XVIe‑XXe Siècles (Études Françaises n. 24 1988)

download XVIe‑XXe Siècles (Études Françaises n. 24 1988)

of 10

description

études françaises

Transcript of XVIe‑XXe Siècles (Études Françaises n. 24 1988)

  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Normand Doirontudes franaises, vol. 24, n 3, 1988, p. 99-107.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/035764ar

    DOI: 10.7202/035764ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

    Document tlcharg le 13 February 2014 12:39

    Depuis Babel toucher la lune: de quelques manires de voyager/XVIeXXe sicles

  • Depuis Babeltoucher la luneDe quelques manires devoyager/XVIe - XXe sicles1

    NORMAND DOIRON

    Marie-Claude DumaisLa recherche conduit aujourd'hui considrer, d'une

    manire peu prs dfinitive, que le voyage est une inventionde la pense classique, troitement lie la philosophie cart-sienne du droit chemin. Le rcit de voyage, qui reprsente cetidal classique du mouvement, les traits sur l'art de voyager,c'est--dire la thorie qui systmatise cet idal, qui prescrit auxvoyageurs les rgles prcises que doivent suivre le corps dansses dplacements et l'esprit dans ses dmarches, ces deux genreslittraires au dveloppement parallle apparaissent clairementconstitus autour de 1632. J'ai propos ailleurs une descriptionphnomnologique de la gense et de l'volution de cesgenres l'poque classique2. Je propose ici d'tudier la desti-ne de l'art de voyager au XIXe et au XXe sicles, de suivre lestransformations, les avatars de cette conception classique dudplacement depuis l'espace romantique jusqu' l'espacecontemporain.

    1. L'ESPACE PULVRIS : RECUEILLIR ET RELIER3Suite l'effondrement progressif de la conception univer-

    saliste de la thologie mdivale, l'espace renaissant se trouve1. Cette tude est la version revue et augmente d'une allocution pro-

    nonce l'Universit de Montral le 2 juin 1987, inaugurant la soutenanced'une thse intitule : L'Art de voyager depuis la Renaissance jusqu' l'poque clas-sique (M. Bernard Beugnot, directeur).

    2. Normand Doiron, L'Art de voyager. Pour une dfinition du rcitde voyage l'poque classique, Potique, 73, 1988, p. 83-108.

    3. Cette premire partie rsume l'tude cite la note prcdente.

    tudes franaises, 24, 3, 1988

  • 10O tudes franaises, 24, 3

    pulvris. La lgende biblique de Babel d'une part, la thoriedes climats d'autre part, rendent compte de la dispersionuniverselle. Consquence dsastreuse de la chute de Babel, duDluge, le monde est bris, fait de bribes et de fragments.L'insulaire, un genre de recueil gographique jouissant d'unegrande fortune au XVIe sicle, reprsente le monde comme unchapelet d'les parses4. Jacques Cartier dcouvre les les deCanada, d'Hochelague et de Saguenay5.

    La thorie des climats dfinit les qualits naturellementpropres chaque lieu. Or, aucun lieu ne les possde toutes.C'est donc l'parpillement qui impose aux voyageurs la tchede recueillir par leurs parcours les diverses qualits propres chaque lieu : Si l'on trouvoit tout dans un mme Pas, note untrait paru en 1686, les hommes ne traverseroient pas tant deMers 8c tant de Royaumes pour satisfaire leurs dsirs6. Puisquela varit des tempraments dcoule de la varit des tempra-tures, le moraliste concevra de mme la perfection moralecomme un parcours qui consiste recueillir les vertus que cul-tive chaque nation.

    La mthode du voyageur, cet acte de recueillir, claire-ment religieux au dpart, permet le passage d'une conceptioncumnique une conception conomique de l'espace. Levoyageur recueille, collectionne, accumule les biens, lesconnaissances et les vertus, et tche ainsi de reconstruirel'unit perdue. L'instrument de cette mthode, c'est la route.Pour reconstruire l'unit, elle fera le tour du monde, relianttoutes les parties explores par les voyageurs, les plus incon-nues nagure et les plus lointaines. Le voyage classique est unereligion de la route. La carte est une icne laquelle toute laculture classique voue un vritable culte. Car la mappemonde,tel un puzzle, reprsente l'image retrouve de l'universalit. Levoyageur classique transforme l'espace pulvris de laRenaissance, compos d'les parses et de singularits, en unmonde nouveau entier.

    Ainsi que la mappemonde est compose de toutes les par-ties du monde, le rcit de voyage est compos de telle sortequ'il vise comprendre tous les discours classiques. Au nom de

    4. Frank Lestringant, Fortunes de la singularit la Renaissance : legenre de Yholario, Studi Francesi, 1984, p. 415-436.

    5. Cf. le titre de la relation du second voyage de Jacques Cartier, Paris,1545, dition critique par Michel Bideaux, Presses de l'Universit de Montral,1986 : Brief rcit f succincte narration, de la navigation fautes es ysles de Canada,Hochelage & Saguenay ? autres [...].

    6. Ch.-C. Baudelot de Dairval, De l'utilit des voyages, Paris, chez PierreAuboin et Pierre Emery, 2 tomes, t. 1, p. 9.

  • Depuis Babel toucher la lune 101

    Y exprience du monde7, les voyageurs renaissants s'taient oppo-ss Y autorit des Anciens, aux connaissances uniquementlivresques des premiers humanistes. Or, crivant le rcit deleurs priples dans le monde, les voyageurs finissent pourtantpar revenir cela mme qu'ils condamnaient au dpart: aulivre. Mais ce nouveau livre du voyageur ne fait plus obstacle aumonde : il le dcrit et l'embrasse ainsi que la carte l'englobe. Ilouvre un espace mdiateur o se rconcilient l'autorit etl'exprience, o sont galement compris le livre et le monde.Le rcit de voyage classique rsoud ainsi l'une des contradic-tions majeures de l'humanisme renaissant.

    2. L'ESPACE CARCRAL : RVE ET DPLACEMENTAu moment mme o le rve des voyageurs classiques est

    prs de se raliser, o le monde bientt sera compltementexplor, sans qu'aucun lieu ne porte l'empreinte de quelquepas, une voix inquite s'lve, celle de Rousseau8 qui rclameun vierge refuge, un lieu en-dehors de ce monde entirementdcouvert. Au moment o les William Beresford, les Cook, lesBougainville accomplissent leurs glorieuses explorations deshmisphres, et que se rpand dans le public l'engouementpour les Voyages autour du monde9, un opuscule tmoignantd'une brutale inversion des points de vue parat Turin (1794)puis Paris (1796) : le Voyage autour de ma chambre10 de Xavierde Maistre. Au moment o l'on finit, aux confins du monde,par aborder les dernires les qui depuis la Cration semblentn'avoir point encore t touches, l'espace apparat tout coup carcral.

    Le voyageur de Xavier de Maistre est littralement un pri-sonnier. A la suite des consquences fcheuses d'un duel, il vitpendant quarante-deux jours une rclusion adoucie par l'affec-tion de sa chienne Rosine et pas la fidlit de son valetJohanneti, desquels il prend des leons de philosophie et

    7. Cf. l'ptre ddicatoire Franois 1er du Brief rcit de J. Cartier, op.cit. : Experientia est rerum magistra (L'exprience est la matresse deschoses). Ce lieu commun sera repris par tous les voyageurs, du XVIe au XVIIIesicles.

    8. G. Pire, Jean-Jacques Rousseau et les relations de voyages, Revued'histoire littraire de la France, 1956, p. 355-378.

    9. Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frgatedu roi la Boudeuse et la flte rtoile, Paris, 1771. James Cook, A Voyage towardsthe South pole, and round the world, London, 1777 ; An account of a Voyage round theworld, 1773; Captain Cook's third and last voyage, 1785. William Beresford, AVoyage round the world by George Dixon, London, 1789. A Collection of voyages roundthe world performed by royal authority, London, 1790.

    10. Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, prcd d'une tudesur l'auteur par C-A. Sainte-Beuve, Paris, Calmann-Lvy, 1839.

  • 102 tudes franaises, 24, 3

    d'humanit. Or, cette retraite force11 devient d'entre dejeu l'occasion d'une dcouverte dconcertante de la libert,libert magnifie d'une me qui voyage toute seule, au mprisdes limites troites de l'espace et du temps. Ainsi, enfermdans une chambre qui a trente-six pas de tour, en rasant lamuraille de bien prs, parodiant les lieux communs de la litt-rature de voyage12, notre prisonnier qui n'en est pas un dcrit les transports que provoque le souvenir des couleursenflammant le visage de l'aimable Rosalie parvenue au sommetd'un tertre. Il dcrit le charmant pays de l'imagination13, lesvoltiges acrobatiques d'une me perdue dans les vastes plainesdu ciel14. Longuement il dcrit les estampes couvrant les mursde sa cellule, comme autant de paysages mouvants aperus lelong d'un itinraire de mandres, de dtours, de digressions.Et de fait, une dissertation sur la suprmatie de la peintureentre les arts nous fait comprendre les deux principes de cettenouvelle manire de voyager: Y imagination, en tant que sourceinpuisable d'images, et la mmoire, conue comme une toilefine sur laquelle sont peintes les images du pass15. Cettethorie de l'image consacre en apparence la supriorit conti-nuellement affirme par les voyageurs classiques, de la vue surl'oue16 de la peinture sur la musique, nous expose le voya-geur de la chambre. Mais elle renverse la conception classiquede la reprsentation, et donc de la peinture, dont le modle,sacralis par les voyageurs, demeurait la carte, c'est--dire uneimitation idale de la nature. La thorie de l'image que dve-loppe le voyageur dans sa chambre, bien qu'elle continue par

    11. Ibid., chap. XXIX, p. 131.12. La certitude d'tre utile m'y a dcid (ch. 1). [...] nous marche-

    rons petites journes, en riant, le long du chemin, des voyageurs qui ont vuRome et Paris (H). Il y a tant de personnes curieuses dans le monde ! Je suispersuad qu'on voudrait savoir pourquoi mon voyage [...] (III). Toute vanitde voyageur part [...] (III). Je marche de dcouvertes en dcouvertes.(XV). La description minutieuse, presque maniaque, de la chambre, parodied'une manire vidente le style descritptif des voyageurs. De mme, l'loge dulit comme moyen de transport (V), de la robe de chambre comme habit devoyage (XVI). Le voyageur de la chambre reprend toutefois son compte cer-taines topiques des rcits classiques. Il en est ainsi pour la relation LI-RE/VOYAGER : Je ne finirais pas si je voulais dcrire la millime partie desvnements singuliers qui m'arrivent lorsque je voyage prs de ma biblio-thque : les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage,les docteurs Banks et Salander, ne sont rien en comparaison de mes aventures[...] (XXXVIII).

    13. X. de Maistre, op. cit., ch. XLII, p. 190.14. Ibid., X, p. 75.15. Ibid.,XUl, p. 181.16. Svetlana Alpers, L'oeil de l'histoire, Actes de la recherche en sciences

    sociales, 49, 1983, p. 71-101. Franois Hartog, L'oeil et l'oreille, dans LeMiroir d'Hrodote. Essai sur la reprsentation de Vautre, Gallimard, 1980,pp. 271-316.

  • Depuis Babel toucher la lune 103

    certaines affirmations de principe de se rattacher l'esthtiqueclassique, ne saurait en fait la contredire plus radicalement.Car l'me trouve ses images non plus dans le monde com-bien dsolant des ralits extrieures, mais dans le monde int-rieur17. On aura compris quelle doit tre la principale priptiede ce Voyage. La libert, dcouverte dans l'emprisonnement, nepouvait mener qu' cette affirmation paradoxale qui clt lercit: aprs quarante-deux jours, le monde que le voyageurretrouve au moment de sa libration, le monde est une prisono l'on perd plus qu'on ne recouvre la libert18. Ainsi que leslivres emprisonnaient les premiers humanistes, le monde sereferme sur le voyageur romantique, et seul le rve lui permet-tra de s'vader.

    La ngation du monde extrieur, du principe de ralit,apparat particulirement nette dans cette parodie de la mta-physique cartsienne, dans ce systme de l'me et de labte19 qu'expose le voyageur ds les premires pages du rcit.La bte le corps , dont Rosine et Johanneti incarnent enles explicitant les fonctions symboliques sentir et servir ,c'est l'autre, ainsi que le dsigne le voyageur tout au long duvoyage. Le corps apparat comme le dernier refuge d'une alt-rit qu'on cherche encore faire disparatre, dernire pri-son20 que doit rompre l'me avant de s'lancer vers le ciel. Leje suis double21 n'est ici qu'une aporie. Le monde, l'tranger,le Sauvage invent par le voyageur classique n'existent plus.Seule reste l'image multiplie du mirioir, tableau parfaitauquel il n'y a rien redire22, seul rgne le Mme o l'me semeut.

    17. Sur le voyage romantique comme voyage intrieur, les tudes sui-vantes sont riches en remarques suggestives : R. Chambers, Invitation au voya-ge, Romantisme, 4, 1972. Grard Loiseaux, L'espace et le temps dans Adolphe,tudes romantiques. Le Rel et le texte, 1974, Armand Colin, p. 123-133. JeanRoudaut, Quelques variables du rcit de voyage, La Nouvelle Revue Franaise,377, 1984, p. 58-70. Albert Thibaudet, Le genre littraire du voyage, dansRflexions sur la critique, Gallimard, 1939, p. 7-22. M. Vercier, Michelet, journalde voyage et journal intime, dans Le Journal intime et ses formes littraires, Droz,1978, p. 49-59.

    18. X. de Maistre, op. cit., XLII, p. 190 : C'est aujourd'hui que certainespersonnes dont je dpends prtendent me rendre ma libert, comme s'ils mel'avaient enleve ! comme s'il tait en leur pouvoir de me la ravir un seul ins-tant, et de m'empcher de parcourir mon gr le vaste espace toujours ouvertdevant moi. [...] C'est aujourd'hui donc que je suis libre, ou plutt que je vaisrentrer dans les fers !

    19. Ibid., ch. VI.20. IbUL, IX, p. 72.21. Ibid., XLII, p. 191.22. Ibid., XXVII, p. 123.

  • 104 tudes franaises, 24, 3

    L'exotisme23 est une couleur superficielle qu'on applique-ra sur un paysage partout semblable lui-mme. On neremarque la nature que dans la mesure o ses mouvementscorrespondent en les amplifiant aux mouvements du cur etde l'me. S'il n'emprisonne pas toujours, de toute manire lemonde importe peu. On cherche le sens ailleurs. On charge nouveau les formes, ainsi que le faisait la pense analogiquerenaissante, d'une criture dense compose de souvenirs, demythes et de symboles.

    En 1821, Charles Nodier avertit le lecteur ds les pre-mires pages de sa Promenade de Dieppe aux montagnes d'Ecosse:

    Je prie le lecteur de rejeter cette brochure s'il s'est pro-mis de lire un voyage; elle ne contient que les tablettesd'un homme qui passe rapidement dans un pays nouveaupour lui, et qui crit ses entiments plutt que ses observa-tions.24Le monde objectif, celui qu'avaient patiemment et minu-

    tieusement dcrit les voyageurs classiques, celui de Gthe, lejeune pote Heine, dans une critique de 1828, en annonce laruine et la disparition25. Le monde objectif devient pour lesvoyageurs une plate surface que dchire un nouveau regard.Au sens de la vue qui fondait la vrit du voyageur classique, sesubstitue la vision romantique perant les apparences pouratteindre directement la profondeur de la vrit potique.Nodier ne prsente pas au lecteur quelque description demurs. Il se montre mme souvent un peu importun par laprsence des hommes et des choses qui n'ont pas dj leurplace dans la scne idale qui occupe son esprit.

    Dans son Voyage en Orient (1850), Nerval souligne plu-sieurs reprises le caractre gnant, voire destructeur de la rali-t extrieure, l'impression douloureuse de perdre ville aprsville et pays aprs pays, tout ce bel univers qu'on s'est crjeune, par la lecture, par les tableaux et par les rves26. DansLorely, que Nerval prsente en 1852 comme des souvenirsd'Allemagne, le monde extrieur n'est mme plus ce mondede formes qui, au mieux, tel un palimpseste, faisait surgir lesmotions, les symboles et les souvenirs. Le monde extrieurn'est lui-mme qu'une manifestation fugitive de la ralit seuledu rve : II y a dans tout grand pote un voyageur sublime27.

    23. Clarisse Zimra, La vision du Nouveau Monde de Chateaubriand Beaumont: pour une tude de forme de l'exotisme, French Review, XLIX, 6,1976, p. 1001-1024.

    24. Paris, 1821, p. 5. Ce paragraphe et le suivant s'inspirent largementd'une tude de Hans Peter Lund, lments du voyage romantique, RomanskInstitut Duplikerede Smaskrifter, 66, 1979, p. 3-30.

    25. H.P. Lund, op.cit., p. 16.26. Ed. Garnier, t. 2, p. 21, cit par H.P. Lund, op. cit., p. 23.27. Article de 1838, d. de la Pliade, t. II, p. 883.

  • Depuis Babel toucher la lune 105

    Ce n'est pourtant pas dans cet espace onirique que sepoursuivra le rve universaliste caress par les voyageurs classi-ques. Si, au terme de sa qute, le voyageur romantique retrou-ve l'unit, ce n'est jamais celle du monde laiss loin derrirelui, mais celle, peut-tre, du langage, du symbole. Le monde,au contraire, apparat nouveau ruin28. Le voyageur roman-tique traverse alors, prouvant la mme stupeur que l'humanis-te renaissant, une terre jonche de dbris. Loin de suivred'ailleurs les rgles formules par les traits classiques sur l'artde voyager, le voyageur romantique les subvertit, revient auxmodes de dplacement vincs par le voyage classique et par lamthode qui lui correspondait, c'est--dire l'idal cartsien dudroit chemin. On revient au plerinage29. Et les voyageursromantiques circulent, tour tour dambulent comme desdtenus devant les mmes sites et les mmes monuments,repassent en des lieux dsormais sanctifis par l'art. On revient l'errance. Et le voyageur de Xavier de Maistre proclame hau-tement qu'il se dplace sans suivre de rgle ni de mthode,en zigzags : Lorsque je voyage dans ma chambre, je parcoursrarement une ligne droite30. Cette seule phrase suffirait rui-ner l'art classique de voyager. Et de fait, le rve romantiquel'abandonne, avec le monde, avec la carte, pour s'panouirdans un espace o le dplacement est libre et spontan.

    3. L'ESPACE DE L'ESPRANCE : LA PLACE DE LA TERREUne fois notre monde entirement parcouru, seule la

    dcouverte d'autres mondes, commence du reste ds le XVIesicle sur un mode utopique, pouvait permettre de voyagerencore. Le puzzle dont les voyageurs classiques croyaient avoirenfin runi toutes les pices parses s'avre lui-mme unepice minuscule du cosmos. Trs tt Cyrano de Bergerac on avait averti les voyageurs que leur aventure ne s'arrteraitpas aux frontires de la terre. Avec une rare insistance, quitient sans doute la conscience exaspre d'une limite mainte-nant atteinte, le voyageur de la chambre rpte la prophtie :son me regarde le monde du haut du ciel, du milieu desorbes clestes et de l'empyre, et se prcipite comme unetoile tombante31.

    28. Pour une brillante tude de cette question dans la posie anglaise,Thomas McFarland, Romanticism and the Forms of Ruin, Wordsworth, Coleridge, andModalities of fragmentation, Princeton U.P., 1981.

    29. Alphonse Dupront, Tourisme et plerinage. Rflexions de psycho-logie collective, Communications, 10, 1967, p. 97-120. Andr Monglond,Plerinages romantiques, Jos Corti, 1968.

    30. X. de Maistre, op. cit., IV, p. 56 sq.31. Ibid., IX, p. 72 ; X, p. 76.

  • 106 tudes franaises, 24, 3

    C'est dans l'espace sidral que se rptera donc, mainte-nant dgage de toute attraction terrestre, l'exprience accom-plie par les voyageurs classiques. Si ce n'est que les voyageursd'aujourd'hui reconstruisent, non plus le monde, ainsi que pard'innombrables priples on l'avait fait autrefois, mais l'antiqueTour qui permettra de toucher le ciel. Le vocabulaire maritimedont on use pour dcrire des voyages dans l'espace, le faitqu'on parle de navette, d' astro nef, d'astronaute s'avre djsignificatif. La NASA donne rgulirement des fuses, dessatellites, les noms d'anciens navires anglais de la priode desgrandes dcouvertes. Pour annoncer une exposition d'ancien-nes cartes marines, qui avait lieu Montral en 1985, le MuseDavid M. Stewart utilisa la publicit suivante : Venez revivreavec nous la grande aventure de la dcouverte du monde aussipassionnante l'poque que l'est, aujourd'hui, l'explorationspatiale.32 Questionn sur son exprience de l'espace, l'astro-naute canadien Marc Garneau rpondait en voquant longue-ment son exprience de la voile en haute mer : le mme vide,le mme isolement, le mme contact intime, immdiat avecdes forces qui dpassent l'homme. Plus rcemment (1986),Marc Garneau s'attaquait, au nom de la haute technologie, laposie et particulirement Rimbaud33. Or, il ne faisait ainsique reprendre un lieu commun inlassablement rpt par tousles voyageurs du XVIe au XVIIIe sicles, opposant le pouvoirdes connaissances pratiques la vanit des connaissances livres-ques. La posie romantique prend en l'occurrence, en tantque cible du pouvoir conqurant de la technologie, la placequ'occupait au XVIe sicle l'rudition humaniste.

    Cependant, de retour sur notre bonne vieille terre, lesastronautes crivent le rcit de leurs voyages.

    Et, tout comme les voyageurs autrefois revenaient quoique au nom de nouvelles valeurs au livre qu'ils condam-naient au dpart, quelques titres suffiront montrer que lesastronautes ne mprisent pas tant la posie, qu'ils ne s'accor-dent le luxe de la cultiver en tat d'apesanteur. MichaelCollins, ayant servi dans les programmes Gemini 10 et Apollo11, publie un rcit au titre promthen : Carrying the Fire. JamesIrwin, ayant servi dans le programme Apollo 15, publie unrcit intitul : To Rule the Night. A. M. Worden, ayant servi dans

    32. L'exposition eut lieu au Vieux Fort de l'le Sainte-Hlne, du 7 juinau 30 octobre 1985. La publicit paraissait rgulirement dans le quotidienLe Devoir.

    33. Lors d'une allocution prononce dans le cadre des tats gnrauxsur l'ducation au Qubec.

  • Depuis Babel toucher la lune 107

    le mme programme, publie un recueil de posie portant let i t re : Greetings from Endeavour34.

    Plus inquitant s'avre le rapprochement qui nous faitparler d'une Conqute de l'espace comme on parle de laConqute de l'Amrique. Le mot voyage dsignait d'ailleursle plus souvent, au XVIe sicle, une expdiiton militaire. Sansl'ignorer, je n'ai pas voulu m'attarder ce visage belliqueux duvoyageur. Mais l'histoire semble aujourd'hui dangereusementprte se rpter. Le cinma en particulier, avec une efficacitredoutable, travers des Star Wars qu'on ne compte plus, rp-te qu'il est presque impossible d'imaginer l'Autre leSauvage, le Sovitique ou l'Extra-terrestre autrement qu'entermes militaires, comme un ennemi. Le cinma dtourne lepouvoir religieux li au voyage pour reprsenter l'invitablerencontre comme une guerre sainte. Ce pouvoir religieux semanifeste encore dans la prtention totalisatrice, hrite duvoyage classique, rassembler en un mme lieu pique lesmythes et les symboles de toutes les cultures et de toutes lespoques: un samoura au sabre laser ctoie un moine boud-dhiste relatant des paraboles chrtiennes; tel voyageur del'espace affronte des chevaliers mdivaux battant la bride derobots-tyrannosaures.

    Il faut prendre garde toutefois, quand on songe cettepope contemporaine, de ne considrer que sa face ngative,si menaante qu'elle apparaisse. Car cette chappe dansl'espace, cette lvation brutale de la conscience un niveauplantaire, entrane avec elle des rvlations positives, dussent-elles nous tre faites, comme ce fut le cas du reste laRenaissance, dans un contexte apocalyptique. La prochainefois que nos regards croiseront les toiles, puissent dans unefulgurante impulsion nos esprits approfondir le sens du cosmo-politisme socratique : nous sommes citoyens du monde.

    34. M. Collins, Carrying the Fire; an Astronaut's Journeys, N.Y., Farrar,Straus & Giroux, 1974, 478p. A.M. Worden, Hello Earth: Greetings fromEndeavour, Garden City, N.Y, Doubleday, 1974. Pour une liste des ouvragescrits par les astronautes amricains, Library of Congress. Science Policy ResearchDivision. Astronauts and cosmonauts biographical and statistical data, Washington,U.S. Government printing office, 1981. Riche en suggestions est l'ouvrage col-lectif de Neil Armstrong, Michael Collins et Edward E. Aldrin, Premiers sur lalune, Robert Laffont, 1970.