La Révolution expliquée aux jeunes gens - Mgr de Ségur

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La Révolution expliquée aux jeunes gens - Monseigneur de Ségur - Aux jeunes gens Je dédie ces pages aux jeunes gens, parce que leur esprit n’est pas encore gâté par les doctrines perverses, et parce qu’en eux réside l’espoir de l’avenir pour l’Eglise et pour la France. L’adolescence est l’âge décisif de la vie ; l’esprit et le cœur y prennent, comme le visage, des lignes, une forme qu’ils ne quitteront plus. Dieu l’a dit lui- même :adolescens (l’adolescent, non pas l’enfant) juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab ea. Ils entrent dans un monde qui marche à l’aventure parce qu’il n’a plus de principes et que depuis plus d’un siècle l’enseignement incohérent de mille faux docteurs l’éloigne de plus en plus de la foi et du bon sens. Ils vont lire dans les journaux, ils vont entendre de toutes parts tant de folies et tant de mensonges, qu’ils seront bientôt entraînés eux-mêmes s’ils n’ont une forte sauvegarde ; et cette sau-vegarde, c’est la vérité, ce sont de vrais et solides principes. Je n’ai pas la prétention de tout dire en un si court travail ; mon but est uniquement de faire bien comprendre aux jeunes lecteurs : 1° ce que c’est que la Révolution ; comment et pourquoi la Révolution est la grande question religieuse de notre temps ; 2° ce que sont en réalité les principes de 89, et quelles illusions peuvent nous faire tomber dans l’erreur révolutionnaire ; 3° enfin quels devoirs incombent à tous les vrais chrétiens dans le siècle de perturbations et de ruines que nous traversons. Etranger à tout parti politique, je me borne ici à une exposition raisonnée de principes au plus important de tous les points de vue, qui est celui de la foi ; il sera facile à chacun de tirer les conclusions pratiques en appliquant ces principes dans la mesure du possible. Rien de plus pratique pour vous, mes amis, que ces notions abstraites en apparence ; rien de plus nécessaire ; car c’est à vous, sachez-le bien, à vous, jeunes gens bons et honnêtes, que l’on en veut spécialement ; c’est vous que la Révolution veut enrôler contre Dieu : “C’est à la jeunesse qu’il faut aller, a-t-elle osé dire dans un acte officiel ; c’est la jeunesse qu’il faut séduire, elle que nous devons entraîner, sans qu’elle s’en doute, sous nos drapeaux .” 1 On veut vous séduire ; je voudrais vous éclairer. La vérité est le seul antidote du poison que l’on vous prépare. Le défaut de principes, voilà ce qui rend si vulnérable notre société moderne ; voilà ce qui manque avant tout aux hommes de bonne foi qui sont en grand nombre ; et vous autres, que serez bientôt la force vive de cette société défaillante, vous avez pour mission de faire mieux que vos pères et de mettre tout en œuvre pour la sauver. Méditez, je vous en conjure, les vérités que je résume ici pour vous ; je les livre en toute confiance à votre foi et à votre bonne foi. Je plaindrais le jeune catholique qui n’en comprendrait pas l’importance. Ce travail a été béni par le Souverain Pontife au moment où je l’ai entrepris. Cette bénédiction sacrée s’étendra, je l’espère, sur chaque lecteur, et suppléera à l’imperfection de mes paroles.

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La Révolution expliquée aux jeunes gens - Mgr de Ségur

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  • La Rvolution explique aux jeunes gens- Monseigneur de Sgur -

    Aux jeunes gens

    Je ddie ces pages aux jeunes gens, parce que leur esprit nest pas encore gt par les doctrines perverses, et parce quen eux rside lespoir de lavenir pour lEglise et pour la France. Ladolescence est lge dcisif de la vie ; lesprit et le cur y prennent, comme le visage, des lignes, une forme quils ne quitteront plus. Dieu la dit lui-mme :adolescens (ladolescent, non pas lenfant) juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab ea.

    Ils entrent dans un monde qui marche laventure parce quil na plus de principes et que depuis plus dun sicle lenseignement incohrent de mille faux docteurs lloigne de plus en plus de la foi et du bon sens. Ils vont lire dans les journaux, ils vont entendre de toutes parts tant de folies et tant de mensonges, quils seront bientt entrans eux-mmes sils nont une forte sauvegarde ; et cette sau-vegarde, cest la vrit, ce sont de vrais et solides principes.

    Je nai pas la prtention de tout dire en un si court travail ; mon but est uniquement de faire bien comprendre aux jeunes lecteurs : 1 ce que cest que la Rvolution ; comment et pourquoi la Rvolution est la grande question religieuse de notre temps ; 2 ce que sont en ralit les principes de 89, et quelles illusions peuvent nous faire tomber dans lerreur rvolutionnaire ; 3 enfin quels devoirs incombent tous les vrais chrtiens dans le sicle de perturbations et de ruines que nous traversons.

    Etranger tout parti politique, je me borne ici une exposition raisonne de principes au plus important de tous les points de vue, qui est celui de la foi ; il sera facile chacun de tirer les conclusions pratiques en appliquant ces principes dans la mesure du possible.Rien de plus pratique pour vous, mes amis, que ces notions abstraites en apparence ; rien de plus ncessaire ; car cest vous, sachez-le bien, vous, jeunes gens bons et honntes, que lon en veut spcialement ; cest vous que la Rvolution veut enrler contre Dieu : Cest la jeunesse quil faut aller, a-t-elle os dire dans un acte officiel ; cest la jeunesse quil faut sduire, elle que nous devons entraner, sans quelle sen doute, sous nos drapeaux .1

    On veut vous sduire ; je voudrais vous clairer. La vrit est le seul antidote du poison que lon vous prpare. Le dfaut de principes, voil ce qui rend si vulnrable notre socit moderne ; voil ce qui manque avant tout aux hommes de bonne foi qui sont en grand nombre ; et vous autres, que serez bientt la force vive de cette socit dfaillante, vous avez pour mission de faire mieux que vos pres et de mettre tout en uvre pour la sauver.Mditez, je vous en conjure, les vrits que je rsume ici pour vous ; je les livre en toute confiance votre foi et votre bonne foi. Je plaindrais le jeune catholique qui nen comprendrait pas limportance.

    Ce travail a t bni par le Souverain Pontife au moment o je lai entrepris. Cette bndiction sacre stendra, je lespre, sur chaque lecteur, et supplera limperfection de mes paroles.

  • Chapitre I - La Rvolution, ce quelle nest pas

    Le mot rvolution est une parole lastique dont on abuse tout propos pour sduire les esprits.Une rvolution, en gnral, cest un changement fondamental qui sopre dans les murs, dans les sciences, dans les arts, dans les lettres, et surtout dans les lois et le gouvernement des socits. En religion ou en politique, cest le dveloppement complet, le complet triomphe dun principe subversif de tout lancien ordre social. Ordinairement le mot rvolution se prend dans un mauvais sens; cependant cette rgle nest pas sans exception. Ainsi lon dit: Le christianisme a opr une grande rvolution dans le monde, et cette rvolution a t trs heureuse. Il est galement vrai de dire: Dans tel ou tel pays a clat une rvolution qui a mis tout feu et sang ; cest encore une rvolution, mais une rvolution mauvaise.

    Il ny a aucune diffrence essentielle entre une rvolution et ce que depuis un sicle on appelle LA Rvolution. De tout temps il y a eu des rvolutions dans les socits humaines; tandis que la Rvolution est un phnomne tout moderne et tout rcent.

    Bien des gens simaginent, sur la foi de leur journal, que cest la rvolution que depuis soixante ans lhumanit doit tout son bien-tre; que nous lui devons tous nos progrs dans lindustrie, tout le dveloppement de notre commerce, toutes les inventions modernes des arts et des sciences; que sans elle nous naurions ni chemins de fer, ni tlgraphes lectriques, ni bateaux vapeur, ni machines, ni arme, ni instruction, ni gloire; en un mot, que sans la Rvolution tout serait perdu et que le monde retomberait dans les tnbres.

    Rien de tout cela. La Rvolution a t loccasion de quelques-uns de ces progrs, elle nen a pas t la cause. La violente secousse quelle a imprime au monde entier a sans doute prcipit certains dveloppements de la civilisation matrielle; cette mme violence en a fait avorter beaucoup dautres. Toujours est-il que la Rvolution, considre en elle-mme, na t, proprement parler, le principe daucun progrs rel.

    Elle nest pas non plus, comme on voudrait nous le faire croire, laffranchissement lgitime des opprims, la suppression des abus du pass, lamlioration et le progrs de lhumanit, la diffusion des lumires, la ralisation de toutes les aspirations gnreuses des peuples, etc Nous allons nous en convaincre en apprenant la connatre fond.

    La Rvolution nest pas davantage le grand fait historique et sanglant qui a boulevers la France et mme lEurope la fin du sicle dernier. Ce fait, dans sa phase modre aussi bien que dans ses excs pouvantables, na t quun fruit, quune manifestation de la Rvolution, laquelle est une ide, un principe, plus encore quun fait. Il est important de ne pas confondre ces choses.

    Quest-ce donc que la Rvolution ?

    Chapitre II - Ce quest que la Rvolution, et comment cest une question religieuse, non moins que politique et sociale

    La Rvolution nest pas une question purement politique ; cest aussi une question religieuse, et cest uniquement ce point de vue que jen parle ici. La Rvolution nest pas seulement une question religieuse, mais elle est la grande question religieuse de notre sicle. Pour sen convaincre, il suffit de rflchir et de prciser.Prise dans sons sens le plus gnral, la Rvolution est la rvolte rige en principe et en

  • droit. Ce nest pas seulement le fait de la rvolte; de tout temps il y a eu des rvoltes; cest le droit, cest le principe de la rvolte devenant la rgle pratique et le fondement des socits; cest la ngation systmatique de lautorit lgitime; cest la thorie de la rvolte, cest lapologie et lorgueil de la rvolte, la conscration lgale du principe mme de toute rvolte. Ce nest pas non plus la rvolte de lindividu contre son suprieur lgitime, cette rvolte sappelle tout simplement dsobissance; cest la rvolte de la socit en tant que socit; le caractre de la Rvolution est essentiellement social et non pas individuel.

    Il y a trois degrs dans la Rvolution :

    1. La destruction de lEglise, comme autorit et socit religieuse, protectrice des autres autorits et des autres socits; ce premier degr, qui nous intresse directement, la Rvolution est la ngation de lEglise rige en principe et formule en droit; la sparation de lEglise et de lEtat dans le but de dcouvrir lEtat et de lui enlever son appui fondamental;

    2. La destruction des trnes et de lautorit politique lgitime, consquence invitable de la des-truction de lautorit catholique. Cette destruction est le dernier mot du principe rvolutionnaire de la dmocratie moderne et de ce quon appelle aujourdhui la souverainet du peuple;

    3. La destruction de la socit, cest--dire de lorganisation quelle a reue de Dieu; en dautres termes, la destruction des droits de la famille et de la proprit, au profit dune abstraction que les docteurs rvolutionnaires appellent lEtat. Cest le socialisme, dernier mot de la Rvolution parfaite, dernire rvolte, destruction du dernier droit. A ce degr, la Rvolution est, ou plutt serait la destruction totale de lordre divin sur la terre, le rgne parfait de Satan dans le monde.

    Nettement formule pour la premire fois par Jean-Jacques Rousseau, puis en 1789 et en 1793 par la rvolution franaise, la Rvolution sest montre ds son origine lennemie acharne du christianisme; elle a frapp lEglise avec une fureur qui rappelait les perscutions du paganisme; elle a ferm ou dtruit les glises, dispers les Ordres religieux, tran dans la boue les croix et les reliques des Saints; sa rage sest tendue dans lEurope entire; elle a bris toutes les traditions, et un moment elle a cru dtruit le christianisme, quelle appelait avec mpris une vieille et fanatique superstition.

    Sur toutes ces ruines, elle a inaugur un rgime nouveau de lois athes, de socits sans religion, de peuples et de rois absolument indpendants; depuis soixante ans, elle grandit et stend dans le monde entier, dtruisant partout linfluence sociale de lEglise, pervertissant les intelligences, calomniant le clerg, et sapant par la base tout ldifice de la foi.

    Au point de vue religieux, on peut la dfinir: la ngation lgale du rgne de Jsus-Christ sur la terre, la destruction sociale de lEglise.

    Combattre la Rvolution est donc un acte de foi, un devoir religieux au premier chef. Cest de plus un acte de bon citoyen et dhonnte homme; car cest dfendre la patrie et la famille. Si les partis politiques honntes la combattent leur point de vue, nous devons, nous autres chrtiens, la combattre un point de vue bien suprieur, pour dfendre ce qui nous est plus cher que la vie.

  • Chapitre III - Que la Rvolution est fille de lincrdulit

    Pour juger la Rvolution, il suffit de savoir si lon croit ou non en Jsus-Christ. Si le Christ est Dieu fait homme, si le Pape est son Vicaire, si lEglise est son envoye, il est vident que les socits comme les individus doivent obir aux directions de lEglise et du Pape, lesquelles sont les directions de Dieu mme. La Rvolution, qui pose en principe lindpendance absolue des socits vis--vis de lEglise, la sparation de lEglise et de lEtat, se dclare par cela seul incrdule au Fils de Dieu, et est juge davance, selon la parole de lEvangile.

    La question rvolutionnaire est donc en dfinitive une question de foi. Quiconque croit en Jsus-Christ et en la mission de son Eglise, ne peut tre rvolutionnaire sil est logique; et tout incrdule, tout protestant, sil est logique, doit adopter le principe apostat de la Rvolution, et, sous sa bannire, combattre lEglise. LEglise catholique, en effet, si elle nest divine, usurpe tyranniquement les droits de lhomme.Jsus-Christ est-il Dieu? Toute puissance lui appartient-elle au ciel et sur la terre? Les pasteurs de lEglise, et le Souverain Pontife leur tte, ont-ils ou nont-ils pas, de droit divin, par lordre mme du Christ, la mission denseigner toutes les nations et tous les hommes ce quil faut faire et ce quil faut viter pour accomplir la volont de Dieu? Y a-t-il un seul homme, prince ou sujet, y a-t-il une seule socit, qui ait le droit de repousser cet enseignement infaillible, de se soustraire cette haute direction religieuse? Tout est l! Cest une question de foi, de catholicisme. LEtat doit obir au Dieu vivant, aussi bien que lindividu et la famille; pour lEtat comme pour lindividu, il y va de la vie.

    Chapitre IV - Quel est le vritable pre de la Rvolution et quand elle est ne

    Il y a dans la Rvolution un mystre, un mystre diniquit que les rvolutionnaires ne peuvent pas comprendre, parce que la foi seule peut en donner la clef et quils nont pas la foi.

    Pour comprendre la Rvolution, il faut remonter jusquau pre de toute rvolte, qui le premier a os dire, et oser rpter jusqu la fin des sicles : Non serviam, je nobirai pas.

    Satan est le pre de la Rvolution. La Rvolution est son uvre, commence dans le ciel et se per-ptuant dans lhumanit dge en ge. Le pch originel, par lequel Adam, notre premier pre, sest galement rvolt contre Dieu, a introduit sur la terre, non pas encore la Rvolution, mais lesprit dorgueil et de rvolte qui en est le principe; et depuis lors le mal a t sans cesse grandissant, jusqu lapparition du christianisme, qui la combattu et refoul en arrire.

    La Renaissance paenne, puis Luther et Calvin, puis Voltaire et Rousseau, ont relev la puissance maudite de Satan, leur pre; et, favorise par les excs du csarisme, cette puissance a reu, dans les principes de la rvolution franaise, une sorte de conscration, une constitution quelle navait pas eue jusque l et qui fait dire avec justice que la Rvolution est ne en France en 1789. La rvolution franaise, disait en 1793 le froce Babeuf, nest que lavant-courrire dune rvolution bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernire. Cette rvolution suprme et universelle qui remplit dj le monde, cest la Rvolution. Pour la premire fois, depuis six mille ans, elle a os prendre la face du ciel et de la terre son nom vritable et satanique: la Rvolution, cest--dire : la grande rvolte.Elle a pour devise, comme le dmon, la fameuse parole: Non serviam. Elle est satanique

  • dans son essence; et, en renversant toutes les autorits, elle a pour fin dernire la destruction totale du rgne du Christ sur la terre. La Rvolution, quon ne loublie pas, est avant tout un mystre de lordre religieux; cest lantichristianisme. Cest ce que constatait, dans son encyclique du 8 dcembre 1849, le Souverain Pontife Pie IX: La Rvolution est inspire par Satan lui-mme. Son but est de dtruire de fond en comble ldifice du Christianisme et de reconstituer sur ses ruines lordre social du paganisme. Avertissement solennel confirm la lettre par les aveux de la Rvolution elle-mme: Notre but final, dit linstruction secrte de la Vente suprme, notre but final est celui de Voltaire et de la Rvolution franaise, lanantissement tout jamais du catholicisme et mme de lide chrtienne.

    Chapitre V - Quel est lantirvolutionnaire par excellence ?

    Cest Notre-Seigneur Jsus-Christ dans le ciel, et, sur la terre, le Pape, son Vicaire2. Lhistoire du monde est lhistoire de la lutte gigantesque des deux chefs darme: dune part, le Christ avec sa sainte Eglise; de lautre, Satan avec tous les hommes quil pervertit et quil enrle sous la bannire maudite de la rvolte. Le combat a de tout temps t terrible; nous vivons au milieu dune de ses phases les plus dangereuses, celle de la sduction des intelligences et de lorganisation sociale de ce qui, devant Dieu, est dsordre et mensonge.

    Sur le point de mourir, un de nos plus illustres vques dvoilait nagure la haine et les projets de la Rvolution contre le Souverain Pontife. Le pape, crivait-il de sa main dfaillante, le pape a un ennemi: la Rvolution. Un ennemi implacable, quaucun sacrifice ne saurait apaiser, avec lequel il ny a point de transaction possible. Au dbut, on ne demandait que des rformes. Aujourdhui, les rformes ne suffisent pas. Dmembrez la souverainet temporelle du Saint-Sige; jetez aux mains de la Rvolution, morceau par morceau, tout le patrimoine de saint Pierre, vous naurez pas satisfait la Rvolution, vous ne laurez pas dsarme. La ruine de lexistence temporelle du Saint-Sige est moins un but quun moyen, cest un acheminement vers une plus grande ruine. Lexistence divine de lEglise, voil ce quil faut anantir, ce dont il ne doit rester aucun vestige. Quimporte, aprs tout, que la faible domination dont le sige est Rome et au Vatican soit circonscrite dans des limites plus ou moins troites? Quimportent Rome mme et le Vatican? Tant quil y aura sur terre ou sous terre, dans un palais ou dans un cachot, un homme devant lequel deux cent millions dhommes se prosterneront comme devant le reprsentant de Dieu, la Rvolution poursuivra Dieu dans cet homme. Et si, dans cette guerre impie, vous navez pas pris rsolument contre la Rvolution le parti de Dieu, si vous capitulez, les tempraments par lesquels vous aurez essay de contenir ou de modrer la Rvolution nauront servi qu enhardir son ambition sacrilge et exalter ses sauvages esprances. Forte de votre faiblesse, comptant sur vous comme sur des complices, je ne dis pas assez, comme sur des esclaves, elle vous sommera de la suivre jusquau terme de ses abominables entreprises. Aprs vous avoir arrach des concessions qui auront constern le monde, elle aura des exigences qui pouvanteront votre conscience.

    Nous nexagrons rien. La Rvolution, considre, non par le ct accidentel, mais dans ce qui constitue son essence, est quelque chose quoi rien ne peut tre compar dans la longue suite des rvolutions par lesquelles lhumanit avait t emporte depuis lorigine des temps, et que nous voyons se drouler dans lhistoire du monde.La Rvolution est linsurrection la plus sacrilge qui ait arm la terre contre le ciel, le plus grand effort que lhomme ait jamais fait, non pas seulement pour se dtacher de Dieu, mais pour se substituer Dieu. Il faut dcatholiciser le monde, crit un des chefs de la Vente de

  • la Haute-Italie; ne conspirons que contre Rome : la rvolution dans lEglise, cest la rvolution en permanence, cest le renversement oblig des trnes et des dynasties. La conspiration contre le sige romain ne devrait pas se confondre avec dautres projets.

    Chapitre VI - Entre lEglise et la Rvolution, la conciliation est-elle possible ?

    Pas plus quentre le bien et le mal, entre la vie et la mort, entre la lumire et les tnbres, entre le ciel et lenfer. Ecoutez plutt : La Rvolution, disait nagure une loge italienne de carbonari dans un document occulte, la Rvolution nest possible qu une condition: le renversement de la Papaut. Les conspirations ltranger, les rvolutions en France naboutiront jamais qu des rsultats secondaires tant que Rome sera debout. Quoique faibles comme puissance temporelle, les papes ont encore une immense force morale. Cest donc sur Rome que doivent converger tous les efforts des amis de lhumanit. Pour la dtruire, tous les moyens sont bons. Une fois le pape renvers, tous les trnes tomberont naturellement.Il faut, dit de son ct Edgard Quinet, il faut que le catholicisme tombe. Point de trve avec lInjuste! Il sagit non seulement de rfuter le papisme, mais de lextirper; non seulement de lextirper, mais de le dshonorer; non seulement de le dshonorer, mais de ltouffer dans la boue. Il est dcid dans nos conseils que nous ne voulons plus de chrtiens, crit la Haute Vente. Voltaire avait dit auparavant: Ecrasons lInfme! Et Luther: Lavons-nous les mains dans leur sang!

    LEglise proclame les droits de Dieu comme principe tutlaire de la moralit humaine et du salut des socits; la Rvolution ne parle que des droits de lhomme et constitue une socit sans Dieu. LEglise prend pour base la foi, le devoir chrtien; la Rvolution ne tient nul compte du christianisme; elle ne croit pas en Jsus-Christ, elle carte lEglise et se fabrique elle-mme je ne sais quels devoirs philanthropiques qui nont dautre sanction que lorgueil de lhonnte homme et la peur des gendarmes. LEglise enseigne et maintient tous les principes dordre, dautorit, de justice dans la socit; la Rvolution les bat en brche, et, avec le dsordre et larbitraire, constitue ce quelle ose appeler le droit nouveau des nations, la civilisation moderne.

    Lantagonisme est complet : cest la soumission et la rvolte, cest la foi et lincrdulit. Nul rapprochement possible, nulle transaction, nulle alliance. Retenez bien ceci: tout ce que la Rvolution na pas fait, elle le hait; tout ce quelle hait, elle le dtruit. Donnez-lui aujourdhui le pouvoir absolu; et, malgr ses protestations, elle sera demain ce quelle fut hier, ce quelle sera toujours: la guerre outrance contre la Religion, la socit, la famille. Quelle ne dise pas quon la calomnie: ses paroles sont l et ses actes aussi. Souvenez-vous de ce quelle fit en 1791 et en 1793, quand elle fut la matresse!

    Dans cette lutte, lun des deux partis tt ou tard sera vaincu, et ce sera la Rvolution. Elle paratra peut-tre triompher pour un temps; elle pourra remporter des victoires partielles, dabord parce que la socit a commis, depuis quatre sicles, dans toute lEurope, dnormes attentats qui appellent des chatiments; puis parce que lhomme est toujours libre, et que la libert, mme quand il en abuse, constitue une grande puissance; mais, aprs le Vendredi-saint vient toujours le dimanche de Pques, et cest Dieu lui-mme qui, de ses lvres infaillibles, a dit au chef visible de son Eglise: Tu es Pierre, et sur cette pierre je btirai mon Eglise, et les puissances de lenfer ne prvaudront pas contre elle.

  • Chapitre VII - Quelles sont les armes ordinaires de la Rvolution ?

    Elle la dit elle-mme et elle la prouv maintes fois: Pour combattre les princes et les bigots, tous les moyens sont bons; tout est permis pour les anantir: la violence, la ruse, le feu et le fer, le poison et le poignard: la fin sanctifie les moyens. (Lettre dun rvolutionnaire dAllemagne un franc-maon). Elle se fait tout tous pour gagner tout le monde sa cause. Afin de pervertir les chrtiens, afin de nous ravir le sens catholique, elle se sert de lducation, quelle fausse; de lenseignement, quelle empoisonne; de lhistoire, quelle falsifie; de la presse, dont elle fait lusage que chacun sait; de la loi, dont elle prend le manteau; de la politique, quelle inspire; de la Religion elle-mme, dont elle prend parfois les dehors pour sduire les mes. Elle se sert des sciences, quelle trouve moyen dinsurger contre le Dieu des sciences; elle se sert des arts, qui deviennent, sous sa mortelle influence, la perte des murs publiques et la dification de la volupt.

    Pourvu que Satan atteigne son but, peu lui importent les moyens. Il nest pas si dlicat quon pense, et ses amis ne le sont pas non plus. On peut le dire cependant, le principal caractre des attaques de la Rvolution contre lEglise, cest laudace dans le mensonge. Cest par le mensonge quelle branle le respect de la Papaut, quelle vilipende nos Evques et nos prtres, quelle bat en brche les institutions catholiques les plus vnrables et quelle prpare la ruine de la socit. Par le mensonge cynique et persvrant, la Rvolution fascine et sduit les masses toujours peu instruites et peu habitues suspecter la bonne foi de ceux qui leur parlent. Sur mille hommes quelle parvient sduire, 999 sont victimes de cette tactique odieuse.

    Chapitre VIII - Si la conspiration antichrtienne est une chimre

    La Rvolution, prpare par le paganisme de la Renaissance, par le protestantisme et le voltairianisme, est ne en France, la fin du sicle dernier; les socits secrtes, dj puissantes cette poque, prsidrent sa naissance. Mirabeau et presque tous les hommes de 1789, Danton et Robespierre, et les autres sclrats de 1793, appartenaient ces socits. Ensuite, le foyer rvolutionnaire sest dplac; il sest transport en Italie, et cest de l que la Vente, ou Conseil suprme, dirige, avec une prudence de serpent, le grand mouvement, la grande rvolte dans lEurope entire. On ne vise qu lEurope parce que lEurope est la tte du monde.

    La Providence a permis que, dans ces dernires annes, quelques documents authentiques de la conspiration rvolutionnaire tombassent entre les mains de la police romaine. Ils ont t publis, et nous en donnons ici quelques extraits.

    La Rvolution va nous dire elle-mme, par lorgane de ses chefs connus:

    1. quelle a un plan dattaque gnral et organis

    2. que, pour rgner, elle veut corrompre, et corrompre systmatiquement

    3. quelle lapplique principalement la jeunesse et au clerg

    4. que ses armes avoues sont la calomnie et le mensonge5. que la franc-maonnerie est son noviciat prparatoire

    6. quelle cherche saffilier les princes eux-mmes tout en voulant les dtruire7. enfin, que le protestantisme est pour elle un prcieux auxiliaire.3

  • Le plan gnral Ce plan est universel; la Rvolution veut miner, dans lEurope entire, toute hirarchie religieuse et politique. Nous formons une association de frres sur tous les points du globe; nous avons des vux et des intrts communs; nous tendons tous laffranchissement de lhumanit; nous voulons briser toute espce de joug. Lassociation est secrte, mme pour nous, les vtrans des associations secrtes.4Le succs de notre uvre dpend du plus profond mystre, et, dans les Ventes, nous devons trouver liniti, comme le chrtien de lImitation, toujours prt aimer tre inconnu et ntre compt pour rien.5 Afin de donner notre plan toute lextension quil doit prendre, nous devons agir petit bruit, la sourdine, gagner peu peu du terrain et nen perdre jamais.6Ce nest pas une conspiration ordinaire, une rvolution comme tant dautres; cest la Rvolution, cest--dire la dsorganisation fondamentale, qui ne peut soprer que graduellement et aprs de longs et constants efforts. Le travail que nous allons entreprendre nest luvre ni dun jour, ni dun mois, ni dun an: il peut durer plusieurs annes, un sicle peut-tre; mais, dans nos rangs, le soldat meurt et le combat continue.7

    LItalie, cause de Rome; Rome, cause de la papaut, voil le point de mire de la conspiration sacrilge. Depuis que nous sommes tablis en corps daction et que lordre commence rgner, au fond de la Vente la plus recule comme au sein de la plus rapproche du centre, il est une pense qui a toujours profondment proccup les hommes qui aspirent la rgnration universelle: cest laffran-chissement de lItalie, do doit sortir, un jour dtermin, laffranchissement du monde entier. Notre but final est celui de Voltaire et de la Rvolution franaise: lanantissement tout jamais du catholicisme et mme de lide chrtienne, qui, reste debout sur les ruines de Rome, en serait la perptuation plus tard.8Cest dinsuccs en insuccs quon arrive la victoire. Ayez donc lil toujours ouvert sur ce qui se passe Rome. Dpopularisez la prtraille par toute espce de moyens; faites au centre de la catholicit ce que nous tous, individuellement ou en corps, nous faisons sur les ailes. Agitez sans motifs ou avec motifs, peu importe, mais agitez. Dans ce mot sont renferms tous les lments de succs. La conspiration la mieux ourdie est celle qui se remue le plus et qui compromet le plus de monde. Ayez des martyrs, ayez des victimes; nous trouverons toujours des gens qui sauront donner cela les couleurs ncessaires.9Ne conspirons que contre Rome. Pour cela, servons-nous de tous les incidents, mettons profit toutes les ventualits. Dfions-nous principalement des exagrations de zle. Une bonne haine bien froide, bien calcule, bien profonde, vaut mieux que tous les feux dartifice et toutes les dclamations de tribune. A Paris, ils ne veulent pas comprendre cela; mais, Londres, jai vu des hommes qui saisissent mieux notre plan et qui sy associent avec plus de fruit.10

    Voici maintenant le secret rvolutionnaire des vnements modernes: Lunit politique de lItalie est une chimre; mais, chimre plus srement que ralit, cela produit un certain effet sur les masses et sur la jeunesse effervescente. Nous savons quoi nous en tenir sur ce principe: il est vide et il restera toujours vide; nanmoins, cest un moyen dagitation. Nous ne devons donc pas nous en priver. Agitez petit bruit, inquitez lopinion, tenez le commerce en chec; surtout ne paraissez jamais. Cest le plus efficace des moyens pour mettre en suspicion le gouvernement pontifical.11 A Rome, les progrs de la cause sont sensibles; il y a des indices qui ne trompent gure les yeux exercs, et on sent de loin, de trs loin, le mouvement qui commence. Par bonheur, nous navons pas la ptulance des Franais. Nous voulons le laisser mrir avant de lexploiter; cest le seul moyen dagir

  • coup sr. Vous mavez souvent parl de nous venir en aide lorsque le vide se ferait dans la bourse commune. Vous savez par exprience que largent est partout, et ici principalement, le nerf de la guerre. Mettez notre disposition des thalers et beaucoup de thalers. Cest la meilleure artillerie pour battre en brche le sige de Pierre.12 Des offres considrables mont t faites Londres: bientt nous aurons Malte une imprimerie notre disposition. Nous pourrons donc, avec impunit, coup sr, et sous pavillon britannique, rpandre dun bout de lItalie lautre les livres, brochures, etc., que la Vente jugera propos de mettre en circulation. Nos imprimeries de Suisse sont en bon chemin; elles produisent les livres tels que nous le dsirons.13

    Aprs 25 ou 30 trente ans, la conspiration constate ses progrs. Elle compte sur la France pour agir, tout en rservant lItalie la haute direction; elle se mfie des autres peuples: les Franais sont trop vantards, les Anglais trop tristes, les Allemands trop nbuleux. A ses yeux, lItalien seul runit les puissances de haine, de calcul, de fourberie, de discrtion, de patience, de sang-froid, de cruaut, ncessaires au triomphe. Dans lespace de quelques annes, nous avons considrablement avanc les choses. La dsorganisation sociale rgne partout; elle est au nord comme au midi. Tout a subi le niveau sous lequel nous voulions abaisser lespce humaine. Il a t trs facile de pervertir. En Suisse comme en Autriche, en Prusse comme en Italie, nos sides nattendent quun signal pour briser le vieux moule. La Suisse se propose de donner le signal; mais ces radicaux helvtiques ne sont pas de taille conduire les Socits secrtes lassaut de lEurope. Il faut que la France imprime son cachet cette orgie universelle. Soyez bien convaincu que Paris ne manquera pas sa mission.14

    Jai trouv partout en Europe les esprits trs enclins lexaltation; tout le monde avoue que le vieux monde craque et que les rois ont fait leur temps. La moisson que jai recueillie a t abondante; la chute des trnes ne fait plus de doute pour moi, qui viens dtudier en France, en Suisse, en Allemagne et jusquen Russie le travail de nos Socits. Lassaut qui, dici quelques annes, sera livr aux princes de la terre, les ensevelira sous les dbris de leurs armes impuissantes et de leurs monarchies caduques; mais cette victoire nest pas celle qui a provoqu tous nos sacrifices. Ce que nous ambitionnons, ce nest pas une rvolution dans une contre ou dans une autre; cela sobtient toujours quand on le veut bien. Pour tuer srement le vieux monde, nous avons cru quil fallait touffer le germe catholique et chrtien.15Le rve des socits secrtes saccomplira par la plus simple des raisons : cest quil est bas sur les passions de lhomme. Ne nous dcourageons donc ni pour un chec, ni pour un revers, ni pour une dfaite; prparons nos armes dans le silence des Ventes; dressons toutes nos batteries, flattons toutes les passions, les plus mauvaises comme les plus gnreuses, et tout nous porte croire que le plan russira un jour au-del mme de nos calculs les plus improbables.16

    Tel est le plan ; voyons prsent les moyens.

    La corruption Ecoutons ici des aveux plus effrayants encore: Nous sommes trop en progrs pour nous contenter du meurtre. A quoi sert un homme tu? Nindividualisons pas le crime; afin de le grandir jusquaux proportions du patriotisme et de la haine contre lEglise, nous devons le gnraliser. Le catholicisme na pas plus peur dun stylet bien acr que les monarchies; mais ces deux bases de lordre social peuvent crouler sous la corruption: ne nous lassons donc jamais de corrompre. Il est dcid dans nos conseils que nous ne voulons

  • plus de chrtiens; donc, popularisons le vice dans les multitudes. Quelles le respirent par les cinq sens, quelles le boivent, quelles sen saturent. Faites des curs vicieux et vous naurez plus de catholiques.17

    Quel loge pour lEglise ! Epargnons les corps, mais tuons lesprit. Cest le moral quil nous importe datteindre; cest donc le cur que nous devons blesser. Cest par principe dhumanit politique que je crois devoir proposer ce moyen.18 A loccasion de la mort publiquement impnitente de deux de ses agents, excuts Rome, le chef de la Haute Vente ajoute: Leur mort de rprouvs a produit un magique effet sur les masses. Cest une premire proclamation des Socits secrtes, et une prise de possession des mes. Mourir sur la place du Peuple, Rome, dans la cit mre du catholicisme, mourir franc-maon et impnitent, cest admirable! Infiltrez le venin dans les curs choisis, crit un autre de ces dmons incarns, infiltrez-le petites doses et comme par hasard; vous serez tonns vous-mmes de votre succs. Lessentiel est disoler lhomme de sa famille, de lui en faire perdre les murs. Il est assez dispos, par la pente de son caractre, fuir les soins du mnage, courir aprs de faciles plaisirs et des joies dfendues. Il aime les longues causeries du caf, loisivet des spectacles. Entranez-le, soutirez-le; donnez-lui une importance quelconque; apprenez-lui discrtement sennuyer de ses travaux journaliers. Par ce mange, aprs lavoir spar de sa femme et de ses enfants, aprs lui avoir montr combien sont pnibles tous les devoirs, vous lui inculquerez le dsir dune autre existence. Lhomme est n rebelle; attisez ce dsir de rbellion jusqu lincendie; mais que lincendie nclate pas. Cest une prparation la grande uvre que vous devez commencer.19 Pour une grande uvre, il faut une conscience large que neffarouchent pas loccasion une alliance adultre, la foi publiquement viole, les lois de lhumanit foules aux pieds.20

    La Haute Vente rsume elle-mme cet infernal complot: Cest la corruption en grand que nous avons entreprise, la corruption du peuple par le clerg et du clerg par nous, la corruption qui doit nous conduire mettre un jour lEglise au tombeau. Pour abattre le catholicisme, nous dit-on, il faudrait dabord supprimer la femme. Soit; mais, ne pouvant supprimer la femme, corrompons-la avec lEglise. Corruptio optimi pessima. Le but est assez beau pour tenter des hommes tels que nous. Le meilleur poignard pour frapper lEglise au cur, cest la corruption. A luvre donc, jusqu la fin!

    La corruption de la jeunesse et du clerg

    Les curs choisis que la rvolution recherche de prfrence, ce sont les jeunes gens et les prtres; elle ose mme aspirer jusqu former un pape.Cest la jeunesse quil faut aller; cest elle quil faut sduire, elle que nous devons entraner, sans quelle sen doute, sous nos drapeaux. Que tout le monde ignore votre dessein ! Laissez de ct la vieillesse et lge mr; allez la jeunesse, et, sil est possible, jusqu lenfance. Nayez jamais pour elle un mot dimpit ou dimpuret; gardez-vous en bien dans lintrt de la cause. Conservez toutes les apparences de lhomme grave et moral. Une fois votre rputation tablie dans les collges, les lyces et les universits, dans les sminaires, une fois que vous aurez capt la confiance des professeurs et des tudiants, attachez-vous principalement ceux qui sengagent dans la milice clricale.

    Excitez, chauffez ces natures si pleines dincandescence et de patriotique orgueil. Offrez leur dabord, mais toujours en secret, des livres inoffensifs; puis, vous amenez peu vos disciples au degr de cuisson voulu. Quand, sur tous les points la fois, ce travail de tous

  • les jours aura rpandu nos ides comme la lumire, vous pourrez apprcier la sagesse de cette discrtion.

    Faites vous une rputation de bon catholique et de patriote pur. Cette rputation donnera facilement accs nos doctrines parmi le jeune clerg comme au fond des couvents. Dans quelques annes, ce jeune clerg aura, par la force des choses, envahi toutes les fonctions ; il gouvernera, il administrera, il jugera, il formera le conseil du souverain : il sera appel choisir le Pontife qui devra rgner, et ce Pontife, comme la plupart de ses contemporains, sera ncessairement plus ou moins imbu des principes italiens et humanitaires que nous allons mettre en circulation. Pour atteindre ce but, nous mettons au vent toutes nos voiles21. Nous devons faire lducation immorale de lEglise, et arriver par de petits moyens bien gradus, quoique assez mal dfinis, au triomphe de lide rvolutionnaire par un Pape. Ce projet ma toujours paru dun calcul surhumain22. Surhumain en effet ; car il vient en droite ligne de Satan. Le personnage qui se cache sous le nom de Nubius dcrit ensuite ce Pape rvolutionnaire quil ose esprer : un Pape faible et crdule, sans pntration, honnte et respect, imbu des principes dmocratiques. Cest peu prs dans ces conditions quil nous en faudrait un, si cest encore possible. Avec cela nous marcherons plus srement lassaut de lEglise, quavec les pamphlets de nos frres de France et lor mme de lAngleterre. Pour briser le rocher sur lequel Dieu a bti son Eglise, nous aurions le petit doigt du successeur de Pierre engag dans le complot, et ce petit doigt vaudrait pour cette croisade tous les Urbain II et tous les saint Bernard de la chrtient.23

    Vous voulez rvolutionner lItalie, ajoutent enfin ces sides de lenfer, cherchez le Pape dont nous venons de faire le portrait. Que le clerg marche sous votre tendard en croyant toujours marcher sous la bannire des Clefs apostoliques. Vous voulez faire disparatre le dernier sige des tyrans et des oppresseurs, tendez vos filets, tendez-les au fond des sacristies, des sminaires et des couvents ; et si vous ne prcipitez rien, nous vous promettons une pche miraculeuse ; vous prcherez une rvolution en tiare et en chape, marchant avec la croix et la bannire ; une rvolution qui naura besoin que dtre un tout petit peu aiguillonne pour mettre le feu au quatre coins du monde24. Comme ils sentent eux-mmes que tout repose sur le Pape !

    Il est consolant de les voir constater avec dpit quils nont pu entamer ni le Sacr-Collge, ni la Compagnie de Jsus. Les Cardinaux ont tous chapp nos filets. Les flatteries les mieux combines nont servi rien ; pas un membre du Sacr-Collge na donn dans le pige.Nous avons aussi compltement chou sur les Jsuites. Depuis que nous conspirons , il a t impossible de mettre la main sur un Ignacien, et il faudrait savoir pourquoi cette obstination si una-nime ; pourquoi navons-nous donc jamais, prs dun seul, pu saisir le dfaut de la cuirasse ? On ajoute pieusement : Nous navons pas de Jsuites avec nous ; mais nous pouvons toujours dire et faire dire quil y en a, et cela reviendra absolument au mme25.

    Le mensonge et la calomnie

    Satan est le pre du mensonge, pater mendacii. La premire rvolution a t faite par un mensonge : eritis sicut dii. Filles de celle-l, toutes les autres sont faites par le mme procd. Plus elles sont graves, plus elles mentent. Or aujourdhui les mensonges, les hypocrisies, les sophismes, tissus contre lEglise avec un art infernal, circulent parmi nous, plus nombreux que les atomes dans lair. Do viennent-ils ? Ecoutez la Rvolution :

  • Les prtres sont confiants ; montrez-les souponneux et perfides. La multitude a eu de tout temps une extrme propension vers les contre-vrits ; trompez-la. Elle aime tre trompe26. Il y a peu de choses faire avec les vieux cardinaux et les prlats dont le caractre est dcid. Il faut puiser dans nos entrepts de popularit ou dimpopularit les armes qui rendront leur pouvoir inutile ou ridicule. Un mot quon invente habilement et quon a lart de rpandre dans certaines honntes familles choisies, pour que de l il descende dans les cafs et des cafs dans la rue, un mot peut quel-quefois tuer un homme. Sil vous arrive un de ces prlats pour exercer quelque fonction publique, connaissez aussitt son caractre, ses antcdents, ses qualits, ses dfauts surtout. Enveloppez-le de tous les piges que vous pourrez tendre sous ses pas ; crez-lui une de ces rputations qui effrayent les petits enfants et les vieilles femmes ; peignez-le cruel et sanguinaire ; racontez quelques traits de cruaut qui puisse facilement se graver dans la mmoire du peuple. Quand les journaux trangers recueilleront par nous ces crits quils embelliront leur tour, invitablement par respect pour la vrit, montrez, ou plutt faites montrer par quelque respectable imbcile (avis aux colporteurs de scandale religieux!) ces feuilles o sont relats les noms et les excs arrangs des personnages. Comme la France et lAngleterre, lItalie ne manquera jamais de ces plumes qui savent se tailler dans des mensonges utiles la bonne cause (avis aux journalistes!). Avec un journal, le peuple na pas besoin dautres preuves. Il est dans lenfance du libralisme et il croit aux libraux .27 Le vieux Voltaire est dpass !

    La franc-maonnerie

    On nest trahi que par les siens. La franc-maonnerie fait ce quelle peut pour nous faire croire quelle est la plus innocente, la plus plate des socits philanthropiques. Voici la Rvolution qui lui dlivre, imprudemment peut-tre, son vritable brevet.Quand vous aurez insinu dans quelques mes le dgot de la famille et de la religion lun va presque toujours la suite de lautre , laisser tomber certains mots qui provoqueront le dsir dtre affili la Loge maonnique la plus voisine. Cette vanit du citadin ou du bourgeois de sinfoder la franc-maonnerie a quelque chose de si banal et de si universel, que je suis toujours en admiration devant la stupidit humaine. Se trouver membre dune Loge, se sentir, en dehors de sa femme et de ses enfants, appel garder un secret quon ne vous confie jamais, est pour certaines natures une volupt et une ambition. Les Loges sont un lieu de dpt, une espce de haras, un centre par lequel il faut passer avant darriver nous. Leur fausse philanthropie est pastorale et gastronomique ; mais cela a un but quil faut encourager sans cesse. En lui apprenant porter arme avec son verre, on sempare de la volont, de lintelligence et de la libert dun homme. On en dispose, on le tourne, on ltudie ; on devine ses penchants et ses tendances ; quand il est mr pour nous, on le dirige vers la socit secrte, dont la franc-maonnerie nest que lantichambre assez mal claire.

    Cest sur les Loges que nous comptons pour doubler nos rangs ; elles forment leur insu notre noviciat prparatoire. Elles discourent sans fin sur les dangers du fanatisme, sur le bonheur de lgalit sociale, et sur les grands principes de la libert religieuse. Elles ont, entre deux festins, des anathmes foudroyants contre lintolrance et la perscution. Cest plus quil nen faut pour nous faire des adeptes. Un homme imbu de ces belles choses nest pas loign de nous ; il ne reste plus qu lenrgimenter. La loi du progrs social est l, et toute l ; ne prenez pas la peine de la chercher ailleurs. Mais ne levez jamais le masque ; rdez autour de la bergerie catholique ; et, en bon loup, saisissez au passage le premier agneau qui soffrira dans les conditions voulues28. Les Loges se chargent elles-mmes de

  • confirmer cette apprciation, et de nous faire toucher du doigt la perversit de cette puissante institution soi-disant inoffensive : Si la maonnerie, disait tout rcemment un des principaux Vnrables, devait se confiner dans le cercle troit quon voudrait lui tracer, quoi servirait la vaste organisation et limmense dveloppement qui lui sont donns ? Lheure du pril a sonn ; le danger devient immense ; il faut agir De toute part lennemi sorganise Lhydre monacale (ils entendent par l toute la hirarchie catholique), si souvent crase, nous menace de nouveau de ses ttes hideuses. En vain, avec le dix-huitime sicle, nous flattions-nous davoir cras linfme, linfme renat plus vigoureuse, plus intolrante, plus rapace et plus affame que jamais. Il faut lever autel contre autel, enseignement contre enseignement. Enfin les chevaliers maons prtent le serment de reconnatre, comme les flaux des malheureux et du monde, les rois et les fanatiques religieux, et de les avoir toujours en horreur. Tout cela est extrait des discours officiels, prononcs dans ces dernires annes, par les grands matres et autres Vnrables, dans des assembles nombreuses o les consciences se soulagrent, et o lon dit tout haut ce que chacun pensait tout bas. Comprend-on maintenant pourquoi le Saint-Sige a condamn la franc-maonnerie, et pourquoi il est dfendu de sy affilier sous peine dexcommunication ?

    Lexploitation des princes

    La Rvolution cherche saffilier les princes, afin de miner plus efficacement, avec leur concours, la monarchie et lEglise. La Haute-Vente veut bien elle-mme le leur apprendre et nous lapprendre aussi. Le bourgeois a du bon, mais le prince encore davantage. La Haute-Vente dsire que, sous un prtexte ou sous un autre, on introduise dans les Loges maonniques le plus de prince et de riches que lon pourra. Les princes de maison souveraine, et qui nont pas lesprance lgitime dtre roi par la grce de Dieu, veulent tous ltre par la grce dune rvolution. Il nen manque pas, en Italie et ailleurs, qui aspirent aux honneurs assez modestes du tablier et de la truelle symboliques. Dautres sont dshrits ou proscrits. Flattez tous ces ambitieux de popularit ; accaparez-les pour la franc-maonnerie ; la Haute-Vente verra plus tard ce quelle pourra en faire pour la cause du progrs. Un prince qui na pas de royaume attendre est une bonne fortune pour nous. Il y en a beaucoup dans ce cas-l ! Faites en des francs-maons ; ils serviront de glu aux imbciles, aux dirigeants, aux citadins et aux besogneux. Ces pauvres princes feront notre affaire en croyant ne travailler qu la leur. Cest une magnifique enseigne, et il ya toujours des sots assez disposs se compromettre au service dune conspiration dont un prince quelconque semble tre larc-boutant.

    Le protestantisme

    Encore un auxiliaire puissant, dont les chefs de la Rvolution exaltent le fraternel concours. Quest-ce en effet que le protestantisme, sinon le principe pratique de la rvolte contre lautorit de lEglise de Jsus-Christ ? Au nom dun faux principe religieux, il bat en brche, dans le monde entier, le seul vrai principe religieux, le seul vrai christianisme, la seule vraie Eglise ; il dveloppe lorgueil, linsoumission, le dsordre et lanarchie. En faut-il davantage la Rvolution, la grande rvolte universelle, pour aimer et favoriser la propagande protestante ?Le meilleur moyen de dchristianiser lEurope, crivait Eugne Sue, cest de la protestantiser.Les sectes protestantes, ajoute Edgar Quinet, sont les mille portes ouvertes pour sortir du Christianisme. Aprs avoir expos la ncessit den finir avec toute religion, il sexprime ainsi : Pour arriver ce but, voici les deux voies qui souvrent devant vous. Vous pouvez

  • attaquer, en mme temps que le catholicisme, toutes les religions de la terre, et spcialement les sectes chrtiennes ; dans ce cas, vous avez contre vous lunivers entier. Au contraire, vous pouvez vous armer de tout ce qui est oppos au catholicisme, spcialement de toutes les sectes chrtiennes qui lui font la guerre ; en y ajoutant la force dimpulsion de la rvolution franaise, vous mettrez le catholicisme dans le plus grand danger quil ait jamais couru.Voil pourquoi je madresse toutes les croyances, toutes les religions qui ont combattu Rome ; elles sont toutes, quelles le veuillent ou non, dans nos rangs, puisquau fond leur existence est aussi inconciliable que la ntre avec la domination de Rome.Ce nest pas seulement Rousseau, Voltaire, Kant, qui sont avec nous contre lternelle oppression ; cest aussi Luther, Zwingle, Calvin, etc., toute la lgion des esprits qui combattent avec leur temps, avec leurs peuples, contre le mme ennemi qui nous ferme en ce moment la route. Quy a-t-il de plus logique au monde que de faire un seul faisceau des rvolutions qui ont paru dans le monde depuis trois sicles, et de les runir dans une mme lutte, pour achever la victoire sur la religion du moyen ge ?Si le seizime sicle a arrach la moiti de lEurope aux chanes de la papaut, est-ce trop exiger du dix-neuvime quil achve luvre moiti consomme ?

    Dtruire le christianisme, cette superstition caduque et malfaisante, tel est le but avou de la ligue infernale o les protestants sont englobs, quils le veuillent ou non, et par cela seul quils sont protestants. Dtruire le christianisme au moyen du protestantisme, voil la tactique quadopte la Rvolution avec pleine esprance de succs.Quen dites-vous, lecteurs ? La Rvolution est-elle grande et noble chose ? mrite-t-elle nos sympathies ? son uvre peut-elle se concilier avec la foi du chrtien ? est-ce la calomnier que de lanathmatiser comme dtestable et satanique ? Tertullien disait jadis du christianisme : Il ne craint quune chose, cest de ntre pas connu. La Rvolution dit le contraire ; elle ne craint que la lumire. La lumire lui enlve, je ne dis pas tout ce quil y a de religieux, mais dhonnte parmi les hommes.

    Chapitre IX - Comment la Rvolution, pour se faire accepter, se couvre sous les noms les plus sacrs

    Si la Rvolution se montrait telle quelle est, elle pouvanterait tous les honntes gens. Elle se cache sous des noms respects, comme le loup sous la peau de la brebis.

    Profitant du religieux aspect que lEglise imprime depuis dix-huit sicles aux ides de libert, de progrs, de loi, dautorit, de civilisation, la Rvolution se pare de tous ces noms vnrs et sduit ainsi une foule desprits sincres. A lentendre, elle ne veut que le bonheur des peuples, la destruction des abus, labolition de la misre ; elle promet tous le bien-tre, la prosprit, et je ne sais quel ge dor inconnu jusquici.

    Ne la croyez pas. Son pre, le vieux serpent du paradis terrestre, en disait autant la pauvre Eve : Ne crains rien, coute-moi, et vous serez comme des dieux. On sait quels dieux nous sommes devenus. Les peuples qui coutent la Rvolution sont bientt punis par o ils pchent ; si les villes sembellissent, si les chemins de fer se multiplient, si lindustrie prospre (ce qui nest pas, rptons-le bien haut, le fait de la Rvolution, mais le simple rsultat dun progrs naturel), la misre publique augmente partout, la joie sen va, tout se matrialise, les impts se dcuplent, toutes les liberts disparaissent ; au nom de la libert, on revient peu peu au brutal esclavage paen ; au nom de la civilisation, on perd tous les

  • fruits des conqutes du christianisme sur la barbarie ; au nom de la loi, une autorit sans frein et sans contrle nous impose tous ses caprices, et voil le progrs !

    Comment, du reste, le bien pourrait-il sortir du mal ? et comment le principe de la destruction pourrait-il rien difier ? Notre principe nous, a dit un audacieux rvolutionnaire, cest la ngation de tout dogme ; notre donne, le nant. Nier, toujours nier, cest l notre mthode : elle nous a conduits poser comme principe : en religion, lathisme ; en politique, lanarchie ; en conomie politique, la non-proprit.29

    Dfions-nous donc de la Rvolution, dfions-nous de Satan, sous quelque nom quil se cache !

    Pauvres brebis, quand donc couterez-vous la voix du bon pasteur qui veut vous dfendre de la dent du loup, et qui veut arracher la bte sclrate la toison hypocrite labri de laquelle elle pntre jusquau milieu du bercail ?

    Chapitre X - La presse et la Rvolution

    La presse nest de sa nature ni bonne ni mauvaise. Cest une puissante invention qui peut galement servir au bien ou au mal ; tout dpend de lusage quon en fait.Il faut avouer cependant que, par suite du pch originel, la presse a beaucoup plus servi au mal quau bien et quon en abuse dans des proportions formidables.Dans notre sicle, la presse est le grand levier de la Rvolution. Pour ne parler que du journalisme, qui est la presse son tat le plus actif et le plus influent, personne ne peut nier que le plus grand danger du trne aussi bien que de lautel, ce sont les journaux. Sans sortir de notre chre France, sur cinq cent quarante journaux, il ny en a peut-tre pas trente qui soient vraiment chrtiens. Pour quatre-vingts ou cent mille lecteurs de feuilles publiques respectant la foi, lEglise, le pouvoir, les principes, cinq ou six millions dhommes avalent tous les jours le poison destructeur que leur prsentent goutte goutte les journaux impies.Que lon me pardonne cette comparaison : la presse est, entre les mains de la Rvolution, un grand appareil seriner les hommes. Quand on veut apprendre un air des oiseaux, on leur rpte cet air dix et vingt fois par jour, au moyen dun instrument ad hoc. Les chefs du parti rvolutionnaire, pour former, comme on dit, lopinion publique, pour faire entrer dans les ttes leurs ides fatales, ont recours la presse ; chaque jour, ils tournent la manivelle; chaque jour, ils rptent dans leurs journaux lair quils veulent imposer au public, et bientt les serins chantent. Et voil lopinion publique.

    Quant lEglise, qui ne veut pas apprendre lair, on essaye dun autre moyen. La Rvolution cherche lendormir. Elle prtend, comme chacun sait, que lEglise catholique nest plus la hauteur du sicle. Avec une hypocrite bienveillance, elle feint de vouloir ladapter aux ides modernes ; au fond elle veut la tuer. Elle sapproche donc de lEglise, elle lui prsente son appareil perfide, la presse ; on dit de belles et douces paroles ; on fait des dclarations pieuses ; on tche dendormir les gardiens de la foi. LEglise se mfie ; le Pape et les vques refusent de se laisser faire. Alors la Rvolution lve le masque, transforme son appareil en machine de guerre et attaque de front cette ennemie quelle na pu ni endoctriner ni touffer. Et ce que je dis du journalisme pour la France, il faut le dire avec encore plus de raison peut-tre pour lAngleterre, pour la Belgique, pour la Prusse, pour lAllemagne, pour la Suisse et surtout pour le Pimont et la pauvre Italie. Quatorze ou quinze cents journaux paraissent chaque jour en Europe ; sur ce nombre, combien y en a-t-il qui soient sincrement dvous lEglise ?

  • On comprend du reste quil ne saurait en tre autrement, quand on pntre quelque peu dans les mystres de la rdaction des journaux. Sauf dhonorables et trop rares exceptions, les journalistes de professions exercent, aux dpens du public, un vritable mtier. Ils nont ni convictions religieuses, ni convictions politiques ; leur conscience est dans leur encrier, et ils vendent leur encre au plus offrant. Selon lintrt de leur bourse, trop souvent vide par linconduite, ils plaident avec une noble ardeur le pour et le contre, en se moquant de leurs crdules lecteurs. Ils flattent lesprit dopposition afin de grossir le nombre des abonns, et les journaux les plus malfaisants et les plus plats sont souvent ceux qui russissent le mieux. Et voil les ducateurs de la socit ! voil en quelles mains est tombe la conscience publique !Sous limpulsion des socits secrtes, le journalisme rvolutionnaire fait feu de toutes ses plumes contre lEglise ; il perdra la foi en Europe, si Dieu, dans sa misricorde, ne se hte de djouer ce vaste et infernal complot.

    Chapitre XI - Les principes de 89

    Tout le monde parle aujourdhui des principes de 89, et presque personne ne sait ce que cest. Ce nest pas tonnant ; les paroles qui les ont formuls sont tellement lastiques, tellement peu dfinies que chacun y voit ce quil veut. Les honntes gens myopes ny trouvent rien de prcisment mauvais ; les dmagogues y trouvent cependant leur compte. Il y a pour ces principes une trange mulation de tendresse ; ils sont inscrits sur vingt bannires rivales. Tout le monde les dfend contre tout le monde ; et daprs tout le monde, tout le monde ou les fausse, ou les compromet, ou les trahit. Tchons ici, la lumire infaillible de la foi catholique, non de les fausser, ni de les compromettre, ni de les trahir, mais de les bien comprendre, den sonder les profondeurs, et de dcouvrir, dans leurs replis secrets, le vieux serpent qui en est lme. Nous nexagrerons rien, mais nous tcherons de tout voir.

    En voyant luvre ceux que lon nomme avec orgueil les pres de la libert, les fondateurs de la socit moderne, nous verrons, selon lexpression de Bossuet, si ceux quon nous vante comme les rformateurs du genre humain en ont diminu ou augment les maux, et sil faut les regarder comme des rformateurs qui le corrigent ou plutt comme des flaux envoys par Dieu pour le punir. En 1789, pendant que lAssemble constituante dtruisait, par le droit du plus fort, lantique constitution de lEglise en France ; supprimait, le 4 aot, les justes redevances qui la faisaient vivre ; le 27 septembre, dpouillait nos glises de leurs vases sacrs ; le 18 octobre, annulait les Ordres religieux ; le 2 novembre, volait les proprits ecclsiastiques, prparant ainsi lacte hrtique et schismatique appel Constitution civile du clerg, et promulgu lanne suivante, cette mme assemble formulait en dix-sept articles ce que lon appelle la dclaration des droits de lhomme, et ce quon aurait d nommer la suppression des droits de Dieu. Ces articles renferment des principes sociaux, et ce sont ces principes qui sont devenus clbres sous le nom de principes de 89.

    Des catholiques, dans la louable intention de concilier lEglise les sympathies des socits modernes, ont cherch dmontrer, non sans peine, que les principes de cette clbre dclaration ntaient opposs ni la foi ni aux droits de lEglise. Cette thse pourrait peut-tre se soutenir, si, dans une pareille question essentiellement pratique, on pouvait sen tenir la rigueur grammaticale des mots, en faisant abstraction de lesprit qui les anime, de lesprit qui les a dicts, de lesprit qui les applique et qui manifeste leur vrai sens.

  • Malheureusement les principes de 89 ne sont pas une lettre morte ; ils se sont traduits dans des faits, dans des lois, dans des attentats qui ne peuvent laisser aucun doute sur leur vritable caractre ; la Rvolution, la Rvolution antichrtienne, les proclame ses principes elle et leur rapporte la gloire de ses prtendus exploits ; les rvolutionnaires ne cessent de les invoquer contre lEglise. Comment se fait-il donc que ces fameux principes ne rvoltent pas tous les honntes gens ? Cest que le vrai sy trouve habilement confondu avec le faux, et que le faux passe ici, comme toujours, labri du vrai.

    Parmi les principes de 89, en effet, plusieurs sont de vieilles et bonnes vrits de droit franais ou de droit public chrtien, que les abus du csarisme gallican avaient mises en oubli, et que la nave ignorance de nos Constituants fit prendre pour des dcouvertes merveilleuses. Plusieurs autres sont des vrits de sens commun, quon noserait plus formuler srieusement de nos jours ; mais tous ces principes sont domins par un principe, qui donne toute cette dclaration son vritable esprit : le principe rvolutionnaire de lindpendance absolue de la socit, laquelle dclare rejeter dsormais toute direction chrtienne, ne plus dpendre que delle-mme, navoir pour loi que sa volont, sans sinquiter de ce que Dieu enseigne et prescrit par son Eglise. La volont du peuple souverain substitue la volont de Dieu souverain, la loi humaine foulant aux pieds la vrit rvle, le droit purement naturel faisant abstraction du droit catholique ; en un mot, de prtendus droits de lhomme se substituant aux droits ternels de Jsus-Christ : telle est au fond la dclaration de 1789.

    Jusque-l lEglise tait reconnue comme lorgane de Dieu vis--vis des socits, aussi bien que des individus ; et si, depuis quelques sicles, ce droit de haute direction morale tait mconnu en pratique, jamais du moins on navait encore os le nier formellement.Ainsi les principes de 89, considrs un un, sont bien loin dtre rvolutionnaires ; mais leur en-semble, et surtout lide qui les domine, constituent une audacieuse rvolte de lhomme contre Dieu, une scission sacrilge entre la socit et Notre-Seigneur Jsus-Christ, Roi des peuples et Roi des rois. Nous ne blmons dans les principes de 89 que cet lment de rvolte antichrtienne ; loin de les rpudier, nous revendiquons comme ntres ces grandes maximes de vraie libert, de vraie galit et de fraternit universelle, que la Rvolution altre et prtend avoir donnes au monde.

    En conscience, un catholique ne peut pas admettre tous les principes de 89. Encore moins peut-il entrer dans lesprit qui les a dicts et qui depuis leur apparition les interprte et les applique.

    Mais ce sujet tant fort complexe, prcisons davantage.

    Chapitre XII - Texte et discussion de ces principes au point de vue religieux

    Voici les dix-sept articles de cette dclaration rvolutionnaire des droits de lhomme :Aprs un prambule creux et vague, dans le style emphatique de Rousseau, les Constituants dclarent quils mettent leurs principes en prsence et sous les auspices de lEtre suprme. On sait ce qutait lEtre suprme de ces voltairiens ; ctait la ngation directe et personnelle du Dieu vivant, du seul Dieu vritable, du Dieu des chrtiens, Notre-Seigneur Jsus-Christ, vivant et rgnant dans le monde par son Eglise et par le pape, son vicaire. Je garantis que ce nest pas en prsence de Notre-Seigneur, et bien moins encore sous ses auspices, que les Constituants ont labor leur fameuse Dclaration.Je souligne les articles scabreux, les phrases double sens, les piges ; me rservant de les

  • discuter le plus brivement possible pour bien discerner, dans cette terre nouvelle, livraie et le bon grain.

    Article I . Les hommes naissent et demeurent libres et gaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent tre fondes que sur lutilit commune.Art. II . Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et impres-criptibles de lhomme. Ces droits sont la libert, la sret et la rsistance loppression.Art. III . Le principe de toute souverainet rside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu, ne peut exercer dautorit qui nen mane expressment.Art. VI . La libert consiste pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui.Art. V . La loi na le droit de dfendre que les actions nuisibles la socit. Tout ce qui nest pas dfendu par la loi ne peut tre empch, et nul ne peut tre contraint faire ce quelle nordonne pas.Art. VI . La loi est lexpression de la volont gnrale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs reprsentants sa formation. Elle doit tre la mme pour tous, soit quelle protge, soit quelle punisse. Tous les citoyens, tant gaux ses yeux, sont galement admissibles toute dignit, places et emplois publics, selon leur capacit, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.Art. VII . Nul homme ne peut tre accus, arrt ni dtenu que dans les cas dtermins par la loi et selon les formes quelle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expdient, excutent ou font excuter des ordres arbitraires, doivent tre punis : mais tout citoyen appel ou saisi en vertu de la loi doit obir linstant ; il se rend coupable par la rsistance.

    Art. VIII . La loi ne doit tablir que des peines strictement et videmment ncessaires, et nul ne peut tre puni quen vertu dune loi tablie et promulgue antrieurement au dlit et lgalement applique.

    Art. IX . Tout homme tant prsum innocent jusqu ce quil ait t dclar coupable, sil est jug indispensable de larrter, toute rigueur qui ne serait pas ncessaire pour sassurer de sa personne doit tre svrement rprime par la loi.Art. X . Nul ne doit tre inquit pour ses opinions, mme religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas lordre public tabli par la loi.Art. XI . La libre communication des penses et des opinions est un des droits les plus prcieux de lhomme ; tout citoyen peut donc parler, crire, imprimer librement, sauf rpondre de labus de cette libert dans les cas dtermins par la loi.Art. XII . La garantie des droits de lhomme et du citoyen ncessite une force publique ; cette force est donc institue pour lavantage de tous, et non pour lutilit particulire de ceux auxquels elle est confie.Art. XIII . Pour lentretien de la force publique et pour les dpenses dadministration, une contribution commune est indispensable ; elle doit tre galement rpartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facults.Art. XIV . Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mmes ou par leurs reprsentants la ncessit de la contribution publique, de la consentir librement, den suivre lemploi, den dterminer la qualit, lassiette, le recouvrement et la dure.

  • Art. XV . La socit a le droit de demander compte tout agent public de son administration.Art. XVI . Toute socit dans laquelle la garantie des droits nest pas assure, ni la sparation des pouvoirs dtermine, na point de constitution.Art. XVII . La proprit tant un droit inviolable et sacr, nul ne peut en tre priv, si ce nest lorsque la ncessit publique lexige videmment, et sous la condition dune juste et pralable indemnit.

    Mais, me direz-vous, vous avez tout soulign, ou presque tout ? Sans doute ; et ce nest que justice. Indiffrents en apparence la religion et lEglise, tous ces articles couvrent une vaste conspiration destine bouleverser tout lordre chrtien. Cest la conspiration du silence, qui touffe sans frapper, et qui, sil est permis de sexprimer ainsi, escamote le christianisme.Ces principes hypocrites se rsument en cinq ou six ides principales, qui sont la base de ce quon appelle le monde moderne, et que nous allons analyser brivement.Sparation totale de lEglise et de lEtat ; souverainet du peuple ; absolutisme de la loi humaine ; libert ; galit. Tel est le rsum de ces principes, qui mritent chacun une discussion trs attentive. On va bientt juger de limportance pratique de ces graves questions.

    Chapitre XIII - Sparation de lEglise et de lEtat

    Ceux qui la rclament de bonne foi confondent deux ides : distinction et sparation. LEglise est distincte de lEtat, et lEtat, distinct de lEglise ; tous deux doivent sunir sans se confondre. Il est tout aussi absurde de vouloir sparer la socit religieuse de la socit civile, que de vouloir sparer lme du corps. LEglise est une socit qui vient de Dieu, comme lEtat est aussi une socit voulue de Dieu ; ces deux socits doivent saccorder, pour accomplir la volont divine, qui est le bonheur temporel et ternel des hommes. Leur prosprit et leur force dpendent de cette union, comme la vie et la force de lhomme dpendent de lunion de son me et de son corps. Toujours la distinction, mais dans lunion ; jamais la sparation, non plus que la confusion.

    Nous sommes tous membres la fois de trois socits distinctes, et nous appartenons tout entiers chacune delles ; tel est lordre de la divine Providence. Ces trois socits sont : la famille, lEtat, lEglise. Jappartiens tout entier ma famille ; je suis en mme temps tout entier citoyen de ma patrie ; et en mme temps encore, je suis tout entier chrtien, membre de lEglise; jai des devoirs comme fils, des devoirs comme citoyen, des devoirs comme catholique ; ces devoirs sont distincts, mais unis entre eux et subordonns les uns aux autres. Ils ne peuvent jamais se dtruire les uns les autres, car ils viennent tous de Dieu ; ils sont tous pour moi lexpression certaine de la volont de Dieu, de Dieu qui mordonne galement dobir mon pre dans lordre de la famille, dobir mon souverain dans lordre civil et temporel, dobir au pape et aux pasteurs de lEglise dans la socit religieuse et surnaturelle.

    Quest-ce quune socit ? Cest une runion dindividus unis ensemble par le lien dune obissance commune. Cest ce lien, cette obissance lautorit lgitime, qui constitue la socit, qui lui donne son unit, malgr la multiplicit de ses membres. La famille, ou la socit domestique, est la runion des individus lis ensemble par la soumission au pouvoir paternel. LEtat, ou la socit civile, est la runion des individus et des familles, unis ensemble par la dpendance du mme pouvoir public. LEglise, ou la socit religieuse, est

  • la runion des individus, des familles et des Etats soumis au mme pouvoir religieux du Christ et de son vicaire.

    Ces trois socits existent de droit divin, cest--dire par la volont formelle de Dieu ; cest Dieu qui a constitu la famille pour le bien et le bonheur des membres qui la composent ; cest Dieu qui est lauteur des socits civiles, dont le but est la prosprit, le bien et le bonheur des individus et des familles, par le concours mutuel des forces ; cest Dieu qui a fond lEglise et qui lui a donn sa sainte mission, pour apprendre aux individus, aux familles et aux socits, ce qui est bien et ce qui est mal, ce quil faut faire et ce quil faut viter pour connatre, aimer et servir Dieu sur la terre, et, par ce moyen, arriver au salut ternel, but suprme de toute existence humaine. LEglise est ainsi institue pour procurer le bien et le bonheur des individus, des familles et des Etats, cest--dire du monde entier.La famille dpend de lEtat en ce sens que le bien particulier doit toujours tre subordonn au bien public ; lEtat dpend de lEglise, en ce sens que le bien temporel, soit public, soit particulier, doit toujours tre subordonn au bien spirituel, qui est le salut ternel des mes. Le pre de famille ne doit donc rien commander qui soit contraire aux lois de lEtat ; et sil manque cette rgle, ses enfants ne peuvent en conscience lui obir. Pour la mme raison, le pouvoir civil ne peut rien commander qui soit contraire aux enseignement ni aux lois de lEglise. Ces actes du pouvoir paternel ou civil seraient illgitimes et ds lors nuls de plein droit ; ils violeraient lordre tabli par Dieu, et pour obir Dieu en ce conflit dautorit, il faut toujours obir lautorit suprieure. Cest la rgle pratique et sre que nous donne lAptre saint Paul : Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit (Rom. XIII), que toute me sassujettisse aux pouvoirs plus levs.

    Llvation des diffrents pouvoirs drivant de leur but final, et le salut ternel tant videmment un but suprieur la prosprit temporelle, il est clair comme le jour que lEglise est une puissance plus leve que lEtat, et que lEtat par consquent est strictement oblig, de droit divin, sassujettir la puissance de lEglise. Or ce qui est de droit divin est immuable, et nulle puissance ne peut le dtruire. Mais il faut aller plus loin : de mme quil ne suffit pas, pour aller au ciel, de ntre pas mchant ; de mme, pour remplir leur devoir et pour se sauver, les chefs des familles et les chefs des Etats temporels doivent, non seulement ne pas contrarier laction sanctifiante de lEglise, mais encore la seconder par tous les moyens possibles.

    Un pre de famille nest pas chrtien, sil ne sefforce, par lexemple, par le conseil, et au besoin par la menace et le chtiment, dempcher dans le sein de sa famille tous les scandales, et de faire accomplir tous leur devoir, aussi parfaitement quil le peut. Le bon Dieu et lEglise ne lui demandent pas limpossible ; mais ils lui demandent de faire tout ce qui dpend de lui pour que sa femme, ses enfants, ses serviteurs, en un mot, tous les membres de la famille, observent fidlement la loi de Dieu.Il en est de mme des princes chrtiens : pour faire la volont de Dieu et remplir leur devoir de souverains, ils ne doivent pas se contenter de procurer le bonheur matriel de leurs sujets : ce serait du matrialisme ; ils ne doivent pas se contenter de ne pas gner laction de lEglise : ce serait de lindiffrence pour le bien, indiffrence coupable qui nest permise personne ; ils doivent prter lEglise le concours le plus efficace possible ; ils doivent, sous sa direction et en fidles serviteurs, empcher le plus possible tous les scandales qui pourraient altrer la foi ou la moralit de leurs peuples ; ils doivent assister lEglise de leurs paroles, de leur influence, de leur argent et, au besoin, de leur glaive et de leurs armes.

  • Ainsi, tout est dans lordre ; et Notre-Seigneur Jsus-Christ, que Dieu a constitu le souverain Matre, non seulement du ciel mais de la terre, rgne pleinement par sa sainte Eglise, sur tous les hommes, sur tous les Etats, sur toutes les familles. Telle est la doctrine catholique ; tel est lenseignement officiel et traditionnel de lEglise, rsum dans ces derniers temps par lEncyclique du 8 dcembre 1864. La doctrine oppose, condamne sous le nom de naturalisme par le Sige apostolique, est lme de la Rvolution et des principes de 1789.

    Mais, dira-t-on, cest labsorption de lEtat par lEglise ! Pas plus que ce nest labsorption de la famille par lEtat. Cest lordre, rsultant de lunion et laissant subsister la distinction malgr la subordination. LEglise, je le demande, absorbe-t-elle la famille, lorsquelle guide le pre pour lui faire connatre et pratiquer tous ses devoirs de chef de famille ? Il en est de mme pour lEtat. LEglise, en dirigeant le pouvoir civil et politique pour lui faire accomplir les volonts de Notre-Seigneur Jsus-Christ et sauvegarder ainsi le salut ternel des mes, nempite en aucune sorte sur les droits de lEtat ; elle fait son devoir, comme lEtat fait le sien en prescrivant aux citoyens et aux familles ce qui est utile au bien et au bonheur de tous. Saint Thomas fait admirablement comprendre cet ordre et ces rapports par une comparaison aussi juste quingnieuse. Chaque Etat, dit-il, ressemble un des navires qui composent une escadre, et qui tous, sous la conduite du vaisseau amiral, voguent de concert pour arriver au mme port. Chaque navire a son capitaine, son pilote ; tout matre quil est sur son navire, chaque pilote nest cependant pas indpendant. Afin de rester dans lordre, il doit toujours manuvrer daprs les signaux de lamiral, de manire diriger son btiment vers le terme final de la navigation.Le vaisseau amiral est lEglise, guide par le Souverain Pontife, vicaire du Christ, et charg par lui denseigner et de diriger dans la voie du salut toutes les nations, docete omnes gentes. Les souverains temporels sont les pilotes, les capitaines de chacun des vaisseaux de lescadre catholique. Ils sont obligs en conscience de faciliter le salut ternel de leurs peuples respectifs, en aidant lEglise sauver les mes et en cartant les obstacles qui pourraient entraver sa mission spirituelle. Cest le pape, et le pape seul qui, en sa qualit de chef de lEglise, leur fait connatre ce quils doivent faire cet gard.Par sa direction religieuse, lEglise nabsorbe donc ni lEtat ni la famille ; elle affermit au contraire, en la sanctifiant et en lempchant de se sparer de Dieu, lautorit du souverain temporel aussi bien que lautorit du pre de famille. Dpendant sous un rapport, le pouvoir civil, remarquons-le soigneusement, conserve sous tous les autres rapports une complte indpendance. Une fois sauvegard le principe suprieur de lobissance la loi divine et toutes les autres lois religieuses promulgues par lEglise, le pouvoir civil peut, en toute libert, porter toutes sortes de lois, adopter toute rgle de politique, prendre toute forme de gouvernement, selon quil le croit plus avantageux au bien gnral de la nation ; il est seul matre chez lui.

    Il faut en dire autant du pre de famille, par rapport lEtat. Quil fasse tout ce quil veut ; quil lve et dirige ses enfants sa guise ; lEtat, non plus que lEglise nont rien y voir, du moment que les lois de la religion et celles du pays sont par lui respectes. Il ny a dordre qu ce prix, soit dans la famille, soit dans lEtat, soit dans lEglise.

    Mais lEtat est-il donc un enfant, et a-t-il besoin de la direction de lEglise pour connatre la loi de Dieu ? Na-t-il pas sa raison et sa conscience ? LEtat a certainement sa raison et sa conscience ; mais elles ne lui suffisent pas plus quau pre de famille, pour connatre et pratiquer la loi de Dieu dans toute son tendue. Cette loi nest pas en effet une loi purement naturelle ; elle est en outre et surtout rvle et positive ; et, pour la connatre, il faut la foi ;

  • pour la pratiquer, il faut la grce. Or, lEglise seule est de droit divin charge de donner au monde lune et lautre. A elle seule il a t dit : Recevez le Saint-Esprit ; allez donc, enseignez toutes les nations : celui qui vous coute, mcoute ; celui qui vous mprise, me mprise. Et voici que moi-mme je suis avec vous jusqu la consommation des sicles.Cette parole sapplique aux socits humaines aussi directement qu chaque homme en particulier. Quest-ce, en effet, que la socit civile, sinon lextension numrique de la famille et de lindividu ? LEtat nest rien, nest quune abstraction en dehors des individus dont il est form ; et, pour cette raison, le devoir religieux des individus et des familles est, un degr suprieur, le devoir de lEtat lui-mme. LEtat doit donc tre non seulement religieux en gnral, mais chrtien, mais catholique ; il doit recevoir des pasteurs de lEglise lenseignement de la loi divine, pour le bien public comme pour le bien particulier ; il doit tre enseign.

    La raison et la conscience naturelles ne suffisent donc ni au souverain temporel, ni au pre de famille pour connatre la volont de Dieu ; et, par rapport lEglise, lhumanit reste toujours dans lenfance. Voil pourquoi les sicles chrtiens ont toujours dit : Notre sainte Mre lEglise ; voil aussi pourquoi les souverains eux-mme appellent le chef de lEglise : notre Saint-Pre le pape.

    Mais lEtat est un pouvoir laque. Soit ; mais laque veut-il dire sans religion ? LEtat doit tre chrtien et par consquent un pouvoir laque chrtien. Le pouvoir civil a pour objet le bien et le bonheur des peuple ; mais ce bien et ce bonheur, il ne peut ni les connatre pleinement, ni surtout les procurer sans la sainte Eglise, comme nous venons de le dire. En procurant la prosprit de ses peuples, lEtat ou le pouvoir civil doit sunir insparablement lEglise, cooprer fidlement luvre suprme de lEglise, qui est ltablissement et le dveloppement du rgne de Jsus-Christ sur la terre et le salut ternel de tous les sujets de chaque Etat. Cest prcisment parce que lEtat est laque quil doit sassujettir fidlement la direction religieuse des pasteurs de lEglise, seuls chargs par Dieu de diriger les consciences.

    Mais le pouvoir de lEglise nest-il pas purement spirituel ? Sans doute ; aussi la direction que lEtat doit recevoir de lEglise est-elle une direction purement spirituelle, cest--dire, au seul point de vue de la conscience. LEglise ne dirige les souverains et les peuples non plus que les familles, que pour leur faire pratiquer tous la loi divine, la religion chrtienne, la justice, lordre moral tout entier. Elle ne commande et ne condamne qu ce point de vue, qui est tout spirituel, tout religieux. Mais ce point de vue, elle a le droit et le devoir de soccuper directement de tout sur la terre : ducation, enseignement, philosophie, science, littrature, posie, peinture, sculpture, musique, usages, institutions publiques et prives, lois, politique, etc., etc.

    Tout est donc spirituel ? Non ; le spirituel sur la terre, cest tout ce qui intresse le salut ternel des mes. Telle est la vraie notion du spirituel, altre dans une foule desprits. Toutes les fois que nous sommes entravs dans luvre du salut, nous sommes lss dans notre intrt spirituel et ternel. Le pouvoir temporel ne doit jamais, ni directement, ni indirectement, sous aucun prtexte dintrt politique, lser notre bien spirituel ; il ne doit jamais entraver lexercice du ministre de lEglise, charge de sauvegarder cet intrt suprme. Or, en agissant dans lordre simplement temporel et mme dans lordre purement matriel, il peut entraver la religion dans ses plus saintes pratiques, et, par consquent, dans son action toute spirituelle et surnaturelle. Exemple : si le pouvoir civil dtournait les glises de leur destination sous prtexte que ce sont des btiments matriels ; sil dfendait aux

  • prtres lusages des choses temporelles qui leur sont ncessaires pour le culte divin et pour ladministration des sacrements : leau, lhuile, le pain et le vin, etc. ; si, sous prtexte du service de lEtat, il enlevait aux fidles les prtres qui dpendent nanmoins de lui comme citoyens ; sil violait la clture des monastres, qui sont cependant, sous un rapport, des maisons comme les autres ; sil entravait les rapports ncessaires des vques, des prtres et des fidles avec le chef de la religion, avec le pape, bien que, au point de vue temporel, le pape ne soit quun souverain tranger ; sil promulguait des lois civiles, des rglements politiques, en contradiction avec les droits de lEglise ; sil contractait des alliances contraires au bien religieux de ses sujets ; sil entreprenait une guerre injuste ; sil faisait entrer dans lducation publique, laquelle il a cependant un intrt immdiat, des lments antichrtiens, soit comme doctrine, soit comme conduite ; sil permettait la presse dattaquer la foi, ou les murs, ou lEglise, bien que la presse soit en dfinitive une industrie toute matrielle, etc. : nest-il pas vident que, sans paratre sortir du temporel, lEtat toucherait par l directement lessence mme du spirituel ?Appliquez le mme principe au pre de famille dans ses rapports avec sa femme, ses enfants, ses serviteurs ; au sujet du maigre, par exemple, qui parat cependant ne regarder que la cuisine ; au sujet du repos du dimanche ; en un mot, propos de tout ce qui peut lser le bien spirituel de la famille.

    Tout ce qui nintresse pas le spirituel, lobservation de la loi divine et la sanctification des hommes, est du domaine exclusif de lEtat et de la famille. Cette distinction du spirituel et du temporel est dune grande importance.

    Mais dans les questions douteuses, lequel des deux dcidera ? Sera-ce lEtat, sera-ce lEglise ? Il est vident que ce doit tre le pouvoir de lordre le plus lev. La mission divine de lEglise serait illusoire, si elle ntait infailliblement assiste de Dieu pour connatre avec certitude ce qui est de son ressort. Dans un conflit purement temporel entre lautorit de lEtat et lautorit du pre de famille, la premire ne doit-elle pas prvaloir ? ne prvaut-elle pas toujours ? nest-elle pas intrinsquement dun ordre suprieur ? Sans aucun doute, le pouvoir infrieur doit toujours se soumettre ; et cest lEtat qui, dans les choses civiles, rgle seul et souverainement sa comptence. Et cependant il nest pas infaillible en droit. Adaptez ce mme raisonnement si simple aux rapports de lEglise et de lEtat ; et laide de tout ce que nous avons dj dit, il sera facile de conclure ; surtout si lon considre que lEglise, dans tout ce quelle enseigne, est infaillible et de fait, et de droit.

    Mais savez-vous que vous donnez lEglise une puissance immense ? Ce nest pas moi qui la lui donne. Cest le bon Dieu, matre de ses dons et suprme Seigneur de lhumanit. Il a organis le monde en cette triple socit que nous venons de dire ; il a tout rgl de la sorte pour notre plus grand bien, et, peuples et individus, princes et sujets, prtres et laques, nous navons tous qu nous soumettre lordre de sa Providence.Les hommes qui veulent de bonne foi sparer lEglise de lEtat et lEtat de lEglise ne savent pas quils violent directement lordre tablie de Dieu et lenseignement formel de lEglise sur cette grave matire : Cette union, dit le pape Grgoire XVI, a toujours t salutaire aux intrts de la socit religieuse et de la socit civile.30Ils ignorent en outre quils abondent dans les vues perverses des rvolutionnaires. Isoler lEglise ; la refouler peu peu hors de la socit ; affaiblir son action sur le monde ; la ramener ltat de puissance invisible, comme aux jours des Catacombes ; constituer le pouvoir temporel, matre absolu de la terre par la proprit, de lintelligence par la doctrine, et de la volont par la loi ; anantir ainsi le grand fait social du christianisme, la division hirarchique des pouvoirs : pour qui sait lire, telle est lide dominante que la Rvolution

  • cherche raliser de plus en plus depuis soixante ans. Cest, en dautres termes, la substitution du rgne absolu de lhomme au rgne de Dieu et de son Christ.Donc lEglise ne doit pas et ne peut pas tre spare de lEtat, non plus que lEtat de lEglise ; et lEtat rvolutionnaire, tel que lentendait lAssemble de 89, et tel que lentendent depuis lors tous les rvolutionnaires, est une cration anormale, antichrtienne, formellement oppose la volont de Dieu, et qui peut nous jeter tous hors de la voie du salut.LEglise est, de droit divin, lme du monde, sa lumire et son principe de vie morale.

    Chapitre XIV - La souverainet du peuple ou la dmocratie

    Si fort exploit depuis un sicle par les ennemis de lEglise, le principe de la souverainet du peuple peut sentendre nanmoins dans un sens catholique trs vritable.Notons-le tout dabord, le peuple nest pas ce ramassis dindividus brutaux et malfaisants qui fait les rvolutions, qui, du haut des barricades, renverse les gouvernements, et dont les chefs dmeute exploitent les grossires passions. Le peuple, cest la nation entire, comprenant toutes les classes de citoyens, le paysan et louvrier, le commerant et lindustriel, le grand propritaire et le riche seigneur, le militaire, le magistrat, le prtre, lvque ; cest la nation avec toutes ses forces vives, constitue en une reprsentation srieuse, et capable par ses vrais reprsentants dexprimer ses vux, dexercer librement ses droits.

    Cette notion antirvolutionnaire du peuple une fois donne, nous constatons que la doctrine catholique a toujours enseign, quoique dans un sens tout autre, ce que les Constituants de 89 ont pris pour une dcouverte merveilleuse. LEglise, par lorgane de saint Thomas et de ses plus grands docteurs, enseigne que Notre-Seigneur Jsus-Christ, Pre des peuples et Roi des rois, dpose dans la nation tout entire le principe de la souverainet ; que le souverain (hrditaire ou lectif, peu importe), qui la nation confie la charge du gouvernement, ne reoit de Dieu sa puissance que par lintermdiaire de cette mme nation ; enfin, que le souverain, recevant le pouvoir pour le bien public et non pour lui-mme, sil vient manquer gravement et videmment son devoir, peut tre lgitimement dpos par ceux-l mmes qui lavaient investi de la souverainet. Je mempresse dajouter, pour prvenir toute interprtation rvolutionnaire, que lEglise, tant seule juge impartial de ces grands cas de conscience, peut seule, par une dcision solennelle, lgitimer un fait aussi grave aprs avoir constat la grivet du crime.31

    Cest en cela que le pouvoir civil diffre du pouvoir paternel et du pouvoir ecclsiastique, qui sont tous deux inamissibles, parce quils ont t lun et lautre institus divinement avec leur forme dtermine, et sans aucune dlgation de leurs infrieurs ; le pouvoir civil, au contraire, na reu de Dieu aucune forme dtermine, et peut consquemment passer dune forme de gouvernement une autre forme de gouvernement, de la monarchie hrditaire, par exemple, la monarchie lective, de la monarchie laristocratie, ou la dmocratie, et rciproquement. Ces changements, quand ils soprent rgulirement et lgitimement, ne touchent en rien au principe de la monarchie, de la souverainet.

    Mais quand seront-ils rguliers ? quand seront-ils lgitimes ? Grande difficult pratique, que ne peut rsoudre ni le souverain, ni le peuple, parce qutant tous deux parties intresses dans le dbat, ils ne sauraient tre juges dans leur propre cause. LEglise, reprsente par le Saint-Sige, est le seul tribunal comptent qui puisse dcider cette grande question ; seul, ce tribunal est investi dune puissance suprieure la puissance temporelle ;

  • seul, il est indpendant et dsintress ; plus que tout autre, cause de son caractre religieux, il offre les garanties de moralit, de justice, de sagesse, de science, ncessaires pour une si auguste et si dlicate fonction. Tel est, dailleurs, lordre divinement tabli, non dans lintrt personnel du pape ni de lEglise, mais bien dans lintrt gnral des socits, des souverains et des nations. Le jugement de ces hautes questions de justice sociale tombe, comme les cas de conscience particuliers, sous la parole immuable du Christ disant au chef