ascétisme dans le monde »195. Cette

sécularisation du christianisme et de ses valeurs en Bohême, reprise par la suite dans

l’ensemble de l’Europe, est pour Patočka un phénomène d’une importance fondamentale

dans l’histoire européenne, car il va permettre de penser une responsabilité morale post-

métaphysique, c’est-à-dire qui ne sera plus gagée sur un étant absolu, et qui pourra ainsi

devenir un puissant facteur de coexistence dans l’organisation d’une vie politique proprement

démocratique – une vie dans laquelle l’activité philosophique pourrait elle-même s’exercer

librement. Dans ses « Remarques sur la position de la philosophie dans et en dehors du

monde », il écrivait déjà que « toute grandeur tient en définitive à une percée de l’extra-temporel au sein du temps, mais la

grandeur philosophique implique, en outre, la compréhension explicite de l’unité du temps et du

supra-temporel »196.

L’unité du temps et du supra-temporel, c’est l’union profonde de l’immanence du sujet et de

la transcendance de l’être qui se réalise dans l’homme moderne, c’est-à-dire post-chrétien.

Au 20ème siècle, la personnalité qui semble incarner le mieux le sujet post-chrétien en

Bohême est le philosophe et homme politique Tomaš Masaryk, « un homme courageux,

décidé, capable d’agir après mûre réflexion et d’après des principes », selon Patočka. La

fondation de l’Etat tchécoslovaque en 1918 par Masaryk apparaît en effet comme

l’exaucement d’un vœu séculaire, celui de l’instauration d’un Etat centre-européen autonome

offrant refuge à l’esprit philosophique et aux tenants de la démocratie. Mais la capitulation de

Beneš sous la pression hitlérienne en 1938, comme l’absence de soulèvement réel des

Tchèques contre la répression du « Printemps de Prague » par les chars russes en 1968, sont à

l’image d’un « peuple qui a prolongé sa vie en trahissant l’héritage paternel », écrit Patočka –

en reprenant la phrase de Hartmann. « C’est la tragédie de la nation tchèque moderne que sa volonté de reconquérir l’égalité avec les

grands par son endurance tenace dans le corps à corps ait été réduite à néant, sans doute pour

194 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 39. (Souligné par nous.) 195 Cf. Ibid., p. 43. 196 Cf. Liberté et sacrifice, p. 13.

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toujours, à l’instant même où s’offrait à elle une occasion unique dans l’histoire – cela, par la faute

de l’homme médiocre, faible politicien, à qui elle avait confié son destin. »197

L’héritage paternel, au-delà de la seule action de Masaryk, c’est l’héritage dissident que les

Tchèques, comme l’Europe dans son ensemble, tiennent du sens profond de la révolution

hussite. Ce sens est celui du combat pour l’autonomie individuelle, jusqu’au sacrifice, au don

de soi le plus total. Car, nous l’avons déjà dit, le soin de l’âme n’est effectif que lorsque nous

préférons risquer la mort plutôt que de perdre notre âme en trahissant les principes qui

fondent notre humanité, et au premier chef celui de notre responsabilité éthique. Le mal n’est

donc pas dans la modernité avec laquelle émerge le concept d’autonomie, à savoir celui de la

subjectivité post-chrétienne, dans une radicalisation de la conception dissidente du sujet,

mais seulement dans une tendance de la modernité héritée à la fois du rationalisme

objectiviste antique et de certains éléments du christianisme, celle qui subordonne totalement

le souci d’être au souci d’avoir et engendre ainsi ce qu’Alain Renaut appelle l’ « Ere de

l’individu », que Patočka serait plus enclin à nommer « Ere de l’âme fermée » – en référence

à Jan Amos Komenský, dit Comenius. L’individualisme moderne n’est pas le tout de la

modernité, mais c’est la tendance qui s’est imposée progressivement depuis le 16ème siècle,

dans un monde sous l’emprise d’une technique qui exploite les hommes et les choses comme

simples réservoirs de forces.

II.3.3. Radicalisme totalitaire et surcivilisation européenne

La question de l’individualisme est chez Patočka étroitement liée à celle du devenir de la

civilisation européenne. Pour comprendre la dérive individualiste du sujet et les alternatives

qui se proposent à l’homme, nous devons donc prendre en considération ce que le philosophe

entend par « civilisation »198. L’histoire, nous l’avons vu, ne peut pas être simplement

identifiée à la tradition, car c’est une tradition dont on a pris conscience en tant que telle, si

bien que vivre historiquement, c’est, selon Raymond Aron, « à la fois conserver, revivre et

juger l’existence des ancêtres ». La clôture particulariste du primitivisme vient du fait qu’elle

ne contient que les deux premiers moments de l’historicité, alors que la civilisation remet en

question le sens simplement donné dans une perpétuelle tension vers l’universel. A l’origine,

la civilisation représente donc une rupture avec la vie naïve. Il existe cependant dès le début

un conflit interne entre la transcendance du monde et la tendance à l’objectivation qui prend

197 Cf. « Qu’est-ce que les Tchèques ? », in L’idée de l’Europe en Bohême, p. 110. 198 Nous fonderons cette analyse sur le texte de Patočka intitulé « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, pp. 99-177.

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sa source dans la métaphysique traditionnelle, c’est-à-dire dans une pensée qui met la

subjectivité face au monde et non en lui. Le soin de l’âme, indissociable d’un souci pour la

transcendance de l’être, disparaît alors progressivement et laisse place à un souci pour la

domination du monde, une maîtrise qui ne devient réellement effective qu’avec les progrès

de la technique moderne. Le plus important est ici de noter que dans le processus de

rationalisation du monde, l’universel visé par la civilisation s’objective et se transforme en

un universalisme expansionniste. Ce phénomène caractérise en propre la civilisation

européenne moderne, qui est à ce titre une surcivilisation, c’est-à-dire une civilisation qui a

réussi à pallier le manque d’universalité des autres civilisations par la puissance de la

technique rationnelle, associée à la libre entreprise capitaliste qui discipline et divise le

travail afin de permettre l’émergence d’un marché mondial enserrant tous les individus dans

l’immense réseau de relations objectives déployé par ce mode de vie. L’individualisme

moderne serait donc la conséquence nécessaire du souci de l’accumulation matérielle qui

subordonne le problème de l’être à la mise à découvert totale de l’étant dans son absurdité

quantifiable.

Jusque-là les analyses de Patočka n’ont rien de novateur ; elles sont une reprise plus ou

moins directe des thèses à la fois de Weber et de Heidegger. Cependant Patočka écrit son

texte intitulé « La surcivilisation et son conflit interne » durant les années 1950, à une époque

où la surcivilisation européenne, qui s’est étendue à la quasi-totalité du monde, est en crise.

Deux de ses interprétations se partagent alors cette quasi-totalité du monde : la version

modérée, représentée par le libéralisme politique, qui comprend l’universalisme de la

surcivilisation comme un cadre dans lequel n’est résolue que la question des moyens, celle

des fins étant laissée à l’appréciation de chacun ; et la version radicale, sous la figure du

socialisme, qui fait de la rationalité scientifique l’ultime fondement de l’être, et qui installe

ainsi l’absolu au sein de la quotidienneté. Malgré leurs différences profondes, et la brutalité à

la fois physique et morale de leur conflit à travers le monde, Patočka montre que « les deux systèmes se rejoignent dans une indifférence commune à l’égard de tout ce qui n’est pas

objectif, de tout ce qui n’est pas un rôle »199.

Rappelons-nous que l’identification de l’individu à son rôle, à sa fonction, est caractéristique

du travail, qui appartient nécessairement au mouvement de dessaisissement de soi dans les

choses. C’est un mouvement du présent vers le présent, toujours pareillement inaccompli,

toujours à nouveau purement instrumental. Il n’y a dans ce mouvement que des complexes

référentiels instrumentaux, chaque objet renvoyant à un autre objet en vue de produire un

199 Cf. « La civilisation technique, est-elle une civilisation de déclin et pourquoi ? », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 148.

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nouvel objet, si bien que la trame des références à l’intérieur desquelles la vie se meut rend à

tout instant possible la compréhension de notre activité, et l’on pourrait ainsi croire que toute

possibilité de rencontrer les réalités et de leur donner sens est épuisée dans la sphère de cette

praxis – que celle-ci est le monde vrai et authentique de l’homme. Le libéralisme et le

socialisme cèdent à cette illusion, le second d’autant plus qu’il est la forme radicalisée de la

surcivilisation. Le collectivisme socialiste est donc en germe dans l’individualisme libéral,

ces conceptions de la surcivilisation se caractérisant toutes deux par une définition de

l’homme principalement axée sur la force de travail – nous la retrouvons aussi bien chez

Locke que chez Marx, même s’ils en tirent des conclusions radicalement opposées sur la

question de la propriété. Patočka ne veut pas dire par là que l’individualisme des démocraties

libérales est une forme de totalitarisme, telle qu’il a pu se déployer dans l’ensemble des Etats

communistes, mais simplement que ces deux versions de la surcivilisation reposent sur une

métaphysique de la force.

Sur ce point Patočka prend ses distances avec Heidegger. Alors que celui-ci repérait dans

le mouvement qui se détourne de l’être dévoilant pour s’orienter vers les étants dévoilés

l’essence du déclin de la civilisation technique, Patočka y voit un détour nécessaire en vue

d’améliorer les conditions de vie et d’élargir le plus possible l’égalité des chances. Ces

motivations authentiques sont à l’origine de la rationalisation technique du monde ; elles ne

constituent en aucun cas une trahison vis-à-vis de l’être, mais elles correspondent à une

clairvoyance moderne à l’égard de la souffrance du prochain. En ce sens, écrit Patočka, « le matérialisme peut être une manière de taire l’essentiel, un silence qui en serait cependant la seule

expression adéquate ».200

C’est l’urgence de la souffrance humaine qui nous confronte à un impératif absolu, celui de

sacrifier le discours sur l’être à l’action concrète et efficace, car la logique de la souffrance

est la logique de la réalité, et l’impératif moral qui nous appelle ne nous fait pas entendre la

voix de la raison abstraite mais celle de l’autre homme qui souffre dans sa chair. Pour que la

civilisation technique ne soit pas une civilisation de déclin, il faut que toute action opérante

soit rapportée à sa motivation authentique comme à l’horizon de toute donation de sens,

c’est-à-dire à l’être. La métaphysique de la force, qui est présente tant dans l’individualisme

libéral que dans le collectivisme socialiste, n’est pas en soi le fondement d’une civilisation

décadente ; le moment de sa légitimité interne doit être non seulement saisi, mais aussi

présent dans chacune de nos œuvres, afin que celles-ci ne soit pas détournées de leur sens

premier. La critique patočkienne de la surcivilisation ne réside donc pas dans une

200 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, p. 170.

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dénonciation pure et simple de la rationalité technique, mais du fait qu’elle tende à négliger

tout ce qui relève de l’intériorité et de la transcendance qui la constitue. L’individualisme

libéral contemporain n’est cependant qu’une des figures de l’individualisme moderne, celle

qui coupe l’homme de son rapport au supra-mondain en faisant de lui un ego monadique,

c’est-à-dire en le réduisant à l’immanence à soi d’une subjectivité définie comme force201.

C’est à cette conception de l’individualisme que pense Patočka lorsqu’il écrit que

« l’individualisme moderne se dévoile de plus en plus comme un collectivisme »202,

l’impersonnalité objective du « on » collectif devenant la seule entité supérieure à laquelle

les individus se rapportent dans leur existence atomistique. Il existe par ailleurs d’autres

figures de l’individualisme qui gardent en elles un véritable contact avec ce qui rend possible

l’autonomie individuelle. « L’individualisme de la Renaissance et celui du protestantisme, qui servent en définitive de base à la

conception des droits de l’homme, sont ancrés dans un plan bien plus profond, où l’homme n’est pas

indifférent à l’homme, dans un plan où on ne fait pas fond sur le côté coutumier et routinier de la

« nature » humaine, mais où l’on en appelle à la possibilité et à la capacité qu’a l’homme d’opposer

une résistance à ce qui s’impose à lui sous les apparences de la nécessité, voire de la supériorité

absolue. »203

La notion de dissidence, dans laquelle est contenue celle d’une légalité authentique (les droits

de l’homme), n’est pas étrangère à l’individualisme moderne, ne se réduisant pas en ce sens

au règne de la quotidienneté et au souci d’avoir. C’est aussi une lutte intérieure contre tout ce

qui en nous tend à objectiver le sens donné et l’histoire pour ne pas affronter l’inquiétante

fragilité de l’existence humaine, ainsi que la responsabilité et la vigilance de tous les instants

qu’elle implique à l’égard de l’autre comme de soi-même. Cette lutte proprement intérieure

est le fondement de la lutte contre la misère extérieure, et non l’inverse, car c’est le soin de

l’âme qui rend possible tout rapport authentique du sujet à l’altérité mondaine. Une certaine

forme d’individualisme peut donc très bien être fondée sur l’auto-compréhension du sujet, ce

qui n’est pas le cas pour le collectivisme. Dans celui-ci, l’étant est conçu comme entièrement

manipulable et contrôlable, comme une force dont on doit actualiser tous les potentiels, si

bien que ce qui échappe par essence à la détermination objective, à savoir l’être, se perd. La

subjectivité tombe alors dans l’oubli d’elle-même, car elle ne voit pas que c’est sa propre

activité instrumentale qui a provoqué le plus extrême des retraits de l’être.

201 Nous nous référons ici à l’interprétation de la pensée leibnizienne par Heidegger qui voit dans la monade une radicalisation de la saisie de la subjectivité comme activité, chaque sujet étant selon lui déterminé dans son essence par les deux modalités de la force (vis), c’est-à-dire la représentation (perceptio) et l’appetitus. Cf. M. Heidegger, in Nietzsche, Gallimard, 1971, II, p. 354. 202 Cf. « La civilisation technique », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 148. 203 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, p. 165. (Souligné par nous.)

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La dénonciation d’une métaphysique de la force est donc avant tout valable pour ce que

Patočka appelle la « dialectique interne » du radicalisme totalitaire de la surcivilisation.

Celui-ci souhaite réaliser l’unité de la personne en abolissant par la violence la séparation du

domaine public et du domaine privé – ou de l’Etat et de la société civile. « Extérieurement, l’opposition est en effet supprimée, dans la mesure où plus personne ne peut

mettre sa vie privée à l’abri des ingérences publiques, mais la différence entre l’opinion privée et la

profession de foi publique demeure – l’homme est plus déchiré qu’il ne l’était jusque-là par le

principe de l’intérêt (économique) privé. »204

Le totalitarisme est l’expérience d’un déchirement intérieur qui tend à abolir la personnalité

en tant que lieu d’où la source autonome de la vie peut jaillir. L’existence autonome n’est pas

dissociable d’une prise de distance critique vis-à-vis non seulement de l’ensemble du donné,

mais aussi de la collectivité. Cette distanciation est la caractéristique même de la dissidence

qui, dans le troisième mouvement de la vie humaine, accède à la problématicité du sens et

rompt avec l’acception naïve des valeurs communautaires ou collectives. En voulant fondre

dans une même totalité le domaine public et le domaine privé, le socialisme ne pouvait

qu’exacerber la tension dialectique qui existe nécessairement en l’homme moderne, en tant

qu’être historique, entre l’acceptation et la dissidence. Nous pouvons même aller plus loin et

affirmer que le moment d’acceptation fut lui aussi amputé d’un élément fondamental pour la

donne originaire de la socialité : les questions existentielles ne trouvant une solution que dans

l’organisation rationnelle du travail, tous les autres mouvements de la vie, à savoir

l’enracinement et la vérité, ont en effet été éliminés au profit du seul présent itératif. Au bout

du compte, l’expérience totalitaire (communiste) n’est ni un retour en arrière dans l’histoire,

ni la fin de l’histoire, mais précisément un arrêt pur et simple du temps historique. En

refusant paradoxalement au peuple de « vivre dans la vérité », le système totalitaire s’est

donc lui-même frappé d’inexistence. Si l’expérience totalitaire est un contre-sens dans

l’histoire européenne, ce n’est donc pas parce qu’elle n’aurait pas réussi à réaliser la légalité

objective de l’histoire qu’elle avait elle-même mise au jour, mais parce qu’elle n’a pas

compris que le temps historique n’apparaît que là où le soin de l’âme est au fondement de

tout souci d’avoir, c’est-à-dire là où l’action morale n’a d’autre fin qu’elle-même, où

l’existant engage sa libre responsabilité dans et pour le monde, accomplissant ainsi l’être

d’un sujet autonome – qui n’est autre que la subjectivité dissidente.

.

204 Cf. Ibid., p. 127.

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III. Critique et redéfinition d’un humanisme moderne post-métaphysique

La subjectivité dissidente comme subjectivité éthique

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« Alors que l’humanisme absolu entre dans la phase de sa réalisation, la pensée comme telle est d’ores et déjà au-delà de l’humanisme ».

Jan Patočka, Liberté et sacrifice La philosophie phénoménologique de Patočka est, nous l’avons vu, une philosophie

pratique au sens éminent du terme : toute sa démarche consiste à montrer que le soin de

l’âme, en tant que responsabilité originaire à l’égard de l’être, dont la thématicité se dévoile

avec la découverte de la fragilité et de l’unicité de l’existence, est ce qui constitue à la fois la

subjectivité individuelle et l’humanité. C’est dire si l’histoire de l’une et de l’autre sont

indissociables. L’histoire du monde n’est pas mue par une nécessité absolue, ni par un

progrès inéluctable dans l’accomplissement des fins à la fois scientifiques et éthiques qui

fondent l’humanité ; elle a la contingence de l’existence humaine, d’une existence avant tout

morale, si bien que la philosophie de Patočka est une pensée du sujet qui peut et doit

répondre de soi face aux événements historiques, même si ceux-ci demeurent problématiques

car déterminés par des évolutions plus profondes que la simple actualité. Il existe certes une

certaine nécessité historique chez Patočka, celle d’événements dont on ne peut précisément

dire l’origine, mais ces événements mettent fondamentalement l’individu en situation d’en

répondre. S’il ne peut pas porter la responsabilité de tous les événements qui se produisent

dans l’histoire, notamment de ceux qui le précèdent, il n’est pas pour autant déchargé de celle

qu’il doit avoir envers lui-même et envers celle des autres : le sujet peut et doit se faire lui-

même événement. Se faire événement, c’est être au principe de son action, c’est être

totalement libre, mais aussi responsable de tous les choix que l’on pose. Malgré le maintien

de l’apport philosophique heideggérien dans ses analyses, Patočka ne renonce donc pas à une

conception humaniste de la philosophie. Mais il s’agit d’un humanisme renouvelé, extrait de

la gangue métaphysique dans laquelle les interprétations antérieures l’avait enserré. Un

humanisme au-delà de l’humanisme, qui n’a plus besoin d’un langage positif pour se dire et

se faire comprendre. C’est un humanisme où l’homme se donne pour sauver son âme de sa

propre perte, pour affirmer haut et fort la dignité d’une existence aussi fragile qu’incertaine,

et qui n’acquiert un sens que dans la relation à l’autre.

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III.1. Le sacrifice dissident comme force négative du don de soi

III.1.1. De l’humanisme radical à celui de l’autre homme

L’« idéologie humaniste »205, c’est pour Patočka l’idée selon laquelle l’homme serait un

être à la constitution essentiellement harmonique, prédestiné au bonheur et à l’équilibre de

toutes ses forces. La notion même de pré-destination indique que l’homme peut et doit

accomplir cette essence déterminée a priori au cours du processus historique en se formant,

c’est-à-dire en développant les dispositions et les facultés naturelles qu’il possède. Ce que

l’idéologie révèle ici de l’humanisme lui-même est que la « formation » constitue l’un de ses

concepts directeurs. Il relève originellement de la tradition mystico-religieuse, selon laquelle

l’homme porte en son âme et doit édifier en lui-même l’image de Dieu qui a présidé à sa

création. Or Dieu ne peut pas être autrement que pleinement actualisé et ce de tout temps. Il

est l’acte pur, la perfection vers laquelle l’homme lui-même tend dans son devenir intérieur

et historique. La formation désigne ainsi à la fois le processus et le résultat, le devenir et

l’être, d’autant plus que le résultat de la formation, selon Gadamer, n’est jamais « produit

comme dans la visée technique d’un but », mais « il procède du phénomène intérieur de

développement de la forme (Formierung), de la formation, et reste donc sans cesse en

progrès et en marche »206. La forme est sans cesse en progrès et en marche, son processus est

infini, mais, dans l’idéologie humaniste, elle reste essentiellement la même. L’histoire est

réduite à la légalité de cet acheminement progressif vers la réalisation de l’essence humaine,

ce qui fait du monde historique un processus achevé en son principe. L’idéologie humaniste

présente ainsi une vision de la totalité qui peut être saisie par l’homme à la fois dans la

réflexion et dans la praxis. Dans ce cadre, la forme de la coexistence humaine et la formation

individuelle ne sont plus que des problèmes qui requièrent des solutions techniques, les fins

de l’humanité devenant réalisables à l’horizon d’un projet économique et social rationnel.

Patočka reconnaît que cette vision de la totalité répond à un besoin fondamental de notre

esprit, celui de clore notre expérience qui, sans cette détermination totale de ses moments

particuliers, n’aurait pas de sens. Cette conception est cependant essentiellement totalitaire,

car elle repose sur une « dictature de la publicité » (Heidegger), c’est-à-dire sur l’effort pour

205 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, p. 27. 206 Cf. H.-G. Gadamer, « L’expérience de l’art », in Vérité et méthode, Seuil, 1976, p. 27.

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diriger l’ouverture de l’étant vers l’objectivation inconditionnée du monde en totalité. Ce que

l’on perd dans l’idéologie humaniste, qui n’est autre qu’un humanisme radical, c’est l’usage

régulateur du concept de formation : il n’est plus l’idéal proprement humaniste d’élévation à

l’universalité, mais la visée technique de cet idée expressément réalisable dans le monde.

L’humanisme radical est fondé sur la volonté de rendre la nature, l’histoire, la politique

et les rapports socio-économiques aussi saisissables, disponibles et transparents que possible.

La vocation de l’esprit historique est alors de se réconcilier avec lui-même, de se reconnaître

dans l’altérité, si bien que l’environnement humain, pris dans ce mouvement de reconquête

que le déploiement de la puissance rend nécessaire, tend à s’élargir à l’échelle de la planète, à

repousser les frontières spatio-temporelles mais, dans le même temps, le « Gestell », le règne

universel de la raison technique, frappe d’inexistence ce qui ne rentre pas dans les structures

de son propre horizon. Beaucoup de phénomènes sont rendus invisibles et incompréhensibles

dans la technicisation processuelle du monde et des relations humaines, alors même que

l’idéologie humaniste de la surcivilisation veut pouvoir tout expliquer et tout exploiter afin

que les problèmes ne soient plus que des solutions sur le point d’être découvertes et mises en

pratique. Pour Patočka, la problématicité du sens implique que l’homme est un être dont la

vie est de telle nature qu’elle ne pourra jamais se fixer dans une figure définitive, comme le

voudrait l’humanisme radical. L’homme révèle son être propre en ébranlant la forme en

apparence invariable de la vie, en renouvelant les éléments problématiques qui se dissimulent

sous la surface de l’existence naïve, si bien que « ce qui renouvelle dans l’histoire n’est pas

seulement la matière, mais aussi la forme de la vie humaine »207. Comment la forme peut-elle

se renouveler dans l’histoire tout en préservant la continuité et l’identité de la vie humaine ?

C’est ce que l’humanisme radical ne comprend pas, car son langage positif empêche ce qui

rend possible la formation de venir à la parole, voire même d’advenir. La subjectivité n’est

pas un substrat absolu coupé du monde, mais une âme qui se transforme dans le mouvement

du monde. Celui-ci, nous l’avons vu, est une configuration en mouvement qui procède selon

trois orientations originaires, dont le mouvement tendu vers la transcendance qui ouvre au

sujet l’horizon à la fois de la liberté et de la vérité. L’interprétation patočkienne du concept

directeur de l’humanisme est alors la suivante : on ne peut et doit opérer un transfert, au sein

même du concept de formation, du devenir à l’être que si cet être est considéré comme une

transformation, et non comme le simple déploiement d’une forme déjà en germe dans la vie

humaine. Dans la mesure où l’humanisme radical ne pense les choses que dans un horizon

207 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, pp. 31 et 32.

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unidimensionnel, immanent, il ne peut pas comprendre le rapport à la transcendance qui se

révèle dans la transformation de la subjectivité.

Le sacrifice est un des phénomènes de transformation dont l’ère de l’humanisme radical

ne rend pas raison, car il contredit la dimension exclusivement immanente dans laquelle elle

installe et comprend l’étant. C’est pourquoi le phénomène sacrificiel est pour Patočka non

seulement un bon point de départ pour repenser l’éthique humaniste, mais aussi un pilier

essentiel de celle-ci. Le sacrifice est à l’origine un phénomène à la fois mythique et religieux

qui implique le rapport de l’homme à un plus-haut qui le transcende. « L’idée du sacrifice est d’origine mythico-religieuse. S’y exprime, même là où cette origine est

d’ores et déjà éclipsée, dissimulée par des motivations subséquentes, une volonté de s’engager, par

l’humiliation et l’abaissement de soi, à un plus-haut que l’on espère s’attacher, en vertu de la

réciprocité ainsi engendrée, de manière à pouvoir compter sur sa puissance et sur sa faveur. »208

Le sacrifice peut être un acte d’abandon de soi au divin suite à la découverte plus ou moins

brutale d’une fragilité ou d’une impuissance constitutives. Ce n’est pas un acte de résignation

mais avant tout d’humilité, la reconnaissance d’une pauvreté, d’un manque d’être qui aspire

au remplissement et qui dans cette tension désirante trouve la force de se donner pour mieux

se reconquérir à travers l’autre. Il y aurait donc une sorte de force négative du don de soi

dans le sacrifice, une forme de protestation et de résistance contre un état de fait, un mode

d’être, qui ne se dirait jamais mieux que dans le dévouement le plus total à autre chose qu’à

soi-même. D’où la formule paradoxale du Christ qui, au moment de la passion, juste avant de

mourir, crie à son Père « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » : terriblement énigmatique dans la

bouche de celui qui sait de tout temps que la rédemption de l’humanité ne s’accomplira que

par sa souffrance et dans sa mort, la phrase est à la mesure du tragique de la scène. Premier

acte de protestation de la part du Fils de l’homme envers Dieu, qui prend en même temps la

forme d’un appel à l’amour de celui dont l’amour en appelle au don de soi, à la confiance, à

la foi. Pourquoi m’as-tu abandonné ? Parce que si je ne t’avais pas abandonné tu n’aurais pas

pu te donner de toi-même, ou t’engager librement dans ton sacrifice. Rien ne se serait alors

passé. Celui qui se sacrifie doit le faire librement et aller jusqu’au bout, n’avoir rien dans ce

monde à quoi il puisse s’accrocher et se raccrocher, mais ce rien contient déjà le tout de

l’humanité authentique. Le sacrifice christique n’est donc pas destiné à être seulement reçu

par certains individus particuliers, mais vise bien au contraire la totalité passée, présente et

future des habitants de la terre. Il est fondamentalement un don de soi à l’autre en général

non seulement dans son universalité mais aussi dans sa singularité, puisqu’il est don du verbe

208 Cf. « Les périls de l’orientation de la science vers la technique selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger », in Liberté et sacrifice, p. 259.

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qui s’est fait chair, c’est-à-dire de la vérité authentique de l’homme. Or, selon Patočka, vivre

dans la vérité n’est jamais une simple question de regard mais une praxis dans le monde, qui

requiert à la fois tous et chacun. « C’est seulement ici que la vie acquiert la force négative de se donner, de se dévouer. Or un être

étant ne peut se dévouer qu’à autrui. La force de la transsubstantiation de la vie est la force d’un

amour nouveau, d’un amour qui se dévoue aux autres sans condition. Amour dans lequel l’ipséité

devient enfin elle-même, sans pour autant maintenir l’autre dans la privation de soi. »209

La « transsubstantiation » de la vie est cette possible transformation de la subjectivité dont

l’humanisme radical ne peut rendre raison car elle échappe à toute objectivation. En-deçà du

rapport métaphysique sujet-objet, la subjectivité sacrificielle découvre que le soin de l’âme

est en même temps une attention particulière portée à l’autre dans son ipséité. Il n’y a pas ici

d’aliénation mutuelle, mais une distance respectueuse qui s’instaure entre deux êtres finis qui

se comprennent dans leur rapport commun à une transcendance qui les relie.

Patočka passe donc d’une interprétation religieuse du sacrifice à une conception éthique

assez proche de Lévinas. Celui-ci écrit : « Entre l’un que je suis et l’autre dont je réponds, bée une différence sans fond, qui est aussi la non-

indifférence de la responsabilité, signifiance de la signification, irréductible à un quelconque

système. Non-in-différence qui est la proximité du prochain, par laquelle se dessine seulement un

fond de communauté entre l’un et l’autre, l’unité du genre humain, redevable à la fraternité des

hommes »210. Le sacrifice est ce qui introduit cette « non-in-différence » à l’égard du prochain, car en lui

s’ouvre la béance entre l’être de l’homme et l’être purement chosique, un incommensurable

qui nous rassemble dans nos différences singulières. La communauté qui se fonde dans le

sacrifice n’est donc pas la communauté des âmes harmoniques, mais celle des ébranlés par ce

déracinement qui laisse désormais la morale sans archè. Cela signifie que l’humanisme post-

métaphysique repose nécessairement sur l’inconditionnalité du sentiment moral, qui ne peut

être à ce titre fondé sur l’intentionnalité d’une conscience. L’éthique est pour Patočka comme

pour Lévinas la philosophie première ; en-deçà à la fois de la métaphysique et de l’ontologie

fondamentale, elle est un appel à la liberté et à la responsabilité envers soi-même et envers

celle de l’autre homme. Il y a cependant une différence fondamentale entre la philosophie de

Lévinas et celle de Patočka : ce dernier ne pense pas que la responsabilité morale authentique

puisse être antérieure à tout engagement libre, conscient de lui-même. Il existe une

responsabilité originaire que l’homme ressent dans le mouvement d’acceptation, lorsqu’il est

209 Cf. « Le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 45. 210 Cf. E. Lévinas, « Avant-propos », in Humanisme de l’autre homme, p. 11.

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accueilli, aimé et inséré dans l’étant individué par l’autre, mais elle ne se révèle dans sa

vérité qu’en devenant thématique. La thématicité suppose une certaine intentionnalité, même

si celle-ci diffère de celle qui préside à l’objectivation scientifique du monde. La thématicité

est une sorte d’intentionnalité pré-objective, ce qui suppose l’actualité d’une présence

subjective. Une référence au sujet est donc indispensable pour penser l’authenticité de la

responsabilité morale, car l’authenticité exige l’auto-compréhension. Celui qui ne voit et ne

comprend pas ce dont il y va dans sa vie et dans son rapport aux autres peut-il être vraiment

considéré comme responsable de ses actes ? La liberté est donc toujours première, car elle

est aussi liberté de se perdre, de se détourner de la possibilité authentique qui fait de l’homme

un être humain. C’est l’erreur que l’humanisme radical a commise, malgré l’héritage

dissident de l’histoire européenne et la pratique du soin de l’âme découverte par la

philosophie grecque. La phénoménologie morale de Patočka se distingue donc

essentiellement de celle de Lévinas sur ce point précis : l’intentionnalité de la subjectivité

véridique ou historique vient fonder en retour, par son adhésion volontaire, la responsabilité

originaire qu’elle a reçu du monde naturel, celui de l’accueil par l’autre et de la défense par

le travail. Liberté et responsabilité ne sont donc pas dissociables, il n’y a pas d’antériorité ou

de postériorité. Ce ne sont que les deux faces conceptuelles d’une seule et même vérité

morale : l’autonomie. La critique et la redéfinition post-métaphysique de l’humanisme

moderne par Patočka exige donc une analyse plus poussée du sujet éthique qui accomplit le

phénomène sacrificiel dans la surcivilisation.

III.1.2. Le paradoxe du sujet sacrificiel

Dans sa conférence intitulée « Les périls de l’orientation de la science vers la technique

selon Husserl et l’essence de la technique en tant que péril selon Heidegger »211, Patočka

parle du sacrifice comme d’un retrait hors du maîtrisable et de l’impersonnalité quantifiable

de la vie technique, dont l’inéluctable conséquence est la libération des forces en vue de

l’accroissement de la puissance, à savoir la guerre. Dans le conflit armé, l’homme devient

l’objet d’un processus et perd son statut de sujet. Il est de ce fait sacrifié aux intérêts d’un

système qui ne le reconnaît que pour autant qu’il se donne à lui sans réserve, alors même que

son sacrifice n’est pas vu comme ce qu’il est : un acte désintéressé – au sens des intérêts

facticiels – qui manifeste la liberté et la responsabilité morale du sujet qui donne tout. Mais

211 Cf. Ibid., pp. 259-265.

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ce « tout » qui se donne n’est rien de réel, ou d’objectif, puisque dans le sacrifice je ne donne

pas une chose que je possède, mais cela même que je suis. Parler de sacrifice dans le monde

technique est donc « une inconséquence et un préjugé »212, la raison technique et la raison du

don relevant de deux ordres différents. « Les sacrifices sont (…) la présence persistante de ce qui n’apparaît pas dans les calculs du monde

technique (…). Il ne faudrait pas oublier que les sacrifices, où qu’ils se présentent, nous concernent

en tant qu’êtres qui vivent à partir d’une différence de rang au sein de l’étant même, en tant qu’êtres

essentiellement intéressés à leur manière d’être. »213

Personne n’accepterait de donner sa vie pour une fin exclusivement instrumentale, à moins

qu’elle ne se transforme en valeur. Cette transformation ne serait qu’un travestissement de la

vérité, mais le fait qu’elle soit nécessaire signifie que la technique a besoin du sacrifice, tout

en niant son existence en tant que sacrifice ; pour elle, il n’est qu’un simple devoir du citoyen

envers son pays, accepté comme tel dans les termes du contrat par lequel l’Etat lui garantit un

certain nombre de droits en échange de son obéissance, et a fortiori de sa propre vie en cas

de guerre. Alors que le sacrifice, en tant que don plénier, implique la gratuité, on observe

qu’il est en fait réductible à l’échange. Le sujet sacrificiel, qui prétend donner sans condition

ni retour, ne donne en fait que dans le cadre de l’institution symbolique qu’est le contrat

social. Il n’y aurait donc pas de dévoilement possible dans le sacrifice, si ce n’est celui du

principe économique de l’échange qui, prêtant toujours pour un rendu, ne s’opère

véritablement que dans la dimension immanente de la vie. Bref, lorsqu’on réduit le sacrifice

aux conditions de sa phénoménalité, on s’aperçoit que la raison technico-économique en est

l’être authentique, une vérité qui, en même temps, l’annule en tant que don.

Ce paradoxe peut supposer deux choses : soit le sacrifice est un phénomène dont la

nature contredit les conditions qui rendent possible l’expérience dans un monde où règne en

maître la raison technico-économique, soit le sacrifice se contredit lui-même et s’illusionne

sur sa véritable nature phénoménale. Patočka soutient la première thèse, mais encore faut-il

montrer ce qui, dans sa pensée phénoménologique, avant même qu’elle ne prenne le visage

d’une éthique, lui permet d’affirmer une telle chose. Pour cela, nous devons repartir du

phénomène du don et de la question de sa possibilité phénoménologique214. Le don contient

212 Cf. Ibid., p. 271. 213 Cf. Ibid., p. 273. 214 Toute notre analyse du sacrifice, et surtout celle qui suit sur la question du don, doit beaucoup aux travaux de Jean-Luc Marion sur la réduction du don à l’horizon de la donation, dont elle s’inspire largement, et notamment à un article intitulé « La raison du don », in Philosophie, n˚18, juin 2003, pp. 3-32. Nous cherchons dans cette analyse à « dé-mythologiser », à « dé-religiosiser », à « dé-éthiciser », ou encore à « dé-socialiser » le phénomène du sacrifice, afin de montrer qu’il est une possibilité sans condition, c’est-à-dire qu’il ne relève pas des conditions de possibilité d’une phénoménalité technico-économique déterminée par la métaphysique classique. Le sacrifice de soi serait à ce titre un événement non métaphysique, ce qui permettrait, par-là même,

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en lui trois dimensions, celle du donateur, celle du donataire et celle du don donné. Réduit à

l’échange, le don implique une certaine réciprocité entre le donateur qui donne et le donataire

qui reçoit, tout en devenant l’obligé du donateur. Dans le cas du sacrifice de soi par devoir

patriotique, c’est dire, comme nous l’avons vu, que le donateur est le citoyen et le donataire,

l’Etat ou la nation, à savoir une collectivité qui n’est pas seulement la somme des individus

qui la compose, mais aussi une entité supra-individuelle englobant les générations passées et

futures, ainsi que les intérêts, les valeurs et les lois qui régissent la vie en commun. Ainsi la

réciprocité du donataire envers le donateur réside-t-elle dans la citoyenneté elle-même,

garantissant à l’individu des droits, le premier d’entre eux étant le droit à la vie par

l’assurance de la sécurité du territoire et, dans certains cas, d’une sécurité économique et

sociale. La réciprocité est à la fois réelle et symbolique, ce qui supprime, paradoxalement,

toute notion de sacrifice comme don de soi. Le sacrifice semble ainsi accéder au concept en

passant par l’échange ; il est de ce fait une interprétation pré-conceptuelle de l’échange, dont

peut aisément se servir la raison technico-économique pour parvenir à ses fins. Plus

fondamentalement, cela signifie que la raison technico-économique et les conditions de

possibilité de l’expérience coïncident. Dans de ce cadre phénoménal, le sacrifice apparaît

comme l’illusion de la gratuité vide.

Mais Patočka ne peut accepter ce constat dans la mesure où la véritable phénoménalité

est un rapport au fondement de l’apparaître de toute réalité – l’apparition impliquant toujours

un plus négatif qui ne peut être objectivé. « Sans vouloir négliger ou minimiser les objectifs historiques et sociaux qu’ils [ ceux qui affrontent

la finitude en se sacrifiant ] peuvent se proposer, on peut dire que le centre de gravité n’est pas là. Le

se-sacrifier-pour-quelque chose devient un se-sacrifier pour ce qui n’ « est » aucune chose ni rien de

chosique. Le sacrifice prend le sens d’une explicitation du rapport authentique à ce qui fonde sa

compréhension, à ce qui le rend humain et qui, étant radicalement fini, n’est ni cause ni force, n’est

pas le fondement de raison d’un étant. »215

Si le sacrifice est inapparent, c’est que la raison technico-économique ne phénoménalise que

l’être chosique, laissant en arrière-plan l’horizon ultime de toute donation de sens. La totalité

de l’être n’est donc pas résorbé par cette raison qui ne rend raison que d’elle-même sans

égard pour la transcendance du monde. La réciprocité dans et de l’échange implique donc un

principe d’identité – un prêté pour un rendu – qui a pour corollaire le principe de raison

suffisante à l’origine de la visibilité de l’apparaissant. Cela signifie que la raison technico-

économique met en œuvre les principes fondamentaux de la métaphysique définis par

d’expliquer plus rigoureusement comment Patočka en arrive à penser un humanisme moderne post-métaphysique. 215 Cf. Ibid., pp. 174 et 175.

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Leibniz, alors même que le sacrifice, en tant que don de soi, n’y répond pas. Ceci rend

compte de l’invisibilité du sacrifice dans le monde de la technique et de l’économie, mais ne

valide pas la thèse de son inexistence. L’identité est ce qui définit l’être dans l’ordre de

l’égalité – le « soi-même ». Le principe d’identité suppose donc que rien ne peut être, de

façon synchronique et sous le même rapport, autre que soi, c’est-à-dire contradictoire216. Le

principe d’identité est une forme de la non-contradiction logique. Or, le sacrifice implique

une asymétrie fondamentale entre le donateur et le donataire, une rupture de l’identité qui

fonde l’échange et qui rend le don de soi contradictoire, donc invisible – puisque nous

devenons par là autre que nous-mêmes, concédant à une perte ou à un gain d’être. Le second

et « grand » principe de la métaphysique, le principe de raison suffisante, suppose lui que

rien n’est sans raison, c’est-à-dire que la raison doit rendre raison de toute chose pour qu’elle

soit vraie et existante217. Et si elle la rend, c’est que fondamentalement elle la donne, ou plus

précisément la re-donne à ce qui la lui a une première fois donnée. Dans cette donation-en-

retour, nous avons déjà ce qui peut remettre en cause les principes d’identité et de raison

suffisante : la donation originaire n’est peut-être pas le fait de la raison technico-économique,

mais celui d’un être qui se donne en négatif et qui échappe ainsi à toute représentation. Le

négatif pourrait donc faire droit au sacrifice, lui rendre justice, dans la mesure où c’est un

être qui se donne sans retour possible, puisqu’il ne peut être re-présenté. La donation-en-

retour de la raison ne serait pas dans ce cadre un retour au même, mais un retour à l’autre,

sans que jamais ce retour ne puisse être rendu visible dans et par la représentation, c’est-à-

dire sans réciprocité effective. Ce retour serait pur rapport à l’être, et l’expérience de l’être,

l’expérience négative du sacrifice.

III.1.3. Le sacrifice dissident comme possibilité inconditionnelle du sujet moral

216 « (…) nous jugeons faux ce qui en [ sc. de la contradiction ] enveloppe, et vrai ce qui est opposé ou contradictoire au faux ». Cf. Leibnitz, in La Monadologie, trad. fr. Emile Boutroux, Delagrave, 1998, § 31, p. 157. 217 « (…) nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et pas autrement ». Cf. Leibnitz, ibid., § 32, p. 158.

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Pour réinstaller le sacrifice dans l’horizon qui lui est propre, nous avons vu qu’il fallait

impérativement briser la réciprocité sur laquelle est fondée l’échange, afin de montrer que le

don de soi fait partie de ces phénomènes qui s’accomplissent à l’encontre des conditions de

possibilité définies par la métaphysique. La thèse soutenue par Jean-Luc Marion, dans son

article sur « La raison du don », consiste à dire que si le don est un phénomène irréductible à

l’échange, il peut se comprendre sans le couple formé par le donateur et le donataire : un seul

d’entre eux suffit. En va-t-il ainsi pour le sacrifice ? Reprenons le cas des dissidents de la

Charte 77. Le sacrifice qu’ils ont consenti en affrontant la logique répressive du système

communiste est différent du sacrifice du citoyen-soldat. Par leur acte de dissidence, ils ont

rompu le contrat idéologique qu’ils avaient passé avec l’Etat sous la contrainte physique et

morale, mais en se rapportant toujours à une légalité transcendante, qui n’était autre que celle

des droits de l’homme. Le sacrifice dissident est un don de soi par devoir, mais un devoir qui

ne fait plus signe vers le fondement en raison d’un étant. En se donnant à quelque chose, les

dissidents se sont voués à ce dont on ne peut dire qu’il est au sens de l’objet, puisque c’est à

l’horizon de l’autonomie qu’ils se sont donnés. « Le sacrifice assume ainsi une figure singulièrement radicale et paradoxale. Ce n’est pas un sacrifice

pour quelque chose ou quelqu’un, tout en étant, en un sens, un sacrifice pour tout et pour tous. Dans

un sens essentiel, c’est un sacrifice pour rien, si l’on entend, par le « rien », ce qui n’est pas un

étant .»218

Ce sacrifice pour une liberté qui est appel de la transcendance, ouverture à l’être authentique

de l’humanité, se distingue du sacrifice « naïf » – qui s’accomplit en vue de fins concrètes –

par la radicalité de son sens : la réciprocité entre le donateur et le donataire est brisée, car il

n’y a plus de donataire, si ce n’est la négation elle-même. L’invalidation du processus de la

réciprocité entraîne, par un choc en retour, la fin du principe d’identité. L’idée paradoxale du

don plénier est que l’on gagne en consentant à une perte volontaire ; l’identité entre le donné

et le contre-don, plus précisément l’identité même du donateur, n’est pas respectée. Dans le

sacrifice dissident, c’est l’être qui se donne à nous, non plus dans le retrait, mais

expressément, si bien que notre vie se trouve amplifiée par cette percée hors du système de

l’échange – ce qui n’est pas le cas dans le sacrifice naïf. « Les « victimes » des guerres qui furent ou s’accompagnèrent de révolutions mondiales, les victimes

de l’ère technique et de ses possibilités inouïes, en restent à une expérience naïve du sacrifice qui

présuppose bien une compréhension du mode d’être spécifique à l’homme, mais une compréhension

qui dans la pratique demeure simple « pré-compréhension ». L’être de l’homme dans sa spécificité

218 Cf. Liberté et sacrifice, p. 275.

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n’y devient pas explicite. Le résultat est un sacrifice au sens objectif, on pourrait même dire

chosique, une manière d’échange d’un étant contre un étant. »

Si l’identité du donateur est altérée dans le sacrifice dissident ou radical, par opposition au

sacrifice naïf, ce n’est donc pas dans le sens d’un passage d’un état à un autre sous le même

rapport, mais dans celui d’un changement de rapport : l’homme se révèle dans sa possibilité

authentique en tant que rapport à l’être. Ce changement est « amplitude ». Patočka définit

ainsi l’abandon du plan quotidien qui organise de façon éminemment rationnelle – au sens de

la technique et de l’économie – l’existence humaine ; c’est un choc existentiel qui nous fait

nous heurter contre l’écueil inébranlable de nos limites et nous ouvre à l’horizon universel

qui vit en nous219. En tant que don de soi qui nous ouvre à la vie dans l’amplitude, le sacrifice

dissident est une possibilité qui ne repose pas sur le principe métaphysique d’identité, mais

sur le libre engagement de soi dans le monde.

La réduction phénoménologique du sacrifice au couple formé par le donateur et le donné

est donc possible. Voyons maintenant si la réduction du sacrifice à l’horizon de la donation

l’est tout autant. Qu’est-ce qui est donné dans le don de soi ? Le soi, justement. Le sacrifice

s’accomplit sans donner aucun objet susceptible de revenir à une valeur d’échange, car le

sujet sacrificiel se donne lui-même. Je me donne sans réserve dans le sacrifice, c’est-à-dire

que je donne tout de moi. Qu’est-ce que ce « moi » ? C’est un sujet qui vit essentiellement du

soin de son âme, c’est-à-dire de son rapport à l’être, au monde et aux autres, qui ne sont en

eux-mêmes rien de réel ou d’objectif. C’est en même temps un sujet qui découvre l’horizon

de son autonomie dans le monde historique, qui n’est autre que celui de la problématicité du

sens. La subjectivité patočkienne n’est donc pas purement passive et totalement constituée,

puisqu’elle co-détermine le champ phénoménal, dont la compréhension, dans l’ouverture à

l’être, le rend fondamentalement libre – comme nous l’avions vu en première partie. Nous

pouvons donc parler du soi du sacrifice sans retomber dans une métaphysique du sujet. Il ne

s’agit pas du fondement en raison d’un étant, mais d’un négatif qui se conquiert dans le

mouvement de vérité. Le sacrifice est une radicalisation du processus qui vide la subjectivité

de son contenu jusqu’au dépassement du lien qui nous enchaîne à la vie et du conflit où se

trouve le fondement essentiel de l’homme. La subjectivité sacrificielle n’est pas seulement en

mesure de se préserver en s’abandonnant, mais aussi de se transformer en se sacrifiant, sans

pour autant devenir une force positive. Cette transformation subjective n’exprime pas le

devenir d’une forme pré-existante, mais l’accès à autre chose, si bien que la subjectivité

219 Cf. « Equilibre et amplitude dans la vie », in Liberté et sacrifice, pp. 33-39.

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« (…) est capable de se proclamer non seulement puissance suprême, mais encore impuissance qui se

livre au pouvoir du plus-haut, du sens primordial. C’est seulement ici que la vie acquiert la force

négative de se donner, de se dévouer. »220 Le grand principe de la métaphysique, celui de raison suffisante, subit ici une seconde

invalidation partielle : le don n’est pas déterminé par une raison extérieure, puisque ni

donataire ni donateur ne peuvent en être les causes efficientes. Dans le sacrifice, le donné

étant aussi le donateur, et réciproquement, nous sommes par excellence dans un cas où le don

se donne à partir de soi sans rien donner, au sens où il se donne lui-même qui n’est rien de

purement chosique, mais le mouvement par lequel le sujet s’engage historiquement dans le

monde et rencontre l’altérité. Le sacrifice est donc un phénomène qui se donne à partir de

soi, c’est-à-dire non seulement en soi, mais aussi par soi et de sa propre initiative. Rien ne

décide le sujet sacrificiel à se donner, si ce n’est la situation historique dans laquelle il n’a

pas choisi de se trouver ; il doit se décider à se donner en situation, mais cette situation

n’impose en aucun cas le choix du sacrifice. Le moment du sacrifice est le moment où se

révèle l’être propre du sujet sacrificiel se donnant. Dans le sacrifice dissident, l’être de la

subjectivité entre ainsi dans la phénoménalité, et cette percée vers l’être est simultanément

une percée vers ce qui fonde l’humanité dans son authenticité, l’autonomie, non au sens de

l’autofondation, mais de la responsabilité morale, politique et historique du sujet.

Le sacrifice n’est pas la possibilité inconditionnelle du don lui-même – dans la mesure

où on voudrait ainsi affirmer l’hétéronomie du sujet – mais du sujet dans son autonomie à

l’égard de la raison calculatrice. C’est pour cela que le principe de raison suffisante n’est pas

totalement invalidé chez Patočka. Il reste de celui-ci ce qui permet à la subjectivité d’exister

en tant que conscience qui peut se penser au fondement ultime de ses décisions politiques et

morales. L’analyse phénoménologique du sacrifice dissident nous montre donc que Patočka

remet en cause et dépasse la métaphysique classique tout en conservant le moment de sa

légitimité interne, c’est-à-dire l’autonomie du sujet vis-à-vis du sens donné. C’est parce que

celui-ci est problématique que le sacrifice, en tant que don de soi, ne peut être radicalement

réduit à l’horizon de la donation. La subjectivité ne peut se laisser totalement constituer par

le sens donné, car elle doit toujours garder une distance critique à son égard afin de ne pas

céder aux illusions de l’idéologie. Le souci ontologique de l’être doit donc rester subordonné

au soin de l’âme, qui n’est pas un souci de l’être en général, mais le soin moral d’un être qui

se veut libre. Nous retrouvons cette même idée chez Simone de Beauvoir qui écrit :

220 Cf. « Le monde naturel et la phénoménologie », in Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, p. 45.

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« (…) le dévoilement implique une perpétuelle tension pour maintenir l’être à distance, pour

s’arracher au monde et s’affirmer comme liberté : vouloir le dévoilement du monde, se vouloir libre,

c’est un seul et même mouvement »221.

Le sujet tranche sur l’être en affirmant son autonomie vis-à-vis du monde. Le sacrifice est un

moyen extrême de l’affirmer ; il est la révélation d’un conflit au sein du monde entre ce qui

est vraiment et ce qui ne fait que paraître. Dans son acception radicale, le sacrifice est donc

moins pacificateur que conflictuel, source d’une lutte acharnée pour l’instauration d’une vie

en commun fondée sur une justice authentique. Les dissidents, tels Sakharov, Soljenitsyne,

ou encore Patočka lui-même, ont vécu dans cette modalité active du sacrifice pour rompre

l’identité fictive entre l’Etat et la société civile, et ce afin de rendre à celle-ci et aux individus

qui la composaient leur autonomie à l’égard d’un régime totalitaire communiste qui n’était

que l’aboutissement du manque de compréhension dont la surcivilisation avait fait preuve

vis-à-vis d’elle-même et de son conflit interne. L’avènement d’un humanisme authentique ne

peut passer que par la compréhension de ce qui se joue dans l’histoire européenne et par la

redécouverte de son fondement enfoui sous le matérialisme et le positivisme de l’ère

technico-économique. C’est pour cela que l’humanisme repose avant tout sur la mémoire des

événements passés et l’examen du sens transmis par ceux qui se sont sacrifiés pour que l’être

sorte du retrait dans lequel l’objectivation métaphysique de l’étant le tenait, c’est-à-dire pour

que les droits et les libertés civiques qui fondent notre humanité authentique soient reconnus

partout, par tous et par chacun.

III.2. La dissidence ou la téléologie de la liberté européenne

III.3.1. De la crise de la rationalité…

L’humanisme est indissociable d’une réflexion sur l’histoire et sur son sens nécessaire

ou possible. L’humaniste pense l’événement historique pour y découvrir un sens proprement

humain, pour comprendre le devenir de l’humanité, celui du monde moral et pour tenter de

répondre aux éventuelles crises avec un certain recul critique. C’est justement le plus souvent

un sentiment de crise qui motive la réflexion sur le sens de l’histoire. Le philosophe se fait la

221 Cf. S. de Beauvoir, in Pour une morale de l’ambiguïté, p. 31.

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conscience tragique de son temps et de l’humanité qui, à travers lui, accèdent à leur auto-

compréhension, c’est-à-dire à leur sens. Ainsi, écrit Paul Ricœur, « L’interrogation première de la philosophie de l’histoire va donc de la crise à l’idée, du doute au

sens. La conscience de la crise invite à la réaffirmation d’une tâche, mais d’une tâche qui, par sa

structure, est une tâche pour tous, une tâche qui développe une histoire »222. Cette tâche n’est pas une idée qui s’autodétermine dans l’histoire, mais une idée qui ouvre la

situation historique et implique un procès sans fin. La crise nous invite ainsi à une question-

en-retour sur le sens téléologique de l’histoire afin de dévoiler ce sens en surmontant tout ce

qui le garde en retrait. Seule l’Europe possède un telle téléologie immanente, car elle est

moins un lieu géographique qu’une figure spirituelle, un lien qui unit les hommes au-delà de

leurs différences culturelles. L’humanité européenne est l’humanité en tant que telle car elle

ne veut et ne peut vivre que dans la libre formation de son existence, de sa vie historique, par

les idées de la raison, par des tâches infinies. Être européen est à ce titre une responsabilité

qui nous relie tous et dont le sens est universel, si bien qu’il est susceptible de s’étendre au

monde entier. Dans ses études consacrées à l’Europe223, Patočka revient très fréquemment sur

la conception husserlienne de la crise morale qui a affecté l’humanité européenne au milieu

des années 1930, alors qu’Hitler et les nazis au pouvoir en Allemagne dénonçaient le

rationalisme comme pensée décadente et tentaient d’imposer par la force leur vision

biologique du social. Nietzsche avait aperçu à la fin du 19ème siècle ce qui allait se jouer dans

cette crise morale : le suicide spirituel de l’Europe dans l’avènement du nihilisme passif, à

savoir dans la destruction de toutes les valeurs (traditionnelles). Pour Husserl, le nihilisme,

qui est un basculement dans le non-sens, doit cependant s’expliquer à partir de la

représentation que l’humanité se fait de ce qui donne fondamentalement sens, à savoir de la

raison. Comment comprendre le discrédit radical de la raison dans les questions touchant au

sens de l’existence humaine ? Pourquoi la raison en est-elle venue à n’être plus qu’un moyen

en vue de réaliser des fins qui lui sont extérieures et contraires, commandées par autre chose

que l’auto-responsabilité humaine ? Pour Husserl la raison est à la fois théorique et pratique

; elle a été révélée à elle-même par la philosophie qui est à l’origine de l’Europe comme lien

spirituel. L’idée de la philosophie est celle du regard dans ce qui est, de l’évidence originaire

fondée sur et dans l’intuition des choses mêmes (le remplissement de la visée à vide), le

caractère fondamental de l’être étant le pouvoir-être-intuitionné. Si la philosophie est au

fondement de l’Europe, et que son idée est avènement de l’être, l’histoire européenne ne peut

être que l’histoire de la philosophie.

222 Cf. P. Ricœur, « Husserl et le sens de l’histoire », in A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1998, p. 30. 223 Cf. « Réflexion sur l’Europe », in Liberté et sacrifice, pp. 181-213.

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Le discrédit moral de la raison au 20ème siècle exprime donc une perte de confiance en la

tâche que la philosophie avait proposée à l’humanité européenne, à savoir la constitution

d’une science du tout de l’être. « Le scepticisme à l’égard de la possibilité de la métaphysique, l’effondrement de la foi en une

philosophie universelle qui servirait de guide à l’homme nouveau, cela signifie très exactement

l’effondrement de la foi en la « raison », comprise dans l’opposition établie par les Anciens entre

Epistèmè et Doxa. C’est elle, la raison, qui donne sens de façon ultime à tout ce qui prétend être, à

toutes « choses », « valeurs », « buts », en ce qu’elle les rapporte normativement à ce qui, depuis les

débuts de la philosophie, est désigné par le terme « Vérité » – vérité en soi – et corrélativement par le

terme « Etant ». »224

La tâche de la philosophie et de l’humanité européenne réside dans l’idéal du remplissement

ultime qui viendrait constituer la totalité de l’être dans la raison. Nous devons entendre cet

idéal en un sens kantien, c’est-à-dire comme l’objet de l’idée. Or l’idée étant un concept de la

raison tel que son objet ne pourra jamais s’achever dans l’intuition sensible, l’idéal ne sera

jamais donné, sa quête est en ce sens infinie. Il faut considérer l’homme comme le corrélat de

ses idéaux, infini comme eux, jamais pleinement réalisé dans l’histoire. C’est ainsi la raison

qui rend l’homme signifiant, responsable de son être dont il cherche à comprendre le sens

dans le mouvement historique. L’histoire de l’humanité européenne est identique au combat

pour la raison, si bien que « l’homme est à l’image de ses idées et les idées sont comme le

paradigme de l’existence » (Ricœur). C’est l’oubli de ce principe idéel par la science qui a

provoqué une crise de la rationalité chez l’homo œuropeus . Depuis Galilée, les constructions

des sciences mathématiques de la nature ont progressivement substitué au monde de la vie le

monde hypothétique, qui passe désormais pour le réel « en soi ». Cela signifie que l’idéal est

devenu saisissable par le calcul, ce qui implique son caractère à la fois fini et quantifiable. La

science pense trouver dans le fait en tant que tel le gage de toute compréhension de l’être, qui

doit être nécessairement objective puisque seule l’adéquation de la pensée et de la chose sous

la forme du phénomène objectif est synonyme de vérité. Le subjectif, à savoir tout ce qui

s’apparente à une valeur, est alors laissé de côté par la science. La crise de la scientificité est

une crise non seulement de la rationalité mais aussi de l’existence, car « de simples sciences

de faits forment une simple humanité de fait »225. Et une humanité de fait c’est, par définition,

la mort de l’humanité. La science positiviste devient exclusivement orientée vers la technique

et l’accumulation de forces, mais n’est plus comprise comme « fonction de

224 Cf. E. Husserl, « L’idéal de la philosophie universelle et le procès de sa dissolution interne », in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr. G. Granel, Gallimard, 1999, §5, p. 18. 225 Cf. E. Husserl, « La réduction positiviste de l’idée de la science à une simple science-de-faits », ibid., § 2, p. 10.

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l’autoresponsabilité humaine »226. Cette mauvaise interprétation de l’esprit scientifique et

méthodique comme esprit de domination du monde exige dès lors une rectification, qui

viendra mettre au jour le fondement propre du champ phénoménal. La crise de l’humanité

européenne, comme crise de la rationalité, rend ainsi nécessaire l’élaboration d’une science

du monde de la vie, afin de rétablir l’auto-compréhension de l’homme par lui-même.

Rendre à l’homme sa conscience de sujet, ce n’est donc pas étudier le monde objectif,

mais l’apparaître, c’est-à-dire l’apparition comme telle, puisque l’apparaître est subjectif – il

est toujours apparition à. Chez Husserl, comme nous l’avions montré dans la première partie

de notre étude, une réflexion radicale sur le monde de la vie est nécessairement une

expérience originaire de la subjectivité en tant que fondement de l’apparition. Le principe

enfoui sous les couches constructives du monde, c’est la subjectivité, qui dépasse la

prédonation du monde et préside à toute donation de sens. Elle n’est pas psychologique mais

transcendantale, non au sens kantien du terme, mais dans la mesure où elle résorbe en elle

tout étant en tant que son objet. C’est une subjectivité infinie. Nous n’allons pas reprendre ici

la critique patočkienne du subjectivisme husserlien, mais nous pouvons citer une phrase

significative de Patočka dans le cadre d’une redéfinition du sens téléologique de l’histoire

européenne et de l’humanisme à travers le thème du sacrifice dissident : « L’apparaître en tant que tel, en tant qu’il amène le réel au paraître, ne peut prendre place parmi les

réalités. Seul est réel l’être à qui l’apparaissant apparaît, à la condition toutefois qu’il se trouve dans

un rapport dont l’autre terme est un non-réel et qui le confronte à un ordre qui dépasse l’être propre

du réel ».227

Ce qui caractérise le sujet husserlien de l’histoire, ce n’est pas tant son autonomie que son

indépendance à l’égard de tout ce qui peut être autre. Il ouvre le procès historique mais n’est

jamais lui-même complètement pris par l’histoire ; il peut devenir conscience tragique, mais

toujours dans une sérénité qui n’a d’égal que son détachement vis-à-vis du différent, si bien

que le monde de la vie demeure de façon ultime une abstraction scientifique, naturaliste. Or

toute la démarche de Patočka consiste à réinscrire la dépendance dans l’autonomie du sujet,

afin que l’humanisme puisse reposer sur une conception de la subjectivité comme « âme

ouverte ». Et cette dépendance ne se découvre que dans un monde de la vie réancré dans la

praxis, c’est-à-dire dans la communauté, le travail et surtout la vie proprement politique. Car

l’histoire européenne ne se réduit pas seulement à l’histoire de l’idée philosophique, mais

doit aussi comprendre la politique au sens de ce qui fonde la coexistence morale. C’est pour

cela que Patočka reprend la critique husserlienne du positivisme pour l’appliquer à la vie

226 Cf. « Réflexion sur l’Europe », in Liberté et sacrifice, p. 185. 227 Cf. Ibid., p. 191. (Souligné par nous)

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politique, à ce domaine qui n’est pas exclusivement issu de la raison contemplative mais plus

généralement de la raison pratique, c’est-à-dire de la liberté.

III.3.2. …à la crise de la liberté européenne

L’équivalent du positivisme scientifique dans le champ politique et culturel du monde

moderne, c’est le libéralisme. Il est à l’origine d’une conception non-métaphysique de l’Etat,

dans laquelle celui-ci n’est pas le garant du sens ultime de l’existence, mais le gestionnaire

de la coexistence économique et sociale. Le libéralisme est en ce sens inséparable d’une

certaine vision technocratique de l’Etat, les experts étant les plus à même de mettre en œuvre

la rationalité finie des moyens en vue de permettre à chacun de réaliser ses fins personnelles

sans perturber l’ordre social. La rationalité libérale s’exprime comme l’accentuation du règne

de la loi et de l’objectivité au-dessus de l’homme, si bien qu’il peut être en effet considéré

comme une sorte de positivisme politique. L’humanisme libéral ne veut pas se prononcer sur

la question des valeurs ; il repose sur une conception essentiellement négative de la liberté au

sens d’Isaiah Berlin, sur la possibilité de choisir par opposition à la possibilité d’accomplir. Il

ouvre cependant une béance entre la publicité des moyens et le retrait dans la sphère privée

de la question des fins. Aussi Patočka se demande-t-il si malgré la complémentarité possible

du rationalisme fini et de sa négation, qui s’exprime dans le maintien de la tradition

chrétienne, mais plus généralement dans la quête personnelle d’une transcendance, la crise

qu’a connu le libéralisme au 20ème siècle avec l’expérience totalitaire n’est pas due à

l’affaiblissement ou à la disparition de cet élément dans les civilisations modérées

occidentales. « Le libéralisme ne pense pas la situation dans une perspective complémentaire, mais au contraire,

neutralise l’élément opposé à la rationalité finie. La crise du libéralisme comme, plus généralement,

celle de la civilisation modérée tient peut-être au fait que la ratio, en tant qu’élément de la vie et de la

diffusion de cette forme de civilisation, n’est pas l’élément de la décision ultime, de la résolution, du

rapport aux limites dernières de l’homme. »228

La crise de la liberté expérimentée par l’humanité européenne dans le totalitarisme aussi bien

national-socialiste que communiste serait ainsi une réaction à ce qui, dans le libéralisme, nie

la présence d’une transcendance proprement politique. La crise de l’humanité est donc bien

une crise de la ratio, mais au sens où la raison aurait nié le rapport à l’élément transcendant

228 Cf. « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, pp. 154 et 155.

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qui la constitue et la rend libre. La vérité de la rationalité est la liberté, et non l’inverse. La

crise de la rationalité européenne est en son fond une crise de la liberté.

Revenons maintenant sur le motif premier de la réaction anti-libérale afin de comprendre

la manière dont Patočka propose de surmonter cette crise de la liberté. Le philosophe affirme

que le mouvement romantique est, à l’origine, une tentative pour combler la béance laissée

par les Lumières entre la rationalité technico-économique caractéristique de l’humanisme

libéral et la question du sens de l’existence229. Malgré son échec, le mouvement romantique

est le signe d’un besoin de complémentarité : la liberté négative ne peut combler le vide

laissé par le manque d’idéal commun, de projet politique partagé par une grande partie de la

société. Ce problème est toujours d’actualité ; il alimente notamment les débats entre les

libéraux et les communautariens. La référence explicite à un bien commun est-elle nécessaire

pour structurer et maintenir le vivre-ensemble ? Dans une société multiculturelle moderne,

peut-on et doit-on accorder des droits collectifs aux différentes communautés qui constituent

cette collectivité, ou plutôt aux individus qui appartiennent à ces groupes formés autour de

valeurs particulières ? Le sujet a-t-il besoin, pour se constituer, non seulement de vivre dans

une communauté qui répond à la question du sens de l’existence humaine, mais aussi de faire

reconnaître sa différence à une instance tierce tenue de lui octroyer des droits individuels ou

collectifs, en tout cas toujours particuliers ? Patočka ne pose pas la question en ces termes. Il

y a chez le philosophe une volonté de dépasser la problématique Lumières-romantisme – ou

libéralisme-communautarisme, selon les catégories actuelles – tout en préservant le moment

de sa légitimité interne, cette exigence de sens politique ou de sens commun. La solution

résiderait dans la « volte négative »230 de l’élément non-rationnel présent dans le romantisme,

autrement dit dans la redéfinition négative du bien commun dont la transcendance fonde la

vie politique. « Nous comprenons maintenant la transcendance comme un régulateur sans lequel la finitude se

noierait dans l’absurde, sans lequel la finitude de l’homme et sa liberté seraient impossibles. »231 Dans la notion de « régulateur » nous retrouvons le thème husserlien d’un fondement idéel

qui constituerait le sens téléologique de l’histoire européenne. Celui-ci n’aurait pas été enfoui

sous les constructions hypothétiques de la science, mais sous les conceptions métaphysiques

de l’humanisme, de la politique et de l’histoire. Patočka nous invite donc à repenser la nature

de l’idéal européen, qui ne s’exprimerait plus sous une forme exclusivement théorique mais

pratique. Ce n’est pas l’auto-compréhension de la science qu’il faut dès lors mettre au jour,

229 Cf. Ibid., p. 155. 230 Cf. Ibid., p. 155. 231 Cf. Ibid., p. 155.

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mais l’auto-compréhension de la vie elle-même. Nous comprenons ainsi, à revers de la

démarche analytique suivie dans cette étude consacrée à la subjectivité dissidente, le sens de

la redécouverte patočkienne d’un originaire pratique dans lequel s’enracine notre humanité.

Le sens téléologique de l’histoire européenne est donc tout entier contenu dans l’activité

libre qu’est le soin de l’âme. Elle est le « rapport essentiel qui unit l’homme comme force à

l’homme comme représentant du non-réel »232. Le rapport à la transcendance est nécessaire à

la vie humaine car il est puissance d’ouverture et d’historicité. C’est lui qui ouvre la situation

historique dans laquelle le sujet peut aller à la rencontre de ses possibilités fondamentales en

entrant dans la phénoménalité. Mais cette vie dans la phénoménalité est toujours une vie dans

la problématicité, dans une quête à jamais inachevée du sens. C’est une vie qui est loin d’être

sous-tendue par une harmonie pré-établie, car la prise en compte de son caractère

problématique fait d’elle une vie de tension permanente entre ce qui cherche en l’homme à

fixer le sens pour se rassurer et ce qui le pousse à sans cesse en interroger le bien-fondé.

L’essence propre de l’homme est donc telle qu’il lui est impossible de parvenir à l’équilibre

et à la clôture sur soi si ce n’est par la déchéance, en se reniant lui-même. Cet oubli de la

vérité est pourtant « l’état primitif » de l’homme, celui dans lequel il est disposé dès sa

naissance, « ce dans quoi il est toujours « naturellement », de par la composante naturelle et

donnée de son être, et dont il ne peut se dégager que grâce à sa propre action intérieure »233.

Si l’histoire est celle de l’oubli de l’être, c’est que l’être est fondamentalement soin de l’âme,

ou souci de la réinscription dans la vie du rapport à une transcendance qui ouvre l’horizon de

l’autonomie éthique. La tâche infinie de l’humanité européenne réside dans le fait de

préserver ce rapport en lui offrant son espace propre dans la vie politique, qui est par

excellence le domaine de la dissidence, de la lutte pour une liberté qu’il est nécessaire de

réaffirmer perpétuellement. Le sujet dissident ne conquiert son autonomie que dans cette

lutte contre la somnolence et pour la vigilance. Cette vigilance est avant tout intérieure, mais

l’intériorité est toujours chez Patočka dans un rapport privilégié à l’autre qui attend de moi

tout le soin et l’attention que je lui dois en tant qu’être humain. Contrairement à Heidegger,

Patočka exige ainsi que le sujet reste responsable envers les besoins et les demandes éthiques

de l’autre, comme la santé et la justice sociale, ce qui permettrait d’esquisser une

phénoménologie dans laquelle serait affirmé le rôle irréductible de la solidarité. « Il lui [la technique sociale libérale] faudra se dépasser elle-même, se laisser féconder par les forces

de la profondeur pour frayer les voies au développement d’une technique sociale plus noble et plus

généreuse, qui atteste que l’homme n’est pas étranger à l’homme, que les hommes ne sont pas, au

232 Cf. Ibid., p. 168. 233 Cf. Ibid., p. 161.

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plus profond, des atomes, mais bien des créatures assoiffées d’entraide et qui réclament la

solidarité. »234

La redéfinition de l’humanisme passe donc par l’affirmation d’un impératif moral : je dois

être en permanence conscient et responsable sous le rapport social. Cette inconditionnalité de

la socialité éthique montre que le sens téléologique de l’histoire européenne réside dans une

liberté indissociable d’une certaine conception de l’égalité.

III.3.3. Le sens de la solidarité dissidente

Nous avons vu que la crise de l’humanité n’était pas une crise de la rationalité, mais plus

essentiellement de la liberté et de la solidarité, une crise à la fois politique et existentielle. La

solidarité implique une forme d’égalité, ne serait-ce que dans la réciprocité qui caractérise

l’entraide. Il s’agirait ici de comprendre pourquoi la surcivilisation ne peut pas et ne doit pas

se dispenser de résoudre le problème de l’égalité en matière sociale, et ce en revenant sur

trois événements majeurs de la modernité. Trois types de révolution ont transformé la nature

des relations entre les hommes, ainsi que la perception du lien social dans l’histoire

européenne : la Réforme, les révolutions libérales (anglaise, américaine et française) et la

révolution industrielle. Sur le plan à la fois religieux, politique et économique, on assiste

donc depuis le 16ème siècle à une redéfinition des rapports sociaux dans le sens d’une égalité

croissante par la reconnaissance des droits subjectifs. A l’origine de cette tendance égalitaire,

Patočka voit la sécularisation du thème chrétien de l’âme immortelle, de l’égalité devant

Dieu et du combat de l’homme pour sa liberté essentielle, pour le salut de son âme235. Nous

pouvons cependant la ramener plus précisément au premier phénomène dissident qu’est la

révolution hussite : ce fut un combat à mort livré contre l’Eglise catholique, notamment

durant la bataille de la Montagne Blanche (Bilà Hora) en 1620, pour la liberté religieuse,

l’égalité devant Dieu à travers le thème du sacerdoce universel et la fraternité entre les

hommes, tous fils de Dieu, dans l’ébranlement du sens donné et les souffrances éprouvées en

commun. La révolution française, libérale et sociale, peut être considérée comme une

laïcisation de ces trois idées : la liberté religieuse se fait liberté de pensée, l’égalité devant

Dieu devient l’égalité devant la loi et la fraternité, la reconnaissance mutuelle de ce qui

nécessairement nous lie en tant que co-participants à une même collectivité, et plus encore à

l’humanité. Ce concept de fraternité est la synthèse entre la liberté et l’égalité ; il est ce qui

234 Cf. Ibid., p. 168. 235 Cf. Ibid., p. 157.

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rend fondamentalement pensable la responsabilité morale de l’individu envers ceux qui

partagent son existence. Il inscrit une forme de dépendance au sein de l’autonomie

individuelle qui doit nécessairement s’exprimer dans un souci croissant pour la justice

sociale, si bien que la reconnaissance des libertés fondamentales doit aller de pair avec celle

des droits socio-économiques.

Les changements institutionnels du 19ème siècle font cependant preuve d’un retard

inquiétant eu égard à l’évolution des représentations, et ce d’autant plus que la révolution

industrielle qui, par l’augmentation de la productivité du travail, avait accru les possibilités

d’égalisation sociale, ne fait qu’exacerber l’exigence de solidarité chez les individus exposés

à l’exploitation capitaliste. « Le fait que les institutions d’Etat, que la charpente politique et sociale de l’Europe repose sur

quelque chose à quoi la société dans son activité réelle refuse depuis longtemps toute confiance et

toute obéissance, n’est mis en lumière et formulé nettement que par le radicalisme révolutionnaire

comme élément de son programme subversif. »236 Le conflit interne de la surcivilisation est ici porté à son paroxysme : la tension extrême entre

la réalité sociale et les possibles projetés par les nouvelles conditions de production ne trouve

de réponse que dans une forme d’anti-individualisme qui réduit la solidarité à la réalisation

objective de l’égalité, c’est-à-dire à l’égalitarisme. Délivrer l’humanité de son propre mal,

c’est compter sur la décomposition nécessaire du mode de production industrielle comme

conséquence directe du fonctionnement de la société capitaliste, à savoir de la loi de la baisse

tendancielle du taux de profit qui pousse l’ensemble des puissances à entrer en conflit pour la

monopolisation des ressources et des moyens de production, ce qui n’est que l’envers d’une

exploitation toujours plus grande de la force de travail par la plus-value. Une révolution est

donc nécessaire pour changer la nature du système productif, éliminer les rapports de forces

et rendre à l’homme sa liberté positive, c’est-à-dire la possibilité d’accomplir sa vie dans une

communauté d’égaux. Patočka ne nie pas que le socialisme scientifique soit ancré dans la

profondeur de l’idée de liberté, car « la liberté n’est pas un privilège aristocratique ; elle

s’adresse à tout le monde et vaut pour chacun ; sans elle l’homme ne serait pas homme »237,

ce qui implique la réalisation d’une certaine forme d’égalité économique et sociale dans la

vie politique. Mais au lieu de renouer avec l’idéal européen du soin de l’âme, le socialisme

scientifique n’a fait que reproduire la fiction d’une légalité nécessaire de l’histoire dont la fin

résiderait dans l’accomplissement de l’égalité réelle entre les hommes. La fiction est devenue

idéologie, manipulable à merci par des apparatchiks sans scrupules qui, au premier moment

236 Cf. « L’héritage européen », in Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 122. 237 Cf. « Le platonisme négatif », in Liberté et sacrifice, p. 81.

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venu, alors que le système était sur le point de s’écrouler, ont voté entre eux des lois d’auto-

appropriation pour se reconvertir derechef dans la sphère capitaliste. La seule véritable

dialectique de l’histoire européenne n’est donc pas celle qui conduit nécessairement à

l’avènement de la société communiste. Plus contingente, mais non moins essentielle, c’est

celle qui se produit entre acceptation et dissidence, et qui fonde notre humanité authentique.

Si l’égalité reste nécessaire pour penser une vie en commun ancrée dans la justice sociale,

elle doit être sans cesse unie à la transcendance qui ouvre l’horizon d’un « monde autonome

des rapports fraternels »238.

Cette dépendance fraternelle exprime le fait que les sujets ne sont pas des atomes, que

même le marché de la concurrence pure et parfaite, fondé sur un plus grand respect de

l’autonomie individuelle que le socialisme moderne, ne suffit pas à créer une sorte de « main

invisible » qui harmoniserait les intérêts privés des subjectivités monadiques. La théorisation

progressive de l’économie politique va pourtant à l’encontre de la thèse d’une dépendance

essentielle sans harmonie pré-établie. Des sociologues et économistes contemporains, tel

John Elster, voient dans la théorie de la main invisible la sécularisation d’une certaine forme

de théodicée chrétienne, c’est-à-dire de l’élément qui, dans le christianisme, ne relève pas du

soin de l’âme mais d’un souci de justification métaphysique de l’être-en-commun : « Dans la théologie chrétienne il y a deux grandes façons de justifier le mal, la douleur et le péché :

soit en tant que conditions causales indispensables pour l’optimalité de l’univers dans son ensemble,

soit en tant qu’effets secondaires inévitables d’une solution globale optimale. (…) Dans les deux cas,

l’argument avait pour objectif de montrer que le monde réel est le meilleur des mondes possibles

(…). Même si la théodicée ne peut servir de fondement à la sociodicée, on peut s’en inspirer par

analogie. (…) L’héritage de la tradition théologique est une forte tendance à penser que les vices

privés produisent des bénéfices publics ».239

Nous retrouvons ici la célèbre formule de Mandeville extraite de la fable des abeilles : « Des

vices privés naissent les bénéfices publics ! », comme si l’insatiable passion de l’auri sacra

fames disciplinée par le travail se voyait métamorphosée en vertu parce qu’elle impliquerait

une constance propre à créer de façon spontanée l’ordre social et à lui garantir un bien-être

sans cesse grandissant. La seule dépendance que justifie l’économie politique est donc

exclusivement instrumentale. Je fais de l’autre l’objet de la réalisation de mon propre vice, il

en fait de même avec moi, et ensemble nous sommes liés par un contrat d’intérêts qui pourra

être à tout moment rompu si ceux-ci ne coïncident plus. Le grand problème de l’économie

politique est donc celui de la coïncidence des besoins. Un société fondée sur une dépendance

238 Cf. « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, p. 47. 239 Cf. J. Elster, Le laboureur et ses enfants, Minuit, 1983, pp. 91 et 92.

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purement instrumentale entre les individus ne tient debout et ne prospère que par la force de

l’uniformisation progressive des modes de vie. Cette uniformité sociale n’est pourtant qu’un

substitut au manque de solidarité réelle entre des sujets qui se reconnaîtraient dans la lutte

pour la préservation d’une liberté proprement politique et non simplement privée.

La solidarité authentique est une ouverture à l’autre, c’est-à-dire à l’intersubjectivité

essentielle qui nous lie dans la vie politique sans aliéner notre propre subjectivité. Ce n’est

pas une dépendance instrumentale qui placerait cette intersubjectivité sur le plan des forces

objectives, mais l’attachement à un autre être qui prend la figure de la transcendance. La

solidarité s’inscrit donc dans la perspective d’un être-avec authentique, réalisé dans la vie

politique, mais rendu possible par la situation originaire de la subjectivité qui, dans la

première phase du mouvement de la vie, n’est pas un être-jeté dans un autre étranger. Dans

un texte intitulé « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », Ilja Srubar

rend compte de cette dissidence de la pensée patočkienne vis-à-vis de l’ontologie formelle de

Heidegger : « Dans la mesure où l’homme n’est pas jeté seul dans le monde mais où il se reçoit à partir du monde

du fait des autres, les autres appartiennent essentiellement à son être, c’est-à-dire à l’ « en vue de

quoi » de son Dasein. La responsabilité à l’égard des autres est donc immanente à sa responsabilité à

l’égard de la vérité de l’Être. »240

Or nous avions vu que l’ « en vue de quoi » définissait chez Patočka la possibilité d’une

existence morale, si bien que la socialité originaire du sujet s’accomplit dans le souci de

solidarité et de justice sociale dont l’homme doit faire preuve à l’égard des autres dans la vie

proprement politique. La solidarité est en ce sens inconditionnelle. Elle ne repose pas sur

autre chose qu’elle-même, si ce n’est sur le soin de notre âme qui est souci de notre humanité

en tant que telle. Elle n’implique aucun compréhension harmonique de l’humanisme mais, au

contraire, se nourrit du conflit au sein de l’être qui empêche de résorber celui-ci dans la

pensée et de fixer un sens à jamais problématique. La solidarité qui unit les hommes en tant

que sujets autonomes est ainsi la « solidarité des ébranlés », celle des dissidents qui

combattent ensemble, et ce malgré leurs différences, pour un monde libre et juste. La

redéfinition de l’humanisme par Patočka constitue plus à ce titre un renouvellement en

profondeur qu’une véritable redéfinition positive des concepts qui fondent l’humanisme des

Lumières. L’intention de ce renouvellement ne réside pas dans une transformation radicale

de la pensée humaniste, mais dans la volonté de faire comprendre que la subjectivité doit

toujours montrer une certaine vigilance critique à l’égard du sens donné afin de ramener sans

240 Cf. I. Srubar, « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p. 97.

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cesse celui-ci à la transcendance qui l’a fait apparaître et qui permet en même temps de le

dépasser lorsqu’il n’est pas en accord avec les principes qui fondent notre humanité

authentique, au premier chef avec l’autonomie de la responsabilité morale et la solidarité

dissidente.

III.3. Guerre et paix : l’humanisme en question

III.3.1. L’humanisme face à la guerre

Le sujet dissident est-il un sujet pacifiste ? La guerre est-elle pour lui toujours injuste

quelles que soient ses raisons ? Tout dépend de ce que nous appelons la guerre. La pensée de

Patočka affronte la question de la guerre avec tout le courage que requiert le discours sur la

mort tragique de millions d’êtres humains au cours du 20ème siècle, sur des atrocités telles

que nous pouvons nous demander si le sujet historique « veut encore avouer l’histoire »241.

Dans un texte intitulé « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », le

philosophe parle de la première guerre mondiale comme d’ « un événement en quelque sorte

cosmique »242, dont le sujet a encore du mal à comprendre le sens profond, toute tentative

d’explication semblant inévitablement la ramener à ce qu’elle était censée préparer, c’est-à-

dire la paix. La guerre est toujours comprise dans une logique objective : elle ne porte pas en

elle sa propre justification, mais est menée au nom d’une paix à atteindre ou à rétablir. L’idée

même d’une « guerre contre la guerre » n’est-elle pourtant pas elle-même une perversion de

cette volonté pacifique, dans la mesure où l’horizon de la possibilité d’une guerre prolonge

l’état de mobilisation nationale – comme nous le constatons encore aujourd’hui dans tous les

Etats existants ? La justification de la guerre au nom des principes humanistes ouvre la voie à

des stratégies de dissuasion qui éternisent l’état de guerre. L’exemple de la Guerre Froide est

caractéristique de cet affrontement plus ou moins violent entre deux entités, les Etats-Unis et

l’Union soviétique, chacune s’étant présentée comme dépositaire des valeurs de l’humanité

et de sa défense par la force. C’est ainsi que Patočka analyse l’essence même des guerres

idéologiques qui ont non seulement traversé, mais aussi fait le XXe siècle. De la première

241 Cf. « La civilisation est-elle une civilisation de déclin, et pourquoi ? », Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, p. 152. 242 Cf. « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre »,in op. cit., p. 153.

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guerre mondiale à la Guerre Froide, la guerre s’est fondée sur l’idée du monde et des choses

comme dépourvus de tout sens autonome, et sur « l’idée de l’homme comme libre de réaliser

un tel sens par la force, par la puissance, dans la sphère sur laquelle il a prise »243. Le

philosophe y voit la victoire de la conception de l’étant née au 17ème siècle avec l’émergence

des sciences mécaniques de la nature et la suppression de toutes les « conventions »

susceptibles de s’opposer véritablement à cette libération de forces – à cette transmutation de

toutes les valeurs sous le signe de la force.

Du point de vue de la paix, ce que Patočka appelle aussi l’ « optique du jour »244, la mort

d’un être humain n’a qu’un sens relatif, le sujet n’est qu’un objet, et la vie historique est

considérée comme ce continuum où les individus sont porteurs du mouvement général qui

seul importe. La subjectivité se trouve chosifiée dans la logique d’une guerre nécessaire pour

défendre les valeurs humanistes de la surcivilisation, même si celle-ci se veut la dépositaire

des principes fondamentaux de l’humanité authentique. Le progrès de l’humanité peut-il

justifier le sacrifice en masse d’êtres humains sans prendre conscience de ce qui se joue dans

la guerre pour le sujet, mais aussi dans une paix factice qui ne sert qu’à accumuler, à travers

le système de production et le travail individuel, un potentiel énergétique toujours plus

grand ? De principe, l’humanité ne devient-elle pas victime de la guerre considérée du point

de vue du jour, de la paix, qui table sur la mort comme « moyen de pousser la servitude

humaine à son point extrême »245 ? Dans l’analyse patočkienne, la guerre et la paix factice,

simple absence de guerre définie comme quotidienneté, ne sont que les revers d’une même

médaille sur laquelle ne cesse de s’inscrire la barbarie effective de la Force. La liberté

dissidente de l’individu vis-à-vis des institutions réelles, qui est au principe même de son

humanité, est niée. Toutes les entités supra-individuelles que l’on réifie, qu’il s’agisse de la

nation, de l’Etat, de la société sans classe, de l’unité européenne ou mondiale, ne sont dans

cette logique que des appels à la guerre sous forme de slogans, dans la mesure où la place du

sujet y est en définitive marginale. Dans l’idée d’humanité, nous devons penser l’autonomie

d’un sujet irréductible à tout programme d’ensemble venant réclamer le sacrifice de sa vie au

nom d’un tout réel, d’une supra-individualité inauthentique qui déterminerait de part en part

son destin ainsi que la signification propre de son dévouement. Une guerre « humaniste »,

conduite au nom de l’humanité, apparaît ainsi auto-contradictoire et nécessairement injuste,

car la guerre, quelle que soit sa forme, ne respecte pas la véritable humanité en l’homme.

Cette humanité est solidarité qui unit des sujets autonomes dans l’ébranlement du règne de la

243 Cf. Ibid., p. 155. 244 Cf. Ibid., p. 165. 245 Cf. Ibid., p. 170.

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Force et de la quotidienneté en son potentiel destructeur. Cependant quelle solution

alternative nous est-il permis de penser après avoir dressé une analyse aussi radicale de la

guerre comme conflit essentiellement idéologique, même et surtout lorsqu’il se réclame de

l’humanisme ? Quelle attitude est-il juste d’adopter pour un ensemble d’individus victimes,

sur un territoire donné, d’une agression extérieure venant les priver de leur droit fondamental

à la liberté ?

III.3.2. L’expérience subjective de la ligne de front

En affirmant qu’une guerre conduite au nom de l’humanité est nécessairement injuste en

ce qu’elle reste un moyen pour la Force de nier ces mêmes principes humanistes

fondamentaux pour lesquels on se bat, nous nous heurtons de façon ultime à une objection

empirique. Dans ses Réflexions sur Gandhi, George Orwell écrivait qu’il était difficile de

comprendre comment les méthodes de Gandhi pourraient être appliquées dans un pays où les

opposants au régime disparaîtraient au beau milieu de la nuit sans qu’on entende plus jamais

parler d’eux. Dans ces conditions extrêmes, qui ont été (ou sont encore) celles des régimes

totalitaires de type soviétique, la non-violence s’abîme dans une violence dirigée contre soi-

même plutôt que contre les meurtriers. La résistance non-violente devient un acte héroïque

mais ne peut plus se transformer en combat politique effectif. L’exigence morale de la

solidarité civile ou, selon Patočka, de la « solidarité des ébranlés », se trouve brisée par la

terreur jusqu’à se muer en une silencieuse acceptation. Les défenseurs de la non-violence

sont donc en dernière instance prisonniers du règne de la nécessité qui a pour origine le

conflit entre la survie collective et une compréhension authentique des droits de l’homme.

Les limites empiriques soulevées par le totalitarisme tendent à montrer que les dirigeants

politiques ne peuvent guère éviter de choisir la proposition utilitariste du dilemme entre

survie collective et droits de l’homme : ils doivent opter pour la survie collective et

outrepasser les droits qui se dressent comme autant d’obstacles à cette survie. Patočka ne dit

pas autre chose lorsqu’il dénonce l’irresponsabilité de Beneš lors de la capitulation de la

Tchécoslovaquie sous la pression hitlérienne, ou encore celle de son peuple lors de la

répression du Printemps de Prague par les chars russes. Cela ne signifie pas pour autant que

les dirigeants ou les individus qui décident d’entrer en guerre ou d’utiliser la violence soient

exempts de toute culpabilité ; il est nécessaire qu’ils assument la responsabilité de leurs

décisions afin que la guerre reste un crime, car en détourner le regard redouble le crime, et

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nous devenons ainsi incapables de fixer des limites à la nécessité. Dans une guerre conduite

au nom de la liberté, ce sont ces limites, toujours repensées et pleinement assumées, qui

permettent de conserver un équilibre entre la légalité et l’illégitimité de la guerre par rapport

aux droits qui définissent l’humanité authentique. « Ce n’est pas dire que l’utilisation de la force et de la violence soit absolument exclue ; il est certain

qu’il est quelque fois nécessaire de tuer ou d’exécuter, ce qui en soi n’est pas forcément inhumain.

L’essentiel, c’est que même dans la lutte contre l’ennemi, l’homme ne peut être une simple chose,

une simple force, comme l’affirme la volonté d’employer tous les moyens. »246 Comment l’homme peut-il s’y prendre afin de poser des limites à sa chosification dans le

conflit entre puissances ? Comment peut-il échapper à son statut d’objet pour se reconquérir

en tant que sujet dissident ?

Patočka entrevoit cette possibilité dans l’expérience subjective de la ligne de front. C’est

pourquoi il se réfère étonnamment à des auteurs comme Jünger ou Teilhard de Chardin qui

ont célébré la première guerre mondiale. Il tente de retrouver chez eux ce qui fait du front,

non un traumatisme momentané, mais un changement fondamental dans l’existence humaine

qui se produit à travers un « sentiment puissant d’une plénitude de sens »247. Ce sentiment se

structure en deux moments. Le premier constitue l’expérience du non-sens, de l’absurdité du

monde qui se montre mûr pour sa fin sans autre promesse d’avenir et qui entraîne l’homme

dans ce terrible anéantissement. Mais, et c’est le second moment, cette vision de la fin est en

même temps une avancée aux limites de l’existence. L’homme qui expérimente ses limites, à

savoir son être-pour-la-mort, est nécessairement ébranlé par l’émergence en lui d’un autre

souci que celui de cette paix factice pour laquelle les puissances le font combattre. Il accède à

un sommet qui n’est subordonné à rien de réel ; cette hauteur lui fait rompre avec les valeurs

du jour qui lui enjoignent de préserver sa vie naïve par le dessaisissement de soi dans les

choses. Dans la vie pour la mort s’ouvre l’horizon éthique d’une liberté absolue qui oblige

l’homme à prendre conscience de son statut de sujet, responsable de ses choix et de ses actes

dans un monde dont le sens reste ambigu, problématique. Seuls ceux qui consentent au

sacrifice le plus radical sont capables d’atteindre à cette liberté voyante, la liberté des

intrépides, qui comprend les limites des lois humaines réelles. « Il s’agit de comprendre que c’est ici que se joue le drame de la liberté ; la liberté ne commence pas

seulement « après », une fois le combat terminé ; au contraire, sa place est précisément dans ce

combat – voilà le punctum saliens, le sommet marquant, du haut duquel on peut embrasser du regard

tout le champ de bataille. »248

246 Cf. « L’idéologie et la vie dans l’idée », in Liberté et sacrifice, p. 47. 247 Cf. « Les guerres du XXe siècle et le XXe siècle en tant que guerre », in op. cit., p. 161. 248 Cf. Ibid., p. 171.

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Le sentiment puissant d’une plénitude de sens dans l’expérience du front est donc un

sentiment de détachement à l’égard du sens donné par les forces du jour et accepté comme tel

par l’homme qui devient l’objet d’une manipulation. L’expérience du front est par excellence

l’expérience du sacrifice dissident, dont nous avons vu qu’il était la possibilité

inconditionnelle du sujet moral. C’est l’une des expériences qui fait sortir l’homme de la

méconnaissance qu’il a de lui-même et fonde son auto-compréhension. Patočka ne fait ici ni

l’apologie du sacrifice, ni celle de la guerre, mais il veut nous faire comprendre que nous

devons toujours garder à l’esprit le sens de ces événements passés, afin de ne pas céder nous-

mêmes à la logique de la quotidienneté.

III.3.3. Les chances d’une paix dissidente

Patočka se demande alors comment l’expérience du front pourra changer de forme afin

de devenir un facteur historique. Le philosophe entend ici par facteur ce qui pourra engendrer

une paix authentique dans le monde, c’est-à-dire une démobilisation de toutes les forces en

leur potentiel destructeur. Le sujet dissident n’est pas un sujet pacifiste, mais un sujet qui

aspire à ce que les conflits ne se présentent plus dans le champ politique que sous la forme de

luttes rhétoriques portant sur le sens de l’être-en-commun. Le problème de l’expérience du

front est qu’elle est restée une expérience exclusivement individuelle. Chacun est projeté seul

vers une liberté dont il prend conscience mais qu’il ne peut transformer en événement

collectif. Le front n’a pas eu de conséquences proprement politiques. L’unique moyen de

dépasser cet état de fait serait alors la « solidarité des ébranlés ». « La solidarité des ébranlés peut se permettre de dire « non » aux mesures de mobilisation qui

éternisent l’état de guerre. Elle ne dressera pas de programme positif ; son langage sera celui du

démon de Socrate : tout en avertissements et interdits. Elle devra et elle pourra instituer une autorité

spirituelle, devenir une puissance spirituelle capable de contraindre le monde en guerre à certaines

restrictions, d’empêcher ainsi certains actes et certaines mesures. »249

Cet appel à la solidarité des ébranlés comme à une « autorité spirituelle » contredit quelque

peu l’intention formulée par Patočka dans la Charte 77, qui consistait à dire que les dissidents

ne souhaitaient en aucun cas devenir une « autorité morale » pour la société tchécoslovaque.

Cela signifie-t-il que les signataires de la Charte ne se pensaient pas comme l’expression de

cette solidarité qui unit ceux qui comprennent ce qui se joue dans la vie et dans l’histoire ?

Pourtant Patočka affirme que le sens de la Charte 77 est de « constituer une solidarité

249 Cf. Ibid., p. 173.

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spontanée et privée de toute contrainte extérieure » qui réunirait « tous ceux qui ont compris

la signification de la mentalité morale pour le fonctionnement normal de la société »250. Peut-

être faudrait-il voir dans ce paradoxe moins une contradiction entre la pensée de Patočka et le

sens de son engagement politique que leur unité authentique : les dissidents refusent de se

considérer comme une autorité morale car la véritable autorité qui s’est constituée à partir de

l’expérience des ébranlés réside dans la ratification à Helsinki des deux pactes internationaux

sur les droits civiques, politiques, économiques, sociaux et culturels. C’est avec une humilité

extrême que les dissidents se présentent donc à leur peuple, en s’effaçant devant une légalité

susceptible d’instaurer une paix juste.

CONCLUSION

250 Cf. « Ce qu’est la Charte 77 et ce qu’elle n’est pas », Istina, 1977, p. 200.

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I. Les trois modalités d’une pensée dissidente

Les trois moments de lecture développés dans cette étude nous ont fait découvrir que la

philosophie phénoménologique de Patočka était une pensée essentiellement dissidente. La

première modalité de cette dissidence se caractérise par une rupture avec la philosophie de

ses maîtres, Husserl et Heidegger. La critique phénoménologique qu’il adresse à la pensée

husserlienne est directement dirigée contre son subjectivisme transcendantal : la subjectivité

propre n’est pas l’unique sujet concret de l’expérience originaire, car je suis dès l’origine

dans une intrigue intersubjective avec un monde que je ne constitue pas, mais qui m’est

donné sur le mode de l’accueil et de la mise à couvert, si bien que le monde de la vie n’est

pas un étant pré-existant mais le sol pratique de toute donation de sens. Cette réinscription du

monde de la vie dans la praxis signifie que la subjectivité propre entretient une relation

dynamique avec le monde ; elle ne se constitue que dans le mouvement par lequel l’ipséité

égologique s’engage dans le monde, de telle sorte que la subjectivité co-détermine le champ

phénoménal. Le sujet est bien un être-au-monde, au sens de Heidegger, mais, contrairement

au Dasein, il n’entre pas dans la phénoménalité comme s’il était jeté en un autre étranger. La

proto-structure « je-tu-ça » de ma subjectivité indique qu’autrui appartient essentiellement à

mon être ; ce n’est pas l’Être qui détermine avant tout ma conscience, mais l’être-avec-autrui,

l’intersubjectivité. Celle-ci structure les mouvements originaires de la vie : l’enracinement

dans la communauté, le prolongement et la défense de soi dans le travail, et enfin la vie

politique. C’est dans cette dernière que le sujet s’ouvre pleinement à sa liberté essentielle.

L’intersubjectivité permet de rompre l’immanence à soi de la subjectivité, sans pour autant

subordonner la liberté du sujet au souci ontologique de l’Être, ni au visage de l’autre homme.

La subjectivité que l’on découvre dans la philosophie de Patočka est donc elle-même

dissidente, si l’on définit la dissidence comme cette scission post-métaphysique entre

autonomie et autofondation du sujet.

La seconde modalité de la pensée dissidente du philosophe réside dans sa conception de

l’histoire. Patočka poursuit sa critique de la phénoménologie husserlienne en montrant que le

monde de la vie, ou monde naturel, n’est pas le monde pré-scientifique mais le monde pré-

historique. Le monde pré-historique est un monde non-problématique, dont le sens est donné

et accepté comme tel. La préhistoricité peut ainsi aller de pair avec une tradition écrite, ce qui

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signifie, contrairement à une idée largement partagée, que l’historiographie précède l’histoire

proprement dite. L’essor de l’écriture n’est pas une condition suffisante pour que l’homme

puisse prendre conscience de la problématicité du sens et des conséquences à la fois morales

et politiques d’une telle découverte. Le sujet ne doit pas seulement savoir écrire, mais il doit

aussi avoir la possibilité de juger le mode de vie et les valeurs traditionnels de la société dans

laquelle il vit. Le monde qui naît du jugement est le monde proprement historique ; ce n’est

plus une « métaphore ontologique », mais un monde où le retrait de l’être est éprouvé comme

tel. Alors que dans la pensée heideggérienne le retrait de l’être désignait, selon Paul Ricœur,

« les alternances d’occultation et de désoccultation », de voilement et de dévoilement, « qui

font que le monde des étants est aperçu tantôt comme Nature, comme Sujet, comme Esprit »,

il exprime désormais chez Patočka « la perte de toute sécurité qui laisse l’homme et sa liberté

entièrement à découvert » 251. La vie historique est essentiellement une vie problématique, qui

ne s’instaure que dans la dissidence vis-à-vis du sens donné et naïvement accepté. C’est pour

cela que son émergence est indissociable de l’essor de la vie politique, notamment sous la

forme de la polis démocratique, dans laquelle les citoyens athéniens pouvaient examiner le

sens, l’interroger, mais aussi participer à la fois aux discussions et aux décisions publiques.

Le thème de la « vie examinée », du soin de l’âme, avant de trouver un espace d’expression

dans l’arène politique, a cependant été l’objet de nombreuses réflexions dans la philosophie

grecque, si bien que c’est l’histoire, la politique et la philosophie qui doivent être considérées

ensemble comme un seul et unique avènement. L’histoire européenne est en ce sens moins

un fait qu’une exigence requise par et pour l’autonomie du sujet dissident.

La troisième et dernière modalité de la pensée dissidente patočkienne est à la fois morale

et politique. Elle refuse la réduction de la vie politique à l’élargissement d’un espace vital ou

à la question du système productif, critiquant par là les expériences totalitaires tant national-

socialiste que communiste. La vie politique est un mouvement à part entière dans l’existence,

qui ne peut être ramené ni à la sphère de la communauté, ni à celle du travail. Elle préserve le

rapport essentiel de la vie à sa source transcendante ; elle permet à la subjectivité d’ébranler

la forme en apparence invariable de la vie, de renouveler les éléments problématiques, labiles

et extrêmes qui se cachent sous la surface de l’acceptation du sens donné, et ce à travers un

processus éminemment dialogique. C’est dire que la phénoménologie humaniste de Patočka

ne s’appuie pas sur une conception harmonique de l’être humain qui ferait de l’histoire un

processus achevé en son principe et de la politique une simple question technico-

économique. Elle ne réifie pas les rapports entre les hommes en faisant de ceux-ci de simples

251 Cf. P. Ricœur, « Préface aux Essais hérétiques » (1981), Lectures 1 (autour du politique), Seuil, p. 78.

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forces, à savoir des sujets monadiques qui se sont eux-mêmes perdus en oubliant leur ancrage

dans le monde de la non-in-différence à l’égard du prochain et de sa souffrance. C’est au

contraire un humanisme dont le seul impératif moral est que nous soyons toujours conscients

et responsables sous le rapport social, solidaires à la fois en parole et en action. Ainsi Patočka

arrive-t-il à concilier le postulat de l’intersubjectivité discursive caractéristique des Lumières

et sa critique romantique qui porte sur l’impossibilité de constituer la totalité de l’être dans la

subjectivité. Ce faisant, selon Ilja Srubar, le philosophe « n’amène pas au repos la dialectique

se consumant elle-même, mais il donne à l’humanisme une forme et un sol qui le désignent

comme une chance existentiale et historico-pratique de l’ordre des choses humaines »252.

II. Les deux moments constitutifs de la subjectivité dissidente

Nous avons vu dans notre étude que la subjectivité dissidente patočkienne recueillait

en elle deux moments constitutifs. Le premier est un moment d’hétéronomie, correspondant

aux deux premiers mouvements de l’existence humaine : la conscience est déterminée par

l’être-avec-autrui qui rompt l’immanence à soi du sujet dans le mouvement d’acceptation et

d’enracinement dans la communauté, mouvement qui se prolonge dans un dessaisissement de

soi à même les choses, caractéristique du travail. Mais la liberté est hétéronome dans ce

double mouvement d’acceptation du sens donné ; elle reste subordonnée à la responsabilité

du sujet à l’égard des valeurs communautaires qui lui sont imposées, ou qu’il accepte sans en

interroger le sens.

Le second élément constitutif de la subjectivité patočkienne est alors un moment

d’autonomie, qui advient avec le mouvement de dissidence vis-à-vis du sens donné. Cette

autonomie se réalise dans la pratique philosophique du « soin de l’âme », de la vie examinée,

au fondement de la conversion politique et historique de l’individu comme de l’humanité, et

non par la thématisation de l’impératif catégorique. C’est lorsque l’être humain comprend la

transcendance de sa responsabilité originaire qu’il advient en tant que sujet dissident, dans la

mesure où la thématisation de la liberté qui l’accompagne est fondée sur l’ébranlement du

sens, c’est-à-dire sur une rupture ou un désaccord avec le sens accepté. Le sens devient alors

problématique. La thématicité de la responsabilité originaire, qui permet la communication

des existences dans ce que Patočka appelle la « solidarité des ébranlés », n’advient donc pas

252 Cf. Cf. I. Srubar, « Phénoménologie asubjective, monde de la vie et humanisme », in Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, dir. Marc Richir et Etienne Tassin, Millon, p. 98.

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dans une réflexion « pré-phénoménologique » découvrant l’impératif catégorique, mais dans

un engagement pratique défini par l’expérience de la dissidence. Patočka comprend ainsi la

dialectique de la transcendance et de l’autonomie comme celle de l’acceptation et de la

dissidence.

III. La dissidence ou l’autonomie dans la problématicité du sens

Les deux moments que nous avons mis en lumière implique que l’autonomie de la

subjectivité dissidente réside dans une quête à jamais inachevée du sens. L’autonomie, quant

à elle, et en tant qu’elle intègre la problématicité du sens, se définit comme dissidence. Ainsi

la dissidence, c’est l’autonomie dans l’ordre de la problématicité du sens. Le sujet dissident

est autonome dans la mesure où le sens est pour lui problématique, et où de ce paradoxe du

sens peut surgir la liberté en tant que symbole de l’Idée. Si elle n’intègre pas la

problématicité du sens, l’autonomie se referme sur elle-même pour devenir indépendance,

individualisme, une clôture sur soi semblable à celle que représentent les monades

leibniziennes. C’est ainsi que nous pouvons comprendre la dérive individualiste de

l’humanisme classique fondé sur l’autonomie d’un sujet métaphysique, c’est-à-dire d’un

sujet au sein duquel la scission entre autonomie et autofondation ne pouvait pas être pensée.

A travers cette découverte dans la pensée patočkienne d’une subjectivité non-fondatrice mais

autonome, la dissidence, en tant que phénomène historiquement et socialement situé, accède

à une fondation philosophique qui lui confère un sens universel, celui d’une téléologie de la

liberté européenne renouvelant en profondeur notre conception de l’humanisme – et qui vient

se substituer à la téléologie de la raison européenne élaborée par Husserl.

Philosophiquement, cette autonomie dissidente est rendue possible par la dialectique

inhérente au thème du soin de l’âme, lequel désigne un souci d’être, à ne pas confondre avec

un égoïste souci de soi ou d’avoir, qui objective les rapports humains dans un retour au

monde chosique, au monde non-problématique. C’est ce soin de l’âme qui structure l’Europe

Politiquement et historiquement, la teneur de sens autonome caractéristique de l’existence

humaine est advenue avec la polis grecque, un héritage avec lequel il s’est agi de renouer à la

fin du 20ème siècle, contre toutes les formes de totalitarisme. Dans le prolongement de son

analyse à la fois historique et politique, Patočka nous invite à repenser l’expérience de la

ligne de front, ainsi que celle des dissidents, comme des situations extrêmes où l’homme,

confronté à ses propres limites, dévoile la transcendance du monde face à l’empire de la

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technique et découvre la socialité éthique et démocratique qui joint les individus en une

même humanité. Et qu’est ce que cette communauté intersubjective de l’humanité dissidente

si ce n’est la solidarité des ébranlés, à savoir la promesse du règne de la légalité authentique

dans le monde ?

BIBLIOGRAPHIE

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Principales œuvres de Jan Patočka

(Tous ces ouvrages ont été traduits du tchèque ou de l’allemand par Erika Abrams).

- Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, 1981

- Liberté et sacrifice. Ecrits politiques, Krisis, Millon, 1990 - La crise du sens , t.1 et 2 , (n˚12 et 13), Ousia, 1985-1986 - Platon et l’Europe, « La nuit surveillée », Verdier, 1983 - L’idée de l’Europe en Bohême , Millon, 1991 - L’Ecrivain, son « objet », Paris, POL, 1990 - L’Art et le Temps, Paris, POL, 1990 - Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Dorbrecht, Kluwer, « Phaenomenologica », n˚110, 1988 - Qu’est-ce que la phénoménologie ?, Krisis, Millon, 1990

- Papiers phénoménologiques, Krisis, Millon, 1995 - Introduction à la phénoménologie d’Husserl , Krisis, Millon, 1992 - « Le Criton », Les Temps modernes, Paris, septembre 1992 - « Ce qu’est la charte 77 et ce qu’elle n’est pas ? » Istina, 1977 Autres ouvrages consultés - H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1994

- ARISTOTE, La Politique, Vrin, 1995

- R. ARON, Démocratie et totalitarisme, Folio essais, 2001 - T. G. ASH, « L’Europe centrale existe-t-elle ? », Lettre internationale, n˚10, automne 1986 - J. BEAUFRET, De l’existentialisme à Heidegger, Vrin, 2000 - S. de BEAUVOIR, Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 2003 - V. BELOHRADSKY, « Sur le sujet dissident », Le Messager européen, n˚4, 1990 - I. BERLIN, Eloge de la liberté, Pocket, 1990

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131

- P. CLASTRES, La société contre l’Etat, Minuit, 1974 - J. ELSTER, Le laboureur et ses enfants, Minuit, 1983

- H.-G. GADAMER, Vérité et méthode, Seuil, 1976 - H. GOUHIER, Le théâtre et l’existence, Vrin, 1997 - V. HAVEL, Essais politiques, Points-Seuil, 1991 - V. HAVEL, « De l’entropie en politique. Lettre ouverte à Gustav Husak » (8 avril 1975), Istina, 1977 - G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin,1998

- M. HEIDEGGER, Etre et Temps, nrf, Gallimard, 1986 - M. HEIDEGGER, Nietzsche, II, Gallimard, 1971 - M. HEIDEGGER, « Lettre sur l’humanisme » (1946), Questions III et IV, Gallimard, 1998 - M. HEIDEGGER, « De l’essence de la vérité », Questions I et II, Gallimard, 1998 - E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, I, Gallimard, 1950 - E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Tel, Gallimard, 1999 - E. HUSSERL, Méditations cartésiennes, Vrin, 1996 - E. HUSSERL, Sur l’intersubjectivité, Epiméthée, PUF, 2001

- A. LAIGNEL-LAVASTINE, Jan Patočka. L’Esprit de la dissidence, Le bien commun, Michalon, 1998 - C. LEFORT, Essais sur le politique (XIX-XX siècles), Paris, Seuil, 1986 - E. LEVINAS, L’humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 - J.-L. MARION, « La raison du don », Philosophie, n˚18, juin 2003

- K. MARX, Critique de l’économie politique, in Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de le Pléiade », 1963 - M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1998 - PLATON, Apologie de Socrate, Folio-essais, 1997

- PLATON, Criton, Folio-essais, 1997

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- A. RENAUT, L’Ere de l’individu, Gallimard, 1989 - A. RENAUT, Kant aujourd’hui, Flammarion, 1999 - M. RICHIR, E. TASSIN (dir.), Jan Patočka. Philosophie, phénoménologie, politique, Krisis, Millon, 1992 - P. RICOEUR, Lectures 1. Autour du politique, Points-Seuil, 1999 - « Jan Patočka, le philosophe résistant » - « Préface aux Essais hérétiques » - « Jan Patočka et le nihilisme » - P. RICŒUR, « Le juste entre le bon et le légal » (1991), Lectures 1. Autour du politique, Points-Seuil, 1999 - P. RICŒUR, « Husserl et le sens de l’histoire », A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1998 - A. SILESIUS, L’errant chérubinique, Arfuyen, Paris, 1993 - A. SOLJENITSYNE, Discours de Stockholm, Points-Seuil, 1972 - SOPHOCLE, Œdipe-Roi, Les Belles Lettres, Paris, 1997

- A. TUCKER, The Philosophy and Politics of Czech Dissidence from Patočka to Havel, University of Pittsburgh Press, Harris, 1999

TABLE DES MATIERES

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Introduction…………………………………………………………………………………1 I. La fondation d’une phénoménologie asubjective comme problème politique………..12 I.1. Une nouvelle problématique du monde naturel et de la subjectivité…………………...13 I.1.1. Autonomie et autofondation du sujet : l’exigence d’une scission……………………………...13

I.1.2. La critique de la phénoménologie subjectiviste husserlienne………………………………….18

I.1.3. De la possibilité d’une subjectivité dissidente……………………………………………………21

I.2. La triple orientation du mouvement originaire de la vie humaine……………………...30 I.2.1. Du mouvement originaire à la subjectivité dissidente comme praxis…………………………30

I.2.2. La déclôture au monde comme disposition et opposition………………………………………36

I.2.3. L’ouverture au monde comme transposition……………………………………………………..39

I.3. La « percée vers le soi » : un problème politique………………………………………...45 I.3.1. Vie politique vs. Politique vitale et politique économique……………………………………...45

I.3.2. Problématicité du politique et autonomie du sujet………………………………………………48

I.3.3. La « percée vers le soi » comme mouvement dissident………………………………………….52

II. La dialectique de l’acceptation et de la dissidence dans l’avènement historique de l’autonomie du sujet…………………………………………………………………….56 II.1. L’hétéronomie an- et pré-historique ou l’acceptation du sens donné………………….57 II.1.1. La donne naturelle de la subjectivité anhistorique……………………………………………..57

II.1.2. La vie préhistorique comme métaphore ontologique…………………………………………..61

II.1.3. Le prophétisme : une transition vers l’histoire………………………………………………….65

II.2. La conversion démocratique du sujet ou l’avènement de l’autonomie dissidente……68 II.2.1. L’avènement de la cité et le sens de la liberté dissidente……………………………………..68

II.2.2. Le conflit de la philosophie et du monde politique……………………………………………..72

II.2.3. Légalité démocratique et subjectivité dissidente………………………………………………..76

II.3. L’expérience totalitaire ou l’histoire européenne à contre-sens……………………….80 II.3.1. Le sens de l’Europe comme « soin de l’âme »…………………………………………………..80

II.3.2. L’héritage dissident en Bohême : origine et trahison………………………………………….85

II.3.3. Radicalisme totalitaire et surcivilisation européenne………………………………………… 89

III. Critique et redéfinition d’un humanisme moderne post-métaphysique……………95

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III.1. Le sacrifice dissident comme force négative du don de soi……………………………96 III.1.1. De l’humanisme radical à celui de l’autre homme……………………………………………96

III.1.2. Le paradoxe du sujet sacrificiel………………………………………………………………...100

III.1.3. Le sacrifice dissident comme possibilité inconditionnelle du sujet moral………………...104

III.2. La dissidence ou la téléologie de la liberté européenne………………………………107 III.2.1. De la crise de la rationalité……………………………………………………………………..107

III.2.2. …à la crise de la liberté européenne…………………………………………………………..111

III.2.3. Le sens de la solidarité dissidente……………………………………………………………...114

III.3. Guerre et paix : l’humanisme en question…………………………………………….118 III.3.1. L’humanisme face à la guerre…………………………………………………………………..118

III.3.2. L’expérience subjective de la ligne de front…………………………………………………..120

III.3. Les chances d’une paix dissidente………………………………………………………………..122

Conclusion…………………………………………………………………………………124

I. Les trois modalités d’une pensée dissidente

II. Les deux moments constitutifs de la subjectivité dissidente

III. La dissidence ou l’autonomie dans la problématicité du sens

Bibliographie………………………………………………………………………………129