La Prise de Décision- l'Apport de l'Économie Expir en Stratg-marie Pfiffelman

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LA PRISE DE DÉCISION : L'APPORT DE L'ÉCONOMIE EXPÉRIMENTALE EN STRATÉGIE Marie Pfiffelmann, Patrick Roger ARIMHE | « RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise » 2013/1 n°5 | pages 78 à 95 ISSN 2259-2490 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rimhe-2013-1-page-78.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Marie Pfiffelmann, Patrick Roger, « La prise de décision : l'apport de l'économie expérimentale en stratégie », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise 2013/1 (n°5), p. 78-95. DOI 10.3917/rimhe.005.0078 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ARIMHE. © ARIMHE. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.249.236.142 - 27/04/2016 21h42. © ARIMHE Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 41.249.236.142 - 27/04/2016 21h42. © ARIMHE

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LA PRISE DE DÉCISION : L'APPORT DE L'ÉCONOMIEEXPÉRIMENTALE EN STRATÉGIEMarie Pfiffelmann, Patrick Roger

ARIMHE | « RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise »

2013/1 n°5 | pages 78 à 95 ISSN 2259-2490

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rimhe-2013-1-page-78.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marie Pfiffelmann, Patrick Roger, « La prise de décision : l'apport de l'économie expérimentaleen stratégie », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise 2013/1(n°5), p. 78-95.DOI 10.3917/rimhe.005.0078--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Marie PFIFFELMANN1 et Patrick ROGER2

RésuméLes travaux d’Amos Tversky et de Daniel Kahneman, et plus particulièrement le développement de la théorie des perspectives (prospect theory), ont profondément transformé notre vision du processus de prise de décision. Dans ce travail, nous présentons les apports de ce courant comportemental relativement à l’approche dite « traditionnelle » et soulignons comment ils permettent d’éclairer les chercheurs en management sur les tenants de la décision dans un contexte stratégique. Pour cela, nous décrivons dans un premier temps les deux phases successives du processus de décision, à savoir la perception (phase 1) et l’évaluation (phase 2). Lors de la première phase, le décideur traduit l’ensemble des alternatives qui s’offrent à lui alors que, lors de la seconde phase, il évalue les différentes actions envisageables et choisit celle qu’il considère comme la meilleure. Notre objectif est de montrer que les différentes actions envisageables ne sont pas analysées objectivement mais subjectivement par le décideur. En effet, grâce à l’économie expérimentale, il est possible de mettre en évidence un certain nombre de biais de comportement chez le décideur tels que l’optimisme, le conservatisme ou l’aversion aux pertes. Ces biais peuvent être appréhendés dans le cadre des modèles comportementaux et plus spécifiquement par les travaux de Kahneman et Tversky.Mots clés : Processus de décision, théorie des perspectives, économie expérimentale.

AbstractThe research of Daniel Kahneman and Amos Tversky, especially prospect theory, has transformed our view of the decision making process. In this paper, we present the behavioral approach and show how it throws light on the ins and outs of the decision process in a strategic context. For that purpose, we first describe the two successive stages of the decision process. During the first edition stage, the decision-maker performs a preliminary analysis of the available prospects. In a second evaluation stage, the decision-maker compares the various prospects and chooses the best one. The aim of the paper is to show that the prospects are not analyzed objectively but subjectively by the decision-maker. Thanks to the experimental economics, we are able to underline several behavioral biases such as optimism, conservatism or losses aversion. These biases are then naturally integrated within the framework of behavioral models, following the pioneering work of Daniel Kahneman and Amos Tversky.Keywords : Decision process, prospect theory, experimental economics

1 - Maitre de conférences, LaRGE, EM Strasbourg Business School - [email protected] - Professeur des Universités, LaRGE, EM Strasbourg Business School - [email protected]

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La prise de décision : l’apport de l’économie expérimentale en stratégieMarie PFIFFELMANN et Patrick ROGER

Les décisions managériales quotidiennes ont une influence variable sur le fonctionnement présent et la pérennité future de l’organisation. Ces décisions peuvent être stratégiques, tactiques ou opérationnelles. Quelle que soit leur importance pour l’organisation, le processus de prise de décision est complexe. La question de savoir comment les membres d’un système organisé forment au quotidien leurs décisions est cruciale. En effet, ouvrir la boîte de Pandore de la prise de décision et comprendre ses rouages est le terrain de prédilection des chercheurs en management. Les travaux de psychologues et économistes du courant comportemental comme Amos Tversky et Daniel Kahneman, prix Nobel d’Economie en 2002, apportent un éclairage nouveau sur ces questions. Comme Herbert Simon (1947) l’avait fait bien plus tôt, Kahneman et Tversky (1979) avancent l’idée que les décideurs ne sont pas des agents parfaitement rationnels. Ils utilisent des heuristiques, conduisant à des biais de comportement tel que l’optimisme ou le conservatisme. De ce fait, lors de leur prise de décision, les individus ne se comportent pas objectivement en cherchant quelle alternative leur procurerait le niveau de richesse finale espéré le plus élevé. En effet, la dimension subjective du processus de décision est aujourd’hui largement reconnue. Afin de mettre en évidence la façon dont les décideurs prennent réellement leurs décisions, Kahneman et Tversky utilisent la méthodologie de l’économie expérimentale. Cette dernière est une méthode d’investigation initiée dans les années 1930 par le psychologue américain Thurstone. Elle prit de l’ampleur grâce aux travaux de Vernon Smith et de Kahneman et Tversky. Cette méthode consiste à analyser les comportements individuels et collectifs grâce à des expériences de laboratoire. Concrètement l’expérimentation consiste à créer une situation économique simplifiée dont l’environnement est entièrement contrôlé par l’expérimentateur. L’idée est de confronter un grand nombre de sujets à une situation économique ou managériale sous forme de jeu. Les choix effectués par les sujets sont par la suite recensés et analysés statistiquement. En tant que méthode scientifique, l’économie expérimentale repose sur un certain nombre de règles et procédures (Broihanne et al, 2004, p.210). L’expérimentateur construit un protocole composé de plusieurs éléments : 1) les instructions (règles du jeu) données aux sujets, 2) la rémunération des sujets 3) la décontextualisation de l’expérience. Afin de garantir l’implication des participants dans l’expérimentation, la rémunération des sujets doit dépendre positivement de leur performance dans le jeu. Le dernier point (3) est très important et fait l’objet de nombreux débats mais la règle générale veut que les expérimentations soient réalisées hors de tout contexte. L’objectif est d’éviter que les participants aient des attitudes particulières s’ils sont face à des situations qui leur sont familières. Lors de leurs expérimentations en laboratoire, Kahneman et Tverky ont ainsi confronté de nombreux sujets à un ensemble d’alternatives afin d’extrapoler des choix qu’ils opèrent leur comportement face aux gains, aux pertes ou encore aux probabilités. L’objectif de Kahneman et Tversky est de comprendre, grâce aux résultats de ces expériences, comment les décideurs évaluent subjectivement les alternatives qui s’offrent à eux. Notons néanmoins que le processus de décision ne se limite pas à une simple opération d’évaluation des différentes alternatives proposées. Simon (1955, 1960) distingue en effet trois phases dans le processus de décision : L’identification des problèmes ; la modélisation et enfin le choix. Les deux premières phases peuvent être regroupées dans une seule étape dite de

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perception. L’évaluation ne constitue ainsi que la dernière phase de ce processus de décision. En effet, avant d’évaluer les alternatives, le décideur les répertorie en observant son environnement et délimite l’ensemble des choix qui s’offrent à lui. Chaque possibilité fait l’objet d’une analyse consistant en l’énumération des différentes issues possibles et des probabilités d’occurrence qui leur sont associées, et en la détermination des conséquences de celles-ci. Le décideur crée ensuite une représentation mentale de chaque choix, appelée prospect par les auteurs. La phase de perception consiste ainsi à engendrer un modèle du monde réel recensant l’ensemble des états possibles affectés de probabilités (perçues) d’occurrence. Dans une seconde phase, ce prospect est évalué subjectivement par le décideur. Kahneman et Tversky ont en effet mis en évidence le traitement subjectif et non linéaire par le décideur des conséquences de chaque action. Ils montrent par exemple que les individus font preuve d’aversion aux pertes ; plus précisément, une conséquence négative (perte) donnée engendrerait une désutilité deux fois plus grande que l’utilité engendrée par un gain du même montant. De même, ils soulignent que le décideur transforme les probabilités objectives de réalisation des événements. Les individus ont ainsi tendance à surpondérer les faibles probabilités et ce, d’autant plus qu’elles sont associées à un événement extrême. Dans cet article, nous allons successivement détailler ces deux phases constitutives du processus de décision et les illustrer dans le contexte de choix financiers.

1. Phase de perception1.1 Représentation du monde sous forme de prospectsLa première phase de tout processus décisionnel est l’observation et l’analyse du monde qui entoure le décideur et la représentation de ce monde sous forme d’un modèle simplifié. Avant de prendre une décision, les individus étudient et analysent les choix auxquels ils sont confrontés ainsi que l’environnement de la décision. Cette opération permet de répertorier l’ensemble des alternatives ou états de la nature possibles. Dans les modèles de rationalité substantive, la liste de ces alternatives est intégralement connue par le décideur. Précisons néanmoins que le terme « intégralement connue » n’est pas synonyme de certitude puisque le décideur ne sait pas à l’avance quel état de la nature va se réaliser. Il est cependant capable de délimiter l’ensemble des états de la nature susceptibles de survenir, d’anticiper les conséquences de la réalisation de chacun de ces états et d’y associer des croyances prenant la forme de probabilités objectives (Knight, 1921) ou subjectives (Savage, 1954). Chacun des choix ou actions possibles du décideur est représenté par ce que l’on appelle prospect, perspective ou loterie. Le prospect est ainsi une représentation de la réalité qui liste les issues possibles d’un choix ainsi que leurs probabilités d’occurrence. Supposons qu’un laboratoire pharmaceutique s’interroge sur la possibilité de concevoir et de lancer sur le marché un nouveau médicament contre le diabète. Deux options sont envisageables pour le laboratoire : soit réaliser les recherches dans le but de lancer le médicament (alternative A), soit ne pas s’engager dans ce processus (alternative B). Afin de prendre une décision, la direction du laboratoire doit lister, pour chaque alternative, l’ensemble des issues possibles. Notons que cette opération n’est pas nécessairement réalisée par le décideur seul. Il prend conseil et échange avec ses

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collaborateurs, il s’appuie sur des travaux précédents réalisés par des cadres qui, eux-mêmes, se sont appuyés sur l’expérience des opérationnels. Lors de cette phase le décideur traduit objectivement l’ensemble des issues qui s’offrent à lui. Les états de la nature possibles ainsi que les conséquences et les probabilités qui associées pour l’alternative A sont schématisés ci-dessous :1) Le médicament obtient une autorisation de mise sur le marché (AMM) et connaît un succès. Dans ce cas, les bénéfices estimés s’élèvent à 50 millions d’euros. La direction du laboratoire estime la probabilité d’occurrence de cet état à 79,5% ;2) Le médicament n’obtient pas l’AMM et dans ce cas le laboratoire perd une partie des coûts de recherche et développement. Le coût estimé s’élève à 10 millions d’euros. La probabilité de refus de l’AMM est estimée à 20% ;3) Le médicament obtient l’AMM mais un scandale tel que celui du MEDIATOR éclate. Dans ce cas, le coût estimé s’élève à 200 millions d’euros. La probabilité de réalisation de cet événement est estimée à 0,5%.En ce qui concerne l’option B qui consiste à ne rien entreprendre, il n’y a qu’un seul état de la nature envisageable et une seule conséquence possible : l’entreprise ne gagne rien. Une fois que les conséquences de chaque action ont été listées et probabilisées par le décideur, celui-ci représente l’ensemble des choix envisageables sous la forme de prospects ou perspectives. Dans l’exemple présenté ci dessus, deux prospects sont formés. Le prospect A, représentation mentale de la première alternative, peut être modélisé de la manière suivante : A = (+50M, 0.795 ; -10M, 0.2 ; -200M, 0.005). Cela signifie que si l’alternative A est choisie, l’entreprise peut gagner 50 millions avec une probabilité de 0.795, perdre 10 millions avec une probabilité de 0.2 ou encore perdre 200 millions avec une probabilité de 0.005. Le prospect B peut être représenté ainsi : (0, 1 ; 0, 0) ce qui peut se simplifier en (0, 1). Cela signifie que l’entreprise ne gagnera rien avec une probabilité égale à 1. De manière générale, une perspective A offrant x avec une probabilité p et y avec une probabilité 1 − p se note : A = (x, p ; y, 1 − p). Dans le cas où y = 0, la notation se réduit à : A = (x, p). Cette modélisation initiale est suivie d’une étape d’édition qui permettra l’évaluation sans ambiguïté dans la seconde phase du processus.

1.2 L’étape d’éditionSimon (1968), Slovic (1972) et Tversky et Kahneman (1974) avancent l’idée selon laquelle le décideur n’est pas en mesure de comprendre la complexité de chaque situation réelle et qu’il est par conséquent amené à la simplifier. Le modèle de la décision désordonnée (disjointed incrementalism) de Lindblom (1959, 1965) suppose par exemple que le décideur simplifie l’ensemble du processus de choix en étudiant uniquement les solutions proches de sa situation initiale. De même, Cyert et March (1963) mettent en évidence l’incompatibilité de l’ensemble des objectifs complexes existant au sein d’une organisation. Pour résoudre cette incompatibilité, l’organisation simplifie les situations en décomposant les problèmes globaux en problèmes plus simples affectés à une échelle différente et en traitant les situations séquentiellement plutôt que simultanément (concept de résolution partielle des conflits). Kahneman et Tversky (1979), dans leurs travaux pionniers sur la Prospect Theory, proposent, eux aussi, un schéma de simplification de la réalité. Ils démontrent que les décideurs ne traitent pas directement les prospects, tels qu’ils

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sont formés à l’état brut. Il existe une étape intermédiaire dans laquelle ceux-ci sont édités et structurés. L’objectif de cette étape est d’aboutir à une représentation plus simple des prospects et de faciliter par ce biais la deuxième phase du processus de décision qu’est l’évaluation. Concrètement, l’édition consiste à appliquer un certain nombre d’opérations aux conséquences et probabilités associées aux prospects. Les opérations les plus couramment utilisées sont énumérées ci-dessous.Les décideurs codent les conséquences monétaires de leurs choix en termes de gains et de pertes relativement à un point de référence (opération de codage). En effet, les individus évaluent les perspectives risquées par rapport aux variations de richesse qu’elles engendrent et pas par rapport au niveau absolu de richesse atteint. Ainsi, la façon dont les décideurs atteignent un niveau donné de richesse finale n’est pas anodine dans le processus de décision. Dans leurs expérimentations, Kahneman et Tversky comparent le comportement de sujets initialement dotés d’une certaine somme face à deux situations équivalentes en termes de richesse finale et montrent que le comportement n’est pas le même. Dans une première situation (situation 1), les agents sont dotés d’une richesse initiale de 1000 unités et sont confrontés aux prospects suivants : A = (+1000 ; 0.5), B = (+500 ; 1). Dans une seconde situation, ils sont dotés d’une richesse initiale de 2000 unités et sont confrontés aux prospects suivants : A’= (-1000 ; 0.5) et B’= (-500 ;1). Nous pouvons constater que dans la première situation, les sujets ne peuvent que gagner alors que dans la seconde, ils ne peuvent que perdre. Par contre, le niveau de richesse finale atteignable dans les deux situations est identique pour chaque alternative (s’ils choisissent A ou A’, Wf = (2000, 0.5 ; 1000, 0.5), alors que s’ils choisissent B ou B’, Wf = (1500 ; 1). Il ressort de l’expérience que les sujets ne se comportent pas du tout de la même manière selon le niveau de richesse initiale. Dans la première situation la majorité des sujets choisissent l’alternative B alors que dans la seconde c’est la perspective A’. Le choix des décideurs est ainsi beaucoup plus prudent dans la première situation que dans la seconde où ils adoptent un comportement de joueur. Ainsi, au moment de prendre leur décision, les sujets ne se préoccupent pas du niveau de richesse finale à la fin de l’expérimentation mais plutôt du gain ou de la perte réalisés relativement à la somme initiale dont ils sont dotés. Ce comportement s’explique par le concept de comptabilité mentale (Thaler, 1980, 1985) et plus particulièrement par ce que Thaler et Johnson appellent le « house money effect » (1990). La comptabilité mentale est un biais de comportement traduisant l’habitude des décideurs à séparer les décisions qui devraient rationnellement être combinées. Ce biais provient de la tendance à créer différents comptes mentaux gérés séparément en fonction de leur origine ou de leur affectation. Thaler et Johnson (1990) ont empiriquement démontré que les décideurs n’utilisent pas les mêmes comptes mentaux et donc traitent l’information différemment en fonction des résultats de leurs actions antérieures. Les individus ont ainsi tendance à combiner à leurs potentiels paiements futurs les gains et pertes réalisés dans le passé. Trois types de comportements ont été empiriquement mis en exergue dans ces travaux.1) Les décideurs ont un comportement joueur en présence d’un gain préalable (phénomène appelé house money effect) ;2) Ceux qui viennent de subir une perte ont tendance à prendre moins de risque ;3) Les individus adoptent un comportement risqué en présence d’une perte préalable

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si celui-ci peut permettre de compenser la perte subie. Ce dernier point apparaît régulièrement dans les problématiques managériales et financières. En effet, un manager qui vient d’échouer à atteindre ses objectifs peut opter, à la période suivante, pour un comportement plus risqué afin de compenser ses pertes antérieures (Slattery et Ganster, 2002). Le comportement des décideurs n’est ainsi pas identique en fonction du point de référence choisi.La seconde opération d’édition réalisée par les décideurs est nommée opération de combinaison. Celle-ci consiste à simplifier un prospect en combinant les probabilités associées à un même niveau de conséquence monétaire. Supposons par exemple que le projet de lancement d’un nouveau produit ait trois issues possibles.a. Le produit rencontre un fort succès sur le marché national, ce qui aura pour conséquence d’accroître les bénéfices de la société de 20 millions d’euros. Le manager estime que la probabilité de ce cas est de 30%.b. Le produit ne rencontre pas de succès sur le marché national mais sur le marché international, ce qui a aussi pour conséquence d’accroître les bénéfices de la société de 20 millions d’euros. La probabilité de réalisation de cette alternative est estimée à 30%.c. Le produit ne rencontre pas le succès escompté, ce qui a pour conséquence de générer un coût de 5 millions d’euros pour la société. La probabilité d’échec est estimée à 40% par le « management group ».La représentation sous forme de prospect de l’ensemble des alternatives liées à la décision de lancement du produit est la suivante : I = (20 ; 30% ; 20, 30% ; -5, 40%). Au moment de prendre sa décision, le manager ramène automatiquement ce prospect à la perspective simplifiée suivante : (20, 60% ; -5, 40%). L’opération de séparation est appliquée aux prospects comportant un élément sans risque. Elle consiste à séparer l’élément sans risque de la partie risquée du prospect. A titre d’exemple le prospect (300, 80%; 200, 20%) se décompose naturellement en un gain certain de 200 associé à la perspective risquée (100, 80%). Enfin les décideurs pratiquent des opérations dites d’annulation lors de l’édition des prospects. Ce type d’opération n’est pas applicable à une perspective particulière mais à un ensemble de perspectives. Elle traduit la tendance des décideurs à faire disparaitre de leur raisonnement les éléments communs à un ensemble de prospects. En effet, la confrontation à plusieurs choix possibles conduit à se focaliser sur les éléments qui permettent de distinguer les différentes alternatives. Les éléments communs à l’ensemble de ces alternatives sont tout simplement négligés. A titre d’exemple, considérons le jeu séquentiel suivant issu des expérimentations réalisées en laboratoire par Kahneman et Tversky (1979). Lors d’une première séquence, un tirage au sort est réalisé. Avec une probabilité de 75%, le jeu touche à sa fin. Dans ce cas, les sujets ne gagnent rien. En revanche, avec une probabilité de 25%, le sujet atteint la deuxième phase du jeu. Il a alors le choix entre les deux prospects suivants : A = (4 000, 80%) et B = (3 000, 100%). Le choix entre A et B doit être effectué au début du jeu (avant de connaître le résultat du premier tirage au sort). Sur les 141 sujets interrogés, 78% ont choisi la seconde alternative (gagner 3 000 si on a passé la première étape du jeu). Notons qu’en termes de gains et de probabilités (toutes étapes confondues), les participants ont le choix entre 0,25 × 0,80 = 20% de chances de gagner 4 000 et 0,25 × 1 = 25% de chances de gagner 3 000. Par conséquent, en termes de richesse finale et de probabilités, ce jeu peut être représenté par les deux perspectives

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suivantes : A’= (4 000, 20%) et B’= (3 000, 25%). Or, lorsque dans le cadre d’une autre expérimentation, les mêmes sujets ont directement été confrontés à A’ et B’ (sans phase séquentielle, c’est-à-dire gagner 4 000 unités avec 20% de chance ou 3 000 avec 25% de chance), la majorité d’entre eux ont choisi A’ qui offre le gain le plus important. Ce choix s’explique par le fait que la différence entre un gain de 3 000 et un gain de 4 000 est perçue de manière beaucoup plus importante par les sujets que la différence entre une probabilité de 0,2 et une probabilité de 0,25. Cette décision est cependant en contradiction avec les choix réalisés lors du jeu séquentiel. La première étape du jeu est en fait ignorée par les décideurs car elle est commune aux deux alternatives. Les sujets se focalisent uniquement sur la seconde étape du jeu c’est-à-dire sur le prospect (4 000, 80 %) et (3 000, 100 %). Et dans ce cas, ils sont attirés par la certitude de la seconde alternative. En effet, la différence entre le gain de 3 000 et le gain de 4 000 est perçue cette fois de manière moins importante que la différence entre une probabilité certaine et une probabilité de 0,8. Cette différence de perception est appelée « effet de certitude ».

2. Phase d’évaluation : la rationalité substantive remise en cause ?Une fois que les prospects ont été formés et édités, la deuxième phase du processus de décision consiste à évaluer les différentes actions envisageables. Cette phase d’évaluation est essentielle dans la mesure où elle représente la dernière étape avant la prise de décision en tant que telle. La question est alors de savoir comment s’opère concrètement la phase d’évaluation des alternatives offertes aux décideurs.

2.1 L’approche traditionnelle : l’hypothèse de rationalité parfaiteQue ce soit en science économique ou en sciences de gestion, la prégnance du modèle néoclassique a mis en avant l’hypothèse de rationalité parfaite ou substantive des décideurs. Un agent économique est qualifié de parfaitement ou substantivement rationnel s’il agit de façon cohérente par rapport à l’information détenue et si ses décisions sont prises dans le but d’optimiser sa satisfaction. Un agent rationnel est ainsi capable de traiter, à chaque instant, l’information reçue et de réviser ses choix sur la base de cette information (la révision se fait selon la règle de Bayes). Son seul objectif est de déterminer quelle action lui permet d’atteindre le meilleur résultat possible. La question est de savoir quel critère de décision le décideur utilise-t-il pour déterminer ce « meilleur choix ». Un des premiers critères d’évaluation des prospects risqués a été proposé au 17ème siècle par Blaise Pascal. Selon lui, sur un ensemble de choix possibles, les décideurs optent pour celui qui présente l’espérance mathématique la plus élevée. Chaque décideur calcule ainsi l’espérance de gain associée à tous les prospects et prend une décision à l’aide de ce calcul. Cependant, en 1738, Bernoulli propose une solution au fameux paradoxe de Saint Petersbourg qui met en évidence les choix irréalistes auxquels le critère de l’espérance mathématique permet d’aboutir. Il avance qu’en amont du processus de décision, chaque individu évalue l’utilité associée à l’ensemble des gains et pertes envisageables. Chaque paiement futur potentiel serait ainsi transformé en niveau de satisfaction engendré par ce paiement. L’idée est que les décideurs ne calculent pas l’espérance de gain d’un prospect mais l’espérance de l’utilité associée au gain. Techniquement cela

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consiste à transformer, par le biais d’une fonction d’utilité, chaque conséquence des prospects formés et édités lors de la première phase décisionnelle. Le rôle de cette fonction d’utilité est de rendre compte des spécificités de chaque décideur, notamment en matière d’attitude face au risque (figure 1). Plusieurs types d’attitude face au risque peuvent être envisagés. Généralement, la littérature en retient 3 : l’aversion au risque (les décideurs cherchent à éviter le risque), la riscophilie (les décideurs aiment le risque) et la neutralité vis-à-vis du risque (le risque ne rentre pas en compte dans la prise de décision). Le cas le plus courant est l’aversion au risque, représenté par une fonction d’utilité concave.

Figure 1 : Transformation des conséquences en utilité

Chaque décideur, au moment de réaliser son choix, affecte ainsi à l’ensemble des conséquences envisageables un niveau de satisfaction. Tous les décideurs n’étant pas caractérisés par le même degré d’attitude face au risque, ils n’attribuent pas un niveau de satisfaction identique à un gain ou une perte donnée. Chaque agent économique choisit ensuite le prospect procurant le niveau de satisfaction espérée le plus élevé. Ce mode d’évaluation des prospects est le modèle de l’espérance d’utilité. Celui-ci repose sur une axiomatique formalisée par Von Neumann et Morgenstern (1944).

2.2 Les remises en causeDans le domaine de la théorie de la décision, le modèle de l’utilité espérée a longtemps été considéré comme la référence en matière de prise de décision. Cependant, son hégémonie est remise en cause depuis plusieurs décennies. On constate en effet de nombreuses violations des axiomes de l’utilité espérée (le paradoxe d’Allais (1953) est un des premiers exemples). De plus, certains comportements observés sur les marchés financiers, dans les entreprises ou chez les consommateurs ne sont pas compatibles avec cette formalisation. Par exemple, la plupart des décideurs révèlent à travers leurs choix (comme la demande d’assurance) un certain degré d’aversion au risque. Parallèlement, ils manifestent un goût pour le risque en acceptant de participer à des jeux de hasard pour lesquels la probabilité de gain est souvent très faible (Friedman et Savage, 1948). Rappelons que selon la théorie de l’utilité espérée les spécificités des décideurs vis-à-vis du risque (attirance ou réticence) s’expriment par la fonction d’utilité. Or une même fonction ne peut pas représenter en même temps deux comportements opposés (comportement de jeu d’une part et acquisition de polices d’assurance d’autre part). Enfin l’hypothèse de rationalité parfaite a été remise en cause à des nombreuses reprises et cette contestation n’est pas récente puisque, déjà en 1947, Herbert Simon introduisait la notion de rationalité limitée (bounded rationality). Celle-ci lève l’hypothèse d’une connaissance parfaite de l’avenir et tient compte de la limitation des capacités cognitives des agents économiques. De ce fait, les décideurs ne possèdent pas les ressources computationnelles suffisantes pour optimiser les alternatives qui s’offrent à eux. Pour illustrer ces limitations, nous pouvons citer les travaux de Tversky et Kahneman (1974) et Kahneman, Slovic et Tversky (1982) qui mettent en exergue la tendance des agents économiques à opérer

Fonction d’utilité(transformation des conséquences)

Spécificités du comportement du décideur (attitude face au risque)

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des simplifications ou à utiliser des raccourcis de raisonnement. Selon ces auteurs, la prise de décision serait régie par des heuristiques (règles simplifiées) conduisant les agents à prendre des décisions éloignées de ce que prédirait la rationalité substantive. Trois heuristiques classiques sont généralement présentées dans la littérature : les heuristiques de représentativité, de disponibilité et d’ancrage. Afin d’illustrer l’heuristique d’ancrage, nous présentons l’expérience suivante proposée par Tversky et Kahneman (1974, p. 1128) :- Dans une première étape, une roue de la fortune est utilisée et tire aléatoirement un nombre compris entre 0 et 100. Le résultat du nombre tiré au sort est communiqué à l’ensemble des participants à l’expérience.- Dans une seconde étape, la question suivante est posée à l’ensemble des participants : selon vous le pourcentage de pays africains membres de l’ONU est-il supérieur ou inférieur au nombre tiré ?- Dans une troisième étape, la question suivante est posée à l’ensemble des participants : à combien estimez-vous le pourcentage de pays africains membres de l’ONU ? »Kahneman et Tversky ont constaté que le nombre tiré aléatoirement a une influence significative sur la réponse à la question 3. Par exemple lorsque le nombre issu du tirage aléatoire à l’étape 1 est de 10, la réponse médiane à la dernière question (pourcentage de pays africains membres de l’ONU) est de 25%, alors que lorsque le nombre tiré au hasard est de 65, la réponse médiane à la question 3 est de 45%. Dans ces expériences tout se passe comme si « les individus formulaient leurs estimations en partant d’une valeur initiale et en l’ajustant pour donner leurs réponses finales ». L’heuristique d’ancrage traduit ainsi le phénomène selon lequel l’information donnée préalablement a une influence sur les choix opérés par les individus et ce, même si cette information ne revêt pas un caractère informatif. Dans le prolongement des travaux de Simon, des modèles de rationalité limitée ou utilisant la rationalité limitée ont émergé (Stigler, 1961, Williamson, 1994). Dans ceux-ci, la rationalité n’est plus parfaite mais prend la forme d’une rationalité atténuée ou affaiblie. Ces modèles, même s’ils ne nécessitent pas que le décideur soit doté de capacités illimitées et connaisse parfaitement son environnement, peuvent se rattacher au même paradigme que les modèles de rationalité substantive ; Béjean et al (1999) parlent alors de paradigme exogène. En effet, l’introduction de la notion de rationalité limitée ne remet pas en cause l’axiomatique de l’intérêt individuel. Le décideur prend une décision en fonction des conséquences qu’a l’action pour son propre intérêt et non pas en fonction de l’action elle-même. De plus, le critère de choix de l’agent économique reste l’optimisation. Que sa rationalité soit parfaite ou non, le décideur reste en quête du résultat optimal qu’il compare aux résultats possibles (Laville, 1998).

2.3 Vers un nouveau cadre : de la rationalité limitée à la rationalité procéduraleLa rationalité limitée, lorsqu’elle prend la forme d’une rationalité atténuée, ne facilite pas la modélisation du processus de décision. En effet, les limitations des capacités cognitives du décideur ajoutent au programme d’optimisation une contrainte supplémentaire dans la mesure où l’incapacité à calculer les conséquences d’une action augmente les difficultés de calcul (Mongin, 1986). De plus, même s’ils remettent en cause la rationalité parfaite des décideurs, les modèles de rationalité

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limitée ne s’intéressent pas à la psychologie des décideurs, à leurs procédures de raisonnement. Afin de répondre à ce type de questionnements, Simon (1976) introduit la notion de rationalité procédurale (procedural rationality). Celle-ci n’est pas une forme atténuée de la rationalité limitée mais propose un nouveau paradigme qui se base sur la prise de décision et pas uniquement sur la décision. La rationalité procédurale autorise la considération de l’intérêt général ou l’altruisme dans le processus de décision (Béjean et al, 1999). Les objectifs du décideur ne se bornent pas uniquement à des objectifs individualistes car l’intérêt général peut être une source de satisfaction pour l’agent économique. De plus, dans le cadre de la rationalité procédurale, l’incertitude n’est plus probabilisable que ce soit en termes objectifs ou subjectifs. Knight parle d’incertitude radicale (1921). De plus, ce paradigme intègre l’évidence que les préférences ne sont pas stables au cours du temps (Willinger, 1996) mais évoluent avec l’expérience. Elles sont sans cesse en phase de construction. Il n’est ainsi plus possible de calculer et d’optimiser l’utilité espérée associée aux différents prospects. Par conséquent, contrairement aux modèles de rationalité limitée, cette incapacité ne résulte pas uniquement de la limitation des capacités cognitives des décideurs. Ce qui intéresse dès lors Simon n’est plus la décision, mais le processus de décision. On ne parle plus de choix rationnels, mais de processus de décision rationnel. Selon lui, « le comportement est procéduralement rationnel s’il est le résultat d’une délibération appropriée (1976). Dans ce cadre, la règle de décision n’est plus l’optimisation mais le « satisficing ». L’idée centrale de ce modèle présenté par Simon est la suivante : l’agent économique examine différentes alternatives possibles et choisit la première d’entre elles qui permet d’atteindre un certain niveau d’aspiration ou de satisfaction. Ce niveau correspond à une situation hypothétique désirée par l’agent. Le décideur compare l’alternative qu’il est en train d’évaluer avec la situation hypothétique désirée. Si l’alternative évaluée est meilleure que son niveau d’aspiration, il choisit cette alternative. Si elle est moins bonne, il évalue une autre alternative. Le processus de décision prend ainsi fin lorsqu’une alternative permet au décideur d’atteindre son niveau d’aspiration. Si aucune alternative ne permet d’atteindre le niveau d‘aspiration, celui-ci est alors redéfini. Ce niveau n’est ainsi pas fixe, mais peut évaluer au cours du temps, grâce aux expériences réalisées.

3. L’apport de l’approche comportementaleLes théoriciens de l’approche comportementale sortent eux aussi du cadre normatif de la théorie de l’utilité espérée pour pallier les anomalies qu’elle engendre. Cependant, ils restent dans le même paradigme que celui de la rationalité substantive dans la mesure où l’optimisation est toujours au cœur des décisions. De plus, la prédominance de l’intérêt individuel n’est pas remise en cause.Les chercheurs du courant comportemental mettent en exergue la tendance des décideurs à se focaliser sur deux éléments lors de leur prise de décision : les conséquences de l’action et les probabilités de réalisation de ces conséquences (Lauriola et Levin, 2001). L’idée est que, lors de la phase d’évaluation du prospect, les décideurs traitent subjectivement, et donc transforment, à la fois les conséquences et les probabilités de réalisation des états de la nature. De ce fait, les spécificités du

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comportement des décideurs (goût / aversion pour le risque) ne sont pas captées par une mais par deux fonctions (Figure 2). Après avoir transformé les conséquences en niveaux de satisfaction et les probabilités objectives en poids décisionnels, les individus sont en mesure de choisir l’alternative procurant le niveau de satisfaction « espérée » le plus élevé.

Figure 2 : Détermination de l’attitude face au risque du décideur

3.1 Comportement face aux conséquencesA l’instar du modèle d’espérance d’utilité, l’approche comportementale suppose que les décideurs, en amont de la prise de décision, transforment l’ensemble des gains ou pertes potentielles futures en niveaux de satisfaction. Les conséquences sont ainsi étudiées et traitées subjectivement. Les travaux des psychologues et comportementalistes et notamment ceux de Tversky et Kahneman (1992) soulignent trois spécificités dans le comportement des décideurs face aux conséquences. Premièrement, les décideurs définissent un point de référence lorsqu’ils étudient les alternatives qui s’offrent à eux. Ce point a déjà été abordé dans la première section. Rappelons simplement que lors de la phase d’édition des prospects, les décideurs déterminent un point de référence qui leur est propre. Toutes les conséquences futures sont évaluées comme des gains ou pertes relativement à ce point de référence. Pour un investisseur sur le marché financier, ce point de référence peut être le niveau de richesse initial, ou le niveau de richesse qu’il désire au minimum atteindre. Pour un consommateur, ce point peut prendre la forme d’un prix passé, présent ou encore de l’idée qu’il se fait du « juste » prix d’un produit au moment de la décision d’achat. Cette notion de point de référence peut se rapprocher du niveau d’aspiration introduit dans le modèle « satisficing » de Simon. Il représente le niveau de satisfaction que le décideur cherche à atteindre. Une conséquence supérieure à ce point améliore la satisfaction du décideur alors qu’une conséquence inférieure la détériore. De nombreuses recherches en ressources humaines utilisent ce concept de point de référence. Highhouse et Johnson (1996) ont par exemple mis en évidence la tendance des recruteurs à utiliser la performance des « incumbents » (déjà membres de l’organisation) comme un point de référence et à évaluer la performance de candidats éventuels comme des gains ou des pertes relativement à ce point. Deuxièmement, la sensibilité relativement au point de référence est décroissante. La différence en valeur entre un gain de 100 et un gain de 200 apparaît plus grande que la différence entre un

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gain de 1 100 et un gain de 1200. Le même constat peut être effectué pour les pertes. La différence entre une perte de 100 et de 200 est perçue de manière plus importante que la différence entre une perte de 1 100 et 1 200. Les individus sont ainsi de moins en moins sensibles aux conséquences au fur et à mesure que l’on s’éloigne du point de référence. Le phénomène de sensibilité décroissante pousserait les décideurs à faire preuve d’un comportement de joueur en situation de pertes et à être plus prudent en situation de gains. L’expérimentation suivante, réalisée par Kahneman et Tversky (1979), permet d’illustrer ce phénomène. Un groupe de décideurs a été confronté aux alternatives suivantes : Soit gagner 3 000 unités avec certitude soit en gagner 4 000 mais avec 80% de chances seulement. La majorité des sujets ont privilégié le gain certain de 3 000. Ce problème a par la suite été transposé dans le domaine des pertes et proposé au même groupe de décideurs. Cette fois le choix majoritaire est la perte de 4 000 unités avec une probabilité de 80%, plutôt qu’une perte certaine de 3 000. Cela revient à dire que les décideurs sont « riscophiles » du côté des pertes alors qu’ils sont « riscophobes » du côté des gains. Ce constat ne veut cependant pas dire que les décideurs présentent de l’aversion au risque pour l’ensemble des gains, et qu’ils recherchent les risques pour l’ensemble des pertes. Nous verrons plus tard que le comportement face aux probabilités peut, pour certains niveaux de gains et pertes, compenser l’aversion au risque du coté des gains et la riscophilie du coté des pertes. Ce type de comportement a des implications dans de nombreux domaines de la gestion. En finance, il peut expliquer l’origine du biais de disposition qui souligne la tendance des investisseurs à vendre trop rapidement les titres gagnants et à garder en portefeuille trop longtemps les titres perdants (Shefrin et Statman, 1985). Les travaux d’Odean (1998) sur les investisseurs américains ont montré que cette pratique est sous-optimale. En gestion des ressources humaines, Wong et Kwong (2005a, 2005b) ont relevé cette sensibilité décroissante dans les entretiens de sélection et d’évaluation de la performance.Troisièmement, les agents font preuve d’aversion aux pertes. Cette attitude rend compte du fait que « les pertes sont perçues plus intensément que les gains correspondants » (Tversky et Kahneman, 1991). Selon ce principe, la peine psychique éprouvée par la perte d’une somme donnée est supérieure au plaisir résultant d’un gain de même montant. Ainsi une perte de 1 000 euros a un effet négatif sur le bien-être, plus important que l’effet positif lié au gain de cette même somme. Cela explique pourquoi peu d’individus sont prêts à participer à un tirage leur donnant la possibilité soit de gagner 1 000 euros soit de perdre 800 euros avec 1 chance sur deux. De nombreuses mesures empiriques de l’aversion aux pertes ont été effectuées : parmi elles nous pouvons citer les travaux de Tversky et Kahneman (1992) ou Köbberling et Wakker (2005). Les résultats de ces études sont assez consensuels et établissent le niveau d’aversion aux pertes autour de 2. Cela peut se traduire de la manière suivante : les décideurs manifestent une sensibilité deux fois plus forte aux pertes qu’aux gains. Une perte serait ainsi perçue deux fois plus négativement qu’un gain du même montant. Toutefois, l’aversion aux pertes renforce l’inclination des décideurs (présentée précédemment) à prendre davantage de risque suite à des pertes passées. Un tel comportement vis-à-vis des pertes peut expliquer l’engouement des investisseurs pour les produits à capital garanti. Ces derniers sont des actifs financiers structurés de façon à garantir tout ou partie du capital initial. Un

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investisseur présentant de l’aversion pour les pertes peut trouver un intérêt à investir dans des produits structurés qui lui évitent des pertes importantes même si cela a pour conséquence de limiter les gains (Roger et Pfiffelmann, 2010).Ces trois spécificités du comportement sont captées par le biais d’une fonction de transformation des conséquences appelée fonction de valeur par Tversky et Kahneman (1992). Elle est représentée par la figure 3 et intègre les trois spécificités de comportement énoncées plus haut. Du fait de la sensibilité décroissante, cette fonction est concave du côté des gains et convexe du côté des pertes. L’aversion aux pertes la rend plus pentue du côté des pertes.

Figure 3 : Fonction de valeur

3.2 Comportement face aux probabilitésL’apport de l’approche comportementale par rapport aux théories traditionnelles de la décision est de combiner transformation des conséquences en niveaux de satisfaction et transformation de la distribution de probabilité objective en poids décisionnels. En effet, de nombreuses études (Slovic, Fischhoff et Lichtenstein, 1981 ; Tversky et Kahneman, 1992 ; Lauriola et Levin, 2001) soulignent la tendance des individus à transformer subjectivement les probabilités de réalisation des états de la nature. Plus particulièrement, on observe que les décideurs surpondèrent les événements extrêmes à faible probabilité et sous-pondèrent les probabilités modérées. Les chercheurs en psychologie et économie comportementale ont démontré que les décideurs sont soumis à de nombreux biais de comportements tels que l’excès de confiance ou le conservatisme (Barber et Odean, 2002 ; Edwards, 1968), ce qui les poussent à faire preuve d’un comportement optimiste ou pessimiste lors de leur prise de décision. On dit qu’un agent manifeste de l’optimisme lorsqu’il anticipe que les événements vont systématiquement tourner en sa faveur. Benartzi, Kahneman et Thaler (1999) ont réalisé une étude par questionnaire sur des investisseurs américains et ont mis en évidence un comportement bien plus optimiste que pessimiste chez ces investisseurs. L’optimisme (respectivement le pessimisme) a un impact sur la façon dont les individus se comportent vis-à-vis des probabilités. Selon Chateauneuf et

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Cohen (1994), un agent est optimiste (respectivement pessimiste) s’il surpondère (respectivement sous-pondère) la probabilité de la meilleure conséquence ou s’il sous-pondère (respectivement surpondère) la probabilité de la pire conséquence. Ainsi, une surpondération d’une petite probabilité dans les gains traduit un comportement optimiste de la part du décideur alors que dans les pertes cette surpondération rend compte d’une attitude pessimiste. Tversky et Kahneman (1992) ont montré que les décideurs font généralement preuve d’un comportement optimiste lorsqu’ils sont confrontés aux petites probabilités de gains et fortes probabilités de pertes et de pessimisme lorsqu’ils sont confrontés aux petites probabilités de pertes et aux fortes probabilités de gains. Et cela d’autant plus que l’événement auquel sont attachées ces probabilités est extrême. Cette observation engendre 4 types de comportement face aux probabilités au moment de la prise de décision. Ces comportements sont représentés dans le tableau 1.

Tableau 1 : Comportements face aux probabilitésSupondération petites probabilités Sous-pondération probabilités élevées

Gains Optimisme PessimismePertes Pessimisme Optimisme

Nous avons souligné précédemment que du fait de la sensibilité décroissante aux conséquences les décideurs semble faire preuve de riscophilie du côté des pertes. Cependant le pessimisme pour les petites probabilités de pertes peut compenser cette tendance à rechercher le risque. Et c’est parce que ce pessimisme l’emporte sur la tendance générale à rechercher le risque dans les pertes que l’on observe une forte demande d’assurance sur les marchés. Le même constat peut être réalisé pour les gains. Le comportement optimiste des décideurs face aux petites probabilités de gains peut l’emporter sur la tendance générale à l’aversion pour le risque (venant de la sensibilité décroissante). Cela explique pourquoi les décideurs acceptent si souvent de jouer à des loteries pour lesquelles les probabilités de gains sont faibles et l’espérance de rentabilité négative. D’un point de vue financier, la surpondération des faibles probabilités associées à des événements extrêmes permet d’expliquer la popularité des instruments financiers mêlant épargne et loterie tout au long de l’histoire (Pfiffelmann, 2011). Par exemple, les Premium Savings Bonds sont des obligations d’état britanniques qui n’offrent pas d’intérêt fixe systématique mais proposent chaque mois un tirage au sort pouvant faire gagner aux souscripteurs de 25 à 1 million de livres Sterling. Ces produits sont extrêmement populaires au Royaume-Uni ; plus de 23 millions de personnes détiennent aujourd’hui des Premium Bonds pour un montant total de plus de 30 milliards de livres Sterling. Comme nous l’évoquions plus haut pour les conséquences, les décideurs font aussi preuve de sensibilité décroissante dans leur comportement face aux probabilités. En effet, une augmentation de probabilité de 0,1 a plus d’impact quand elle fait passer la probabilité de 0 à 0,1 ou de 0,9 à 1 que de 0,3 à 0,4 ou de 0,6 à 0,7. Lors de la prise de décision, les agents économiques traitent subjectivement (et transforment) les probabilités objectives de réalisation des états de la nature en fonction de leur optimisme/pessimisme. Ces probabilités transformées ne sont pas des probabilités

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subjectives, mais des poids décisionnels. Ils ne doivent donc pas être interprétés comme des mesures de croyance en la réalisation d’un événement. Ils ne mesurent pas la probabilité d’occurrence perçue de l’événement auquel ils sont associés, mais l’impact qu’a cet événement sur l’attractivité de l’alternative offerte. La fonction de transformation des probabilités (figure 4) utilisée par les décideurs intègre les spécificités de comportement énoncées plus haut, à savoir le caractère optimiste / pessimiste des agents et la sensibilité décroissante. Elle prend ainsi une forme de S inversé concave près de 0 puis convexe près de 1.

Figure 4 : Fonction de transformation des probabilités

ConclusionL’objectif de cet article était de mettre en évidence les apports des théoriciens du courant comportemental, comme Amos Tversky et Daniel Kahneman, dans la compréhension du processus de décision. Grâce à la méthodologie de l’économie expérimentale, ces derniers parviennent à décrire comment les décideurs forment réellement leurs choix. Ils montrent que les agents économiques ne sont pas parfaitement rationnels et sont soumis à des biais de comportement. De ce fait, les décideurs ne considèrent pas objectivement les gains et les pertes potentielles ainsi que les probabilités d’occurrence qui leur sont associées. Ils réalisent un traitement subjectif des paiements futurs et des probabilités. Après avoir expliqué comment les agents économiques traduisent le monde qui les entoure sous forme de prospects, nous avons décrit comment ceux-ci sont subjectivement évalués par les décideurs. Nous avons souligné que l’apport de l’approche comportementale est de combiner le traitement subjectif des conséquences et des probabilités. Dans un premier temps, nous avons montré que Kahneman et Tversky dénombrent les trois spécificités suivantes dans le comportement des décideurs face aux conséquences :1) la définition d’un point de référence. Les résultats des expérimentations montrent que l’évaluation des prospects par les décideurs se fait par rapport aux variations de richesse qu’ils engendrent et non par rapport aux niveaux absolus de richesse atteints. Ainsi, en amont de leur prise de décision, les agents économiques créent mentalement un point de référence qui leur permet de distinguer ce qu’ils considèrent comme des gains ou comme des pertes ;

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2) la sensibilité décroissante dans la perception des gains et des pertes. Ce point est issu de l’observation suivante : la différence entre un gain (ou une perte) de 100 et de 200 est perçue de manière plus importante que la différence entre un gain (ou une perte) de 1 100 et 1 200 ; 3) le traitement asymétrique des gains et des pertes. Kahneman et Tversky démontrent que la peine psychique éprouvée par la perte d’une somme donnée est supérieure au plaisir consécutif au gain de cette même somme. Les décideurs font ainsi preuve d’aversion aux pertes.Dans un second temps, nous avons analysé le traitement subjectif des probabilités d’occurrence par les agents économiques. Deux spécificités de comportement émergent :1) le caractère optimiste ou pessimiste des décideurs les amène à surévaluer les petites probabilités et ce d’autant plus qu’elles sont associées à un événement extrême ;2) le concept de sensibilité décroissante s’applique aussi au traitement subjectif des probabilités. Ainsi la différence de probabilité entre 0 et 0,1 est perçue de manière plus importante que de 0,3 à 0,4.Suite au développement de la théorie des perspectives, de nombreuses études ont tenté de valider ou d’infirmer empiriquement et théoriquement cette nouvelle approche. Budescu et Weiss (1987) et Kameda et Davis (1990) ont par exemple validé expérimentalement la forme de la fonction de valeur proposée par Tversky et Kahneman. En revanche, Levy et Levy (2002) présentent une série de données obtenues expérimentalement qui iraient à l’encontre de la forme en S de cette fonction. Ils reprochent à Tversky et Kahneman de n’avoir confronté les sujets de leurs expérimentations qu’à des perspectives non mixtes (c’est-à-dire à des prospects n’offrant soit que des gains soit que des pertes). En 2003, les travaux de Wakker critiquent vivement la méthodologie utilisée par Levy et Levy et démontrent qu’en réalité leurs résultats viennent plutôt confirmer les conclusions de Tversky et Kahneman. Cependant, Baltussen, Post, et Van Vliet (2006) prolongent les travaux de Levy et Levy et démontrent que la théorie des perspectives échoue pour expliquer les choix entre des prospects mixtes à probabilités modérées. Le pouvoir descriptif de la théorie des perspectives serait ainsi efficace dans les situations extrêmes où les probabilités de gains ou de pertes se rapprochent de 0 ou 1. Il resterait alors à définir comment mieux décrire le comportement des décideurs lorsqu’ils sont confrontés à des choix ordinaires dont les probabilités d’occurrence sont modérées. Cependant, malgré ces critiques, aucun autre modèle descriptif du comportement des décideurs ne parvient à offrir autant d’atouts que la théorie des perspectives.

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