La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

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FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE Academiejaar 2008-2009 La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins adressés par La Boétie à Montaigne Dennis Lenders Promotor: Prof. Dr. Wim Verbaal Scriptie voorgedragen tot het behalen van de graad van Master in de Taal- en Letterkunde: Frans-Latijn

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FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE

Academiejaar 2008-2009

La satire en France au XVIe siècle

Les trois poèmes latins adressés par

La Boétie à Montaigne

Dennis Lenders

Promotor: Prof. Dr. Wim Verbaal

Scriptie voorgedragen tot het behalen van de graad van

Master in de Taal- en Letterkunde: Frans-Latijn

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AVANT-PROPOS

Tout d’abord je voudrais m’excuser d’avance pour le nombre trop élevé de fautes

que contiendra mon mémoire. C’est que nous n’avons pas eu assez de temps pour

relire le travail entier.

J’aimerais en premier lieu remercier mon directeur de thèse, Wim Verbaal, de

m’avoir proposé le sujet de la satire en France au XVIe siècle et de m’avoir soutenu

si généreusement pendant les périodes de doutes et de difficultés. Sans sa

précieuse aide et son enthousiasme stimulant, je n’aurais jamais réussi à

parachever cet étendu travail.

Ensuite je tends à exprimer sincèrement mon témoignage de reconnaissance

envers le deuxième lecteur de mon mémoire, Perrine Galland-Hallyn, qui s’est

montrée disposée à répondre à toutes mes questions.

Je souhaite également traduire mes remerciements au troisième lecteur de mon

mémoire, Alexander Roose, qui m’a dirigé vers le sujet des poèmes latins d’Etienne

de La Boétie. Je n’oublierai jamais son remarquable enthousiasme ni son support

précieux ayant considérablement facilité mes recherches bibliographiques.

Je souhaite enfin m’adresser à mes meilleurs amis qui m’ont supporté si

aimablement par leur joie et leur amour inconditionnels.

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Table des matières

AVANT-PROPOS ..................................................................................................................... 2 Table des matières ........................................................................................................................ 4 Préliminaires: la question ............................................................................................................. 5 I. Status quaestionis : La conception de la satire en France au XVIe siècle ................................ 7

0. Introduction .......................................................................................................................... 7 0.1. Méthodologie : Status quaestionis ................................................................................. 7 0.2. Esquisse de la démarche ................................................................................................ 8

1. La renaissance du genre satirique ......................................................................................... 9 1.1. Introduction ................................................................................................................... 9

1.2. Les éditions des auteurs satiriques latins ....................................................................... 9 1.3. Les arts poétiques ........................................................................................................ 11

2. Les difficultés de la satire en France au XVIe siècle ......................................................... 14

2.1. La satire en Italie au XVIe siècle ................................................................................. 14 2.2. La satire en France au XVIe siècle : problèmes et difficultés ..................................... 16

3. Les modèles satiriques latins .............................................................................................. 38 3.1. L‟appréciation d‟Horace, de Perse et de Juvénal......................................................... 38

3.2. Deux types différents de satires ................................................................................... 42 3.3. La poésie satirique en France au XVIe siècle .............................................................. 44

4. Conclusion .......................................................................................................................... 48 II. Les trois poèmes latins d‟Etienne de La Boétie adressés à Montaigne ................................. 52

1. Introduction ........................................................................................................................ 52

1.1. La question .................................................................................................................. 52 1.2. Méthodologie ............................................................................................................... 54

2. Poemata I, III et XX d‟Etienne de La Boétie ..................................................................... 56 2.1. Poema I ........................................................................................................................ 57 2.2. Poema III ..................................................................................................................... 65

2.3. Poema XX .................................................................................................................... 75

2.4. Conclusion ................................................................................................................. 102 3. Le statut satirique du poema XX ...................................................................................... 104

3.1. Les traits essentiels de la satire romaine .................................................................... 104 3.2. Analyse satirique du poema XX ................................................................................ 117 3.3. Conclusion ................................................................................................................. 132

4. Conclusion ........................................................................................................................ 135 III. Conclusion .......................................................................................................................... 144

ANNEXE : Poemata I, III et XX .............................................................................................. 147 Stephani Boetiani Poemata in : Desgraves, L. (ed.), Œuvres complètes d‟Estienne de La Boétie.

Bordeaux 1991 .......................................................................................................................... 147 Bibliographie ............................................................................................................................ 156

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Préliminaires: la question

Le sujet de cette étude concerne la problématique du genre de la satire en France au XVIe

siècle. La question principale de la première partie – qui adoptera la forme d‟une status

quaestionis – sera celle de la conception de la satire en France au XVIe siècle. Qu‟est-ce que

l‟on entend par « satire » à cette époque-là? Tout d‟abord il faut donc étudier les théories de la

satire telles qu‟elles sont établies dans les préfaces des éditions ou des traductions des auteurs

satiriques latins. C‟est ainsi que nous découvrirons la façon dont les érudits conçoivent la satire.

Mais il importe aussi d‟analyser les différents arts poétiques du XVIe siècle, pour voir

comment les poéticiens quant à eux regardent ce genre à origine romaine. Dans un dernier

instant il convient d‟étudier la conception de la satire chez les poètes français eux-mêmes.

Cette question centrale nous mènera naturellement vers de différentes sous-questions: nous

verrons les opinions des humanistes français sur l‟étymologie (donc sur l‟origine) de la satire et

sur son statut poétique, nous verrons aussi quelles influences (anciennes et italiennes) a subies

la satire en France à la Renaissance ainsi que les difficultés qu‟elle y a éprouvées (par rapport à

l‟Italie par exemple).

Dans la deuxième partie nous nous pencherons – en guise d‟une case study satirique – sur un

prétendu exemple d‟une satire latine de la main d‟Etienne de La Boétie. Dans le chapitre « De

l‟Amitié », Montaigne, qui a édité lui-même le recueil latin dans lequel figure le poème en

question, on peut lire : « Il [sc. Etienne de La Boétie] écrivit une Satire Latine excellente, qui

est publiée : par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si

promptement parvenue à sa perfection. »1 Nous voudrons examiner dans quelle mesure il est

légitime de parler là d‟une véritable satire. Le poème en question en est un qui est adressé à son

ami Montaigne, tout comme deux autres poèmes figurant dans le même recueil. Ainsi se crée

évidemment un lien implicite unissant les trois poèmes les uns aux autres. Il nous semble donc

logique d‟étudier d‟abord l‟ensemble de ces poèmes avant de se pencher uniquement sur celui

qu‟a présenté Montaigne comme étant une satire.

La troisième partie sera la conclusion de notre étude. Nous y essayerons d‟abord de résumer la

situation et la conception du genre satirique en France. Ensuite nous chercherons à situer

l‟exemple de la « satire » de La Boétie à l‟intérieur de cette situation satirique au XVIe siècle.

Cet exemple constitue-t-il une exception par rapport à ce que nous constaterons à propos de la

1 Montaigne, Les Essais in Céard, J. (ed.) La Pochothèque 2007, p. 291

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conception satirique au seizième siècle ? Pour répondre à cette question, il nous faudra d‟abord

étudier la manière dont La Boétie semble concevoir son poème « satirique ».

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I. Status quaestionis : La conception de la satire en France

au XVIe siècle

0. Introduction

Remarquons préliminairement que nous nous limiterons – comme l‟indique le titre – à la satire

en France au XVIe siècle. Or, nous prendrons également en considération le début du XVIIe

siècle (jusqu‟à la fin du règne d‟Henri IV en 1610). Ainsi, des auteurs comme Vauquelin de la

Fresnaye ou Mathurin Régnier, le célèbre satirique français du début du XVIIe siècle, seront

également pris en considération au cours de notre travail.

0.1. Méthodologie : Status quaestionis

Les questions de la conception de la satire en France au XVIe siècle, ainsi que de son

étymologie, de son statut poétique, de ses influences et finalement de ses difficultés, nous les

poserons et essayerons de leur répondre par l‟intermédiaire de recherches précédentes. Ainsi

nous serons capables de voir quels points communs reviennent chez tous les spécialistes et où

éventuellement les avis se diffèrent. Loin de vouloir remettre en cause ces précieux travaux,

nous nous consacrerons néanmoins à une lecture critique.

Nous avons lu à peu près quinze textes (surtout des articles, mais parfois aussi des livres

complets, des introductions dans une anthologie ou des résumés). Ces œuvres-ci sont bien sûr

choisies après une sélection assez stricte: on ne peut lire toutes les études sur un sujet comme

celui-ci, mais nous avons essayé de présenter un total représentatif. Cela veut dire que nous

avons utilisé de préférence des œuvres récentes : la moitié des textes consultés date d‟après

1990. L‟autre moitié comprend des études de base, et notamment celles dont parlent les textes

récents eux-mêmes. Tous les travaux concernent la satire en France au XVIe siècle, sauf deux :

l‟un, celui de C. Burrow (Roman Satire in the sixteenth century)2, qui se situe au sein du récent

The Cambridge Companion to Roman Satire (2005), édité par Kirk Freudenburg, se penche sur

2 Burrow, C., Roman satire in the sixteenth century, in: K. Freudenburg (ed.), Roman Satire. Cambridge 2005,

243-260

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la situation en Angleterre pendant la période élisabéthaine. Nous avons toutefois intégré ce

précieux travail afin d‟avoir une idée de la situation anglaise : la satire en Angleterre à la fin du

XVIe et au début du XVIIe siècle, ressemble-t-elle à la satire en France de la même époque, ou

doit-on parler plutôt d‟un décalage ? L‟autre est un travail de Bartolomé Pozuelo qui, dans son

article Méthodologie pour l‟analyse des satires formelles néo-latines3, nous apprend les

paramètres qui nous peuvent mettre en état de reconnaître une véritable satire. Loin d‟être

directement utile dans de chapitre, cet article-ci prouvera cependant son utilité plus loin dans

notre étude.

L‟article sur la satire, écrit par Pascal Debailly, à l‟intérieur du Dictionnaire des lettres

françaises constitue le guide qui nous a mis sur la bonne voie vers la plupart des autres textes

utilisés.

0.2. Esquisse de la démarche

Si l‟on veut étudier la réception d‟un genre, il faut d‟abord étudier dans quelle mesure ce genre

est redécouvert. C‟est pourquoi le premier chapitre portera sur la renaissance du genre

satirique, chapitre dans lequel nous verrons comment cette renaissance s‟est passée

précisément. Si l‟on accepte qu‟il y a été effectivement une redécouverte de la satire, il est

logique d‟étudier ensuite son accomplissement en France. Dans ce deuxième chapitre, où nous

constaterons que la satire en France a éprouvé de réelles difficultés, nous chercherons à

expliquer ces problèmes, mais non avant d‟avoir comparé la situation française avec celle en

Italie. Toujours dans le même chapitre, nous serons amenés à voir les conceptions différentes

du genre pour ensuite tenter de les expliquer. Dans le troisième chapitre nous chercherons à

comprendre l‟existence de deux types de satires tout à fait différents. Ici, une distinction sera

établie entre la théorie et la pratique de la satire. Mais avant d‟y arriver, nous étudierons

l‟appréciation des différents maîtres satiriques latins : Horace, Perse et Juvénal.

3 Pozuelo, B., Méthodologie pour l‟analyse des satires formelles néo-latines, in: R. De Smet (ed.), La satire

humaniste. Actes du Colloque international des 21 mars, 1er

et 2 avril 1993. Brussel 1994, 19-48

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1. La renaissance du genre satirique

1.1. Introduction

La renaissance du genre de la satire se situe dans la deuxième moitié du XVe siècle, en Italie.

Dans ce premier chapitre, nous verrons comment, précisément dans ce XVe siècle, les

redécouvertes de certains auteurs et de commentaires latins ont conditionné ce renouveau d‟un

genre qui jusque-là était limité dans sa conception comme mode satirique, qui se retrouvait

dans plusieurs genres comme l‟épopée et la fable (cf. par exemple Ysengrimus). Nous

constaterons plus loin que même au XVIe siècle, la satire est encore souvent conçue comme

mode satirique, mais il convient néanmoins d‟affirmer que la satire redevient à cette époque un

genre poétique bien défini et distinct, avec un forme propre et avec une tradition littéraire

remontant à Lucilius au IIe siècle avant J.-C, et perfectionné à l‟Antiquité par Horace, Perse et

enfin Juvénal.

Nous ferons cette recherche à partir de deux textes-sources: l‟un est celui de Pascal Debailly,

qui dans un aperçu de la littérature française du XVIe siècle a rédigé un article général sur la

satire4. L‟autre figure dans l‟immense travail d‟Olga Rossettini qui, dans les années 1950, a

étudié exhaustivement les influences anciennes et italiennes sur la satire en France au XVIe

siècle5. Cet ouvrage est aujourd‟hui encore un texte de base et constitue le point de départ

indispensable pour toute étude voulant comprendre la situation de la satire en France pendant la

Renaissance.

1.2. Les éditions des auteurs satiriques latins

C‟est Debailly qui nous a guidés vers ce point-ci:

La satire lucilienne connaît au XVIe et au XVIIe siècle une seconde vie grâce aux éditions

nombreuses des auteurs latins, grâce aussi à la multiplication des arts poétiques. Cette

renaissance est remarquable, dans la mesure où l‟on voit la satire se constituer en genre

4 Debailly, P., Satire, in: Simonin, M. (ed.), Dictionnaire des lettres françaises. Le XVIe siècle. Paris 2001, 1063-

1067 5 Rossettini, O., Les influences anciennes et italiennes sur la satire en France au XVIe siècle. Florence 1958

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poétique à part entière. A la fin du XVe siècle en effet, la conception qu‟en ont les érudits

provient essentiellement des remarques éparses que les satiriques eux-mêmes ont faites dans

leurs œuvres ainsi que de définitions dues aux grammairiens Donat et Diomède, qui vécurent

aux IVe et Ve siècles.6

Une renaissance donc grâce à la Renaissance. Il est bien connu que surtout à partir du XVe

siècle, il y a une hausse très considérable de la connaissance des textes et des auteurs antiques.

Il est donc tout à fait logique que la satire, elle, va se redécouvrir aussi. Cet intérêt pour les

littératures de l‟Antiquité va se réaliser (entre autres) par la multiplication d‟éditions nouvelles

des grands auteurs latins. Quant aux auteurs satiriques, citons l‟édition de Juvénal par

Calderini, de Perse par Fonte et celle d‟Horace par Landino, toutes en date de la deuxième

moitié du XVe siècle.7

Des deux auteurs, c‟est seulement le premier, Debailly, qui donne des raisons pour la

renaissance de la satire. Rossettini se consacre en revanche à l‟énumération de toutes les

éditions françaises des auteurs satiriques latins et des principales éditions étrangères parues au

cours du XVIe siècle. Dans la conclusion, elle se livre au constat suivant :

Perse est le satirique latin le plus souvent édité dans la 1ère

moitié du siècle, suivi d‟Horace et

de Juvénal. Dans la 2ème

moitié du siècle, c‟est Horace qui l‟emporte suivi de Perse et de

Juvénal. Perse fut le plus souvent traduit au cours du XVIe siècle.8

Perse donc comme le satirique latin le plus activement édité et traduit. Pourtant – nous le

verrons plus loin – c‟est Horace qui est le plus aimé au cours du XVIe siècle. Le fait qu‟on

consacre tant d‟éditions et de traductions à Perse n‟est pas étonnant, puisqu‟il a été toujours

considéré comme un poète assez obscur et difficile.

6 Debailly 2001: 1063

7 Nous n‟avons cité que trois éditions fort connues à l‟époque. Naturellement ils circulaient beaucoup plus

d‟éditions, souvent avec une combinaison de Perse et de Juvénal. Pour une liste « complète », voir Rossettini

1958 : 9-25 8 Rossettini 1958 : 371

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1.3. Les arts poétiques

Après les éditions viennent bien sûr les recommandations aux poètes par les poéticiens. Les arts

poétiques qui règnent au XVIe siècle sont la Poétique d‟Aristote, qui fut redécouverte à la fin

du XVe siècle et l‟Epître aux Pisons d‟Horace. Ici les avis des deux auteurs (Debailly et

Rossettini), ainsi que de tous les autres spécialistes qui, quoique non directement, en parlent

dans leurs articles, ne diffèrent pas. Formulons l‟opinion commune à partir d‟un passage de

Debailly:

La « Poétique » d‟Aristote n‟expose pas sur elle [sc. la satire] de théorie à laquelle on puisse se

référer, non plus que l‟ « Art poétique » d‟Horace qui fut pourtant l‟un des maîtres du genre.

C‟est cette lacune que les humanistes des XVIe et XVIIe siècles vont s‟employer à combler, en

sorte que la satire lucilienne apparaît comme une fille du développement extraordinaire de la

poétique et de la rhétorique à la Renaissance. Son existence est étroitement subordonnée à la

connaissance des auteurs anciens.9

Bien que les célèbres poéticiens de l‟Antiquité n‟aient pas traité explicitement de la satire, les

humanistes vont appliquer les principes poétiques de ceux-ci au genre de la satire.

Commençons par Horace, dont l‟Art poétique n‟a jamais cessé d‟exercer une grande influence

(contrairement au texte d‟Aristote). Selon Debailly, les érudits prenaient en considération

surtout le passage dans l‟Epître aux Pisons consacré au drame satyrique grec10

« ainsi que les

critères qu‟il utilisait pour traiter de la poésie en général: utile mêlé à l‟agréable, inspiration

divine et hauteur du style »11

. Debailly énumère donc brièvement les critères littéraires

généraux lancés par Horace, mais ne dit rien du passage de l‟Art poétique sur le drame

satyrique grec. Il ne dit même pas de quels vers il s‟agit. Rossettini au contraire les mentionne :

il s‟agit du passage qui s‟étend de vers 220 jusqu‟au vers 250. En plus, elle dit dans une note en

bas de la page que le poète romain, dans ces vers-ci, « expliquait l‟origine de la fable satirique

grecque, parlait de son style simple, contraire au style héroïque, etc. »12

. Pourtant, ceci n‟est pas

9 Debailly 2001: 1063

10 Plus loin dans notre travail nous consacrerons un paragraphe entier au problème de l‟étymologie, où un rôle

important sera joué précisément par le drame satyrique grec. 11

Debailly 2001: 1064 12

Rossettini 1958: 38

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tout à fait vrai. D‟abord, Horace ne semble pas expliquer l‟origine de la « fable satirique »,

mais simplement la situer dans le temps:

Carmine qui tragico vilem certavit ob hircum,

Mox etiam agrestis Satyros nudavit et asper

Incolumi gravitate iocum temptavit eo quod

Inlecebris erat et grata novitate morandus

Spectator functusque sacris et potus et exlex.13

L‟aspect temporel se trouve surtout dans les deux premiers vers: Horace ne fait là que situer la

comédie satyrique grecque après la tragédie ancienne. Explication donc de l‟origine? Il nous

semble que non. En ce qui concerne le style à adopter, citons un autre passage:

Non ego inornata et dominantia nomina solum

Verbaque, Pisones, Satyrorum scriptor amabo

Nec sic enitar tragico differre colori, ...14

L‟auteur romain dit-il par là qu‟il faut adopter « un style simple, contraire au style héroïque »?

A nouveau, il nous semble que non. Il semble plutôt faire un plaidoyer en faveur d‟un style qui

est « moyen », donc en faveur d‟un style qui n‟est pas tout à fait bas: selon Horace, la « couleur

tragique », qui incarne le style haut de la tragédie, ne doit pas être absente des pièces

satyriques.

Rossettini ne commet donc pas une véritable erreur, mais elle donne une paraphrase assez

simpliste du passage: elle ne semble donc pas avoir lu (attentivement) le passage latin de l‟Art

poétique horatien. Debailly, quant à lui, ne présente même pas une paraphrase du passage, en

sorte qu‟il semble lui aussi n‟avoir pas lu attentivement le passage en question.

Le deuxième poéticien antique fort connu est Aristote. Citons encore une fois Debailly:

La redécouverte de la « Poétique » d‟Aristote à la fin du XVe siècle compléta en la modifiant la

poétique horatienne du genre ; elle fut un facteur supplémentaire de valorisation.15

13

Horatius, De arte poetica, vss. 220-224 in: Klingner, F. (ed.), Q. Horati Flacci Opera, Teubner. Leipzig 1970 14

Horatius, De arte poetica., vss. 234-236 in: Klingner, F. (ed.), Q. Horati Flacci Opera, Teubner. Leipzig 1970 15

Debailly 2001 : 1065

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13

La Poétique d‟Aristote est donc considérée comme un deuxième facteur de valorisation. En

effet, dans la suite, Debailly nous dit que certains érudits au cours du XVIe siècle

« appliquèrent à la satire lucilienne les critères utilisés par Aristote pour traiter de la tragédie et

de l‟épopée : imitation, fable, action, catharsis, vraisemblance, universalité »16

. Les érudits en

question sont Francesco Robortello, Jules César Scaliger et Daniel Heinsius (au début du XVIIe

siècle). Pour chacun de ces humanistes, l‟auteur commente la façon dont ils appliquent les

critères aristotéliciens à la satire.

Rossettini de sa part ne fait aucune mention du Stagirite ; cette fois-ci, nous ne pouvons donc

pas faire une comparaison entre les deux spécialistes. Mais il y a des autres textes qui en

parlent, fût-ce dans un autre contexte. Il s‟agit plus précisément de Jean Marmier17

et de Lenart

Pagrot, qui dans le résumé anglais de sa thèse suédoise consacre un passage aux érudits

humanistes qui s‟appuient sur Aristote18

. Les deux spécialistes ne contredisent nulle part ce que

Debailly avance sur l‟influence de la théorie aristotélicienne, quoiqu‟ils offrent néanmoins une

amplification : ils ne limitent pas l‟influence à Robortello, Scaliger et Heinsius, mais apportent

au contraire les noms de Minturno, Castelvetro et Vossius (au début du XVIIe siècle), qui eux

aussi ont intégré dans leurs théories les préceptes d‟Aristote.19

Debailly, ainsi que Marmier et Pagrot sont tous du même avis : les deux critères les plus

importants de la théorie aristotélicienne sont l‟imitation (mimésis) et la purgation morale

(catharsis). La satire subit ainsi une valorisation du statut poétique qu‟Horace

(quoiqu‟ironiquement) ne lui conféra pas dans ses Satires, plus précisément dans le quatrième

sermo du premier livre.20

Nous pouvons conclure en résumant que la renaissance du genre satirique s‟explique surtout

par deux « phénomènes » : d‟abord par les nombreuses éditions des satiriques latins, qui

apparurent dès la deuxième moitié du XVe siècle et ensuite par l‟utilisation des arts poétiques

anciennes par les humanistes. Cette valorisation devrait mener à l‟éclosion d‟une pratique

satirique aux XVIe et XVIIe siècles. Nous verrons plus loin dans quelle mesure est correcte une

telle assertion prédicative.

16

Debailly 2001 : 1065 17

Marmier, J., La conscience du satirique d‟Horace à Boileau, in: CNRS (ed.), Critique et création littéraires en

France au XVIIe siècle. Paris 1977, 29-38 18

Pagrot, L., The Theory of Formal Verse Satire, in: Den klassiska Verssatirens Teori, Debatten kring genren fran

Horatius t.o.m. 1700-talet. Stockholm-Göteborg-Uppsala 1961, 431-461 19

Marmier n‟apporte que le nom de Minturno, Pagrot en revanche est le seul à mentionner le rôle de Castelvetro et

de Vossius. 20

Il s‟agit des vers 39-44: primum ego me illorum, dederim quibus esse poetis, / excerpam numero ; ...

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2. Les difficultés de la satire en France au XVIe siècle

La satire en tant que genre fut donc redécouverte à la fin du XVe siècle. Mais cela ne veut pas

dire que la pratique satirique en France connaissait elle aussi immédiatement une renaissance.

En effet, le genre éprouve plusieurs difficultés : nous verrons quelles en sont les principales

raisons. Mais d‟abord, nous nous pencherons a contrario sur la situation en Italie, où la satire

connaît assez tôt une tradition nette. En outre, la satire italienne a beaucoup influencé la satire

française, dont nous parlerons plus loin.

2.1. La satire en Italie au XVIe siècle

A partir de la première moitié du XVIe siècle, il se développe une importante tradition satirique

italienne. A la fin du siècle précédent déjà, Philelphus se perfectionnait dans la satire néo-

latine. Or ce sont surtout les satires en langue vernaculaire qui influenceront la satire en France.

On peut établir une distinction entre deux courants, entre deux traditions satiriques italiennes :

il y a d‟une part la tradition classique ou régulière, et d‟autre part il existait une tradition

burlesque, dite aussi bernesque.

Les sources principales de ce paragraphe sont les mêmes que ci-dessus : Debailly, dans son

article général sur la satire21

, et Rossettini, dans son exhaustive étude des influences sur la

satire en France22

, sont les seuls à avoir accordé une importance plus ou moins considérable à

ce sujet.

2.1.1. La satire régulière

Pascal Debailly donne un aperçu très court de la satire italienne. Il ne mentionne que l‟auteur

satirique italien le plus célèbre et le plus génial, l‟Arioste. Son importance ne peut pas être

sous-estimée :

Francesco Filelfo, à la fin du XVe siècle, donne un nouvel essor à la satire néo-latine. Mais

c‟est Lodovico Ariosto, qui, avec ses sept satires écrites en langue toscane entre 1517 et 1525,

21

Pour la référence: voir note 4. 22

Voir note 4.

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recrée véritablement la satire classique au point d‟avoir sur tous les satiriques italiens et

français une influence décisive au moins jusqu‟à Régnier.23

C‟est à peu près tout ce qu‟il dit sur la satire classique en Italie. Rossettini, quant à elle,

commence son petit chapitre sur la satire italienne au XVIe siècle en traçant l‟origine du

courant régulier :

On doit chercher les origines de la satire italienne dans les « sermons » anciens ou dans le

« capitolo » grave et savant du XIVe et du XVe siècles qui s‟inspirait de préférence de

Juvénal.24

Puis elle propose une très brève analyse des œuvres de l‟Arioste en accentuant son originalité

malgré l‟influence horatienne claire. Elle fait ensuite l‟énumération et l‟analyse succincte des

principaux satiriques italiens après Ariosto : Alamanni avec ses Opere Toscane, Bentivoglio,

Paterno, Sansovino et Nelli Pietro. Elle met l‟accent volontiers sur l‟influence de la poésie

burlesque sur la satire régulière. De l‟Arioste en 1534 à Sansovino en 1569, l‟élément

burlesque est toujours présent, et ce mélange typiquement italien trouve son expression la plus

géniale chez Nelli Pietro, qui est donc « un des meilleurs représentants de cette satire mi-

sérieuse, mi-burlesque »25

.

Arrêtons-nous un moment chez la figure de Sansovino, qui lui apparaît aussi dans l‟article de

Debailly. Contrairement à Rossettini, celui-ci mentionne l‟importance de cet auteur en tant que

poéticien, et non pas en tant que poète. C‟est lui qui, dans ses Sette libri di Satire (1560), a

théorisé la satire régulière avec une attention particulière pour les satires toscanes de l‟Arioste,

qu‟il situe au sommet de son canon de la satire régulière. Nous finissons cette partie en citant

un passage de Debailly, qui nous mènera ainsi vers le point suivant de notre travail :

Mais il (sc. Sansovino) ne s‟efforce pas seulement de dégager les canons d‟une esthétique

classique de la satire, il veut aussi la différencier nettement de l‟autre grand courant satirique

italien de la Renaissance incarné par Francesco Berni, auteur de poèmes dans lesquels la

satire prend un tour constamment bouffon et licencieux.26

23

Debailly 2001 : 1065 24

Rossettini 1958 : 31 25

Rossettini 1958 : 33 26

Debailly 2001 : 1065

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2.1.2. La satire bernesque

C‟est à peu près tout ce que dit Debailly sur la satire burlesque. La seule chose qu‟il accentue

encore, c‟est que « la bouffonnerie bernesque ... irriguera non seulement les nombreux recueils

français de poésies libres au début du XVIIe siècle, comme Le Cabinet satyrique, mais aussi les

œuvres de Régnier et de ses épigones »27

. Rossettini se livre à la même méthode que pour la

satire classique : elle trace d‟abord l‟origine de ce courant littéraire italien (appelé aussi le

« capitolo giocoso ») pour parcourir ensuite ses principaux auteurs. En ce qui concerne les

origines, elles « remontent aux premiers siècles de la littérature italienne et aux premiers poètes

burlesques, tels que Cecco Angiolieri, Rustico di Filippo etc. »28

. Tel que l‟Arioste est le

princeps du premier courant, Francesco Berni est le point de départ et de culmination de la

deuxième tradition. C‟est lui qui a renouvelé la poésie burlesque en y intégrant l‟élément qui

dès lors sera essentiel : l‟éloge paradoxal. La cible visée est presque toujours la poésie

pétrarquiste qui à l‟époque se caractérisait d‟ « éloges outrés des beautés de leurs (i.e. des

imitateurs de Pétrarque) dames et de tous les objets qui les entouraient, leurs comparaisons

ridicules »29

. D‟après la même auteur, les meilleurs poètes bernesques après Berni sont Mauro,

Grazzini Lasca, Dolce, l‟Arétin (qui était d‟ailleurs l‟ennemi de Berni) et Caporali.

Finissons en citant la conclusion de Rossettini :

Presque tous les poètes bernesques cultivaient de temps en temps le genre sérieux. Ce

mélange du burlesque et du satirique est également un trait caractéristique des poètes

satiriques réguliers qui étaient attirés à leur tour par les « capitoli » bernesques. Mais les

deux genres restent tout à fait distincts.30

2.2. La satire en France au XVIe siècle : problèmes et difficultés

Dès la première moitié du XVIe siècle, la satire en Italie connaît alors une floraison importante.

En France au contraire, il faut attendre plus longtemps pour voir la satire se transformer en

genre poétique complet. Dans ce sous-chapitre, nous nous intéresserons aux différentes raisons,

27

Debailly 2001 : 1065 28

Rossettini 1958 : 34 29

Rossettini 1958 : 35 30

Rossettini 1958 : 35

Page 17: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

17

proposées par les spécialistes, pour lesquelles la poésie satirique tarda à renaître, alors que la

satire – au niveau théorique – était certainement redécouverte en France dès le début du XVIe

siècle, comme nous l‟avons vu dans le premier chapitre.

Cette fois-ci, nous pouvons heureusement prendre en considération davantage d‟articles qui

traitent de ce sujet. A côté de nos sources habituelles (l‟article de Debailly et l‟ouvrage de

Rossettini), nous disposons maintenant aussi d‟un article de Jean Marmier31

et de Michel

Magnien32

, ainsi que de deux textes des années 1950, mais qui prouvent aujourd‟hui encore

leur grande utilité.33

Nous proposerons d‟abord une sorte d‟introduction dans laquelle nous verrons si les poèmes

intitulés « satire » sont réellement des satires proprement dites ou non. Il s‟agit donc d‟une

introduction dans laquelle nous faisons le constat des problèmes et des difficultés. Ensuite nous

nous intéresserons aux principales causes de ces problèmes éprouvés par la satire. Là, nous

parcourrons les différentes opinions des spécialistes afin de dégager les accords et les

désaccords éventuels.

2.2.1. Introduction : l‟usage problématique du terme de « satire »

L‟étude de l‟usage du terme de satire a été d‟abord faite par Rossettini et ensuite par Magnien.

Dans sa conclusion34

, Rossettini dresse une liste de tous les poèmes écrits au XVIe siècle, qui

s‟intitulent « satire ». Elle n‟obtient que neuf poèmes, dont quatre ne seraient pas de véritables

satires, mais des poèmes militants, des invectives, ou des sonnets satiriques. La « satire » qui se

trouve en tête de la liste, la Satyre contre fol Amour... de G. Corrozet, date de 1548. Quand

nous lisons l‟article précieux de Magnien, nous constatons qu‟il a complété le tableau, surtout

pour ce qui est du début. En effet, il existe deux textes appelés « satire », qui sont antérieurs à

1548 : il s‟agit de la Satyre pour les habitants d‟Auxerre (1530) de Roger de Collerye et de

Lyon Marchant, Satyre françoyse, sur la comparaison de Paris, Rohan, Lyon, Orléans... (1541)

de Barthélémy Aneau. Dans les deux cas, il ne s‟agit pas de satires régulières, mais de pièces

dramatiques : la notion de « satyre » désigne donc, dans ses deux cas, un genre dramatique,

« avatar confus du drame satyrique grec »35

. Sur la question de l‟étymologie, nous y revenons

31

Pour la référence: voir note 17. 32

Magnien, M., Approches humanistes de la satire régulière : hésitations et réticences, Littératures classiques 24

(1995), 11-28 33

Mayer, C.A., Satire as a Dramatic Genre, BHR 13 (1951), 327-333 et Jolliffe, J., Satyre : Satura : ΣΑΤΥΡΟΣ. A

Study in Confusion, BHR 18 (1956), 84-95 34

Voir le tableau à la page 372 35

Magnien 1995 : 13

Page 18: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

18

tout de suite : c‟est la fausse étymologie qui explique d‟ailleurs la graphie errée de « satyre », si

fréquente au cours de la Renaissance. Puis, Magnien parcourt les autres poèmes portant le titre

de satire et les analyse brièvement, pour arriver à la conclusion suivante :

On le constate, jusqu‟au moment où Vauquelin entreprendra de composer des satires

régulières (la fin du règne de Henri III), voire jusqu‟à la publication de ses « Diverses

Poësies » (1604), les pièces qui à la fois imitent les grands modèles antiques et portent

effectivement le nom de satire se comptent sur les doigts des deux mains.36

Dans ce qui suit, l‟auteur va à la recherche de poèmes qui sont à considérer comme des

véritables satires régulières mais qui ne s‟appellent pas ainsi. Et il prend l‟exemple de Joachim

Du Bellay, qui écrivit la Satyre de Maistre Pierre du Cuignet sur la Petromachie de

l‟Université de Paris, dans le contexte de la querelle entre les deux Pierres (Ramus et Galland)

ébranlant vers 1552 toute l‟Université37

. Or il ne s‟agit pas d‟une satire ! Selon Magnien et

Rossettini, c‟est une simple invective en octosyllabes. Mais il y a un autre texte de l‟Angevin

que l‟on doit considérer plus volontiers comme une satire lucilienne : le Poète courtisan

(1559), généralement conçu comme le prototype français de la satire littéraire38

. Nous parlerons

plus loin de l‟attitude ambiguë de la Pléiade à l‟égard du genre satirique, mais nous pouvons

constater déjà que Du Bellay ne suit pas son propre conseil.39

Le Poète courtisan donc comme l‟une des premières satires régulières. Les textes de Magnien

et de Rossettini ne semblent nulle part se contredire véritablement, mais il y a dans l‟article du

premier toutefois quelques additions, dont l‟une est due à la différence temporelle : il s‟agit de

la mention par Magnien d‟une satire de Roger Maisonnier, publiée en 1557, qui fut découverte

assez récemment (en 1984) par J. Brunel. De ce fait, Rossettini ne pouvait pas la connaître,

puisque son travail date – on le sait déjà – de 1958. L‟autre addition concerne une œuvre de

Marot : l‟Enfer (écrit en 1526, publié en 1539), dont Magnien dit que « le ton et les thèmes

peuvent sembler inaugurer la féconde tradition de la satire de mœurs »40

. Ceci est d‟autant plus

remarquable que Rossettini se consacre toujours à une étude et une analyse énormément

36

Magnien 1995 : 15 37

Magnien 1995 : 13 38

Magnien fait usage de la terminologie d‟Olga Rossettini, qui distingue la satire littéraire, la satire contre un type,

la satire bernesque, la satire de mœurs, la satire contre une personne (nommée ou anonyme) et la satire de

confidences. 39

Nous citerons infra le passage consacré à la satire issu de La deffence et illustration de la langue françoyse, dans

lequel Du Bellay (e.a.) donne le conseil d‟intituler les satires en tant que telles. 40

Magnien 1995 : 17

Page 19: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

19

exhaustives. Mais à l‟exception de ces petites additions ou nuances, les deux auteurs consentent

plus qu‟à un titre.

On peut donc conclure en disant que la veine satirique est tout à fait présente au cours du XVIe

siècle, mais qu‟elle n‟a pas encore adoptée une forme fixe, certainement pas dans la première

moitié du siècle, où la satire semble désigner un genre dramatique, influencé fortement par le

coq-à-l‟âne.41

Mais personne ne pourrait le mieux expliquer que Michel Magnien lui-même, de

qui nous citons intégralement la conclusion de la première partie de son article :

On ne peut que relever cette réserve, ou du moins cette rétinence devant l‟usage même du

terme, alors que, paradoxalement, le ton, l‟esprit satirique investissent toutes les formes

poétiques ou presque. Que ce soient l‟épigramme avec les blasons et les contre-blasons, le

sonnet avec le Du Bellay des « Regrets », Magny ou La Gessée, les stances avec Desportes,

l‟élégie avec J. Doublet, les mimes avec Baïf, voire l‟hymne et l‟ode avec La Gessée ou

l‟épopée avec Aubigné42

, sans parler des épîtres ou des « Discours »43

, il n‟est guère de genre

où ne se manifeste pour lors la veine satirique. Cette dernière s‟est donc longtemps exprimée à

travers d‟autres formes poétiques Ŕ mais n‟était-ce pas déjà le cas dans la littérature

médiévale ? Incontestablement, le contenu satirique réactivé par les tensions et les

débordements propres à ces temps de guerre civile, tarde à trouver son mode d‟expression

privilégié dans une forme d‟expression littéraire préétablie : le discours parénétique en

alexandrins44

à rimes plates.45

2.2.2. Les différentes hypothèses sur les causes des hésitations

A partir des recherches des spécialistes, nous tenterons de comprendre pourquoi le genre

satirique tarda à renaître en France. Nous proposons les différentes causes possibles et

commençons par celles que les spécialistes avancent communément.

41

Sur le coq-à-l‟âne: voir infra sous 2.3.2.2.b 42

Les trois premiers livres des Tragiques d‟Agrippa d‟Aubigné ont l‟esprit très satirique et s‟inscrivent, chose

bizarre, dans la lignée juvénalienne. Nous y revenons lorsque nous sont arrivés dans le chapitre sur les modèles

satiriques latins. 43

Pensons surtout à Ronsard. 44

Ou en décasyllabes, selon le conseil de Du Bellay dans sa Deffence et Illustration. 45

Magnien 1995 : 18-19

Page 20: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

20

2.2.2.1. Le problème de l‟origine : satur ou σατσρος ?

L‟origine douteuse de la satire constitue probablement la cause principale des difficultés

éprouvées par le genre. C‟est aussi la cause qui est avancée par tous les spécialistes en

question.46

Commençons par l‟article le plus sommaire, celui de Pascal Debailly.47

Avant de dépeindre la

situation pendant la Renaissance, il propose d‟abord l‟étymologie correcte, telle qu‟on la

conçoit de nos jours :

Il est aujourd‟hui bien établi que le mot latin « satira » ou « satura » (mixture, mélange) vient

de l‟adjectif « satur » qui signifie « rassasié, abondant », sens auquel s‟ajouta progressivement

au point de devenir plus importante l‟idée de mélange et de variété.48

Puis il contraste cette étymologie avec une autre, grecque, accréditée par les humanistes du

XVIe siècle :

A l‟exception d‟Isaac Casaubon au temps de Régnier, ils [sc. les humanistes] admettent tous

que la satire latine est issue du « drame satyrique grec », genre de comédie bouffonne qui se

développe au Ve siècle avant J.-C. et qui met en scène des « satyres », demi-dieux insolents et

lascifs, compagnons de Dionysos, que l‟on représentait avec de petites cornes sur la tête et des

jambes de chèvres.49

Il finit le passage en admettant que ce sont Donat et Diomède (les grammairiens latins du IVe

et Ve siècles) qui ont répandu « la confusion entre le mot latin satira et le mot grec satyros »50

.

Debailly donne donc un résumé énormément succinct du problème de l‟origine et semble

simplifier un peu trop la matière. Ainsi, il ne mentionne que Casaubon, qui serait le seul à avoir

distingué entre le drame satyrique grec et la satire romaine. Michel Magnien montre cependant

qu‟il n‟était pas le seul51

, bien que ce soit surtout avec Casaubon, au début du XVIIe siècle, que

la confusion étymologique est sur la voie de s‟éclairer. Sur Donat et Diomède, Debailly dit

46

Voir sous 2.3.: Debailly, Marmier et Magnien. 47

Voir note 4. 48

Debailly 2001 : 1063 49

Debailly 2001: 1063-1064 50

Debailly 2001: 1064 51

Magnien cite en effet Giorgio Merula (1478), qui distinguait le drame satyrique de la satire, et la satire ménippée

de la satire régulière ainsi que Lambin qui dans son commentaire d‟Horace disait que Satyras enim Graeci non

scripserunt. Voir Magnien 1995 : 22-23 (note 67)

Page 21: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

21

qu‟ils ont répandu la confusion étymologique « à partir d‟une mauvaise interprétation du

passage consacré par Horace au drame satyrique dans son Art poétique »52

.Cette assertion, loin

d‟être véritablement fautive, nous semble néanmoins un peu réductrice. Selon Magnien, les

humanistes disposaient en effet de très peu de sources, mais Donat et Diomède ne sont pas les

seuls qui ont causé l‟aberration.53

Le deuxième auteur qui admet cette raison est Jean Marmier54

, mais lui aussi, il la traite

d‟autant plus brièvement que ce n‟est pas son but de rédiger un article sur les causes des

difficultés que subit la satire.55

En gros, il dit la même chose que Debailly, fût-ce qu‟il énumère

davantage de noms. Citons le passage à peu près intégralement :

En effet la fausse étymologie « satura » < « σἀ τσρος », le quiproquo entre satire et drame

satyrique et des sources accessoires de malentendu entretiennent l‟idée que le mot désigne un

genre dramatique en même temps que le poème discursif des Latins. L‟extraordinaire

équivoque, digne d‟allonger la liste noire de Boileau, se transmet d‟éditeurs en théoriciens, de

Calderinus à Josse Bade, Henri Estienne, Robortello, Vauquelin de La Fresnaye. En 1605,

Casaubon tranche le débat du drame satyrique grec et de la satire romaine. Mais ensuite un

Vossius hésite encore entre les deux étymologies, Dacier gratifie la scène romaine d‟un

troisième type de satyre, et le chevalier de Jaucour recreuse la vieille ornière dans l‟

« Encyclopédie ».56

Marmier propose donc lui aussi une explication assez sommaire du sujet et prête énormément

d‟importance à l‟énumération de noms, énumération qui occupe plus que la moitié du passage !

En soi, le passage ne donne pas beaucoup de renseignements utiles, mais en combinaison avec

le passage de Debailly, où les noms au contraire sont utilisés de manière éparse, l‟on peut avoir

une idée générale sur le sujet en question.

Pourtant, c‟est seulement en lisant l‟article de Magnien57

que nous obtenons une explication

plus approfondie. Dans la deuxième moitié de son article, il avance les trois « phénomènes »

qui selon lui constituent les causes principales des problèmes éprouvés par le genre de la satire.

52

Debailly 2001: 1064 53

Magnien cite les noms de Tite-Live (VII, 2), d‟Horace (Art poétique 220-239 ; Satires I,4, 1-13 et I,10, 16-20),

de Quintilien (X,1, 93-95), de Diomède (Gramm. lat. I), de Ps.-Acron (ad Sat. I,1), et finalement de Ps.-Donat

(prologue au commentaire sur Térence). Voir Magnien 1995 : 19 54

Voir note 17. 55

En revanche, son objectif est d‟analyser les aspects esthétiques et moraux de la satire en France aux XVIe et

XVIIe siècles. 56

Marmier 1997: 30 57

Voir note 32.

Page 22: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

22

C‟est sur le premier de ces phénomènes que nous nous penchons désormais. L‟incertitude sur la

nature véritable du genre est pour Magnien en effet la plus évidente explication pour son retard

en France.58

Il commence en citant les noms des sources anciennes que les humanistes pouvaient consulter à

propos de l‟étymologie du genre. Remarquons que nous les avons déjà cités sous la note 53.

Puis il constate que « la satire, en fonction même de l‟interprétation des textes évoqués plus

haut [sc. ceux que nous avons repris dans la note 53], s‟est vu donner deux origines, selon

qu‟on découvrait en son nom un étymon grec (derrière lequel se profilait l‟inquiétante figure du

satyre : σατσρος) ou un étymon latin (satura) »59

. Immédiatement après, Magnien annonce qu‟il

ne veut pas étudier ce fait de la fausse étymologie, puisque le travail est déjà bien fait60

et qu‟il

s‟intéresse plutôt à « l‟influence sur la théorie – voire sur la pratique – de la satire en vers de la

résolution de cette alternative : origine grecque ou origine latine ? »61

Si l‟on tient à l‟origine

grecque, la théorie et la pratique satiriques seront subordonnées à une conception de la satire en

tant que genre scénique et donc en dialogues, tandis que l‟origine romaine implique l‟idée du

pot-pourri et ainsi de la varietas. Ensuite il va en effet étudier l‟influence de cette confusion sur

la théorie satirique et plus précisément sur les pensées de deux humanistes célèbres : Ange

Politien et Jules César Scaliger.

Sur Politien il dit que sa leçon inaugurale sur Perse en 1484-1485 est « le texte qui informe à la

Renaissance la réflexion sur l‟origine et la définition de la satire »62

. Ce texte n‟est pas

seulement un des premiers ouvrages humanistes sur la satire, il comporte surtout une synthèse

complète des textes antiques sur la question.63

Politien suppose une origine grecque, le drame

satyrique, qui serait la forme initiale de la satire. Il décrit la naissance de ce genre grec en se

basant sur les vers d‟Horace (Art poétique, vers 220-250) et parle ensuite de l‟équivalent latin :

« les vers fescennins, bientôt repris, comme l‟indiquait déjà Diomède, dans la forme

dramatique des Atellanes, à la différence que les personnages n‟en sont plus des satyres, mais

des obscenae personae, ut Moechus »64

. En ce qui concerne la satire inaugurée par Lucilius, il

l‟appelle une novissima satyra, « dont les caractéristiques principales sont la vituperatio et

l‟irrisio »65

. Politien parle donc de deux âges différents de la satire, l‟un ancien et grec,

58

Magnien 1995: 19 59

Magnien 1995: 19 60

L‟article qui aujourd‟hui encore fait autorité, est celui de Jolliffe, dont nous parlerons infra. 61

Magnien 1995: 19 62

Magnien 1995: 20 63

Magnien 1995: 20 64

Magnien 1995: 20 65

Magnien 1995: 20

Page 23: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

23

caractérisé par le drame satyrique, l‟autre « moderne » et latin, illustré par Lucilius, Varron66

,

Horace et Perse67

.

L‟autre humaniste dont parle Magnien est Scaliger, qui dans ses Poetices libri septem croît lui

aussi à une invention grecque :

A la suite de Platon (« Rép. » III, 392d sq.), mais surtout de J. Bade, il distingue trois types de

satires : narrative (seul l‟auteur y raconte l‟action: Juv., I), dramatique (l‟action est décrite à

travers les réactions de personnages anonymes : Pers., I ; ou portant un nom : Hor., « Sat. »,

II, 4 & II, 3), et mixte (qui réunit les deux modes de narration : Hor., « Sat. », I, 9). Deux

espèces de satires sur trois portent donc selon Scaliger la marque de leur prétendue origine

scénique ; pour bien river le clou, il ne laisse pas de rappeler que le vers utilisé par les

premiers satiriques latins était le vers iambique, très utilisé sur la scène antique, et non

l‟hexamètre, introduit plus tard par Lucilius.68

Magnien conclut cette partie en affirmant que malgré les efforts de surtout Casaubon, la

confusion ne s‟arrêtera jamais à se résoudre véritablement, même pas au début du XVIIe siècle.

En témoignent les recueils de poésies libres, comme les Cabinets ou les Parnasses satyriques,

« dont les pièces sont empreintes d‟une « lasciveté » pareille à celle des satyres de la

mythologie »69

.

Debailly, Marmier et Magnien étudient donc tous les trois l‟influence de l‟aberration

étymologique sur la théorie et pratique satiriques au XVIe siècle, plutôt que l‟aberration elle-

même. Ceci ne pose en principe pas de véritables problèmes, mais nous constatons toutefois

qu‟ils réduisent parfois trop excessivement la matière. C‟est ainsi par exemple que les

spécialistes nomment toujours Donat et Diomède d‟un trait quand il s‟agit des autorités-sources

de la confusion. Or, l‟article fort important de Jolliffe70

a bien montré que Diomède, dans son

troisième livre de ses Artis Grammaticae, n‟a pas diffusé de fausses données ! Citons l‟intégral

passage latin, afin que l‟on sache une fois pour toutes qu‟il n‟est pas responsable du

malentendu extraordinaire :

66

Politien ne semble donc pas faire une distinction entre la satire régulière et la satire ménippée, inaugurée par

Varron. 67

En mettant le nom de Perse tout à la fin de la liste, Politien n‟y intègre pas Juvénal. 68

Magnien 1995: 22 69

Magnien 1995: 23 70

Voir note 33.

Page 24: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

24

Satyra dicitur carmen apud Romanos nunc quidem maledicum, et ad carpenda hominum vitia

archaeae comoediae charactere compositum, quale scripserunt Lucilius et Horatius et Persius.

Et olim carmen, quod ex variis poematibus constabat, satyra vocabatur, quale scripserunt

Pacuvius et Ennius. Satyra autem dicta, sive a Satyris, quod similiter in hoc carmine ridiculae

res pudendaeque dicuntur, quae velut a Satyris proferuntur et fiunt : sive a satyra lance, quae

referta variis multisque primitiis, in sacro apud priscos Diis inferebatur, et a copia ac

saturitate rei satura vocabatur ; ... sive a quodam genere farciminis, quod multis rebus

refertum, satyram dicit Varro vocitatum, est autem hoc positum in secundo libro Plautinarum

quaestionum : « satyra est uva passa et polenta, et nuclei pini ex mulso conspersi. » ad haec

alii addunt et de malo punico grana. Alii autem dictam putant a lege satyra, quae uno rogatu

multa simul comprehendat, quod scilicet et satyra carmina multa simul et poemata

comprehenduntur.71

Bien sûr le lien avec la comédie satyrique grecque n‟est pas absent dans le passage, mais il ne

parle aucunement d‟une origine grecque. Il tente surtout d‟expliquer d‟où vient le nom de

« satyre ». Il donne quatre possibilités, sans prononcer son propre avis : ou bien le nom vient

des satyres-dieux antiques, ou bien de la satura lanx, ou bien d‟une sorte de farcissure, ou

finalement de la lex satura. Diomède ne propose donc pas une origine grecque et en outre « he

quite clearly differentiates between satire (satyra) and the satyr-play (satyrica), but his

comments on the latter72

are not altogether convincing as first-hand knowledge »73

.

Jolliffe montre d‟ailleurs très bien comment c‟est Donat qui est à la base de la confusion.

Premièrement parce qu‟il utilise le terme de satyra pour désigner la comédie satyrique :

The Greeks used “τό σατσριικόν”, the adjective used as a noun, or the plural of the noun

“σάτσροι”, to represent the play. “σατύρα” is attested only as descriptive of a courtesan.

“Σατύρικη” the only other feminine form left appears only in the 12th

century A.D. in

Byzantium. Consequently, the Latin form is either “satyrica” (sc. fabula) and is so used by

Diomedes, or the direct transcription of the Greek neuter noun “satyricon” as used by

Petronius. Donatus, by using “satyra” for “satura” on the one hand, and for “satyrica” on the

other, has made the confusion complete.74

71

Grammatici Latini ex recensione Henrici Keilii, Teubner. Leipzig 1857 (Vol. I, 485-486). Le passage est cité

dans Jolliffe 1956 : 89 (note 4) 72

Notons qu‟il n‟est conservé qu‟une seule pièce satyrique: c‟est le Cyclope d‟Euripide. 73

Jolliffe 1956: 90 74

Jolliffe 1956: 87

Page 25: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

25

Deuxièmement parce que Donat “assumes that the satyr-play was little more than a renewal of

Old Comedy in its satirical attacks on people”75

. En effet, le drame satyrique est totalement

différent de la satire, en sorte que la phrase écrite par Donat sur le renouvellement du genre par

Lucilius est tout à fait fautive :

Quod [sc. le drame satyrique] primus Lucilius novo conscripsit modo, ut poesin inde fecisset, id

est unius carminis plurimos libros.76

Donat assimile donc très dangereusement deux genres qui en réalité sont tout à fait distincts.

Citons encore une fois Jolliffe:

The crudity of Euripides‟ “Cyclops” is far removed from the more sophisticated satires which

Latin literature has left us. So, Donatus‟ gratuitous remark about Lucilius and the “satyra”

can be made a basic source for the error and confusion which was later to prevail.77

Il faut donc constater qu‟il n‟est pas légitime de considérer Diomède comme l‟un des

« coupables » principaux. Pourtant, il est très souvent mal interprété et maint humaniste a

propagé la fausse étymologie en faisant appel à l‟autorité de Diomède : il a donc souffert un

sort très peu favorable et même les spécialistes de nos jours ne l‟en ont pas libéré.

L‟étymologie erronée donc comme première cause essentielle des difficultés qu‟a éprouvées la

satire en France au XVIe siècle. Pourtant, quand nous pensons à la situation en Italie, il faut

constater que là aussi régna la confusion sur l‟origine du genre. A nos avis, l‟importance de ce

facteur vient surtout du fait qu‟il conditionne les deux facteurs suivants : l‟existence de la

« satyre », genre dramatique qui reproduit des pièces appelées « soties » que l‟on identifiait

souvent avec la satire dans la première moitié du XVIe siècle et l‟existence du coq-à-l‟âne

marotique qui lui aussi était considéré comme la continuation de la satire antique. Nous verrons

dans le point suivant comment ce premier facteur de l‟étymologie conditionne la conception de

la satire comme « satyre » ou comme coq-à-l‟âne.

75

Jolliffe 1956: 87 76

Euanthus de Comoedia II, 5, attribué à Donat en tant que prologue à son Commentum Terent, Teubner. Leipzig

1902 (Vol. I.). Le passage est cité par Jolliffe 1956 : 87. 77

Jolliffe 1956: 88

Page 26: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

26

2.2.2.2. La « satyre » et le coq-à-l‟âne

a. La « satyre »

Sur la « satyre », on lit très peu dans les articles des spécialistes. Cependant Rossettini et

Magnien nous avons guidé vers un troisième auteur qui y a consacré un article assez sommaire

sur le genre de la satire-sotie.78

Récapitulons ce que nous avons dit sous 2.3.1 sur deux poèmes

intitulés « satyre », la Satyre pour les habitants d‟Auxerre écrite par Collerye et le Lyon

marchant, satyre française de la main d‟Aneau. Nous avons constaté que ces textes, qui datent

de la première moitié du XVIe siècle, ne sont pas des satires proprement dites, mais qu‟ils

constituent un genre dramatique, « avatar confus du drame satyrique grec »79

. Or, dans ses

pages sur la conception de la satire en France à la première moitié du XVIe siècle, Rossettini

analyse brièvement la première définition de la satire française, apparue en 1545 et écrite par

Jean Bouchet dans ses Epîtres morales et familières du Traverseur. D‟abord Bouchet traite de

la satire d‟une façon très générale, puis il appelle les satiriques latins des auteurs dramatiques

(« Horatius, Perse, et aussi Juvénal furent aucteurs de ce ieu Satyral entre Latins... »80

), pour

finir par une comparaison entre la satire et la sotie : « En France elle a de sotie le nom »81

.

Bouchet adopte donc très clairement l‟opinion de la satire comme genre dramatique. Or, c‟est

ici que nous devons prendre en considération l‟article important de Mayer, qui en effet a

montré qu‟à la première moitié du siècle, il existe un nouveau genre dramatique qui porte le

nom de « satyre », et dont les poèmes de Collerye et d‟Aneau sont les deux seuls témoignages.

Mayer parle d‟un genre dramatique nouveau, ce qui implique que les pièces dramatiques (celles

de Collerye et d‟Aneau) doivent alors comporter des nouveautés bien claires. Après avoir

analysé ces deux pièces, il se livre au constat suivant :

It is by the absence of action and by the disjointed construction that the two plays differ from

the rest of the drama of the period. It is therefore highly probable that both Collerye and Aneau

really meant to write in a new genre, a genre “quamvis duro et veluti agresti modo de vitiis

civium”. If we accept that the disjointed construction, which is so striking a feature of both

78

Il s‟agit de Mayer. Voir note 33. 79

Voir note 35. 80

Cité par Rossettini 1958: 44 81

Cité par Rossettini 1958: 44

Page 27: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

27

plays, amounts to “rustic style”, it becomes obvious that both authors attempted to conform to

Donatus‟ definition of the Satyre.82

D‟après Mayer, les deux auteurs français ont donc renouvelé l‟ancien drame satyrique dans une

forme nouvelle et française. Ceci vaut probablement pour Aneau, “since he was a „novateur‟ in

more than one respect, and since he was a good latinist and hellenist”83

. Quant à Collerye,

Mayer exprime un certain doute: “in the case of Collerye it is much harder to see how he came

to write in what must have been a new genre at the time, since the Satyre pour les habitants

d‟Auxerre was written at least ten years before the Lyon marchant”84

. Puis il affirme qu‟il ne

semble pas que Collerye était fort au courant de la littérature ancienne. En fait, Mayer a déjà

donné la réponse à la page précédente, où il avait constaté la forte ressemblance entre la

« satyre » de Collerye (et en principe aussi celle d‟Aneau) et le coq-à-l‟âne, dont le premier

témoignage, de la main de Marot, apparut dans la même année que le texte de Collerye (1530).

“In fact one might feel that the Satyre is but a dramatised form of the Coq-à-l‟âne”85

. Il est très

bizarre qu‟à la page 332 il fait un constat tellement important tandis qu‟à la page suivante, il ne

l‟intègre pas dans sa conclusion! Il semble donc qu‟il considère la satire, dans la première

moitié du XVIe siècle, comme à la fois une forme dramatisée du coq-à-l‟âne et un

renouvellement de l‟ancien genre du drame satyrique grec. Or, ceci est impossible, dans la

mesure où le coq-à-l‟âne n‟a aucun lien avec le drame satyrique : il s‟agit de deux genres tout à

fait distincts, comme nous le verrons ci-dessous. A nos avis, Mayer semble donc faire une

erreur importante, qui est double : d‟une part il suggère à la fois deux choses tout à fait

différentes, et d‟autre part il ne mentionne que l‟une des deux dans sa conclusion.

b. Le coq-à-l’âne

L‟identification du poème satirique avec la sotie se trouve donc exprimée dans l‟épître de Jean

Bouchet et serait illustrée par les deux satyres de Roger de Collerye et de Barthélémy Aneau.

En 1548 cependant, une nouvelle définition de la satire apparaît à l‟intérieur de l‟Art poétique,

publiée anonymement par Thomas Sebillet et dans laquelle il avance que les « satyres de

Juvénal, Perse et Horace sont des coqs a l‟asne latins, ou a mieus dire, les coqs a l‟asne de

Marot sont pures Satyres françaises comme je t‟avoie commencé à dire a l‟entrée de ce

82

Mayer 1951: 332-333 83

Mayer 1951: 333 84

Mayer 1951: 333 85

Mayer 1951: 332

Page 28: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

28

chapitre »86

. Rossettini en dit, et avec raison, que « Sebillet ne voit aucune différence entre les

deux genres, l‟un bas et vulgaire, le coq-à-l‟âne, l‟autre classique, la satire »87

. Puis le poéticien

français avance ses préceptes à ceux qui veulent s‟essayer au genre : le recours à la variété et à

l‟absurdité des propos incohérents, l‟emploi de l‟octosyllabe, l‟attaque des vices sans nommer

des noms. Dans un point suivant, Rossettini analyse brièvement les coqs-à-l‟âne de leur

inventeur, Clément Marot et conclut ainsi :

Même si l‟on ne peut considérer ces compositions marotiques comme des satires proprement

dites, on doit leur accorder une certaine valeur. Clément Marot a une ironie mordante. ...

Certains quatrains rappellent par leur ironie, et leurs paradoxes, les « capitoli » bernesques

que Marot avait certainement connus en Italie.88

Et ainsi :

Presque tous les théoriciens français du XVIe siècle mentionnent le coq-à-l‟âne comme une

forme de satire, mais presque tous réservent cet honneur exclusivement au coq-à-l‟âne de

Marot et condamnent sévèrement ses « sots imitateurs ».89

Après Sebillet, un Jacques Peletier du Mans ou un Pierre Laudun d‟Aigaliers (1597!)

continueront à lier satire et coq-à-l‟âne, malgré les efforts de Du Bellay.90

Debailly et Marmier, qui eux aussi discutent les causes des difficultés éprouvées par la satire,

mentionnent également le genre du coq-à-l‟âne comme facteur de perturbation au

développement de la satire régulière. Pourtant, leur commentaire est énormément sommaire en

sorte que nous ne l‟ébaucherons pas. Magnien au contraire consacre davantage de mots au

sujet, fût-ce là aussi très succinctement. Le plus intéressant, c‟est qu‟il lie l‟identification de la

satire avec le coq-à-l‟âne à l‟étymologie de la satire (chose qui fait défaut dans le passage de

Rossettini) :

86

Cité par Rossettini 1958: 45 87

Rossettini 1958: 45 88

Rossettini 1958: 47 89

Rossettini 1958: 48 90

Nous verrons sous 2.3.2.3 comment Du Bellay a proposé une nouvelle définition de la satire.

Page 29: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

29

Que Marot en ait été ou non l‟initiateur91

, le genre porte incontestablement sa marque, et il est

perçu comme tel par ses contemporains. A leurs yeux, avec ce pot-pourri, cette farcissure de

propos incohérents, Marot avait donné sa forme moderne à la « satura » latine.92

Très intéressant aussi, c‟est qu‟il considère cette identification fautive comme un facteur

important pour la renaissance tardive du genre satirique en France :

Le discrédit qui a vite entouré « cette vraie espece de Satyre »93

chez les disciples de Ronsard,

la réputation d‟ineptie et d‟insanité qui s‟est attachée à elle, a sans aucun doute beaucoup nui

à l‟éclosion d‟une satire en alexandrins imitée de l‟antique. Et ce n‟est point le fruit du hasard

si le premier théoricien à rompre avec l‟équation coq-à-l‟âne=satire française ... est aussi le

premier poète en France à avoir publié un recueil de satires régulières94

.95

c. Conclusion

L‟identification de la satire avec la « satyre » d‟un côté et avec le coq-à-l‟âne de l‟autre, n‟a

point favorisé le développement poétique de la satire, bien au contraire. Formulons une

conclusion dans les mots de Michel Magnien, qui à la page dernière de son très important

article nous offre une synthèse fort estimable :

Or, pour lors [les années 1540] le référent du mot sati[-y]re était soit un spectacle scénique

populaire, la sotie, soit un genre d‟épître goûté du vulgaire, le coq-à-l‟âne ; pour qu‟un autre

type de composition moins ignoble, car portant la marque de l‟Antique, vînt se placer derrière

le mot, il faudrait longtemps.

D‟autant plus de temps que les poètes humanistes étaient, sur le sujet, pris à leur propre

piège : le recours aux autorités gréco-latines et la démarche étymologique n‟avaient fait

qu‟ajouter à la confusion, on l‟a constaté ; ils risquaient même de légitimer les acceptions déjà

91

Pour Meylan, Eustorg de Beaulieu est le premier à avoir eu l‟idée d‟écrire un coq-à-l‟âne avec son Epistre de

l‟asne au coq. Defaux appelle au contraire Marot l‟inventeur du genre. Cette information est donnée par Magnien

1995 : 26 (note 83). 92

Magnien 1995: 26 93

Citation de Peletier (Jacques, du Mans) 94

Il s‟agit de Vauquelin de La Fresnaye, qui publia son recueil de satires pas avant le début du XVIIe siècle! 95

Magnien 1995: 27

Page 30: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

30

reçues : les soties trouvant leur ancêtre naturel dans le drame satyrique grec, le coq-à-l‟âne le

sien dans le pot-pourri de la « satura ».96

2.2.2.3. La position ambiguë de la Pléiade

Tout semble changer en 1549, quand Joachim du Bellay publie sa Deffence et Illustration de la

langue françoyse, qui a entraîné une révolution en matière littéraire. Il y invite les poètes à

laisser tomber les vieux genres démodés (comme le virelai et le rondeau par exemple) et à se

perfectionner dans le renouvellement des genres anciens (et italiens) comme le sonnet, l‟ode,

l‟élégie, etc. Du Bellay n‟oublie pas la satire et y consacre un petit demi-page. Citons-le :

Autant te dy-je des satyres, que les Francois, je ne scay comment, ont appelées coqz à l’asne :

es quelz je te conseille aussi peu t‟exercer, comme je te veux estre aliene de mal dire, si tu ne

voulois, à l‟exemple des Anciens, en vers heroiques (c‟est à dire de X à XI, & non seulement de

VIII à IX), soubz le nom de satyre, & et non de cette inepte appellation de coq à l‟asne, taxer

modestement les vices de ton tens, & pardonner aux noms des personnes vicieuses. Tu has pour

cecy Horace, qui, selon Quintilian, tient le premier lieu entre les satyriques.97

Ce passage est extrêmement important pour le développement positif du genre, et bien pour

trois raisons : d‟abord parce que Du Bellay y distingue très clairement la satire du coq-à-l‟âne,

ensuite parce qu‟il prescrit le mètre héroïque98

et finalement parce qu‟il exige qu‟on intitule les

satires comme telles. Notons aussi qu‟il dénonce très clairement Horace comme modèle

privilégié à suivre (sur cette question, nous y revenons).

Nous avons vu cependant que bien après Du Bellay, l‟on confondait encore souvent satire et

coq-à-l‟âne, d‟où la critique prudente que Rossettini exprime sur l‟Angevin :

La seule critique qu‟on pourrait faire à Du Bellay c‟est qu‟il donnait des préceptes trop vagues

et généraux pour ce nouveau genre, la satire.99

96

Magnien 1995: 28 97

Angué, F. (ed.), Joachim Du Bellay. La deffence et illustration de la langue françoyse, Bibliothèque Bordas.

Paris 1972 98

Du Bellay conseille le décasyllabe, mais celui-ci sera concurrencé par l‟alexandrin. Quoiqu‟il en soit, tant le

décasyllabe que l‟alexandrin sont des mètres héroïques. 99

Rossettini 1958: 51

Page 31: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

31

Des préceptes trop vagues, en effet. Mais ce n‟est pas la seule chose que l‟on peut lui reprocher.

Il faut surtout dire que Du Bellay tarda à écrire lui-même des satires régulières, et qu‟en outre il

ne fut pas conséquent. Nous avons déjà parle des « satires » de Du Bellay sous 2.3.1., mais il

convient ici de le rappeler. Du Bellay prescrivait donc que les satires s‟appellent ainsi et

qu‟elles se rédigent en vers héroïques. Or, quand nous lisons sa Satyre de maistre Pierre du

Cuignet sur la Petromachie de l‟Université de Paris (écrite en 1552), nous devons constater

qu‟elle est écrite en octosyllabes !100

Ou, quand nous nous penchons sur la satire centrale de ses

Regrets, où il s‟inscrit dans la tradition de la satire romaine, nous devons conclure que la forme

adoptée est celle du sonnet. Ou encore, quand il finalement rédige une véritable satire

lucilienne avec son Poète courtisan, il ne suit derechef son propre conseil, dans la mesure où le

mot de « satire » ou de « satyre » ne se trouve nulle part dans le titre.101

Par conséquent, nous

osons affirmer que Du Bellay a très bien distingué la satire régulière comme un genre poétique

distinct dans la théorie, mais que dans la pratique il a contribué à la conception graduellement

croissante de la satire comme mode satirique, qui peut s‟insérer dans de différents genres.

Debailly ainsi que Rossettini ont le même avis : « les grands poètes de la Pléiade éprouvent

quelque dédain ou à tout le moins de la mauvaise conscience à l‟égard de la satire

classique »102

. Les grands poètes de la Pléiade : ce n‟est pas seulement Du Bellay. N‟oublions

pas le géant vendômois, Pierre de Ronsard. Rossettini dit de lui qu‟il ne fait aucune mention de

la satire dans son Abbregé de l‟art poétique, paru en 1565. Quelques années avant cependant, il

« invitait les poètes de la nouvelle école à traiter quelques genres nouveaux, parmi lesquels la

satire »103

. Et elle continue ainsi :

Il avait donné ensuite dans ses « Discours » les modèles de la satire politique et religieuse.

Mais c‟est seulement en 1584 dans le discours à Henri III, paru dans le « Bocage royal » qu‟il

traça un véritable programme à l‟intention du poète satirique.104

Mais la situation change de nouveau en 1587 quand il, dans sa troisième préface à la

Franciade, « ne donnait pas le nom de poète, mais de versificateur aux auteurs d‟épigrammes,

de sonnets, de satyres, d‟élégies etc. »105

.

100

C‟est Rossettini 1958: 51 qui cite cet exemple-ci. 101

Les deux derniers exemples sont cités par Debailly 2001: 1066 102

Debailly 2001: 1066 103

Rossettini 1958: 58 104

Rossettini 1958: 58 105

Rossettini 1958: 59

Page 32: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

32

Rossettini offre donc l‟image d‟un Ronsard douteux, qui parfois se livre volontiers à la

composition de satires, mais qui en revanche semble parfois négliger le genre. Pour ce qui est

de Debailly, il attribue au Vendômois une attitude plus négative :

Quant à Ronsard, chaque fois qu‟il s‟abandonne à la veine satirique, comme dans les

« Estreines au Roy Henry III », c‟est par dépit et par amertume ; la satire exprime chez lui,

comme chez l‟auteur des « Regrets », une crise de la vocation poétique ; elle témoigne d‟un

manque de reconnaissance et d‟une impuissance à faire admettre une haute poésie épique et

encomiastique.106

L‟attitude de la Pléiade se caractérise donc de mainte ambiguïté : Du Bellay écrivit d‟une part

un manifeste révolutionnaire dans lequel il aborde positivement la satire mais d‟autre part il ne

suit jamais de façon complète son propre conseil. Ronsard quant à lui s‟efforce de composer de

véritables satires, mais il n‟y réussit pas : « sa conception très altière de la mission du poète

s‟accordait mal avec la Musa pedestris (Sermones II, 6, 17) d‟Horace »107

.

2.2.2.4. Le choix du modèle

Une quatrième raison pourrait être le problème du choix du modèle latin. Magnien est le seul à

le considérer comme une cause principale de la renaissance tardive et difficile de la satire en

France. Commençons donc en le citant :

Le choix du modèle pouvait également susciter d‟autres hésitations chez les poètes séduits par

la satire. Si un auteur épique ne devait guère alors balancer à élire Virgile, ou l‟auteur

élégiaque guère voir de différence entre Tibulle et Properce, les deux champions de la satire

latine, Horace et Juvénal ont des manières si contrastées que la « contaminatio » n‟était guère

possible, et que le choix revêtait la forme d‟une alternative : l‟urbanité, le rire, l‟ironie

épicurienne ; ou bien la véhémence, le sarcasme, l‟indignation stoïcienne ; le miel ou le

fiel ?108

106

Debailly 2001: 1066 107

Citation de Magnien 1995: 28 108

Magnien 1995: 24

Page 33: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

33

Sur les différences entre les deux géants satiriques latins et leur appréciation par les

humanistes, nous en parlerons dans le troisième chapitre. Il s‟agira ici de voir comment le choix

de l‟un des deux a conditionné la conception de la satire par les théoriciens surtout. Il s‟agira

donc des conséquences de ce choix du modèle, plutôt que du choix lui-même : en effet, on ne

pourrait pas s‟imaginer que l‟existence de deux modèles au lieu d‟un seul provoque en soi

tellement de problèmes. Mentionnons à cet égard Bartolomé Pozuelo, qui a rédigé un article

dans lequel il analyse cinq satires formelles néo-latines.109

Dans la conclusion, il se livre au

constat suivant :

De mon côté, grâce à cet appareil je crois avoir démontré : (1) que ... (2) que ... (3) que, parmi

les cinq auteurs satiriques analysés du « Quattrocento », il n‟y a pas d‟imitateurs purs de la

satire horacienne [sic] ou de celle de Juvénal en exclusivité. Au contraire, ils mélangent des

traits des deux satiristes.110

Bien que son analyse prenne en considération la satire de l‟Italie du XVe siècle, elle semble

montrer par extension que le phénomène d‟un double patronage ne provoque pas

nécessairement de véritables difficultés. Or Magnien ne dit nulle part que le simple fait de deux

modèles tout à fait différents cause de réels problèmes. Il constate seulement, et avec raison –

nous le verrons plus détaillé dans le chapitre suivant – que les humanistes français du XVIe

siècle préfèrent solidement la satire modérée horatienne au fiel juvénalien. Et c‟est alors ce

facteur-ci, non le choix du modèle, mais la préférence de l‟un des deux, qui a provoqué deux

problèmes essentiels, qui sont mentionnés cette fois-ci par d‟autres spécialistes aussi111

. Mais

continuons avec Magnien en ce qui concerne le premier des deux problèmes :

Le prestige de l‟œuvre d‟Horace contribuait en fait à brouiller la nature véritable du genre aux

yeux des humanistes. Depuis l‟Antiquité, la bouteille à l‟encre de la critique horatienne était la

distinction à établir entre ses « Epîtres » et ses « Satires » ; et bien des critiques, embarrassés,

avaient dû conclure à la parenté des deux recueils. De Britannico à Vauquelin, la satire fut

considérée comme une épître, mais adressée à des destinataires présents, et non plus à des

109

Pour la référence complète de l‟article mentionné, voir note 3. 110

Pozuelo 1994: 48 111

Il s‟agit de Debailly et de Marmier.

Page 34: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

34

absents. A l‟inverse, les épîtres néo-latines de L‟Hospital sont présentées par Du Bellay comme

l‟unique tentative pour implanter en France la satire horatienne.112

Magnien fait donc un constat important, mais il ne se tourne pas vers la source de cette

confusion générique. C‟est cela que Marmier, quant à lui, tente bien de faire, quand il compare

brièvement les épîtres et les satires du poète de Venouse :

Une fois le genre reconnu, ses frontières restent flottantes. Quand Horace se tourne vers

l‟épître, il persiste à fustiger des vices, voire des personnages, qu‟il a déjà malmenés.

Inversement, les dernières satires de Juvénal ont forme épistolaire.113

A la différence de Magnien, Marmier intègre Juvénal dans la question et semble suggérer ainsi

une similitude assez nette entre la satire et l‟épître, qui qu‟en soit l‟auteur. Pourtant il ne

confond nullement les deux genres, contrairement aux humanistes du XVIe siècle :

Mais que les « Epîtres » condensent la lumière sur le « moi » d‟Horace, au lieu de la projeter

vers l‟extérieur comme les « Satires », cette idée, qui nous est familière, ne l‟est nullement aux

XVIe et XVIIe siècles. Si Boileau l‟avait bien conçue, peut-être eût-il écrit plus souvent à son

jardinier, pour notre plaisir.114

Ainsi Marmier conclut le passage sur la frontière flottante entre les deux genres. A nos avis,

tout n‟est pas dit encore. La confusion entre l‟épître et la satire serait-elle seule suffisante pour

pouvoir provoquer un retard de la renaissance du genre satirique ? Probablement pas. Nous

aimons donc suivre plutôt la conclusion de Magnien, qui implique la négligence de la Pléiade

par rapport au genre de l‟épître. Comme preuve il cite un passage de la Deffence et Illustration

consacré à l‟épître : « Quand aux epistres, ce n‟est un poëme qui puisse grandement enrichir

notre vulgaire, pource qu‟elles sont volontiers de choses familieres et domestiques ».115

Puis

Magnien essaye d‟expliquer cette négligence :

A ce manque d‟attirance, une explication simple : la réussite incontestable de Marot en ce

domaine, qui a fait chercher aux jeunes turcs de la Brigade d‟autres lices où briser des lances

112

Magnien 1995: 24 113

Marmier 1977: 30-31 114

Marmier 1977: 31 115

Cité par Magnien 1995: 24 (note 76).

Page 35: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

35

poétiques avec l‟ancienne école. La satire régulière était formellement trop proche de l‟épître

pour qu‟ils puissent espérer s‟y illustrer d‟une manière originale et convaincante. Si l‟on

ajoute à ce constat le discrédit qui depuis les déclarations faussement modestes d‟Horace

(« Sat. », I, 4, 42-44), semblait entourer le satirographe, indigne à l‟en croire, de porter le nom

de poète, on comprend mieux la réserve des tenants de la Pléiade face à un genre aux contours

incertains et peu prometteur.116

Nous sommes donc arrivés au deuxième effet du choix d‟Horace comme modèle préféré à

suivre : le refus du statut poétique, tel qu‟Horace lui-même l‟a prononcé dans les vers 39-44 de

le quatrième sermo du premier livre. Nous avons déjà parlé de cette réserve ironique d‟Horace,

à la fin du premier chapitre, quand nous avons conclu que la redécouverte de la Poétique

d‟Aristote a largement contribué à la valorisation de la satire. Pourtant Marmier nous apprend

avec raison qu‟on peut bien parler d‟une inquiétude par rapport au statut poétique du genre :

Poétique, encore que suspecte, la satire a peine à s‟insérer dans l‟échelle des genres. L‟ « Art

poétique »117

la loge entre la ballade et le vaudeville, à la fin du chant II. Fausse humilité,

dictée par un embarras véritable. Le satirique se sent plutôt en marge qu‟au dessous, franc-

tireur par sa mission critique, serre-file quand il rabroue ses confrères, et porte-drapeau de la

raison.118

Bien qu‟elle ait connu de nombreux admirateurs et continuateurs, la satire ne s‟est jamais

considérée comme un « grand » genre. La similitude avec l‟épître, genre fort peu aimé des

Ronsardiens, ainsi que les propos ambigus d‟Horace, y ont certainement contribué.

2.2.2.5. Les guerres de Religion

Finalement nous proposons une cinquième raison possible, extra-littéraire, pour laquelle la

rédaction de satires luciliennes tarda à s‟acquitter. Elle n‟est avancée que par Debailly, toujours

dans son article général sur la satire. Nous avons osé dire supra que Du Bellay, en intitulant de

« satyres » des poèmes qui ne le sont pas, a contribué à la conception de la satire comme mode

satirique. Or, il n‟en est certainement pas la cause principale, parce qu‟il n‟était pas le seul à le

116

Magnien 1995: 25 117

Celle de Boileau, plus précisément. 118

Marmier 1977: 32

Page 36: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

36

faire et qu‟il existe un facteur extra-littéraire, politique bien important : celui des guerres civiles

qui mettaient le pays en désordre total. Ou, dans les mots de Debailly :

Le climat haineux et violent des guerres de Religion ne fut guère propice, il est vrai, à

l‟éclosion de la satire classique. Les poètes consacrent plutôt leur énergie à la rédaction de

poèmes engagés, voire de libelles diffamatoires. Seuls Ronsard dans les « Discours sur les

miseres de ce temps », et Agrippa d‟Aubigné, dans les trois premiers livres des « Tragiques »,

sauront retrouver la haute inspiration juvénalienne.119

2.2.2.6. Conclusion

Puisque le très important point 2.2.2 sur les causes des difficultés de la satire en France s‟est

étendu sur plus de dix pages et qu‟il s‟est montré essentiel pour avoir une idée de la conception

du genre en France pendant la Renaissance, nous le croyons primordial de proposer une brève

synthèse de ce que nous avons constaté.

Dans un premier temps, nous avons vu comment la fausse étymologie a pu exercer une

influence tellement négative sur le développement du genre satirique. Elle l‟a surtout fait par

l‟intermédiaire de deux genres différents : l‟un, celui de la « satyre » qui représente des pièces

dramatiques, appelées soties, et qui s‟explique par l‟idée d‟une origine grecque ; l‟autre, celui

du coq-à-l‟âne, qui s‟explique plutôt par l‟idée d‟une origine romaine. C‟est surtout l‟élément

du pot-pourri et de la farcissure qui est omniprésent dans ce genre marotique. Bien que ces

deux genres se fondent par une étymologie censée être correcte, ils ne sont pas la continuation

de la satire classique, bien au contraire ! L‟existence de deux « continuateurs » montre très bien

que la satire n‟a pas encore trouvé sa forme fixe.

On aurait pu espérer que cette forme sera trouvée après l‟apparition en 1549 de la Deffence et

Illustration de la langue françoyse de Du Bellay, qui confère à la satire une forme propre et la

distingue très clairement du coq-à-l‟âne. Mais Du Bellay ne suivit pas son propre conseil, de

sorte que le genre satirique tarde encore à renaître.

Nous pouvons donc conclure que dans la première moitié du XVIe siècle, la notion de satire

pouvait signifier trois choses : ou bien un genre dramatique inventé par Collerye ou par Aneau,

ou bien le coq-à-l‟âne, ou encore mode satirique, qui peut s‟insérer dans plusieurs genres, de

préférence dans l‟invective. Pensons ici à l‟exemple de la Satyre contre fol Amour... de G.

119

Debailly 2001: 1065-1066

Page 37: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

37

Corrozet, écrite en 1548. Cependant, au fur et à mesure que le siècle avance, la satire semble

s‟ériger en un genre poétique bien établi. Aussi le premier recueil de satires régulières est-il

écrit à la fin du XVIe siècle pour apparaître au début du siècle suivant.120

Pourtant les guerres

de Religion mettent les poètes en état de vouloir rédiger des poèmes engagés et combattants,

pour lesquels la satire aurait été le genre approprié ; mais sa crudité sur le plan du contenu ne se

projette pas sur celui de la forme : ainsi la satire deviendrait à nouveau synonyme de

l‟invective, de sorte que l‟on peut conclure que même dans la deuxième moitié du XVIe siècle,

on ne peut guère parler d‟une tradition satirique nette.121

120

Il s‟agit bien sûr de Vauquelin de La Fresnaye. 121

Notons que la théorie satirique, elle, prend bien son essor au XVIe siècle. C‟est au contraire la pratique

satirique qui éprouve de réels problèmes importants.

Page 38: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

38

3. Les modèles satiriques latins

Le dernier point du chapitre précédent était consacré à l‟influence du choix d‟Horace sur la

conception du genre. Dans ce chapitre-ci, nous allons d‟abord étudier de façon plus ou moins

détaillée l‟appréciation des trois grands auteurs satiriques latins : Horace, Perse et Juvénal.

Nous verrons ensuite comment la réception d‟Horace et de Juvénal a conditionné l‟existence de

deux types de satires tout à fait différents et finalement comment est réparti le succès de chacun

de ces deux types dans la poésie satirique de la Renaissance.

3.1. L’appréciation d’Horace, de Perse et de Juvénal

Pour les deux premiers points, 3.1 et 3.2, nous prenons en considération trois articles essentiels

qui offrent un aperçu assez clair de l‟appréciation des trois satiriques latins : il s‟agit de deux

articles de Pascal Debailly, dont l‟un est déjà utilisé mainte fois122

au cours de notre travail.

L‟autre des deux étudie l‟estime de Juvénal durant la Renaissance et l‟Age classique123

, tout en

intégrant a contrario la position du poète de Venouse. Le troisième texte est un passage qui

relève du chapitre synthétique (en anglais) de la thèse suédoise de Lenart Pagrot.124

3.1.1. Perse

Nous commençons par Perse, car les auteurs ne parlent guère de ce poète latin du premier

siècle après J.-C. Nous avons vu dans le premier chapitre que son œuvre était très souvent

imprimée, traduite et appréciée, mais qu‟il n‟a point exercé une réelle influence sur la théorie et

la pratique satiriques. Sans doute parce que Perse était considéré comme un auteur très difficile

à comprendre. Dans les trois textes mentionnés ci-dessus, il ne survient qu‟une seule fois ; c‟est

notamment Debailly qui lui consacre une seule phrase :

Le renouveau du néo-stoïcisme pendant les guerres civiles favorise par ailleurs un regain

d‟intérêt pour Perse.125

122

Pour la référence: voir note 4. 123

Debailly, P., Juvénal en France au XVIe et au XVIIe siècle, Littératures classiques 24 (1995), 29-47 124

Pour la référence: voir note 18. 125

Debailly 2001: 1064

Page 39: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

39

Il semble donc qu‟au XVIe siècle, Perse ne gagne pas en premier lieu son importance en tant

qu‟auteur satirique, mais surtout en tant que source prodigieuse de sagesse stoïcienne et morale.

3.1.2. Horace

La situation est complètement différente pour Horace. Le poète augustéen a toujours occupé

une position très élevée et a connu durant tout le XVIe siècle, et bien après encore, une

immense popularité. Selon les érudits humanistes, la satire horatienne constitue la satire

parfaite et l‟exemple toujours à suivre. Ou, dans les mots de Debailly :

Les humanistes ne cessèrent donc pas de lire et d‟analyser les œuvres de Juvénal, mais dès

qu‟ils cherchaient à dégager l‟essence du genre satirique, c‟est Horace qu‟ils considèrent

généralement comme le modèle et la référence. Ses « Sermones », où la répréhension morale se

pare des agréments du rire et de l‟urbanité, où la critique se convertit vite en mansuétude

conciliante, atteignent selon eux la perfection du genre.126

Dans la suite, Debailly parcourt brièvement les opinions de quelques humanistes célèbres sur la

satire horatienne. Notons déjà que l‟élévation d‟Horace s‟accompagne presque toujours de la

condamnation de Juvénal. D‟abord il cite le nom de Josse Bade Ascensius, le grand éditeur des

trois satiriques latins, pour qui « la satire, contrairement aux genres héroïques, dont elle utilise

pourtant le mètre, doit traiter de sujets et de personnages de la vie commune, avec un style bas,

un sermo pedestris, propre à révéler simplement la nuda veritas »127

. Puis Debailly mentionne

Sebastiano Minturno, pour qui le style d‟Horace, caractérisé par une plaisanterie douce et

urbaine, et contraire à celui de Juvénal, caractérisé par l‟indignation, est très apte à léguer la

morale. Daniel Heinsius, au début du XVIIe siècle128

, maximalise la dualité entre les deux

auteurs en soulignant que la satire est la fille de la comédie et non de la tragédie129

: à ses yeux

la satire juvénalienne établit un lien avec la tragédie, ce qu‟il condamne sévèrement :

126

Debailly 1995: 32 127

Debailly 1995: 32 128

Son De Satyra Horatiana date de 1612. 129

Debailly 1995: 33

Page 40: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

40

Horatius enim comice illudit : Juvenalis tragice percellit. Quorum alter, risum et voluptatem,

alter vero horrorem movet.130

Le quatrième théoricien célèbre cité est Erasme, qui lui aussi préfère de loin Horace à Juvénal

et qui applique à son Eloge de la Folie le procédé horatien du « ridentem dicere verum »131

.

Quant à Juvénal, il est censé trop âpre et trop obscène.

Après avoir parcouru les opinions de ces quatre humanistes, Debailly mentionne encore l‟avis

des satiriques italiens, qui eux aussi ont beaucoup influencé la théorie et la pratique satiriques

en France au XVIe siècle :

Les grands satiriques italiens de la Renaissance reflètent cette tendance [sc. celle de la

préférence d‟Horace]. A cet égard, le rôle des « Satire » de l‟Arioste sera déterminant, au

moins jusqu‟au début du XVIIe siècle. D‟une configuration délibérément horatienne, elles

eurent un tel prestige, à cause de leur originalité et de leur beauté, auprès des Italiens mais

aussi des Français, que l‟Arioste fut rapidement élevé au rang de modèle aux côtés d‟Horace.

Renforcé par le prestige des œuvres de l‟Arioste, Horace fut aussi désigné par Du Bellay

comme modèle à celui qui voudrait s‟essayer en français à la satire classique en vers.132

3.1.3. Juvénal

Commençons en citant Debailly :

Beaucoup lu, mais beaucoup décrié au cours de la Renaissance, Juvénal ne peut prétendre au

prestige esthétique et moral d‟Horace. Il compta cependant quelques admirateurs zélés, qui

nuancent la prééminence horatienne et préfigurent l‟évolution du goût à l‟égard de la satire au

XVIIe siècle.133

Jules César Scaliger fut le plus célèbre. Bien qu‟il regrette l‟obscénité de l‟Aquinois, il le

considère comme le meilleur poète satirique. Heinsius préfère Horace parce qu‟il a une

conception de la satire qui la met en rapport généalogique avec la comédie. Scaliger de sa part

aime plutôt Juvénal parce qu‟il fait naître la satire de la tragédie : « Satyra prodiit ex

130

Cité par Debailly 1995: 33. 131

Cité par Debailly 1995: 33 (Sermones I, 1, 24). 132

Debailly 1995: 33-34 133

Debailly 1995: 34

Page 41: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

41

Tragoedia »134

. Il pense lui aussi que la satire relève du drame satyrique grec, en sorte qu‟il

reconnaît également qu‟elle « peut être comique et recourir au style bas », mais en revanche

« elle demeure marquée par cette filiation [sc. celle de la tragédie]135

»136

.

Avant de mentionner le deuxième admirateur de Juvénal, Debailly souligne l‟importance de la

redécouverte de la Poétique d‟Aristote, dont nous avons parlé déjà dans le premier chapitre. Un

rôle primordial est joué par le concept de l‟imitation, qui apporte une légitimation à la cruauté

et l‟indignation juvénaliennes. La valorisation de Juvénal est donc encore une fois liée au

rapport qu‟on établit entre la satire et la tragédie, « grand » genre qui possède bien ses lettres de

noblesse.

L‟admiration de Scaliger pour Juvénal était reprise par Juste Lipse dans le dernier quart du

XVIe siècle. Contrairement à (presque) tous ses contemporains, il préfère l‟ardeur juvénalienne

à la douceur horatienne :

De Juvenale vere judicat [Scaliger]. Ardore, altitudine, libertate, id est suo quodam genere

supra Horatium est : quod ipsum maxime Satyrae proprium videtur. Tangit vitia, objurgat,

inclamat : raro jocos, saepius acerbos sales miscet. Quae omnia in Horatio contra, qui

placidus, lenis, quietus, monet saepius quam castigat.137

Scaliger et Lipse étaient les seuls à adopter cette opinion. Rien d‟étonnant donc à ce que

Juvénal n‟ait pas été imité à l‟époque. Du moins pas dans le cadre de véritables satires

régulières, car en dehors de ce cadre strict, l‟œuvre de Juvénal fut consultée et utilisée à

plusieurs reprises. Debailly nous apprend que les prédicateurs le lisaient « pour aiguiser

l‟énergie de leurs sermons »138

. Les poètes le connaissaient également : Juvénal fut une source

d‟inspiration importante pour ceux qui s‟essayaient à l‟invective lors des guerres civiles.

Comme meilleurs exemples Debailly cite les noms d‟Agrippa d‟Aubigné139

et de Ronsard140

.

Mais son importance ne s‟arrêtait pas là :

134

Cité par Debailly 1995: 35 (Vincentius, A. (ed.), Scaliger. Poetices libri septem. Lyon 1561, liv. VI, chap. VI,

p. 323). 135

Le drame satyrique grec était un genre qui représentait des pièces comiques qui s‟ajoutaient à une pièce

tragique dans le but d‟adoucir les émotions après la mise en scène des cruautés et des horreurs tragiques. 136

Debailly 1995: 35 137

Cité par Debailly 1995: 36 (Plantin, Ch. (ed.), Juste Lipse. Opera omnia. Anvers 1585 ; l‟extrait provient de

l‟Epistula IX, à Theodorus Pulmannus). 138

Debailly 1995: 37 139

Il s‟agit des trois premiers livres des Tragiques publiées en 1616 mais écrites déjà entre 1577 et 1579. 140

Il s‟agit bien sûr des Discours (sur les miseres de ce temps).

Page 42: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

42

Il fut aussi beaucoup étudié et commenté, parce qu‟il offrait aux humanistes soucieux de faire

renaître aussi pleinement que possible la civilisation antique, une mine inépuisable de détails

sur la vie quotidienne à Rome, notamment dans le domaine juridique. ... Les médecins de leur

côté puisent beaucoup dans son œuvre pour illustrer d‟exemples concrets leurs démonstrations

et leurs typologies. On insiste aussi sur son actualité politique : grâce à Juvénal, explique

Curio141

, on comprend mieux le lien qui unit les périodes de décadence à la médiocrité des

princes qui gouvernent.142

Juvénal donc comme poète beaucoup lu mais peu aimé comme auteur satirique.

3.2. Deux types différents de satires

Deux modèles latins tout à fait différents, donc deux types de satires eux aussi différents. Or,

bien que cela nous semble très logique, ce n‟était certainement pas toujours le cas. Lenart

Pagrot nous apprend qu‟au XIIIe siècle “we find Hugo von Trimberg calling Juvenal mordax –

a word which is later often used to characterize this poet – whereas Horace is said to be

prudens et discretus”143

. Puis Pagrot continue que la comparaison entre les deux satiriques

culmine avec Scaliger, qui appelle l‟un calme et l‟autre violent.144

Ensuite il parcourt le sort de

chacun des deux poètes latins pendant la Renaissance, le XVIIe et enfin le XVIIIe siècle. Sur la

spécificité des deux types, il ne dit donc pas grand-chose. Retournons donc vers l‟article de

Debailly, qui avance qu‟avant Scaliger, « déjà Robortello avait distingué deux sortes de

réactions suscitées par la représentation satirique des « actes honteux » (turpia) : soit un mépris

(contemptus) qui débouche sur le « rire », soit « un sentiment de haine » (odium) assorti

« d‟une sévère critique » (reprehensio cum severitate) »145

. Debailly ne fait donc aucune

mention de ce Hugo von Trimberg, mais affirme, comme l‟a fait Pagrot, que Scaliger

« radicalise et clarifie cette bipartition, car il est manifeste à ses yeux que les poèmes de

Juvénal ne peuvent être jugés à l‟aune des Sermones »146

. Scaliger comprend bien que la satire

peut adopter un ton comique et riant, mais il reconnaît à la satire la propriété de se montrer âpre

et véhément. De là la nécessité de distinguer deux genres de satires (species) :

141

Il s‟agit de Secundo Curio, qui en 1551 écrivit l‟Epistola nuncupatoria. 142

Debailly 1995: 37 143

Pagrot 1961: 453 144

Pagrot 1961: 453 145

Debailly 1995: 35 146

Debailly 1995: 35

Page 43: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

43

Altera sedatior, qualis Horatiana, ac sermoni propior. Altera concitatior, quae magis placuit

Juvenali & Persio.147

Ou encore :

Horatius irridet ... Juvenalis ardet, instat aperte, jugulat.148

L‟humaniste italien définit alors différents sujets – res – satiriques afin de pouvoir défendre le

style juvénalien. Ainsi il distingue des res ridiculae et des res graves : selon lui, Horace se

limitait aux premières, donc aux sujets bas, tandis que Juvénal attaque les sujets graves. Or

pour attaquer les grands vices, il faut nécessairement recourir à une « véhémence et une gravité

tragiques »149

et donc à un style qui se caractérise par un empressement vif : d‟où par exemple

les nombreuses sententiae qui en sont l‟expression.

Il y a bien un autre aspect de la distinction en deux sortes de satires : on n‟a pas seulement

définit deux types satiriques sur base d‟aspects proprement inhérents au style des poètes latins,

mais aussi sur base du rapport que l‟on établit entre la satire d‟une part et la comédie ou la

tragédie d‟autre part. C‟est en effet Scaliger (nous l‟avons déjà dit supra) qui a mis la satire du

côté de la tragédie dans un contexte aristotélicien, tandis que Robortello, quelques années

auparavant, a lié la satire à la comédie. Depuis les constats de ces deux érudits compatriotes, la

distinction en deux types différents a été toujours réglée autour de ces deux critères : l‟un étant

dépendant des qualités esthétique et morale propre à l‟auteur latin, l‟autre ressortissant de ce

qu‟on approche la satire de la comédie ou de la tragédie. C‟est ainsi que Pagrot nous informe

que “ in later writers the opinions of Robortello and Scaliger are combined, so that the Horatian

satire is called comic and laughing and the other tragic and full of hate”150

.

Avant d‟entamer le point suivant, sur l‟influence du choix d‟un des modèles sur la poésie

satirique en France, nous voudrions conclure cette première partie, sur les patrons latins eux-

mêmes, en citant la conclusion que fournit Debailly :

Horace est alors [sc. au XVIe siècle] le satirique le plus apprécié ; on le considère comme le

modèle par excellence. Juvénal en revanche a mauvaise réputation au XVIe siècle, sauf auprès

de Jules César Scaliger et de Juste Lipse. On lui reproche son aigreur, son réalisme brutal et

son obscurité. Cette hiérarchie sera corrigée, au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, quand le

147

Cité par Debailly 1995: 36 (Poetices libri septem, liv.I, ch. XII, p. 20) 148

Cité par Debailly 1995: 36 (Poetices libri septem, liv. III, ch. XCVIII, p. 149) 149

Debailly 1995: 36 150

Pagrot 1961: 442

Page 44: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

44

texte de Juvénal, jusque-là publié à partir de manuscrits très défectueux, deviendra beaucoup

plus lisible grâce à l‟édition de Pierre Pithou (1585). Le renouveau du néo-stoïcisme pendant

les guerres civiles favorise par ailleurs un regain d‟intérêt pour Perse.151

3.3. La poésie satirique en France au XVIe siècle

Nous avons jusqu‟ici montré l‟influence de l‟existence de deux modèles – et donc de deux

types satiriques – sur la théorie de la satire développée par les humanistes. Or il convient

maintenant de voir comment on peut caractériser la pratique satirique. Nous parcourrons

brièvement les plus grands satiriques français de la Renaissance, tout en ne négligeant pas les

tendances italiennes et anglaises. Chacun de ces poètes sera défini en vue de sa conception

horatienne ou juvénalienne de la satire. La source principale sera Pascal Debailly, encore lui,

qui nous mènera – sous la métaphore du rire – vers la caractérisation des principaux

satiriques.152

Mais en guise d‟introduction générale, citons un passage de l‟autre article de Debailly,

concernant la position de Juvénal en France aux XVIe et XVIIe siècles153

:

Lorsque les poètes français se mettent à écrire d‟authentiques satires en vers à la fin du XVIe

siècle, c‟est Horace qu‟ils prennent pour modèle. Nicolas Rapin, qui est avec Desportes le

poète le plus célèbre de l‟époque, écrivit de remarquables paraphrases des « Satires » et des

« Epîtres » horatiennes, tandis que Vauquelin de la Fresnaye fit paraître à l‟aube du XVIIe

siècle le premier véritable recueil français de satires de mœurs, qui réalise scrupuleusement le

programme de Du Bellay, tout en s‟inspirant largement des œuvres italiennes. Mathurin

Régnier, le plus original des satiriques français, s‟inscrit dans cette tradition, qui répond à

l‟idéal des humanistes de la Renaissance ; il a beau prétendre qu‟il préfère la « liberté » de

Juvénal à la « discrétion » horatienne, c‟est bien à partir du poète de Venouse et de l‟Arioste

qu‟il façonne principalement son esthétique du genre.154

On le voit déjà, la poésie satirique est elle aussi imprégnée d‟une conception horatienne du

genre.

151

Debailly 2001: 1064 152

Debailly, P., Le rire satirique, BHR 56 (1994), 695-717 153

Pour la référence: voir note 123. 154

Debailly 1995: 34

Page 45: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

45

Parcourons désormais les principaux courants et auteurs satiriques au cours de la Renaissance

d‟après l‟article de Debailly, où il analyse le rire des grands auteurs satiriques. Selon lui, c‟est

d‟abord en Italie que se trouve transportée la conception horatienne du rire satirique : l‟Arioste,

Bentivoglio, Nelli et Sansovino répondent tous aux idéaux et aux valeurs aristocratiques

remontant au poète augustéen. L‟autre grand courant italien, celui des capitoli bernesques

conçoit au contraire un rire qui est d‟origine carnavalesque, répondant à la bizarrerie, à la

fantaisie, bref au capriccio. Bien que cette tendance ne comprenne pas de satires véritables, elle

est importante à cause de l‟influence qu‟elle exerce sur les nombreux recueils français de

poésies libres du début du XVIIe siècle. Régnier était également « touché » par cette poésie

burlesque, de sorte que son œuvre peut se considérer comme un mélange original et réussi de

satires classiques horatiennes et d‟éléments bernesques. Debailly nous apprend ensuite qu‟

« avant lui cependant, Nicolas Rapin et Jean Vauquelin de la Fresnaye s‟en étaient tenus à une

conception strictement horatienne de la satire » et que « chez eux le rire satirique conforte, dans

le contexte des guerres civiles, une volonté d‟épanouissement personnel, une recherche de la

paix et de la tranquillité, indissociables de leur province natale »155

.

Puis il consacre un court paragraphe aux satiriques élisabéthains, contemporains de Régnier.

« Chez eux », dit-il, « le rire est dépouillé de cette grâce horatienne. Pour John Donne, Joseph

Hall et John Marston, la satire est d‟abord un acte de « rébellion », qui recourt au fouet de

Juvénal »156

. Or, si nous suivons l‟article de Colin Burrow, qui parle de la satire romaine en

Angleterre au XVIe siècle157

, nous pouvons conclure que Debailly propose une caractérisation

trop réductrice de la situation anglaise. Au lieu de mentionner une seule satire élisabéthaine,

elle distingue deux groupes assez différents. L‟un comporte des poètes tels que William

Rankins, Joseph Hall, Everard Guilpin et John Marston et s‟inscrit en effet dans la lignée

juvénalienne. Mais l‟autre, illustré par John Donne et Ben Jonson, s‟avère plutôt horatien :

The greatest difference between Jonson and Donne and the other Elizabethan satirists is that

when they write satires they adopt a persona derived from Horace rather than Juvenal,

although as we shall see their “Horace” is very different from the Horace presented in critical

and historical accounts today.158

155

Deux fois Debailly 1994: 711 156

Debailly 1994 : 714 157

Pour la référence: voir note 2. 158

Burrow 2005: 254.

Page 46: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

46

Ce que tous les satiriques élisabéthains ont toutefois en commun, c‟est qu‟ils refusent le

patronage horatien. Ils veulent tous être indépendants de la cour, qu‟ils condamnent assez

sévèrement.

Retournons à la France et reprenons Debailly, qui, après avoir évoqué la poésie élisabéthaine,

compare à celle-ci les satires des auteurs normands du début du XVIIe siècle :

On retrouve le même état d‟esprit chez les principaux satiriques normands du début du XVIIe

siècle : Thomas Sonnet de Courval, Jacques Du Lorens, Robert Angot de l‟Esperonnière, Jean

Auvray.159

Mais avec ces poètes-ci nous sommes déjà arrivés au règne de Louis XIII. Sur la situation

pendant le règne du Roi-Soleil nous ne parlerons pas, mais nous pouvons bien dire en général

qu‟au XVIIe siècle, Juvénal est l‟auteur satirique le plus aimé. Finissons cette partie par une

brève comparaison entre les deux siècles, fournie par Debailly :

Au XVIe siècle, la satire horatienne l‟emporte sur celle de Juvénal, parce qu‟elle mêle

subtilement l‟humour de l‟humaniste au plaisir d‟une « varietas » conçue comme le bon plaisir

d‟une liberté imprévisible. Au XVIIe siècle en revanche, si Horace continue à plaire dans la

mesure où il illustre plusieurs qualités de l‟honnête homme, Juvénal lui est préféré par

beaucoup, car il satisfait mieux l‟exigence classique d‟une unité formelle et intérieure au

service d‟un projet héroïque.160

Nous l‟avons vu, ceci vaut tant pour la théorie que pour la pratique de la satire. La popularité

grandissante de Juvénal est certainement due aux appréciations remarquables et fort

argumentées par Scaliger et Juste Lipse, qui au XVIIe siècle seront amplifiées par Isaac

Casaubon et Nicolas Rigault. Nicolas Boileau, le plus grands satirique français à côté de

Régnier, portera le couronnement littéraire à cette admiration pour l‟Aquinois. Dans ses œuvres

premières au moins, Boileau suit volontiers le sublime style juvénalien. Mais alors la satire est

déjà en train de signifier autre chose, pour se réduire finalement au XVIIIe siècle à un simple

mode d‟écriture, que l‟on peut retrouver chez Montesquieu, Diderot ou Voltaire en France, et

chez Jonathan Swift en Angleterre. Satura quidem tota nostra est, disait Quintilien au premier

siècle après J.-C., et il avait raison : le genre de la satura se montre en effet uniquement et

159

Debailly 1994: 714 160

Debailly 1995: 46

Page 47: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

47

complètement romain, de sorte que les continuations, tant en Italie qu‟en France ou en

Angleterre, tant à la Renaissance qu‟à l‟Age classique, ne seront jamais plus que des imitations

plus ou moins originales. L‟essence même du genre n‟est jamais vraiment (re)découverte.

Page 48: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

48

4. Conclusion

Il convient maintenant de résumer ce que nous a appris l‟étude critique des articles des

spécialistes. Mais avant de le faire, nous voudrions dire que les opinions de ceux-ci ne se

diffèrent généralement pas. Certes, la thèse doctorale d‟Olga Rossettini n‟est pas tout à fait

complète, mais cela est bien normal pour un texte qui date de 1953161

! Même aujourd‟hui elle

reste le texte de base pour chacun qui s‟intéresse à cette matière. L‟un de ses grands mérites est

de ne pas négliger le rôle de Perse, dont les autres spécialistes ne disent presque rien.

Rossettini, dans son analyse de toutes les satires possibles du XVIe siècle ( !), a souvent montré

l‟influence des Choliambes (du prologue) de Perse sur les satires et sur la poésie de l‟époque en

général. L‟autre avantage provient de l‟importance qu‟elle accorde à la satire italienne. Elle est

en effet la seule à accentuer si fortement l‟influence de celle-ci sur la satire française. Un point

de faiblesse en revanche constitue ses jugements de valeur parfois trop cinglants. C‟est ainsi

qu‟elle prononce ouvertement que Vauquelin manqua du talent, en raison du fait que ces satires

représentent plutôt des imitations des anciens que des poèmes originaux. Quant aux autres

spécialistes, nous n‟allons pas énumérer tous les points forts et faibles de ceux-ci. Il suffit de

dire qu‟ils ont tous rédigé de très utiles articles. Nous avons pu constater l‟importance de

Debailly, qui nous a guidés vers à peu près tous les autres textes que nous avons utilisés dans

notre permière partie. Il peut à juste titre être considéré comme le spécialiste français moderne

le plus complet. Marmier et Magnien ont prouvé eux aussi leur grande utilité, de sorte que leurs

textes constituent une belle contribution à ceux de Debailly. Nous avons voulu prendre en

considération quelques articles plus vieux, pour vérifier le contenu de ces textes modernes. Il

s‟agit notamment des articles de Mayer et de Jolliffe sur l‟origine ambiguë de la satire et sur ses

conséquences. Pour la même raison nous avons intégré dans notre lecture quelques articles

anglais, dont celui de Colin Burrow concerne la satire élisabéthaine. En comparant ces textes

avec ceux des auteurs français, nous avons pu relever quelques divergences dans les opinions.

Jolliffe nous a enseigné très heureusement que Diomède n‟est en fait pas responsable de la

confusion qui régnait autour de l‟origine de la satire. Burrow de sa part nous a amenés à

nuancer les propos de Debailly sur les satiriques anglais de la fin du XVIe et du début du XVIIe

siècle. Nous nous sommes également penchés parfois sur les éditions sources pour contrôler si

est légitime une telle ou telle assertion avancée par l‟un des auteurs. Plus précisément, nous

avons examiné le passage de l‟Art poétique d‟Horace sur le drame satyrique grec. Ainsi nous

161

La thèse elle-même date de 1953. Elle fut publiée cinq ans plus tard.

Page 49: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

49

sommes arrivés à conclure que les auteurs en question (à savoir Debailly et Rossettini) ne

semblent pas avoir au mieux compris ou entièrement lu le passage latin. Mais, répétons-le, nous

n‟avons jamais rencontré de véritables erreurs ou des opinions qui se contredisent

verticalement.

Au cours de cette première partie, notre but était de découvrir quelle était la conception de la

satire par les théoriciens et les poètes de la Renaissance française. Les trois chapitres

s‟expliquent donc en vue de cet objectif bien précis.

Il nous a fallu commencer par étudier la renaissance de la satire, car elle est sans aucun doute la

condition indispensable de la possibilité d‟une conception plus ou moins « correcte ». Lors du

premier chapitre nous avons en effet démontré qu‟il est légitime de parler d‟une renaissance ou

au moins d‟une redécouverte. Si l‟on redécouvre un genre, il faudra avoir redécouvert les

auteurs initiateurs de ce genre, et c‟est précisément là le premier point que nous avons

constaté : à partir de la deuxième moitié du XVe siècle, les trois auteurs satiriques latins ont

tous été édités plus ou moins soigneusement. Mais pour rendre ces auteurs accessibles à un

public plus large et pour stimuler les poètes nationaux à les imiter ou rivaliser, les poéticiens du

XVIe siècle ont dû fournir les principaux traits des satires latines. Pour ce faire, ils se basaient

sur deux arts poétiques anciens, dont l‟une était connue depuis toujours ; il s‟agit de l‟Epître

aux Pisons d‟Horace, dont un passage semblait parler de la satire. L‟autre, redécouverte en

Italie à la fin du XVe siècle et répandue un peu plus tard en France, ne parlait au contraire

nullement de la satire. Or les humanistes, soucieux de conférer à la satire un statut poétique, lui

appliquaient la théorie aristotélicienne de la tragédie, dans laquelle la notion de l‟imitation joue

un rôle primordial.

La renaissance et la valorisation de la satire n‟ont néanmoins pas été suivies de l‟éclosion d‟une

pratique satirique au XVIe siècle. Ceci, nous l‟avons constaté au cours du deuxième chapitre.

Dans un premier temps, nous avons voulu comparer a contrario la situation en France avec

celle en Italie. Outre la pratique de la satire néo-latine, déjà dans la deuxième moitié du XVe

siècle, l‟Italie a vu assez tôt la naissance de deux traditions satiriques différentes, l‟une

classique et ariostesque, l‟autre burlesque, bouffonne et bernesque. Ces courants-ci n‟ont pas

cessé d‟influencer plus tard la satire en France, au moins jusqu‟au premier quart du XVIIe

siècle. Dans un second temps nous nous sommes penchés sur les titres des poèmes qui

pourraient – plus ou moins à bon droit – se considérer comme des satires. Le constat n‟était pas

encourageant : ou bien est appellé « satire » un poème qui ne l‟est pas réellement, ou vice

versa. Ceci prouve qu‟au XVIe siècle, et surtout dans sa première moitié, l‟on ne conçoit pas

Page 50: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

50

encore la satire comme un genre distinct. Sa pratique hésite donc à renaître. Dans un troisième

temps nous avons voulu comprendre cette hésitation et nous en avons cherché les causes

principales. La première était l‟étymologie erronée, qui s‟est répandue au cours du siècle entier,

jusqu‟à ce que Casaubon résolve ce problème de l‟origine. Mais après lui encore, on liait

volontiers satire et drame satyrique grec. La source de ce malentendu est Horace lui-même, qui

dans quelques passages de ses Sermones et de son Art poétique, avait diffusé déjà la fausse

origine. D‟autres sources sont les grammairiens Donat et Diomède aux IVe et Ve siècles.

Pourtant, comme nous l‟avons constaté, Diomède n‟a pas explicitement rapporté la satire aux

pièces satyriques grecques. La fausse étymologie ne pourrait néanmoins pas expliquer elle

seule les difficultés éprouvées par la satire, comme en témoigne la floraison du genre en Italie,

où l‟erreur étymologique était également répandue. L‟importance majeure de ce facteur

provient surtout du fait qu‟il conditionne l‟existence de deux genres que l‟on associait à la

satire antique. Il s‟agit premièrement de la « satyre », genre dramatique nouveau, inventé par

Collerye ou par Aneau, dont les pièces sont appelées soties. La « satyre » est censée relever du

drame satyrique grec. Deuxièmement il s‟agit du coq-à-l‟âne, genre probablement inventé par

Clément Marot en 1530 et considéré comme étant le continuateur de la satire romaine. La

troisième cause est constituée par la position ambiguë occupée par la Pléiade. Dans sa Deffence

et Illustration de la langue françoyse, Du Bellay a beau inciter les poètes à composer de

véritables satires classiques à la manière d‟Horace, dans une forme héroïque et sous le titre

même de la satire, il ne répond pas (entièrement) à son propre appel. L‟exemple le plus saillant

est fourni par son Poète courtisan, une véritable satire lucilienne, mais pas intitulée ainsi.

Ronsard de sa part a bien écrit des satires, mais lui aussi ne les présente pas comme telles. La

quatrième raison était l‟admiration énorme que l‟on éprouve pour Horace. En préférant de loin

le poète de Venouse à Juvénal, les humanistes sont amenés à considérer la satire comme une

sorte d‟épître et en outre à refuser parfois au satirique le statut de poète. Les guerres de

Religion avec leur violence extrême pourraient être considérées comme une autre raison pour la

renaissance tardive de la poésie satirique en France. Les libelles, les pamphlets et les invectives

tout court s‟accordaient mieux à l‟engagement politique des écrivains que la satire avec sa

forme poétique stricte et ses règles codées. Tout à la fin du second chapitre, nous avons conclu

que la satire au XVIe siècle pouvait désigner, soit un genre dramatique, la « satyre », soit le

coq-à-l‟âne, soit l‟invective qui ne se limite pas à un genre précis. Nous avons vu également

que c‟était surtout dans la première moitié du siècle que la satire ne constitue pas encore un

genre nettement établi. Depuis l‟apparition du manifeste littéraire extrêmement important de

Page 51: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

51

l‟Angevin, au milieu du siècle, les théoriciens adaptent graduellement leur conception

précédente en faveur d‟une qui considère la satire comme un genre poétique à part.

C‟est en vue de ce constat que nous avons entamé le troisième chapitre. Les théoriciens

considérant la satire effectivement comme un genre bien établi, avec une forme fixe et une

tradition qui remonte à Lucilius, la concevaient soit comme horatienne, soit comme

juvénalienne, dépendamment de leur préférence. C‟est ainsi que nous avons vu s‟ériger deux

types de satires tout à fait différents : l‟un (sou)riant, modéré, gracieux ; l‟autre plein

d‟indignation, mordant et hyperbolique. Au cours de la Renaissance, le type horatien

l‟emportait facilement de celui de Juvénal, tant chez les théoriciens humanistes que chez les

poètes. Cette hiérarchie s‟est inversée au XVIIe siècle, quand le style sublime juvénalien

semblait se convenir à l‟esprit héroïque propre au « siècle de Louis XIV » voltairien.

Malgré tous les malentendus et toutes les difficultés que la satire a éprouvées au XVIe siècle,

c‟est bien pendant le dernier quart de ce siècle qu‟elle était réellement en vogue. En effet, la

satire a fleuri sous le règne d‟Henri III et du Vert Galant, de même que pendant la Régence de

Marie de Médicis, pour péricliter graduellement à l‟Age classique, en dépit du prestige de

Boileau. C‟est à la Renaissance que le genre a été étudié le plus activement et qu‟il a fait naître

un nombre considérable de discussions diverses : sur sa nature, sa forme, sa fonction, son statut

etc. Moins impressionnante pourtant était sa pratique. Exception faite de quelques exemples

assez rares, les premières satires luciliennes n‟apparaissaient qu‟au début du XVIIe siècle.

Ainsi Vauquelin publiait à l‟intérieur de ses Diverses Poësies son recueil de Satyres en 1604,

même s‟il les avait écrites bien avant (dans le dernier quart du siècle précédent). Ceci vaut

également pour Mathurin Régnier, le plus grand satirique français de la Renaissance, qui

composa les siennes pendant la première décennie du XVIIe siècle.

Page 52: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

52

II. Les trois poèmes latins d’Etienne de La Boétie adressés à

Montaigne

1. Introduction

1.1. La question

Dans la partie précédente, nous avons voulu acquérir une bonne intelligence du problème de la

conception et la situation satiriques en France au XVIe siècle. C‟était une partie entièrement

théorique dans laquelle nous avons tenté de résumer les opinions essentielles sur ce sujet. Dans

la deuxième partie de notre étude, nous analyserons un exemple d‟une prétendue satire (appelée

ainsi par Montaigne, voir note 1).

Or, le poème dont il sera question est une satire latine. Pourtant, la première partie de cette

étude prenait en considération surtout la situation de la satire française. Nous ne pensons

toutefois pas que la situation de la satire néo-latine diffère tellement de celle de la satire

française. D‟ailleurs, quand nous étudiions la conception satirique au XVIe siècle, nous

n‟avons guère constaté de divergences saillantes entre par exemple les opinions des poéticiens

néo-latins et celles des poéticiens français. L‟orthographe latine du mot (satyra), révèle en

outre la même confusion étymologique que nous avons constatée dans l‟orthographe française

(satyre).

Malgré cette situation également assez pénible, il exisait néanmoins une certaine pratique

satirique néo-latine en France au XVIe siècle, toujours de la main d‟un Français ou d‟un Italien.

Rossettini mentionne les publications suivantes : dix livres de satires du poète néo-latin italien

Filelfe (publiés à Paris en 1508 et en 1518) ; les attaques contre les moines de Buchanan, dans

ses Elégies et ses Epigrammes (publiées à part à partir de 1530 et réunies posthumement en

1584) ; les satires d‟Angerianus (un Italien), publiées à Paris en 1542 ; celles de Janus Anisius

(Varia poemata et Satyrae), également un Italien, publiées à Naples en 1530/1531 (aucune

mention d‟une publication en France) ; deux satires de Muret dans ses Juvenilia (publiés à Paris

en 1552) ; les satires de Turnèbe (aucune mention d‟une publication au XVIe siècle) ; celles de

Michel de l‟Hôpital (Epistolae seu sermones), écrites entre 1558 et 1567, publiées en 1585 (une

pièce, l‟épître I, 4, est intitulée « satyre ») et finalement les quelques satires écrites par Scaliger

Page 53: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

53

(J.C.) (1546 et surtout 1591) et par Grotius (ses satires, ses élégies et ses épigrammes étaient

réunies en 1617).162

Bien que ce ne soit pas une liste véritablement minimale, et qu‟on puisse y

ajouter peut-être encore quelques pièces latines de Théodore de Bèze163

et de Joachim Du

Bellay164

, on ne peut pas parler d‟une véritable tradition satirique néo-latine en France : la

plupart des satires ne sont pas intitulées ainsi et figurent dans un recueil comportant des poèmes

à genres divers : on ne rencontra que rarement un recueil satirique entier (le seul à avoir paru en

France au XVIe siècle est celui de l‟Italien Filelfe). Pour ce qui est de la conception du genre,

nous avons consulté, faute d‟une étude détaillée de la satire néo-latine en France, l‟utile

Companion to Neo-Latin Studies. Dans l‟introduction du petit chapitre consacré à la satire165

,

Ijsewijn énumère (le plus souvent par l‟intermédiaire d‟un exemple) les conceptions différentes

des notions satira et sermo : les Sermones de l‟humaniste italien Urceus Codrus (qui les appelle

également orationes) sont des essais plus ou moins longs en prose ; les Satyrae medicae de

Georgius Franck von Frankenau (mais elles ne sont écrites qu‟en 1722, de sorte qu‟elles

n‟entrent pas en ligne de compte pour notre sujet) sont des essais académiques ; ensuite

Ijsewijn mentionne la confusion entre la satire et l‟épître métrique et la conception de la satire

comme un poème polymétrique.166

Il semble donc que la satire néo-latine n‟éprouve pas

uniquement en France des difficultés quant à la conception du genre.

Au moment où Etienne de La Boétie (1530-1563) écrivit ses poèmes latins (entre 1554 et

1563)167

, il n‟existait donc pas une réelle tradition satirique (française ou néo-latine) dont il a

pu s‟inspirer. Rien d‟étonnant non plus à ce qu‟il n‟ait pas intitulé son poème XX une

162

Notre énumération des satires est une paraphrase de Rossettini 1958 : 30-31(la satire néo-latine de la

Renaissance). 163

McFarlane, I.D., Poésie néo-latine et poésie de langue vulgaire à l‟époque de la Pléiade, in : Ijsewijn, J. (ed.),

Acta Conventus Neo-Latini Lovaniensis. Proceedings of the first international congress of Neo Latin studies,

Louvain 23-28 August 1971. Leuven 1973, p. 392 note qu‟ « il [sc. Théodore de Bèze] avait compose des vers

latins dès sa prime jeunesse, mais ce ne fut qu‟en 1548 qu‟il publia ses Poemata, dont cinq éditions se succédèrent

avec la plus grande rapidité. … En premier lieu, il faisait preuve d‟un remarquable don satirique. » 164

Quelques-unes de ses épigrammes latines qui figurent dans le deuxième livre de ses Poemata (1558), seraient

des satires. Or, Il ne s‟y appuie pas de l‟hexamètre. Ceci ne gêne pourtant pas G. Demerson à conclure la chose

suivante : « Qu‟on ne se hâte pas trop de conclure de ces manques que Du Bellay n‟a pas composé de « satire ».

Sans doute, la fameuse déclaration « satura tota nostra est » met bien en cause le seul « sermo » en hexamètres

suivis. … Le poète français d‟expression latine [sc. Du Bellay] a joui de cette liberté. Il semble que, selon lui,

l‟instrument privilégié de son temps soit le « versiculus », c‟est-à-dire l‟hendécasyllabe phalécien. » Citation de

Demerson, G., « Fel, mel, sal ». Joachim Du Bellay, poète satirique latin, in : Joachim Du Bellay et la belle

romaine. Orléans 1996, p. 71. 165

Ijsewijn, J., Satires and Metrical Epistles, in: Ijsewijn, J., Sacré, D. (eds.), Companion to Neo-Latin studies.

Part II: Literary, linguistic, philological and editorial questions. Leuven 1998, pp. 67-78 166

Paraphrase d‟Ijsewijn 1998: 67-68. 167

Mentionné par Galland-Hallyn, P., Les « essais » latins d‟Etienne de La Boétie (Poemata, 1571), in : Tetel, M.

(ed.), Etienne de La Boétie, Sage révolutionnaire et poète périgourdin. Actes du Colloque International Duke

University, 26-28 mars 1999. Paris 2004, p. 121

Page 54: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

54

« satire ». Or, Montaigne, l‟éditeur des Poemata de son ami, l‟a bien fait dans le chapitre « De

l‟Amitié » des Essais. Et depuis ce moment-là, on a toujours pris comme chose évidente son

statut satirique, sans jamais l‟avoir étudié d‟une façon détaillée. Désirant de combler ce vide

remarquable, nous nous consacrerons dans cette partie à vérifier si le poème est à considérer

comme une véritable satire. Quelle est sa dette envers la satire ancienne ? Quelles similitudes y

a-t-il à discerner ? Quelles sont les éventuelles nouveautés ou déviations ?

Mais à côté de cette question principale, nous l‟estimons également nécessaire de prendre en

considération les deux autres poèmes latins adressés à Montaigne (poemata I et III). Etant

donné qu‟ils s‟adressent au même destinataire, ces trois poèmes sont liés d‟une façon naturelle.

Si l‟on négligeait les deux autres, on risquerait de perdre leurs éventuels rapports littéraires qui

pourraient prouver leur utilité pour la détermination du statut du poema XX. Notons d‟ailleurs

que l‟ensemble des trois textes n‟a pas non plus été étudié d‟une façon détaillée. Bien qu‟ils

aient été deux fois édités et traduits ensemble168

, introduits globalement169

, discutés

biographiquement (l‟accent y est porté surtout sur la relation amicale entre La Boétie et

Montaigne) et partiellement traduits par Sainte-Beuve170

, ils n‟ont pas encore été étudiés en tant

que textes littéraires.

1.2. Méthodologie

Puisque nous nous consacrerons, dans cette partie, à deux analyses différentes, nous devrons

faire usage de deux méthodes différentes. La première analyse (2.1, 2.2, 2.3) sera une analyse

littéraire globale des trois poemata, dans laquelle nous aimons nous appuyer sur le close

reading, la méthode fameuse qui n‟a jamais quitté la critique littéraire occidentale depuis son

invention par le New Criticism. Cette lecture détaillée et fidèle au texte tiendra compte du plus

possible d‟éléments : l‟enchaînement structurel du texte, son contenu, ses caractéristiques

formelles, thématiques, etc. Mais à côté des propriétés saillantes du texte même, nous aimons

également étudier la pratique intertextuelle telle qu‟elle s‟établit dans chacun des poèmes.

168

La première fois (avec une traduction française) par Louis Cestre dans le Bulletin de la Société des Amis de

Montaigne, première série, 4 (1921), 351-380 ; la deuxième fois (avec une traduction anglaise) par James Hirstein

(éditeur) et Robert D. Cottrell (traducteur) dans Montaigne Studies 3, 1-2 (1991), 15-47. L‟édition et la traduction

de Cestre étaient mentionnés par Cottrell, R.B., An Introduction to La Boétie‟s Three Latin Poems Dedicated to

Montaigne, Montaigne Studies 3, 1-2 (1991), p. 13. 169

Cottrell, R.B., An Introduction to La Boétie‟s Three Latin Poems Dedicated to Montaigne, Montaigne Studies

3, 1-2 (1991), 3-14 170

Sainte-Beuve, C.-A., Etienne de La Boetie. L‟ami de Montaigne, in : Causeries du lundi (Tome IX). Paris 1870,

140-161

Page 55: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

55

Pendant l‟analyse globale des poèmes, nous suivrons le mouvement structurel du poème, pour

que sa logique interne soit respectée le plus fidèlement possible. Respecter l‟ordre originel

contribue d‟ailleurs à la clarté structurelle de la propre analyse. Pour la même raison de clarté,

nous citerons souvent des passages du texte. Bien que les poèmes soient joints en annexe à

notre étude, nous voudrions toutefois faire usage de la citation, ce qui facilite et éclaircit

l‟analyse (ainsi que sa lecture). La citation nous contraindra également à nous limiter aux

données textuelles et à ne pas tomber dans la pure interprétation, ou, pire encore, dans la

spéculation.

La seconde analyse (chapitre 3) sera l‟analyse satirique du poema XX. Afin de vérifier si ce

poème-ci est une véritable satire lucilienne, il nous faudra établir une liste des caractéristiques

essentielles de la satire ancienne avant de les appliquer au poème. Pour ce faire, nous nous

inspirerons d‟un article de Bartolomé Pozuelo171

, dans lequel il analyse quelques prétendues

satires néo-latines. Avant qu‟il n‟analyse leur statut satirique, il établit d‟abord une liste des

critères satiriques repérés de l‟œuvre des trois satiriques latins classiques.

171

Pour la référence : voir note 3.

Page 56: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

56

2. Poemata I, III et XX d’Etienne de La Boétie172

Dans ce chapitre, nous décrirons et interprèterons les trois poèmes latins d‟Etienne de La

Boétie dédiés à Montaigne. Mais avant de commencer, nous aimons introduire très brièvement

l‟œuvre latine de La Boétie ; pour ce faire, nous nous appuierons sur la caractérisation générale

et éditoriale des Poemata par Michel Simonin :

Nanti d‟un pareil bagage, baigné par le milieu de Dorat et de L‟Hospital, il était presque

nécessaire que La Boétie rimât en latin. Les Stephani Boetiani, Consilarii regii in Parlamento

Burdigalensi, Poemata, ainsi introduits par la page de titre qui leur est propre, ont vu le jour

posthumes [sic] dans l‟édition des Vers François de feu Estienne de la Boetie Conseiller du

Roy en sa Cour de Parlement de Bordeaux donnée par Montaigne chez Frederic Morel en 1571

seulement. Ils comptent vingt-sept pièces de La Boétie, une de Dorat, et sont précédés par une

dédicace de Montaigne à Michel de L‟Hospital, le chancelier alors en disgrâce, mais d‟abord

l‟un des meilleurs poètes néo-latins de son temps.173

Pour ce qui est de l‟ordre des vingt-huit poèmes, on ne sait pas avec certitude s‟il est choisi par

La Boétie ou par Montaigne. Citons de nouveau Simonin qui suggère que l‟ordre, tel que nous

le connaissons, est bien de La Boétie :

Nous ignorons si La Boétie avait préparé le recueil tel qu‟il se présente ou bien si l‟ordre où

nous le lisons, voire le choix des pièces réunies appartiennent à Montaigne. Comme il n‟en dit

rien dans sa préface, il est permis de penser qu‟il a trouvé cette « ferraille » telle quelle dans

les papiers du défunt. Ce ne sont du reste pas quelques hapax et plusieurs formes suspectes,

repérées et corrigées pour certaines par Feugère, Dezeimeris et Bonnefon qui donneront à

penser que Montaigne s‟est mêlé d‟autre chose que de laisser reproduire le manuscrit.174

172

Les trois poèmes latins de La Boétie se trouvent en fin de volume, dans l‟appendice. Nous utilisons l‟édition

assez récente de Louis Desgraves: Stephani Boetiani Poemata in : Desgraves, L. (ed.), Oeuvres complètes

d‟Estienne de La Boétie. Bordeaux 1991. Ce n‟est en fait qu‟une version modernisée de l‟edition standard de la fin

du 19e siècle (1892), de Paul Bonnefon.

173 Simonin, M., La Boétie, in : Nativel, C. (ed.), Centuriae Latinae. Cent une figures humanistes de la

Renaissance aux Lumières offertes à J. Chomorat. Genève 1997, p. 474 174

Simonin 1997 : 474

Page 57: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

57

2.1. Poema I

Le premier poème, adressé à Belot et à Montaigne (Ad Belotium & Montanum), qui nous

intéresse ici, constitue également la première pièce du recueil entier. Dans le poème, La Boétie

dit adieu à ses amis et à sa patrie ruinée. Dans le premier passage (1-11), il se consacre à

s‟adresser aux deux hommes et à annoncer sa décision radicale. Citons-en les sept premiers

vers :

Montane, ingenii iudex aequissime nostri,

Tuque, ornat quem prisca fides candorque, Beloti,

O socii, o dulces, gratissima cura, sodales,

Quae mens ? qui vobis animus ? quos ira Deorum

Et crudelis in haec servavit tempora Parca ?

Nam mihi consilii nihil est, nisi, quo rapiet fors,

Vel ratibus vel equis, laribus migrare relictis :

A travers la séquence de l‟apostrophe (Montane) et la construction : iudex + adjectif en Ŕe

(aequissime) + complément déterminatif de possession, consistant en un substantif (ingenii) et

en l‟adjectif pronominal « noster » (nostri), le premier vers du poème rappelle le premier vers

d‟Horace, Epistulae I, 4 : Albi, nostrorum sermonum candide iudex.175

Ainsi semble s‟établir,

dès le début, un certain rapport entre poema I est la lettre poétique (ou les lettres poétiques en

général) d‟Horace. Il est bien possible que La Boétie veuille ainsi signaler la similitude

formelle existant entre son poème latin et les Epistulae (tous les deux composés en hexamètres

et adressés fictivement à un destinataire). Aux vers 4-5 se trouve une première référence, assez

vague, à la situation historique déplorable (quos ira Deorum / et crudelis in haec servavit

tempora Parca ?). Après avoir demandé à Belot et à Montaigne ce qu‟ils envisagent eux-

mêmes (quae mens ? qui vobis animus ?), La Boétie annonce son plan à lui : partir (migrare) et

dire adieu à son pays natal (vale natali dicere terrae, v. 11).

Le passage suivant (12-17) explique la raison pour laquelle il veut émigrer :

Vidimus excidium : quid adhuc calcare parentis

175

Feugère, L. (ed.), Oeuvres complètes d‟Estienne de La Boëtie réunies pour la première fois et publiées avec des

notes. Paris 1846, p. 357 mentionne cette référence. La citation d‟Horace provient de l‟édition suivante : Kligner,

F. (ed.), Q. Horati Flacci Opera, Teubner. Leipzig 1970

Page 58: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

58

Busta iuvat ? patriae quando nihil est opis in me,

Parcam oculis. (12-14a)

C‟est assez d‟avoir vu sa chute (vidimus excidium) ; il ne veut pas de surcroît piétiner les

tombes de ses parents (calcare parentis / busta).

Aux vers 18-34, La Boétie fournit davantage d‟informations sur le refuge. Le passage accorde

beaucoup d‟importance au rôle déterminatif des dieux :

Ipsa fugam iam tum nobis minus aequa monebant

Numina, cum ignotos procul ostendere sub Austro

Telluris tractus, et vasta per aequora nautae

Ingressi, vacuas sedes et inania regna

Viderunt, solemque alium, terrasque recentes,

Et, non haec, alio fulgentia sidera caelo. (18-23)

Il y a quelque temps déjà, les dieux ont conseillé la fuite, quand ils montraient, au sud (sub

Austro), des terres inconnues (ignotos … telluris tractus) et des navigateurs ont vu des lieux et

des royaumes vides (vacuas sedes et inania regna). Notons que le vers 21 constitue une

adaptation de la description des enfers par Virgile dans le sixième livre de l‟Enéide, v. 269 :

perque domos Ditis vacuas et inania regna176

et qu‟il suggère ainsi que ces terres inconnues

sont en fait un lieu de la mort. Les dieux n‟ont pas seulement conseillé la fuite ; ils ont

également causé les troubles guerriers en Europe (cum iam crudeli perdere ferro / Europam

late superi, vv. 24-25a) et en même temps prévu une terre nouvelle pour les fugitifs (providisse

novum populis fugientibus orbem, v. 27). Aux vers 28-29a ensuite, une description moins

vague des terras recentes (v. 22) est donnée pour la première fois : hincque sub hoc seclum,

Dis annitentibus, alter / emersit pelago mundus. C‟est une allusion claire à la découverte de

l‟Amérique à la fin du XVe siècle (sub hoc seclum). Or, il ne faut pas assimiler simplement le

refuge de La Boétie à l‟Amérique. Les vacuas sedes et inania regna du vers 21 ne suggèrent

pas uniquement une similitude avec les enfers, mais laissent aussi entendre qu‟il s‟agit de terres

inhabitées. Une description plus détaillée se trouve aux vers 29b-34 :

176

Mentionné et cité par McKinley, M.B., Les « champs vagues » de La Boétie, in : Les terrains vagues des

„Essais‟ : itinéraires et intertextes. Paris 1996, p. 46. Quant à la citation de Virgile, nous avons utilisé cette

édition-ci : Hirtzel, F.A. (ed.), P. Vergili Maronis opera, SCBO. Oxford 1963.

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59

Vix lubrica primum

Sustinuisse ferunt rarae vestigia gentis :

molle solum curvum nunc ultro poscit aratrum,

et nulli parens invitat gleba colonos.

Hic gratis dominum lati sine limite campi

Quemlibet accipiunt, ceduntque in iura colentis.

D‟après les rumeurs (ferunt), à peine quelques pas d‟un rare peuple humain ont pu résiter à sa

surface glissante (lubrica … sustinuisse) : c‟est une spécification du caractère vide (vacuas …

inania) du pays décrit. La terre qui ne procrée rien/personne (nulli parens … gleba), invite elle-

même les colons européens. Les deux derniers vers du passage mettent l‟accent sur la

serviabilité de ces champs infinis (sine limite campi). Que peut-on conclure de la description

des terres nouvelles ? Comme le dit McKinley, « la terre évoquée par La Boétie n‟a pas

d‟habitants indigènes. Il n‟y a pas d‟Indiens, donc, pas de détails sur les différences culturelles

entre ce nouveau pays et le monde connu. Le Nouveau Monde de La Boétie n‟existe qu‟en

fonction des Européens. De premier abord, on dirait que c‟est un pays de rêve colonial. »177

Dans le dernier passage du poème (35-50), il s‟agit de nouveau (voir vv. 6-11) du plan de La

Boétie d‟émigrer vers ces champs lointains. Le passage s‟ouvre dans un esprit de confiance :

Huc iter, huc certum est remisque et tendere velis,

Unde nec aspiciam impatiens tua funera, nec te

Aversis palmas tendentem, Gallia, divis. (35-37)

Plein de confiance, il considère sa décision comme ayant un avantage important : elle

l‟empêche de voir la mort de son pays, comme l‟exprime son apostrophe à la France. Il lui sera

attribué là également un lieu de séjour, éloigné des armes civiles : Hic sedes olim procul a

civilibus armis / sortiar (vv. 38-39a). Notons que c‟est la première référence explicite aux

guerres civiles. La suite du passage offre une image plus ambiguë du nouveau monde. Au bout

du compte, il ne sera là qu‟un étranger insignifiant (ignobilis advena, v. 39), il sera privé de ses

amis (haud sine vobis / o utinam, socii, vv. 40b-41a), et l‟image douloureuse de la France en

ravages lui reviendra toujours : Quacumque sequetur / prostratae facies, tristisque recurret

imago (vv. 42b-43). Le poème s‟achève ainsi :

177

McKinley 1996 : 46

Page 60: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

60

Unum hoc sollicitus, securus caetera rerum,

Exul agam, certusque larem non visere, fati

Opperiar leges externo in littore ; seu me

Ante diem rapient peregrini taedia caeli,

Sive diu superesse colus volet arbitra vitae. (46-50)

Dans ces derniers vers caractérisés par une passivité remarquable, on peut discerner un ton

ovidien, et, comme le note Louis Desgraves sons son édition des œuvres d‟Etienne de La

Boétie, peregrinum caelum est une « expression d‟Ovide » (Tristia IV, 8, v. 25)178

. La fin

répond à la déclaration de La Boétie au début du poème qu‟il veut partir « quo rapiet fors » (v.

6) : là où le sort l‟entraîne, il mènera une vie elle-aussi réglée par le sort, mais cette fois-ci par

un autre type de sort (fati, v. 47) qui sera l‟arbitre de la vie, de sa vie (arbitra vitae, v. 50).

On pourrait conclure que poema I est un poème qui exprime le dégoût du poète confronté aux

guerres civiles troublant sa patrie, et qui annonce son départ fictif vers une terre inhabitée

lointaine. Mais une telle conclusion ne suffira plus si l‟on se rend compte que le poème est

modelé thématiquement sur un texte classique, à savoir sur l‟Epode 16 d‟Horace.179

S‟il y a très

peu de réminiscences verbales entre les deux textes, on peut néanmoins trouver des similitudes

importantes au niveau du thème. Pour commencer, la situation est la même dans les deux

poèmes ; comme le dit McKinley, « l‟Epode 16 d‟Horace … (est un) poème qui exprime

l‟horreur de son auteur devant le spectacle des guerres civiles à Rome et qui donne son conseil

à ses compatriotes de fuir un continent maudit et de partir en exil volontaire. »180

Comparons la structure de l‟épode horatienne avec celle du poème néo-latin :

- Horace

1-14 : description de Rome ravagée

15-40 : la proposition/incitation aux compatriotes de partir avec une subdivision

structurelle : 15-24 : incitation générale de partir lointain

25-34 : jurer de ne jamais revenir

35-40 : à nouveau appel général de partir

41-62 : description du refuge

178

Desgraves, L., Œuvres complètes d‟Estiennde de La Boétie. Bordeaux 1991, Tome II, p. 88 179

McKinley 1996 : 46-48 a mentionné (et expliqué, quoique très brièvement) le rapport entre le poème de La

Boétie et celui d‟Horace. 180

McKinley 1996 : 46-47

Page 61: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

61

63-66 : le rôle de Jupiter + la prophétie d‟Horace

- La Boétie

1-5 : adresse aux amis

6-11 : la décision de LB de partir

12-17 : la chute de son pays (la raison pour laquelle il va partir)

18-27 : la responsabilité des dieux

28-34 : description du refuge

35-45 : la prédite situation là-bas

46-50 : prophétie sur son propre sort

On peut donc concevoir quelques similitudes structurelles : la première concerne le début de

chacun des poèmes. Les premiers 24 vers de l‟épode représentent la situation de base (la

destruction de Rome) et l‟appel de partir ; si l‟on laisse de côté l‟adresse initiale aux amis (1-5),

les premiers 17 vers du poema I comportent les deux mêmes éléments, mais dans l‟ordre

inverse : d‟abord la décision de La Boétie de partir (6-11) et puis la dénonciation de la situation

néfaste de sa patrie (12-17). Remarquons d‟ailleurs que tant dans la pièce d‟Horace que dans

celle du poète français, une tournure concessive dans laquelle les poètes demandent s‟il existe

une meilleure solution, suit le moment où est annoncé le départ pour la première fois :

- La Boétie :

Après l‟annonce qu‟il va partir aux vers 6-7 (nam mihi consilii nihil est, nisi, quo rapiet

fors, / vel ratibus vel equis, laribus migrare relictis), il dit : hoc sequar, utilius nisi quid

vidistis uterque (v. 8)

- Horace :

Après la première incitation aux compatriotes de partir (ire, pedes quocumque ferent,

quocumque per undas / Notus vocabit aut protervos Africus, vv. 21-22), il demande : sic

placet ? an melius quis habet suadere ? (v. 23)

La deuxième similitude structurelle apparaît dans la deuxième moitié de chacun des poèmes :

dans le cas d‟Horace, les vers 41-62 sont consacrés à la description du refuge et la conclusion

(63-66) comporte la prophétie du poète. Chez La Boétie, 28-34 sont une description du refuge,

35-45 une spéculation sur les conditions de la vie là-bas (et donc grossièrement aussi une

description du refuge) et 45-50 comporte une prophétie du poète à l‟égard de sa propre vie.

Qui plus est, il y a, sur le plan du contenu, une ressemblance entre le refuge d‟Horace et celui

de La Boétie :

Page 62: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

62

- Horace :

Nos manet Oceanus circumvagus : arva beata

Petamus, arva divites et insulas (41-42)

La première partie (v. 41a) exprime que la terre destinée aux fugitifs se situe dans

l‟océan; la deuxième partie (vv. 41b-42) spécifie le statut de ce lieu : il s‟agit des

champs élyséens et des Iles Fortunées181

où résident éternellement les défunts. Fortuné

qu‟il soit, ce lieu est un terrain de la mort ;

- La Boétie :

Le refuge se trouve également dans la mer, comme l‟expriment les vers 28-29a :

Hincque sub hoc seclum, Dis annitentibus, alter / emersit pelago mundus. Comme nous

l‟avons dit déjà, c‟est une allusion visible à l‟Amérique récemment découverte. Mais il

ne faut pas oublier que les vacuas sedes et inania regna du vers 21 dénotent (à travers la

référence au vers de l‟Enéide) le royaume des ombres, où, tout comme dans les champs

élyséens d‟Horace, les héros résident perpétuellement. Le refuge est donc dans les deux

cas un lieu de la mort. Mais tandis que chez Horace, il s‟agit uniquement des Iles

Fortunées, l‟alter mundus de La Boétie est composé de deux éléments (l‟Amérique et

l‟au-delà).

En ce qui concerne la prophétie à la fin de chacun des textes, elle n‟est pas similaire dans les

deux cas. A la fin de l‟épode, Horace prédit aux pieux une fuite salutaire des temps de fer :

Iuppiter illa piae secrevit litora genti,

Ut inquinavit aere tempus aureum,

Aere, dehinc ferro duravit saecula, quorum

Piis secunda vate me datur fuga. (63-66)

A la fin du poème néo-latin, La Boétie fait une prédiction sur le déroulement de sa propre vie

future dans le pays nouveau :

Seu me

Ante diem rapient peregrini taedia caeli,

Sive diu superesse colus volet arbitra vitae. (48b-50)

181

McKinley 1996 : 47

Page 63: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

63

Nous avons également découvert, au vers 35 du poema I, une réminiscence verbale du vers 59

de l‟épode : comparez Huc iter, huc certum est remisque et tendere velis (LB, v. 35) à non huc

Argoo contendit remige pinus (Horace, v. 59). « Huc … huc » reprend « non huc », « tendere »

rappelle « contendit » et dans « remisque », l‟on entend une réminiscence de « remige ». A côté

de cette allusion verbale, il y a aussi une similitude au niveau du contenu : le lieu que l‟on veut

atteindre (et dénoté par huc) est dans les deux cas le refuge, et c‟est deux fois par

l‟intermédiaire d‟un bateau qu‟on touchera l‟île (remisque et tendere velis/Argoo contendit

remige pinus).

Il existe donc un rapport thématique et structurel entre le poème de La Boétie et celui d‟Horace.

Il y a pourtant aussi quelques divergences importantes. La première concerne la subjectivité

personnelle. Horace fait des descriptions et des exhortations aux Romains sur un ton assez

généralisant : il semble être celui qui observe de distance, tandis que La Boétie s‟intègre lui-

même dans le récit du poème. On pourrait prudemment affirmer qu‟il a composé une version

intime de la seizième Epode. Cette subjectivité se révèle d‟abord au début du poème (quand il

adresse ses amis, vv. 1-5) : Montane … nostri … tuque … Beloti … socii… C‟est la voix de

l‟ami intime (apostrophe directe, deuxième personne), et non de l‟observateur distant qui n‟est

qu‟un des nombreux habitants de la ville affligée. Aussi cette différence de personnalité

s‟avère-t-elle dans les passages « correspondants », p.ex. dans celui où est annoncée la décision

(de La Boétie)/l‟exhortation (par Horace) de partir : comparez nam mihi consilii nihil est …

migrare (LB, vv. 6-7) à nulla sit hac potior sententia … ire, pedes quocumque ferent…

(Horace, vv. 17-21). Considérons également la différence entre d‟une part hoc sequar, …

vidistis … (LB, v. 8) et d‟autre part sic placet ? … quis … (Horace, v. 23). Horace a opté pour

un style impersonnel : l‟emploi du pronom ego et des verbes conjugués dans la première

personne est évité dans l‟épode. La seule fois qu‟Horace se met lui-même en scène est au tout

dernier vers, lorsqu‟il prédit, en tant que poète prophétique, une fuite réussie aux gens pieux

(piis secunda vate me datur fuga, v. 66).

La deuxième différence est constituée par l‟importance accordée au rôle des dieux. Comme

nous l‟avons dit déjà, La Boétie présente, aux vers 18-27, les dieux comme étant ceux qui en

même temps ont conseillé la fuite, causé les troubles guerriers en Europe et prévu une terre

nouvelle pour les fugitifs. C‟est tout autrement chez Horace qui, dès le début de son poème,

met l‟accent sur la responsabilité de Rome elle-même :

Altera iam teritur bellis civilibus aetas,

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64

Suis et ipsa Roma viribus ruit. (1-2)

Pourtant, les dieux (notamment Jupiter) y apparaissent bien, mais ce n‟est qu‟éphémèrement,

tout à la fin du poème : Iuppiter illa piae secrevit litora genti, … (v. 63 et s.).

Que conclure du poema I ? A un premier niveau, il exprime la décision du poète qu‟il va quitter

son pays natal. Mais, à un deuxième niveau, ce premier poème semble contenir également une

couche métapoétique implicite : ainsi la fuite au nouveau monde serait une fuite poétique. Ceci

est suggéré implicitement dès le premier vers qui est une adaptation d‟Horace, Epistulae I, 4, v.

1. Si l‟on regarde un peu plus dans le détail cette « lettre » horatienne, on se rend compte que le

personnage adressé, le poète Tibulle, s‟est réfugié près de Pedum, une ville en Latium :

Albi, nostrorum sermonum candide iudex,

Quid nunc te dicam facere in regione Pedana? (1-2)

On a donc là déjà le contexte d‟une fuite d‟un poète, ce qui constitue un premier indice

implicite de la portée métapoétique du poème de La Boétie.

Un deuxième élément important est constitué par le lien qu‟entretient poema I avec la seizième

Epode d‟Horace. Une dimension métapoétique est ajoutée à ce texte par l‟introduction, au

dernier vers, de la figure du poète prophétique (vate me) : ainsi, la voix du poème quitte le

cadre fictionnel (ce cadre étant le récit de la destruction de Rome et de l‟incitation aux Romains

de quitter leur ville) pour s‟approprier explicitement le titre de poète. Par conséquence, la fuite

vers les arva beata qu‟il recommande comme poète, peut être considérée comme une fuite

poétique. S‟il est bien probable que La Boétie en ait conçu le caractère poétique, il est moins

facile d‟interpréter la fuite annoncée dans son propre poème. Comment la fuite chez La Boétie

se rapporte-t-elle à celle chez Horace ? Tandis qu‟Horace réserve la fuite des temps de fer aux

pieux, La Boétie va fuir lui-même. A-t-il donc suit le conseil du poète de Venouse ? S‟est-il

senti un pius adressé par Horace ? Dans l‟épode, aux vers se situant juste avant la conclusion

(59-62), Horace énumère quelques exemples de personnages légendaires non pieux, qui

n‟étaient donc pas à même d‟atteindre les Iles Fortunées :

Non huc Argoo contendit remige pinus

Neque inpudica Colchis intulit pedem ;

Non huc Sidonii torserunt cornua nautae,

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65

Laboriosa nec cohors Ulixei.

Ces côtes sont au contraire réservées par Jupiter à un peuple pieux (Iuppiter illa piae secrevit

litora genti, v. 63). Or, lorsque La Boétie, référant clairement au vers 59 du poème romain,

écrit : huc iter, huc certum est remisque et tendere velis (v. 35), il semble se considérer comme

appartenant à la pia gens. Si l‟appel lancé par Horace est un appel poétique, la réponse de La

Boétie sera elle aussi de nature poétique (pourvu que celui-ci l‟ait perçu également comme tel).

Qu‟est-ce que cela veut dire ? La réponse la plus logique serait qu‟en assumant le rôle de pius,

il va suivre fidèlement la poésie d‟Horace. Or, il nous faut néanmoins nuancer un peu : au cours

de son poème (et surtout à la fin), la fuite envisagée n‟est pas estimée positive sans équivoque :

le nouveau monde a une terre nulli parens (v. 32), est un règne de la mort (inania regna, v.

21) ; La Boétie ne sera là qu‟un ignobilis advena et toujours l‟image triste de la France ravagée

le poursuivra (quacumque sequetur / prostratae facies, tristique recurret imago, vv. 42b-43).

De surcroît, il mourra peut-être tôt (ante diem, v. 49) à cause de l‟horreur qu‟il éprouve pour le

ciel étranger. Il n‟est pas clair comment il faut interpréter ces réserves par rapport à la fuite vers

l‟alter mundus.

En guise de conclusion dernière, on pourrait dire que poema I semble annoncer implicitement

l‟inscription par son auteur dans la tradition de la poésie horatienne : la forme du poème

(hexamètres), l‟adresse directe au début (Montane … Beloti) et la référence claire au premier

vers suggèrent un lien avec les épitres d‟Horace, tandis que le thème et le contenu établissent

un rapport avec l‟Epode 16 d‟Horace.

2.2. Poema III

Le deuxième poème latin adressé à Montaigne est une ode à la vertu, composée en strophes

alcaïques, ce qui constitue une référence formelle implicite aux Carmina d‟Horace. On peut

discerner trois parties : la première (1-16) présente Montaigne s‟efforçant d‟atteindre la vertu ;

la deuxième (17-24) chante les louanges de la vertu ; la troisième (25-72) raconte l‟histoire

d‟Hercule au carrefour.

Dans la partie d‟ouverture, la situation de Montaigne, s‟engageant de monter sur l‟escalier

menant vers la vertu, est contrastée fortement avec celle du narrateur (La Boétie), qui, brûlant

de jeunesse, ne saurait occuper le rôle de guide spirituel de son ami :

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An te paternis passibus arduos

Luctantem honesti vincere tramites

Et ipse fervidus iuventa,

Rudiculus monitor, docebo ? (1-4)

Il faut immédiatement noter la part de l‟ironie dans ces premier vers, d‟abord à travers

l‟ambiguïté de paternis passibus et de luctantem: à côté du sens premier, attendu, de « dans les

traces de votre père » ou « comme votre père », il y a aussi un deuxième sens possible : « toi,

luttant, avec les pas d‟un père, de vaincre les raides échelons de la vertu … ». Lu ainsi,

Montaigne est présenté comme un vieil homme qui éprouvé beaucoup de difficultés à monter

sur une échelle. Le deuxième élément ironique réside dans les exagérations auto-ironiques de

fervidus iuventa et de ridiculus monitor d‟une part, et dans le contraste entre paternis et

iuventa. Il ne faut d‟ailleurs pas oublier qu‟en réalité, La Boétie est plus vieux que

Montaigne.182

Malgré la portée ironique de ces vers, le message central est que La Boétie est

trop inexpérimenté pour éduquer le plus mûr Montaigne. Cette même pensée revient dans la

strophe suivante (vv. 5-8), caractérisée elle aussi par un ton ironique :

Te sponte promptum, te volucri pede

Iamiam coronas tollere proximum,

Iam meta in extrema, pudendis

Exacuam stimulis volantem?

Cette fois-ci, Montaigne n‟est plus le vieil homme s‟efforçant de monter sur l‟escalier, mais au

contraire un rapide (promptum) cheval volant (volantem) échappé aux rênes du cocher. L‟ironie

réside chaque fois-ci dans le renversement total de l‟image précédente. Au vers 9-16, La Boétie

explique pourquoi il n‟est pas le maître approprié. Son conseil ne vaudra pas grand-chose, à

moins qu‟il soit appuyé par des hommes autoritaires vieux aux rides graves. Ceci s‟exprimé

aux vers 9-12 :

Et in protervos consilium valet

Linguae efficacis, si tamen huic fidem

Authoribus canis senecta

182

La Boétie est né en 1530, Montaigne en 1533.

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67

Conciliat gravibusque rugis.

Il n‟est pas clair à qui réfèrent les authoribus. S‟agit-il d‟un constat général ? Ou a-t-il en

mémoire des exemples ? La strophe suivante n‟y répond pas :

Me levis aetas discere dignior,

Vigorque plenus, tempore non suo

Repellit audentem monere

Et viridem reicit magistrum. (13-16)

Ayant l‟âge digne d‟apprendre, il est trop jeune pour éduquer un autre. A travers les références

à la jeunesse et au projet de grimper sur l‟échelle de la vertu183

, cette première partie du

troisième poème latin semble établir – au niveau thématique – un rapport intertextuel

thématique avec la troisième satire de Perse, notamment avec les vers 44-62.184

Dans ce

passage, le « comes » dit d‟abord que dans son enfance, il ne s‟intéressait qu‟aux jeux (44-51).

Puis il s‟adresse au « puer », son jeune interlocuteur stoïcien, qui a été bien formé par l‟école

stoïcienne :

Haut tibi inexpertum curvos deprendere mores

Quaeque docet sapiens bracatis inlita Medis

Porticus, insomnis quibus et detonsa iuventus

Invigilat siliquis et grandi pasta polenta ;

Et tibi quae Samios diduxit littera ramos

Surgentem dextro monstravit limite callem. (52-57)185

Le « surgentem callem » est thématiquement repris par La Boétie aux deux premiers vers

(arduos / luctantem honesti vincere tramites), tandis que le thème du « dextro limite » (c‟est

d‟abord une allusion à la vertu, la vertu se trouvant à la droite, mais aussi à la légende

183

Il est vrai que la jeunesse réfère au locuteur/poète et le projet vertueux au destinataire, mais il faut néanmoins

tenir compte de la portée ironique de la référence à la maturité de Montaigne, qui est en réalité plus jeune

qu‟Etienne de La Boétie. 184

Hirstein, dans son article sur poema XX (Hirstein, J., La Boétie‟s Neo-Latin Satire, Montaigne Studies 3, 1-2

(1991), 48-67), ne mentionne que les vers 56-57 de Perse III, dans une note à la page 54. 185

Edition utilisée: Lee, G., Barr, W. (eds.), The satires of Persius. The Latin text with a verse translation by Guy

Lee; introduction and commentary by William Barr. Liverpool 1987. Comme ils le disent dans l‟avant-propos, Lee

et Barr ont utilisé (et changé sur quelques points, surtout ponctuels) l‟édition Oxford de Clausen, W. (ed.), Saturae

Persius Flaccus, A. Iuvenalis, D. I., OCT. Oxford 1959.

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d‟Hercule au carrefour, obligé de choisir entre la vertu et le vice) sera utilisé dans la suite du

poème III (vv. 17-24 : ode à la vertu et vv. 25-72 : Hercule se trouvant à la bifurcation, avec à

l‟un côté la vertu, à l‟autre la volupté).

La deuxième section (17-24) du poème s‟ouvre par une apostrophe à la vertu. Elle est appelée

sévère :

Severa virtus, quam legit indolem,

Hanc fingit ultro: mentibus inseri

Nativa non suis recusat,

Et refugit sobolem prophanam. (17-20)

Il s‟agit d‟une conception chrétienne de la vertu ; elle est présentée comme un esprit

indépendant qui forme lui-même le caractère (ou plus général, l‟homme) qu‟elle a choisi

auparavant. Ainsi, l‟idée de la prédestination est présente dans ce passage. Elle ne s‟occupe

d‟ailleurs pas des non-initiés (refugit sobolem prophanam). Bien que l‟orthographe de virtus ne

le montre pas, la vertu est personnifiée.On ne peut pas l‟appeler (nec illam … queat / vocare

doctor, vv. 21-22a). Uniquement si elle le veut, « elle descend du ciel » (coelitus advolat, v.

22), « et se montre à ceux qui sont nés pour vaincre des durs obstacles » :

Et sponte concedit videri

Dura viris superare natis. (23-24)

Le message exprimé au vers 24, c‟est que pour gagner la faveur de la vertu, il faut s‟efforcer

activement d‟atteindre un certain but (impliqué par natis : les hommes sont nés d‟atteindre

quelque chose ; or, la vertu ne se montre qu‟à ceux qui s‟en rendent compte et qui font des

efforts).

Les deux vers cités ci-dessus constituent la transition vers la troisième et dernière section (25-

72), où La Boétie raconte l‟histoire du prototype du « vir dura superare natus », Hercule, à qui

la vertu s‟est montrée réellement :

Asopi ut illam fertilis ad vada

Spectasse pubes dicitur Hercules,

Numenque fulgentemque vultum

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Intrepidas tolerasse coram. (25-28)

C‟est plus notamment la légende de l‟Alcide au carrefour, avec à l‟un côté la vertu et à l‟autre

la volupté. L‟essence de cette dernière section se laisse résumer ainsi, comme l‟a fait Robert D.

Cottrell :

Warning Montaigne against the subtle and deceptive charms of hedonism, La Boétie retells the

ancient fable known as « Hercules‟ Choice » or « Hercules at the Crossroads », a fable first

told, as far as we know, by Xenophon.186

A partir du vers 29 jusqu‟à la fin du poème, La Boétie décrit d‟abord la volupté (vv. 29-40 :

caractérisation par pure description), ensuite la vertu (vv. 41-72 : caractérisation par discours

direct). Il semble s‟inspirer – sur le plan global de la structure – des Memorabilia (II, 1, 21-34)

de Xénophon187

. L‟histoire d‟Hercule au carrefour a été souvent racontée dans la littérature

classique188

, mais un argument pro l‟influence de Xénophon est la connaissance assez profonde

de l‟œuvre de celui-ci par La Boétie.189

Dans la version antique, Socrate transmet à Aristippe la

fable telle qu‟il l‟a entendu réciter par Prodicos (21). Après l‟esquisse brève de la rencontre

d‟Hercule avec la vertu et la volupté, les versions grecque et néo-latine procèdent toutes les

deux à la description des deux « femmes »190

. Voluptas, appelée Vice chez Xénophon, se

caractérise par sa fausseté :

The other [sc. Vice] was plump and soft, with high feeding. Her face was made up to heighten

its natural white and pink, her figure to exaggerate her height. Open-eyed was she; and

dressed so as to disclose all her charms. (22)191

186

Cottrell 1991 : 7 (voir note 169 pour la référence complète). 187

Mentionné par Hirstein 1991: 54 (note 25). 188

Feugère, L. (ed.), Oeuvres complètes d‟Estienne de La Boëtie réunies pour la première fois et publiées avec des

notes. Paris 1846, p. 365 mentionne, à côté des Memorabilia II, 1 de Xénophon : Cicéron, Off. I, 32 ; Silius

Italicus, Pun. XV, 18-128 ; Thémistius, Disc. XXIIe sur l‟amitié (ad finem). 189

Il a traduit l‟Oeconomicus de Xénophon (La Mesnagerie), traduction qui a été également publiée dans l‟édition

soignée par Montaigne et parue en 1571. Ceci est mentionné dans l‟introduction (« Les traductions de La Boétie »,

pp. 34-37) aux Œuvres complètes d‟Estienne de La Boétie par Louis Degraves. 190

Remarquons que dans les éditions des Poemata de La Boétie, « virtus » et « voluptas » ne sont pas écrites avec

majuscule. 191

La citation provient de l‟édition que nous avons retrouvée sur le site-web de Perseus (www.perseus.tufts.edu).

Selon les renseignements de Perseus, leur version électronique provient à son tour de l‟édition suivante :

Marchant, E.C., Heinemann, W. (eds.), Xenophon in Seven Volumes, 4, Cambridge, MA ; London 1923.

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Xénophon accentue immédiatement sa fausseté (« made up to heighten … », « to exaggerate »,

« to disclose »), alors que La Boétie fait d‟abord une description séduisante de la beauté

gracieuse de la volupté (vv. 29-34). Ce n‟est que par la suite qu‟il révèle qu‟elle est une vieille

femme impudente, feignant ignominieusement la jeunesse :

Sed corpus effaetum laborant

Ferre pedes, gracilesque surae

Annisque fractae et luxu : ast anus impudens

Falsis iuventam picta coloribus

Mentitur, extantemque frustra

Dissimulat medicata fucum. (35-40)

Les vers 35-36a font penser aux vers 108-109a d‟Horace, Sermones II, 7 : inlusique pedes

vitiosum ferre recusant / corpus.192

Bien qu‟il s‟agisse d‟une référence isolée, il n‟est pas un

fait du hasard que c‟est exactement la Satire II, 7 à laquelle La Boétie réfère. Lors de l‟analyse

du poème XX, nous verrons plus en détail l‟importance de cette source-ci. L‟image de

l‟apparence trompeuse de la volupté telle qu‟elle apparaît dans ces six vers est beaucoup plus

forte que celle dans la version de Xénophon, comme l‟a également conçu Robert Cottrell :

There is nothing remotely like this in Xenophon‟s version. La Boétie‟s Voluptas is “a shameless

old woman” (37), “a lewd whore” (49) on whose body are inscribed not the signs of pagan

vice, but, rather, the wages of Christian Sin, that is to say, Death.193

Bien que la Voluptas de La Boétie ressemble à une sorcière boiteuse et qu‟elle soit en effet

décrite plus négativement que dans la version de Xénophon, Cottrell semble vouloir trop

accentuer l‟élément chrétien du poema III (ici en opposition avec l‟image païenne de la version

ancienne).

Dans la version antique, il s‟ensuit un combat rhétorique après la description des deux femmes :

chacune à son tour s‟efforce d‟attirer le jeune héros (à partir du paragraphe 23). La Boétie

donne la parole au contraire seulement à la vertu (vv. 45-72). Dans les quatre vers précédents, il

192

Dans ce passage final de la satire (95-118), l‟esclave Davus reproche à son maître Horace que les excès de

celui-ci, certainement pas moins graves que ceux, interdits, de lui-même, sont permis à cause de son statut plus

élevé. 193

Cottrell 1991: 8

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71

a annoncé néanmoins qu‟il ne serait pas capable de décrire la beauté de l‟apparence et des mots

de virtus :

Quis cultus almae, quis fuerit status

Virtuti, et ori quis decor aureo,

Nec tento mortalis, nec ulli

Fas fuerit memorare linguae : (41-44)

Le discours persuasif adressé à Hercule par la vertu se subdivise en deux parties. Dans la

première (45-56), elle lance une attaque à la volupté et conseille à l‟Alcide de l‟éviter :

At puer, effuge,

Dum fas valenti, perfida munera

Queis illa nunc demulcet aures,

Mox animo expositura virus. (49b-52)

S‟il veut atteindre le sommet sublime qui lui est prédestiné, il devra s‟investir fortement dans la

poursuite de la vertu. Ceci est décrit dans la deuxième partie (57-72), où le mot labor apparaît,

qui jouera un rôle primordial dans poema XX :

Haec te manet sors ; haud levibus tamen

Sperare noli conditionibus ;

Sed nulla si gnavi laboris,

Nulla tibi vacet hora curae. (61-64)

Ici est exprimée la même pensée qu‟aux vers 24 (dura viris superare natis) : la vertu n‟est pas

gratuite. Dans la version grecque également, cette pensée se rencontre, tout à la fin du discours

de la vertu : « O Heracles, thou son of goodly parents, if thou wilt labour earnestly on this wise,

thou mayest have for thine own the most blessed happiness » (33). Les vers 65-68 expriment un

argument très important : « seul à l‟effort Dieu ne refuse rien » (Tantum labori nil Deus abnuit,

v. 65), « car c‟est très diligemment qu‟il règne lui-même sur l‟eau, les terres et le ciel » :

Quippe nec undas ipse volubiles,

Terrasque, pendentemque Olympum

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Imperio regit otioso. (66-68)

Malgré l‟esprit chrétien clairement distinguable dans le poème, Dieu est décrit au moyen

d‟images qui renvoient au dieu souverain antique, Jupiter. Les quatre derniers vers constituent

enfin la conclusion du poème, dans laquelle la vertu résume, au moyen d‟une belle sentence,

l‟essence de son conseil :

Quo vitam inerti, si minimum interest

Vivus sepultis ? occupat is mori

Qui desides edormit annos,

Et tacitum innumeratus aevum. (69-72)

Ces derniers vers semblent rappeler, à travers les références à la paresse et au long sommeil, les

vers 58-62 de Perse III (les cinq derniers vers du passage 44-62 dont on a supposé supra une

influence thématique sur poema III) :

Stertis adhuc laxumque caput conpage soluta

Oscitat hesternum dissutis undique malis.

Est aliquid quo tendis et in quod derigis arcum ?

An passim sequeris corvos testaque lutoque,

Securus quo pes ferat, atque ex tempore vivis ?

Les deux premiers vers expriment le constat du comes que le puer n‟a pas encore arrêté de

ronfler ; l‟acte de ronfler y fonctionne clairement comme une métaphore de la paresse des

hommes ne s‟occupant que de choses futiles. Ceci est exprimé plus visiblement aux trois vers

suivants, qui formulent une double question : avez-vous un but que vous aimez atteindre

réellement ? Ou laissez-vous vous entraîner par le vent, ne s‟occupant nullement du lieu de

l‟arrivée ? La même pensée se retrouve à la fin du troisième poème de La Boétie, où la vertu

fait usage de la même image du sommeil pour décrire les dangers d‟une vie régnée par l‟inertie.

Mais au lieu de poser la question au jeune Hercule, elle formule immédiatement la réponse, au

moyen d‟une sentence généralisatrice : « celui qui dort pendant toute sa vie, se prépare à

mourir ».

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73

Le poème s‟achève donc sur un ton assez grave et sérieux, ce qui ne vaut pas pour le poème

entier. Nous avons montré comment, au début, une tension ironique s‟est établie entre l‟âge de

Montaigne et celui de La Boétie. Celui-ci annonçait, par l‟intermédiaire de l‟auto-ironie et

d‟une série de renversements ironiques (rappelons l‟énorme contraste entre vv. 1-4 et vv. 5-8)

qu‟il est en fait trop jeune pour éduquer un autre. Or, dans la suite du poème, il s‟est efforcé de

l‟essayer bien, appuyé par des autorités littéraires. Ce n‟est donc qu‟après la lecture du poème

entier qu‟on peut formuler une hypothèse sur la signification des authoribus du vers 11. Il

s‟agit probablement d‟une référence aux auteurs anciens sur lesquels il s‟est inspiré. Ou bien

c‟est une référence spécifique à Perse et à Xénophon, ou bien on doit l‟interpréter plus

généralement comme les auteurs du passé qui ont écrit des textes sur des thèmes graves (dans le

cas de La Boétie celui du choix entre la volupté et la vertu). Or, comment poema III se rapporte

à ces sources classiques ?

Analysons d‟abord le rapport qu‟entretient poema III avec la troisième satire de Perse.

L‟essentiel du message central du poème est à comparer avec celui que l‟on retrouve aux vers

44-62 de Perse III. Tant dans la satire ancienne que dans le poème néo-latin, la montée sur

l‟échelle, chez La Boétie, ou sur le chemin (surgentem callem), chez Perse, menant vers la

vertu est opposée à une vie dominée par la paresse (qui, dans poema III, résulte des tentations

de Voluptas). Mais malgré l‟analogie thématique globale et la similitude de l‟image du

sommeil, le poème néo-latin surpasse largement ce cadre intertextuel général afin de fonder une

image forte de l‟opposition entre la volupté et la vertu.

Ensuite, il y a le rapport – thématique et structurel très général – avec le passage des

Memorabilia de Xénophon. Malgré sa connaissance probable de ce texte, La Boétie offre une

version originale et nouvelle de la légende ancienne d‟Hercule au carrefour. Une première

nouveauté importante est la subjectivité personnelle qui est à discerner dans le poème. Aux

seize premiers vers, malgré la part de l‟ironie, l‟adressé est apostrophé très personnellement, et

une distinction nette est établie entre d‟une part l‟adressé (tu), et d‟autre part le locuteur (ego).

En reproduisant le discours direct de la vertu (à partir du vers 45), le poète crée une nouvelle

situation communicative avec les mêmes personnages ego et tu. Bien que dans la fiction du

poème, le sujet parlant soit la vertu et l‟adressé Hercule, le lecteur a l‟impression que les voix

(parlante dans le cas de l‟ego, tacite dans le cas du tu) des personnages initiaux ne sont pas

disparues. On pourrait donc dire que la question, posée aux quatre premiers vers (te …

docebo ?), annonce le discours éducatif des vers 45-72. Mais en même temps, on pourrait

répondre « oui » à cette question : en projetant sur les personnages du discours de la vertu les

mêmes pronoms personnels ego et tu, il semble s‟approprier les paroles adressées à Hercule par

Page 74: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

74

la vertu. D‟ailleurs, c‟est finalement lui-même qui reproduit le discours de la vertu, de sorte

qu‟elle ne vit de facto qu‟à travers lui. On a donc affaire à un discours moral implicite adressé

par l‟ego initial, La Boétie, au tu, Montaigne (quoiqu‟il n‟est mentionné nulle part dans le

texte ; son nom ne figure que dans le titre), ce qui crée un effet de subjectivité personnelle. Une

deuxième nouveauté importante constitue le traitement de la volupté et de la vertu. Tandis que

Xénophon reproduit les paroles de chacune des forces personnifiées, La Boétie choisit de

décrire l‟une et laisser parler l‟autre. Or, ce choix n‟est pas dû au hasard. La volupté est

seulement décrite parce qu‟elle séduit les (jeunes) hommes par sa beauté charmante (mais

fallacieuse). Pour elle, seul l‟aspect extérieur compte ; aussi n‟est-elle décrite

qu‟extérieurement. Par contre, la vertu s‟oriente dans l‟intérieur des hommes ; c‟est pourquoi

elle est caractérisée par l‟intermédiaire de la langue. Elle n‟use pas de séductions éphémères

gratuites, mais d‟arguments stables qui doivent activer la flamme intérieure de tous ceux qui

sont adressés par elle.

La dernière nouveauté par rapport aux sources antiques (et donc non seulement au texte de

Xénophon) consiste à l‟élément chrétien important du poema XX. La conception sévère de la

vertu, la prédestination humaine, le mépris des non-initiés par la vertu, la mention glorificatrice

de Dieu à la fin, sont tous des éléments qui ajoutent une dimension chrétienne nouvelle au

poème qui, au niveau formel et thématique global, est d‟inspiration classique. Ainsi un mélange

d‟images antiques et chrétiennes (la description de Dieu au moyen d‟images référant à Jupiter,

aux vers 66-68, en constitue le meilleur exemple) est obtenu, ce qui n‟est pas du tout chose

bizarre au XVIe siècle.

Une dernière remarque importante concernant les sources d‟inspiration constitue la tension

entre la forme et le contenu du poème. Le choix métrique de la strophe alcaïque implique une

inspiration lyrique et horatienne.194

L‟apostrophe à un tu, ce qui est une caractéristique

épistolaire, constitue également un lien aux Carmina d‟Horace. Or, il est difficile de considérer

le contenu du poème comme « lyrique ». Aucune des odes horatiennes n‟expose un thème

comparable à celui du poema III ; malgré la riche diversité thématique propre aux poèmes

lyriques horatiens, on y cherchera en vain un thème tellement grave comme celui du poème

néo-latin. Il est au contraire d‟une tout autre inspiration. Comme nous l‟avons voulu montrer

lors de l‟analyse du poème, la référence au conseil d‟atteindre le sommet de la vertu et de

mener une vie laborieuse rappelle – d‟une manière globale – les vers 44-62 de Perse III. Pour

ce qui est de l‟histoire d‟Hercule au carrefour, La Boétie s‟est inspiré probablement de

194

Feugère 1846 : 364 relie lui aussi le choix métrique avec Horace en disant que « la strophe alcaïque (est) fort

employée par Horace ».

Page 75: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

75

Xénophon (ou peut-être de plusieurs auteurs qui ont raconté la même légende). Un troisième

élément constitutif du contenu est la couche chrétienne clairement présente dans le poème. La

gravitas (au niveau des thèmes et de l‟esprit) que l‟on peut distinguer dans le poème (du moins

à partir de la deuxième section), ne provient donc pas de la poésie lyrique (horatienne).

2.3. Poema XX

La vingtième pièce latine (Ad Michaëlem Montanum) est de loin la plus longue du recueil.

L‟analyse du poème sera divisée en deux parties. Le poème sera d‟abord étudié d‟une manière

globale, comme nous l‟avons voulu faire lors de l‟analyse des deux pièces précédentes. Nous

nous pencherons sur la manière dont le poème est structuré et dont l‟auteur entre en dialogue

avec ses sources classiques. Il s‟agira donc de décrire et interpréter le poème d‟une façon

détaillée. Nous nous baserons sur l‟unique analyse complète existante du poema XX, à savoir

celle de James Hirstein (cf. note 184) que nous aimons compléter encore sur quelques points,

de sorte que nous aurons une connaissance la plus complète possible du poème avant d‟en

analyser le statut satirique dans le chapitre suivant.

Le poème peut se subdiviser en trois grandes parties : la première (1-52) est consacrée à

l‟amitié avec Montaigne ; la deuxième, très longue (53-266) dessine l‟éducation morale d‟un

puer en le confrontant à des rencontres imaginaires avec des femmes mariées et des prostituées.

La troisième partie (267-322) se consacre à inciter Montaigne à suivre sévèrement la voie de la

vertu, ce qui est la seule manière de mener une vie heureuse.

*Première partie (1-52)

La première partie développe le thème de l‟amitié avec Montaigne, mais aussi celui de l‟amitié

en général. La Boétie en établit une théorie basée sur des pensées classiques qui proviennent

surtout du Laelius de Amicitia de Cicéron, mais aussi des pensées stoïciennes et

philosophiques. Ceci est décrit dans un article de James Hirstein.195

Comme nous venons de dire, la première section (1-11) dessine l‟amitié avec Montaigne :

195

Hirstein, J., La Boétie et la justification d‟une amitié précoce : le début (vers 1-32) de la « Satyre latine »

(Poemata, XX) et le Laelius de Cicéron, Montaigne Studies 11, 1-2 (1999), 121-136

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76

Prudentum bona pars, vulgo male credula, nulli

Fidit amicitiae, nisi quam exploraverit aetas,

Et vario casus luctantem exercuit usu.

At nos iungit amor paulo magis annuus, et qui

Nil tamen ad summum reliqui sibi fecit amorem : (1-5)

Bien que les hommes prudents ne valorisent qu‟une amitié longue, celle qui lie La Boétie à

Montaigne est parfaite elle aussi, malgré sa courte durée. C‟est une réponse à Cicéron qui est à

la base de l‟opinion communément admise par les prudentes. Comme le dit Hirstein, « le

Laelius, document primordial pour qui veut aborder la question de l‟amitié, abonde en

développements et en allusions au thème de la durée »196

. Dans l‟un de ces passages où Cicéron

traite le thème de la durée197

, notamment dans XVII, 63, apparaît la mention des « prudentes » :

Est igitur prudentis sustinere, ut currum, sic impetum benevolentiae, quo utamur quasi equis

temptatis, sic amicitia <ex> aliqua parte periclitatis moribus amicorum.198

La Boétie, dans le début de son poème, semble alluder et répondre à ces prudents cicéroniens.

Mais si les prudentes ne sont pas à même de juger correctement son amitié avec Montaigne, qui

alors le sont bien ? Le poète français donne lui-même la réponse aux vers 6b-9 :

Sed nec fas dicere, nec sit

Quamvis morose sapiens, cum noverit ambos,

Et studia et mores, qui nostri inquirat in annos

Foederis, et tanto gratus non plaudat amori.

Aucun sage qui connaît bien les deux hommes, ne saurait accuser leur amitié précoce. La

Boétie se détourne donc de l‟opinion des prudentes, en faveur de celle du sapiens.199

Selon

Hirstein, la qualification « quamvis morose » est une allusion ironique à la critique

196

Hirstein 1999: 128 197

A la page 126, Hirstein énumère les passages dans le Laelius qui traitent de la durée : V, 19 ; X, 33 ; XVII, 62-

63 ; XIX, 67 ; XXII, 85 ; XXVII, 103-104. 198

Cité par Hirstein 1999: 126-127. L‟édition qu‟il utilise est la suivante : Cicéron, Laelius de Amicitia in :

Combès, R. (ed.), Les Belles Lettres. Paris 1983 199

Le sage revient à la fin très clairement stoïcienne du poème (v. 305).

Page 77: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

77

cicéronienne du sage trop exigeant.200

Les vers 10-11 enfin expriment avec confiance le désir

d‟être inséré dans la liste des amis illustres par leurs descendants.

Dans le passage suivant (12-20), le poète glisse à des images en provenance de l‟agriculture

pour expliquer la naissance de l‟amitié. Citons le passage intégralement :

Insita ferre negat malum cerasus, nec adoptat

Pruna pyrus; non id valeat, pugnantibus usque

Ingeniis, nec longa dies, nec vincere cura.

Arboribus mox idem aliis haud segnis adhaesit

Surculus, occulto naturae foedere ; iamque

Turgentes coëunt oculi, et communibus ambo

Educunt foetum studiis : viget advena ramus,

Et patrium humorem stirps laeta minstrat, et ultro

Migrat in externam mutato nomine gentem.

Plusieurs réminiscences verbales des Géorgiques s‟installent dans ce passage.201

L‟emploi des

termes humains pour des choses non humaines (adoptat, ingeniis, segnis, educunt, studiis,

advena, migrat, nomine, gentem) constitue une autre similitude – de nature très générale – avec

les Georgica, comme le note également Hirstein.202

Quant au syntagme « occulto naturae

foedere », il fait bien penser aux plusieurs mentions des foedera naturae dans De Rerum

Natura de Lucrèce,203

l‟autre grand poète didactique latin. La Boétie semble donc s‟appuyer sur

les poètes didactiques latins pour illustrer sa théorie.

Parfois, les caractères des arbres sont tellement différents (pugnantibus usque ingeniis) que ni

le temps, ni le soin n‟en peuvent avoir le dessus (12-14). Mais la même greffe (idem …

surculus), énergique (haud segnis), peut aussi s‟insérer à d‟autres arbres (arboribus … aliis),

par l‟intermédiaire d‟un accord caché de la nature (occulto naturae foedere). Le fait que deux

arbres peuvent s‟attacher l‟un à l‟autre est donc quelque chose qu‟on ne peut pas vraiment

200

Hirstein 1991: 51. Dans une note (15) à la même page, il donne la source spécifique à laquelle réfère La

Boétie : il s‟agit de Laelius, section 10 (paragraphes II-III). 201

Il s‟agit notamment du livre II, 9-34 et 47-82 ; ceci est mentionné par Hirstein 1991 : 52 (note 16) 202

Il réfère, à la page 53 (note 22), spécifiquement au livre II, 23-24 et 82. Mais l‟humanisation des plantes et des

animaux est un phénomène très général dans les Géorgiques. Le passage 12-20 de La Boétie est virgilien surtout

au niveau du vocabulaire et d‟esprit, mais on cherchera en vain des passages véritablement correspondants (les

vers 12-13 exceptés, qui établissent un rapport verbal très clair avec Géorg. II, v. 33-34 : vertere in alterius,

mutatamque insita mala / ferre pirum et prunis lapidosa rubescere corna). 203

Hirstein 1991: 52 (note 18) mentionne I, 586; II, 302 et V, 310.

Page 78: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

78

expliquer. Accorder beaucoup de temps ou de soins n‟est pas la condition majeure pour pouvoir

parler d‟un attachement réussi. Cette deuxième section reprend très clairement la première ; elle

constitue en fait le pendant métaphorique de la première. Ainsi, longa dies (v. 14) réfère à aetas

(v. 2), foedere (v. 16) à foederis (v. 9), ambo (v. 17) à ambos (v. 7) et studiis (v. 18) à studia (v.

8).204

Hirstein, essayant de relier la mention du sage, au vers 7, à l‟explication de l‟attachement

entre deux arbres différents, introduit la notion stoïcienne de l‟oikeiôsis :

On sait que les partisans de la Stoa acceptaient l‟existence de tendances premières.

L‟oikeiôsis, l‟ « appropriation », exprime le résultat de ces tendances. On peut dire que

l‟oikeiôsis est l‟action de rendre sien ce dont a besoin et qui par là nous est « apparenté »,

« conforme à notre nature ».205

Encore d‟après Hirstein, « dans une amitié de cette sorte la durée n‟est pas d‟une grande

importance. Il est vrai aussi que l‟image de la greffe de La Boétie peut assez bien rendre

compte de l‟oikeiôsis en ce sens que la similitude n‟est pas essentielle, mais plutôt le fait d‟être

apparenté à travers le logos. »206

Malgré l‟originalité de cette interprétation, elle nous semble

un peu tiré par les cheveux. Il est certainement possible que La Boétie a eu dans la tête l‟idée

stoïcienne de « tendances premières », mais il donnera l‟explication exacte de leur liaison dans

le texte même, à savoir dans le passage suivant,de sorte qu‟il ne faut pas spéculer sur des

éléments qui ne se trouvent pas dans le texte.

Dans la troisième section (21-27), La Boétie montre que le passage précédent constituait une

métaphore de l‟attachement de deux âmes: haud dispar vis est animorum. Le message essentiel

se trouve aux vers 23-27 :

Te, Montane, mihi casus sociavit in omnes

Et natura potens, et amoris gratior illex

Virtus : illa animum spectata, cupidine formae,

Ducit inexpletum ; nec vis praesentior ulla

Conciliatque viros et pulchro incendit amore.

204

Hirstein 1991: 53. 205

Hirstein 1999: 132. Dans la note 29, il indique qu‟il a emprunté cette explication à la source suivante:

Spanneut, M., Permanence du stoïcisme : de Zénon à Malraux. Gembloux 1973, 37-39 206

Hirstein 1999: 132-133

Page 79: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

79

« Natura potens » (v. 24) reprend ce qu‟il a été décrit jusqu‟ici : la formation d‟une amitié

(assez générale) par un accord caché de la nature. Mais après la mention – pour la première fois

– du nom de Montaigne, il est temps d‟introduire la deuxième notion essentielle en ce qui

concerne l‟amitié, notion qui est plus spécifiquement applicable à l‟amitié entre lui et

Montaigne : la vertu. A travers les références à la beauté (formae et pulchro), « nous sommes

dans le cadre des explications platoniciennes quant à l‟ortus amoris. On pense à la théorie

platonicienne de l‟amour : c‟est le souvenir du bien (ou de la vertu), vu ou entrevu par l‟âme

dans une autre existence, qui nous attire vers l‟ami lorsque nous l‟entrevoyons en lui. »207

Encore selon Hirstein, on ne retrouve pas de références explicites à la beauté dans le Laelius.208

C‟est pourquoi il peut conclure ainsi :

La Boétie, obligé d‟ «excuser et expliquer » son amitié précoce avec Montaigne par rapport à

la pensée quelque peu étroite des prudentes influencés par le Laelius de Cicéron, se tourne,

dans un mouvement d‟éclectisme, vers le sage stoïcien et vers Platon. Afin de rendre son amitié

compréhensible, il établit une comparaison entre la greffe des arbres et l‟union des âmes.209

L‟influence de Platon nous semble pourtant trop recherchée. La référence à la beauté comme

moteur d‟attraction établit plus probablement un rapport (opposé) avec un passage du poème III

(29b-40), où est décrite la beauté mensongère de la volupté (sans toutefois mentionner la notion

de forma ou l‟adjectif pulcher). Contrairement à celle-ci, la vertu possède une véritable beauté,

pure, qui n‟est pas (nécessairement) visible extérieurement.

Dans les trois premières sections (vers 1-27), La Boétie élabore donc sa conception de l‟amitié,

qui, comme nous l‟avons vu, est basée sur des éléments divers. Résumons ceux-ci avant de

continuer l‟analyse. Un premier élément est constitué par le De Amicitia de Cicéron : déjà le

premier mot du poema XX (prudentum) y réfère, immédiatement relayé par aetas et par le

quamvis morose sapiens. Ces trois éléments-ci marquent l‟opinion du poète néo-latin par

rapport à celle de l‟auteur classique. Mais il ne se détourne pas entièrement de l‟avis

cicéronien : l‟importance accordée à la vertu correspond avec l‟opinion de Cicéron quant au

rôle que joue la vertu. Citons Hirstein :

207

Hirstein 1999: 133. Dans la note 35, il donne les passages dans l‟œuvre de Platon dans lesquels cette théorie est

exposée : Phédon, 72e-77& ; Phèdre 247d-255e et Banquet, 205d-212a.

208 Dans la note 38, à la page 134, il dit: « pour ce qui est de l‟ortus amicitiae par exemple, Cicéron emploie la

métaphore de la lumière qui serait l‟éclat, la beauté de la vertu entrevue chez l‟ami ». Puis il cite quelques brefs

passages de Cicéron (respectivement issus de VIII, 27 ; XIV, 48 et de XXVII, 101), avant de finir ainsi : « Il

semble vouloir éviter une mention explicite de la beauté ; La Boétie n‟hésite pas : cupidine formae (vers 25). 209

Hirstein 1999: 135

Page 80: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

80

Although Cicero criticizes the unfeeling, overly abstract and pedantic, Greek, Stoic sapientes,

especially when they presume to judge friendship, he wholeheartedly accepts the Stoic premise

that a shared concern with virtue is the only lasting bond between individuals.210

Le deuxième élément d‟influence est représenté par le stoïcisme : La Boétie invoque

explicitement l‟autorité morale du sapiens (v. 7)211

. A cela s‟ajoute, selon Hirstein, encore les

théories stoïcienne de l‟oikeiôsis et platonicienne de la naissance de l‟amour. Mais il manque

de réels indices clairs pour prouver que l‟auteur néo-latin les avait dans la tête quand il écrivit

ces vers.

La section suivante (28-43) ressemble assez fortement à la première partie du troisième poème

(vers 1-16), non seulement sur le plan de la longueur, mais également sur celui du contenu. Des

deux, La Boétie proclame que Montaigne est de loin le plus capable à atteindre les hauts

sommets de la vertu. Lui-même, au contraire, n‟est apte qu‟aux choses médiocres (tantum

mediocribus aptum, v. 36), bien qu‟il continue à suivre la vertu :

Ipse ego virtuti vix ulli affinis, et impar

Officiis, tamen hanc fugientem, impensius ultro

Insequor, atque ubivis visam complector, amoque.

At ne dedecorem vitiis, quam cognita virtus

Iunxit amicitiam, studio iam totus in hoc sum. (28-32)

Les deux vers derniers sont d‟une très grande importance pour la suite du poème : ils formulent

l‟aveu qu‟il s‟efforcera, malgré sa situation peu prometteuse, d‟approcher la vertu le plus

laborieusement possible. Mais ces vers cachent aussi un message métapoétique. Studio iam

totus in hoc sum réfère à l‟annonce horatienne de se consacrer désormais à la philosophie, au

vers 11 de son premier épître (du premier livre) : quid verum atque decens, curo et rogo et

omnis in hoc sum.212

En alludant à Horace, et plus notamment à ses épîtres, il annonce

implicitement qu‟il tentera d‟atteindre la vertu par l‟intermédiaire de la poésie (horatienne).

210

Hirstein 1991: 51. Dans la note 14, il énumère les sections dans le Laelius qui traitent de la vertu : 18, 20, 28,

48, 100. 211

L‟apport stoïcien dans la notion de sapiens sera plus clair après la lecture de tout le poème ; la deuxième

mention du sapiens, au vers 305, s‟entoure d‟un contexte très clairement stoïcien. 212

Cette référence est mentionnée par Hirstein 1999: 135.

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81

Comme nous l‟avons conclu à la fin de l‟analyse précédente du poema III, l‟initiation morale

de La Boétie s‟effectue à travers la composition poétique. Il n‟a pas les mêmes capacités

vertueuses de Montaigne, mais il peut néanmoins essayer de les atteindre via la pratique

littéraire. Nous verrons plus loin dans l‟analyse qu‟il utilisera en effet, dans la suite du poème,

les Satires d‟Horace à plusieurs reprises.

L‟essence de la quatrième section se résume donc ainsi : La Boétie est beaucoup moins avancé

sur le chemin vers la vertu que ne le soit Montaigne. Pourtant, celui-ci est également enclin aux

vices (quoique nobles) comme le formulent les vers 37-38 :

At tibi certamen maius, quem scimus amici

Nobilibus vitiis habilem, et virtutibus aeque.

Ces vers-ci sont d‟autant plus importants qu‟ils rendent plus facile l‟interprétation du dernier

passage (44-52) de la première partie. Cette cinquième section commence en effet avec un vers

à première vue assez obscur : Aegyptus bona multa creat, mala multa venena. On a besoin de la

suite pour mieux comprendre :

Cliniadem gravis affidue213

cum ambiret amator,

Cui non invidit Sapientis nomen Apollo,

Quid vidisse putas ? Puer hic aut perdet Athenas

Aut ornabit, ait : vis emicat ignea mentis,

Ostentans mirum artificem pravique bonique,

Quisquis erit : dubium virtuti adducere conor,

Si valeam expugnare ; et adhuc victoria pendet :

Surget laeta seges, sed laetior officit herba. (45-52)

Alcibiade (Cliniadem), dans les yeux de Socrate (gravis … amator), possède autant de talent

pour le mal que pour le bien (ostentans … artificem pravique bonique). Ceci est montré au

moyen de plusieurs pairs opposés : perdet/ornabit ; pravi/boni ; seges/herba.214

Il est à noter

que la mise en scène de Socrate et Alcibiade se trouve aussi au début de la satire IV de Perse,

bien que La Boétie ait pu aussi s‟inspirer par le Banquet de Platon.215

Si l‟on reconsidère les

213

L‟édition de Desgraves fait ici une erreur : il s‟agit naturellement de « assidue ». 214

Hirstein 1991: 55 215

Hirstein 1991: 56 mentionne ces deux sources possibles.

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82

vers concernant les vices et les vertus de Montaigne (37-38), et ceux sur la production de

potions magiques par l‟Egypte, on arrive à la conclusion suivante :

There is a resemblance between Montaigne‟s propensity to the « noble failings as well as to the

virtues » (37-38) » and Alcibiades‟ potential for pravique bonique (49). This potential for good

and bad in Montaigne is what elicited La Boétie‟s mention of the good and bad drugs in Egypt.

However, in spite of his reputation and his relatively disinterested friendship, Socrates fails,

with the result that the example set by the Athenians is not encouraging for the Frenchmen.216

On pourrait donc projeter la relation Socrate-Alcibiade sur celle entre La Boétie et Montaigne;

mais il serait logique que le poète néo-latin tentera d‟éduquer son ami mieux que l‟ait fait

Socrate.

*Deuxième partie (53-266)

A partir de la dernière section de la première partie, une transition s‟est établie du thème de

l‟amitié vers celui de l‟éducation morale. La deuxième partie du poème sera consacrée en effet

à l‟éducation d‟un certain puer ; immédiatement après les paroles de Socrate à propos

d‟Alcibiade, une tournure consécutive introduit le nouveau thème de l‟éducation :

Ergo mature atque opera maiore valentes

Inflectendi anima, et multa mercede colendi.

Quod ni mox puerum monitor nutrice relicta

Finget, et assidue patulas purgaverit aures

Ante nuces, … (53-57a)

En adoptant de nouveau des images en provenance de l‟agriculture, les deux premiers vers

constituent la transition entre les deux grandes sections. Comme le note Hirstein, ces vers sont

une adaptation de Virgile, Géorg., II, 61-62 : scilicet omnibus est labor impendendus, et omnes

/ cogendae in sulcum ac multa mercede domandae.217

Remarquons que la mention d‟« opera

maiore » établit un rapport clair avec la suite du poème, où le mot « labor » sera utilisé pour

décrire les tourments apportés par la volupté. Or, ce sont les vers suivants (à partir de 55) qui

216

Hirstein 1991: 55-56 217

Hirstein 1991: 56 (note 32)

Page 83: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

83

sont essentiels pour la compréhension du reste du poème. Ils rappellent les vers 63-64a de la

cinquième satire de Perse : cultor enim iuvenum purgatas inseris aures / fruge Cleanthea.218

Nous ne saurions mieux expliquer l‟importance de ce lien intertextuel avec Perse que le fait

Hirstein :

Persius is praising his Stoic teacher Cornutus, who brings up youths with the teachings of

Cleanthes, one of the major Stoic philosophers. It is very pertinent to note here that the

teacher-student relationship did not preclude friendship. On the contrary, one may see in the

friendship of La Boétie and Montaigne an example of the contubernium, a Stoic friendship

based on a desire for moral improvement. When La Boétie‟s verses are strengthened with the

context supplied by Persius, they announce nearly the entire program of the satire. They not

only foreshadow the Stoic ending of the poem, but may very likely be the principal source for

La Boétie‟s association of the teacher-student relationship, and of his friendship with

Montaigne, with agricultural imagery, notably with grafting219

.220

La doctrine stoïcienne revient implicitement un peu plus loin dans le poème :

Ni melior doctrina ferum turgente iuventa

Occupat, illicet ; occidit : haud quicquam moror ultra,

Quin trahat ad partes docilem insidiosa voluptas,

Et teneat victrix fugitivum et mancipet usu. (59-62)

Une meilleure doctrine doit occuper le garçon, sauvage dans sa jeunesse fleurissante (ferum

turgente iuventa) ; sinon, il est perdu (occidit). Léon Feugère221

mentionne qu‟« occupat,

illicet ; occidit » rappelle « actum est : illicet : peristi »222

de l‟Eunuchus de Térence (acte 1,

scène 1, v. 9-10a). Remarquons qu‟aux vers 161-175 de sa cinquième satire, Perse adapte un

passage de l‟Eunuchus pour décrire la force asservissante de l‟amour et qu‟en cela, il suit

Horace qui, dans son troisième sermo du deuxième livre, se base lui-même sur l‟Eunuchus.

Citons le commentaire des vers 161-175 de Perse V par William Barr :

218

Mentionné par Hirstein 1991: 57 219

Dans la note 35, Hirstein remarque que l‟inseris de Perse V, 63 revient dans La Boétie III, 18 (inseri) et dans

La Boétie XX, 12 (insita). 220

Hirstein 1991: 57 221

Feugère, L. (ed.), Œuvres complètes d‟Estienne de La Boëtie réunies pour la première fois et publiées avec des

notes. Paris 1846, 393 222

Nous avons utilisé l‟édition suivante: Parry, E.St.J. (ed.), Publii Terentii Comoediae VI. London 1857.

Page 84: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

84

P. [sc. Persius] follows Horace (S. 2.3.259ff.) in illustrating his strictures on the pernicious

effects of love by a passage adapted from Menander‟s Eunuchus. In Terence‟s version of this

comedy it forms the opening scene but there, according to the scholiast on Persius, the names

were changed: thus Chaerestratus, the vacillating lover, became Phaedira; Davus, the slave,

Parmeno; Chrysis, the girl, became Thais. Horace‟s version, in which love is seen as a form of

madness, is much closer to Terence than that of Persius, who treats love as an enslaving

passion.223

La Boétie a très probablement reconnu l‟affiliation entre Perse V et Horace II, 3 via (entre

autre) la pièce comique de Térence, d‟autant plus que Horace II, 3 est une source du poème

néo-latin, comme nous le verrons infra. Ainsi s‟établit un réseau intertextuel fort intelligent.

Dans les deux derniers vers du passage cité apparaît pour la première fois la volupté, à laquelle

sera consacré le reste de la longue partie centrale. Dans les vers 63-70, le puer se prononce

imaginairement. En invoquant sa haute naissance et sa jeunesse énergique, il s‟indigne de ne

pas pouvoir vénérer Vénus. Ceci fait penser à Perse III, 16b-20a :

A, cur non potius teneroque columbo

Et similis regum pueris pappare minutum

Poscis et iratus mammae lallare recusas ?‟

„an tali studeam calamo ?‟ „cui verba? Quid istas

Succinis ambages ? tibi luditur.

Et à 23-26 :

Udum et molle lutum es, nunc nunc properandus et acri

Fingendus sine fine rota. Sed rure paterno

Est tibi far modicum, purum et sine labe salinum

(quid metuas ?) cultrixque foci secura patella.

L‟accent y est porté sur la formation diligente du jeune homme, malgré son origine riche et sa

préférence pour le jeu. Il est à noter que non uniquement les vers 63-70 rappellent ces deux

223

Lee, G. et Barr, W., The satires of Persius. The Latin text with a verse translation by Guy Lee; introduction and

commentary by William Barr. Liverpool 1987

Page 85: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

85

passages de Perse, mais plus globalement les vers 53-70.224

Il nous faut également noter que la

combinaison des arguments de l‟argent et de l‟amour se retrouve également aux vers 109b-

111a de Perse III : visa est si forte pecunia, sive / candida vicini subrisit molle puella, / cor tibi

rite salit ? Le vers 69 du poème néo-latin établit d‟ailleurs une réminiscence verbale du vers

110 de Perse III : quin etiam ridet, sed clam, mihi dulce puella (même position métrique

« molle puella » / « dulce puella » ; similitude au niveau du choix du verbe : « subrisit »

/ « ridet »). Dans 71-75, le poète discute ce qui est la meilleure façon de convaincre le puer : si

iurgem ut patruus, frustra hanc fortassis et ipsum / me cruciem : ludam vacuus, blandisque

ferocem / aggrediar melius (72-74a). Comme l‟a aussi bien perçu Hirstein225

, ceci se rapproche

de la devise horatienne : ridentem dicere verum (Satires I, 1, 24). Ainsi, La Boétie annonce

implicitement qu‟il s‟appuiera du genre de la satire pour éduquer le garçon. A partir du vers 76,

le narrateur/maître s‟adresse directement au jeune homme, qu‟il tente effectivement

d‟approcher d‟une manière charmante. Dans ce passage charnier (76-83), un nouveau

personnage imaginaire est introduit ; il s‟agit du « parasite » :

O bone, quando tibi donant peccare licenter

Nobilitas et opes, nec egent rectore beati,

Non ego fortunae quaero praescribere, nec te

Sperem ausimve bonis avidum prohibere paratis.

Sed tamen haec paucis, o foelix, si vacat, audi,

Ferme eadem solitus parasitum audire loquentem :

Dulcius an saturo venari, an ludere talis ;

Haec an sit potior, num purior illa voluptas?

Il approche le jeune homme sur un ton ironiquement prudent. Le maître demande au puer,

habitué à entendre la même sorte de paroles d‟un parasite (eadem solitus parasitum audire

loquentem), d‟écouter un moment. Les deux vers derniers sont les mots qu‟il entend

ordinairement du parasitus. Puisque le discours direct dans le poème n‟est pas marqué par des

guillemets, il n‟est pas clair qui prend la parole à partir de v. 84 (Dispice nunc mecum, …). Est-

ce la suite du discours du parasite qui va questionner le garçon sur la volupté ? Ou est-ce que le

narrateur/éducateur y reprend les paroles ? Selon Hirstein, « La Boétie introduces the second

imaginary interlocutor, the ostensibly hedonistic « parasite » who will better gain the boy‟s

224

Hirstein 1991: 57 (note 38) ne mentionne que le rapport entre LB XX, 63-64 et Perse III, 17-18. 225

Hirstein 1991: 58

Page 86: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

86

confidence thanks to the desires and vices they hold in common. Until the end of the central

section, the “parasite” questions the puer to determine what the most absolute and satisfying

pleasure is. »226

Nous pensons plutôt que l‟auteur soutient volontairement l‟ambiguïté: tant le

parasite hédonique que l‟éducateur stoïcien sont des interlocuteurs possibles dans la suite de la

partie centrale. Selon nous, il serait toutefois plus logique que c‟est toujours le maître qui

s‟adresse au garçon ; il s‟est probablement comparé avec le parasite uniquement pour gagner

l‟attention de son élève. La figure du parasite se prête bien à son annonce d‟approcher de façon

charmante le puer, mais cela ne veut pas dire qu‟il en fait l‟interlocuteur imaginaire pour les

quelque 170 vers suivants. Il serait beaucoup plus naturel de continuer lui-même à discourir. Il

le fera gracieusement comme le fait habituellement le parasite, certes, mais cela n‟égale pas à

s‟effacer lui-même en faveur de celui-ci.

Citons les vers 84-86 qui servent d‟introduction au thème majeur de la suite du poème :

Dispice nunc mecum, tibi quae tu maxima fingis

Gaudia, num mera sint : specie num credita fallunt

Atque intus vitiat labor, et dolor inficit ater ?

Les mots « labor » (revient au vers 89, dans impendentemque laborem, quand le narrateur

annonce qu‟il parlera d‟abord des femmes mariées) et « dolor » annoncent et résument en

quelque sorte respectivement les deux suivants thèmes importants : la poursuite des femmes

mariées (90-197) et la visite aux prostituées (198-266). Il s‟agit d‟un labor au sens négatif ;

c‟est l‟ensemble de toutes les difficultés et de tous les tourments qui attendent l‟homme

adultère poursuivant des matrones. Ce n‟est plus le labor virgilien, tel que nous l‟avons

rencontré déjà dans la partie initiale du poème, dans les mentions de haud segnis (v. 15), opera

maiore (v. 53) et multa mercede (v. 54). Il s‟agit désormais du labor horatien, en provenance

du sermo 2 du premier livre (vv. 37-40)227

:

Audire est operae, procedere recte

Qui moechis non voltis, ut omni parte laborent

Utque illis multo corrupta dolore voluptas

Atque haec rara cadat dura inter saepe pericla :

226

Hirstein 1991: 57-58 227

Mentionné également par Hirstein 1991: 58-59

Page 87: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

87

« In Horace 1.2 … it expresses, as a verb (38), the work uselessly expended in pursuing

married women of high place (matronae), when there is much easier prey. »228

Mais le labor au

sens ovidien est également concerné : « in the Ars amatoria, labor generally means the

« tactics » which the lover must assiduously employ to possess the object of his desire. »229

Remarquons que dans la pièce de La Boétie, dolor est réservé à la visite aux prostituées,

contrairement à la satire d‟Horace, qui attribue les notions de labor et dolor toutes deux au

contact avec des matrones, car selon la voix de son poème, visiter des femmes libertines n‟est

pas chose grave (tutior at quanto merx est in classe secunda, / libertinarum dico, vv. 47-48a).

La transition vers le passage des femmes mariées s‟établit ainsi :

Primum hoc : te ne pares meretrici an dedere nuptae ?

- A nupta auspicium. Ŕ Generose. Sed mala disce

Illaesus ventura, impendentemque laborem. (87-89)

La méthode persuasive du maître est désormais claire. Sa façon de dialoguer ressemble assez

bien à celle de Socrate ; en feignant une certaine ignorance naïve et en s‟appropriant le ton

léger du parasite, il désire gagner le respect du jeune garçon, afin de le faire comprendre qu‟il

adopte la mauvaise attitude par rapport aux plaisirs de la vie. Ainsi, une double ambiguïté en ce

qui concerne les personnages est à discerner : est-ce que c‟est le maître stoïcien qui parle au

puer ? Ou plutôt le parasite qui a pris la parole à partir du vers 82 ? Quoi qu‟il en soit, la figure

de Socrate est elle aussi sous-entendue dans le poème, de sorte qu‟on ne peut pas toujours

définir avec sûreté la voix parlante. Nous y revenons de façon plus détaillée lors de l‟analyse

satirique.

La section suivante (90-146) est inspirée de l‟Ars amatoria d‟Ovide, ce que révèle une allusion

claire au poème didactique, au vers 93 : sic ars iubet.

Dans 90-104, le narrateur décrit comment il faut approcher la dame ; comme dans l‟Ars

amatoria (I, 351)230

, l‟accent est porté sur la bonne relation avec la servante de la dame

(cuiquam ex famulis si gratia prima est, / hanc observato, sic ars iubet, v. 92b-93a). Mais dans

228

Hirstein 1991: 59 229

Hirstein 1991: 59 230

Mentionné par Hirstein 1991: 59 (note 42)

Page 88: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

88

la suite du passage, l‟amant est présenté ironiquement comme l‟esclave de la servante et de la

dame (assuescesque iugo, atque ancillabere servae, v. 94)

La suite de la section (105-146) est consacrée aux exemples du service de l‟amour (servitium

amoris). Les vers 105- 113 théorisent en quelque sorte la grande quantité d‟exemples des

tourments amoureux dans la poésie et au théâtre :

Res tot nulla elegis, tragico tot nullo cothurno,

Argumenta dedit, nisi amor turbaret, ubique

Luderet; et solo comoedia luget in illo.

Cur ita? Quid sentis ? nisi multo inclaruit usu

Exemplisque malum, atque in proscaenia venit. (109-113)

Les deux passages suivants (114-130 et 131-144) en sont alors l‟illustration : le premier donne

l‟exemple du Cyclope Polyphème (exemple du furor amoris), le deuxième raconte l‟exemple

d‟Hercule asservi (exemple du servitium amoris).

Comme le dit Hirstein, bien que les vers 114-130 forment une adaptation de l‟histoire de

Polyphème et Galathée des Métamorphoses d‟Ovide (XIII, 738-897), le langage rappelle

surtout Horace, Sermones II, 3, 39-53231

. Il ya plusieurs réminiscences verbales : angit te (LB,

v. 122) – te … angit (Hor., v. 39) ; inscitia veri (LB, v. 124) – inscitia veri (Hor., v. 43 même

position métrique) ; l‟humoristique oculatior illo (LB, v. 129) – sapientior ille (Hor., v. 52

même position). Une autre similitude reliant le passage de La Boétie avec celui d‟Horace est

constituée par le contexte de la fureur.232

Il faut pourtant remarquer qu‟à côté de la notion du

furor, celle du morbus est elle-aussi très importante dans ces vers. C‟est que La Boétie qui,

comme nous le verrons infra, connaît très bien la troisième satire de Perse (satire qui d‟ailleurs

établit un rapport intertextuel avec la satire II, 3 d‟Horace), a voulu compléter le thème de la

fureur, exprimé dans le poème d‟Horace, par celui de la maladie, tel que l‟a élaboré Perse dans

sa troisième satire. De nouveau il s‟installe ainsi une pratique intertextuelle fort ingénieuse. Et

ce n‟est pas tout. La fin du passage d‟Horace II, 3 qui a servi de modèle (quant au langage et à

la notion de la fureur) aux vers 114-130, comporte d‟ailleurs un vers qui a pu inciter La Boétie

à se servir de l‟exemple d‟Hercule dans le passage suivant : ille sinistrorsum, hic dextrorsum

abit (Hor. II, 3, v. 50) ; ces mots-ci sont susceptibles d‟évoquer la figure d‟Hercule (à travers le

231

Hirstein 1991: 60 232

Caecum, au vers 44 de la satire d‟Horace, a stimulé peut-être La Boétie d‟utiliser l‟histoire du Cyclope à moitié

aveugle.

Page 89: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

89

choix de prendre le chemin gauche ou droite). Remarquons de surcroît que les vers 126-127

(Dices : quid Cyclops ad rem ? quia nil vetat, inquam, / quin de te haec olim recinatur fabula,

…) rappellent Horace, Satires I, 1, 69b-70a : Quid rides ? mutato nomine de te / fabula

narratur.

Le passage suivant (131-144) illustre le servitium amoris par l‟intermédiaire d‟une image

d‟Hercule qui, asservi par l‟amour, est en train de filer, ce qui est un travail typiquement

féminin. Mais l‟histoire d‟Hercule n‟est pas l‟essentiel du passage ; c‟est surtout le message

métapoétique qui importe. A plusieurs reprises, il allude – sur le ton de la raillerie – à la poésie

élégiaque et à sa thématique du service de l‟amour. La première référence se trouve après la

description d‟Hercule (131-134a) : nisi vatibus est hic / forte neganda fides (v. 134b-135a). Il

réfère ainsi explicitement aux poètes qui ont relaté cette même histoire de l‟Alcide : Ovide,

dans son Art d‟aimer (II, 217-221) et ses Heroides (XI, 53-81)233

, et Properce (Elegiae III, 11,

17-21)234

. Une deuxième référence à l‟élégie se situe aux vers 136b-138 :

Pendet [amator, v.135]

Ex oculis totus, nutuque movetur herili ;

Flet, ridet dominae arbitrio, gaudetque doletque.

C‟est d‟abord une allusion claire à un motif important de l‟élégie, à savoir l‟attraction par les

yeux. Mais c‟est surtout une référence moqueuse à l‟un des thèmes majeurs de la poésie

élégiaque : le servitium amoris. En présentant la femme comme maîtresse (dominae) qui, sur

son ordre, fait rire et pleure l‟amant et en insérant l‟idée du comportement servile des amants

dans une tournure épique (-que … -que : gaudetque doletque), le poète néo-latin donne une

version ridicule et exagérée de l‟asservissement de l‟amator à sa dame bien-aimée et se moque

ainsi des poètes qui s‟occupent de chanter de telles situations humiliantes.235

La dernière déclaration poétique, aux vers 139-142a, est (comme la première) plus ouvertement

dirigée contre les poètes élégiaques :

Si placuit charae passer catulusque puellae :

O felix ales, quicum cubat ? haud mora, mille

Sufficit in versus catulus passerque loquaci

233

Mentionné par Hirstein 1991: 60 (note 49). 234

Cette source-là est rapportée par Feugère 1846: 396 (note 3). 235

Rappelons la déclaration de sa méfiance à l‟égard des poètes qui ont raconté l‟histoire d‟Hercule asservi (134b-

135a).

Page 90: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

90

Stultitiae.

La mention du moineau (passer) constitue une allusion très claire – bien que Hirstein ne le

mentionne pas – à Catulle, ce qui est renforcé par le mot suivant : catulus (un petit chien). Mais

en même temps, catulus réfère aussi à Martial, Epigr. I, 109, où il chante la petite chienne

(catella) Issa236

. Il est à noter que Martial y réfère lui-même au passer de Catulle et que tant

dans le deuxième Carmen de Catulle que dans l‟épigramme 109 de Martial, la puella est un

personnage à chaque fois présent,237

comme c‟est aussi le cas chez La Boétie (puellae, v. 139).

Une ironie moqeuse remplit le vers suivant, où l‟auteur s‟adresse à l‟heureux oiseau (felix ales),

avec lequel la fille veut partager son lit. La suite du passage reprend de nouveau les mots

catulus et passer, et le lecteur ne conçoit la pointe que tout à la fin – comme c‟est le cas dans la

poésie épigrammatique – en lisant, en enjambement, le mot stultitiae. Le chien et le moineau

offrent assez de sottise poétique pour mille vers : exagération absurde – les deux poèmes

classiques étant d‟une longueur fort peu étendue – qui souligne la part de la moquerie

qu‟éprouve le poète français à l‟égard de cette poésie « triviale ».238

Les vers 145b-146, en résumant la section précédente et en même temps annonçant celle qui va

suivre (147-195), servent de transition : et quae maneant te / turpis servitii et lachrymosi

praemia belli ? Le servitium a été en effet globalement le sujet des vers 90-145a, tandis que la

sous-section suivante traitera surtout l‟aspect guerrier (lachrymosi belli) de l‟amour : la militia

amoris. La répétition du mot laborem (v. 147) signale également que le récit continuera. Juste

avant le début de la section précédente, le même mot laborem (v. 89) figurait comme annonce

de la narration des difficultés à approcher la dame (90-104) et des considérations plus générales

– mais exemplifiées – sur l‟amour. Après les excursions mythologiques (de Polyphème et

Hercule) illustrant le servitium et le furor amoris, le poème reprend désormais le récit : une fois

arrivé à la chambre de la dame, l‟amant ne connaîtra que des malheurs et des dangers. Ainsi

s‟ouvre la nouvelle section :

236

Mentionné par Feugère 1846: 397 (mais selon l‟édition qu‟il a utilisée (et qu‟il ne cite pas), il s‟agit du poème

110). 237

Catulle, Carmina 2, 1: Passer, deliciae meae puellae (édition utilisée : Catull, Sämtliche Gedichte in

ed. Albrecht, M. von (ed.). Stuttgart 1995) ; Martial, Epigrammata I, 109, 3 : Issa est blandior omnibus puellis

(édition utilisée : Martialis, Epigrammata in Heraeus, W., Borovskij, J. (eds.). Leipzig 1976/1982). 238

Ceci ne veut pas dire nécessairement que La Boétie n‟aimait pas la poésie élégiaque ou légère en général ; ce

que nous voulons dire, c‟est tout simplement qu‟en s‟appropriant la persona du maître stoïcien, il ne peut pas

approuver d‟une telle poésie qui présente les hommes comme l‟esclave des femmes dominantes et qui s‟occupe à

mettre en scène des idolâtries juvéniles comme des petits animaux.

Page 91: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

91

Si perstas longum patiens tolerare laborem,

Si facere et donare nihil pudet et piget, euge,

Tandem magnanimus thalamum expugnabis adulter,

Et iunges niveo lateri latus. (147-150a)

A première vue, les efforts du laborieux amant seront récompensés. Mais l‟ironie des deux

derniers vers souligne la part de raillerie qui s‟installe ici. Le vers 149 se caractérise par une

rupture très remarquable entre le style et le contenu : c‟est la grandeur épique dans le contexte

déshonorant de l‟adultère. L‟adjectif grandiloquent « magnanimus » ainsi que l‟assez solennel

« thalamum » forment un contraste avec la figure illicite de l‟« adulter », en position finale du

vers, ce qui assure le sens de surprise éprouvé par le lecteur. Le terme militaire « expugnabis »

renforce encore la teneur épique du vers. Le vers 150, exprimant à première vue une douceur

charmante239

, comporte néanmoins une ambiguïté au niveau du vocabulaire, le substantif

« latus » désignant aussi le flanc militaire. Dans les deux vers suivants, les attentes du lecteur

sont à nouveau rompues : hoc quoties et / quanto commodius fecit, nulloque periclo, / verna

prior ? (vv. 150b-152a). Immédiatement après la mention des récompenses de l‟amant, une

nouvelle série de qualifications positives (quoties… commodius… nulloque periclo) s‟établit.

Mais au vers 152, le lecteur s‟aperçoit à qui est échue cette chance : à l‟esclave domestique. Le

sujet est donné, car d‟ici jusqu‟au vers 176, il s‟agit de la rivalité entre l‟amant et les esclaves

domestiques de la dame, qui auront toujours le dessus. Aux vers 158-161, le poète explique

pour la première fois le comportement honteux de la dame :

Cur etenim temnatque Deos, famamque, virumque,

Secura extremo quid carmine iura minentur

Iulia ? cur, censes ? nisi quod furiosa libido

Aestuet, impurusque intus desaeviat ardor.

Le désir furieux la fait mépriser tout et une ardeur impure la dévore. Remarquons que c‟est la

même libido du vers 125, alors proclamée être exitiosa et être à la base de l‟errance du cyclope.

239

Hirstein 1991: 59 (note 43) note que la séquence lateri latus se trouve plusieurs fois dans l‟Ars amatoria

d‟Ovide : I, v. 140, v. 496, etc. Quant à niveo, c‟est un adjectif que l‟on retrouve souvent dans la poésie élégiaque

(et qui désigne la parfaite blancheur de la peau de la puella aimée).

Page 92: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

92

Comme le dit Hirstein240

, on peut voir dans la description de la femme méprisant tout une

réminiscence de deux assertions comparables dans la sixième satire de Juvénal.241

Dans la suite

du passage, La Boétie introduit l‟esclave Davus :

Hunc tu, an fervidius solatur durus agaso ?

Ergo consortem temerati admittere lecti

Ne querere, et partes post Davum ferre secundas. (162-164)

Le nom propre de Davus est utilisé comme synonyme d‟ « esclave ». L‟amant viendra toujours

à la seconde place parce qu‟il ne profite pas des mêmes dispositions chanceuses que l‟esclave.

Mais Davus peut aussi signaler autre chose. Selon Hirstein, « the reference to Davus recalls

Horace, Satires 2.7.46 ss. »242

Bien que le passage 46-82 d‟Horace II, 7 concerne en effet la

poursuite de femmes mariées par un personnage appelé Horatius (contrairement à son esclave

Davus, qui se contente de visiter des prostituées) et que l‟idée soit là aussi transmise que le

« chevalier » Horatius (equestri, v. 53), en poursuivant servilement des femmes mariées, est

lui-même un esclave et ne vaut donc pas plus que le véritable esclave Davus (vv. 72-82), un

véritable lien intertextuel n‟est pas visible. Le dernier passage de la sous-section (168b-176) se

définit comme une sorte d‟illustration de la militia amoris. L‟amant désespéré y est décrit

comme un soldat qui est de garde la nuit (interea tu tempora servas / pervigil, vv. 168b-169a) ;

ses ennemis sont la pluie et la grêle (licet ingruat imber, / verberet et grando fatuum caput, vv.

170b-171a) : ce sont les images typiquement élégiaques de l‟amator ante limen.243

De surcroît,

il est le sujet des rires de l‟esclave faisant la garde et des voisins (subsannat servulus ipse, / et

vix compescit subolens vicinia risum, vv. 175b-176).

Après la description des tourments de l‟amant par comparaison aux esclaves, le passage suivant

(177-195) décrit le danger de la découverte par le mari. Ce passage-ci fait penser aux vers 58-

70 d‟Horace II, 7 (où est décrite également la découverte de l‟amant par le mari), et,

contrairement au passage précédent, la référence à la satire classique est maintenant plus claire.

240

Hirstein 1991: 61 (note 52) 241

Juvénal, VI, 85-86a: inmemor illa domus et coniugis atque sororis / nil patriae indulsit ; VI, 111-112a : hoc

pueris patriaeque, hoc praetulit illa sorori / atque viro (Il s‟agit deux fois d‟Eppia, femme infidèle d‟un senateur).

Nous avons utilisé l‟édition électronique en provenance de : www.forumromanum.org/literature (cette édition-ci

est la version électronique de l‟édition suivante : Buechler, F. (ed.), A. Persii Flacii, D. Junii Juvenalis, Sulpiciae

Saturae. Berlin 1893). 242

Hirstein 1991:61 243

Feugère 1846: 398 (notes 2 et 3) énumère les lieux suivants: 1) quant à la garde nocturne : Tibulle, Elégies I, 2,

v. 5 et s.; Properce I, 16, 17 ; 2) quant aux dures situations météorologiques : Tibulle, Elég. I, 2, v. 29 et s. ;

Properce III, 16, v. 5 et IV, 1, v. 143.

Page 93: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

93

L‟enfermement dans un coffre étroit avec l‟aide d‟une esclave complice est décrit dans La

Boétie aux vers 179b-182 :

Praeceps noti si denegat usum

Postici reditus, quod restat, conscia nutrix

Includet cumera, aut pavidum et spirare timentem

Quadrupedem angusta componet fervida capsa.

Comparez aux vers 58-61a de la satire d‟Horace :

Quid refert, uri virgis ferroque necari

Auctoratus eas, an turpi clausus in arca,

Quo te demisit peccati conscia erilis,

Contractum genibus tangas caput ?

Tout comme arca et conscia erilis dans le passage horatien, capsa et conscia nutrix se situent

en position finale du vers. En plus, l‟accent chez Horace est porté sur le comportement

volontaire de l‟amant confronté aux risques de la punition par le mari fâché (ibis sub furcam

prudens dominoque furenti / conmittes rem omnem et vitam et cum corpore famam, v. 66-67) et

sur le fait qu‟il réessayera toujours (evasti ; credo, metues doctusque cavebis: / quaeres,

quando iterum paveas iterumque perire / possis, o totiens servus !, vv. 68-70a). La même

pensée se retrouve chez La Boétie, cette fois-ci sans réminiscences verbales :

Nec tamen idcirco, si qua fortuna reducet

Incolumem, sapies : tantum hoc valuere pericla,

Quod strepitum ad quemcumque tremens et pallidus intras,

Expectans dum te castigent verbera. (187-190a)

Une dernière similitude, assez globale, est constituée par le fait que tant le passage néo-latin

(177-195) que le correspondant latin classique (58-70) se terminent par une comparaison de

l‟homme poursuivant des femmes mariées avec un animal. Citons d‟abord La Boétie :

Alligat esca,

Atque a vermiculo nunquam exterrebere, donec

Page 94: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

94

Praeda vorax toties elusis pendeat hamis. (193b-195)

Un jour il sera suspendu lui-même à l‟hameçon, comme un ver. Aux vers 69b-70, Horace se

demande : quae belua ruptis, / cum semel effugit, reddit se prava catenis ? C‟est l‟image de

l‟animal sauvage qui sera renfermé dans ses chaînes, fût-ce volontairement. Remarquons enfin

qu‟il existe aussi un lien, de nouveau assez global, entre les punitions des vers 185-190 du

poème néo-latin et les punitions décrites par Horace dans I, 2, vv. 37-46. Ainsi, la peine de

l‟émasculation (saeva… novacula… eviret, LB vv. 186-187a) se retrouve aussi dans Horace

(demeterent ferro, v. 46), ainsi que le supplice du fouet (expectans dum te castigent verbera,

LB v. 190 ; ille flagellis / ad mortem caesus, Hor. vv. 41b-42a).

Une nouvelle section (198-266) de la partie centrale commence par les paroles mises dans la

bouche du garçon par le maître, ce qui est annoncé déjà aux vers 196-197 qui fonctionnent

comme transition :

Ergo age, nilne movent tot tantaque ? Sentio, tecum

Iamdudum fremis, et tibi mens immurmurat intus :

Postquam me prohibes matronam tangere, saltem

Quod superest unum, scortabor, te duce. (196-199a)

Le verbe scortabor annonce le thème de la section : la visite aux prostituées. Dans le premier

passage (200-226) de cette nouvelle section, le ton s‟aggrave : le locuteur est indigné de la

proposition (imaginaire) du jeune homme (Mene ? / quaere alium : non his ego sum, ne dixeris,

author, vv. 199b-200). Il reproche à celui-ci de ne poursuivre que ce qui est scandaleux :

Anne tibi, nisi turpe, placet nihil ? Usque adeone

Et prurit sola et iuvat interdicta voluptas ? (206-211)

Jusqu‟ici, seule la sexualité honteuse a été décrite et attaquée. Or, aux vers 212-215, la

meilleure alternative est proposée pour la première fois : la sexualité reproductrice, uniquement

possible dans le cadre légal du mariage.

Cum te iura vocent ad iusti foedera lecti,

Invitet natura parens, et praemia ponat

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95

Libera cum primis et duri pura laboris

Gaudia, tum dulces, gratissima pignora natos244

;

Au lieu de se lier aux lois d‟un lit légitime (iusti foedera lecti), il erre dans le monde vicieux.

Ceci s‟exprime dans un passage à tonalité sévèrement moralisante à partir du vers 216, où

commence la phrase principale (après la tournure concessive introduite par cum) :

Tu tamen his demens quaeris peccare relictis,

Legibus infensus, naturae, disque, tibique.

Si moechae desunt, insanis Thaide. Cur hoc ?

Cur nisi quod vetitum est ? nisi quod re dulcior ipsa est

Culpa tibi, gratumque nihil sine crimine nosti ?

Coniugis at durum est, et blandum nomen amicae.

Coniugis ? et cuius ? propriae tantummodo. Namque

Cum peccas, aliena tibi non displicet uxor. (216-223)

Ici, l‟indignation atteint un niveau maximal. Après les tendres vers sur le fruit doux du mariage,

le style est désormais tout opposé ; l‟asyndéton au vers 217, la succession rapide de questions

courtes et surtout l‟anaphore en „c‟ (cur… culpa … (crimine)… coniugis… coniugis… (cuius)…

cum) soulignent, ensemble avec le cynisme amer au niveau du contenu, l‟ardente irritation du

maître confronté avec le comportement (imaginairement) corrompu de son élève.

Au vers 226, le discours indigné adressé au puer se clôt (verum haec alias) en faveur d‟un

passage (226b-240) qui discute la différence entre les femmes mariées et les prostituées. Celles-

ci sont à peu près aussi dangereuses et exigent autant de labeur (et fortuna eadem, et ratio est

communis amandi, / par labor et studium, nihiloque remissior aestus, vv. 228-229). Mais la

meretrix cause davantage de dommage à la réputation de l‟homme putassier :

Fama premit gravior, cum limen perditus intras

Omnibus et vappis tritum et nebulonibus, et quos

Traducit tonstrina loquax furnusque nepotes. (230-232)

244

A travers “dulces” et “natos”, La Boétie aurait pu avoir dans la tête Virgile, Géorg. II, v. 523 (interea dulces

pendent circum oscula nati) et Lucrèce III, v. 895 (optima nec dulces occurrent oscula nati). Mentionné par

Hirstein 1991 : 62 (note 56).

Page 96: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

96

Le vers 231, en combinant les mots « vappa » et « nebulo » en un seul vers, rappelle Horace I,

2, v. 12 (Fufidius vappae famam timet ac nebulonis). Enfin une dernière comparaison : rarior

haec ut sit, meretrix est doctior : usus / plus habet, et locat insidias instructius, vv. 234-235a).

A travers les notions militaires insidias et veteratrix (v. 237), et les notions de servitude

indueris et vincula (v. 238), La Boétie allude brièvement aux thèmes de la militia et du

servitium amoris, comme il l‟avait fait également lors de sa description des moechae.

Remarquons encore que la mention des aestus (v. 229) et des curas (v. 236) se retrouvent

également en un seul vers dans Horace I, 2 : atque aestus curasque gravis e pectore pelli ? (v.

110). On est là dans le contexte des femmes mariées, de sorte qu‟on ne peut pas parler d‟une

véritable référence. Or, il nous semble néanmoins s‟agir d‟une réminiscence sur le plan du

langage.

Le dernier passage (241-266) de cette sous-section porte sur les douleurs physiques (le dolor

annoncé au vers 86) qui vont de pair avec la visite aux meretrices. Dans un premier temps il y a

les combats entre les hommes putassiers, appelés ironiquement « rivaux » :

Quid iam

Enumerem, quoties rivalis rixa, quibusque

Grande malum dederit ? Luit hic pede caesus ; at illum

Semianimem pueri referunt : hic lumine laevo

Excussus redit ; huic redeunti, in limine, guttur

Praerepta pro nocte furens transfixit amator.

Persaepe offensi levius doluere mariti.

Edit et hic monumenta sui Venus, edit et illic. (244b-251)

En utilisant un vocabulaire élégiaque (et propre à la description de l‟adultère : rivalis, limine,

amator, mariti), le passage crée implicitement une analogie entre la situation de l‟homme

adultère et l‟habitué des bordels, ce qui est marqué plus explicitement par la sentence finale :

les deux vices sont assez similaires parce qu‟ils portent tous les deux la griffe de Vénus (edit et

hic monumenta sui Venus, edit et illic). Notons également la force stylistique du passage : la

répétition de hic au vers 246-247, l‟association sonore de hic lumine et in limine aux vers 247-

248, la gravité quasi-épique du vers 249, soulignée par la répétition de consonnes lourdes

(praerepta pro nocte furens transfixit amator) et la construction environnante au vers 251 (edit

et hic… edit et illic) augmentent l‟ardeur évoquée par ces vers. La deuxième douleur, plus

grave encore, est causée par « la maladie française » (adde malum, quo nec gravius nec certius

Page 97: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

97

ullum, / nota lues, Italis si credis, Gallica, vv. 252-253a). Il s‟agit de syphilis245

, dont les

symptomes essentiels sont la goutte et/ou des ulcères :

Unum

Hoc age, te ut redimas minimo ; primumque podagra

Si potes, hoc parvum est; seu mavis ulcere putri

Aut pedis, aut furae246

, aut oculis, nasove pacisci.

Quippe haec haud raro concurrunt omnia : felix

Cui tantum alterutrum restaverit. (255b-260a)

On retrouve le même type de cynisme amer chez Juvénal (Saturae III, vv. 299-301), quand il

définit la liberté du pauvre : libertas pauperis haec est : / pulsatus rogat et pugnis concisus

adorat / ut liceat paucis cum dentibus inde reverti. La maladie ne peut pas être guérie par un

médecin. Ainsi se clôt le passage, et la longue partie centrale :

Nam modo pelle

Exuta, erumpes serpens novus ; altera saxa

Quaeres rursus ubi impingas, quia tetrior haeret

Quae nec cum scabie queat exsudare libido. (263b-266)

La démangeaison scabieuse (scabie) fait ressembler le malade au serpent qui perd sa peau.

L‟image de la douleur horrible est stylistiquement renforcée par l‟évocation du son du serpent

sifflant (s), surtout au vers 264, mais aussi aux deux suivants : exuta, erumpes serpens novus …

saxa … quaeres rursus … impingas … scabie … exsudare. A partir de v. 265b (quia…) est

donnée la cause de cette douleur : un désir répugnant (tetrior … libido)247

colle avec ténacité au

pécheur. A travers la notion de libido, la douleur physique est associée au désir/à la volupté :

245

Hirstein 1991: 62 246

Il s‟agit bien sûr de surae. L‟édition (de Bonnefon) à la base de celle-ci comporte la version correcte ; il s‟agit

donc d‟une petite faute de reproduction (probablement due à l‟ambiguïté de l‟orthographe, dans l‟édition de base,

du s initial ( ʃ ). 247

La même notion de taetra libido est utilisée par Horace (I, 2, v. 33) dans le même contexte de prostitution.

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La Boétie combines the ideas of the physical sickness of syphilis and the moral sickness of the

furor amoris in treating desire, libido, as though it were something physical which sticks to one,

but which cannot be gotten rid of.248

*Troisième partie (267-322)

Le dernier vers et demi du passage précédent sert de transition au début (267-277) de la

dernière section du poème. Dans ces onze premiers vers en effet, le sage maître décrit la

volupté. Il met l‟accent sur sa substance minimale (quam non / et levis, et parva est, et denique

nulla voluptas ? vv. 268b-269) et sur son manque de présence (aut fuit, aut veniet ; nihil est

praesentis in illa, v. 273). La notion de furor apparaît d‟ailleurs dans les quatre derniers vers du

passage :

Ante labor, post haec fastidia : mox redit idem

Indomitus furor, atque iterumque iterumque recurrit

Irritus, adlatratque epulis, et pabula nota

Appetit, illectus vanis et imagine falsa. (274-277)

Ces vers sont construits très ingénieusement : ils illustrent l‟oscillation entre le labor (actif,

énergique) et les fastidia (passif) du vers 274. L‟enjambement fort à 275 (indomitus furor)

souligne l‟impossibilité de réprimer la fureur ; la répétition lourde du polysyllabique iterumque,

ainsi que la dominance des mêmes lettres i, e, u, r et t dans la séquence iterumque iterumque

recurrit et les deux élisions successives représentent la véhémence répétitive et chaotique du

« furor ». Un nouvel enjambement au vers 276 (irritus), de surcroît en anaphore avec le mot

initial du vers précédent (indomitus) marque le tempérament irrité du « furor », et la succession

rapide des deux courtes phrases suivantes (adlatratque epulis ; remarquons que l‟élision fait de

la séquence un « bloc » de six syllabes ; et pabula nota / appetit), avec à nouveau un

enjambement au vers 277 (appetit), marquent la force énergique avec laquelle la fureur agit

comme un chien agité. Les vers 274b-277a (de mox à appetit) constituent donc stylistiquement

une illustration du labor au vers 274a, mais également au niveau de la grammaire l‟aspect actif

est accentué : redit, recurrit, adlatrat, appetit sont tous des verbes à voix active exprimant une

action. Ce n‟est qu‟au vers 277b (illectus vanis et imagine falsa) que le calme retourne : plus

248

Hirstein 1991: 63

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d‟élisions, plus de répétitions sonores frappantes sur le plan du style ; le verbe maintenant à

voix passive (illectus) sur le plan grammatical. Ce changement linguistique convient au

changement du contenu : c‟est l‟idée d‟être séduit trompeusement par l‟erreur et les apparences,

et le dégoût (fastidia) naît quand on se rend compte de cette tromperie.

Le vers 277b établit ainsi la transition vers le passage suivant (278-300), ou sera traitée

précisément, sur un ton assez calme, la question philosophique de l‟erreur des sens humains,

causée par une maladie. Ainsi commence la nouvelle sous-section :

Nam quae titillant tam momentanea sensus,

Tamque exili animum perfundunt rore, quid illa

Nos facimus tanti ? Contra qui plurimus ambit

Et circumvallat late dolor altus, et acres

Infigit morsus, hunc temnimus, et mala laevi

Dissimulamus, vix etiam sentire fatemur ? (278-283)

La pensée essentielle ici c‟est que nous ne nous occupons que de plaisantes choses

momentanées, alors que nous méprisons la véritable douleur profonde (dolor altus).

Mais quel est le lien logique entre momentanea et dolor altus ? C‟est plus clair au vers suivant

(284a) : Morbus, ne dubita, morbus. Cette douleur est associée à la notion de maladie. Or,

morbus n‟est pas un terme arbitraire dans le poème. Il est utilisé deux fois (aux vers 114 et 120)

au sein du passage du cyclope Polyphème, dans le contexte du furor amoris. Surtout les vers

119b-121 sont très importants pour la compréhension du passage de la dernière section : Haud

furor, inquit, / sed me vexat amor, vehemens Deus. Hoc quoque morbum / arguit : haud sentis

cum te tuus urgeat error. On ne sent pas la fureur en soi, parce qu‟on est trompé par l‟erreur.

Le dolor altus du vers 281 peut donc être rapproché de la fureur qui était décrite aux vers 274-

277. Tenant compte de la longue partie centrale sur les excès amoureux, les choses

momentanées (momentanea, v. 278) sont alors les plaisirs sexuels éphémères de l‟adultère et de

la putasserie. Rappelons, en citant Hirstein, le message prononcé dans ces vers : « We are so

intent on the acts necessary to chase away momentarily the pain that we seem to ignore its

cause. Broadly speaking, we treat the symptom but ignore the disease. »249

Les vers 284b-289

décrivent la maladie: elle détériore notre odorat (foetida olebunt / suaviter, vv. 284b-285a) et

notre goût (affectis stomachis, et desipiente palato, v. 289). Les sens physiques sont bien sûr

249

Hirstein 1991: 64-65

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100

une métaphore du sens de jugement moral. Les vers 290-292a formulent l‟erreur des hommes

d‟accuser la nature de leur avoir tendu un piège. Au lieu de penser que la nature nous apporte le

malheur, il faudrait mieux la suivre correctement : atqui / ingenitam si vim sequimur, studiosius

illa / vitat quae laedunt, quam delectantia curat, vv. 292b-294 : elle évite les dommages plutôt

que de chercher les plaisirs. De 295 à 300, La Boétie explique que la moindre douleur nous

affecte davantage que beaucoup de plaisir (nec sic laetitia, quanquam est cumulata, movemur, /

ut vel tristitia mediocri offendimur, vv. 295-296a) et c‟est la raison pour laquelle on ne doit pas

s‟occuper trop du plaisir (car quel serait le bienfait du plaisir s‟il est surpassé par le moindre

mal ?). Il y a pourtant une sorte de plaisir qui est valable : l‟absence de douleur, comme

l‟illustrent les vers 298b-300 : hoc iuvat unum / quod me non torquet latus aut pes : caetera

quisquam / vix queat et sanum sese et sentire valentem.

Notons encore que la troisième satire de Perse associe également la maladie de l‟esprit à la

maladie corporelle. Cette satire latine aurait donc pu servir d‟une source d‟inspiration quant au

traitement du thème de la maladie (qui, en soi, est bien sûr un thème très général et répandu).

L‟absence de mal est la condition de se sentir sain et bon. Mais qu‟est-ce qu‟il faut pour se

sentir heureux ? La réponse est donnée au début du passage suivant (301-319) :

Unde igitur miseris iucunde vivere ? quidve

Constanter pureque dabit gaudere ? nihilne est

Tristia quod vitae permistum condiat ? immo

Virtus, deliciae verae, Charis ipsa, merum mel, (301-304)

Seule la vertu peut garantir le bonheur constant et pur. Aux vers suivants (305-307) est spécifié

de quel type de vertu il s‟agit précisément :

Sed tantum sapienti, ex sese, qui sine fuco

Introrsus verum diiudicat, et neque vulgi

Rem mandare fabis, nec caecae sustinet urnae.

Il s‟agit de la vertu stoïcienne qui ne peut être atteinte que par le sage étant à même, en soi-

même (introrsus), de discerner le vrai (verum diiudicat).

De façon globale, la conception du sapiens libre (ex sese) répond à celle de Perse, décrite dans

sa cinquième satire. Il faut tendre à la liberté d‟esprit (libertate opus est, v. 73a) et combattre

les passions qu‟il décrit aux vers 132-188 (l‟avarice, l‟avidité de jouissances, l‟amour,

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l‟ambition et la superstition). La Boétie fait le mouvement inverse : il décrit d‟abord très

amplement l‟une de ces passions furieuses, l‟amour, avant qu‟il ne formule la conclusion

philosophique que seul au sage libre est préservé la vertu.

Le reste du passage (308-319) est consacré à la caractérisation de virtus. Il s‟agit d‟une

conception stoïcienne :

Sola haec, quo gaudeat, in se

Semper habet, bene praeteriti sibi conscia, sorti

Quaecumque est praesenti aequa, et secura futurae.

Indiga nullius, sibi tota innititur : extra

Nil cupit aut metuit, nullo violabilis ictu,

Sublimis, recta, et stabilis, seu pauperiem, seu

Exilium, mortemve vehit currens rota, rerum

Insanos spectat, media atque immobilis, aestus.

Huc atque huc fortuna furens ruit : illa suis

Exercet laeta officiis, secum bona vere

Tuta fruens, ipsoque sui fit ditior usu. (309b-319)

La vertu est en bonne intelligence avec le présent, contrairement à la volupté qui n‟existe même

pas dans le présent (nihil est praesentis in illa, v. 273). La vertu est décrite ici comme un être

humain, notamment comme le sage qui, sans être jamais troublé, accepte tous les échecs de la

vie. Dans ces vers apparaît la notion de l‟apatheia stoïcien, très convenablement rendue par la

séquence adjectivale media atque immobilis. La description de la vertu rappelle Horace II, 7,

vv. 83-88 (concernant la liberté du sage)250

: comparez sibi tota innititur (LB, v. 312) et ex sese

(LB, v. 305) à in se ipso totus (Hor, v. 86) ; pauperiem … mortemve (LB, vv. 314-315) à

pauperies … mors (Hor, v. 84) et huc atque huc fortuna furens ruit (LB, v. 317) à manca ruit

semper fortuna (Hor, v. 88).

Les trois derniers du poème vers montrent que les conseils adressés par l‟éducateur dans la

deuxième et la troisième partie sont adressés à Montaigne, et à La Boétie lui-même :

O mihi si liceat tantos decerpere fructus,

Si liceat, Montane, tibi ! Experiamur uterque :

250

Hirstein 1991: 66

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Quod ni habitis potiemur, at immoriamur habendis ! (320-322)

Decerpere fructus se situe, à la même position métrique, au vers 79 d‟Horace I, 2 (où il s‟agit

du fait que poursuivre des femmes mariées apporte plus de labeur que de plaisir)251

. En disant

qu‟il aime cueillir de tels fruits, La Boétie formule implicitement une critique à l‟adresse

d‟Horace (plus exactement à l‟adresse du locuteur de cette satire) : il ne veut pas, comme (le

personnage dans) Horace, associer la notion positive de fructus avec une activité si honteuse

que l‟adultère. Les « fruits » de La Boétie sont d‟un tout autre ordre : ce sont les bienfaits d‟une

sévère quête spirituelle de la vertu. Le poème se termine avec un vers comportant un beau

chiasme (habitis potiemur … immoriamur habendis), exprimant l‟espoir d‟atteindre leur but,

qu‟ils vivent encore ou non. Remarquons que « decerpere fructus », à travers l‟image

botanique, réfère au passage sur le greffage, aux vers 12-20, et que l‟expression métaphorique

effectue ainsi une structure circulaire reliant le début du poème à la fin.

Quant au nom de Montaigne, il apparaît ici seulement pour la deuxième fois, la première étant

au vers 23 : te, Montane, mihi. L‟ordre des pronoms est maintenant inversé : mihi …, Montane,

tibi. Ainsi, leur liaison par l‟intermédiaire de la vertu (v. 25) est rendue stylistiquement

complète : te … Montane … mihi … mihi … Montane … tibi. Cet ordre pronominal semble

même traduire le mouvement propre du poema XX : le début (1-43) et la fin (320-322)

comportent le thème de l‟amitié avec Montaigne, tandis que le milieu (44-319)252

constitue en

fait l‟élaboration poétique du projet éducatif moral lancé par La Boétie. Dans ces 275 vers, il

n‟y a qu‟une voix réelle : celle du maître s‟adressant au puer, interlocuteur imaginaire. On

pourrait désormais croire que La Boétie s‟efforce en effet de s‟approprier le rôle du maître

stoïcien et de guider son ami (plus jeune de quelques années) vers la route du bonheur,

seulement accessible quand on atteint le haut sommet de la vertu.

2.4. Conclusion

Dans l‟analyse des poemata I et III, nous avons dû conclure deux fois à une tension entre la

forme et le contenu du poème. Le premier poème, formellement une épître à la manière

d‟Horace, constitue, sur le plan du contenu, une similitude importante avec l‟Epode 16

d‟Horace. L‟annonce du départ vers une terre nouvelle et le récit de la destruction de la patrie

251

Hirstein 1991: 67 252

La deuxième section ne commence véritablement qu‟à partir de v. 53, mais il faut également noter que les vers

44-52 constituent déjà un passage de transition vers la deuxième partie.

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103

forment une similitude importante entre l‟épode classique et le poème néo-latin. Le troisième

poème, composé en strophes alcaïques, « fort employée(s) par Horace »253

, est formellement

une ode, mais comporte un thème qui n‟a jamais été chanté par Horace dans ses pièces lyriques.

Le thème grave du choix humain entre les deux grandes forces opposées de la volupté et de la

vertu, est d‟une tout autre inspiration. Pour ce qui est de la montée sur l‟échelle de la vertu et le

message de mener une vie diligente, ce thème-ci provient essentiellement de la troisième satire

de Perse (quoique ce soit naturellement un thème général fort répandu) ; pour ce qui est de la

légende d‟Hercule au carrefour et les paroles de la vertu, La Boétie a pu s‟inspirer de toute une

littérature classique, mais probablement surtout par Xénophon. Finalement, il ne faut pas

oublier le contenu chrétien du poema III.

Or, cette rupture entre forme et contenu ne vaut pas pour le vingtième poème latin de La

Boétie. Tant au niveau de la forme qu‟à celui du contenu, poema XX semble être une satire.

Après l‟analyse satirique du poème, nous espérons comprendre pourquoi ce troisième poème

latin adressé à Montaigne n‟expose pas cette rupture entre forme et contenu, qui est commune

aux deux autres poèmes. En quoi réside sa spécificité ? Quelle est donc son importance

spécifique au sein des trois poemata dédiés à Montaigne ?

253

Feugère 1846 : 364

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104

3. Le statut satirique du poema XX

Nous avons voulu d‟abord analyser le vingtième poème d‟une manière globale afin de faciliter

la présente analyse qui cherchera à déterminer si poema XX est une véritable satire classique.

Ainsi, nous ne devrons plus expliquer le contenu du texte ni plus indiquer toutes les références

aux sources (satiriques) latines classiques. Un tel travail demande une méthodologie stricte.

C‟est pourquoi nous établirons d‟abord une liste de critères génériques essentiels, propres à la

satire romaine. L‟essentiel de notre tâche consistera ensuite à vérifier si ces critères sont

applicables à la prétendue satire d‟Etienne de La Boétie.

3.1. Les traits essentiels de la satire romaine

Etablir une liste exacte des caractéristiques distinctives d‟un genre donné est un travail fort

difficile. Le plus grand problème c‟est qu‟en rédigeant une série de caractéristiques, on traite de

facto le genre comme un phénomène homogène. Or, un genre n‟est jamais né comme tel : il le

devient graduellement et est pratiqué par plusieurs auteurs, tous donnant leur empreinte unique.

Quant à la satire, il faudra donc chercher des traits qui sont suffisamment restrictifs pour le

genre (à l‟égard d‟autres genres) mais qui en même temps tiennent compte de son dynamisme

dû à la diversité de ses pratiquants (Horace, Perse et Juvénal254

). Ce travail a été déjà fait par

Bartolomé Pozuelo qui, avant d‟analyser le statut satirique de quelques pièces néo-latines

appelées « satires », a établi d‟abord (à la page 20, explication aux pages 21-28) un inventaire

des caractéristiques essentielles de la satire romaine, qu‟il répartit autour de quatre axes

différents : auteur, matière argumentale, intention, apparition du comique :

A) Auteur : 1) Monologue personnel

2) Indications méta-argumentales

3) Confidences autobiographiques

4) Langage colloquial

B) Matière argumentale : 1) Personnages et lieux connus

2) Episodes narratifs brefs

254

Les satires de Lucilius sont trop fragmentairement conservées pour en tenir compte avec sûreté.

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105

3) Références au cercle social

C) Intention : 1) Objectif moral

2) Auteur-modèle

3) Emission de normes de conduite

4) Allusions à vitiosi

5) Invectives contre les vitiosi

D) Apparition du comique

Les traits marqués en gras sont censés être communs aux poèmes de chacun des satiriques

anciens.

Bien que ce ne soit absolument pas un inventaire mauvais, quelques caractéristiques figurant

sur la liste nous semblent néanmoins peu pertinentes :

- Indications méta-argumentales :

Pozuelo les définit ainsi : « ce trait est une manifestation concrète de l‟antérieur ;

j‟appelle « méta-argumentaux » certains passages dans lesquels l‟auteur informe le

lecteur du cours que va suivre son monologue. Tous les auteurs satiriques les

emploient ».255

Puis il cite des exemples provenant des satires d‟Horace, Perse et

Juvénal et montre qu‟il s‟agit de tournures brèves comme audi quo rem deducam256

;

crede + construction infinitive257

, accipe quod..258

. C‟est en effet un phénomène qu‟on

retrouve fréquemment dans la satire ancienne, mais selon nous, ce n‟est pas une

caractéristique digne de figurer séparément. Plutôt, elle fait simplement partie du type

de discours de la satire, qui est celui du monologue personnel259

, trait qui figure

d‟ailleurs dans le tableau de Pozuelo, juste avant celui des indications méta-

argumentales.

255

Pozuelo 1994: 21 256

Horace I, 1, vv. 14-15 257

Perse IV, v. 1 258

Juvénal XV, vv. 31-32. Les trois exemples sont cités par Pozuelo 1994: 21. 259

Il est assez logique que dans un monologue, le je parlant aime parfois structurer son discours par de telles

tournures brèves. Il n‟y a pas de raison pour traiter celles-ci isolément.

Page 106: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

106

- Confidences autobiographiques :

Parler de témoignages concernant la vie historique des auteurs satiriques est assez

dangereux. La satire, comme tous les genres classiques, est d‟abord une construction

poétique dans laquelle le locuteur principal, « l‟auteur » dans la terminologie de

Pozuelo, construit entre autres sa propre image, une persona sous la forme d‟ego.

Puisque cet ego ne peut être assimilé à l‟auteur, il faut veiller à n‟en pas inférer des

données concernant la vie concrète des auteurs satiriques, desquels on sait d‟ailleurs fort

peu. Les confidences intimes que l‟on peut ainsi retrouver dans leurs œuvres, ne sont

qu‟une construction fictive liée au type de discours de la satire : le monologue personnel

(avec un je qui s‟adresse à un public)260

.

- Références au cercle social :

D‟après Pozuelo, « ceci est une autre manifestation du caractère personnel des

satires »261

. La question que l‟on peut se poser alors est la suivante : pourquoi traiter à

part les références sociales, au lieu de les intégrer dans le trait plus englobant des

confidences autobiographiques ? Et surtout, pourquoi les unes inclure dans l‟axe de la

matière argumentale et les autres dans celui de l‟auteur ? Il faut d‟ailleurs remarquer

que le cercle social, auquel est référé parfois dans les satires classiques, est celui de

l‟ego construit, et non pas de l‟auteur. Qui plus est, la référence à la position sociale

qu‟occupe le poète/le narrateur est un trait qui dépasse le genre satirique. Les allusions

de ce type sont typiques pour la poésie (et la littérature tout court) romaine en général ;

on les retrouve par exemple aussi dans l‟élégie (où le poète déclare négliger ses

occupations sociales en faveur de ses devoirs amoureux) et les épîtres d‟Horace.

- Objectif moral :

Ici nous sommes sur le terrain de l‟intention de la satire et/ou du poète. Mais comment

peut-on connaître l‟intention d‟une œuvre poétique ? Il est d‟autant plus bizarre que ce

trait est donné en position initiale de l‟axe de l‟intention ; il faudrait plutôt énumérer

260

Pozuelo a conçu bien que les confidences autobiographiques sont une “manifestation du caractère personnel du

monologue satirique” (Pozuelo 1994 : 21). Mais d‟autre part il ne semble pas tenir compte du caractère douteux de

ses confidences. 261

Pozuelo 1994: 24

Page 107: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

107

d‟abord les traits susceptibles d‟indiquer l‟existence d‟un objectif moral dans la satire,

au lieu de le considérer comme chose évidente. Mais Pozuelo fait le mouvement

inverse : les caractéristiques 2-5 de l‟axe intentionnel constituent la conséquence

déductive de la prémisse initiale de l‟objectif moral : l‟auteur-modèle, l‟émission de

normes de conduite, les allusions à vitiosi et les invectives contre ceux-ci. Bien qu‟il

s‟agisse de véritables caractéristiques satiriques essentielles, leur présence dans un

poème ne justifie toutefois pas de spéculer sur l‟objectif de celui-ci. L‟objectif d‟un

poème, s‟il y en a un, est très difficilement retrouvable et exige une étude détaillée et

prudente. Pour les mêmes raisons nous n‟approuvons pas le choix d‟un axe de

l‟intention.

D‟autre part, il y a quelques traits importants qui devraient figurer sur la liste :

- L‟aspect formel : hexamètre

Ce trait, à notre égard primordial, ne surgit chez Pozuelo que hâtivement dans la

définition de la satire antique (à la page 27, après le survol des traits satiriques), et n‟est

donc pas inclus parmi les caractéristiques mêmes du genre. Or, le choix métrique est

énormément important dans la poétique antique et ne peut être considéré comme simple

chose évidente. Quant à la satire, elle a pris cette forme propre à partir de Lucilius.262

L‟aspect métrique est un critère utile à distinguer entre la satire classique en vers et la

satire ménippée qui est formellement une combinaison de prose et de poésie (inventée, à

l‟exemple des écrits grecs de Menippus, par Varron au premier siècle avant J.-C.263

).

- Conscience générique

Tous les grands poètes anciens étaient conscients de leur propre activité littéraire et

aimaient s‟inscrire dans la tradition du genre qu‟ils pratiquaient d‟une part, et dans la

tradition littéraire générale d‟autre part. Or, il est difficile de parler d‟une véritable

tradition satirique : ce n‟est que par la suite que l‟on peut parler rétrospectivement d‟une

262

Il faut toutefois noter que tous ses livres satiriques ne sont pas composés en hexamètres. Pourtant c‟est bien le

cas dans la majorité de ses livres (des 30 livres, 1-21 et 30 sont en hexamètres dactyliques). Ceci est mentionné par

Miller, P.A., Introduction, in : Miller, P.A. (ed.), Latin Verse Satire : An Anthology and Reader. London-New

York 2005, p. 18. 263

Coffey, M., Roman Satire. London 1976, p. 149

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108

tradition. Vu synchroniquement, chacun des auteurs satiriques classiques crée lui-même

une tradition dans laquelle il aime se situer par la suite.

La conscience du genre pratiqué peut se manifester de plusieurs manières : d‟abord par

des déclarations métapoétiques explicites sur le genre, ensuite par des déclarations

métapoétiques explicites sur les prédécesseurs du même genre et enfin, plus au niveau

métapoétique, par des références littéraires implicites aux prédécesseurs.

La déclaration « métasatirique » du poète est un indice logique mais très important du

caractère satirique du poème. Dans le cas de la satire, tous les trois auteurs satiriques

font des déclarations de ce type :

*Horace, Sermones II, 1, vv. 1-4a :

„Sunt quibus in satura videar nimis acer et ultra

Legem tendere opus; sine nervis altera quidquid

Conposui pars esse putat similisque meorum

Mille die versus deduci posse.

*Perse, Saturae I, vv. 107-110a :

„Sed quis opus teneras mordaci radere vero

Auriculas ? vide sis ne maiorum tibi forte

Limina frigescant : sonat hic de nare canina

Littera.‟

*Juvénal, Saturae I, v. 30a :

Difficile est saturam non scribere.

Des références explicites aux prédécesseurs satiriques ensuite peuvent être retrouvées

dans l‟œuvre de chacun des satiriques anciens :

*Horace, Sermones II, 1, vv. 62b-68a (référence à Lucilius) :

„Quid ? cum est Lucilius ausus

Page 109: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

109

Primus in hunc operis conponere carmina morem

Detrahere et pellem, nitidus qua quisque per ora

Cederet, introrsum turpis, num Laelius aut qui

Duxit ab oppressa meritum Carthagine nomen

Ingenio offensi aut laeso doluere Metello

Famosique Lupo cooperto versibus ?

*Perse, Saturae I, vv. 114b-118 (référence à Lucilius et à Horace) :

Secuit Lucilius urbem,

Te Lupe, te Muci, et genuinum fregit in illis.

Omne vafer vitium ridenti Flaccus amico

Tangit et admissus circum praecordia ludit,

Callidus excusso populum suspendere naso.

*Juvénal, Saturae I, vv. 165-167 (référence à Lucilius) :

„Ense velut stricto quotiens Lucilius ardens

Infremuit, rubet auditor cui frigida mens est

Criminibus, tacita sudant praecordia culpa.‟

Saturae I, v. 51 (référence à Horace) : haec ego non credam Venusina digna lucerna ?

Des références littéraires implicites (p.ex. l‟appropriation d‟un même thème, des

réminiscences verbales, etc.) aux prédécesseurs enfin sont très nombreuses et se

retrouvent dans chacun des satiriques romains :

*Horace, Sermones I, 5 (le voyage d‟Horace à Brindisi) est inspiré du liber III de

Lucilius (le voyage de celui-ci en Sicile). Citons Coffey :

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110

The satire is also to some extent an imitation of Lucilius‟ journey to Sicily. Horace‟s

general outline is similar, and some points of resemblance are immediately obvious,

such as a reference to muddy roads and to some sort of contest.264

*Perse, Saturae V, v. 4 : volnera seu Parthi ducentis ab inguine ferrum est une

réminiscence verbale d‟Horace II, 1, v. 15 : aut labentis equo describit volnera Parthi.

La combinaison de volnera et Parthi est identique dans les deux vers, de même que la

présence d‟un participe présent actif en Ŕntis. A côté de cette pure analogie verbale, le

contexte est le même dans les deux cas : dans les deux cas le vers est intégré au sein

d‟une description métapoétique de la haute poésie épique (avec des sujets stéréotypés

comme la guerre contre les Parthes) par opposition à la satire.

*Juvénal, Saturae IV, vv. 72-149 : le long passage moqueur du conseil des courtisans à

l‟empereur Domitien établit un rapport thématique avec une satire de Lucilius. Citons à

cet égard un passage du commentaire du premier livre des Satires juvénaliennes par

Braund :

Moreover, J.‟s [sc. Juvenalis] is not the first parody of a consilium in Roman satire. The

precedent was set by Lucilius. In a poem in his first book apparently called Concilium

Deorum, Lucilius used parody of the divine council narrated in the opening book of

Ennius‟ epic poem, Annales, to attack a dead politician. Similarly, J. here uses parody

to attack both Domitian and his subservient courtiers.265

Une référence implicite à Perse peut se retrouver aux vers 142-146 de la première satire,

qui rappellent une scène de Perse III (vv. 98-106), à savoir celle de la mort dans le bain

d‟un personnage glouton imaginaire.

- Transitions abruptes :

Pozuelo ne tient pas compte de l‟étymologie de la satire (satura lanx), qui a donné lieu

à une sorte de poésie de mélange. Nous distinguons deux types de mélanges : l‟un est

lié à l‟apparente pluralité de sujets, ce qui donne lieu à des transitions à première vue

264

Coffey, M., Roman Satire. London 1976, pp. 75-76 265

Braund, S. M., Juvenal: Satires Book 1. Cambridge 1996, p. 271

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111

incohérentes266

; l‟autre, que nous expliquerons par la suite, est lié à la multitude de

voix présentes dans le poème. Les transitions abruptes peuvent être retrouvées chez les

trois satiriques anciens, mais elles sont d‟une nature diverse :

*Horace : dans les satires d‟Horace, les transitions abruptes sont souvent la

conséquence des nombreux sauts associatifs dans la pensée du locuteur du poème.

Prenons l‟exemple du deuxième sermo du premier livre, qui est thématiquement une

illustration des sentences dum vitant stulti vitia, in contraria currunt (v. 24) et nil

medium est (v. 28a). Le début du poème parle des extrémités en matière d‟argent, la

deuxième partie, très longue (28b-134), des excès amoureux.

*Perse : les satires de Perse se caractérisent souvent par une cascade de transitions

abruptes dues à leur caractère fortement dialogique. Dans la troisième satire p.ex., on a

d‟abord un dialogue entre un jeune homme et un comes qui l‟incite à se réveiller et à

travailler. Puis (35-43), sur un ton déclamatoire solennel, Jupiter est invoqué (magne

pater divum, v. 35) et demandé de punir les tyrans cruels envahis par le désir terrible. A

partir du vers 44, le dialogue entre les deux hommes reprend pour s‟arrêter de nouveau

à partir de v. 63 (et cela jusqu‟à la fin du poème ; c‟est un monologue qui parle de la

maladie de l‟esprit, annoncée déjà, sans transition claire, dans le passage 35-43).

*Juvénal : les transitions abruptes dans les satires de Juvénal sont la conséquence de la

volonté de celui-ci de prendre à contre-pied le lecteur. Ceci s‟avère dans la tension qui

s‟établit parfois entre ce qui est annoncé d‟une part et la suite de cette annonce d‟autre

part. Prenons l‟exemple de la première satire, où, après une longue introduction

programmatique (1-80), le poète déclare, aux vers 81-86, que le sujet de son livre sera

tout ce qui meut l‟homme à partir du temps de Deucalion : son vœu, sa peur, sa colère,

son désir, sa joie, l‟arbitraire (quidquid agunt homines, votum, timor, ira, voluptas, /

gaudia, discursus, nostri farrago libelli est, vv. 85-86). Or, malgré l‟annonce de la

portée très large du livre (les vices humains depuis des temps lointains), le passage

immédiatement après (87-93) se limite à la description d‟un jeu d‟argent, un vice

contemporain à première vue banal.

266

Notons que les transitions abruptes peuvent également être expliquées par l‟élément colloquial de la satire

classique.

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112

En reliant quando au passage précédent au moyen de la conjonction et, le poète suggère

qu‟il y a un lien sûr entre les deux passages. Or, bien que les vers 81-86 déclarent la

portée très large du livre, le passage suivant semble se limiter à la description de

l‟avarice humaine. Celle-ci sera alors exemplifiée à partir de 95b, où est décrit comment

le cliens souffre presque de faim à cause du gaspillage de son patron dans sa vie privée.

Donc, au lieu de raconter des vices humains depuis des temps lointains (comme il

l‟avait annoncé aux vers 81-86), le poète ne traite qu‟un vice contemporain.

- Multitude de voix :

Un deuxième élément de la satire comme poésie « saturée » est la diversité des voix.

Quoi que le discours de base soit un monologue personnel (avec un je s‟adressant à un

public), des éléments dialogiques s‟installent très fréquemment dans la satire. A côté de

l‟ego du poème, il y a souvent un ou plusieurs interlocuteurs imaginaires :

*Horace I, 2 : ici, il y a plusieurs interlocuteurs imaginaires ; il s‟agit presque chaque

fois d‟une voix s‟opposant brièvement au discours tenu par le locuteur principal. Tantôt

la personne qui réagit a un nom, tantôt il s‟agit d‟une figure anonyme :

„at in se / pro quaestu sumptum facit hic ?‟ (vv. 18b-19a)

„nolim laudarier‟ inquit / „sic me‟ mirator cunni Cupiennius albi. (vv. 35b-36)

„matronam nullam ego tango‟ (v. 54b, les paroles sont de Sallustius, mentionné au vers

48)

Leporem veantor ut alta / in nive sectetur, positum sic tangere nolit, / cantat et adponit

„meus est amor huic similis ; nam / transvolat in media posita et fugientia captat.‟ (vv.

105b-108)

Etc.

*Perse III : de façon globale, cette satire comporte un dialogue entre un jeune homme et

un comes. Aux vers 1-62, il y a une succession rapide de questions et de réponses, de

sorte que le lecteur ne peut plus facilement définir la voix de chacun des

« personnages ». A partir de 63, il ne reste qu‟une voix principale traitant le thème

général de la maladie de l‟esprit. Plusieurs interlocuteurs imaginaires sont intégrés dans

le texte :

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113

„hic aliquis de gente hircosa centurionum

Dicat : « quod sapio satis est mihi. Non ego curo

Esse quod Arcesilas aerumnosique Solones

Obstipo capite et figentes lumine terram,

… (77-80 ; les paroles du centurion continuent jusqu‟au vers 85)

„ « Inspice, nescio quid trepidat mihi pectus et aegris

Faucibus exsuperat gravis halitus, inspice sodes »

Qui dicit medico, … (88-90a)

Etc.

*Juvénal : les satires de Juvénal sont moins dialogiques que celles d‟Horace ou de

Perse. Ceci pourrait être expliqué par leur caractère plus grandiloquent. Le monologue

est beaucoup plus stable chez Juvénal : la voix dominante est souvent celle du rhéteur

qui aime faire usage de la grandeur épique, du discours solennel (voir les nombreuses

sententiae) et qui évite (mais certainement pas toujours) le langage colloquial

(contrairement aux satires d‟Horace et de Perse). Mais ceci ne veut pas dire que les

interlocuteurs imaginaires n‟existent pas dans les satires juvénaliennes. Quelques

exemples de la deuxième satire :

„Ego te ceventem, Sexte, verebor ?‟ / infamis Varillus ait, „quo deterior te ?‟ (vv. 21b-

22)

Non tulit ex illis torvum Laronia quendam / clamantem totiens „ubi nunc, lex Iulia,

dormis ?‟ / atque ita subridens : „felicia tempora, quae te / moribus opponunt. … (vv.

36-39a ; les paroles de Laronia continuent jusqu‟au vers 63)

„officium cras / primo sole mihi peragendum in valle Quirini.‟ / quae causa officii ?

„quid quaeris ? nubit amicus / nec multos adhibet.‟ (vv. 132b-135a)

Etc.

Une dernière critique que nous voudrions formuler à l‟égard des caractéristiques de la satire

proposées par Pozuelo, concerne son choix des axes de l‟auteur et de l‟intention. A notre avis,

les concepts de l‟auteur et de l‟intention ne sont pas de bons critères pour décrire une œuvre

littéraire; ce sont au contraire des notions qui appartiennent au terrain de l‟interprétation, mais

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114

qui, le cas échéant, peuvent également se situer au niveau de la spéculation. Les notions

d‟auteur et d‟intention sont d‟ailleurs devenues, dans la science de la littérature moderne, des

notions volontairement négligées : pensons à Proust et son Contre Sainte-Beuve et aux efforts

des approches littéraires formalistes dans la première moitié du XXe siècle. Mais le coup

mortel était apporté par le New Criticism (voir le concept de l‟intentional fallacy)267

et surtout

par la déconstruction.268

De surcroît, il nous semble bizarre que Pozuelo inclut le trait du « langage colloquial » dans la

section « auteur ». De même, pourquoi les allusions à/invectives contre les vitiosi

appartiennent-elles à l‟axe de l‟intention ?

Comme alternative, nous proposerons une nouvelle liste des traits distinctifs de la satire

classique, divisés autour des catégories suivantes : langue/langage, type de discours, contenu et

la conscience générique. Notons que plusieurs traits donnés par Pozuelo seront intégrés dans la

liste (mais donc dans une autre division), augmentés par ceux que nous avons proposés.

A) Langue/Langage

- L‟aspect formel (métrique) : hexamètre

- Le registre : mélange haut (épique, déclamatoire) / plus bas (colloquial), réparti

différemment entre les trois satiriques classiques (mais ce mélange est présent dans

chacun des auteurs)

B) Type de discours

- Monologue personnel : malgré la multitude de voix, la situation discursive initiale est

toujours celle d‟un je s‟adressant à un public quelconque. Comme le dit Pozuelo, « la

satire se présente comme un acte de communication personnelle entre le poète et le

récepteur. »269

Il ne faut néanmoins pas oublier que le deuxième livre des Sermones

d‟Horace comporte plusieurs satires dialogiques (II, 1 : Horatius-Trebatius ; II, 3 :

Damasippus-Horatius ; II, 4 : Horatius-Catius ; II, 5 : Odysseus-Tiresias ; II, 7 : Davus-

Horatius ; II, 8 : Horatius-Fundanius) , mais malgré leur situation dialogique initiale, la

267

Delcroix, M., Hallyn, F., Angelet, C. (eds.), Méthodes du texte : introduction aux études littéraires. Paris 1987,

pp. 16-17 268

Idem, p. 320 269

Pozuelo 1994: 21

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115

plus large partie de ces satires consiste en monologues longs d‟un des locuteurs (voir

p.ex. le long monologue de Damasippus (31b-299) dans Horace II, 3).

- Structure apparemment peu cohérente : l‟indice le plus important est la présence de

transitions abruptes d‟un passage à un autre.

- Multitude de voix : ce n‟est pas en contraste avec l‟acte communicatif du monologue ;

cette pluralité d‟interlocuteurs imaginaires s‟établit dans le cadre communicatif

englobant du monologue.

C) Contenu

- Discours moral : les thèmes sont d‟inspiration morale ; dans la plupart des cas, un

certain vice est dénoncé : ou bien sur le plan littéraire (voir p.ex. Perse I et Juvénal I),

ou bien sur le plan des mœurs humaines (avarice, luxure, folie, etc.)270

, ou bien en

matières politiques (p.ex. Juvénal IV). Dépendamment de l‟auteur, le vice ou les vitiosi

sont plus ou moins intensément attaqués. Perse et Juvénal font régulièrement usage de

l‟invective271

, tandis qu‟Horace semble l‟éviter et opter pour une critique plutôt

descriptive qu‟attaquante (mais n‟oublions pas son invective contre Tillius aux vers 23-

44 dans la sixième satire de son premier livre272

).

- Discours didactique : la dénonciation des erreurs humaines est insérée dans un discours

dans lequel le locuteur principal (qui n‟égale pas nécessairement l‟auteur) fonctionne

comme un maître qui enseigne la matière à son public. Ce critère figure aussi sur le

tableau de Pozuelo, bien que ce soit sous le titre d‟« auteur-modèle ».

- Humour : contrairement au sermon qui dénonce également les vices des hommes, la

satire se sert souvent du ton léger (humour, ironie, sarcasme…). Or, l‟humour est une

notion assez difficile et est totalement différente dans l‟œuvre de chacun des auteurs

satiriques romains :

*Horace : l‟humour horatien a en général un caractère largement intellectuel. Il s‟agit

souvent d‟une ironie souriante qui ne peut être conçue que si l‟on comprend la

référence. Un exemple provient de I, 4, où, au vers 11, Horace décrit Lucilius comme

lutulentus (« boueux ») : c‟est d‟abord une référence à l‟activité poétique extravagante

270

Dans leurs attaques contre les vices humains, les satiriques latins sont souvent influencés par la diatribe. Ceci

est mentionné par Miller 2005 : 16-17. 271

Pozuelo 1994: 27 (puis il cite comme exemples Perse II, v. 61 : O curvae in terris animae et caelestium inanis

et Juvénal VIII, vv. 56-57a : Dic mihi, Teucrorum proles, animalia muta / quis generosa putet nisi fortia ? …). 272

Mentionné par Coffey 1976: 91.

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116

de Lucilius (qui, selon Horace, écrivait presque spontanément : in hora saepe ducentos,

/ ut magnum, versus dictabat stans pede in uno, vv. 9b-10), par opposition à la poésie

fine (et alexandrine) d‟Horace. Mais c‟est aussi une référence intra-textuelle aux vers

54-60 de I, 1273

, dans lesquels est exprimée la pensée que le glouton sera entraîné par

l‟Aufidus (un fleuve en Apulie) : eo fit, / plenior ut siquos delectet copia iusto, / cum

ripa simul avolsos ferat Aufidus acer (vv. 56b-58). En caractérisant Lucilius comme

lutulentus, il le présente implicitement comme quelqu‟un qui s‟est rendu coupable

d‟excès poétiques. Les deux vers suivants (vv. 59-60) décrivent le sort de l‟homme

sobre : at qui tantuli eget quanto est opus, is neque limo / turbatam haurit aquam neque

vitam amittit in undis. Après la lecture du quatrième sermo, on se rend compte que c‟est

une allusion cachée à la poésie d‟Horace qui s‟oppose aux abus de Lucilius.

*Perse : l‟humour de Perse est plus rude et choquant. Au début de sa première satire,

par exemple, quand il décrit la façon dont la haute poésie épique est déclamée, il écrit,

au vers 18 : patranti fractus ocello (« languishing the orgasmic eye »274

) ; c‟est l‟image

d‟un œil éjaculant, et cela dans un contexte de la récitation poétique.

*Juvénal : l‟humour juvénalienne réside surtout dans les ruptures de registre ou dans les

surprises à la fin d‟un vers ou en enjambement. P.ex. Saturae II, v. 10 : inter Socraticos

notissima fossa cinaedos (contraste énorme : Socraticos … cinaedos) ou vv. 19b-21a :

sed peiiores, qui talia verbis / Herculis invadunt et de virtute locuti / clunem agitunt.

(contraste comique: de virtute locuti / clunem agitant). L‟humour de Juvénal tend

souvent à se rapprocher du grotesque.

- Episodes narratifs brefs : le récit de la satire se caractérise par la présence de

nombreuses brèves histoires, situations, personnes, etc. Citons Pozuelo :

L‟idée qui se transmet dans la plupart des satires est morale ; mais son contenu n‟est

pas un raisonnement abstrait ; au contraire, nous trouvons des références à la « réalité

quotidienne » qui entoure l‟auteur et le lecteur, références qui peuvent se concrétiser

dans des individus connus, dans des lieux, des travaux ou des mœurs de la vie de tous

les jours.275

273

Je remercie Wim Verbaal de m‟avoir signalé ceci. 274

Lee, G. et Barr, W., The satires of Persius. The Latin text with a verse translation by Guy Lee; introduction and

commentary by William Barr. Liverpool 1987, p. 15 275

Pozuelo 1994: 22-23

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117

D) Conscience générique : c‟est la seule catégorie entièrement nouvelle que nous avons

introduite. Pour l‟explication des trois indices de la conscience générique, voir supra.

- Déclarations « méta-satiriques »

- Références explicites aux prédécesseurs

- Références implicites aux prédécesseurs : allusion thématique/verbale, citation, etc.

3.2. Analyse satirique du poema XX

Dans ce qui suit, nous vérifierons si les critères établis à la fin du point précédent (3.1) sont

applicables au vingtième poème latin d‟Etienne de La Boétie dans le but de déterminer si elle

est une véritable satire lucilienne « classique » et si elle mérite le titre de « Satire Latine

excellente ».

A) Langue/Langage

- Aspect formel (métrique) : poema XX est entièrement composé en hexamètres

dactyliques. Nous n‟avons pas étudié la métrique du poema XX, mais selon James

Hirstein, dans son article sur le lien entre le début du poème avec le Laelius de Cicéron,

La Boétie a composé « des hexamètres qui évoquent effectivement le genre de la

satire »276

. Puis il spécifie dans une note :

Et cela assez lourdement. Si on tient compte de la ponctuation et aussi de l‟articulation

bucoliques chez La Boétie, comme Joseph Hellegouarc‟h le fait pour Juvénal dans « La

ponctuation bucolique dans les Satires de Juvénal : étude métrique et stylistique » …,

on se rend compte que La Boétie s‟appuie très fortement sur ces usages métriques dans

l‟écriture de ses vers. A part les effets stylistiques obtenus, c‟est un signe de

l‟inspiration générique du poème.277

L‟inspiration métrique serait donc surtout

juvénalienne.

276

Hirstein 1999: 121 277

Hirstein 1999 : 121-122 (note 2)

Page 118: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

118

- Registre : le mélange typique du registre haut et (plus) bas n‟est pas présent ; l‟élément

colloquial qui apparaît dans les œuvres des trois satiriques romains (avec une répartition

diverse, bien entendu), n‟est plus présent.278

. Il y a encore des alternances de registre,

mais celles-ci ne sont pas basées sur la distinction haut/bas. Il s‟agit au contraire de

plusieurs registres stylistiques conduits par l‟intertextualité. Prenons l‟exemple du

passage « virgilien » (vv. 12-20) : ces vers se distinguent des passages précédent et

suivant par un autre style déterminé par l‟intertextualité qui existe entre le passage et les

Géorgiques. Un autre exemple se situe aux vers 63-70, dans lesquels on peut discerner

un registre plus haut, plus solennel que le reste du poème ; ou l‟exemple de l‟expression

typiquement élégiaque (voir supra, note 224) au vers 150 : et iunges niveo lateri latus.

Remarquons toutefois qu‟il y a bien, dans la section centrale du poème, des brefs

dialogues à caractère colloquial, mais il s‟agit chaque fois de passages brefs dans

lesquels on peut clairement sentir les efforts de La Boétie pour imiter les dialogues

colloquiaux souples tels qu‟on peut les trouver par exemple dans les satires d‟Horace.

Citons quelques exemples de ces moments « colloquiaux » dans la section centrale :

*vv. 87-88 : Primum hoc : te ne pares meretrici an dedere nuptae ? / - A nupta

auspicium. Ŕ Generose. Mais immédiatement après, le locuteur continue, sur un ton

assez lourd : Sed mala disce / illaesus ventura, impendentemque laborem. (vv. 88b-89)

*vv. 126-127 : Dices : quid Cyclops ad rem ? quia nil vetat, inquam, / quin de te haec

olim recinatur fabula, … L‟aspect colloquial réside ici dans l‟omission du verbe (quid

Cyclops ad rem ?) et dans la séquence de conjonction + préposition + pronom +

démonstratif + adverbe (quin de te haec olim), ce qui provoque un effet coupé propre

au discours oral.

Il semble donc que La Boétie reconnaît bien le style « colloquial » horatien et qu‟il

s‟efforce de l‟imiter parfois, mais ces passages sont trop peu nombreux pour pouvoir

parler chez La Boétie d‟une rupture entre registre haut et registre bas. En général, ses

vers sont toujours écrits dans un style soigné et mesuré.279

B) Type de discours

278

On pourrait l‟expliquer par le fait qu‟au XVIe siècle, le latin est une langue scolaire à part entière. 279

Bien entendu, les vers d‟Horace sont aussi très soignés, mais ce que nous voulons dire, c‟est que l‟élément

colloquial joue un rôle très important dans ses satires, et qu‟il le contraste volontiers avec le registre haut. Ce

mélange et ce jeu de registres ne se retrouvent pas chez La Boétie.

Page 119: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

119

- Monologue personnel : on peut parler d‟un monologue personnel quand la situation

d‟énonciation se caractérise par la présence d‟un je s‟adressant à un certain public. Au

vers 4 du poema XX déjà, nos indique la participation du locuteur principal, ainsi que

nostri au vers 8 : ces pronoms indiquent l‟association du sujet parlant avec quelqu‟un

d‟autre ou avec un nombre plus ou moins grand d‟autres personnes. Il faut noter que le

pronom « je » (ego) ne s‟est pas encore retrouvé jusqu‟ici. Ce n‟est qu‟au vers 23 qu‟est

spécifié qui est indiqué par « nous » : Te, Montane, mihi ; Il s‟agit de La Boétie (ou plus

exactement le sujet parlant du texte) et Montaigne. Bien que ce soit la première mention

explicite de l‟adressé, le titre du poème suggère bien sûr déjà qu‟il s‟agit de Montaigne

(Ad Michaëlem Montanum). Notons que nous n‟avons pas encore rencontré jusqu‟ici

des verbes à la première personne : ceux-ci n‟apparaissent en effet qu‟au trentième

vers : insequor, atque ubivis visam complector, amoque. Au cours du poème entier,

l‟acte communicatif sera celui d‟un monologue d‟un ego s‟adressant à un tu.

L‟ambiguïté de la portée de ces deux voix (ego/tu), distinguable à partir du passage des

paroles de Socrate (vv. 44-52) et que nous analyserons sous le point de la multitude des

voix, n‟affecte pas le type de discours de base.

- Structure apparemment incohérente : le poème comporte plusieurs transitions abruptes.

*vv. 12-20 : après la défense de son amitié précoce mais parfaite avec Montaigne, La

Boétie, consacre, sans transition visible, un passage au greffage. La signification de ces

vers est éclaircie immédiatement après le passage : haud dispar vis est animorum (v.

21) ; il s‟agit d‟une métaphore de l‟union des âmes.

*vv. 44-52 : après la discussion des capacités vertueuses de Montaigne (vv. 37-43), un

vers, à première vue incompréhensible, perturbe le passage précédent : Aegyptus bona

multa creat, mala multa venena. (v. 44) Le lecteur ne peut y accorder un sens qu‟après

la lecture de la suite du passage consacré à Alcibiade qui est, comme Montaigne, enclin

aux choses bonnes et mauvaises ; il s‟établit alors un rapport entre Montaigne (vitiis …

virtutibus, v. 38), Egypte (bona… mala) et Alcibiade (pravique bonique, v. 49).

*vv. 63-70 : les objections du puer ne sont pas introduites ; c‟est seulement le premier

vers après ce passage (v. 71) qui indique le changement de locuteur (talia iactanti quis

iam moderetur ?).

Remarquons qu‟au niveau de la structure globale du poème, celui-ci consiste en trois

parties : un début (1-52), un milieu (53-266) et une fin (267-322). Après la lecture du

poème entier, on a l‟idée qu‟il est coupé en trois. On ne trouve guère ce type de ruptures

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120

dans les satires d‟Horace et de Perse ; Juvénal au contraire en fait parfois usage. Dans sa

troisième satire, après avoir annoncé, aux premiers vingt vers, le départ de son ami

Umbricius, celui-ci commence à parler amplement des problèmes et des dangers à

Rome. Ce n‟est que tout à la fin que s‟arrête son récit et qu‟il part effectivement (vv.

315-322). Dans IV, il y a une rupture assez brusque entre les deux histoires de poissons

(vv. 1-33 et vv. 34-154).280

La façon dont a structuré La Boétie son poème, semble donc

être surtout juvénalienne. Or, cette « coupure » n‟est pas arbitraire : la position de la

partie centrale entre le début et la fin qui sont liés thématiquement, fait que le poème

suit un mouvement circulaire. On pourrait dire que le début et la fin ont comme thème

l‟amor positif, à savoir l‟amour spirituel réglé par la vertu, qui ne pet s‟effectuer

qu‟entre amis. Cet amour noble n‟est donc autre chose que l‟amitié entre deux hommes.

Au niveau des images utilisées au cours du poème, le début et la fin sont unis au moyen

de métaphores en provenance de l‟agriculture. Un exemple dans l‟introduction est

constitué par le passage « virgilien » sur le greffage des arbres (vv. 12-20). Dans la

conclusion, il n‟y a qu‟une métaphore de ce type, mais elle entre très solidement dans

l‟œil du lecteur ; il s‟agit de decerpere fructus, au vers 320. Tandis que le début et la fin

expliquent l‟amour vertueux, la longue section centrale illustre l‟amour négatif, animé

par la volupté. Par conséquent, le thème constant du poema XX est l‟amour, et le poème

entier est structuré circulairement autour de ce thème-ci. On pourrait donc conclure que

malgré les différentes transitions abruptes et la coupure du poème en trois grandes

parties, celui-ci est solidement structuré.

- Multitude de voix : nous aimons faire une division entre la voix principale (ego) et les

autres voix présentes dans le récit du poème (tu et d‟autres voix éphémères).

*La voix principale : jusqu‟au vers 47a, une voix unique s‟entend dans le récit du

poème. Ensuite, les vers 47b-52 traduisent les paroles de Socrate à propos d‟Alcibiade.

Or, à partir de 53, il n‟est pas clair si la voix initiale reprend le récit ou que Socrate

continue. Il n‟y a aucune indication dans le texte qui nous peut aider. Selon nous, c‟est

le « je » des premiers 47 vers qui reprend la parole, sans que la voix socratique

disparaisse complètement. Car il est important de se rendre compte du changement

thématique à partir de 53 : il s‟agit désormais de l‟éducation d‟un « puer » (puerum, v.

55), mot qui apparaît pour la première fois au sein du discours de Socrate (puer hic aut

280

Je remercie Wim Verbaal de m‟avoir mentionné cette caractéristique des satires de Juvénal.

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121

perdet Athenas / aut ornabit, vv. 47b-48a). Notons également le titre donné à Socrate :

gravis amator (v. 45) ; il a d‟ailleurs reçu d‟Apollon le nom de sage (Sapientis nomen,

v. 46). Quant au « sapiens », il revient au vers 305 et désigne le sage stoïcien à la

recherche de l‟état parfait de l‟apatheia. A la fin du poème, il s‟avère que La Boétie (ou

au moins je sujet parlant), aime un jour atteindre cet état, ensemble avec Montaigne : O

mihi si liceat tantos decerpere fructus, / si liceat, Montane, tibi ! Experiamur uterque

(vv. 320-321). Vu rétrospectivement, il y a un rapport entre le sapiens du vers 46 et

celui du vers 305 : en présentant Socrate comme un sage, et en exprimant le vœu de

devenir lui-même un sage, La Boétie annonce implicitement qu‟il voudrait devenir un

nouveau Socrate. Aussi l‟appellation de gravis amator n‟est pas un fait du hasard : le

début du poème avait comme l‟un des thèmes majeurs l‟amour existant entre lui et

Montaigne. Ainsi, La Boétie est lui aussi un amator, mais pas du type qu‟il décrira dans

la longue section centrale du poème (où il s‟agit de l‟amator honteux poursuivant ou

bien des femmes mariées, ou bien des prostituées) : il est au contraire un amant sérieux,

un gravis amator. Rien d‟étonnant donc à ce que le passage immédiatement après les

paroles de Socrate concernant le puer commence par le thème de l‟éducation d‟un autre

puer, et cela sur le ton grave du maître s‟efforçant lui-même de devenir un sapiens. A

quelques endroits dans le poème, l‟esprit socratique semble être présent, notamment

dans la méthode persuasive du maître qui questionne son élève assez doucement et qui

parfois même semble feindre l‟ignorance typiquement socratique. Prenons l‟exemple

des vers 71-81, dans lesquels est explicitée d‟abord (vv. 71-75) la stratégie éducative :

ludam vacuus, blandisque ferocem / aggrediar melius (vv. 73b-74a). Le maître estime

que la meilleure façon de persuader le jeune homme féroce est de l‟approcher

gentiment. On pourrait rapprocher cette approche douce à la manière dont Socrate281

lui-même approchait ses adversaires, bien que l‟on puisse y voir également la devise

satirique horatienne de dire la vérité en riant (ridentem dicere verum), comme nous

l‟avons dit déjà lors de notre analyse littéraire globale. Les vers 76-81 mettent ensuite

en pratique ce que le maître a discuté aux vers précédents. Il essaie d‟approcher le puer

très prudemment ; il dit même qu‟il ne tentera pas de lui faire la leçon : non ego

fortunae quaero praescribere, nec te / sperem ausimve bonis avidum prohibere paratis

(vv. 78-79). Il lui demande pourtant d‟écouter, s‟il a du temps : sed tamen haec paucis,

o faelix, si vacat, audi, / ferme eadem solitus parasitum audire loquentem (vv. 80-81).

281

Naturellement le Socrate tel que nous le connaissons, c‟est-à-dire par l‟intermédiaire des textes de Platon.

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122

Le même mouvement persuasif se trouve au vers 88 : - A nupta auspicium. Ŕ Generose.

Sed mala disce …Voir aussi v. 112a : cur ita ? quid sentis ? (la demande de la pensée de

l‟interlocuteur peut être également considérée comme un élément persuasif typiquement

socratique, mais est aussi un élément très répandu et général).

La voix initiale peut aussi être confondue avec celle du parasite à partir de 82, après que

celui-ci était introduit au vers 81 introduit (voir ci-dessus). Or, il n‟est pas clair jusqu‟à

quel moment il prend la parole. Comme c‟était le cas chez les mots de Socrate, il n‟est

pas indiqué dans le texte quand ils se terminent. Nous n‟entrerons pas dans les détails

parce qu‟on a déjà traité ce problème dans l‟analyse globale du poème. Disons

uniquement que si c‟est bien le parasite qui prend la parole à partir de 82, son ton

s‟aggravera au cours du poème, de sorte qu‟on peut parler d‟une sorte de fusion de la

voix du parasite et celle du maître sérieux.

*Autres voix : l‟autre voix la plus importante est celle désignée par tu dans la première

section du poème et qui est donc celle de Montaigne (te, Montane, v. 23). Elle revient

tout à la fin du poème (si liceat, Montane, tibi, v. 321). Or, dans la longue partie

centrale, le personnage indiqué par tu est le puer à qui est enseigné les dangers des

excès amoureux. Au cours du poème, on ne l‟entend pas régulièrement ; il est toutefois

donné la parole aux vers 63-70, brièvement au vers 88a (- A nupta auspicium. Ŕ) et

imaginairement au vers 126 (Dices : quid Cyclops ad rem ?).

D‟autres voix, moins importantes, sont celle du cyclope Polyphème : haud furor, inquit,

/ sed me vexat amor, vehemens Deus, vv. 119b-120a) et du mari disant que le pichet

qu‟ils cherchent se trouve dans le coffre (dans lequel est caché l‟amant adultère) : in

capsa est, uxor, guttus quem quaerimus (v. 184).

Bien que l‟ego et le tu subissent quelques changements de portée au cours du poème,

elles restent finalement les mêmes voix ; on pourrait dire qu‟au début et à la fin du

poème, le « je » désigne La Boétie (même s‟il s‟agit d‟une pure fiction littéraire) et le

« tu » Montaigne. Dans la section centrale, ces deux voix reçoivent une couche

nouvelle : l‟ego devient, excepté la voix de La Boétie, d‟abord celle du maître qui s‟est

inspiré de Socrate et puis (peut-être) celle du parasite, pour ainsi gagner la confiance du

puer à qui il s‟adresse. Inversement, le « tu » devient dans un premier temps le puer

adressé par le maître, et, dans un second temps, l‟homme en général (ou peut-être le

lecteur) qui ne suit pas le bon chemin de la vertu (la signification générale du tu devient

claire aux vers 204a-226a, dans lesquels se fâche ardemment le maître ; voir par

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123

exemple v. 216 : tu tamen his demens quaeris peccare relictis).282

Malgré ces couches

nouvelles qui s‟ajoutent aux voix principales, leur portée initiale ne se perd nulle part

dans le poème.283

C) Contenu

- Discours moral : dans la section centrale, les excès amoureux sont dénoncés et critiqués

d‟une manière très étendue. Comme Horace, La Boétie ne fait guère usage de

l‟invective ; les débauches de l‟homme adultère ou de l‟homme putassier sont le plus

souvent racontées sur un ton tantôt léger (voir infra sous le point de l‟humour) tantôt

neutre. Il y a cependant une exception : les vers 204b-226a, attaquant le « puer » enclin

aux vices (ou, comme nous l‟avons discuté ci-dessus, l‟homme en général) se

caractérisent par une ardeur et une indignation frappantes : des questions successives

(Quid ? nisi moecharis, scortari tene necesse est ? / Anne tibi, nisi turpe, placet nihil ?

Usque adeone / et prurit sola et iuvat interdicta voluptas ? vv. 209-211), des attaques

indignées (tu mala desultim te iactas in nova, v. 206 ; tu tamen his demens quaeris

peccare relictis, / legibus infensus, naturae, disque, tibique, vv. 216-217 ; stulte, foris

dominam, modo quae sit adultera, perfers, v. 224). Ce passage mordant s‟arrête très

abruptement et d‟une manière assez bizarre au vers 226 : verum haec alias. Ci-après, le

maître continue, sur le même ton neutre ou léger habituel, son discours à propos des

prostituées.

La section finale du poème (267-322) fournit d‟abord une conclusion (267-300) de la

longue section précédente : l‟amour tel qu‟il est décrit là, appartient au domaine de la

volupté et est une fureur (indomitus furor, v. 275). Ceci était déjà annoncé dans le

passage concernant le cyclope (quis te nunc, Cyclops, agitat furor ? v. 119 et hoc

quoque morbum arguit, vv. 120b-121a). L‟élément central dans cette partie est constitué

par le fait que la volupté est une maladie. Le seul antidote possible est la vertu (virtus, v.

304), ce qui est décrit dans la deuxième et dernière partie de la même section (301-322).

282

Remarquons que le « tu » qui apparaît dans ce passage semble désigner également le lecteur ; cela montre qu‟il

s‟agit là d‟une voix (quoique tacite) à portée très générale. 283

Ceci a pour conséquence que la partie centrale du poème, dans laquelle l‟ego et le tu cessent de renvoyer

uniquement à La Boétie et à Montaigne, comporte un avertissement à l‟adresse de Montaigne : c‟est ce qui peut se

passer si l‟on ne suit pas la route menant vers la vertu et que l‟on tombe dans le règne de la furor amoris. Le

changement de portée du « tu » dans cette même section est donc très intelligemment construit et va parfaitement

de pair avec le changement de contenu et de thème : si Montaigne cesse de s‟occuper avec la vertu, il devient,

comme la plupart des gens, un esclave de la volupté. C‟est à lui de trouver son propre tu et de ne pas devenir un tu

= tout le monde.

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124

Remarquons que le traitement de l‟amour comme une maladie et l‟incitation à la vertu

sont des thèmes typiques de la diatribe. L‟image de l‟amant élégiaque asservi par

l‟amour, telle qu‟elle apparaît dans la partie centrale (voir les nombreuses situations

illustrant la militia et le servitium amoris), est également à lier avec la diatribe.284

- Discours didactique : une situation nettement didactique est à discerner à partir du vers

53. La voix principale y est celle du maître désirant enseigner les dangers de la volupté

à un jeune homme. La portée didactique est explicitée aux vers 71-75, dans lesquels le

maître explique sa stratégie éducative, et au vers 105 (vin‟ tu quae nescis expertis

credere ? v. 105a), ainsi qu‟à plusieurs reprises par de brèves tournures typiquement

didactiques : sed tamen haec paucis … audi (v. 80) ; dispice nunc mecum … (v. 84a);

sed mala disce … (v. 88b); quare alium (v. 200); nunc quaerere pergo … (v. 226b).

- Humour: on retrouve plusieurs types d‟humour dans le poème :

*vv. 1-3 : Le premier vers contient déjà une assertion ironique : Prudentum bona pars,

vulgo male credula, nulli / fidit amicitiae, nisi quam exploraverit aetas, / et vario casus

luctantem exercuit usu. « Prudentum bona pars » semble rappeller Horace I, 1, v. 61 : at

bona pars hominum decepta cupidine falso … où l‟adjectif « bonus » peut être

interprété ironiquement. Chez La Boétie, la « bonne partie des hommes prudents »

réfère à ceux qui jugent qu‟une amitié ne peut être profonde que si elle est renforcée par

le temps. Or, la suite du poème montre que La Boétie aime s‟opposer précisément à

cette opinion assez étroite. N‟oublions d‟ailleurs pas que prudentum réfère également

284

Dans un chapitre sur la poésie élégiaque romaine, Gian Biagio Conte se livre à une discussion intéressante de la

diatribe: « But diatribe can also function as a therapeutic model for the person suffering from the pains of love,

above all because its prudent counsels are designed to aid the person suffering from false opinions and all those

vain desires that afflict people like a real nosos. Faced with the sicknesses of the spirit, sapientia had gladly

offered itself as a genuine medical technique; and diatribe had already identified love as one of the most serious

and widespread sicknesses it had to combat. This was, of course, the love that blinds and dispossesses, which

make people lose their sense of measure and of social properties, which – as I have suggested – leads them to

madness, self-destruction, and even suicide in certain cases. This furor is very much like the elegiac lover‟s.

Against it, diatribe had thought up an effective remedy: to identify exactly that part of love which was natural and

necessary. Only this part was to be satisfied; the rest (the fact that the beloved was sophisticated, cultivated,

elegant, and also difficult, capricious, fickle, spoiled) were only useless complications and reasons for delighted

unhappiness. Love was to be reduced to pure physiology. » La citation provient de : Conte, G.B., Love without

elegy: The „Remedia Amoris‟ and the Logic of a Genre in: Genres and Readers. Translated by Glenn W. Most;

With a Foreword by Charles Segal. Baltimore and London 1994, pp. 62-63. Il dit encore, dans une note (48) à la

page 163: « The manias of the adulterer, who prefers risks and difficulties in love, were a special target for

diatribe‟s satire. A favorite scene of this satirical literature (cf. Hor. Sermones 1.2.127 ff.) was that of the husband

who returns unexpectedly and surprises his wife with her lover – the same scene that so pleased the public of

mimes. » Rappelons que cette scène se retrouve également dans le poème de La Boétie (vv. 177-187).

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125

aux prudentes mentionnés par Cicéron (voir l‟analyse globale). A côté du statut

ironique de cet exemple humoristique, il faut souligner aussi sa portée intellectuelle, ce

qui lui confère un caractère horatien.

*vv. 129-130 : Le moment humoristique suivant n‟apparaît que beaucoup plus loin dans

le texte : Sed non agnoscis Polyphemum ; oculatior illo / esse paras, et amore potes

sapientius usi. La plaisanterie réside dans « oculatior illo », Polyphemus n‟ayant qu‟un

seul œil.

* vv. 139-142a : Un autre moment humoristique constitue le passage sur les préférences

bizarres de la puella : Si placuit charae passer catulusve puellae : / o felix ales, quicum

cubat ? haud mora, mille / sufficit in versus catulus passerve loquaci / stultitiae. Le

premier élément comique est l‟apostrophe moqueuse à l‟oiseau tant aimée par la fille :

O felix ales, quicum cubat ? (v. 140) ; la suite de ce passage bref (vv. 140b-142a) forme

une référence plaisante/moqueuse à la poésie élégiaque consacrant trop de vers à de

telles niaiseries.

*v. 149 : description épique d‟une scène banale d‟adultère : tandem magnanimus

thalamum expugnabis adulter. « Magnanimus » et « thalamum » dénotent un registre

épique/solennel, «expugnabis » un registre épique/militaire. L‟humour réside dans le

conflit entre le style et le contenu du vers.

*vv. 150b-152a : Hoc quoties et / quanto commodius fecit, nulloque periclo, / verna

prior ? L‟élément comique réside dans la postposition du sujet (verna), ce qui provoque

un effet de surprise. L‟esclave s‟est couché avec la femme maintes fois déjà et

beaucoup plus facilement que l‟amant qui, avant d‟obtenir le même résultat, a dû suer

sang et eau pour conquérir héroïquement la chambre conjugale.

*v. 155 : Un nouvel exemple d‟ironie se retrouve un peu plus loin : et merito : nutum

quippe opportunus ad omnem. Le narrateur dit que c‟est à juste titre que l‟esclave a plus

de succès chez la dame, car il obtempère à tous ses signes ; or, c‟est précisément ce que

l‟a fait l‟amant : il s‟est asservi spontanément aux volontés de la dame (décrit aux vers

93b-104).

*vv. 259-260a : Quippe haec haud raro concurrunt omnia : felix / cui tantum

alterutrum restaverit. C‟est un exemple d‟humour cynique du même type que Juvénal

III, vv. 299-301 (voir supra dans l‟analyse globale).

En guise de conclusion, on pourrait dire qu‟il s‟agit en gros d‟un humour assez fin et

souriant. On cherchera en vain des platitudes grotesques ou des exemples d‟un humour

choquant. L‟humour dans poema XX semble être donc surtout d‟inspiration horatienne.

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126

- Episodes narratifs brefs : Une large part de la section centrale est une succession de

récits dans le récit (le récit initial étant celui dans lequel l‟éducateur enseigne son élève

sur les dangers de la volupté) ; à partir du vers 90 (jusqu‟au vers 266) commence le

premier grand récit dans le récit, notamment celui des aventures amoureuses de l‟amant

à la poursuite de la dame mariée, comportant les personnages suivants : l‟amant lui-

même, la femme mariée, la servante (introduite au vers 92 : cuiquam ex famulis),

l‟esclave domestique (introduit au vers 152 : verna), le mari (vir, v. 177). Ce récit

s‟interrompt à partir de 196 jusqu‟à 226a285

, où le récit principal du maître s‟adressant

directement au puer se reprend. A partir de 226b sont introduits le personnage de la

prostituée (meretrix, v. 234), les rivaux (rivalis, v. 245) et le médecin essayant en vain

de guérir l‟amant atteint par la syphilis. Notons d‟ailleurs que la syphilis est une

maladie contemporaine de l‟époque de La Boétie, et que cette sorte d‟allusions se

retrouve régulièrement dans les œuvres des trois satiriques romains. Au sein de ce long

récit dans le récit, on peut noter deux moments où il est introduit un récit au troisième

degré : il s‟agit du passage mettant en scène le cyclope affecté par l‟amour et de celui

(114-125), immédiatement après, de l‟Alcide faisant des tâches typiquement féminines

(131b-135a). Il semble que les vers 90-266 illustrent ce qui est exprimé aux vers 105-

111 et résumé aux deux vers suivants : Cur ita ? Quid sentis ? nisi multo inclaruit usu /

exemplisque malum, atque in proscaenia venit (vv. 112-113). Il y a de nombreux

exemples de l‟amour néfaste, et très souvent celui-ci est mis en scène. Or, c‟est

précisément ce que La Boétie a commencé de faire à partir de 90 : mettre en scène

(proscaenia) l‟amour par l‟intermédiaire d‟un récit « théâtral » à plusieurs personnages

typiquement élégiaques (l‟amant, la dame, la servante, l‟esclave, le mari) et de quelques

exemples (exemplisque), notamment ceux de Polyphemus et d‟Hercule.

On ne retrouve pas ce type de récit scénique dans la première et la dernière section du

poème ; il s‟agit là au contraire d‟un discours théorique raisonné qui ne met pas en

scène plusieurs personnages et qui ne fait pas usage d‟« exempla » concrets. Tant le

début que la fin parlent d‟une chose sérieuse, que La Boétie ne veut pas illustrer mais au

contraire expliquer.

D) Conscience générique

285

Il faut remarquer que le récit de l‟amant à la recherche des femmes mariées et des prostituées, est interrompu à

plusieurs endroits. Par conséquent, on a affaire à une alternance du récit principal et du récit secondaire.

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127

- Déclarations « méta-satiriques » : poema XX ne contient pas de déclarations de ce type.

- Références explicites aux prédécesseurs satiriques : puisqu‟il n‟existe pas, autour de

1560, une tradition satirique en France, les prédécesseurs de La Boétie devront être

nécessairement les auteurs satiriques anciens. Or, aucune référence explicite à ceux-ci

n‟a été repérée.

- Références implicites aux prédécesseurs : comme l‟a montré l‟analyse littéraire

générale, le poème comporte plusieurs allusions thématiques et verbales aux satiriques

romains. Nous ne répèterons pas toutes ces références ponctuelles, mais nous

consacrerons ici à analyser, dans un mouvement de synthèse, l‟influence spécifique de

chacun des poètes satiriques classiques sur le poème néo-latin de La Boétie. La question

la plus importante sera de savoir ce que La Boétie fait avec ses sources satiriques ?

Comment les utilise-t-il ?

*Horace : Horace est la source satirique la plus importante du vingtième poème. A

plusieurs reprises dans la partie centrale, on a pu constater un vocabulaire typiquement

horatien (voir analyse globale). Rappelons – en guise d‟exemple – les importantes

notions de labor et dolor (v. 86). Au niveau thématique, le thème de la poursuite des

femmes mariées et des prostituées, tel qu‟il est élaboré dans la longue section centrale,

provient d‟Horace I, 2 (en ce qui concerne les femmes mariées) et des vers 46-71

d‟Horace II, 7 (pour ce qui est de la distinction entre femmes mariées et prostituées). Or,

la satire I, 2 est le modèle le plus important. Tant dans ce poème-là que dans celui de La

Boétie, les difficultés éprouvées par l‟amant pendant sa quête amoureuse sont décrites

d‟une façon détaillée. Un autre élément d‟influence important – cette fois-ci au niveau

de la structure – constitue la présence de la notion de l‟amitié au début du poème

d‟Horace: on pourrait en effet interpréter les premiers six vers de I, 2 comme

l‟illustration de la fausse amitié basée sur des intérêts matériels (avec, au cinquième

vers, une mention explicite de l‟ami : amico).286

Quoique dans un esprit totalement

différent, le début du poème néo-latin est consacré également au thème de l‟amitié,

avant que ne soient discutés, dans la section suivante, les excès amoureux. Malgré ces

286

Notons que la notion de l‟amitié joue un rôle important dans tout le recueil des Sermones, et assez clairement

dans les premiers trois ; I, 1, v. 1 : apostrophe à Maecenas ; I, 2, v. 5 : amico ; I, 3, v. 1 : inter amicos.

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128

similitudes thématiques et structurelles entre poema XX et Horace I, 2 (et une partie de

II, 7) La Boétie semble néanmoins corriger Horace sur deux points : le poète néo-latin

n‟aime d‟abord pas ses descriptions parfois très explicites et leur préfère des images

beaucoup plus chastes. Ensuite, La Boétie, en apparence contrairement à Horace (voir I,

2, vv. 31-36 (l‟opinion de Caton) et II, 7, v. 46 (l‟opinion de l‟esclave Davus)),

n‟approuve pas qu‟on visite des prostituées ; il ne consacre pas moins d‟une soixante-

dizaine de vers (198-266) aux dangers auprès d‟elles. Il ne semble également pas

approuver l‟assertion, au vers 47 dans Horace I, 2, qu‟il est plus sûr d‟acheter des

femmes libérées, puisqu‟il affirme, aux vers 212-215, que seule la sexualité conjugale

est permise. Quant à l‟influence de la satire II, 3, elle se borne surtout à des

réminiscences verbales (voir l‟analyse globale).287

*Perse : les satires III, IV et V de Perse semblent toutes constituer une source du poema

XX. La troisième satire de Perse est le modèle d‟inspiration le plus important des trois :

elle a influencé le poème de La Boétie (à partir de la section centrale) sur le plan de la

structure. Considérons d‟abord le mouvement structurel de Perse III :

*situation éducative comes/puer (1-62) + exhortations morales

*illustration de la maladie spirituelle (influence de la diatribe) par l‟intermédiaire

de plusieurs scènes (63-106)

*conclusion : l‟idéal de l‟apatheia stoïcien (107-118)

Le poème néo-latin (du moins à partir du vers 53), est structuré parallèlement :

*situation éducative d‟un homme et un garçon (53-89)

*illustration de la maladie spirituelle affectée par la volupté par l‟intermédiaire

d‟un récit global (celui de l‟amant à la poursuite des femmes mariées et des

prostituées) et de plusieurs récits secondaires (voir les exemples du cyclope et

d‟Hercule) (90-266)

*conclusion de la partie suivante : il s‟agit d‟une maladie (267-300)

*conclusion : l‟importance de la vertu et l‟idéal de l‟apatheia stoïcien (301-322)

Au niveau du contenu, une similitude importante est à discerner en ce qui concerne le

traitement de la maladie de l‟esprit (voir l‟analyse générale).

287

Il y a bien sûr un lien thématique implicite : II, 3 parle de la folie et de la maladie de l‟esprit humain (tout

comme Perse III) ; ce que fait La Boétie, c‟est illustrer la folie des hommes par l‟intermédiaire du thème des

dangers que l‟on éprouve en poursuivant des femmes.

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129

L‟importance de Perse IV se réduit à la relation pédagogique qui s‟y établit entre

Socrate et Alcibiade. Aux vers 44-52 du poème néo-latin, les mêmes figures grecques

sont mises en scène, également dans un contexte éducatif.

Quant à la cinquième satire de Perse, son importance est elle aussi bornée à la relation

éducative entre Cornutus et Perse, et globalement au thème de l‟indépendance, du

sapiens, des passions humaines (l‟avarice, l‟avidité de jouissances, l‟amour, l‟ambition

et la superstition), ce qui est considéré, à la fin du poema XX, comme l‟idéal qui dégage

la voie au but ultime de l‟apatheia.

Ces satires de Perse comportent toutes les trois cette relation pédagogique et amicale

entre deux hommes. La Boétie en a très probablement utilisé les exemples comme un

cadre de référence idéal288

dans lequel il a voulu s‟inscrire lui-même en créant une

nouvelle situation amicale et éducative entre lui et Montaigne. A cet égard, n‟oublions

pas son vœu exprimé aux vers 10-11 : Nec metus, in celebres ne nostrum nomen amicos

/ invideant inferre, sinant modo fata, nepotes.

*Juvénal : l‟importance du troisième satirique romain constitue un cas assez spécial ; au

cours du poema XX, aucune allusion verbale aux satires de l‟Aquinois n‟a été retrouvée

(uniquement quelques allusion thématiques éphémères, voir analyse globale). Or, selon

Galland-Hallyn, « dans la satire XX adressée à Montaigne, il [sc. La Boétie] fustige

longuement la voluptas, en s‟appuyant sur Horace, l‟Art d‟aimer d‟Ovide et sans doute

Juvénal, pour convaincre son ami de ne s‟attaquer ni aux courtisanes, ni aux femmes

mariées. »289

Il serait en effet logique que La Boétie, décidé d‟écrire un poème dans

lequel il va attaquer la poursuite de deux types de femmes différents, s‟est inspiré plus

ou moins largement du prototype de la poésie misogyne, à savoir la sixième satire de

Juvénal. Mais peut-on également retrouver de véritables indices de ce rapport quasi-

logique ? Dans ce qui suit, nous allons étudier en détail, pour la première fois dans cette

analyse, le rapport entre la pièce néo-latine et la satire de Juvénal.

Un premier rapport global clair, de nature formelle, est fourni par le cadre épistolaire

des deux poèmes ; Juvénal s‟adresse à Postumus, La Boétie à Montaigne. Le message

est pourtant entièrement inversé : l‟un déconseille à son ami de ne pas se marier

(explicitement aux vers 21-37), l‟autre montre au puer imaginaire les dangers d‟un

288

On pourrait également inclure la relation entre Horace et Mécène (telle qu‟elle apparaît dans les satires

d‟Horace) dans ce cadre amical littéraire. 289

Gallan-Hallyn 2004: 145; dans une note (87) à la même page, elle spécifie qu‟il s‟agit de la sixième satire de

Juvénal et que Hirstein ne mentionne pas cette source à la page 62 de son article.

Page 130: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

130

amour extra-conjugal. Nous allons désormais parcourir les éléments thématiques

ponctuels et plus globaux communs aux deux poèmes ; nous verrons que la pensée sous-

jacente de ces éléments est tantôt comparable, tantôt opposée. Commençons avec les

thèmes et les idées globaux qui sont communs aux deux poèmes :

*le servitium amoris : ce thème très général est élaboré chez La Boétie aux vers 90-

146 ; chez Juvénal, la femme est plusieurs fois présentée appelée domina ; or, il y a

également un passage, aux vers 200-230, qui semble élaborer l‟asservissement de

l‟homme à la femme. Mais il y a aussi une différence importante quant à la situation de

la servitude ; dans la satire de Juvénal, cette servitude a lieu dans le mariage, tandis que

chez La Boétie, l‟asservissement se passe dans une situation d‟adultère (et donc extra-

conjugale).

*la militia amoris : ce thème également élégiaque est élaboré (surtout) aux vers 146-195

du poema XX, chez Juvénal aux vers 246-285. Ici aussi, la même inversion

situationnelle se rencontre.

*les femmes coûtent cher : les vers 243-244a chez La Boétie expriment qu‟on perd sa

fortune en visitant des prostituées ; la même idée, projetée sur le mariage, se trouve dans

la satire de Juvénal, aux vers 200-210.

*les enfants : jusqu‟ici, il s‟agissait chaque fois d‟une même idée dans une situation

inverse. Or, le traitement des enfants est complètement opposé dans les deux textes.

Chez La Boétie (vv. 212-215), les enfants sont considérés comme l‟heureux témoignage

d‟une noble union entre homme et femme. Ils sont le fruit d‟un « lit juste » (iusti …

lecti, v. 212). Chez Juvénal au contraire (vv. 592-609), la naissance de l‟enfant est

présentée lugubrement comme étant non voulue par la mère. Aussi le lit (lecto, v. 594)

est-il le lieu de l‟avortement décrit aux vers 595-601. Ce n‟est qu‟au jour de

l‟accouchement que le père découvre l‟adultère de sa femme, accouchée d‟un petit

Africain (esses / Aethiopis fortasse pater, vv. 599b-600a). Tandis que La Boétie parle

d‟une natura parens (v. 213), de praemia (v. 213) et de dulces … natos (215), Juvénal

préfère les notions de fortuna urguente (v. 593), de labores (au sens négatif bien sûr,

comme nous le verrons tout de suite) (v. 593) et de partus (v. 592), terme assez péjoratif

signifiant « progéniture ». Toute une série de mots pessimistes occupent le passage :

sont discrimen (v. 592), tolerant (v. 593), steriles (v. 596), necandos (v. 596), infelix (v.

597), etc. Or, il y a deux mots communs aux deux textes, fût-ce dans un contexte et sur

un ton entièrement différent. Le premier mot est gaudia ; chez La Boétie, il s‟agit des

duri pura laboris / gaudia (vv. 214b-215a) ; chez Juvénal, il s‟agit d‟une joie amère :

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131

Transeo suppositos et gaudia uotaque saepe

Ad spurcos decepta lacus, saepe inde petitos

Pontifices, salios Scaurorum nomina falso

Corpore laturos. (602-605a)

C‟est la joie du mari ignorant de la tromperie ignominieuse de sa femme. Le deuxième

mot en question est labor ; comparons libera cum primis et duri pura laboris (LB, v.

214) avec nutricis tolerant fortuna urguente labores (Juvénal, v. 593) : les deux mots,

occupant la même position métrique dans le vers, dénotent un tout autre type de labor.

Chez La Boétie, ce sont les efforts positifs et fertiles, contrairement au mauvais type de

« labor » nécessaire de poursuivre des femmes, introduit au vers 86. Chez Juvénal,

« labor » dénote un fardeau, un poids difficile à porter (tolerant). La Boétie semble donc

avoir eu dans la tête ce passage de Juvénal VI et avoir changé la signification originelle

de ces deux mots en les insérant dans un passage concernant le bonheur conjugal.

Considérons ensuite quelques thèmes/situations/références plus ponctuels, communs

aux deux textes :

*référence à l‟une des tâches féminines (le filer de la laine) : le vers 133 du poema XX

présente Hercule en train de filer : stamina callosa barbatum vellere dextra. Juvénal

réfère également à ce travail typiquement féminin : tecta labor somnique breues et

uellere Tusco / vexatae duraeque manu sac proximus urbi / Hannibal et stantes Collina

turre mariti (vv. 289-291). Le mot « vellere » occupe d‟ailleurs, dans les deux textes, la

même position métrique.

*référence à l‟élégie : à côté des thèmes très généraux du servitium et de la militia

amoris, les deux poèmes réfèrent également aux personnages élégiaques du moineau

(« personnage » catullien) et de la puella. Regardons d‟abord le vers 139 chez La

Boétie : Si placuit charae passer catulusve puellae ; puis les vers 7-8 de Juvénal VI :

pellibus, haut similis tibi, Cynthia, nec tibi, cuius / turbauit nitidos extinctus passer

ocellos. Alors que Juvénal mentionne une fille/dame élégiaque spécifique (Cynthia), La

Boétie utilise le titre généralisateur de puella.

*l‟infidélité des femmes (auprès des esclaves) : les vers 150b-155 dans La Boétie

(verna, v. 152) formulent en gros la même idée que Juvénal VI, v. 279a : sed iacet in

servi complexibus aut equitis.

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132

*référence à la lex Iulia : LB, vv. 159-160a : Secura extremo quid carmine iura

minentur / Iulia ? ; Juvénal VI, v. 38a : sed placet Ursidio lex Iulia : …

*l‟amant caché dans le coffre : cette image stéréotypée, décrite au vers 182 chez La

Boétie (capsa), se trouve aussi dans la satire de Juvénal, au vers 44 (cista). Dans les

deux cas, c‟est l‟amant adultère (Juvénal : moechorum, v. 42 ; LB : moechum, v. 186)

qui se cache dans le coffre et peut-on retrouver des références aux punitions possibles

par le mari (Juvénal : perituri … Latini, v. 44 ; LB : vv. 183b-187).

Malgré le petit nombre de véritables réminiscences verbales, il semble que La Boétie a

bien eu dans la tête la sixième satire de Juvénal lorsqu‟il écrivit son poème. Toutes ces

similitudes thématiques, référentielles et situationnelles montrent qu‟il existe certes un

rapport entre les deux poèmes. Quand on cherche à définir ce rapport, on pourrait dire

que le poète néo-latin semble vouloir corriger Juvénal ; bien qu‟il lui emprunte la forme

épistolaire ainsi que plusieurs thèmes et motifs dénonçant le caractère peu noble des

femmes (avec parfois, comme dans le cas du passage concernant les enfants, des

emprunts terminologiques), il applique tous ces éléments au perfide amour extra-

conjugal. Il n‟est pas d‟accord avec l‟idée centrale de Juvénal VI qu‟il ne faut pas se

marier.

3.3. Conclusion

Dans cette conclusion, nous tenterons – en résumant notre analyse satirique – de répondre à

quatre questions différentes : la vingtième pièce du recueil latin est-elle à considérer comme

une véritable satire ? Quelle en est l‟influence de chacun des trois satiriques romains?

Comment peut-on définir la pratique intertextuelle telle qu‟elle s‟y établit? Quelles nouveautés

ou déviations peut-on y distinguer ?

La plupart des critères satiriques sont applicables, de sorte que l‟on peut conclure que poema

XX est une véritable satire classique. Tant sur le plan de la langue, que sur ceux du type de

discours, du contenu et de la conscience satirique, le statut satirique du texte s‟avère nettement.

Quant à l‟inspiration satirique, elle est au premier lieu horatienne : l‟influence d‟Horace était

surtout visible dans le style et le vocabulaire du poème, ainsi que dans l‟absence d‟invectives,

le type d‟humour et la dominance des références structurelles, thématiques et verbales au poète

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133

de Venouse (notamment aux satires I, 2, II, 7 et – à un degré moins haut – II, 3). Or, Juvénal est

également important : son influence réside surtout dans le caractère « bucolique » des

hexamètres de La Boétie (c‟est l‟opinion de Hirstein, voir supra), dans la manière dont le

poème est structuré et dans les rapports situationnels et thématiques qu‟entretient la satire néo-

latine avec la sixième de Juvénal. L‟influence de Perse est visible surtout dans l‟analogie de la

structure du poème avec celle de Perse III. Des satires IV et V, La Boétie retient seulement

l‟idée globale des relations pédagogiques qui s‟y établissent clairement. D‟une manière globale,

La Boétie lui emprunte l‟esprit et la portée stoïciens, très dominants à la fin de la satire XX.290

Bien qu‟Horace puisse être considéré comme le modèle satirique le plus important du poème,

nous n‟aimons pas parler d‟une « satire horatienne ».

La Boétie s‟appuie sur des éléments satiriques importants de chacun des satiriques romains et

les insère dans son poème d‟une façon assez originale. Bien que le thème principal de la

section centrale soit un thème classique et fort exploité dans la poésie latine classique, le poète

néo-latin réussit à s‟assimiler la matière d‟une façon naturelle. Il n‟a pas simplement imité un

certain texte classique ; il s‟est au contraire appuyé sur plusieurs textes différents qu‟il signale

certes, mais dont il ne copie pas aveuglement les pensées. L‟une des pratiques intertextuelles

typiques de La Boétie consiste à emprunter à un auteur latin une certaine donnée

terminologique qu‟il va redéfinir ou appliquer à autre chose ; nous avons discuté, dans notre

analyse littéraire globale, ce qu‟il a fait avec les notions de labor et de dolor (en provenance

d‟Horace I, 2) et, dans notre analyse satirique, comment il a réanalysé les termes utilisés

ironiquement ou cyniquement par Juvénal au sein du passage, dans la sixième satire, sur les

enfants (labor et gaudia).

On a pu constater toutefois quelques déviations des satires anciennes. Premièrement, le registre

n‟est plus un mélange typique d‟un registre bas et haut ; il semble qu‟au XVIe siècle, l‟élément

colloquial est perdu. Or, il s‟installe une nouvelle sorte d‟alternance stylistique, à savoir une qui

est réglée par l‟intertextualité. Une deuxième nouveauté importante concerne les voix

principales (ou, plus généralement, les personnages principaux) du poème ; celui-ci se

caractérise par une subjectivité remarquable que l‟on ne rencontre pas dans les satires antiques.

Il faut néanmoins nuancer que cette subjectivité se révèle uniquement dans la première et la

dernière section du poème, l‟ego y renvoyant (probablement) à La Boétie, le tu (explicitement)

290

Rappelons que l‟on retrouve également des références verbales aux satires III et V (voir analyse globale).

Page 134: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

134

à Montaigne.291

Même s‟il s‟agit d‟une pure fiction littéraire, la voix parlant exprime des

confidences intimes à l‟adresse de son ami. Rappelons que les poèmes I et III du recueil se

caractérisent également par cette subjectivité (contrairement à son modèle classique, à savoir

l‟Epode 16 d‟Horace), ce qui peut indiquer que ce trait est propre à la poésie de La Boétie, ou, à

la poésie de son époque. La dernière déviation de la satire ancienne est l‟absence de références

explicites au genre et à ses pratiquants romains. Malgré cette absence, on ne peut conclure à un

manque de conscience générique, comme le prouve le grand nombre de références implicites

aux trois modèles satiriques. Il serait plus logique de dire que La Boétie n‟a pas encore

entrepris consciemment la tentative de créer une nouvelle tradition satirique en France mais

qu‟il s‟est voulu seulement inscrire dans la tradition satirique classique. Il est probable qu‟il ait

écrit une satire sans se rendre compte que son poème constituait l‟un des premiers exemples

d‟une satire lucilienne à part entière.

291

Comme nous l‟avons expliqué supra, la section centrale constitue un cas particulier : bien que l‟identification

initiale d‟ego et tu avec La Boétie et Montaigne ne soit pas encore oubliée, elle est augmentée par l‟introduction de

couches nouvelles s‟ajoutant à ces voix initiales.

Page 135: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

135

4. Conclusion

Cette conclusion qui cherche à proposer un bilan résumant des trois poèmes latins dédiés à

Montaigne par La Boétie, consistera en deux parties. Dans un premier temps, nous aimons

caractériser brièvement chacun des trois poemata, en répétant leurs caractéristiques les plus

importantes. Dans un second temps nous étudierons la manière dont ils sont structurés dans leur

totalité : quel rapport existe-t-il entre eux ?

Poema I exprime l‟adieu du poète dégoûté par les guerres civiles dans sa patrie. Il veut partir

vers un nouveau monde dont la description fait penser à l‟Amérique, à cette époque-là un

continent récemment découvert (1492). Mais la terre nouvelle n‟est pas décrite sans

équivoque ; la caractérisation impliquée par inania regna désigne qu‟il s‟agit aussi d‟un lieu de

la mort. Ainsi nous sommes arrivés chez l‟Epode 16, dans laquelle Horace, incitant les

habitants de Rome de quitter leur ville, prédit aux pieux un accueil réussi dans les Iles

Fortunées, elles aussi lieu de la mort. La Boétie, qui s‟est très clairement inspiré de ce poème, a

répondu à cet appel horatien en annonçant son propre départ. Ainsi, le refuge tel qu‟il apparaît

dans poema I, peut être considéré comme le lieu destiné aux pieux par Horace ; si l‟on se

rappelle la portée poétique de la fin de l‟épode, où la fuite s‟avère être une fuite poétique, on

pourrait conclure également à un voyage poétique chez La Boétie. Lu ainsi, le premier poème

latin du recueil représente l‟annonce d‟une initiation poétique. C‟est ce qu‟a conçu également

Galland-Hallyn qui a étudié l‟organisation du recueil entier :

Les quatre premières pièces que rapproche leur longueur, semblent également organisées

autour d‟une isotopie introductive, qui pourrait bien donner le ton du recueil. Cette isotopie est

axée sur la représentation onirique d‟un parcours (ou d‟un exil), nécessaire et douloureux,

suivi d‟une arrivée (ou d‟un retour) dans un locus amoenus longtemps désiré. Il s‟agit peut-

être d‟une hantise personnelle du poète, repérable ailleurs, mais le thème du parcours

initiatique est aussi un topos qui structure maints recueils.292

Quant à la signification spécifique des lati sine limite campi, elle n‟est pas évidente. Ou bien il

s‟agit des champs de l‟imagination poétique en général, ou bien des espaces de l‟inspiration

poétique. Puisque ces champs ressemblent à ceux de l‟épode d‟Horace (il s‟agit deux fois de

292

Galland-Hallyn 2004 : 134 (pour la référence complète : voir note 167)

Page 136: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

136

l‟au-delà), cette inspiration semble être de nature horatienne. Cette hypothèse est renforcée

quand on se rappelle que le premier vers du poema I constitue une adaptation d‟Horace,

Epistulae I, 4, v. 1.

Poema III est d‟une tout autre nature. C‟est une ode à la vertu, contenant un élément éducatif

moral qu‟on ne retrouve pas dans le premier poème. Ce n‟est plus le récit d‟un poète annonçant

sa fuite vers un autre monde, où il trouvera l‟immortalité littéraire, mais l‟annonce, assez

hésitante (te … docebo ?), d‟un projet éducatif. Or, malgré sa déclaration ironique, au début du

poème, d‟être trop jeune pour éduquer Montaigne, La Boétie l‟essayera toutefois, appuyé

(comme il le suggère lui-même) par de sages auteurs graves. Ainsi, le poème n‟exprime pas

uniquement le projet d‟éduquer son ami, mais également sa propre éducation morale. On

pourrait donc parler d‟une initiation morale du poète. Du poète, parce que cette initiation

s‟effectue à travers la poésie ; appuyé par les authores, il réussit, malgré sa déclaration

qu‟aucun mortel ne pourrait le faire, à reproduire les paroles de la vertu. Il s‟établit ainsi un

rapport entre la vertu et l‟activité poétique : on n‟atteint la vertu qu‟à travers la poésie, ou plus

généralement, à travers la langue (rappelons que la vertu est caractérisée par le discours direct,

contrairement à la volupté qui est décrite extérieurement). Poema III exprime donc un double

projet éducatif : celui de l‟adressé, Montaigne, et celui du poète.

Quant aux personnages de la volupté et de la vertu, celle-ci l‟emporte sur l‟autre. La Boétie ne

consacre qu‟une dizaine de vers à la volupté et en fait une description négative. Contrairement

à la volupté de la version de Xénophon, celle du poème néo-latin ne prend pas la parole pour

essayer de séduire l‟héros. Par contre, la vertu tient un long discours persuasif. Ainsi, elle

triomphe facilement de l‟autre.

Poema XX semble prolonger le projet éducatif entamé dans III. Appuyé cette fois-ci par les

poètes didactiques Virgile et Lucrèce, La Boétie enseigne Montaigne, dans la première section,

comment deux âmes différentes peuvent être jointes l‟une à l‟autre, selon une convention

cachée de la nature (occulto naturae foedere). Malgré sa répétition qu‟il est moins enclin à la

vertu que Montaigne, il s‟efforcera (dans la deuxième partie), encouragé par l‟exemple de

Socrate, d‟enseigner son ami (qui occupera le rôle d‟un certain puer) sur les dangers d‟un

amour voluptueux. Les vingt derniers vers se rapportent de nouveau au début du poème, et ce

n‟est qu‟après la lecture du poème entier qu‟on se rend compte la structure de celui-ci : le début

parle de la meilleure sorte d‟amour, l‟amitié, qui est réglé par la vertu. Bien que la vertu soit

déjà mentionnée aux vers 1-52, elle n‟est pas encore décrite, ce qui n‟est pas étonnant si l‟on

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137

rappelle le constat de La Boétie, dans poema III, qu‟il n‟est pas à même de la décrire. Pourtant

elle figure dans la section d‟ouverture à cause de son importance majeure pour l‟union amicale

entre deux hommes, dans ce cas-ci entre La Boétie et Montaigne. Or, à la fin du poème, elle est

finalement décrite. La notion centrale du début est alors l‟amour, celle de la fin la vertu, et celle

de la longue section centrale l‟amour dominé par la volupté : l‟on obtient ainsi une structure

circulaire intelligemment construite : amour (début) – amour/volupté (milieu) – vertu (fin).

Ainsi, nous sommes arrivés à la deuxième partie de la conclusion, où nous réfléchirons à la

manière dont les trois poèmes se rapportent l‟un à l‟autre.

Le rapport entre III et XX est assez clair, ce que l‟a suggéré déjà la partie précédente de cette

conclusion : le fait que le poète réussit, à la fin du poema XX, à décrire la vertu, implique qu‟il

a évolué dans ses capacités poétiques. Poema III exprime en effet une certaine hésitation :

- te … docebo ? (vv. 1-4) : ce n‟est pas une annonce sûre d‟un certain projet pédagogique,

mais au contraire une question mettant l‟accent sur la différence entre le tu enclin à la

vertu, et le moi appelé un ridiculus monitor

- le discours éducatif (vv. 45-72) est tenu par la vertu, et non pas par le locuteur principal

même ; aussi l‟adressé a-t-il changé de nom : Montaigne devient Hercule. C‟est la vertu

qui est le guide du jeune héros : me duce, me duce (v. 57).

- il n‟est pas à même de décrire la vertu (vv. 41-44)

La première partie du vingtième poème comporte un passage dans lequel la même hésitation se

rencontre : vv. 28-43. (voir supra, nous avons discuté le lien entre ce passage te le troisième

poème dans notre analyse globale de XX). A partir de l‟introduction de Socrate (vv. 44-52),

l‟ego devient plus sûr et s‟appropriera le rôle d‟un maître qui, comme un nouveau Socrate,

enseignera un certain puer. La réponse à la question au début de III est donc « oui » : il

éduquera Montaigne et tiendra lui-même, dans le rôle d‟un maître (socratique), un discours

dans lequel il attaquera les excès amoureux. Il réussit même à décrire la vertu à la fin du

poème. Les poemata III et XX se rapportent donc clairement : ils sont liés par l‟évolution

poétique qu‟ils tracent du poète. Encore hésitant dans III (mais n‟oublions toutefois pas

l‟exagération ironique), il s‟exprime plus sûrement et plus consciemment à la fin de XX. Il

s‟établit donc un lien très clairement visible entre le troisième et le vingtième poème du recueil

qui d‟ailleurs présente dans son ensemble une certaine quête entreprise par l‟auteur, comme le

note Perrine Galland-Hallyn dans son analyse de la façon dont le recueil entier est organisé :

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138

La suite du recueil [à partir du poème V] me semble de même dessiner, plus ou moins

nettement, les étapes d‟une prise de conscience progressive, dont le modèle général

s‟apparente à celui du stoïcien « en marche » (proficiens) vers la sagesse. Cette initiation

passera par l‟acquisition de la maîtrise de soi dans les domaines politiques (satire), spirituel

(domination des passions telles que la colère ou l‟amour) et, bien entendu, poétique.293

Les deux poèmes sont d‟ailleurs également unis par quelques éléments plus ponctuels

(l‟évolution poétique et le projet éducatif étant des liens très globaux) :

- le contenu : citons Feugère, qui résume bien le lien thématique unissant les deux

poèmes :

Cette pièce [sc. poema III] présente de nombreux rapports avec une des suivantes,

également adressée à Montaigne. La conclusion en est la même : c‟est une exhortation

à la vertu. Seulement ici l‟auteur montre la gloire de la vertu ; plus loin il en fera

ressortir l‟utilité.294

Poema XX n‟expose pourtant pas uniquement l‟utilité de la vertu, mais présente celle-ci

surtout comme la conditio sine qua non d‟un véritable amour (qui est l‟amitié) et d‟une

vie heureuse. Mais il est vrai que III offre au premier lieu une glorification de la vertu,

tandis que XX montre son importance dans la poursuite du bonheur et dans l‟amitié.

Notons que l‟attaque contre la volupté constitue également un point commun aux deux

poèmes. Seulement décrite négativement et attaquée assez brièvement par la vertu dans

III, elle est fustigée longuement dans XX.

- Source(s) classique(s) : la troisième satire de Perse a été utilisée par La Boétie dans les

deux poèmes. Dans III, le thème du projet d‟atteindre la vertu et les efforts qu‟il faut

pour y réussir sont repris de Perse III ; le rapport entre XX et Perse III est, à côté du

rapport thématique global, surtout de nature structurelle (voir l‟analyse globale). Un

deuxième texte classique utilisé dans chacun des poèmes est Horace II, 7 : dans III, il

s‟agit d‟une seule référence verbale (pour décrire la volupté) ; dans XX, il y a une

inspiration thématique plus globale et quelques réminiscences verbales de cette satire

(voir analyse globale). La présence, dans III, de Perse III et d‟Horace II, 7 pourrait

293

Galland-Hallyn 2004: 135 294

Feugère 1846: 363 (note 2)

Page 139: La satire en France au XVIe siècle Les trois poèmes latins ...

139

signifier que ce poème fonctionne comme une sorte d‟introduction implicite à la satire

XX.

- Socrate : nous avons discuté déjà, d‟une manière assez détaillée, la signification du

personnage de Socrate dans XX ; or, il est possible que La Boétie se soit également

approprié, dans III, le rôle de Socrate par l‟intermédiaire de l‟influence des

Memorabilia de Xénophon. Dans le passage (Memorabilia II, 1) sur la légende

d‟Hercule, c‟est Socrate qui enseigne cette matière à Aristippe. Dans poema III, c‟est La

Boétie qui raconte la même histoire à Montaigne. Ainsi il occupe implicitement le

même rôle de Socrate.

- Les notions de labor et de puer : ces deux notions, très importantes dans XX, sont

introduites dans III : laboris (v. 63) et puer (v. 49).

Il y a donc un rapport clair entre III et XX. Mais comment faut-il situer poema dans l‟ensemble

des trois ? A première vue, il semble être détaché des deux autres par sa portée quasi-

uniquement poétique. On n‟y rencontre aucune annonce d‟un projet éducatif, aucun signal

d‟une thématique spirituelle. C‟est au contraire le récit d‟un adieu poétique, ce qui n‟est

d‟ailleurs pas étonnant, vu sa position initiale dans le recueil. Or, on peut toutefois discerner

quelques éléments qui semblent établir un rapport avec les deux autres poèmes adressés à

Montaigne :

- L‟adresse à Montaigne : cette donnée, apparemment très évidente, ne peut pas être sous-

estimée : le fait que trois poèmes, des 28 en total, sont adressés à la même personne,

implique automatiquement un certain lien qui les unit l‟un à l‟autre. Dans I, Montaigne

est appelé le juge du talent du poète, ce qui souligne immédiatement la portée poétique

du poème, d‟autant plus que ce premier vers est une adaptation d‟Horace (Ep. I, 4, v. 1 :

ici, Tibulle est adressé comme étant le juge des satires (nostrorum sermonum) d‟Horace.

Dans III et XX, Montaigne est celui qui sera enseigné par La Boétie.

- Horace : l‟importance d‟Horace constitue également un élément unificateur des trois

poèmes. Dans I, Horace est suivi sur le double plan de la forme et du thème.

L‟apostrophe à ses amis ainsi que le choix de l‟hexamètre et la référence au tout

premier vers suggèrent tous une influence des épîtres horatiennes sur le poème. Or, pour

ce qui est du contenu/thème, I se rapproche d‟Horace, Iambi XVI. Dans III, Horace est

présent à travers le choix de la forme lyrique et l‟élément épistolaire (l‟apostrophe à

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140

Montaigne) qui sont des caractéristiques essentielles des Odes horatiennes. Dans XX,

La Boétie s‟appuie sur Horace en ce qui concerne le thème des excès amoureux, tel

qu‟on le retrouve dans ses satires I, 2 et (partiellement) dans II, 3 et II, 7. Mais il y a

aussi plusieurs allusions verbales à ces textes-ci, ainsi que des imitations de style, des

emprunts terminologiques, la modération dans les attaques contre le vice, etc. Il ne faut

pas oublier le caractère épistolaire de XX, ce qui est également une caractéristique

typique d‟Horace295

(d‟Horace en général, mais l‟élément épistolaire est aussi présent

dans ses Sermones : voir p.ex. I, 1 et I, 6).

La Boétie semble donc s‟inspirer, dans chacun des trois poemata, de tous les genres

pratiqués par le poète de Venouse.

A côté de ces deux éléments garantissant un lien entre les trois poèmes, nous avons distingué

également un rapport verbal entre un vers du début de I et un à la fin de XX, ce qui pourrait

impliquer que La Boétie (ou son éditeur, Montaigne) a organisé consciemment l‟ensemble des

trois poemata. Il s‟agit de I, v. 8 : hoc sequar, utilius nisi quid vidistis uterque et de XX, v.

321 : si liceat, Montane tibi ! Experiamur uterque : … Il s‟agit bien sûr des deux derniers mots

de chacun des vers, qui se situent presque à la même position métrique (ceci vaut évidemment

bien pour « uterque ») : vidistis uterque/experiamur uterque. Le vers 8 du poema I exprime

l‟annonce du poète de partir, à moins qu‟ils (Montaigne et Belot) entrevoient une meilleure

solution. Le vers exprime donc une certaine passivité quant au comportement de La Boétie : ce

sont les autres qui voient (vidistis). Il ne s‟inclut pas dans l‟activité. C‟est d‟ailleurs lui qui va

quitter ses amis ; il ne fait pas partie du groupe désigné par uterque. Or, ceci n‟est plus le cas à

la fin de XX : experiamur uterque exprime l‟incitation à Montaigne et à lui-même d‟essayer

d‟atteindre un jour le haut sommet de la vertu. Les deux mots expriment l‟exhortation à une

action à laquelle La Boétie se consacrera cette fois-ci lui-même ; or, il ne s‟y consacrera pas

seul, comme dans le premier poème, où il s‟installe une distinction nette entre d‟une part hoc

sequar et d‟autre part vidistis uterque. A la fin de XX, il n‟y a plus cette distinction entre La

Boétie et ses amis ; au contraire, il veut atteindre son but ensemble avec son meilleur ami,

Montaigne. Ou bien ils réussiront de leur vivant, ou bien ils mourront en essayant de l‟atteindre

(quod ni habitis potiemur, at immoriamur habendis, v. 322). C‟est référence ultime à la mort

constitue peut-être elle aussi une référence au premier poème. Le refuge vers lequel il veut fuir,

est en fait un lieu de la mort, du moins du point de vue matériel. Du point de vue spirituel, ces

295

Mais répétons à cet égard l‟influence probable du caractère épistolaire de Juvénal VI.

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141

champs vastes de la mort sont au contraire le lieu de la vie éternelle : ils ne sont autre chose que

l‟au-delà. Si la mort à laquelle réfère le dernier vers de XX, est la même que celle dans I, le

vœu exprimé à la fin de XX est également un vœu poétique. Le fait d‟« essayer ensemble » ne

signifie alors plus uniquement l‟essai d‟atteindre la vertu, amis également l‟essai de l‟atteindre

via la poésie. Cette signification ne serait d‟autant pas absurde que La Boétie a implicitement

associé lui-même la vertu avec la poésie (ou, plus généralement, avec la langue) dans son

troisième poème (où la vertu ne pouvait être caractérisée qu‟à travers la langue). Ceci a perçu

également Perrine Galland-Hallyn, qui termine son article en concluant :

Fragments d‟une existence que la mort et la publication ont cimentés, les poèmes latins de La

Boétie exhortent, par leur exemple, le lecteur à faire, le plus diligemment possible, l‟essai de la

vie et de l‟écriture. C‟est ce qu‟illustre, au cœur du recueil, le fameux poème XX, qui se clôt

par cette invitation à Montaigne : … [Citation des vers 320-322] Peut-être l‟exemple des

Poemata et les conseils de son ami ne furent-ils pas perdus pour l‟auteur des Essais, malgré ses

réticences. Son œuvre, en tout cas, présente bien des points communs avec l‟écriture, effeuillée

aux quatre vents, de la silve.296

Serait-il dû hasard que Montaigne conçoit son œuvre comme des « essais » ? On ne le saura

jamais, mais il est toutefois possible qu‟il ait voulu répondre ainsi à l‟appel lancé par son ami à

la fin de poema XX.

La dernière question que nous aimons nous poser dans cette conclusion, est la suivante : quelle

est l‟importance du statut satirique du vingtième poème ? En d‟autres mots, pourquoi La Boétie

y fait-il usage du genre de la satire ? Qu‟est-ce que cela nous apprend sur la conception

satirique de La Boétie ?

L‟importance du poema XX est assez clairement visible : il est de loin le plus long du recueil

entier, et son thème est introduit dans III, l‟un des premiers poèmes du recueil. La satire XX

mérite donc d‟être appelée une culmination au sein des Poemata. Lors de l‟analyse satirique de

XX, nous avons constaté que plusieurs traits de la satire ancienne étaient surtout applicables à

la longue section centrale, dans laquelle la volupté est attaquée très amplement. Nous n‟avons

cependant pas conclu que seule cette section-ci est à regarder comme une satire : le début et la

fin sont également composés en hexamètres, on y rencontre le même type de discours, le même

296

Galland-Hallyn 2004:153

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142

contenu moral, des transitions abruptes, etc. Or, l‟aspect humoristique y est beaucoup moins

présent, surtout à la fin du poème. On ne peut d‟ailleurs pas parler d‟une multitude de voix, ni

de la présence d‟épisodes narratifs brefs ; on a plutôt affaire à un raisonnement philosophique

dans lequel La Boétie n‟aime pas illustrer, mais expliquer la matière. Une dernière différence

par rapport à la partie centrale constitue la subjectivité : Montaigne est adressé personnellement

aux vers 23 et 321 (Montane) et le thème occupant le début et la fin est celui de l‟union amicale

par la vertu. La section centrale traite le thème beaucoup plus général des dangers d‟une vie

dominée par voluptas. Le personnage désigné par tu n‟est plus ouvertement Montaigne, mais

un certain garçon enseigné par un certain maître. Pourtant, il est assez clair que ces attaques

contre la volupté fonctionnent comme un avertissement à l‟adresse de Montaigne : c‟est ce qui

se passera s‟il dévie du bon chemin. Malgré ces divergences entre les parties initiale et finale

d‟une part, et la partie centrale d‟autre part, il ne faut pas conclure que tout le poème n‟est pas

une satire. Il nous semble plutôt que La Boétie a une conception dynamique de la satire comme

étant le genre qui peut tantôt donner lieu à une poésie plus ou moins légère (voir les différents

éléments humoristiques dans la partie centrale), tantôt à une poésie qui porte l‟empreinte de la

gravitas qu‟on rencontre dans la première et surtout dans la dernière section. Pour lui, la satire

n‟est pas un simple exercice littéraire pour prouver qu‟il est à même de traiter l‟un thèmes

stéréotypés de la poésie classique. Il semble vouloir apporter quelque chose de personnel et ne

pas tomber dans la pure imitation. C‟est probablement aussi la raison pour laquelle il ne suit

pas un seul satirique romain mais tous les trois et qu‟il n‟use guère de citations exactes. Le trait

satirique par lequel il semble être le plus attiré, est l‟élément didactique qui constitue peut-être

le trait le plus distinctif de la satire XX et qui est introduit déjà dans III. Mais ce n‟est pas la

même situation didactique que celle dans la satire ancienne ; elle est beaucoup plus personnelle

et semble porter la marque de la sincérité. Ceci ne se retrouve guère dans la satire ancienne, et

probablement nulle part dans la poésie ancienne. Pourtant il ne faut pas négliger la large part

des influences et des inspirations qui sont également à discerner dans les sections première et

dernière. Mais une des propriétés remarquables du poema XX est que toutes ces influences sont

insérées dans un poème original et (du moins apparemment) authentique. Etant donné que la

pièce XX, qui constitue une sorte de point de culmination dans le recueil – elle est la plus

longue, elle est introduite dans III et entretient un rapport avec I –, est une satire, et que ses

thèmes majeurs sont ceux de l‟amitié pédagogique et de la vertu, l‟on pourrait lier ces deux

données en disant que la satire, pour La Boétie, est le genre élu pour traiter de tels thèmes

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143

sérieux et subjectifs. Elle reçoit ainsi une portée authentique et philosophique (stoïcienne) que

ne possèdent guère les satires romaines.297

297

On se contente souvent d‟appeler les satires de Perse des satires stoïciennes, mais la portée stoïcienne de ses

poèmes ne s‟avère pas toujours être sans équivoque. Pour ce qui est d‟Horace et de Juvénal, ils se moquent

souvent et ouvertement des écoles philosophiques dominantes (surtout du stoïcisme).

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144

III. Conclusion

La première partie de notre étude s‟était achevée par une conclusion assez sombre : bien que la

satire soit graduellement redécouverte par les théoriciens et les poéticiens du XVIe siècle, elle

hésite à renaître dans la poésie. Trop souvent, l‟étiquette de « satire » désigne une pièce

dramatique (surtout dans la première moitié du siècle) ou une simple invective. Et si l‟on

décide d‟en écrire une, on ne l‟intitule pas ainsi. La fausse conception de son étymologie en est

une des causes principales ; en relatant la satire à la figure mythologique du satyre, on la

considère régulièrement comme un genre dramatique, comme en témoignent l‟existence du

genre de la « satyre » (avec des soties comme pièces) et du coq-à-l‟âne marotique. La grande

bipartition entre la préférence pour Horace et celle pour Juvénal n‟a pas non plus favorisé la

renaissance poétique de la satire. Elle a donné lieu au contraire à une image assez stérile du

genre. En voulant montrer leur préférence pour l‟un (Horace dans la plupart des cas, sauf pour

Scaliger et, un peu plus tard, pour Juste Lipse), les humanistes se sont souvent mis à critiquer

ardemment l‟autre. Ainsi, ils ont contrasté volontiers les satires d‟Horace avec celles de

Juvénal, de sorte qu‟il s‟est établi graduellement une distinction entre deux types de satires

entièrement opposés, ce qui ne correspond bien sûr pas à la réalité et ce qui nuit au riche

dynamisme propre à la satire romaine.

Or, est-ce que ceci vaut également pour la satire néo-latine d‟Etienne de La Boétie ? Etant

composée en 1558 ou en 1559298

, elle date d‟une période dans laquelle sont entreprises les

premières véritables tentatives de restaurer la poésie satirique.299

Dans le troisième chapitre de

la deuxième partie, nous avons conclu que poema XX est une véritable satire, bien que ce ne

soit pas indiqué dans le titre comme dans la plupart des cas.

Le poème constitue l‟un des rares cas où il n‟y a pas de décalage entre la forme et le contenu.

Entièrement composée en hexamètres, s‟inscrivant clairement dans la tradition (par

l‟intermédiaire des nombreuses références implicites aux prédécesseurs), comportant les

298

Mentionné par Hirstein 1991 : 48 299

A partir de la publication de La deffence et illustration de la langue françoyse (en 1549), on peut noter une

montée du nombre de satires françaises et néo-latines (quoique pas toujours de véritables satires luciliennes).

Quelques exemples : en 1552 apparaissent les Juvenilia (contenant deux satires, mais écrites probablement plus

tôt) de Muret, la Satyre de maistre Pierre du Cuignet sur … de Du Bellay ; en 1558 sont publiés les Poemata de

Du Bellay (dont le deuxième livre comporte quelques épigrammes qui sont éventuellement à considérer comme

des satires) ; n‟oublions pas non plus les quelques satires de Michel de L‟Hospital, qui écrivit ses Epistolae seu

sermones entre 1558 et 1567.

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145

mêmes types de discours et de contenu que les satires romaines, la satire de La Boétie semble à

plusieurs égards se distinguer de la plupart des autres satires de l‟époque.

Un point de différence encore plus important réside dans la façon dont le poète périgourdin

entre en dialogue avec les trois satiriques romains. Bien que la préférence horatienne typique

du XVIe siècle soit assez visiblement distinguable à de nombreux endroits dans le poème, La

Boétie n‟a pas pour autant composé une « satire horatienne ». Comme nous l‟avons montré

dans l‟analyse satirique, il s‟est inspiré de chacun des trois satiriques classiques ; or, il faut

toutefois nuancer en disant que l‟ardeur juvénalienne ainsi que le caractère souvent choquant

des satires de Perse sont évités en faveur du style horatien plus modéré. Mais l‟influence de

Juvénal est par contre claire dans les aspects formels, situationnels et thématiques, celle de

Perse dans l‟esprit stoïcien. Dans le troisième chapitre de la première partie, nous avons lié

solidement l‟influence de Perse avec l‟intérêt renouvelé pour le stoïcisme. Or, l‟influence de

Perse sur la satire de La Boétie ne se borne pas à l‟élément stoïcien. Nous avons démontré que

la structure du poème XX ressemble à celle de Perse III ; le poète néo-latin semble en outre

avoir conçu la portée didactique des satires III, IV et V de Perse et l‟avoir utilisée – comme une

source d‟influence globale – dans sa propre satire.

Une dernière différence avec la plupart des satires à la Renaissance concerne l‟originalité et

l‟authenticité. Dans la conclusion du troisième chapitre de notre partie initiale, nous avons dit

que les satires écrites à la Renaissance ne sont en général pas davantage que des imitations plus

ou moins originales des modèles anciens. Nous en avons rapproché l‟explication que l‟essence

du genre n‟est jamais vraiment redécouverte. Au lieu de s‟intéresser à la question de l‟essence

du genre, les théoriciens humanistes se sont souvent contentés de se combattre sur les détails

physiques du genre : ils se sont posé des questions concernant le meilleure poète satirique latin

et concernant l‟étymologie. Les poètes ont donc dû définir eux-mêmes la signification profonde

de la satire. Chez les uns, ceci se traduit par l‟imitation servile, chez d‟autres, plus talentés, ceci

a donné lieu à des pièces plus originales. Dans le cas de La Boétie, il semble avoir

implicitement défini la satire comme le genre approprié à exprimer des intérêts personnels,

comme le montrent clairement le début et la fin de la satire XX, qui expriment les sentiments

profonds (du moins apparemment) à l‟égard de l‟amitié qu‟éprouve le poète pour Montaigne et

de son projet spirituel d‟atteindre la vertu. Il s‟en est inspiré des différentes satires d‟Horace, de

Perse et de Juvénal, qu‟il a pourtant toutes subordonnées à son propre projet poétique.

La satire XX occupe donc une position assez remarquable dans le champ littéraire des satires

parues en France au XVIe siècle. Sans réelle tradition dans laquelle il a pu s‟inscrire et sans

prédécesseurs français, La Boétie a composé une véritable satire formelle classique inspirée

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fortement par l‟œuvre des satiriques romains mais ne constituant néanmoins pas une pure

imitation. Il a définit pour lui-même l‟essence du genre. Et c‟est devenu une définition intime,

que l‟on pourrait peut-être rapprocher de la définition ancienne donnée par Quintilien : satura

quidem tota nostra est. « La satire est entièrement la nôtre. » Dépendamment de la façon dont

on interprète nostra, cette définition-ci peut donner lieu à une grande variété de conceptions.

Dans le cas de La Boétie, on peut parler d‟une conception intime, de sorte que le « nostra »

imaginaire réfère chez lui à sa propre vie et/ou à celle des hommes qu‟il aime, dont fait partie

assez assurément Montaigne, qui constitue le véritbale sujet de sa satire latine.

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ANNEXE : Poemata I, III et XX

Stephani Boetiani Poemata in : Desgraves, L. (ed.), Œuvres complètes

d‟Estienne de La Boétie. Bordeaux 1991

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156

Bibliographie

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