LA PETITE CHATTE EST MORTE - Revue Des Deux Mondes

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ANDRE ROUSSIN LA PETITE CHATTE EST MORTE (Le comédien entre rapidement et parle tout de suite.) C'est par le chat qu'on l'a appris ! La queue en périscope, il s'est précipité affolé à la cuisine chez Alain et Georgette et leur a dit : « La petite Agnès est morte. » Les deux serviteurs d'Arnol- phe sont d'abord restés cloués par la nouvelle, puis ils ont couru vers leur maître, pour voir celui-ci livide, comme halluciné, s'éloigner avec une démarche d'automate. C'était vrai : il venait d'étrangler Agnès. Il allait se livrer à la justice. Mesdames, Messieurs, c'est un drame que l'on n'a jamais raconté. Et vous savez très bien pourquoi : parce qu'il n'a jamais eu lieu. Dans l'Ecole des femmes (de Molière), Arnolphe menace Agnès de la jeter dans un « cul-de-couvent », comme il dit, mais il ne la tue pas. Pourquoi ? Parce que Molière écrivait des comédies et que le genre de la comédie veut que la pièce finisse bien, c'est-à-dire par un mariage ou par la réconciliation de gens qui se sont disputés et combattus devant vous pendant deux heures. C'est comme ça. Mais si l'auteur refuse le drame, celui-ci existe quand même virtuellement. Si toutes les grandes comédies de Molière ont ces dénouements arbitraires, bâclés et souvent invraisemblables qu'on leur a tant reprochés, c'est précisément parce que la pente logique et naturelle de la pièce conduisait au drame. D'un coup de barre brutal l'écueil est évité, mais qu'on ne s'y trompe pas : Molière a obéi à la loi du genre ; il faut finir bien, il finit bien ! Comment ? Ça lui est égal. Il semble penser chaque fois : « Allez, maintenant j'ai dit ce que j'avais à dire sur la justice, sur les médecins, sur les culs-bénis, sur l'amour, sur l'avarice, alors le mariage en vitesse et n'en par-

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A N D R E ROUSSIN

LA PETITE CHATTE

EST MORTE

(Le comédien entre rapidement et parle tout de suite.)

C'est par le chat qu'on l 'a appris ! L a queue en périscope, i l s'est précipité affolé à la cuisine chez A la in et Georgette et leur a dit : « L a petite Agnès est morte. » Les deux serviteurs d 'Arno l -phe sont d'abord restés cloués par la nouvelle, puis ils ont couru vers leur maî t re , pour voir celui-ci livide, comme halluciné, s 'éloigner avec une démarche d'automate. C'était vrai : i l venait d 'é trangler Agnès. Il allait se livrer à la justice.

Mesdames, Messieurs, c'est un drame que l 'on n'a jamais raconté . Et vous savez très bien pourquoi : parce qu ' i l n'a jamais eu lieu. Dans l'Ecole des femmes (de Molière), Arnolphe menace Agnès de la jeter dans un « cul-de-couvent », comme i l dit, mais i l ne la tue pas. Pourquoi ? Parce que Molière écrivait des comédies et que le genre de la comédie veut que la pièce finisse bien, c'est-à-dire par un mariage ou par la réconciliation de gens qui se sont disputés et combattus devant vous pendant deux heures. C'est comme ça. Mais si l'auteur refuse le drame, celui-ci existe quand même virtuellement. Si toutes les grandes comédies de Molière ont ces dénouements arbitraires, bâclés et souvent invraisemblables qu'on leur a tant reprochés, c'est précisément parce que la pente logique et naturelle de la pièce conduisait au drame. D ' u n coup de barre brutal l'écueil est évité, mais qu'on ne s'y trompe pas : Molière a obéi à la lo i du genre ; i l faut finir bien, i l finit bien ! Comment ? Ça lui est égal. I l semble penser chaque fois : « Al lez , maintenant j ' a i dit ce que j 'avais à dire sur la justice, sur les médecins, sur les culs-bénis, sur l 'amour, sur l'avarice, alors le mariage en vitesse et n'en par-

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Ions plus. Rideau. » Si Molière avait écrit Roméo et Juliette, i l nous aurait fait assister au même grand amour contrar ié par la haine de deux familles italiennes, comme si elles étaient corses, mais i l se serait a r rangé pour que le frère Laurent arrive à temps et ni R o m é o ni Juliette ne seraient morts... Les parents auraient eu si peur en ayant cru justement à la mort de leurs enfants qu'ils se seraient tous embrassés comme dans Labiche, en acceptant le mariage de Ml le Capulet et du jeune Montaigu. Donc l'Ecole des femmes finit bien. Il n 'empêche que cette comédie est l'histoire d'une jalousie - et d'une jalousie obsessionnelle. C'est-à-dire le type d'histoire dont nous lisons tous les jours dans nos journaux un cas de dénouement tragique. C'est pourquoi i l est tout à fait normal d'imaginer que, si Molière n'avait pas été commandé par la loi du genre qui était le sien, la pièce aurait très bien pu se terminer par un meurtre. Et ensuite un procès. C'est donc à ce procès d 'Arnolphe, jugé aujourd'hui en cour d'assises pour le meurtre d 'Agnès supposé commis il y a trois cents ans, que vous êtes invités à assister ce soir. Vous allez me dire : « Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui vous a amené à imaginer qu'Arnolphe a tué Agnès, puisque Molière ne l 'a pas voulu ? » Je vais vous le dire. Comme vous le savez, je suis un homme de théâtre et l'Ecole des femmes est peut-être, de toutes les pièces de Molière, celle qui m'a toujours le plus fasciné. Vous aurez l'occasion de comprendre plus tard les raisons de cette fascination, mais la principale est peut-être que le procès d'Arnolphe peut nous permettre de constater de façon éclatante qu'en citant les mêmes mots, en relatant les mêmes faits, on peut, avec les grands personnages de théâtre , affirmer une chose et prouver aussi exactement le contraire, sans changer au texte une virgule. C'est une question d'intention et presque d'intonation. C'est donc, en somme, tout le problème de l ' interprétat ion d'un personnage d 'après un texte que je vous propose. D'accord ? Alors allons-y. On va s'amuser, vous allez voir. Donc nous sommes dans une salle d'audience d'un palais de justice. Est-ce que vous connais­sez un décor plus assommant et plus suranné que celui d'une cour de justice ? M o i , pas. Cette pompe sinistre entre acajou et caca d'oie. C'est un décor qui vous sort des yeux, non ? On l 'a vu deux mille fois au théâtre , au cinéma, à la télévision. Donc i l m'a paru inutile de vous l'imposer. Et puisque nous en sommes à imaginer le procès d 'Arnolphe, nous pouvons aussi bien

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imaginer le décor dans lequel i l a lieu, d'autant plus que nous le connaissons par cœur. L a cour d'assises, qu'est-ce que c'est ? Deux tribunes et un box. Les tribunes, les voici : au fond, celle de la cour. (Il la tire dé la coulisse devant le rideau de fond.) L a deuxième, celle du ministère public, c'est-à-dire de l'avocat général, la voilà. (Un machiniste l'a amenée.) A droite, le box de l 'accusé avec, devant lui , le pupitre de son avocat.

(Il va vers les coulisses et il les place en scène.) Enfin, en longueur, les bancs des jurés . Nous n'avons pas

besoin de jurés , vous êtes là. Le jury, c'est vous tous qui le formerez, Mesdames et Messieurs, car, en fin de compte, c'est vous qui jugerez. C'est pour vous que le procès va avoir lieu et c'est vous qui vous ferez une opinion sur le cas d 'Arnolphe. Donc voilà pour le décor. Les personnages maintenant. Avec les jurés , quels sont les personnages d'une cour d'assises ? Ils sont quatre : le président , l 'accusé, l'avocat général et l'avocat. Tous les autres, assesseurs, greffiers, appariteurs, gendarmes, sont des figurants.

- Vous connaissez les directeurs de théâtre ? Moins que moi , mais vous les connaissez quand même. De réputa t ion. Quand vous leur apportez une pièce ou une idée de spectacle, leur première question est : « Combien d'acteurs ? » Ici, j ' a i r épondu : « Deux. » « Comment deux ? Vous me parlez d'un procès en cour d'assises ! Cela suppose, vous venez de le dire, les juges, assesseurs, greffiers, appariteurs, gendarmes et les témoins que vous avez oubliés ! Combien de témoins ? Al lez à la Comédie-Française ou au Châtelet , mais pas chez moi ! »

- Je vous ai dit : deux. - Quoi , deux ? Expliquez-vous. Je ne comprends pas. - Tous ceux que vous avez nommés , je le répète, sont des

figurants. Ils ne disent pas un mot. Donc, je m'en passe. Le public les imaginera. Il n'a pas besoin de voir deux gendarmes ! Si on lui dit qu'ils sont là, encadrant l 'accusé. Il sait qu ' i l y a deux gendarmes.

- Mais les témoins ? Ils sont là pour parler, ceux-là, que je sache ! Sinon ils ne servent à rien.

- Je n'ai pas besoin de témoins . Tout ce qu'ils pourraient dire est dans la pièce. L'avocat général et l'avocat la connaissent par cœur. C'est leur dossier. Donc pas besoin de témoins . Il ne

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me faut que l 'accusé. J 'a i besoin d'Arnolphe, c'est tout. Et encore, à mon avis, i l ne parlera pas beaucoup.

- Mais vous l'avez dit vous-même, i l y a le président, le procureur, l'avocat !

- Le président , ce sera moi. Il faut bien que je serve à quelque chose !

- Vous dirigerez les débats en tant que président ? - Evidemment. C'est enfantin. C'est même moi qui ferait

l'huissier en criant : « L a Cour ! » L'huissier, c'est une voix d'huissier, ce n'est pas un personnage !

- C'est vous qui prononcerez le réquisitoire de M e Papillon ?

- Naturellement. Et même avec une tête d'avocat général. - Et vous qui serez ensuite M e Roussin, l'avocat d 'Arno l ­

phe ? - Je me vois très bien dans la peau de M e Roussin, qui

d'ailleurs est un ami. - E n somme, ce procès aura lieu avec une quinzaine de

personnages et deux acteurs seulement ? Vous et l ' interprète d 'Arnolphe ?

- Et pas de frais de décor. Je jouerai quatre rôles. Je jouerai même le vôtre !

- Le mien ? - Qu'est-ce que je fais en ce moment ? C i n q rôles à moi tout

seul et vous ne me paierez qu'un seul cachet : qu'est-ce qu ' i l vous faut de plus ?

- Dans ces conditions, d'accord ! Je prends le risque !

L E C O M É D I E N . - A v o u e z qu'ils vont fort !« Je prends le risque ! » Ils ont de ces mots ! Eh bien ! puisque j ' a i eu la chance de tomber sur un courageux risque-tout, sur un aventurier du théâtre , moi aussi, je prends le risque. Je frappe les coups. (On entend les trois coups alors qu'il fait le geste de les frapper.)

- Vous voyez : je sais tout faire ! Même la régie ! (En remontant vers le fond, il crie : « L a Cour ! » Il entre en

tant que président et s'installe à sa place au centre de la tribune. Quelques attitudes à sa droite et à sa gauche vers ses collègues de la cour, puis un coup de maillet sur sa tribune. « L a Cour demande le silence ! Gardes, faites entrer l 'accusé ! » Entre

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Arnolphe, en costume et avec perruque xvw. Il semble être encadré par deux gendarmes. Il a les poignets dans une paire de menottes ; il les tend visiblement à l'un des gendarmes et l'on comprend que celui-ci le libère. Pendant ce temps, LE COMÉDIEN a enlevé ses lunettes et il est sorti de sa tribune pour redevenir celui qui parle au public.)

Voilà Arnolphe, Mesdames, Messieurs. Pour jouer le Bourgeois gentilhomme, i l faut un grand et gros plein-de-soupe (Léon Bernard et Raimu l 'étaient idéalement) . Idéalement encore le physique de Charles Du l l i n convenait à l'Avare ; Arnolphe, lu i , peut avoir tous les physiques : grand, petit, rondouillard, maigrillot : en long et en large, i l peut toujours être Arnolphe pourvu qu'on le sente riche, confortable, content de lu i , gourmand et paillard sur les bords. Louis Jouvet en a laissé un souvenir inoubliable, mais le rôle a depuis été joué magistralement par Pierre Dux , Bernard Blier, Georges Wilson, Jean Meyer, c'est-à-dire par des comédiens aux physiques très variés. L 'homme qui vient d'entrer dans le box des accusés a quarante-deux ans, mais en tenant compte qu'au xvir= siècle quarante-deux ans représentaient environ soixante d'au­jourd'hui. L 'âge des barbons a reculé ! (Heureusement !) De nos jours les barbons jouent les play-boys et certains septuagé­naires célèbres occupent la chronique depuis dix ans par leur remariage annuel.

Donc Arnolphe est aujourd'hui mon camarade X . Vous le connaissez. C'est un excellent comédien à qui malheureusement je n'ai pas pu offrir aujourd'hui un rôle à la mesure de son talent.

- T u ne m'en veux pas de t 'avoir demandé de jouer un rôle si court ?

A R N O L P H E . - Il n'y a pas de petits rôles.

LE COMÉDIEN . - Bravo ! Ça c'est un vrai comédien ! T u as raison. D'autant que, parlant peu, tu seras quand même tout le temps là et que ta « présence » sera précieuse. On ne peut pas juger Arnolphe sans lu i , tout de même !

A R N O L P H E . - Evidemment.

L E COMÉDIEN . - Et puis c'est logique qu ' i l parle peu. Dans un procès en cour d'assises, tout le monde parle beaucoup. Celui

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qui en dit le moins, c'est toujours l 'accusé. Seulement c'est lui qu'on regarde le plus !

ARNOLPHE . - E n somme, c'est le beau rôle ?

LE COMÉDIEN . - Dire qu'un accusé de meurtre a le beau rôle est évidemment paradoxal mais, pour l'acteur qui le joue, i l peut l 'être !

A R N O L P H E . - Parbleu ! Sinon je ne l'aurais pas accepté !

L E COMÉDIEN . - Ben voyons ! Alors ça y est ? T u te sens bien dans ta peau d'Arnolphe ?

ARNOLPHE . - Très bien. J'attends que tu me lises l'acte d'accu­sation.

L E COMÉDIEN . - Je suis à toi. Une seconde. (Il reprend la présidence et frappe un coup de maillet.) L'audience est ouverte ! C'est le greffier qui d'habitude lit

l'acte d'accusation. Etant donné le caractère particulier du procès , j ' en ferai moi-même la lecture.

Arnolphe, vous êtes né le 24 avril 1620 et vous avez donc quarante-deux ans le 24 décembre 1662, jour où vous avez tué par strangulation une jeune fille nommée Agnès alors que vous vous apprêtiez à l 'épouser. Vous ne viviez pas en état de concubinage avec cette jeune personne, vous la logiez dans... une maison voisine de la vôtre sous la surveillance d'un couple de serviteurs : A l a i n et Georgette. Vous aviez connu Agnès douze ans auparavant, celle-ci n 'était encore qu'une enfant âgée de quatre ans. Vous l'aviez achetée à une femme dans le besoin, vous avez assuré ensuite son éducat ion dans un couvent, la considérant un peu comme votre pupille. Agnès a grandi, elle est devenue une jeune fille, lorsqu'elle a seize ans, vous la retirez de son couvent et vous vous apprêtez à en faire votre femme, malgré la différence d 'âge de plus de vingt-six ans.

ARNOLPHE . - C'est celle que Molière avait avec Armande.

L E PRÉSIDENT. - Vous parlerez plus tard si je vous le demande. (Il a l'air tout surpris d'avoir répondu par un alexandrin avec

sa rime.) Je poursuis : un déplacement d'une dizaine de jours dans

vos terres vous éloigne de chez vous et d 'Agnès . A votre retour

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vous apprenez que celle-ci a noué une intrigue avec un jeune homme et tout semble vous prouver qu'elle nourrit pour lui un tendre sentiment. A u cours d'une scène violente entre vous et la jeune fille, vous vous précipitez sur elle et l 'étranglez. C'est de ce meurtre que vous répondez aujourd'hui devant la société. Accusé, avez-vous quelque chose à déclarer ?

A R N O L P H E . - Monsieur le Président, j ' a i reconnu le fait. M 'é tan t livré moi-même en justice.

L E PRÉSIDENT. - E n effet.

(Pour la seconde fois il marque le coup de sa réponse rimée et ajoute :)

Si vous le voulez bien, nous parlerons en prose.

A R N O L P H E . - Prose ou vers sont pour moi tout à fait même [chose.

L E PRÉSIDENT. - L a prose est notre usage. Il n'est pas à [« choisir »

De vous y conformer.

A R N O L P H E . - A votre bon plaisir. Mais je crains cependant en évoquant mon crime De ne pas éviter et le rythme et la rime ; Malgré mon bon vouloir, moi, je suis de mon temps.

L E PRÉSIDENT. - Mais nous n'allons pas tous parler en vers, [pourtant !

J'aimerais sur ce point n'avoir plus de surprise. Brisons donc là-dessus, s'il vous plaît .

A R N O L P H E . - Oh !... je brise...

L E PRÉSIDENT. - (Coup de maillet.) Poursuivons. Je vois qu'aucun témoin n'a été cité ni par l'accusation (il regarde du côté de l'avocat général, qui visiblement approuve) ni par la défense (même jeu avec l'avocat). Parfait. Les débats en seront plus courts. Je crois, en effet, comme i l a été dit, que tous les témoignages se trouvent dans le texte de la pièce et que les témoins sont donc inutiles. (Consultation muette avec les autres membres de la cour et self-approbation satisfaite.) Je donne donc tout de suite la parole au ministère public. Monsieur l 'Avocat général , la Cour vous écoute.

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(Le président quitte la tribune et, en passant, dit au public :) Vous voyez que dans le rôle du président je m'en suis très

bien sorti. C'est enfantin. Il suffit de lunettes sur le nez et d'un coup de maillet sur la table quand on veut changer de sujet. C'est à la portée de tout le monde. Avec Papillon, ça va être une autre paire de manches ! A cause des manches, justement ! M o i je n'en ai pas mais lui en a ! Et i l doit savoir se servir de ses ailes, le Papillon ! (Pour un avocat général, on n'a pas idée quand même d'avoir ce nom-là !)

(Il prend sa place, fait son jeu de manches, se fait aussi la tête du procureur, prend son temps... et commence :)

L'AVOCAT GÉNÉRAL . - Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés , i l arrive que la tâche d'un procureur soit redoutable : lorsqu'il doit de par sa mission mettre en relief tout ce qui peut accabler un accusé, ayant cependant au fond de sa conscience le soupçon que cet accusé n'est peut-être pas aussi coupable que cela peut paraî t re . C'est là un débat dramatique. Il n'aura pas lieu pour moi aujourd'hui. Arnolphe n'éveillera en moi aucun « scrupule de l 'âme », selon l'heureuse expression de mon vénéré maî t re , le procureur Joly-Bambin. Je n'aurai même pas à essayer de vous convaincre qu'Arnolphe a tué. Il l 'a avoué en se constituant prisonnier. Ce procès, aussi bien, n'est pas celui d'un acte commis ou non, c'est celui de cet homme dont je vous montrerai qu ' i l portait en lui le meurtre qu ' i l a commis parce qu'en vérité Arnolphe est une sorte de monstre. Je sais qu'on veut le voir comme un bon bourgeois légèrement paillard, qui a la marotte du cocuage et qui, pour éviter cette disgrâce, s'est réservé une petite jeune fille de vingt-cinq ans sa cadette, ce qui était, dit-on, assez fréquent au xvii" siècle. Tout cela semble presque anodin et certainement pas monstrueux. Les choses ainsi présentées, j 'en conviens volontiers, et l 'éminent avocat d 'Arnolphe ne manquera pas d'abonder dans ce sens.

Regardons-y, s'il vous plaît , de plus près. « Regardons »est impropre, car ic i , pour y voir clair, i l faut surtout écouter. Il suffit d 'écouter Arnolphe. Tout ce qui peut le charger, ce ne sera jamais moi qui l'inventerai, ce sera lui qui le dira. Il se dépeint lui-même tout au long de la pièce, ou bien son ami Chrysalde, premier témoin, s'en charge, qui le connaî t par cœur et le juge

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assez sévèrement. Il n'y a pas deux minutes qu'ils sont ensemble au lever du rideau et Chrysalde nous apprend déjà qu'Arnolphe (je cite) « raille avec furie » cent pauvres maris de la ville. Il est méchant comme la gale et nous dirions, mauvaise langue comme pas deux ; Chrysalde ne lui cache pas sa réputat ion :

« Car enfin vous savez qu'il n'est grands ni petits Que de votre critique on ait vus garantis ; Car vos plus grands plaisirs sont, partout où vous êtes, De faire cent éclats des intrigues secrètes... »

Méchant et cancanier... Le voilà dépeint , dès le début , cet Arnolphe que Chrysalde qualifie de « diable déchaîné » contre tous les maris t rompés . Vous entendez ces mots : Arnolphe ne se contente pas d'ironiser sur les maris infortunés de la ville, i l se « déchaîne » contre eux comme un « diable ». On ne peut mieux dire qu' i l est d'une méchanceté démoniaque . Voilà un premier trait. Le second n'est pas beaucoup plus à son avantage. C'est la vanité stupide, l'autosatisfaction si ridiculement gonflée qu'elle en est évidemment comique. Chrysalde lui faisant remarquer que le malheur des autres qui le réjouit si fort pourrait un jour être le sien, écoutez la réponse de ce fieffé vaniteux :

« Hé mon Dieu notre ami ne vous tourmentez point Bien huppé qui pourra m'attraper sur ce point... Je sais... [sous entendu : je ne suis pas idiot] ... contre cet accident j'ai pris mes sûretés. »

Il sait tout. Il connaî t les femmes, leurs ruses et leur perversité. Mais i l est plus fort que tout le monde. L u i , on ne l 'y prendra pas ! Et que sont ces fameuses sûretés qui font de lui : l'Incocufiable ? A h ! Voilà toute l'histoire. Osons le dire : la plus ignoble des histoires. Et i l la raconte lui-même tout fier, tout frémissant de sensualité, pour ne pas dire de lubricité. Cette histoire la voici : parmi d'autres enfants i l vit un jour une petite fille de quatre ans qui « lui inspira de l'amour ». (Ce sont ses propres termes. Ils en disent long !) Une petite fille de quatre ans l 'émeut ! De quel genre d 'émot ion , on peut se le demander ! Alors que fait-il devant cet « amour » subit pour une petite fille de quatre ans ? Il échafaude un projet machiavélique - à long terme - qui dépasse l'entendement. L a mère de la petite fille est pauvre, lui est riche. Il achète la fille, l 'enlève à sa mère et la fait

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élever « dans un petit couvent loin de toute pratique », et « selon sa politique »,

« C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploierait Pour la rendre idiote autant qu'il se pourrait. »

Je ne fais jamais, je vous l 'ai dit, qu 'écouter Arnolphe et le citer. Voilà, Mesdames et Messieurs les Jurés , ce que fut capable de concevoir et de réaliser l'homme que vous avez devant vous. N'avais-je pas raison de vous parler d'un monstre ? Il est riche, i l enlève une fille à sa mère (et a le cynisme de nous dire que celle-ci en eut « beaucoup de plaisir ») ; i l la met dans un couvent choisi par lu i , non pas pour que cette petite fille qu ' i l « aime » y reçoive une excellente éducat ion et puisse plus tard faire un mariage heureux, mais pour que, selon ses instructions formel­les, on ne lui apprenne rien, qu'elle soit totalement ignare, l'idiote intégrale qu ' i l retrouvera dans une quinzaine d 'années, jolie, excitante, chair fraîche bonne à épouser puisque, ne sachant rien de rien, l'idée ne pourra jamais lui venir qu'elle pourrait entrer dans le lit d'un autre. Tout ce qu' i l a permis qu'on lui apprî t c'est « de savoir prier Dieu, coudre et filer » et tout ce qu' i l attend d'elle c'est qu'elle « l'aime ». Cette petite fille, c'était Agnès. Aujourd'hui elle a seize ans. Arnolphe quarante-deux. Quand Agnès avait quatre ans Arnolphe en avait trente. C'est donc à trente ans que cet homme a bâti ce scandaleux scénario pour être sûr de ne pas être t rompé (toujours sa vanité), pour être sûr aussi - la quarantaine venue -d'avoir à son entière disposition une jolie petite femme pour satisfaire tous ses désirs - et nous voyons part iculièrement lesquels. Arnolphe à trente ans est orgueilleux, vaniteux, dange­reusement sensuel, machiavélique, vicieux, et i l n'a pas hésité devant le premier crime que comportait son projet : ruiner au dépar t la vie d'un jeune être humain - une charmante petite fille - en privant celle-ci de toute connaissance et de toute éducat ion. Le fruit de sa technique admirable est maintenant là et il s'en tient les côtes en l 'évoquant . Agnès lui a demandé voici quelque temps « si les enfants qu'on fait se faisaient par l'oreille ». Il « s'en pâme de rire », précise-t-il, et ajoute que la réalité quant à la sottise d 'Agnès dépasse encore ce qu' i l dit. A toutes les belles qualités que nous venons de découvrir chez ce « brave bourgeois d'Arnolphe » s'en ajoutent d'autres : i l prend des colères qui terrifient son entourage. Il commande à ses serviteurs sur un ton

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insupportable. Il menace de laisser plus de quatre jours sans manger celui qui tardera à lui ouvrir sa porte, et par trois fois fait sauter en l 'air avec sa canne le chapeau de son valet, en lançant :

« Qui vous apprend impertinente bête, A parler devant moi le chapeau sur la tête ? »

Lorsqu ' i l aura appris qu'en son absence Horace s'est introduit dans la maison et qu' i l a vu Agnès, sa colère sera telle que le brave Ala in le croira « mordu par un chien enragé » et Georgette aura « son sang qui se fige », Arnolphe lui-même avouera qu ' i l suffoque, i l voudrait « pouvoir se mettre nu », et menacera d'assommer à coups de canne quiconque remuera avant d'avoir parlé :

« Comme est-ce que chez moi s'est introduit cet homme ? Eh parlez ! Dépêchez, vite, promptement, tôt ! »

Dans une autre colère i l ira jusqu ' à battre un petit chien et casser les vases qui ornent la cheminée dans la chambre d 'Agnès . Agnès , dans sa parfaite innocence du bien et du mal, racontera ingénument à Arnolphe qu'elle a vu Horace tous les jours et qu ' i l la caressait délicieusement. Alors le tyran jaloux la renvoie dans sa chambre ordonnant de cesser tout commerce avec Horace ; i l n'accepte pas de réplique :

« C'est assez ! Je suis maître, je parle : allez, obéissez ! » Voilà le personnage. Il est franchement campé. Disons-le :

i l est franchement odieux. Mais i l n'est pas seul à « parler ». L a nature parle aussi et la Nature veut que la jeunesse aille à la jeunesse et que l'amour l'emporte sur les calculs malsains d'un vieux vicieux. Ce qui doit arriver arrive donc et c'est toute la pièce, toute l'histoire que nous connaissons. Agnès et Horace s'aiment et toutes les ruses d'Arnolphe pour les séparer échouent et se retournent contre lui . Mais la L o i est de son côté. Il a acheté Agnès, elle est à lu i , elle sera donc sa femme ou i l la jettera dans un « cul-de-couvent ». L 'a- t - i l nourrie à ses dépens ? N'a-t-elle pas envers lui la dette de son éducat ion ? Arnolphe dit cela ! Il n'a même plus conscience de son ignominie. Et quand Agnès lui reproche justement l 'éducation qu' i l lui a donnée , i l a envie de la battre « à coups de poing ». Voilà, dit-i l , qui « satisferait son cœur ».

Jol i cœur ! Puis soudain i l joue la carte de la passion :

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« Sans cesse nuit et jour je te caresserai ! Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai. Quelle preuve veux-tu de mon amour, ingrate ? Veux-tu me voir pleurer, veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux. Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme. »

Vous entendez cela ? Mesdames et Messieurs les Jurés . Imaginez-vous ce vieux jouisseur, ce vieil égoïste calculateur, tout prêt à se tuer devant Agnès pour lui « prouver sa flamme » ? Comédie ! Ignoble chantage ! Dernière carte jouée par ce forcené hors de lui . Et voici la petite phrase du destin, la goutte qui fait déborder le vase, la phrase qui va faire d'un être déjà méprisable un meurtrier. A u grand jeu d'Arnolphe, Agnès répond :

« Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme. Horace avec deux mots en ferait plus que vous. » L a réaction est un cri de bête : « Ah ! c'est trop me

braver ! » Il l'insulte, la traite de « bête indocile » et hurle qu' i l va la jeter au couvent. A u couvent ? Mais non, cela ne suffit pas ! Elle pourrait encore, avec la complicité d'Horace, s'en échapper ! Alors comme une furie il l'empoigne à la gorge et i l serre. Agnès ne crie même pas, elle étouffe tout de suite, elle bat l'air de ses bras, i l continue à lui briser le cou jusqu'au moment où, violette, elle n'a plus de poids, où Arnolphe lâche prise. Agnès tombe morte.

Arnolphe, s'il a reconnu son crime, n'a jamais voulu dire un mot sur ce qui l'y a amené. Mais n'oublions pas qu' i l s'agit d'un personnage de théâtre et le texte est là que j ' a i tout le temps cité au cours de ce réquisitoire. Il paraît évident que le geste fatal a eu lieu dans les conditions que j ' a i dites et à ce moment de la longue et terrible scène de l'acte V entre Arnolphe et Agnès. C'est la flèche qu ' ingénument Agnès lui a décochée qui atteint Arnolphe à son point le plus sensible - non pas son cœur, mais ce qu'i l a appelé à vingt reprises son « honneur », c'est-à-dire sa vanité orgueilleuse.

L a petite voix douce a fait entendre la phrase impardon­nable :

« Horace avec deux mots en ferait plus que vous. »

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Et c'est un hurlement qui y répond. C'est trop braver le maître ! L a fureur s'empare d'Arnolphe et i l tue. C'est le crime de la vanité blessée, de l'orgueil d'un tyran qui n'admet pas qu'on lui résiste, le crime de celui qui entrevoit qu'un autre va profiter d'une proie qu ' i l estime la sienne : une jeune vierge dont depuis douze années i l attend de la mettre dans son lit ! Le crime d'un homme dont tout nous a mont ré qu' i l était haïssable et qui est allé soudain au bout de la haine qu ' i l portait à la femme, rusée et perfide par définition. L a comédie de Molière aurait pu se terminer par le vers fameux de Y Anthony d'Alexandre Dumas : « Elle me résistait, je l'ai assassinée. »

Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés , je ne reconnais aucune circonstance atté­nuante au monstrueux personnage que vous avez à juger. Je requiers contre lui la peine maximale prévue par la loi .

(Il fait semblant de s'asseoir et de s'éponger le front, puis devient :)

L E PRÉSIDENT. - L a Cour remercie M . l'avocat général et elle estime qu 'é tan t donné l'heure, après une suspension de séance de quelques minutes, elle pourra entendre la plaidoirie de la défense. (Coup de maillet.)

LE COMÉDIEN . - Mesdames, Messieurs, vous avez compris que la suspension de séance de quelques minutes est ce qu'on appelle, dans les couloirs du Palais, une pause-pipi. En termes plus nobles on dit que la Cour va à la cour... C'est plus châtié. (A Arnolphe.) To i ça va ? T u n'as pas envie de faire comme eux ?

ARNOLPHE . - Non , ça va.

LE COMÉDIEN . - L a plaidoirie peut être longue tu sais ?

ARNOLPHE . - Arnolphe n'a que quarante-deux ans. Ce n'est pas encore l'âge de la prostate.

LE COMÉDIEN . - Très juste.

L'HUISSIER. - L a Cour !

LE COMÉDIEN . - Déjà ! On a tort de parler des lenteurs de la magistrature.

LE PRÉSIDENT. - (Coup de maillet.) L'audience est reprise. L a parole est à la défense. Maî t re , nous vous écoutons .

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L ' A V O C A T . - Monsieur le Président, Messieurs de la Cour, Mesdames, Messieurs les Jurés , connaissant de longue date le beau mais redoutable talent du procureur Papillon, ayant découvert en outre, en l 'écoutant aujourd'hui, qu ' à ses admira­bles dons d'orateur i l joint ceux de remarquable comédien (Nous vous connaissions mal, Monsieur l 'Avocat général ! Vous pourriez être un excellent Arnolphe !), pour toutes ces rai­sons je devrais être très inquiet, persuadé que ce cruel réquisi­toire a déjà cimenté votre conviction. Or je ne suis nullement inquiet. Je sais que, m'ayant entendu, vous ne pourrez adopter les conclusions de l'accusation. Pourtant, je ne nierai rien des faits que M . l'avocat général a rappor tés , je ne nierai rien des citations qui ont été faites (comment le pourrais-je ? Ce sont les propos mêmes d'Arnolphe !). M . l'avocat général a eu raison de le dire : i l a tout le temps cité Arnolphe. Puisque Arnolphe se dépeint lui-même à chaque mot, c'était ce qu' i l y avait de mieux à faire ! Et le résultat de cet autoportrait a donc été le portrait d'un monstre. Eh bien ! je ne nierai rien des propos de l'accusation, je les interpréterai seulement, je dirai aussi tout ce qu'elle n'a pas dit. Et ce que M . l'avocat général n'a pas dit - i l connaît pourtant bien son dossier - fait éclater une tout autre évidence. Ici, le dossier, c'est la pièce de Molière et Molière - i l faut le croire - savait la valeur des mots capables de définir un caractère. L'accusation a sans cesse utilisé le substantif « mons­tre » ou l'adjectif « monstrueux », mais ils ne sont ni l 'un ni l'autre une seule fois utilisés par Molière. E n revanche, presque à chaque acte, un personnage parlant d 'Arnolphe dit qu' i l est fou. M o i non plus Mesdames et Messieurs les Jurés je n'invente rien, je m'en tiens au dossier et je cite ce que Molière a écrit. Il a écrit cinq fois qu'Arnolphe est un fou mais jamais qu' i l est un monstre. Cette première scène où Arnolphe raconte à Chrysalde toute l'histoire de l'achat puis de l 'éducation d 'Agnès et, maintenant, son projet d 'épouser Agnès, assuré que son inno­cence absolue et sa sottise lui éviteront le cocuage, cette scène, comment se termine-t-elle ? Par la conclusion de Chrysalde :

« Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières. » « De toutes les manières », c'est-à-dire dans son idée fixe du

cocuage et encore plus dans la méthode extravagante qu 'Arnol ­phe a imaginée pour l'éviter. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu'un autre personnage dise la même chose. Exactement à

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la scène 4. Horace, qui vient d'arriver dans la ville depuis neuf jours seulement, a déjà entendu parler d'Arnolphe. Sa réputa t ion est bien établie. Mais pas sous son nom ! Sous le nom de M . de la Souche, l'homme de qui dépend Agnès. Car c'est ainsi qu'Arnolphe se fait appeler. Ce qui est drôle, c'est qu'Horace, ignorant qu'Arnolphe et M . de la Souche ne sont qu'un, pose la question à Arnolphe lui-même :

« Riche à ce qu'on m'a dit, mais des plus sensés, non... C'est un fou n'est-ce pas ? »

Et de deux ! Lorsque Arnolphe convoque son notaire pour l'acte de

mariage, i l monologue de son côté sans écouter le notaire expressément demandé , qu ' i l renvoie brusquement. Comment se termine la scène ? Le notaire crie à Ala in ce message pour Arnolphe :

« Allez donc de ma part lui dire de ce pas, Que c'est un fou fieffé ! »

Et de trois ! Et Horace encore à l'acte V parlant d 'Agnès :

« Considérez un peu par ce trait d'innocence Où l'expose d'un fou la haute impertinence. »

Enfin Arnolphe lui-même a conscience de son état et parle de son « esprit malade ». Et de cinq !

Je le demande, est-il utile de chercher une autre clé du personnage d'Arnolphe que celle que Molière nous met lui-même en main ? M . le procureur avait bien raison de trouver scandaleux le scénario monté par Arnolphe. Bien-sûr, i l l'est ! Mais le propre de la folie est précisément de passer les bornes du convenable. C'est justement ce scénario qui est une preuve de dérangement mental. L a folie extravague, et toute cette histoire de petite fille élevée expressément selon les vues d'Arnolphe est extravagante. Nous en sommes d'accord. Alors essayons de voir de quelle sorte est la folie d 'Arnolphe. Il y a beaucoup de fous en liberté, qui mènent une vie normale mais qui, d'une certaine manière , sont tout de même des malades dont la folie latente se manifeste tout d'un coup, parfois dans un geste inattendu et qui peut être criminel. Ce qu'on appelle la folie est un état mental extrêmement difficile à cerner et à définir. Il y a la folie douce, la folie momentanée , la folie chronique, la folie furieuse. Il y a la folie des grandeurs, i l y a la folie amoureuse : on est « fou

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d'amour ». C'est une expression courante, mais i l arrive que cette folie-là en soit vraiment une, justement. Il y a donc une grande variété de nuances de ce qu'on appelle folie. Chez Arnolphe on peut dire que la folie a la forme de l'idée fixe : ce que Molière et M . l'avocat général appellent sa « marotte ». Son idée fixe, c'est la terreur d'être un mari t rompé . Même jeune, puisque à trente ans i l est toujours célibataire : i l a eu peur jusque-là du mariage (c'est-à-dire du cocuage) et i l en a encore tellement peur qu ' i l échafaude tout un plan pour ne se marier que douze ans plus tard dans des conditions où i l est sûr que son « honneur » sera sauf.

L'« honneur », c'est le grand mot d 'Arnolphe. Il ne pense qu 'à ça. Et cela ne me semble pas une pensée lubrique. Pourquoi cette idée fixe d 'Arnolphe quant au cocuage ? Il me semble intéressant d'y réfléchir. Car tout vient de cette folie-là. Molière ne s'embarrassait pas de psychanalyse évidemment , mais i l a tout de même donné le nom d'Arnolphe à son personnage. C'est le seul personnage de tout le théâtre de Molière qui s'appelle Arnolphe. Il y a plusieurs Sganarelle, plusieurs Oronte ou Clitandre, i l n'y a qu'un seul Arnolphe. Or savez-vous, Mesda­mes et Messieurs les Jurés , qui était saint Arnolphe ? Il existait au calendrier des saints au XIF siècle. C'était le patron des maris t rompés . Molière n'a pas choisi ce p rénom pour rien. Alors de deux choses l'une : ou bien ce saint, du haut du ciel, protège ceux qui portent son nom du malheur conjugal que vous savez, ou bien i l passe simplement pour le patron de l'immense confrérie de ceux qui n 'échappent pas au cocuage. Le premier cas reste problémat ique et n'exclut pas l ' inquiétude ; dans le second, c'est évidemment une ironie permanente qui accompagne l'homme qui a la malchance de s'appeler Arnolphe. Molière ne nous dit rien sur le passé de son personnage. Mais nous, pensons à Arnolphe adolescent, quand les camarades commencent peut-être à le brocarder, pensons aux sourires qu ' i l a pu assez vite surprendre ensuite chez les femmes qu' i l a connues, pensons qu' i l a peut-être aimé une femme qui s'est jouée de lui , une maîtresse qu ' i l croyait à lui et qui l 'a t rompé comme si, s'appelant Arnolphe, la chose allait de soi. Et demandons-nous si son idée fixe, sa folie, ne viendrait pas tout simplement de ce nom qui lui a fait honte, cette honte sur laquelle i l revient autant qu 'à son honneur, ce nom dont i l a souffert dès qu ' i l a été un

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jeune homme, ce nom qui le blessa à ce point qu' i l exige maintenant de ses amis qu'ils l'appellent « M. de la Souche ».

« Seigneur Arnolphe... » dit Chrysalde. L a réaction est violente :

« Bon ! Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ? » Et comme Chrysalde demande pourquoi i l veut qu'on

l'appelle d'un autre nom, i l r épond : « La Souche plus qu'Arnolphe à mes oreilles plaît. »

C'est tout. Il n'en dit pas plus. Mais qui veut bien comprend. Pourquoi à quarante-deux ans ce besoin de changer de nom ? Mais parce qu' i l va se marier et que saint Arnolphe est le patron des maris t rompés . Sans le savoir Chrysalde a mis le doigt sur le point sensible. Oui , croyons-en Molière : Arnolphe est un fou mais si, par clin d'œil au public, i l lui a donné ce nom (qui disait à l 'époque ce qu ' i l voulait dire), Molière n'a sûrement pas pensé que la folie d 'Arnolphe (qu'il ne cherche jamais à expliquer), c'était peut-être son nom qui en était la cause. Cela ne nous interdit pas, à nous, de le supposer, et même de le croire. (Une pause. Il fait semblant de boire.)

En refusant d'envisager la folie d'Arnolphe (qui ruine évidemment la thèse du monstre) que ne nous a-t-on pas dit sur le malheureux homme que vous avez à juger ! Je dis « malheu­reux » car on peut être à la fois un personnage risible, ridicule et cependant malheureux. Parlons d'abord de cet amour qu ' i l éprouva pour une petite fille de quatre ans !

« Un air doux et posé, parmi d'autres enfants M'inspira de l'amour pour elle, dès quatre ans. »

Faut-il vraiment voir là « ce qui n'y est pas », comme disait Henri Becque ? Arnolphe voit un groupe de petites filles, et l'une d'elles est charmante ; i l la voit dans une condition assez misérable et cela le touche. Arnolphe est un grand sensible, nous le verrons. Il dit qu'elle lui inspire de l'amour, c'est-à-dire de la tendresse. Une jolie petite fille de quatre ans peut être adora­ble... Qu'est-ce qui permet de voir dans Arnolphe un person­nage sadique qui rêve de petites filles ? U n lubrique « dange­reusement sensuel » comme on nous l 'a dit ? On nous a dit aussi que, sans pitié - mais riche - , Arnolphe enleva cruellement cette enfant charmante à sa mère. Mais , à la fin de la pièce, Molière dans un de ses fameux dénouements , nous apprend qu 'Agnès

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était la fille d'une union secrète d'Henrique, obligé de s'exiler aux Amériques ; i l avait fallu en cacher la naissance et on avait mis l'enfant en nourrice chez une brave paysanne (qui n'était donc pas sa mère). Rien de surprenant à ce que cette femme ait t rouvé « beaucoup de plaisir » à se débarrasser de cette charge. Donc rien de lubrique, ni de cynique, ni d'inhumain dans le comportement d'Arnolphe : i l enlève à une condition misérable qui l 'émeut une petite fille qui le touche par son « air doux et posé » et pour qui i l pense à un meilleur avenir. Il n'y a rien là de condamnable et encore moins d'ignoble.

Mais reste l 'éducation qu'i l impose à Agnès par ordre formel. Là le fou appara î t . Molière a raison. Car là i l y a recul, prémédi ta t ion. Si Arnolphe impose ce qu' i l appelle « sa politi­que » c'est bien qu'i l a, dès ce moment, l'idée que lorsqu'elle aura seize ans Agnès sera « la moitié qu'il s'est choisie », c'est-à-dire celle qui, élevée selon de bons principes et dans l'ignorance du monde, sera incapable de le tromper. Sa folie. Mais regardons de plus près cette éducat ion. Les ordres sont qu'on n'apprenne rien à Agnès hormis « prier Dieu, coudre et filer ». Alors , i l faut reconnaî tre que les ordres ont été mal suivis car, à l'acte III, Arnolphe prie Agnès de lui dire les fameuses maximes sur le mariage - et elle les lit fort bien. Molière ne dit pas en note qu'elle les lit avec difficulté ou maladresse. Il écrit : « Agnès lit. » Donc on lui a appris à lire ! Et plus loin, dans le même acte III, quand Arnolphe met dans la main d 'Agnès une pierre qu'elle doit lancer sur Horace pour le chasser à jamais, Agnès, fine mouche, profite de cette pierre pour lancer en même temps à Horace une lettre. Cette lettre, Horace, naturellement, la lit à Arnolphe qu' i l croit toujours son confident, c'est-à-dire qu' i l nous la lit à nous. Nous l'entendons. Et cette lettre est charmante, écrite dans un style ravissant : « En vérité je ne sais ce que vous m'avez fait mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu'on me fait faire contre vous, que j'aurai toutes les peines du monde à me passer de vous et que je serais bien aise d'être à vous... Dites-moi franchement ce qui en est : car enfin comme je suis sans malice vous auriez le plus grand tort du monde si vous me trompiez et je pense que j'en mourrais de déplaisir. » Que dites-vous de ça ? On se croirait chez Mlle de Scudéry ! Non seulement elle sait lire mais elle sait écrire, Agnès ! et joliment bien écrire ! Il est plus que probable aussi qu'elle sait compter !

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On ne lui a pas appris qu ' à prier Dieu. En somme, elle sait lire, écrire, compter, coudre, filer et prier. Elle a appris tout ce que les jeunes filles de son temps apprenaient dans un couvent. Elle ne sait pas comme se font les enfants, mais je vous le demande : dans quel couvent au XVIF siècle donnait-on aux jeunes filles des cours d 'éducat ion sexuelle ? Aucune autre de ses compagnes n'en savait certainement plus qu'elle sur ce chapitre. Donc, malgré les intentions d 'Arnolphe, Agnès finalement avait reçu une éducat ion normale pour l 'époque. Et elle n'est certainement pas - sa lettre nous le prouve - cette idiote demeurée qu 'Arno l -phe décrit à Chrysalde en précisant comme on nous le dit que « la vérité passe encore son récit ». Donc , cette vie « ruinée » dès cette enfance de martyre, élevée dans l'ignorance, est un leurre et encore plus, ce premier soi-disant « crime » imputé à Arnolphe. Cette éducat ion dans l'ignorance, à laquelle i l tenait tant et qui, nous venons de le voir, n'a pas été appliquée, nous prouve seulement qu'Arnolphe est un naïf d'y croire encore et que ce « monstre de ruse » est en fait un aveugle. Venons-en maintenant aux colères, à la tyrannie d 'Arnolphe, sur lesquelles le ministère public s'est a t ta rdé , sur ces fameux « quatre jours sans manger » dont Arnolphe menace Ala in et Georgette s'ils ne lui ouvrent pas la porte quand i l y frappe. Mais voyons ! C'est un jeu ! Arnolphe fait la grosse voix comme un père avec ses enfants en les grondant, les menaçant d 'être privés de dessert ! Quelle est la situation ? Arnolphe a dû s'absenter une dizaine de jours, laissant Agnès sous la garde d 'A la in et Georgette, lesquels sont des simplets de comédie. Mais ces simplets savent qu'un jeune homme est tous les jours venu voir Agnès au logis, et qu ' i l a acheté leur complicité en les soudoyant. Ils ne doivent pas avoir très bonne conscience. Arnolphe frappe à la porte, et de très bonne humeur :

« Ouvrez. On aura que je pense Grande joie à me voir après dix jours d'absence. »

E n fait de joie, A la in et Georgette sont affolés : « Vas-y toi ! - Vas-y toi ! - Ma foi je n'irai pas ! - Je n'irais

pas aussi ! » Arnolphe s'impatiente... A l a i n et Georgette trouvent chacun un prétexte pour ne pas

ouvrir. Alors Arnolphe joue les terribles :

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« Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte N'aura point à manger de plus de quatre jours ! Ah ! »

Il ne faut pas oublier le « Ah ! », Monsieur le Procureur. C'est lui qui donne le ton. Arnolphe fait le croquemitaine et Molière écrit une scène comique de valets, car, sitôt menacés de n'avoir plus leur soupe, Ala in et Georgette se battent mainte­nant, chacun voulant être celui qui ouvrira la porte et, l'ayant ouverte ensemble, ils se battent encore, chacun voulant être celui qui en a eu le mérite. Et la preuve que tout cela était un jeu, y compris la grosse voix d'Arnolphe et les quatre jours sans pain, c'est qu'Arnolphe interrompt leur dispute par ces mots :

« Songez à me répondre et laissons la fadaise. » Ce qui veut dire : arrê tons les plaisanteries. Et tout de suite,

sur un ton qui n'est certes pas celui d'un maître redoutable : « Eh bien ! Alain. Comme se porte-t-on ici ? »

Vous voyez bien que c'était un jeu ! Et qu' i l n'y a encore aucune raison de faire d'Arnolphe un affameur de ses serviteurs. Nous avons entendu de même à propos du tyran qu' i l devenait « franchement odieux » en renvoyant Agnès dans sa chambre avec ces mots :

« C'est assez ! Je suis maître, je parle : allez, obéissez ! » Ici encore je me vois obligé de rectifier le tir de l'accusation

sans changer la citation. C'est vrai. C'est bien là ce que dit Arnolphe. Mais un personnage odieux ne fait jamais rire. Or en disant ce vers :

« Je suis maître, je parle : allez, obéissez ! » Molière, nous le savons, faisait éclater de rire son public. Pourquoi ? Parce que c'était un vers que disait Pompée dans la tragédie de Corneille, Sertorius. Ce vers était célèbre et chacun l'avait en mémoire après le grand succès de cette tragédie. Molière faisait un clin d'œil au public. Il s'amusait, lu i , Molière, à mettre non pas un à-peu-près, mais un vers strictement exact de Corneille dans la bouche d'Arnolphe, le faisant parodier - et en riant sous cape - le style cornélien. A ce moment- là Arnolphe n'est pas odieux, i l est plein d'humour, i l se moque lui-même de ce qu' i l dit avec emphase et majesté. Agnès ne comprend évidemment pas l'allusion mais Arnolphe et le public en rient ensemble. Autre facette donc du personnage : i l est capable de

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drôlerie et de se moquer de lui . 11 n'a rien d'une brute. On peut même dire sans erreur que la dominante de son caractère -comment en serait-il autrement avec sa forme de folie ? - , c'est l ' inquiétude. Sous une apparente jovialité, Arnolphe est un grand nerveux et un angoissé. Il se méfie des blondins autant que des femmes, i l passe son temps à prendre des précaut ions , il a deux domiciles, le sien et non loin, de peur d ' indiscrétion, celui d 'Agnès. Il craint ce qui peut se dire en ville ; avec ses deux noms, Arnolphe et M . de la Souche, i l brouille les pistes. Et dans ce domaine i l est rusé : jusqu'au bout de la pièce, i l maintient l 'équivoque avec Horace car ainsi, son rival même l'ayant pris pour confident, i l apprend tout ce qui se passe entre Horace et Agnès.

Molière a voulu faire d 'Arnolphe une grande marionnette, dont la folie de cocuage ferait rire et assurerait par là le succès de sa comédie, mais le personnage n'a pas la simplicité - loin de là ! - d'une marionnette. Et c'est ici qu ' i l faut aborder le point dont l'accusation n'a pas dit un mot mais qui me paraî t expliquer tout Arnolphe, y compris et surtout son acte criminel. A cet homme qui dans sa folie bien organisée avait tout combiné pour jouir à l ' intérieur du mariage d'un bonheur paisible et respectable, i l vient d'arriver quelque chose d'inattendu : i l est devenu amou­reux. Il ne le sait pas encore mais, après le premier entretien avec Horace où i l apprend l'intrigue née entre le jeune homme et Agnès, voici ses premiers mots :

« Oh... oh que j'ai souffert durant cet entretien, Jamais trouble d'esprit ne fut égal au mien. »

Horace étant parti, i l veut le rattraper mais ne le retrouve pas et i l revient en concluant que cela vaut finalement mieux.

« Car enfin, de mon cœur le trouble impérieux N'eût pu se renfermer tout entier à ses yeux Il eût fait éclater l'ennui qui me dévore. »

N'oublions pas qu'au xvn» siècle le mot ennui est un mot très fort qui signifie proprement « désespoir ».

Rappelons-nous Antiochus sans Bérénice : « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! »

Racine exprime par ce mot le désespoir d'Antiochus loin de Bérénice.

Ici donc Arnolphe redoute après coup qu'Horace ait pu surprendre le désespoir qui le « dévore ». U n ennui au sens

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moderne du mot ne vous dévore pas, i l vous contrarie. Arnolphe se sent « dévoré » et le cœur bouleversé par « un trouble impérieux ». C'est sans doute le premier signe d'une jalousie qu ' i l vient d 'éprouver et qui est - à son insu encore - le signe de son amour. Et, plus tard, se raisonnant toujours :

« Patience mon cœur, doucement, doucement. » Lorsqu ' i l interroge Agnès sur ses rencontres avec Horace et

qu ' ingénument elle lui en donne les détails qui la ravissent et dont elle se sent tout émue, Molière met dans la bouche d'Arnolphe cet apar té :

« O fâcheux examen d'un système fatal Où l'examinateur souffre seul tout le mal. »

Après la lecture de la fameuse lettre d 'Agnès : « Enfin me voilà mort par ce funeste écrit. Et c'est mon désespoir et ma peine mortelle Je souffre doublement dans le vol de son cœur Et l'amour y pâtit aussi bien que l'honneur. »

A chaque révélation i l a dit sa souffrance, son désespoir, le mal qu ' i l ressent, cette fois i l dit le mot. Horace a volé le cœur d 'Agnès. Arnolphe avoue que son amour en souffre autant que son honneur. Et plus loin :

« Ciel ! puisque pour un choix j'ai tant philosophé Faut-il de ses appas m'être si fort coiffé ! Elle n'a ni parents, ni support, ni richesse Elle trahit mes soins, mes bontés, ma tendresse ! Et cependant je l'aime, après ce lâche tour, Jusqu'à ne me pouvoir passer de cet amour. »

Et à l'acte suivant : « Et je sens là-dedans qu'il faudra que je crève Si de mon triste sort la disgrâce s'achève. »

Ains i , de scène en scène, d'acte en acte, la pièce n'avance que par les embûches qu'Arnolphe cherche à placer entre Horace et Agnès pour les séparer et qui ne font que les rapprocher davantage. Donc chaque fois une situation qui se retourne comiquement contre son inventeur et chaque fois en contrepoint le lamento désespéré d'un homme amoureux fou qui voit son amour lui échapper . Il lutte comme un malheureux, il essaie de convaincre Agnès, parfois celle-ci le blesse ; i l s'emporte ; mais i l avoue :

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« Un regard désarme ma colère Et produit un retour de tendresse de cœur. » Il soupire romantiquement :

« Chose étrange d'aimer ! » Voilà celui que l 'on nous a présenté comme une brute ! On ne comprend rien à l'Ecole des femmes si l 'on néglige

cette présence constante d'un formidable amour né à son insu chez un homme de quarante ans pour une jeune fille de seize ans, amour qui fut sûrement celui de Molière lui-même pour Armande, qu ' i l venait, lui , d 'épouser quand i l écrivit sa pièce, et qu ' i l adorait, ayant aussi, avec elle, plus de vingt ans de différence d 'âge. L a part iculari té de l'Ecole des femmes est d 'être constamment drôle par la situation toujours répétée (celle de l'arroseur arrosé) , avec pour héros comique un homme qui souffre mort et passion d'un bout à l'autre de l'action. S ' i l souffrait d'une rage de dents permanente on le prendrait en pitié, mais i l souffre d'une rage de cœur, alors on rit. C'est la pièce la plus cruelle de tout notre répertoire. Et voilà la grande scène du V où l'accusation n'a vu qu'une comédie et un ignoble chantage. Ici Arnolphe « joue la carte du grand amour » nous a-t-on dit. Mais c'est nier qu ' i l aime Agnès ! Or depuis qu ' i l l 'a découvert lui-même, i l ne dit que ça et le prouve dans tous ces retournements, i l tempête et s'effondre, i l supplie, i l s'humilie, i l parle, i l parle à cette petite femme qu' i l ne trouble pas plus qu'une statue, i l en arrive à un dévergondage de mots fous. Il est en plein délire et dit n'importe quoi :

« Veux-tu me voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ? Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux ? Veux-tu que je me tue ? »

Et épuisé, i l murmure ce vers capital que l'accusation s'est bien gardée de citer :

« Jusqu'où la passion peut-elle faire aller ? » Cette homme meurt l i t téralement d'amour et on nous dit :

« Comédie ! Chantage ! » On nous dit « Voyez-vous ce vieil égoïste se tuer ? Pas si fou ! » Mais oui, justement : fou ! F o u d'amour. Quand i l y a désespoir et folie assemblés, i l y a trois solutions - ni deux, ni quatre - , trois : on tue, on se tue. Ou encore on tue et on se tue. S ' i l avait un pistolet à por tée de main, Arnolphe, dans l 'état où i l est, pourrait aussi bien se tirer une

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balle dans la tête, mais i l n'a pas d'arme. Devant lui , i l y a Agnès, impassible, insensible, avec un visage d'ange au-dessus de son petit cou. Et de cette bouche qu' i l adore tombe la petite phrase qu'elle ne dit d'ailleurs pas méchamment :

« Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme Horace avec deux mots en ferait plus que vous. » Ici, je partage l'avis de l'accusation : ce ne peut être que

cette phrase qui a déclenché le drame. Mais non pas par vanité et orgueil blessés, non par rage de propriétaire berné et dépossédé. Ce ne seraient pas là des raisons suffisantes. Tandis que si l 'amour est enjeu, cette petite phrase est la plus cruelle, la plus insupportable qu'un amant puisse entendre. Et, dans l 'état de tension où il est, Arnolphe ne la supporte pas. Il pousse un cri de douleur et de fureur, et i l attrape le petit cou à pleines mains. Son vieux complexe a surgi brusquement, mêlé à son délire amou­reux. Ça y est : la limite a été franchie au-delà de laquelle la raison ne joue plus son rôle. Le fou Arnolphe a tué sa petite Agnès.

Mesdames, Messieurs les Jurés , j 'en ai fini. Vous avez à juger le crime passionnel type. Le crime d'un amour insupporta­ble dès lors qu ' i l n'est pas par tagé. L'homme que vous avez devant vous a tué : oui. A - t - i l droit aux circonstances a t ténuan­tes ? A toutes ! Il y avait en lui la folie et une passion. L'une et l'autre conjuguées ont fait de lui dans un moment paroxystique un meurtrier. Mais Arnolphe n'est pas un criminel et sa folie ne sera plus jamais dangereuse. Vous n'avez plus à demander sa mort. E n tuant Agnès, vous avez compris qu ' i l s'est tué lui-même.

(La salle applaudit.)

L E PRÉSIDENT. - Maî t re , la Cour vous remercie. Accusé, avez-vous quelque chose à déclarer ?

ARNOLPHE . - Je ne sais plus très bien si je suis monstre ou fou. Mais à vous dire vrai - franchement - je m'en fous.

L E COMÉDIEN . - Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, A r n o l ­phe s'en fout. Et i l s'en fout depuis trois cents ans ! Et peut-être que Molière dans son Ciel de Gloire se moque aussi depuis trois cents ans des différents « points de vue » qu'ont, sur Arnolphe, les commentateurs et les gens de théâtre . Peut-être

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pour lu i , Arnolphe n'a jamais eu qu'un rôle, celui de faire rire. Mais le procès auquel vous avez assisté était plausible. Il vous aura peut-être t roublés . Après tout, c'est vous qui étiez le jury. Donc , en rentrant chez vous, à vous de juger !

(La lumière baisse.)

UN SPECTATEUR . - Mais non ! Pas chez nous, ici ! Vous nous dites que nous sommes le jury. U n procès ne se termine pas en renvoyant les jurés chez eux. Leur rôle est de délibérer. Et je suis sûr que d'autres sont de mon avis : je demande la parole.

(La lumière revient.)

L E COMÉDIEN . - Monsieur, je regrette mais l'auteur s'en est tenu là.

L E SPECTATEUR . - E h bien, i l a eu tort !

L E COMÉDIEN . - L' improvisation d'un débat avec les spectateurs -même s'il leur a donné le rôle du jury - n'est pas prévu à notre programme.

L E S P E C T A T E U R . - De toute façon i l est 10 h 10. Votre programme est un peu court, dites donc ! A u prix des places, 1 h 10 de spectacle, vous allez fort !

L E COMÉDIEN . - Excusez-moi, Monsieur, mais si vous insistez, je vais demander le rideau.

L E SPECTATEUR . - Mais nous n'en voulons pas du rideau ! Je suis sûr de dire ici ce que d'autres pensent. Il y a trop de choses qui restent un pied en l'air dans votre histoire. Vous nous intéressez à un problème, vous mettez Arnolphe en scène en nous faisant admettre qu ' i l a tué Agnès, nous avons entendu un réquisitoire, une plaidoirie et Arnolphe n'a dit qu'une chose, c'est qu ' i l s'en foutait. M o i , puisque j ' a i à juger, je voudrais qu ' i l dise autre chose, je regrette !

L E COMÉDIEN . - Vous avez entendu, Arnolphe ?

A R N O L P H E . - Très bien. Mais je ferai remarquer à Monsieur que le maréchal Pétain n'a pas dit un mot pendant tout le temps de son procès et pas davantage après avoir entendu sa condamna­tion à mort.

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LE SPECTATEUR . - Vous n'êtes pas obligé de faire comme lui . Le maréchal Pétain se savait d'avance condamné à mort. Vous, vous n'êtes pas condamné à l'avance. L ' un vous accuse d'être un monstre, l'autre prouve que vous êtes un dingue et vous, vous contentez de dire : « Je m'en fous ! » C'est un peu facile !

ARNOLPHE . - Pourquoi voulez-vous que je ne m'en foute pas ? Vous me faites un procès pour un meurtre que justement je n'ai pas commis ? On l 'a imaginé !

LE SPECTATEUR . - A h ! N o n ! Là, vous ne jouez pas le jeu. Vous n'avez aucun sens de l 'humour, ni de la fiction. Nous, on nous a demandé de croire que ce meurtre avait eu lieu. Il est très admissible. Nous y avons cru. Faites au moins un effort, comme nous !

ARNOLPHE . - Mais vous m'emmerdez à la fin ! Qu'est-ce que vous voulez savoir ? Pourquoi j ' a i tué Agnès ? On vient de vous l'expliquer pendant une heure ! Et en deux versions encore ! L'une parce que j ' é ta i t un monstre et qu 'Agnès m'avait roulé. L'autre parce que je l'aimais et que j ' é ta i s fou !

LE SPECTATEUR . - Justement ! C'est un peu trop « noir et blanc » ! C'est trop simple. Les grands personnages de théâtre ne sont pas tout ceci et tout cela !

ARNOLPHE . - Tiens ! Et Rodrigue ? Vous ne le trouvez pas d'une seule pièce ? C'est le héros à l 'état pur. Et Tartuffe ? C'est la canaille à l 'état pur qui profite d'Orgon, lequel est la connerie à l 'état pur !

LE COMÉDIEN . - Vous avez un vocabulaire très moderne, dites-moi !

ARNOLPHE . - C'est que - ne l'oubliez pas - je suis « de tous les temps ».

LE COMÉDIEN . - Vous le prouvez !

LE SPECTATEUR . - Je suis d'accord avec Arnolphe : le cocu est de tous les temps. C'est une race qui ne s 'éteindra jamais. Mais la question n'est pas là. L a question, c'est votre culpabilité. C'est sur elle que nous devons nous prononcer. Votre avocat vous a

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très bien défendu. Personnellement, la thèse de la folie me paraî t convaincante. Mais j 'aimerais connaître votre avis.

ARNOLPHE . - Je ne savais pas que dans les tribunaux modernes on demandait aux accusés leur avis sur leur culpabilité.

LE SPECTATEUR . - N o n , sur votre folie !

ARNOLPHE . - C'est la même chose si elle doit m'innocenter. De toute façon un fou ne dit jamais qu ' i l est fou !

L E SPECTATEUR . - Peut-être, mais Molière le dit cinq fois ! C'est donc qu' i l le pensait.

ARNOLPHE . - Je ne crois pas qu ' i l ait jamais employé le mot dans son sens médical. Il le fait dire chaque fois dans le sens le plus courant, comme on a l'habitude de qualifier un original. Quand on dit de quelqu'un : « Il est fou ! » cela ne signifie pas qu' i l est à enfermer dans un asile. Cela signifie simplement - quelquefois -qu ' i l n'est pas du même avis que vous sur ceci ou cela ou que l 'on ne voit pas les choses du même œil. Devant les toiles de Picasso des générations d'imbéciles se sont contentés de dire que Picasso était fou. On l'a dit de Galilée, de Christophe Colomb. De tous les originaux on dit qu'ils sont fous. Il faut se méfier beaucoup de ce mot.

LE COMÉDIEN . - M o n cher Arnolphe, permettez à celui qui, tout à l'heure, plaidait pour vous, de vous dire que vous êtes en train de ficher par terre sa plaidoirie. Si vous-même vous venez déclarer que vous n'êtes pas fou !

ARNOLPHE . - On veut que je parle ! Je dis ce que je pense !

LE SPECTATEUR . - Et vous pensez que Molière ne croit pas à votre folie malgré son insistance à dire que vous êtes un fou ?

ARNOLPHE . - Molière n'a jamais eu qu'une idée, c'est que je sois comique et que je fasse rire. Et s'il s'est mis lui-même dans ma peau comme acteur, c'est parce qu'i l était un grand acteur comique et qu ' i l ne pensait qu'au succès de sa pièce. A quoi d'autre croyez-vous qu ' i l pensait ? Tous les auteurs ne pensent qu ' à ça ! Et, avec moi, i l s'en est payé ! Il fallait d'abord que je sois drôle ! Alors i l a mis le paquet ! Dingue, idiot, cocu, j ' a i eu droit à tout ! Il m'a gâté !

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LE SPECTATEUR . - Ne vous en plaignez pas. Depuis trois cents ans on discute de l'Ecole des femmes et l 'on cherche à éclaircir le mystère d 'Arnolphe. C'est ça l ' immortal i té ! Vous êtes un cas ! Comme Alceste, comme Hamlet !

ARNOLPHE . - Merci bien ! Je m'en passerais volontiers de mon immortal i té ! Quant à mon mystère je voudrais bien savoir où i l est !

LE SPECTATEUR . - Il est justement entre le monstre et le fou, entre votre dose de monstruosi té et votre dose de folie si vous préférez, entre votre égoïsme de propriétaire et cet amour dont vous nous assurez tout le temps qu' i l vous tue (et pour le prouver à Agnès vous vous dites prêt à vous tuer vous-même). Avouez que vous n'êtes pas simple et qu' i l est normal que vous prêtiez à réflexion !

ARNOLPHE . - J'avoue surtout que mon mystère m'a toujours échappé jusqu'ici. Quand Molière me jouait, i l faisait tout le temps des apartés que le public n'entendait pas. Dans les récits d'Horace, i l intervenait sans cesse en soufflant à ce malheureux Lagrange : « Chaud, chaud, chaud ! » ou « Plus vite, vite, vite. » Lagrange était furieux d'ailleurs, i l râlait mais i l n'osait rien dire au patron et dès que la salle riait Molière murmurait : « Parfait ! » « Bon ! » « On les tient ! » U n jour, après le fameux « Passe pour le ruban ! » (qui avait fait tant de bruit), le public a tellement ri et applaudi que Molière s'est dit à mi-voix à lui-même : « Bravo Molière ! » et i l s'est mis à rire tout seul. Il ne pensait qu ' à ça, Molière, je le répète, à faire rire. Si vous aviez vu sa grimace, quand je faisais écouter à Agnès mes « soupirs amoureux » ! C'était Fernandel. Et le genre de soupir qu' i l émettai t ! On aurait dit une femme en chaleur. Et tout le monde se tordait. Alors , vous comprenez, même amoureux d 'Agnès, moi, je ne me suis jamais pris spécialement pour votre Alfred de Musset. Immortel ! Tout le monde a l'air d'envier ça, un personnage immortel. M o i , i l y a trois cents ans que je lui réserve un chien de ma chienne à Molière ! Vous trouvez ça drôle qu'un autre fasse de vous une créature immuable, qui ne peut plus changer un mot de son discours, qui est à la fois vivante et pétrifiée ? Vous trouvez ça drôle d 'être statufié en cocu sans avoir eu un jour en trois cents ans la liberté d'être autre chose ?

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Après tout le cocu est un personnage, ce n'est pas une person­nalité. Et i l me semble que chacun a droit à sa personnali té et à la liberté de la manifester. Ça existe la liberté, non ? Vous, vous êtes libre ! Libre d'aimer demain une autre femme que la vôtre, libre de voyager, de connaî t re le monde ! M o i , depuis trois cents ans je parle en vers avec des tas de mots que plus personne ne comprend ! Je n'arrivais pas à m'en défaire, tout à l'heure, de ces sacrés alexandrins ! Depuis trois cents ans je trouve que « la promenade est belle » et pendant des centaines d 'années encore j'entendrai Agnès me lire les Maximes sur le mariage ! Vous ne pensez pas qu ' i l y a de quoi crever ! Je vous remercie, tenez, de m'avoir interpellé. Cela m'aura permis, au moins pour une fois, de parler en prose comme tout le monde et de dire ce que j ' a i depuis longtemps sur la patate, et sans rimer avec rate, savate ou tomate. Depuis le premier jour j ' a i détesté mon personnage et j ' a i détesté Molière. Pour être sûr de faire rire, d'avoir plus de succès encore avec l'Ecole des femmes qu'avec l'Ecole des maris, Molière m'a tiré dessus à boulets rouges. Il a fait de moi ce maniaque, cet obsédé de cocuage. Ce « macho » comme vous dites aujourd'hui, ce macho insuppor­table qui décrète en faisant la leçon à Agnès :

« Votre sexe n'est là que pour la dépendance Du côté de la barbe est la toute-puissance. Bien qu'on soit deux moitiés de la société Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité : L'une est moitié suprême et l'autre subalterne, L'une en tout est soumise à l'autre qui gouverne. »

Et je ne parle pas des fameuses Maximes ! (Ça y est, un alexandrin !) Je me suis é tonné que l'avocat général, qui me trouvait tous les défauts, n'ait pas cité ces vers et tout ce discours d 'Arnolphe qui fait de moi un odieux imbécile.

LE COMÉDIEN . - Mais c'est une charge !

ARNOLPHE . - Vous avez raison : une charge, sur mon dos ! Pardon pour le calembour. Je voudrais bien savoir ce qu'une jeune fille d'aujourd'hui pense de moi en écoutant mon discours sur le mariage. Il n'y a pas une jeune fille ici qui me donnerait son avis ?

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(Après un peu de silence des têtes se tournent dans la salle.)

UNE JEUNE FILLE. - M o i , si VOUS VOuleZ.

ARNOLPHE . - A h ! Merc i Mademoiselle. Vous voulez bien répondre à ma question ?

LA JEUNE FILLE . - Si vous voulez. Il se trouve d'ailleurs que je m'appelle Agnès.

ARNOLPHE . - A h oui ? Que c'est drôle ! Je suis ravi d'en connaître une autre. E h bien Agnès, vous qui avez vingt ans aujourd'hui, vous avez entendu mon morceau de discours sur le mariage. A quoi cela correspond-il pour vous ?

LA JEUNE FILLE . - Bof ! Que voulez-vous que je vous dise ? Ça ne correspond plus à rien. Je ne suis pas M L F , mais moi, un mec qui me balancerait ce programme, je l'enverrais drôlement sur les roses ! C'est ce qu'aurait fait Agnès d'ailleurs : si vous ne l'aviez pas étranglée, elle se serait tirée avec Horace, c'est sûr ! On n'a jamais vu un emmerdeur comme vous.

ARNOLPHE . - Voilà ! Bravo ma petite ! Vous avez dit le mot ! Voilà l ' immortal i té que Molière m'a faite : un emmerdeur et un cocu. Et que représente pour vous l'Ecole des femmes ? L a première fois que vous l'avez lue ou vue, qu'en avez-vous pensé ?

LA JEUNE FILLE . - D 'abord le ronron des vers m'a paru assom­mant et tout à fait dépassé. Avec des tas de mots biscornus en plus ! On ne parle plus comme ça ! Et puis...

LE COMÉDIEN . - Bien sûr, Mademoiselle, on ne parle plus comme ça, mais...

ARNOLPHE . - Laissez-la dire. Elle m'intéresse, cette petite. Et puis... disiez-vous ?

LA JEUNE FILLE . - Et puis, je m'y suis faite. C'était la mode en ce temps-là d'écrire en vers, comme d'avoir des robes à panier, en somme. Bon ! V a pour les vers ! Quant à la pièce... Ben... elle m'a fait rigoler forcément ! C'est toujours marrant de voir un connard qui se fait rouler par un boudin !

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ARNOLPHE . - Je ne le lui ai pas fait dire ! Et mon amour pour Agnès, qu'en pensez-vous ? Est-ce qu' i l vous a paru évident ? Est-ce qu ' i l vous a touchée ?

AGNES . - Vous n'aviez qu ' à ne pas partir seul dix jours pour la campagne, si vous l'aimiez tant. Vous n'aviez qu ' à l'emmener avec vous, et surtout vous n'aviez qu ' à lui faire l 'amour ! Elle était à votre merci et elle ne savait rien de l 'amour ! Vous n'avez rien de répugnant ! J 'ai des tas de copines qui ont des amants de quarante piges. Il paraî t que ce sont les meilleurs ! A u lieu de lui casser les pieds avec votre barbe, votre toute-puissance et vos maximes, vous n'aviez qu ' à lui faire un peu de gringue et vous la mettiez dans votre lit quand vous vouliez. Et peut-être qu'elle n'aurait pas t rouvé ça désagréable du tout, la môme Agnès ! Vous vous seriez mariés après, si ça avait bien collé entre vous. Rien ne pressait. Il fallait coucher d'abord ! Et le plus tôt possible !

ARNOLPHE . - E n somme vous trouvez idiot le postulat même de la pièce ?

AGNES . - On le prend comme on prend les trucs de guignol ! Mais ça ne correspond à rien d'aujourd'hui. Arnolphe, pour moi , est la marionnette d'un immense crétin. Mais on sent que sa connerie est tout le temps voulue, alors on n'y croit pas !

ARNOLPHE . - Et vous ne croyez pas non plus à son amour ?

AGNES . - Son amour ? Oui , si on veut ! Mais Molière fait de vous un personnage tel que ça ne peut que rater. On sait dès la première scène que vous serez cocu. Comment voulez-vous que ça marche avec un tordu qui vend une salade pareille ? C'est pas idiot, une femme ! Elle a pas besoin d'école pour piger vite fait le genre de mec à qui elle a affaire.

ARNOLPHE . - Et voilà la nouvelle Critique de l'Ecole des femmes ! Et voilà le chef-d'œuvre immortel de théâtre classique et ce qu' i l en reste ! Une jeune fille de vingt ans regarde ça du bout de son microscope comme un fossile préhistor ique. Pour elle, tout est guignolesque (c'est-à-dire puéril), dépassé, appartenant au temps des robes à panier ; quant à mon amour pour Agnès, i l se

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ramène à ceci : j ' a i été un connard de ne pas commencer par la baiser.

AGNES . - Vous m'avez demandé de dire ce que je pensais, je l 'ai dit !

ARNOLPHE . - Et je vous en remercie, Mademoiselle. Tout cela me conforte dans mon sentiment à l 'égard de Molière. A h ! on peut dire qu'en me mettant au monde, i l m'a fait un cadeau ! M o n avocat l 'a fait remarquer tout à l'heure et i l a eu raison. Molière n'a pas seulement fait de moi un cocu éternel mais encore un « immense crétin » quand je ne me rends même pas compte qu 'Agnès lit comme tout le monde et qu'elle écrit de façon ravissante ; idiot encore quand je m 'é tonne qu'elle ne sache pas comment se font les enfants. Comme si, de mon temps, les autres jeunes filles le savaient ! Bien sûr que non ! Elles étaient toutes des jeunes dindes, élevées par de vieilles dindes, qui, elles, ne le savaient peut-être même pas non plus, ayant été instruites des choses de la vie par d'autres vieilles dindes qui n'avaient jamais su ce qu 'étai t un homme. Mais , de tout ça, Molière s'en fichait comme d'une guigne. L a salle riait et, lui , le public l'adorait. Il n'en demandait pas davantage. C'était un grand auteur mais aussi un grand cabot, vous savez ! Il a été assez souvent dans ma peau, je connais mon bonhomme ! Tenez, un jour... Mais je ne suis pas là pour faire une conférence sur Molière et sa façon de jouer Arnolphe. Qu'est-ce que vous voulez savoir encore, Monsieur ? Qu'attendez-vous de moi maintenant ?

LE SPECTATEUR . - Nous devons vous juger. Vous avez tué Agnès, ne l'oubliez pas.

ARNOLPHE . - Pardon. Si j ' a i tué Agnès, c'est que Molière l 'a tuée. M o i , je vous l 'ai dit, je n'ai jamais eu aucune initiative. Jamais. (J'en ai assez souffert.) Vous m'avez fait mon procès mais si Agnès est morte, vous l'avez dit au début (au comédien), Monsieur, c'est que Molière, pour une fois, n'a pas obéi à la L o i du genre qui veut le mariage final. Il a voulu que j ' é t rangle Agnès, je l 'ai fait. Le meurtrier ce n'est pas moi, c'est lui . Interrogez-le. Demandez-lui pourquoi i l l 'a tuée. Il m 'é tonne-rait qu ' i l vous réponde. (I! attend.) Mais moi, je peux, puisque ça vous intéresse. Quand i l écrivait l'Ecole, Molière vivait les plus beaux jours de sa vie. Il était fou amoureux d'Armande, qu' i l

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venait d 'épouser. Dans la pièce, i l l'appelle Agnès et i l lui donne, avec moi, la même différence d 'âge qu'entre Armande et lui . Il ne peut pas s 'empêcher d'identifier nos deux couples : le sien et le mien, ni de s'identifier, lu i , à Arnolphe, car la jalousie, c'est l'obsession de Molière. Il commence par celle du Barbouillé, i l continue avec Sganarelle (le cocu imaginaire), puis avec Arnolphe, et i l poursuivra avec Alceste. Molière en amour, c'est d'abord le jaloux. Et, en écrivant sa pièce, i l ne peut pas ne pas penser qu'Armande est jeune, belle, coquette, i l voit les hommages qu'elle reçoit déjà et la façon dont elle les apprécie. Il projette son couple dans l'avenir. Il y pense au long de son travail tout en accumulant bien sûr les ridicules du jaloux et les trucs pour qu' i l fasse rire, et le jour où i l écrit la fameuse scène du V , i l imagine peut-être Armande lui dire (mais elle, cruel­lement) :

« Untel avec deux mots en ferait plus que toi. »

Peut-être, ce jour- là , Armande était là, devant lui , adorable et adorée . J 'a i bien connu Molière : s'il a imaginé que la petite phrase d 'Agnès pouvait un jour être dite par Armande, i l a voulu aussitôt tuer Armande. Et i l a tué Agnès - parce qu ' i l était un auteur dramatique. Ces gens-là sont des assassins en puissance qui se défoulent dans leurs pièces ; ils font faire à leurs personnages ce qu'ils ne peuvent pas faire eux-mêmes dans la vie.

Mesdames et Messieurs, je pense que me voilà hors de cause. M o n procès n'avait pas plus de sens que n'aurait celui de Molière s'il m'avait fait tuer Agnès. Ce procès est né de votre imagination et, puisque c'est elle qui m'avait convoqué ce soir, je vous remercie encore de m'avoir donné une occasion de quitter un moment mon personnage et mon époque , une occasion aussi de faire enfin du théâtre hors de ma prison séculaire : l'Ecole des femmes. Maintenant plaignez-moi : je retourne à mon immortal i té . Pour moi, finita la comedia ! Je vais retrouver pour toujours mes alexandrins ! - et mes cornes !

(Il sort.)

LE COMÉDIEN . - Mesdames, Messieurs, je suis intervenu tout à l'heure un peu brutalement et je m'en excuse, mais pour moi,

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notre spectacle était terminé. Je me suis incliné devant les échanges qui ont semblé vous intéressser et je me demande même, maintenant, si nous ne pourrions pas envisager de reproduire cette formule tous les soirs. Je remercie Monsieur, ainsi que Mademoiselle, de leurs interventions. Elles m'auront peut-être appor té une bonne idée à creuser. Après tout, donner la parole au public et le laisser entrer dans le jeu, c'est aussi du théâtre . Et ic i , nous ne faisons que ça.

RIDEAU

A N D R É R O U S S I N de l'Académie française