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LA REVUE LITTERAIRE

N° 73

Retrouvez tous les sommaires de La Revue littéraire sur

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© Éditions Léo Scheer, 2018

EAN numérique : 978-2-7561-1237-4 EAN livre papier : 9782756112350 ISSN 1766-9693

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978-2-7561-1236-7

GUIDO CERONETTI

Insectes sans frontières

Rencontres avec Ceronettipar Samuel Brussell

À la fin des années 1980, je découvris Ceronetti en lisant les Exercicesd’admiration de Cioran, qui lui dédiait un des chapitres de son merveilleuxpetit livre de souvenirs. Je décelai, en m’aventurant dans Le Silence ducorps, une écriture incisive et un esprit malicieux qui rappelaient le stylede Cioran, que je fréquentais d’assez près alors. Cela suffit pour que jeme tienne à distance de Ceronetti : on ne peut aimer deux écrivainssemblables en même temps. Puis, un jour, au début des années 1990, àl’occasion de la publication d’un livre que j’avais édité sur la photographeitalienne Tina Modotti, et d’une exposition en Italie de ses photographies,dont il s’était occupé, nous nous rencontrâmes, liés par un amourcommun pour la sensuelle et révolutionnaire artiste frioulane au destintragique. Je ressentis alors comme une étrange et évidente vérité : que lecommunisme avait une force esthétique, tout en étant porteur d’uneauthentique énergie libératrice (des qualités étrangères à toute politiqueet pour cela condamnées par elle au bûcher). Après cet interlude galeotto,nous nous perdîmes de vue pendant vingt ans.

L’été dernier, je trouvai dans une librairie de Trente un de ses livres,dont la couverture reproduisait une photographie en couleurs de

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Bernard Plossu. La légende indiquait le nom de l’île au large duLatium : Ventotene. C’était un journal qui s’étendait de la fin desannées 1980 à l’aube du troisième millénaire. Le titre était magnifiqueet intriguant : Per le Strade della Vergine – Par les routes de la Vierge.Clairement, Ceronetti était de ces chrétiens « qui ont oublié d’êtrechrétiens », un de ces émules de Boswell, « né dans le maquis de laChrétienté, encore tout couvert de ronces et d’épines ». Il suffisait delire ces quelques lignes en ouverture de son livre pour entrer dans levoyage avec lui.

« La Vierge est peut-être une idée limitée, et pourtant, tout surterre témoigne de sa présence. Et donc, moi je vous dis que vous larencontrerez ici, dans ce livre qui lui est dédié, sans que l’auteur aitjamais pensé à le faire, durant les quelque trente années et plus de sacomposition hasardeuse. C’est ici qu’elle vous attend, dans les petitesintersections des souffrances indicibles incrustées dans les plus légersatomes de la matière. »

Je me promis d’aller voir le poète piémontais en son village toscan.J’arrivai le dernier jour de l’année sur la place du village sur le

coup de midi. C’était la fin du marché. J’entrai dans une échoppe.« Ah, c’est Guido que vous cherchez ? » me tança l’artisan.À peine eus-je le temps de répondre que le téléphone se mit à

sonner :« Ah, ciao Guido ! Figure-toi qu’il y a quelqu’un ici qui… je te le

passe… »Je reconnus la voix affable à l’autre bout du fil.« Je me souviens, Tina… »« Tenez, puisque vous allez chez Guido, portez-lui ce paquet de

livres qui est arrivé pour lui », conclut l’artisan qui gérait l’ambassadeCeronetti en m’accompagnant à la porte.

Je reconnus son visage de vieil adolescent, les yeux pétillants decuriosité pour un improbable visiteur. Des gens de la radio étaient là,nous convînmes de nous revoir le lendemain.

J’avais avec moi le volume tout écorné de Per le Strade della Vergine,qui portait les marques d’un long bavardage. Je retrouvai en un coup

d’œil dans ce bureau-atelier-bibliothèque qui faisait également officede chambre et de salon l’étrange diversité humaine, anecdotique etcosmogonique et le climat si personnel qui traversait son journal. Uneparenté mystérieuse liait les signes typographiques et les objets quioccupaient la pièce : les meubles, les lampes, les cadres, les livres,crayons, stylos et pinceaux ; la fenêtre qui donnait sur le vallon et lacolline de cyprès ; les vêtements accrochés au porte-manteau, quiressemblaient au branchage feuillu d’un tronc noueux : les étoffes delaine aux couleurs de paysage d’automne – l’écharpe, le manteau, lepaletot, le béret. La matière répondait à l’esprit – le bois, les fibresvégétales et animales, l’encre, les papiers…

J’allai poser mon sac à la locanda du village, où je logeai quelquesjours. Sur la place du village, les gens du marché avaient levé le camp,et la vitrine d’une librairie-galerie s’ouvrit sur le paysage de pierre.Papiers et imprimés s’exposaient et s’animaient sur les tables et lesétagères comme des objets vivants. J’y trouvai un petit livre deCeronetti, à la couverture couleur gris-taupe, Insetti senza frontiere –Insectes sans frontières. Je me mis à lire debout et je sentis une heureuseatmosphère m’envelopper. Les mots et les phrases offraient un regardsur le monde plein d’affliction et de tendresse, allaient à la rencontredu lecteur avec une joie de vivre et une sensualité naturelles qui nes’effrayaient nullement des épines de la contradiction. Dans ces pages,on sautillait avec allégresse d’une émotion à une autre, jamais vraimentopposées, parce que portées par l’irrésistible flux vital.

Pendant trois jours, au cœur de ce village de la province siennoise,j’ai fréquenté le livre et son auteur. En compagnie de tout vrai écrivain,la conversation, en dehors de celle que l’on a avec le livre, se poursuittoujours de vive voix. On distingue une voix à la lecture, que l’onreconnaît tout au long de l’heureux bavardage. J’ai fait de mon mieuxpour être fidèle à cette voix, dans une tentative pour sublimer lalangue et le génie français.

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5. Personne n’est perdu dans l’infini. Ce qui est terrible, c’est de seperdre, de se sentir perdu, dans le fini.

6. Le gaz est un lâche qui ne connaît que la fuite.

7. Tout ce qu’il y a de non-avenu dans l’histoire de l’Islam a encorede l’avenir – il faut s’en souvenir.

12. Déchirer en morceaux un journal quotidien est l’unique moyenpour se libérer, d’un seul coup, des voleurs, des assassins, des escrocs,des faux apôtres, de toutes les catastrophes.

17. Le noyau où réside la force de l’islamisme ne se trouve ni dansle pouvoir des armes, ni dans celui du pétrole ou du fanatismereligieux, mais dans l’indifférence qu’il exprime envers l’attachementà la vie, dans le fait que la mort lui est égale, qu’il ne se soucienullement d’un futur individuel ou national. Face à cette réalité, lechrétien d’aujourd’hui, d’Occident, qui ne veut rien d’autre quevivre, comme individu et comme nation, jouir de sa cuisine et desa salle de bains jusqu’à cent ans et plus, rajeunir ses cellules,accoucher à soixante ans, se trouve en position d’extrême faiblesse.On n’a jamais prié dans aucune mosquée pour que quelqu’un vive.

20. Les sondages : il faudrait les jeter et se boucher les oreilles.Fraude pure, consciente et inconsciente à la fois. « Une seule voixa plus de prix pour moi que dix mille voix » (Héraclite). La faveurcomme l’aversion populaires changent à chaque minute et ontquelque chose de secret et d’impénétrable. On fait des commentaireset des analyses, on prend des décisions graves, tout cela en se basantsur des preuves fausses, sur des calculs aveugles. Les sondages sontla version des temps modernes de l’horoscope d’État des cités del’Antiquité. Autant prendre le pouls d’un cadavre.

23. S’il y a un mot que tu ne comprends pas, qui te semble obscur,pourquoi en faire le reproche à qui l’a écrit ou l’a prononcé, à quoibon s’efforcer à le comprendre et s’énerver si toi tu ne te retrouvespas dans ce mot ? Cela veut dire simplement que ce message net’était pas destiné, mais qu’il visait d’autres personnes. Le message,là où il devait arriver, est arrivé.

25. La société égalitaire, nivelée et nivellatrice, est aujourd’hui laseule société possible ; elle est comparable à la fosse commune dansles cimetières. C’est la fosse commune des vivants, des morts-vivantsque nous sommes.

26. Dans les expressions qui impliquent l’idée de « s’ouvrir » (àtoutes les cultures, à la diversité, à tous les pauvres, à tous ceux quiveulent entrer, et même à toutes les souffrances) il y a une vocationet quasiment même une manie de se prostituer, qui revient à vouloirse jeter sur le premier trottoir venu. La chose ne manque pas d’unesinistre profondeur.

37. Sans une idée concrète, nullement abstraite, familière même,dominante des Ténèbres, aucune lumière possible.

40. Il est impossible de gouverner sans mentir. Celui qui succède àl’homme qui gouvernait par le mensonge est condamné, après avoir(en mentant) dénoncé ces mensonges, à continuer à les égrener enles variant à peine dans le ton et dans la forme. On devrait êtregouvernés par des aphones. La vérité est un miracle individuel etn’est en rien une nécessité publique.

41. Si toute la vérité doit être dite (et le plus souvent il est bonqu’elle ne le soit qu’à moitié, ou même pas du tout), disons que lesfameuses « racines judéo-chrétiennes » que l’Église déplore tant dene pas voir inscrites dans la Constitution européenne sont peu ouprou les mêmes que les racines arabes ou celles de tous les pays

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islamisés. La philologie ne ment pas : les plantes écloses de cesracines, on les retrouve ici comme là-bas, à cette différence prèsque là-bas on doit les taire sous peine de crime de blasphémie, etqu’ici on se croit obligés de les proclamer à travers les haut-parleursofficiels, dont la valeur pour la pensée est égale à zéro. Les interditsavilissent, les proclamations sont inutiles.

43. Là où tout est énigme (histoire, nature, cosmos), la certitudede l’insoluble dépose une invisible semence d’espoir.

45. Le tatouage était le signe distinctif de l’homme emprisonné,l’art noir des reclus et des condamnés. Le fait qu’il soit devenu unart en même temps qu’un phénomène de masse, sans faire dedistinctions, peut indiquer ceci : que l’incarcération perpétuelle estdésormais devenue une condition stable, qu’il n’y a plus de différenceentre la prison, l’air libre, la maison. La jeunesse tatouée est unejeunesse qui supplie qu’on lui passe les menottes, qui exprime saterreur d’être libre.

52. L’importance de ne rien avoir à dire : la raison essentielle quisuscite l’envoi d’une quantité infinie de messages.

67. Rien ni aucune force au monde ne peut briser une fragilitéinfinie.

73. Une recherche culturelle faite sur internet peut atteindre sonbut, mais elle est privée de valeur morale parce que la voie la plusfacile ne permet pas le perfectionnement moral : donc cette recherchen’atteint pas son but.

77. Les sondages et les statistiques se sont substitués aux horoscopesmais leur valeur et leurs probabilités sont les mêmes.

83. Dans un monde où tout est désacralisé et privé de Numen,entendre psalmodier sans fin sur un ton de faussaire que la vie humaineest sacrée (et elle seule, pas la vie de la vache, de la souris, de l’olivier),qu’elle est sacrée sacrée sacrée, fait percevoir une règle codifiée par desassassins, non dénuée d’un sens de l’humour pervers. La sacralité detout le reste rend douteux la survivance d’une sacralité unique, qui desurcroît se limiterait à la pure existence physique (l’essence est ici exclue),à des entités générées par des statistiques, à des ombres évanescentesqui se meuvent dans une histoire faite de meurtres illimités.

85. Les villes modernes se sont transformées en masques derrièrelesquels il n’y a rien de perceptible. Ce rien est fait de millionsd’existences misérables prisonnières de la mécanique urbaineinflexible, de morts-vivants se mouvant à l’intérieur des murs oùrègnent des idoles parlantes et ronflantes qui réclament et obtiennentune obéissance aveugle. Les paroles qu’elles profèrent sont presquetoujours des lieux communs chargés de sottise et d’hébétude. Laforce de l’imagination qui y survit est mise à bien rude épreuve aumilieu de ce bain corrosif. Pourtant, il faut s’efforcer d’imaginerque dans l’une de ces maisons, étranger au règlement de copropriété,sans numéro de Sécurité sociale, se cache un Ange blessé qui lècheses blessures, solitaire.

86. Un monde d’ignares excellemment formés.

99. Le ventre qui a faim hurle, trépigne et se lamente. Le ventrequi a faim d’amour reste muet.

102. Les manifestations pour la paix, des danses de méduses. Ivresde se retrouver tous ensemble et nombreux, les mollusquess’imaginent être des vertébrés.

105. La Philosophie répare les maisons en ruines – là où il n’y a pasde maisons en ruines.

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Elle guérit des blessures de la vie – là où il n’y a aucune blessure.Elle redonne aux anges les ailes qu’on leur a coupées – là où il

n’y a pas d’anges aux ailes coupées.Elle chasse de nos pensées les monstres qui y habitent – là où il

n’y a pas de monstres.Elle nous libère des chaînes mentales – là où il n’y a pas de

chaînes.Elle permet de s’asseoir sur de grosses branches à demi sciées –

là où n’est passée aucune scie.Elle rend immortel – tant que la mort n’est pas là.Donc : elle est toute-puissante.

109. La cathédrale Saint-Trophime, en Arles. Un matin, peut-êtreau mois d’avril, de l’année 1977, passant pour la première fois leportail, il m’arriva quelque chose qui jamais plus ne se répéta depuis :la sensation soudaine de me trouver dans le cœur de la lumière del’être, d’avoir franchi le seuil de l’intelligere pour entrer dans laplénitude d’une conscience ontologique supérieure. Un instant depur vertige, qui aussitôt s’évanouit, à peine eus-je fait quelques pasdans la nef. Nul artifice psychédélique – rien qu’une caresse venuede très haut qui s’immisçait dans l’infime, dans le mystère…

114. « L’histoire nous donnera raison ! » Mais oui, bien sûr. Attendezun peu qu’un bonimenteur en proie à ses démences vous donneraison, qui ne s’occupera de rien ni de personne hormis de sespropres boniments.

153. Mon travail de longue haleine pour traduire le Livre desPsaumes, je ne l’ai pas fait dans l’idée d’interpréter les Tehilim, maisavec l’idée de glorifier la langue italienne.

155. D’un même coup de fourchette, ils mangent leur foie gras etles clous de la Croix.

169. Ils ont opté pour la voie de la facilité : déifier le Christ plutôtque de le comprendre.

172. Loin de la Croix, tu perdras la rose. Loin de la rose, tu perdrasla Croix. Seules la rose et la Croix unies te sauveront, peut-être.

174. Une fin authentique peut se passer d’espoir, et même de touteprobabilité d’être atteinte.

175. C’est le vide qui parle : « Le futur des jeunes ». Et même, endes termes plus spécifiques : « Le futur de nos enfants ». Ils projettentceux qu’ils ont engendrés dans ce qui n’existe pas, et c’est commes’ils les jetaient en plein vol dans le vide sans parachute.

197. Les mauvaises manières qui s’expriment dans les relationshumaines les plus communes sont source d’une plus grande violenceque l’entreprise de destruction civile.

199. L’homme fait horreur. La femme beaucoup moins, tant qu’ellen’arrivera pas à lui ressembler totalement.

204. Un homme disait à son amante, dans les durs tourments de lapassion, masculus simplex : « Aspire-moi au fond de tes entrailles… »Il ignorait, dans sa folle quête d’une union totale (penetrare et abirein corpus corpore toto, Lucr., IV, 1111), qu’avec ces mots il s’adressaità sa propre tombe.

252. Vouloir rassurer un Dieu qui écoute : « Je ne suis pas venupour te tuer, mais pour te réanimer ! » Sacerdoce de la parole.

255. Le christianisme européen le plus musulman – celui de Sefarad,de l’Espagne des rois catholiques – est en train de s’effriter. Le cheminde Santiago est aujourd’hui une expérience privée de centralité, derite initiatique ; c’est devenu un défi athlétique pour remplir les

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vacances, un parcours d’athées. Les Maures reviendront et réanimerontune foi fanatique qui s’est refroidie et ils imposeront la règle du livreunique – le Kitab. Aujourd’hui, à soixante-dix ans de la fin de laRépublique (les croyants massacrés, les athées brûlés), on peut direque la République, historiquement, dans la contienda, a gagné.

256. L’avenir appartient aux désespérés, qui doivent leur désespoirà des raisons rares et sublimes. Personne ne les consolera. Et lalumière brille dans les ténèbres. Et les ténèbres ne les touchent pas.

259. N’appelez pas cette chose « Économie » : c’est un piège énorme.Les économologues le savent. Et ils savent que le croc suspendudans les airs sera trempé dans le sang.

264. Dans un monde où l’espionnage électronique de tout et detous est actif, le suprême élaborateur des données est le colon.

265. L’horreur qu’exprime l’Hérodiade de Mallarmé (« J’aimel’horreur d’être vierge »), c’est l’horreur de la Démocratie idéale,cette veuve immaculée des peuples.

275. C’est vrai. Je ne les ai jamais vus. Et pourtant, en Flandre, en1914 (je portais le casque de Georges V) je sais que me sont apparusles anges de Mons.

277. En te précipitant dans l’abîme de la lumière, prends avec toiune lampe de poche.

287. La narcissophobie est la condition oubliée de la philosophie.

298. « Alligator » est un mot qui me semble indiquer, plus qu’unanimal, un métier. « Mon fils fait l’alligator à Milan. Un autre faitle fourmilier à Berlin. Ça leur réussit bien. »

301. Une Dürftiger Zeit (une époque de crise) peut être ferment deriches idées.

303. Bien des choses ont changé et changeront encore dans notrefaçon de ne pas exister.

312. À la lumière du tragique, le monde ne nous apparaît plusinexplicable.

316. Avec l’éclairage au gaz des villes, la philosophie des Lumièress’éteint. Il reste un grand vide, celui des Lumières était le dernierDieu qui aurait pu être unique. Ce qu’il reste de sacré sera confiéaux poètes.

327. La différence entre l’historien moderne pur et le philosophequi n’est pas enchaîné par les faits, comme je pourrais l’être moi.L’historien n’a pas de doutes sur le caractère légendaire de l’apparitiondes anges de Mons (les ombres des archers d’Azincourt qui avecleurs infaillibles arbalètes protègent sur le front les Britanniquescontre les Allemands en 1914) ; je considère pour ma part très réelet très vraisemblable la participation des anges aux combats. Lesanges de Mons sont les esprits des morts qui reviennent poursecourir leurs compatriotes contre le tir des mitrailleuses. Mayaétait présente en Flandre comme elle l’était à Azincourt.

333. Plus s’élève et croît l’Arbre de la Vie, et plus seront nombreuxles pendus.

Guido Ceronetti, Insetti senza frontiere, Adelphi, 2009. Traductionfrançaise à paraître aux Éditions du Cerf.

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BRUNO KREBS

Pour Gérard Bourgadier(1934-2017)

Bill Evans – vous m’aviez dit écoutez plutôt Monk ou Powell, et puisvoyant quelle passion m’animait, après trois ou quatre ans de notesaccumulées, mon texte vous l’avez obstinément, généreusementsoutenu1 – Bill m’avait tant donné je voulais tant lui rendre grâce,le chanter comme il propulsait son chant glacial quand moi-mêmeje quittais alors tout juste les limbes de la folie ou de la souffrancec’est comme on veut.

Au Petit Faucheux de Tours, convié par la librairie Le Livre pourune lecture-concert en compagnie du trompettiste Jean-LucCappozzo, duo improvisé après vingt minutes de répétition (Jean-Luc m’ayant simplement marmonné au bout de quelques instants— Projette, projette ton texte… puis, remisant son instrument,dix minutes plus tard – Bon, on va boire un coup, maintenant ? ).Étrange dialogue face à une bonne centaine de personnes, entreune voix d’écrivain debout devant son pupitre et le son énorme,ouvert puis bouché d’un trompettiste éructant dans la plus puretradition free, chacun se guettant du coin de l’œil, puis à mesureque les minutes passaient chacun laissant à l’autre la liberté de seschorus, enchaînant ou fusionnant paroles et phrasés, s’est imposée

1.- Bill Evans live, L’Arpenteur/Gallimard, 2006.

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cette magie où ni l’un ni l’autre n’avions plus besoin de nous épier– si naturellement s’entrelaçaient la très juste leçon du jazz et cellede l’écriture. Mettant fin à nos ébats, signes de tête, sourires épuiséspar trop-plein de bonheur, Jean-Luc s’est levé, on s’est embrassés –mes bras bien impuissants à cercler ce colossal veau marin baignéde sueur. Mais si heureux – oui, Gérard, et j’aurais tant voulu quevous soyez là – car sans vous jamais n’aurais vécu ça, ma plus belleexpérience d’écrivain, à ce jour.

Monk – vous m’aviez dit Monk, c’est tellement plus vous – alorsj’ai cherché le sésame d’un piano désaccordé balbutiant heurté parces doigts gourds qui ressassent, aveuglément dérapent sur rythmesde ragtime et puis plus rien juste bribes de bribes éraillées, ballastferroviaire martelé à coups de godillots trébuchants – éléphant ivreen son magasin de porcelaines cherchant but absent – nègre toquéexplorant un instrument dont il a voulu tout oublier, tout effacersauf haillons de refrains, puis cherchant à les ressusciter laboureson clavier sillon de lave de bouse fraîche s’y emmêle les pinceauxs’y reprend bien patient dix fois, cent fois, pas question d’y mettreterme sans avoir trouvé une solution puis la suivante – Bach, versiongueule noire.

Vous Gérard, moi Bruno nos deux monologues pareillementretranchés, quoique si divergents, socialement, culturellement, ontpourtant trouvé miraculeux terrain d’entente – vous comme moiarrimés vaille que vaille à la société des vivants. Et cette reconnaissancevous me l’avez aussitôt, impérieusement signifiée – quoique je n’aiecessé de freiner des quatre fers, face à cet hommage que vous merendiez si généreusement (encore), en dépit de mes égarements. Carj’avais encore trop le frileux, inquiet souci de m’en protéger pouraccepter si confondante, brutale évidence – quand vous m’avez nonpas guidé mais simplement trouvé, identifié là où personne n’avaitsongé, ou osé aller me chercher. Le regard de l’autre, vous avez été ceregard-là plus que tout autre, à la fois plus autre, plus antagonisteque quiconque et en même temps plus proche, plus voyant quequiconque. Seconde ou double vue, divination ou voyance, parfois

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délirante tant elle s’affranchissait des contingences, mais bien souventet cruellement aiguë, et maniant plus volontiers la serpe que lebistouri. Cette cruauté, cet amour exclusif qui ne pardonne rien àl’être d’élection car à lui-même ne se pardonne pas grand-chose, j’enai d’abord respiré l’enivrant parfum avant d’en éprouver la toxicité –les fluctuations, les oukases et lapidaires diktats. Puis, avec le temps,j’ai entrevu la faille, la source souterraine d’où jaillissait eau si pure –irradiation de bonté si profonde, ce bassin l’observer brûlant déjà larétine, en approcher les mains n’y songeais même pas.

Votre première apparition à la porte de l’ascenseur, dans le hallde Gallimard. Bref moment d’effroi tant vous sembliez surgir toutdroit de mes rêves, en incarner si parfaitement un personnage récur-rent – le croque-mitaine, l’énigmatique, machiavélique Long JohnSilver de L’Île au trésor. Plus tard, marchant à vos côtés rue du Bacou boulevard Arago, vous l’aveugle, moi le paralytique, j’ai souventéprouvé comme un vertige à survoler ce monde lilliputien, auxsilhouettes et frontières si floues.

Notre premier contact au téléphone — Gallimard, ai-je d’abordcru entendre, imaginant qu’on me proposait une énième traduction,et prêt à la refuser, quand vous m’avez précisé — Je suis GérardBourgadier, votre manuscrit, je vais le publier — Mais quel manuscritau juste vous ai-je demandé (n’ayant rien adressé à Gallimard depuisdes lustres) — Dans la nuit des chevaux, m’avez-vous répondu, GuyGoffette me l’a transmis — Ah, bon, ai-je dû lâcher abasourdi, ehbien en ce cas, je m’en vais boire un whisky à votre santé — Et moide même ! m’avez-vous répliqué avec ce sifflement caverneux quichez vous correspondait au rire.

Gérard Bourgadier – cette façon d’imposer votre nom tel untonnerre, un pôle magnétique – et puis cette autre parole, toutaussi fracassante, qui sans préambule osait vociférer ces trois mots— Je vous aime. Ces appels tonitruants qui sur mon portable mesurprenaient à vélo, m’obligeaient à mettre pied à terre, essouffléparmi les vignes tourangelles, et traversant les ondes oscillaiententre rugir et sourire – Allô ! c’est Gérard Bourgadier ! et brusquement

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telle nuit telle foudre s’enchaînant — Votre manuscrit… Chacunede vos syllabes votre respiration votre intonation votre vociférationen cet instant carbonisant mon oreille interne et mes coronaires –vous entendre imprévisible, rougeoyant volcan – épreuve dont jesortais chaque fois ébahi, meurtri ou irradié – orage solaire oudouche écossaise.

Un jour, j’étais chez mon père, dans le Tarn, il me passe le téléphone– Pour toi, c’est Bourgadier… – Allô, Bruno Krebs, votre manuscrit !je l’ai lu ! C’est… for-mi-dable !! C’est… sca-to-logique ! Je le prends ! Jele prends ! Sans hésiter ! Ne vous inquiétez pas ! Ils ne me refusent rien !Bravo ! Bonnes vacances ! Je vous embrasse !!!… J’ai mis le haut-parleur,que mon père entende, cette éruption, ce fracas, ce torrent. Jeraccroche, et il murmure, pensif : « Un type bien, ton Bourgadier. »

Vous n’avez pas « remplacé » un père déjà suffisamment idolâtré(et plus âgé de 11 ans) – mais l’avez, je crois, complété. Vous avezrempli les cases manquantes. Votre aristocratie, votre suprêmeélégance d’une autre nature, non pas innée, mais acquise, votrerapport aux humains tellement plus direct, engagé. Vous manifestiezbien plus de bravoure, et d’énergie (et d’amour) dans vos relationssociales, mais bien moins d’assurance dans votre vie intérieure.Mon père n’osait pas grand-chose dans ce monde, et tout dans lesien. Vous étiez son reflet inversé. L’un et l’autre conjugués, vouscomposiez mon père idéal – celui qui jamais ne m’aurait abandonné.

Votre voix – pas votre écriture. Une lettre, je n’ai jamais reçuaucune lettre de vous – contrairement à Jacques Réda, magnifiqueépistolier, dont les missives m’ont toujours enchanté, mais enversqui vous comme moi nous entretenions le même regret d’unecommunication plus charnelle et engagée. Vous aviez publié deuxlivres jadis, ni vraiment bons, ni tout à fait mauvais. Il vous enétait resté une bien vive, acide blessure, un rapport à l’écriture tisséd’amour, de nostalgie – et de sournoises fureurs. Ainsi (mal)traitiez-vous parfois « vos » auteurs – comme des poupées vaudoues leurenfonciez aiguilles dans la chair puis, pris de remords, leur brûliezdes cierges en chantant leurs louanges à tue-tête.

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Je ne sais même pas à quoi peut ressembler votre écriture, n’aiconnu que vos mains, vos doigts immenses quand ils s’allongeaientvers un paquet de cigarettes, et leur lente, infinie délicatesse – touteune âme tendre et délicate tendue au bout de vos doigts, toute unevie sensuellement cueillie entre ces phalanges de pierre vive.

Et vos dents, quand elles dévoraient le divin roast-beef cuisinépar Geneviève, dans la minuscule cuisine du boulevard Arago – etvos doigts encore, quand ils balançaient, à la sauvage, les morceauxguettés par Puck, votre malicieux, taquin cocker.

Oui, vous aimiez la viande, et le sexe – et la bataille. Tout commevous abhorriez l’argent – ou plutôt, toute forme de subordinationmatérielle ou morale. Sans Geneviève, votre bien-aimée, votre angegardien, on vous aurait sans doute perdu bien plus tôt, foulantquasi nu la poussière des routes. Votre plus beau portrait (OlivierRoller) vous représente tête rejetée en arrière, regard comme fixésur une forme vague, en altitude. Attitude presque religieuse.Communiste de la première heure, vous en aviez conservé intactecette foi naïve en un idéal de virginité – et vous traversiez ainsi lemonde et ses miasmes, distribuant horions et anathèmes à qui semêlait de vous contredire. Incessantes escarmouches contre moulinsà vent, sornettes et billevesées de tout ordre – vos vindicatives,tempétueuses (quoique jamais haineuses) diatribes n’épargnaientpersonne, et surtout pas les prélats littéraires, leurs intriguesonctueuses et venimeuses. Tour à tour Don Quichotte et saintGeorges, prompt à défourailler glaive ou lance, décapiter l’Hydrede la médiocrité, le dragon de la cupidité. Quitte, parfois, à endosserla peau du serpent, hérisser vos écailles, et jouer vous-même de cepouvoir dont votre charisme (votre gigantesque ego) vous avaitparé. Un jour vous m’avez fixé (un restaurant italien, rue del’Université), entrouvrant votre gueule de crocodile marin, pourm’asséner – Vous savez, Bruno, vous avez bien de la chance, d’êtrepublié… J’en suis évidemment resté pétrifié, car il en faut de l’estomacpour entendre puis digérer tel discours, quand on est écrivain parnature, qu’on écrit simplement pour respirer – juste ne pas mourir.

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Mais cela, bien sûr, personne ne l’avait mieux compris que vous– et c’est bien ainsi que vous m’avez lu et entendu, accompagnépendant dix ans –

et puis que vous dire d’autre –sinon que je vous aime et vous embrasse.

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Gérard Bourgadier est mort le 6 novembre 2017 à Paris, en son appar-tement du boulevard Arago. On trouvera sa nécrologie, froide etconvenue, dans la presse. Le grand deux-pièces, au septième étaged’un immeuble moderne, donne côté sud sur la Cité Fleurie, au nordsur le couvent des Ursulines, le Val-de-Grâce et le Panthéon. Leséditions Denoël, en remerciant leur directeur général sine die, n’ima-ginaient sans doute pas devoir le dédommager si généreusement. Unmur de vinyles (un bon millier, au bas mot) tapisse l’entrée. Et la« Série Noire », depuis son premier numéro, couronne la bibliothèquedu salon. Un ampli Sugden (classe A, on aurait pu y faire cuire desœufs) alimente d’énormes ProAc noires. Et je le vois, maintenant, sigéant, frôler le plafond, si lentement, déplier encore le bras vers sescigarettes, rapprocher le cendrier – me fixer clignant des yeux – regardde sphinx, Khan des steppes, prêt à mordre – mais, surtout, embrasser.

Richard Millet

21/ IX. Il y a, quand on se place entre les cinq tours de la cité desArbousiers, à (mot illisible), au crépuscule, en automne, et que levent froid s’engouffre là avec un roulement de rivière dans unegorge, quelque chose de plus dépaysant que si l’on se trouvait dansun paysage naturel : une vallée de larmes.

22/IX. Je redeviens amoureux des Piale.

23/ IX. L’hostilité du « peuple français » à la visite de Jean-Paul II,en France, les criailleries suscitées par la célébration du baptême deClovis, le refus des autorités de faire allusion à la France commeFille aînée de l’Église, tout ça dit assez notre décadence. On veutadmirer les églises, mais vides. La presse officielle formate une« opinion » surveillée de près par la racaille des « libres penseurs »,des athées, des francs-maçons, des militants « associatifs », dessoixante-huitards vieillissants. Dormons tranquilles, cependant : leministre Toubon, avec sa tête d’honnête besogneux, va renforcerl’arsenal « antiraciste ». À ce compte-là, on ne pourra plus ironisersur les nains, les obèses, les zoophiles, les chasseurs de tourterelles,les joueurs de pétanque, les chevaliers du Tastevin, les associationsdroits-de-l’hommesques, etc. Les groupes, les communautés, lesethnies, les minorités toujours plus protégés que l’individu, surtoutl’écrivain solitaire, lequel sera sans doute bientôt sommé d’être« pluriel », collectif.

6/ X. Achevé la deuxième version des Piale en écoutant la6e symphonie de Mahler par Boulez.

Premier sourire de Marie.