La situation géographique et les abords de l'Hadès homérique

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Catherine Cousin La situation géographique et les abords de l'Hadès homérique In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 6, 2002. pp. 25-46. Résumé Cet article s'attache à la question de la localisation de l'Hadès, sous terre ou au-delà de l'Océan, et à la conception des abords de ce royaume dans l'Iliade et Y Odyssée. Une analyse détaillée des passages concernés témoigne d'une représentation unitaire des parages infernaux : ils sont composés d'une double frontière comprenant un espace intermédiaire où l'on retrouve à la fois des aspects relatifs au monde des vivants et des caractéristiques propres au domaine des morts. Quant aux deux conceptions sur la localisation infernale, elles ne sont pas aussi inconciliables qu'il y paraît si l'on considère que l'entrée des Enfers se situe aux confins du monde, c'est-à-dire à un endroit particulier où les différents étages cosmiques se rejoignent. Abstract This paper discusses the question of Hades localization, under ground or beyond the river Oceanus, and the conception of the surroundings of this kingdom in the Iliad and Odyssey. A detailed analysis of the passages concerned shows the same representation of infernal environs : they form a double frontier including an intermediate space where we find at the same time aspects relating to the world of the living and characteristics specific to the dead. As for the two conceptions of the infernal localization, they are not as incompatible as it appears if we consider that the entrance of the Underworld is located at the confines of the earth, in others words at a particular place where the various cosmic stages meet. Citer ce document / Cite this document : Cousin Catherine. La situation géographique et les abords de l'Hadès homérique. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 6, 2002. pp. 25-46. doi : 10.3406/gaia.2002.1385 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2002_num_6_1_1385

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Catherine Cousin

La situation géographique et les abords de l'Hadès homériqueIn: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 6, 2002. pp. 25-46.

RésuméCet article s'attache à la question de la localisation de l'Hadès, sous terre ou au-delà de l'Océan, et à la conception des abordsde ce royaume dans l'Iliade et Y Odyssée. Une analyse détaillée des passages concernés témoigne d'une représentation unitairedes parages infernaux : ils sont composés d'une double frontière comprenant un espace intermédiaire où l'on retrouve à la foisdes aspects relatifs au monde des vivants et des caractéristiques propres au domaine des morts. Quant aux deux conceptionssur la localisation infernale, elles ne sont pas aussi inconciliables qu'il y paraît si l'on considère que l'entrée des Enfers se situeaux confins du monde, c'est-à-dire à un endroit particulier où les différents étages cosmiques se rejoignent.

AbstractThis paper discusses the question of Hades localization, under ground or beyond the river Oceanus, and the conception of thesurroundings of this kingdom in the Iliad and Odyssey. A detailed analysis of the passages concerned shows the samerepresentation of infernal environs : they form a double frontier including an intermediate space where we find at the same timeaspects relating to the world of the living and characteristics specific to the dead. As for the two conceptions of the infernallocalization, they are not as incompatible as it appears if we consider that the entrance of the Underworld is located at theconfines of the earth, in others words at a particular place where the various cosmic stages meet.

Citer ce document / Cite this document :

Cousin Catherine. La situation géographique et les abords de l'Hadès homérique. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la GrèceArchaïque. Numéro 6, 2002. pp. 25-46.

doi : 10.3406/gaia.2002.1385

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2002_num_6_1_1385

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La situation géographique et les

abords de l'Hadès homérique *

Catherine Cousin Paris

Si la situation géographique du Tartare homérique ne pose aucun problème, il n'en est pas de même pour celle de l'Hadès. En effet deux traditions semblent avoir eu cours dans les poèmes homériques, l'une plaçant le royaume infernal sous terre, l'autre sur terre, au-delà de l'Océan. Nous trouvons la première dans Ylliade et dans certains passages de V Odyssée ; la seconde apparaît surtout à la fin du chant X et au chant XI de Y Odyssée. Ces deux visions sont-elles vraiment contradictoires, comme le soutiennent de nombreux critiques ? Avant de répondre, une étude séparée de chacune des conceptions s'impose.

Un Hadès souterrain

Dans /Iliade

Dans l'image cosmologique énoncée dans Ylliade (VTII, 16), l'Hadès se situe entre la surface terrestre et le Tartare. Il s'agit donc d'un domaine souterrain. Et aucun passage de Ylliade ne contredit cette conception. La « maison d'Hadès » en effet est placée « dans les régions souterraines de la terre» 1 ou bien «sous terre»2, les prépositions employées υπό, κατά,

* Cet article s'inspire d'une partie du premier chapitre de mon doctorat soutenu à Nanterre-Paris X en décembre 1995 : La Représentation de l'espace et du paysage des Enfers en Grèce et en Italie jusqu'au IV' siècle av. J.-C. : étude littéraire et iconographique.!. II. XXII, 482 : υπό κεύθεσι γαί,ης .

Les citations de Ylliade sont tirées de Homerus Ilias recensuit A. Ludwich, B. G. Teub- ner, Stuttgart und Leipzig, 1995 ; celles de Y Odyssée, de Homeri Odissea recognovit P. von der Muehll, B.G. Teubner, Stuttgart 1984 et 1993.

2. //. XXIII, 100: κατά χθονός.

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impliquant un mouvement vers le bas ou la position «sous». On retrouve d'ailleurs κατά avec un sens identique, mais comme préverbe, lorsque le poète fait allusion au royaume des morts : « descendant dans l'Hadès»3.

L'idée d'un royaume souterrain, et par conséquent caché, enfermé, se retrouve dans le verbe κβύθω: «en attendant que moi aussi je sois enfermé dans l'Hadès » 4 et dans le substantif κευθος qui en est dérivé : υπό κεύθεσι γαΐης. Le verbe κεύθω se dit notamment de la terre ou d'une tombe, et signifie «cacher, contenir, enfermer»5, d'où le sens de κεΰθος «cachette», mais aussi «profondeur». C'est pourquoi, pour entrer dans l'Hadès, les âmes sont obligées de «plonger»; les expressions avec le verbe δύνω sont de loin les plus fréquentes pour désigner le mouvement de l'âme et la direction qu'elle prend afin de rejoindre le royaume de l'au-delà: Iliade III, 322; Vu, 131; XI, 263, etc. Le verbe δύω (ou δύνω) qualifie originellement la course du soleil qui, à son coucher, plonge vers les régions qu'il prive de sa lumière ; il désigne donc un mouvement du haut vers le bas, de la terre vers les régions souterraines 6.

Pour terminer la revue de ce champ lexical, voici deux passages de Ylliade où l'on retrouve, en composition, un thème qui signale aussi la place souterraine du Tartare7: - «et, sous terre, le seigneur des morts, Aidôneus, prit peur»8 - « et vous qui, sous terre, châtiez les morts qui font de faux serments »9 Dans l'adverbe ίπτένερθεν, le thème *ner (qui indique à la fois la position «sous», le mouvement vers le bas, et la privation)10 est renforcé par le

3. //. VI, 284: [...] κατελθόντ' "Αιδος εΐσω. Cf. II. VII, 330. Ou bien //. XIV, 457; //. XX, 294. Ou encore II. XXII, 425.

Pour d'autres occurrences de καταβαίνω signifiant «descendre», φ II. VI, 288; XI, 184; XVII, 545, etc.

4. //. XXIII, 244: [...] εις δ κεν αυτός έγών "Αιδι κεύθωμαι. 5. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris

1968, s.v. κεύθω. 6. On peut en fait distinguer deux champs lexicaux de δύ(ν)ω : l'un « astronomique »

qui renvoie à la course visible du soleil, relevant des phénomènes célestes (φαινόμενα) ; l'autre à l'idée de descente, relevant plus ou moins de la catabase. Sur le sens «astronomique», voir Lyrica adespota 37 Powell {Collectanea Alexandrina, p. 199), v. 6; Calli- maque, Ep. II, 3 et le dossier réuni par Headlam-Knox sur Hérôdas 3, 88 (p. 158). A propos de l'idée de κατάβασις cf. Protagoras 80 A 12 = Timon SH 779, v. 7-8.

7. La position souterraine du Tartare est indiquée par ε νερθε (//. VIII, 16), νέρθε (//. XIV, 200), νέρτεροι (//. XV, 225).

8. //. XX, 61 :£δδεισεν δ' ΰπένερθεν αναξ ένέρων Άιδωνεύς . A ce thème se rattache peut-être ëvepoi, «les morts», à moins qu'il ne s'agisse d'une hypostase de οι έν ëpa, « ceux qui sont dans la terre ». "Ε- νερθε = κάτω, «en bas» (poétisme: ionien-épique, tragique, lyrique). Cf. P. Chantraine, Diet. étym.,s.v. ενερθε, et.R. Phil. 37, 1963, p. 17-19.

9. //. III, 278-79: [...] και ο'ί ΰπένερθεν καμόντας ανθρώπους τ'ινυσθον, δ τις κ' έττίορκον όμόσση.

10. Cf. F. Bader, «Autour de Thétis la Néréide», in Mort et fécondité dans les

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préfixe ύπ(ό) dont la valeur précise également un mouvement vers le bas ou la position « sous ». Ainsi l'étude du vocabulaire confirme la position souterraine de PHadès iliadique. Qu'en est-il pour Y Odyssée}

Dans /Odyssée Le problème se révèle plus difficile car certains passages du chant XI ainsi que le chant XXIV ont été, dès l'antiquité, considérés comme interpolés, et une conception plus tardive a pu être mêlée à la pensée primitive. Je vais donc tout d'abord m'intéresser aux vers qui n'ont jamais prêté à contestation, tels les vers 174-175 du chant X: «Amis, nous ne descendrons pas encore, malgré nos peines, aux maisons de PHadès»11. Dans καταδύομαι, le mouvement vers le bas marqué par le verbe δύω, comme nous Pavons vu ci-dessus, est renforcé par le préverbe κατά-: «s'enfoncer dans», ce qui suppose un Hadès souterrain (ou sous-marin). Telle semble être également la signification du vers 21, chant XII: «vous qui, vivants, êtes allés sous terre, dans les demeures d'Hadès»12. Le sens de ύπέρχομαι est, à mon avis, beaucoup plus précis que le simple « pénétrer dans » par lequel le traduit Victor Bérard. Le préverbe a gardé sa valeur première, «sous», ainsi que l'indique le Liddell-Scott 13.

Les autres occurrences dans Y Odyssée d'un Hadès situé sous la surface terrestre sont moins certaines car elles appartiennent à des passages considérés comme interpolés dès l'antiquité. Pourtant ces vers exigent une prise en compte car, pour tardifs qu'ils soient, ils peuvent constituer le prolongement de croyances plus anciennes. Ainsi, en Odyssée ΧΠ, 383, le verbe δύω est de nouveau employé, cette fois-ci pour désigner le mouvement du soleil: «je plongerai chez Hadès et brillerai pour les morts»14. La notion d'un Hadès souterrain suggérée par ce verbe se retrouve également au chant XXTV, dans la question que pose Pâme d'Agamemnon à Amphimédon : « Amphimédon, à cause de quel malheur êtes-vous descendus sous la terre ténébreuse ? » 15. Ces vers ne trahissent donc en rien les idées exprimées dans Y Iliade, et même dans Y Odyssée,

mythologies, actes du colloque de Poitiers (13-14 mai 1983) publiés par F. Jouan, Paris (Les Belles Lettres) 1986, p. 19-35.

11. Od.X, 174-75: Ώ φίλοι, ού γάρ ττω καταδυσόμεθ' άχνύμενοί περ είς'ΑΙδαο δόμους [...]

12. Od. ΧΠ, 21: [...]ο'ί ζώοντες ύπήλθετε δώμ'Άίδαο. 13. Liddell & Scott, Greek-English Lexicon, Oxford (Clarendon Press), ninth edition

reprinted 1989, s.v. ΰπέρχομαι : «go or come under, get under.» 14. Od. XII, 383:δύσομαι εις Άίδαο και έν νεκύεσσι φαείνω. 15. Od. XXTV, 106:Άμφίμεδοι>, τι παθόντες έρεμνην γαΐαν ε"δυτε; Le verbe δύω s'emploie aussi fréquemment transitivement qu'avec la préposition ε'ις .

Dans les deux cas, sa signification est identique.

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puisqu'ils utilisent un vocabulaire identique. L'argument qui consiste à exclure le chant XXTV sous prétexte qu'il introduit la notion d'un séjour infernal sous terre, alors qu'ailleurs V Odyssée le place au-delà de l'Océan, devient caduc : d'autres passages, considérés eux comme authentiques, le situent ainsi. Et le vers 204 du chant XXTV de V Odyssée: «dans les maisons d'Hadès, aux profondeurs de la terre»16, doit être rapproché du chant XXII (vers 482) de l'Iliade où l'on retrouve la même expression.

Les chants X et XI de V Odyssée, quant à eux, sont beaucoup plus complexes et semblent bien supposer un royaume des morts non pas souterrain, mais situé au-delà de l'Océan.

Un Hadès aux confins de l'Océan

Les chants X (505-540) et XI (1-50) de /'Odyssée

Ulysse, après être resté une année avec ses compagnons chez Circé, demande à la magicienne de tenir la parole qu'elle lui avait donnée de les renvoyer à Ithaque (Odyssée X, 490-540). C'est alors que Circé lui annonce qu'il doit d'abord se rendre chez Hadès afin d'interroger le devin Tirésias. Elle lui fournit toutes les indications utiles pour qu'il mène à bien sa mission. Ulysse suivra ses instructions à la lettre: les conseils donnés par Circé et leur mise en œuvre par Ulysse sont décrits avec des termes presque identiques (Odyssée X, 516-540 et XI, 23-50).

Ulysse entreprend ce voyage pour obtenir de Tirésias les renseignements qui lui permettront de regagner sa patrie. Or la prédiction de Tirésias reste vague, et c'est Circé elle-même qui précisera tous les détails indispensables au retour du héros. La Nékyia ne semble donc pas absolument nécessaire à Ulysse pour rejoindre Ithaque, et c'est dans une autre direction qu'il faut chercher si l'on veut rattacher cet épisode à l'ensemble du poème. Prenant le contre-pied du scepticisme d'un Denys Page (The Homeric Odyssey, Oxford, 1955, p. 21-51) sur l'authenticité de la Nékyia dans son ensemble, l'interprétation actuelle 17 tend à montrer qu'il est étroitement lié à l'enchaînement de Y Odyssée : la Nékyia est un

16. Od. XXIV, 204: [...] eiv Άίδαο δόμοισ', νττό κεύθεσι γαίης. Cf. la scholie V à Od. XXTV, 203 : κρυπτοΐς τόποις. λέγει δέ τοις υπό γην, «dans

des lieux cachés. Il veut dire dans des lieux souterrains». 17. Je n'aborderai pas ici le problème, complexe et toujours d'actualité, de l'unité des

poèmes homériques. Une mise au point ainsi qu'une bibliographie sont fournies par Alan J.B. Wace et F.H. Stubbing dans A Companion to Homer, New- York 1963 (notamment au chapitre 7: «The Homeric question», p. 234-265, par J.A. Davison), ainsi que par A. Heubeck dans son livre Die homerische Frage, Darmstadt 1974, et dans son commentaire italien de l'Odyssée de 1986 (édition anglaise, A Commentary on Homer's Odyssey, Oxford 1988-1992. La question est abordée dans l'introduction générale, volume I

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moyen d'élargir le thème de l'errance, en respectant la tradition mythique selon laquelle le voyage des héros aux enfers représenterait le voyage de l'errance par excellence. Or, l'errance, tel est bien le thème central et le plus important de V Odyssée. Evoquer et consulter les morts constitue déjà une aventure. Mais, afin que cette nékyomancie apparût comme l'exploit suprême d'Ulysse18, le poète ne pouvait la situer à proximité de l'île de Circé. C'est pourquoi le pays des morts n'est plus considéré dans sa composante souterraine (auquel cas Ulysse aurait eu la possibilité d'évoquer les âmes où il se trouvait ou bien à partir d'une des bouches infernales connues à cette époque), mais il est rejeté dans un lointain au-delà mythique, exigeant du héros une expédition surhumaine. Le royaume d'Hadès et de Persephone, comme l'annonce Circé à Ulysse, est établi au-delà des frontières du monde connu, sur le bord des «courants profonds de l'Océan». En effet, chez Homère, l'Océan, qui encercle les terres19, marque la limite du monde réel et d'un monde mythique imaginaire. La plupart des terres mythiques, tels le jardin des Hespérides ou l'île des Bienheureux, sont transportées aux confins de l'univers, au-delà de l'Océan. C'est pourquoi il me paraît impossible d'identifier les rivages d'Hadès avec un pays réel, connu des Grecs20.

p. 1-23, et dans les commentaires sur les chants XI et XXIV, aux volumes II et III). Voir également Minna Skafte Jensen, The Homeric question and the Oral-formulaic Theory, Copenhague 1980, et «La scrittura ddl'Iliade e ddl'Odissea», ARID 24 (1997), p. 136- 146, où l'hypothèse la plus vraisemblable de la mise par écrit des poèmes homériques serait, selon l'auteur, une compétition de rhapsodes organisée par un tyran. Voir encore A. Ballabriga: «La question homérique: pour une réouverture du débat», REG 103 (1990) et Les Fictions d'Homère. L'invention mythologique et cosmographique dans l'Odyssée, Paris 1998, chapitre I: «Enjeux historiques et anthropologiques de la question homérique : oralité, intertextualité, écriture ». Pour ce dernier, la version finale de l'Odyssée aurait été composée par les homérides du VIe siècle : ils auraient enrichi Y Odyssée primitive d'épisodes nouveaux afin, « en ce qui concerne la cosmographie, de compléter et d'enrichir l'image du monde offerte par la légende primitive » (p. 221). Ainsi, à l'épisode ancien de Circé, aurait été ajouté au VIe siècle celui de la consultation des morts : ceci expliquerait que ce soit Circé, et non Tirésias, qui fournisse les renseignements utiles à Ulysse pour son retour. En dernier lieu, se reporter à F.M. Turner, «The Homeric Question» dans A new Companion to Homer, édité par Ian Morris et Barry B. Powell (Leiden, New- York, Brill 1997. Mnemosyne, supplementum 63), p. 123-145, et à M. Haslam, «Homeric Papyri and Transmission of the Text», p. 55-100 (notamment p. 79-84).

18. Il est d'ailleurs à noter que la Nékyia est le point central des aventures d'Ulysse. Comme l'énonce clairement G. Germain dans Genèse de l'Odyssée, Paris (PUF) 1954, p. 333, les autres épisodes s'ordonnent presque symétriquement autour de la Nékyia, ce qui en souligne l'importance. M.H.A.L.H. Van der Valk avait déjà considéré le rapport entre la Nékyia et le reste de l'Odyssée dans Beitràge zur Nékyia (Kampen, 1935, chapitre 3 : «Die Nékyia im Rahmen der Odyssée betrachtet», p. 67-87). Voir aussi A. Lukino- vich, « Le cercle des douze étapes du voyage d'Ulysse aux confins du monde », Gaia n° 3 (1998), p. 9-26, notamment p. 18-25.

19. Cf. II. XVIII, 399. 20. En cela je m'écarte des multiples tentatives pour localiser précisément les enfers.

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Homère a certes dû emprunter des traits à différentes régions (on peut, par exemple, noter des références aux noms et aux sites de Thesprotie), mais l'auteur en a de toute façon effacé les indices qui en auraient permis une reconnaissance précise; il a volontairement «brouillé les pistes», sinon l'exploit de son héros en aurait été amoindri. Les renseignements de Circé ne portent que sur les principaux amers nécessaires pour aborder; ils ne prétendent absolument pas dessiner la carte de l'itinéraire infernal. Néanmoins une étude attentive du texte permettra sans doute de localiser de manière très générale ce pays infernal. Deux extraits se montrent pour cela dignes d'intérêt: les indications données par Circé (X, 505-515) et le trajet effectué par Ulysse et ses compagnons (XI, 11- 22).

Le point de départ d'Ulysse est donc Aiaiè, l'île de Circé, située à l'est, vers les pays du Levant (XII, 3-4). En outre, cette situation concorde avec la généalogie de Circé, fille du Soleil. Cette île n'est cependant pas à l'extrême est, sur le cercle d'Océan, mais elle est sise au milieu d'une mer qui débouche sur l'Océan. En effet, Ulysse parcourt cette mer avant d'atteindre l'Océan: «Après avoir traversé la mer tout le jour, voiles tendues, [. . .] le navire parvint aux extrémités de l'Océan au courant profond»21. Le verbe composé ποντοπόρε ω souligne le fait de traverser. Πόντος désigne la mer, parfois la haute mer, « comme élément que l'on traverse»22. Quant à la racine *per-/*por-, sur laquelle est construit -ττορέω, elle exprime bien sûr l'idée de passage23. Et cette mer

Citons pour exemple Victor Bérard, Les Navigations d'Ulysse, Paris (Armand Colin) 1929, volume IV «Nausicaa», chapitre IV: «Circé et les morts» (p. 280-372), qui voit en l'Averne, au fond de la baie de Pouzzoles, au nord de Naples, une bouche infernale. R. Hennig, quant à lui, situe l'entrée des enfers dans les îles britanniques : Die Géographie des homeriscben Epos, eine Studie uberdie erdkundlichen Elemente der Odyssée, (Neue Wege zur Antike I. Reihe, Heft 10) 1934. G. L. Huxley la voit en Thesprotie: «Odysseus and the Thesprotian oracle of the Death», P.P. 13 (1958), p. 245-248; Ε. Janssens, au sud de Corfou, au Cap Leukatas : «Leucade et le pays des Morts», A.C. XXX (1961), p. 381-94. L. G. Pocock implante les Cimmériens et la maison d'Hadès dans les environs du détroit de Gibraltar: Reality and Allegory in the Odyssey, Amsterdam (Adolf M. Hakkert) 1959, etc. L. Antonelli, «Le localizzazioni délia Nekyia di Odisseo», Hesperia 5 (Studi sulla Grecità di Occidente, a cura di Lorenzo Braccesi, Roma 1995), p. 203-222, considère ces différentes localisations comme des traces de la fréquentation eubéenne à travers la Méditerranée et l'Atlantique dès le milieu du νητ siècle avant J.-C.

21. CM. XI, 11 et 13: Της δέ πανημερίης τέταθ' ιστία ποντοπορούσης

ή δ' ές πείραθ' ΐκανε βαθυρρόου'Ωκεανοΐο. 22. P. Chantraine, Diet, étym., s.v. πέλαγος et πόντος. 23. Sur cette racine particulièrement productive qui implique souvent la notion d'une

traversée par eau, voir l'article de M. Casevitz : « Emporion : emplois classiques et histoire du mot», UEmporion, textes réunis par A. Bresson et P. Rouillard, Paris 1993, p. 9- 22.

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qu'Ulysse traverse est parfaitement distincte de l'Océan lui-même puisqu'il ne l'atteint qu'ensuite (vers 13). L'expression πεί,ρατα βαθυρρόου Ώκεανοΐο montre que l'Océan est considéré comme la «limite», «l'extrémité» (πεΐραρ) du monde connu. Pour son retour, le navire empruntera la même voie afin de rejoindre Aiaiè: «Quand le navire eut quitté le cours du fleuve Océan, il retrouva le flot de la vaste mer, puis l'île d'Aiaiè»24. Comme précédemment, ρόον Ώκεανοΐο est parfaitement distinct de κίίμα θαλάσσης εύρυπόροι,ο.

Circé, afin d'aider les voyageurs, leur envoie Borée, le vent du nord (Od. X, 507). Il s'agit d'un vent favorable (ουρος), ainsi qu'il est précisé en XI, 7. Le bateau va donc se diriger vers le sud, mais il est impossible de préciser davantage. En effet, le Borée est un vent du nord au sens large, c'est-à-dire qu'il peut aussi bien souffler du nord-est que du nord- ouest ou du nord stricto sensu 25.

On ne sait pas non plus si Borée soufflera pendant tout le voyage, ou s'il permet seulement de gagner l'Océan. Toujours est-il qu'ensuite Circé annonce à Ulysse : «Mais lorsque avec ton navire tu auras traversé l'Océan»26. L'interprétation de ce vers est particulièrement délicate, car de lui dépend la localisation infernale. La traduction la plus couramment admise pour la tmèse δι' Ώκεανοΐο πε ρήσης est «tu auras traversé l'Océan». Pourtant cette traduction pose problème. Διά dans le sens de «à travers» indique que l'on se rend d'un point à un autre, et est fréquemment employé dans les poèmes homériques à propos d'un fleuve, pour montrer que l'on passe d'une berge à l'autre. Or Océan est un fleuve particulier: on ne lui connaît qu'une rive, la rive intérieure qui encercle la surface terrestre. Nulle part l'autre rive, l'extérieure, n'est mentionnée. Qu'imaginaient les Grecs de cette époque au-delà de l'Océan ? Le vide ? L'eau à l'infini ? Une terre inconnue ? Rien ne permet de trancher. Certes, il existe bien quelques îles au milieu de l'Océan, telles l'île des Bienheureux, ou celle des Hespérides, ou bien encore Ery- thie où Géryon garde les troupeaux du Soleil. Mais dans Y Odyssée, si Aiaiè est nettement définie comme une île : νησόν τ' Αίαίην (XII, 3), ce mot ne qualifie aucunement le pays d'Hadès. C'est le terme de «maison» (δόμος), et non celui d'«île», qui désigne l'endroit où règne le seigneur des morts.

24. Od.Xll, 1-3: Αΰταρ έπεί ποταμοΐο λίπεν ρόον ' Ωκεανόιο νηυς, από δ' 'ίκετο κΰμα θαλάσσης εύρυπόροιο νησόι> τ' ΑΙαίην [...].

25. Ainsi en Odyssée XIV, 253-257, Borée est un vent du nord-ouest puisqu'il permet d'aller de Crète en Egypte. Au contraire, en Odyssée XIX, 200-201, il souffle plutôt du nord-est, empêchant Ulysse, échoué en Crète, de rejoindre Troie. Sur Borée désignant le nord comme point cardinal, cf. Od. V, 33 1 ; XIII, 110.

26. Od. X, 508 : άλλ' όπότ' αν δη νηί δι. " Ωκεανόιο περήσης.

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En outre, avant d'aborder aux enfers, Ulysse atteint le pays des Cim- mériens, que n'avait pas mentionné Circé: «là se trouvent la ville et le pays des Cimmériens»27. Or ce peuple appartient au cercle des terres, puisqu'il s'agit d'hommes (ανδρών δήμος ), et non de monstres, et qui plus est d'hommes civilisés comme le prouvent δήμος et πόλι,ς28. Leur particularité est d'habiter au bout de la terre, aux extrémités de l'Océan : ή δ' ες πείραθ' Ικανέ βαθυρρόου Ώκεανοΐο, mais sur la rive interne de l'Océan, du côté des terres. Dès qu'ils ont atteint cet endroit, Ulysse et ses compagnons abordent: «Arrivés là, nous faisons aborder le navire»29. Ils se trouvent donc toujours sur la rive intérieure de l'Océan, puisqu'ils abordent ένθα, «là», c'est-à-dire où vivent les Cimmériens. Et ils gagnent la région infernale « le long du cours de l'Océan » : « ensuite, nous longeâmes le cours de l'Océan, jusqu'à ce que nous arrivâmes à l'endroit qu'avait dit Circé»30. C'est bien la préposition παρά, «le long de », qui est employée ici, et non une préposition qui indique le passage ou la traversée de l'Océan. Ulysse creuse donc la tombe en deçà, et non au-delà, de l'Océan.

Mais alors, comment interpréter le ôl" Ωκεανοΐο πε ρήσης en Χ, 508 ? Un passage de la seconde Nékyia peut sans doute nous mettre sur la voie. En effet, au chant XXIV de Y Odyssée, il est dit qu'Hermès et les prétendants, pour gagner les enfers, «s'en allaient, suivant le cours de l'Océan»: παρ δ' ϊσαν ' Ωκεανοΐο ροάς (ν. 11). Eux non plus ne traversent pas, mais longent l'Océan. Or la préposition et le préverbe διά suivis du génitif peuvent parfois signifier « le long de ». Ce sens est certes plus rare que « à travers », mais il est attesté, et conviendrait fort bien ici. Le bateau d'Ulysse remonterait le cours de l'Océan, aidé par le vent, pour se rendre vers l'Hadès, puisqu'au retour il est précisé qu'il descend le cours de l'Océan (Od. XI, 639). Par conséquent, l'Océan encercle les terres en tournant dans le sens contraire des aiguilles d'une montre: Ulysse, parti d'Aiaiè à l'est et poussé par Borée vers le sud, va à contre- courant.

Un fragment de Mimnerme conservé par Athénée précise cette conception. Athénée fait allusion à un mythe d'après lequel Hélios, après son voyage diurne dans le ciel et son coucher à l'ouest, regagne son point

27. Od. XI, 14: evQa δε Κιμμερίων ανδρών δήμος τε πόλις τε. 28. Δήμος désigne d'abord « le pays, le territoire », puis les habitants de ce territoire.

Le mot ττόλις , selon le Diet. étym. de P. Chantraine, implique «une communauté politique et religieuse», donc «une cité, un état». Sur la πόλι.ς homérique, cf. K.A. Raaflaub, dans Morris et Powell, A New Companion to Homer, p. 629-633.

29. Od. XI, 20: νήα μεν ενθ' έλθόντες έκέλσαμεν. 30. Od. XI, 21-22:

[...] αυτοί δ' αυτέ παρά ρόον ' Ωκεανοΐο ήομεν, οφρ' ές χώρον άφικόμεθ', δν φράσε Κίρκη.

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L 'Hadès homérique

de lever à l'est en naviguant sur l'Océan dans une coupe d'or. Avant de citer les vers de Mimnerme, Athénée les résume :

Mimnerme, dans Nannô, dit que c'est dans une couche d'or construite pour cet usage par Héphaistos que le Soleil, pendant qu'il dort, est transporté jusqu'à l'endroit où il se lève ; Mimnerme fait allusion à la forme creuse de la coupe. Voici ce qu'il dit :

En effet, à travers le flot, au sommet des vagues, une charmante couche d'or précieux, creuse et ailée, frappée par les mains d'Héphaistos, porte le Soleil heureux dans son sommeil du pays des Hespérides à la terre des Ethiopiens, où l'attendent son char rapide et ses chevaux jusqu'à ce qu'Aurore, fille du matin, se lève31.

Athénée, à propos du même mythe, cite également Théolyte: «Mais Théolyte, au deuxième livre de ses Annales, dit que le Soleil navigue dans un chaudron»32. Si Hélios peut, grâce à sa coupe d'or, se rendre de la terre des Hespérides à celle des Éthiopiens, à savoir d'ouest en est, c'est que l'Océan est conçu comme un fleuve en forme d'anneau qui relie tout point de la surface terrestre. Mimnerme ne précise pas comment l'équipage d'Hélios a été transporté. Phérécyde, qui a remarqué cette imprécision, lui fait également rejoindre l'est par l'Océan: [...] « la coupe d'or qui, après son coucher, le portait, de nuit, avec ses chevaux, à travers l'Océan, vers l'orient où le soleil se lève»33.

31. Athénée, Deipnosophistes XI, 470a-b (= Mimnerme F. 12 West, 5 Gentili-Prato, v. 5-10):

Μίμνερμος δ'έν Ναννοΐ έν εύνη φησι χρυσή κατεσκευασμένη προς την χρεί αν ταύτην ύπο 'Ηφαίστου τόν'Ήλιον καθεύδοντα περαιοΰσθαι προς τας ανατολάς, αίνισσόμενος το κοίλον του ποτηριού. Λέγει δ' οϋτως * [...]

τόν μέν γαρ δια κΰμα φέρει πολυήρατος εύνή, κοιίλη 'Ηφαίστου χερσίν έληλαμένη

χρυσέρυ τιμήεντος, ΰπόπτερος, άκρον εφ' ϋδωρ ευδονθ' άρπαλέως χώρου άφ" Εσπερίδων

γαΐαν ές Αιθιόπων, ίνα δη θοόν άρμα και ίπποι έστάσ', δφρ'Ήώς ήριγένεια μόλη.

Il n'est pas certain que l'adverbe άρπαλέως aille avec le participe. A propos de sa signification, voir les remarques de M.S. Silk, CQ 33 (1983), p. 326-328. Pour un commentaire du fragment, cf. Archibald Allen, The fragments of Mimnermus. Text and Commentary, «Palingenesia» 44, Stuttgart, Steiner, 1993, p. 93-108.

32. Athénée, op. cit., 470b-c (= Théolyte [de Methymna?] F.Gr.H. 478, F 1): θεόλυτος δ' έν δευτέρω "Ωρών επί λέβητός φησιν αυτόν διαπλεΰσαι [...]. 33. Athénée, op. cit., 470c: [...] το δέπας τό χρύσεον, δ αυτόν έφόρει συν τοις

ϊπποις, έπήν δύνη, δια του" Ωκεανοί) την νύκτα προς εώίην, 'ίνα άνίσχει ό ήλιος. Cette conception de la terre entourée d'un fleuve apparaît également sur un docu

ment babylonien actuellement conservé à Londres, au British Museum (BM 92687): il s'agit d'une copie tardive d'une carte qui remonterait à la fin du VIIP siècle ou au début du VIIe siècle avant J.-C. Voir M. L. West, The East Face of Helicon, West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford, 1997, p. 145.

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Dans ces extraits d'Athénée, où le soleil suit le cours de l'Océan pour se rendre à un point diamétralement opposé, le vocabulaire utilisé est très proche de celui de V Odyssée: περαιοΰσθαι, δια κύμα φέρει, δια- πλευσαι, εφόρει. διά του 'Ωκεανού.

Un autre fragment cité par Athénée, mais en grande partie gravement corrompu, pourrait corroborer cette signification de δια. Il s'agit d'un passage de Stésichore, sans doute extrait de la Géryonide: Héraclès emprunte la coupe d'or du soleil pour aborder à Erythie. Après avoir tué Géryon et dérobé les bœufs, il ramène la coupe à Hélios. Voici comment Athénée présente la citation :

Le soleil sur sa coupe était transporté au couchant; Stésichore dit ceci:

Alors que le fils d'Hypérion montait dans sa coupe d'or pour franchir Océan et parvenir aux profondeurs sacrées de la Nuit ténébreuse, chez sa mère, sa légitime épouse et ses enfants chéris, le fils de Zeus porta ses pas vers un bosquet ombragé de lauriers34.

A. Lesky35 affirme que l'expression δι'Ώκεανοΐο περάσοας convient mieux au franchissement d'un fleuve, que l'on traverse d'une rive à l'autre, qu'à un trajet sur l'Océan d'ouest en est. Il se heurte alors à une difficulté insurmontable: nulle part dans la littérature grecque conservée, il n'est fait allusion au voyage du soleil vers la rive extérieure de

34. Athénée, op. cit. XI, 469e (= Stésichore SLG 17 = fr. 185, S 17 Davies) : ότι 8è και ό "Ηλιος έπί ποτηριού διεκομί£ετο έπΐ την δύσιν, Στησίχορος μέν

οϋτως φησίν <αμος δ' Ύπεριονίδα ΐς > δέπας έσκατέβαινεν χρύσεον δ·

φρα δι'Ώκεανοΐο περάσαις άφίκοιθ' ίαράς ποτί βένθεα νυ

κτός έρεμνας ποτί ματέρα κουριδίαν τ' αλοχον

παίδας τε φίλους, ό δ' ές άλσος εβα δάφναισι < κατοτ

σκιόεν >ποσί παις Aiôç.[-uu-] Texte traduit par A. Ballabriga, Le Soleil et le Tartar e, Γ image mythique du monde en

Grèce archaïque, Paris 1986, p. 79 et note 10. Cependant, il faut signaler que l'extrême difficulté de la constitutio textus réduit considérablement le degré de probabilité des conjectures traduites. C'est pourquoi Davies (PMCF I, p. 160-161), pour les vers 1-2 et 8-9, reproduit telle quelle la παράδοσις en l'obélisant:

v. 1-2: t αλιος δ" Υπεριονίδας

δέπας έσκατεβαινε χρύσεον t όν. 8-9: ό δ' ές άλσος εβα δάφναισι t κατά-

σκιον ποσι t παις Διός[-υυ-] 35. Α. Lesky, «Aia», Wiener Studien, 68 (1948), p. 22-68. L'auteur traite de ce fra

gment notamment aux pages 31-35.

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l'Océan 36. Il en conclut donc que ces vers seraient le produit de l'imagination poétique de Stésichore. Pour A. Ballabriga, «la course nocturne postulée est symétrique de la course céleste et diurne»37; il s'agirait d'une course souterraine : « le soleil que l'on voit décliner à l'occident dans le ciel, continue en quelque sorte sa chute sur les courants de Veau primordiale jusqu'à atteindre un point analogue à ce que sont dans la Théogonie le Tartare et la demeure de Nuit»38. Une troisième interprétation, donnée par W. Karl39, suggère que l'expression δι'Ώκεανοΐο περάσαις peut tantôt désigner la traversée de l'Océan vers une île située en son milieu, tantôt le fait de suivre le cours de ce fleuve en longeant le disque terrestre. C'est selon ce second sens qu'il interprète le vers 508 du chant X.

Quelles que soient les conclusions divergentes de W. Karl et de A. Ballabriga, un point retient mon attention: le cours de l'Océan indique la route à suivre. Le soleil et Ulysse atteignent le lieu vers lequel ils tendent non pas en traversant transversalement le fleuve, mais en gardant son cours comme point de repère. D'ailleurs en XI, 639, lors du retour d'Ulysse, une traversée de l'Océan n'est pas envisagée : le navire est porté vers l'est par le cours descendant de l'Océan (κατ" Ωκβανόν).

Il reste à considérer la signification exacte de περήσης (Χ, 508). Pour cela, établissons une comparaison avec le début du chant XI : ες π£ίραθ'

Ώκεανοΐο (vers 13). Ces deux mots se rattachent à la même racine *per/*por-. Παραρ, comme je l'ai dit ci-dessus, désigne la limite, l'extrémité, les confins. Néanmoins, comme le fait remarquer, à juste titre,

36. En outre, nous avons vu plus haut que rien ne prouve l'existence d'une rive extérieure de l'Océan. Sur le problème de l'espace extra-cosmique, cf. A. Ballabriga, Le Soleil..., p. 101 sqq.

37. A. Ballabriga, Le Soleil. . . , p. 8 1 . Dans son livre plus récent, Les Fictions d'Homère. . . , p. 129-132, A. Ballabriga ajoute la notion d'un recouvrement est/ouest dans l'Extrême- Nord: «La représentation d'un voyage nocturne d'ouest en est, symétrique d'un voyage diurne d'est en ouest, est ici contaminée par la notion d'un recouvrement dans le Grand Nord du levant et du couchant» (citation p. 129). Cette hypothèse semble séduisante, même si les détracteurs d'A. Ballabriga n'y voient qu'une interprétation allégorique de plus. On trouverait déjà dans la cosmologie sumérienne l'idée d'une course souterraine du soleil : selon Jean Deshayes (Les civilisations de l'Orient ancien, Arthaud, Les grandes civilisations, Paris 1969, p. 264-265), "Pour les Sumériens, l'autre monde était, semble-t-il, l'espace cosmique situé au-dessous du disque plat que formait la terre. [...] et le mort, assisté de son dieu personnel, était jugé par le dieu Outou, le dieu Soleil qui, pendant la nuit terrestre, éclairait le royaume inférieur». Cf. aussi M.L. West, The East Face..., p. 542. Et les textes funéraires égyptiens offrent, dès le milieu du deuxième millénaire avant J.-C, une attestation du voyage nocturne du Soleil en bateau durant lequel le Dieu illumine le Duat, c'est-à-dire les enfers (M. L. West, The East Face..., p. 470-471).

38. A. Ballabriga, Le Soleil..., p. 81. 39. W. Karl, Chaos und Tartaros in Hesiods Théogonie, Erlangen-Nurnberg 1967, cha

pitre V: «Die homerische Lokalisierung der Unterwelt», p. 95 sqq.

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W. Karl40, ce terme ne désigne pas une frontière absolue, mais un point au-delà duquel on ne peut plus avancer sans «revenir», le point le plus éloigné possible (c'est-à-dire 180°) d'un endroit donné. Περάω pourra donc signifier «s'avancer jusqu'aux πείρατα, jusqu'à l'extrême limite». Si l'île de Circé est située à l'est, les πείρατα, les confins seront donc à l'ouest. Existe-t-il d'autres indices dans le texte qui permettent de confirmer cette situation des enfers vers l'ouest 41 ?

Dans un passage de la Nékyia, Anticleia demande à Ulysse: «Mon enfant, comment vins-tu dans les ténèbres brumeuses, alors que tu vis encore? » 42. Lorsque l'on se trouve aux enfers, on est donc υπό ζόφον. Il faut par conséquent considérer les différents emplois de ζόφος . P. Chantraine, dans son Dictionnaire étymologique, en donne la définition suivante : « ténèbres, notamment celles des enfers ; obscurité, région obscure, c'est-à-dire l'ouest». Et il apparente ζόφος à ζέφυρος , le vent d'ouest. La seconde occurrence se rencontre fréquemment chez Homère, comme en témoigne le chant III de V Odyssée, vers 335: «la lumière à l'ouest (υπό ζόφον) disparaît». Aucun doute n'est possible sur l'interprétation à donner à ζόφος : le mot indique ici une direction, l'ouest, où le soleil se couche ; et la plupart du temps ζόφος est opposé à ηώς, l'aurore, comme par exemple en Odyssée X, 190. Dans V Iliade, de la même façon, ποτί ζόφον est opposé à προς ηώ τ' ήέλιόν τε43. Ζόφος, outre son sens de «ténèbres», désigne donc également une direction, celle de l'occident, opposée à l'orient. Cet axe, qui correspond à la course diurne du soleil, est le principal axe d'orientation pour les Grecs archaïques. Par conséquent, lorsque Anticleia prononce υπό £όφον pour désigner les enfers, elle les place à l'occident, et même à l'extrême occident. Ce fait est confirmé par deux passages qui assimilent la direction indiquée par ζόφος à celle de l'Erèbe, c'est-à-dire des enfers : Circé dit de la caverne de Scylla qu'elle est προ ς ζόφον εις "Ερεβος τετραμμε- νον, «qui s'ouvre vers les ténèbres, vers l'Erèbe» {Od. XII, 81). Nous retrouvons une expression équivalente en Odyssée XX, 356: ίεμένων

40. W. Karl, op. cit., p. 102. 41. Il s'agit bien sûr de l'ouest au sens large, c'est-à-dire, pour reprendre les termes de

A. Ballabriga, l'ouest qui s'étend des couchants d'hiver (nord-ouest) aux couchants d'été (sud-ouest).

42. Od. XI, 155: Τέκνον έμόν, πώς ήλθες ΰπό £όφον ήβρόβι/τα

£ωος ζών; [...] La même expression est employée par Ulysse qui questionne Elpénor en XI, 57. 43. //. XII, 239-40: "ils peuvent bien aller à droite, vers l'aurore et le soleil, comme à

gauche, vers l'ombre brumeuse». Sur YOd. X, 190-191 et les données spatiales, cf. M.H.A.L.H. Van der Valk, Textual Criticism of the Odyssey (Leiden, 1949), § 29, p. 274- 275.

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Έρεβόσδε υπό ζόφον, «ils s'en vont vers l'Erèbe, sous les ténèbres » u. Un autre indice de cette direction serait fourni par la racine du mot

Έρεβος lui-même. Selon P. Chantraine 45, ce mot se rattacherait à la racine indo-européenne *regw-os, que l'on retrouve également en Sanskrit (rajas, «région obscure de l'air, vapeur, poussière»), en Arménien (erek,-oy, «soir») et en Germanique (Got. riqiz et v. Norrois r0kkr, « obscurité, crépuscule ») 46.

Quant à la mention des Cimmériens, elle ne peut apporter grande précision. Dès l'époque alexandrine, en effet, la lecture du mot était incertaine et les scholiastes en conservent trois variantes :

Aristarque donne Κερβερέων. Η. Le peuple des Cimmériens habite dans le voisinage de l'océan. Quelques uns écrivent χειμερίων, d'autres Κερβε- ρ'ιων comme Cratès. Hérodote dit à propos des Cimmériens qu'ils furent chassés par les Scythes. D'autres encore affirment que les Cimmériens dont il est question habitent les régions du couchant et sont situés près del'Hadès47.

Ces formes différentes dès l'antiquité laissent à penser que le mot originel devait être rare, et qu'il a été déformé afin d'obtenir un sens plus clair. Ainsi χειμέριοι implique la notion de χειμών, «mauvais temps», et conviendrait assez bien à un peuple que recouvrent des brumes permanentes. Quant à Κερβερίοι, il fait sans conteste allusion au chien Cerbère, gardien des enfers. Or le peuple mentionné est également situé près de l'entrée infernale. En ce qui concerne Κιμμέριοι 48, le mot a peut-

44. L'idée qu'on peut atteindre les enfers par l'ouest, où le soleil se couche, est aussi attestée dans la littérature du Proche-Orient. Cf. M.L. West, The East Face..., p. 153.

45. P. Chantraine, Diet, e'tym., s.v. "Ερεβος. 46. Mais ce mot a été maintes fois comparé à la racine hébraïque « ereb » : en effet, en

Hébreu, gh'ereb a le sens de «couchant, crépuscule, occident» (Cf. Genèse I, 5: va iehi gh 'ereb, va iehi boquer, « il y eut un soir, il y eut un matin ») ; et Magh'reb, qui tire son nom arabe de sa position géographique, signifie «pays du couchant», par opposition à Machrek (al-Mashriq), «l'endroit où le soleil se lève». Cf. F. Durrbach dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, s.v. Inferi, p. 494, et M. L. West, The East Face. . . , p. 154. En Akkadien, on trouve erêbu, erêb shamshi.

47. W. Dindorf, Scholia Graeca in Homeri Odysseam, 1855, tome II, p. 479 (scholies à Od. XI, 14):Άρίσταρχος Κερβερέων. Η. Κιμμέριοι έθνος περιοικουν τον ώκεανόν. ενιοι Bè γράφουσι χειμερίων οι δε Κερβερ'ιων, ώς Κράτης . 'Ηρόδοτος de υπό Κιμμερίων φησί Σκύθας έξελαθηναι. άλλοι δέ Κιμμερίους φασίν ΰποτίθεσθαι τους Kcnrd δύσιν οίκοΰντας και προσκείμενους τοις κατά τον'Άιδην τόποις.Ρ. V.

48. Α. Heubeck pense que la dénomination des Cimmériens serait au départ expressive : « les Gens de la brume », et s'opposerait aux Éthiopiens, « les Visages brûlés ». Cf. «Kimmerioi», Hermes 91 (1963), p. 490-92. Victor Bérard, op. cit. (volume IV, «Nausi- caa», p. 357), souligne que «dans les langues sémitiques, la racine k.m.r. désigne l'obscurité, la noirceur, et le substantif pluriel kimmeriri se rencontre pour signifier les éclipses de jour, les soudaines ténèbres». D'après lui, le poète aurait personnifié ces kimmeriri et en aurait fait le pays des Kimmerioi.

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être été préféré parce qu'il faisait référence à un peuple connu, celui que les Scythes ont chassé de leur patrie selon Hérodote (IV, 11-12). Or, d'après Hippocrate, le pays des Scythes se caractérisait par ses brumes : «Les plaines où vivent les Scythes sont recouvertes de brume la plus grande partie du jour, en sorte que c'est toujours l'hiver, et l'été pour peu de jours, eux-mêmes pas très chauds»49.

C'est également cet aspect ténébreux qui apparaît dans la glose d'Hésychius : Κάμμερος · άχλύς , κέμμερος ■ άχλύς , ομίχλη, qu'A. Heubeck propose de rapprocher du Hittite kammara, «brume, nuée»50.

Par conséquent, les Cimmériens ajoutent à la connotation de «ténèbres brumeuses» déjà évoquée par ζόφος et"EpePoç, et s'ils n'indiquent pas une direction précise, ils ne contredisent pas celle qui est sous- entendue par ces deux mots, bien au contraire.

Les autres indications données par Circé au chant X ne nous permettent pas de préciser le lieu d'accès aux enfers, ni même de confirmer leur situation à l'ouest. Elles sont simplement mentionnées pour qu'Ulysse reconnaisse l'endroit où il doit échouer. Elles marquent le terme du voyage maritime vers l'Hadès, et l'arrivée au pays des Cimmériens. En effet, si l'on compare les prescriptions de Circé et le voyage effectué par Ulysse, les termes sont presque identiques. Dans le premier cas le héros devra aborder dès qu'il verra le petit promontoire et le bois de Persephone : « Là où se trouvent le petit promontoire, le bois de Persephone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, à cet endroit échoue ton navire sur le bord de l'Océan aux tourbillons profonds»51. Dans le second cas, il aborde dès qu'il atteint la région des Cimmériens 52. Ainsi le petit promontoire et le bois de Persephone appartiennent-ils à la contrée des Cimmériens. Cependant, si ces indices signalent l'achèvement du trajet nautique, ils ne constituent pourtant pas la fin du voyage ; c'est à pied qu'il faudra poursuivre (Od. X, 512-16). La véritable entrée des enfers, les portes d'Hadès, sont représentées par des fleuves, et plus précisément par la pierre devant laquelle ils confluent. Les enceintes de l'Hadès, contrairement à celles du Tartare, ne sont pas solides, mais liquides53. Le pays des Cimmériens en constitue «l'antichambre», dont

49. Hippocrate, Des Airs, des eaux et des lieux 19. Texte cité et traduit par A. Ballabriga, Le Soleil..., p. 134 : ήήρ τε κατέχει το πολύ της ήμερης τά πεδία, [και] έν οτοισι διαιτευνται ■ ώστε τον μεν χειμώνα αεί είναι, το 8è θέρος ολίγας ημέρας και ταύτας μη λίην.

50. Α. Heubeck, loc. cit. ; «Κάμμερος : ténèbres, κέμμερος : ténèbres, brouillard». 51. Od. X, 509-511 : Ινθ' ακτή τε λάχεια και άλσεα Περσεφονείης ,

μακρα'ι τ' αίγειροι και Ίτέαι ώλεσίκαρποι νή"α μέν αύτοΰ κέλσαι έπ'Ώκεανω βαθυδίνη.

52. Od. XI, 2O.Cf. supra p. 32 et note 29. 53. Ceci s'inscrit parfaitement dans la représentation que les anciens géographes grecs

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l'entrée est elle-même signalée par le petit promontoire et le bois de Persephone. Ce sont des éléments naturels qui jalonnent l'espace infernal, alors que le Tartare possédait des portes de fer et un seuil de bronze {Iliade VIII, 15). Mais où situer ces fleuves par rapport aux Cimmériens ? Le poète cultive volontairement l'abstraction: depuis l'arrivée sur les courants de l'Océan, les seules indications de lieu relèvent d'un même adverbe, ëvQa (X, 509; 513; 516; XI, 14; 20; 23), qui revient tel un refrain, mais qui n'indique aucune direction précise. Nous savons simplement que les fleuves ne doivent pas être très éloignés du vaisseau, puisque Ulysse s'y rend à pied (X, 512 : levai ; XI, 22 : τρμεν), et qu'ils sont proches de l'Océan (peut-être même s'y jettent-ils?) car les hommes longent son cours pour y parvenir : παρά ρόον ' Ωκβανοΐο {Od. XI, 21).

Le chant XXIV (vers 1-18) de /'Odyssée

Avant de conclure sur la situation géographique de l'Hadès, il faut dire un mot du chant XXIV de V Odyssée. L'auteur y décrit l'itinéraire par lequel sont passées les âmes des prétendants, sous la conduite d'Hermès psychopompe, pour se rendre dans l'Hadès {Od. XXIV, 11-13). Des éléments géographiques nouveaux apparaissent, que nous ne retrouvons nulle part ailleurs dans Ylliade et Y Odyssée : le Rocher Blanc, les portes du Soleil, le pays des Rêves. Mis à part le fleuve Océan, ni Circé au chant X, ni le chant XI ne citent ces endroits. Et vice-versa, le pays des Cimmériens du chant XI n'est pas nommé au chant XXTV. Cette description concerne donc apparemment une géographie nouvelle et, semble-t-il, assez éloignée de celle que présentait l'aède dans le reste des poèmes. Ce fait, ajouté à la présence d'Hermès psychopompe (dont la seule apparition se situe au chant XXIV), pourrait nous entraîner à conclure qu'il s'agit d'un ajout tardif dans lequel apparaît une nouvelle conception des enfers. En ce qui concerne l'authenticité de cette seconde Nékyia, les avis sont très partagés. Les anciens critiques alexandrins, dont Aristophane et Aristarque, faisaient du vers 296 du chant XXIII la fin du poème d'Homère 54.

se faisaient de la réalité politique et géographique : les fleuves, les détroits ou les mers constituaient souvent la limite d'une région, d'un peuple ou d'un état. Par exemple, la frontière entre l'Europe et l'Asie était marquée par le Phase (Hérodote IV, 45), celle entre l'Asie et l'Afrique par le Nil (Hérodote II, 15-17, réfute d'ailleurs cette opinion). Hérodote lui-même se représente la Scythie comme un carré délimité au sud par l'Euxin et à l'est par la mer d'Azov et le Don, et les limites des territoires des différents peuples scythes sont très souvent des fleuves ou des déserts (TV, 17-21).

54. Scholies H. M. Q. à Od. XXIII, 296: τούτο τέλος της 'Οδύσσειας φησίν Άρίσ- ταρχος καί ' Αριστοφάνης , « Aristarque et Aristophane disent que ce vers constitue la fin de l'Odyssée». Cf. scholies M. V. Vind. 133 : 'Αριστοφάνης δέ και ' Αρίσταρχος πέρας

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Encore actuellement, la question de l'intégration - ou de la non-intégration - du chant XXIV au reste de V Odyssée est sujette à controverse55. Cependant, en ce qui concerne la situation géographique de l'Hadès, certains éléments de cet épisode corroborent notre hypothèse sur la localisation occidentale des enfers. L'entrée infernale semble analogue à celle du chant XI, puisque les âmes suivent le cours de l'Océan: παρ δ'

ΐσαν Ώκεανοΐο ροάς (vers 11), comme Circé l'avait conseillé à Ulysse (X, 508). Certes le Rocher Blanc laisse perplexe : s'agit-il du petit promontoire (ακτή Te λαχεία) du chant XI? Rien ne permet de l'affirmer. En outre, l'auteur du chant XXIV énumère les différents noms sans les situer les uns par rapport aux autres. Seules des particules de liaison les relient: και, ήδέ, και (vers 11 et 12). On peut simplement, en suivant l'énumération, supposer (sans certitude absolue d'ailleurs) que les âmes passent d'abord par le Rocher Blanc (Λευκάδα πέτρην, vers 11), puis franchissent les portes du Soleil ( Ηελ'ιοιο ττύλας, vers 12) et enfin le pays des Rêves (δήμον 'Ονείρων, vers 12) 56. Il est à noter que Circé au chant X, vers 509, énumère également les lieux sans précision. On ne sait si le bois sacré de Persephone se trouve sur le promontoire ou à proximité.

Par son nom, le Rocher Blanc s'oppose aux ténèbres infernales : Aeir κάς est construit sur la racine indo-européenne *leuq l*louq signifiant « lumière ». C'est un féminin de λευκός57 utilisé aussi bien pour exprimer la couleur, «blanc», que l'éclat, «brillant» {cf. le Sanskrit roca-, «brillant»). Λεύκας πέτρη désigne donc une pierre claire et brillante 58, nommée ainsi car elle est peut-être la dernière roche éclairée par le soleil avant qu'il se couche 59.

της 'Οδύσσειας τούτο ποιούνται., «Aristophane et Aristarque font de ce vers la fin de l'Odyssée ».

55. Voir supra note 17 et M.HA.L.H. Van der Valk, Textual Criticism of the Odyssey, § 25, p. 238-240.

56. Le changement des temps verbaux au vers 13 (imparfait, puis aoriste) renforce d'ailleurs cette impression de succession, de trajet linéaire.

57. P. Chantraine, Diet. étym.,s.v. λευκός. 58. Erna Handschur, Die Farb- und Glanzworter bei Homer und Hesiod, in den homeri-

schen Hymnen und den Fragmenten des epischen Kyklos, Dissertationen der Universitàt Wien, 1970, p. 30-36.

59. Les scholies proposent différentes explications à propos de la blancheur de cette pierre :

- scholies M. V. à Od. XXIV, 1 : αλλ' ουδέ εοικεν είς'Άιδου λευκην είναι πέτραν. τα προς την ήμέραν έ στραμμένα αύτης λευκαίνεται, «mais dans l'Hadès il ne convient pas à un rocher d'être blanc. Le côté du rocher tourné vers la lumière du jour devient blanc. »

- Or au chant XI, vers 15-18, il est dit que la région près d'Hadès ne voit jamais les rayons du soleil. C'est pourquoi Eustathe enlève le rocher de la proximité immédiate de l'Hadès pour le placer dans un endroit que le soleil atteint encore: 0 Eustathe 1951, 51

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L 'Hadès homérique

Plus intéressante est la mention des portes du Soleil (vers 12). Elles doivent symboliser l'endroit où le soleil disparaît à son coucher: d'un côté la lumière luit, comme l'indique le Rocher Blanc, de l'autre commence le royaume des ténèbres, puisque ces portes donnent accès au peuple des Rêves, lui-même proche de l'Hadès. Dans ce cas, si l'on superpose la géographie de la première Nékyia et celle de la seconde, les portes du Soleil se situeraient juste avant les Cimmériens. Les nuées et la brume s'accentuant au fur et à mesure que l'on s'éloigne des portes du Soleil, on aboutit au pays des Rêves. Ces portes marquent donc la première frontière, la seconde étant les portes d'Hadès. Entre les deux, constituant en quelque sorte un monde intermédiaire, un monde de transition, nous découvrons les Cimmériens (chant XI) qui rappellent la vie, puis le peuple des Songes qui, lui, s'apparente davantage à la mort. D. Auger, dans son article «Peuples et/ou pays de rêves» a parfaitement mis en lumière le rôle de ce dernier : « Le lieu homérique des Songes est donc situé entre les deux seuils qui marquent la limite de l'ici-bas et de l'au-delà ; il n'est pas un anti-monde, mais un monde intermédiaire, un «entre-deux» monde» ω. Rien d'étrange à ce que le pays ou le peuple des Rêves côtoie l'entrée de l'Hadès : la tradition ne fait-elle pas de Sommeil et Trépas des frères, tous deux enfants de Nuit 61 ?

La description des fleuves, frontière naturelle de l'Hadès au chant X (vers 5 14-5 16), disparaît au chant XXIV, ainsi que la mention des portes

sq. à Od. XXTV, 1 1 (texte cité par Georg Petzl, Antike Discussionen iiber die beiden Nekyiai, p. 55):Ίστέον δε" ότι Λευκάδα μεν πέτραν ό μύθος προς τω "Αιδχι πλάττεί; διά τους έσχατους της έκεΐ γης τόπους, οϋς εΙκός τον ήλιον ε"τι διαλευκαίνειν δυό- μενον. «Il faut savoir que la légende imagine le Rocher Blanc proche de l'Hadès... A cause des régions de la terre extrêmement éloignées à cet endroit, que vraisemblablement le soleil couchant éclaircit encore ».

0 et Eustathe 1957, 8 sq. à Od. XXTV, 1 sqq. : ή λύσις ότι προς τοις έτι πεφω- τισμενοις μερεσι κεΐσθαι δει νοεΐν αυτήν, «il faut, telle est la solution, avoir dans l'esprit que le Rocher Blanc se situe près des régions encore éclairées. »

- Eustathe propose également une autre explication en 1951, 51 sq. à Od. XXIV, 1 1 : Λευκάδα μέν πέτραν; πλάττει ή κατά άντίφρασιν, μέλας γαρ έκεΐ σκότος ; « II appelle faussement le Rocher Blanc par antiphrase, car ce sont les noires ténèbres qui régnent à cet endroit. »

Et il propose d'identifier ce rocher avec celui que mentionne Circé (Od. X, 515): ίσως δέ" εϊη αν αϋτη (ή πέτρα) ή έν τοις μετά ταύτα λεχθησομένη Λευκά ς πέτρα,

«peut-être ce rocher cité par la suite serait-il le Rocher Blanc. » - Enfin le scholiaste de H. à Od. XXIV, 1 1 donne cette solution très fantaisiste : ol

γαρ νεκροί έκλείψαντος του αίματος λευκοειδεΐς όρώνται, «les morts, en effet, vidés de leur sang, revêtent une forme blanche. »

60. D. Auger: «Peuples et/ou pays de rêves», Peuples et pays mythiques, Paris 1986, p. 91-107 (citation p. 93).

61. Cf. Hésiode, Théog., 212-13. Voir aussi C. Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit, Paris, 1959.

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d'Hadès : les âmes des prétendants arrivent directement dans la prairie d'Asphodèle qui appartient déjà au domaine infernal (Od. XXIV, 13).

Certes, comme nous l'avons constaté plus haut, les éléments géographiques de la première et de la deuxième Nékyia sont différents, certes les noms ne semblent pas avoir de rapport entre eux, et pourtant nous avons dans les deux cas la même vision des abords de l'Hadès: une double frontière avec, au centre, un lieu intermédiaire qui participe des deux mondes (celui de la vie et celui de la mort). Une étude du chant XXIII de VIliade complète et confirme cette hypothèse.

Les chants XXIII (vers 65-101) de VIliade et XI (vers 52-54) de /Odyssée

Achille, après la mort de Patrocle, invite les Myrmidons à le pleurer et leur offre un repas funéraire en son honneur. Puis, chacun ayant regagné sa tente, Achille sombre dans un profond sommeil sur le sable du rivage. C'est alors que lui apparaît en rêve l'âme de son ami Patrocle. On retrouve donc des éléments communs aux deux Nékyiai. Patrocle, bien que mort, n'a pas encore franchi les portes d'Hadès ni le fleuve infernal et utilise le rêve pour communiquer avec Achille (//. XXIII, 71-74). La frontière de l'Hadès est ici marquée par les portes: πύλας Άίδαο περ- ήσω (vers 71), εύρυττυλές "Αιδος δω (vers 74). Mais elle est également constituée par un fleuve: ποταμοΐο (vers 73), comme au chant X de V Odyssée. Quel est ce fleuve, unique, alors que Y Odyssée en mentionne plusieurs ? Il ne s'agit probablement pas de l'Océan, mais plus probablement du plus connu des fleuves infernaux, le Styx, le seul cité dans YIliade. Par son état, Patrocle appartient à «l'entre-deux mondes» que nous avons repéré dans Y Odyssée: décédé, il ne peut revenir dans le monde des vivants ; mais n'ayant pas reçu les honneurs funèbres, il lui est interdit de pénétrer dans l'Hadès (vers 71). Il est mort, tout en étant exclu du domaine de la mort. Son seul moyen d'expression est le rêve, c'est-à-dire un phénomène qui relève également de cet espace intermédiaire. Cependant ce lieu, car très proche de la limite infernale, se nomme déjà l'Hadès: «et j'erre vainement à travers la demeure d'Hadès aux larges portes»62. Il en constitue l'antichambre, le seuil (et le seuil d'une construction fait partie intégrante de la construction). La frontière définitive avec le monde des vivants est la seconde, celle des portes d'Hadès ou du fleuve infernal (//. XXIII, 75-76).

La similitude des sorts de l'âme de Patrocle et de celle d'Elpénor au chant XI de Y Odyssée est frappante. Bien que ce passage soit considéré comme interpolé, on retrouve la même vision. Comme Patrocle,

62. //. XXIII, 74 : αλλ' αΰτως άλάληλαι αν' εύρυπυλές "Αιδος δω.

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Elpénor n'a pas encore été enterré {Od. XI, 52-54). Il transite dans le même espace intermédiaire que Patrocle, en attendant d'avoir reçu les derniers honneurs. Déjà « âme », ψυχή (Od. XI, 5 1), il a cependant gardé ses sens et n'a pas besoin de boire le sang du sacrifice pour reconnaître Ulysse et lui parler. Il n'a donc pas encore franchi les portes d'Hadès 63.

Ainsi toutes les allusions relatives aux parages infernaux, tant dans Ylliade que dans YOdyssée, attestent l'existence d'un espace où gîtent des êtres qui présentent à la fois des aspects relatifs au monde des vivants et des caractéristiques propres au domaine de la mort. Double est la frontière qui sépare les humains des ombres. On assiste à une sorte de symétrie : à la limite lumineuse répond une limite ténébreuse, que l'on a tenté de reproduire dans le tableau de la planche I.

Conclusion : Deux conceptions contradictoires ?

Ulysse serait donc parti de l'île de Circé à l'est et, suivant le cercle d'Océan, il aurait atteint à l'ouest les rivages infernaux et leur « entredeux mondes ». Cependant deux difficultés subsistent encore face à une telle interprétation. La première est relative au vent de départ, le Borée. En effet, suivre le cours circulaire de l'Océan nécessite un changement progressif de vent qu'Homère a ignoré. Mais il ne faut pas s'en étonner outre mesure puisque, comme le remarque à juste titre L. Moulinier M, il arrive assez fréquemment qu'Homère ne mentionne que le vent de départ. Dans le cas qui nous intéresse, Borée sert peut-être seulement à traverser la mer pour rejoindre l'Océan.

Le second problème concerne la durée du voyage. Ulysse parcourt le demi cercle terrestre en un seul jour : « Le navire traversa la mer tout le jour, voiles tendues. Le soleil se couchait, et toutes les rues étaient cou-

63. Les scholies à Od. XI, 51 le confirment: έπεί άταφος, των δε* τοιούτων και προ του πιεΐν φθέγγονται αί ψυχα'ι.ν. ό Τειρεσίας πίνων του αίματος έμαντεύετο, αί δε" αλλαι ψυχαι πίνουσαι έπε-

γίνωσκον ή δέ ψυχή τοΰ ' Ελπήνορος ατε δη μήπω έπιβασα τω της Λήθης πεδίω και προ πόσεως έπιγινώσκει τον 'Οδυσσέα. Β. Q.

« Parce qu'il est privé de sépulture ; et les âmes de tels nommes parlent avant même d'avoir bu. V.

Tirésias prédisait après avoir bu le sang, les autres âmes recouvraient leur connaissance après avoir bu ; mais l'âme d'Elpénor, parce qu'elle n'a pas encore foulé la plaine du Léthé, reconnaît Ulysse avant même d'avoir bu. » B. Q.

64. L. Moulinier, Quelques hypothèses relatives à la géographie d'Homère dans /'Odyssée, Gap 1958, p. 92.

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vertes d'ombre»65. Le voyage d'Ulysse constitue donc une navigation autour de la terre qui suit la course solaire. Le retour ne dure apparemment pas plus longtemps {Odyssée XII, 1-7). Il s'agit bien sûr d'un temps mythique (comme les points de départ et d'arrivée sont également des pays mythiques) qui n'a rien de commun avec notre temps historique. De même que Y Odyssée juxtapose deux espaces, l'un connu et l'autre imaginaire, de même le poème juxtapose deux temps, sans qu'il soit possible d'en définir les frontières exactes. Aucune transition n'apparaît entre le registre humain et le registre mythique.

Par conséquent, plus rien ne s'oppose à la situation d'un Hadès occidental, aux confins de l'Océan, du moins pour les chants X et XI, ainsi que pour le début du chant XXIV de Y Odyssée. Or dans le paragraphe précédent, nous avons également prouvé par maints exemples que les Grecs se représentaient un Hadès souterrain. Ces deux conceptions sont-elles aussi contradictoires qu'elles le paraissent à première vue ?

Même si la Nékyia place les enfers aux confins de l'Océan, elle ne semble pas pour autant repousser l'idée d'un royaume souterrain. Certains éléments en effet évoquent implicitement cette seconde conception. Ainsi Ulysse promet aux morts de leur offrir un sacrifice dès son retour à Ithaque {Od. XI, 29-33), obéissant en cela strictement aux prescriptions de Circé (X, 521-25). Or, en quoi un sacrifice donné à Ithaque peut-il concerner un tant soit peu les morts rassemblés dans l'Hadès à l'autre bout de la terre ? Ils ne sauraient jouir des victimes qu'Ulysse leur offrira dans son île. Ce sacrifice prouve la croyance en un séjour souterrain, plus près des vivants. Les deux idées se sont combinées, et la notion de « confins » n'y est sans doute pas étrangère : les différents étages cosmiques s'y rejoignent et les enfers souterrains affleurent 66.

Séjour souterrain et séjour océanique des morts ne sont donc pas inconciliables, comme tendent à le confirmer les vers 36 et 37 du chant XI : « et du fond de PErèbe, les âmes des défunts disparus se rassemblaient»67. Dans le composé ύπέξ, il faut à mon avis garder le sens originel de υπό « de dessous », έξ s'étant ajouté pour renforcer l'idée de «sortir de» déjà contenue dans υπό. Les âmes des morts sont obligées de monter vers Ulysse pour boire le sang des victimes, mais la fosse qui relie les deux mondes n'a pas besoin d'être très profonde du fait de la jonction

66. Cf. A. Ballabriga, Le Soleil..., p. 78. W. Burkert dans son article sur Géryon avait déjà remarqué qu'aux extrémités de

l'univers, les enfers, la terre, la mer et le ciel se rencontrent: «Le Mythe de Géryon: perspectives préhistoriques et tradition rituelle», IlMito Greco, Rome 1977, p. 277.

67. Od. XI, 36-37: [...]αί δ' άγέροντο ψυχαί ύπέξ'Ερέβευς νεκύων κατατεθνηώτων.

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Les abor

ds d

e l'Had

ès

Iliade XXIII

Odyssée XetX

I

Odyssée XXIV

Océan (X, 508, 511 XI, 13 639, XXIV, 11)

premiere

frontière

Petit Promontoire

Bois de Persephone (X, 509-510)

Rocher Blanc Portes di

(v. 11) (v. 1 Cim

mériens

(XI, 14-19)

ι Soleil 2)

deuxième

frontière

Portes

Fleuv

Morts sans honneurs funèbres (Patrocle, Elpénor)

(//. XXIII, 71-74 Od. XI, 51-84) Pie

et fie (X,51 XI, 2 I

Peuple des Songes (v.12)

d'Hadès(v. 71)

e (v. 73)

re jves 2-515 -22)

Prairie d'Asphodèle (XI, 539 -XXIV, 13)

Maison d'H

adès !

Erèbe (XI, 564)

Monde des vivants

Lumière

Monde interm

édiaire (seuil de l'Hadès)

Obscurité croissante

Monde des m

orts

Ténèbres

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des niveaux cosmiques aux confins de l'Océan. C'est pour cette même raison qu'Ulysse pourra descendre dans l'Hadès au beau milieu de l'évocation des morts (Od. XI, 475-616)68.

68. L'exégèse allégorique de l'Hadès (autour des Allégories homériques du pseudo- Heraclite et de l'Antre des Nymphes de Porphyre) a volontairement été laissée de côté car, vues les difficultés qu'elle soulève, elle aurait dépassé le cadre de cet article. A ce propos, voir entre autres F. Buffière, Les Mythes d'Homère et la pensée grecque (Paris, 1956), p. 66-70, 445-449, et 495-499, ainsi que Y. Vernière, Symboles et mythes dans la pensée de Plutarque (Paris, 1977), p. 179-184.

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