La Passante du Sans-Souci

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JOSEPH KESSEL

de VAcadêmie française

La Passante

du Sans-Souci

mf

GALLIMARD

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous les pays, y compris l'U.R.S.S.

@ Editions Gallimard, 1936.

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A la mémoire de Noël Garnier

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PREMIÈRE PARTIE

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CHAPITRE PREMIER

Ce samedi, la femme passa devant moi à lamême heure environ que les nuits précédentes.

Un petit jour gluant, porteur de brume etde suie, s'annonçait à des signes indéfinissa-bles.

Peut-être dans les autres zones de la ville

où la vie suivait une cadence mieux réglée surla lumière et l'ombre du ciel, percevait-on ceblémissement glacé des avenues et ce frileuxsilence par lesquels s'épuise la puissance noc-turne. Mais au carrefour où je me tenais, lesfeux des cafés, les lettres ardentes des ensei-

gnes qui mouraient et renaissaient sur lesfaçades des établissements de nuit, les trompesdes voitures, le mouvement du peuple de plai-sir, défendaient Montmartre contre les pre-miers pas du matin.

Pourtant leur cheminement me fut sensible.

Je ne sais pourquoi, le vent coulis, qui venaitde la porte entrebâillée et me mordait les jam-

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bes depuis deux heures, se fit plus pénétrant.Une très vague cendre crépusculaire tremblasur la vitre embuée à laquelle s'appuyait monfront trop chaud.

Encore une nuit de tirée, dit Emile, le

garçon du Sans-Souci.Il ne changeait pas sa manière d'engagtr

l'entretien. Sa conversation était pauvre etbanale. Je m'y serais toutefois soumis, telle-ment la fatigue et la fièvre supprimaient enmoi toute résistance intérieure, si je n'avaisvu surgir la femme dans la clarté mouilléeque projetaient sur le trottoir les glaces ducafé.

C'était sa sixième apparition.Depuis le début de la semaine, cette femme

était venue au moment où la nuit s'achevait,

avait marché le long du Sans-Souci, séparée demoi par la seule épaisseur de la vitre, et avaitcontinué dans la direction de la rue Victor-

Massé. Je n'avais jamais pu distinguer sonvisage qu'elle tenait incliné vers le sol. Sonallure avait suffi à fixer mon attention, monangoisse.

Elle avançait très vite, d'un pas en mêmetemps mécanique et faussement assuré. Desgouttes de pluie tremblaient sur ses beauxcheveux nus. Malgré le mauvais temps, elletenait son cou largement dégagé hors d'un

épais manteau de zibeline. La silhouette était

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jeune. La fourrure qui l'enveloppait donnaità la chair une sourde richesse. Et pourtant,j'eus, dès la première fois, l'impression singu-lière d'une parenté entre cette passante et lesvieilles pauvresses à moitié démentes que l'onvoyait traverser les carrefours illuminés deMontmartre en branlant la tête et parlant àhaute voix.

Ce rapprochement absurde tenait-il aucaractère hâtif, traqué de la démarche ? Al'aube d'hiver dont les rets enveloppaient lemonde ? A la fièvre qui me rongeait cettesaison ? Au sentiment de tristesse infinie,

d'obligation stupide et fatale par lequel je mevoyais, chaque nuit, sans argent, sans désir,sans plaisir, poussé vers Montmartre, échouéau Sans-Souci ?

On ne peut dénombrer exactement les rai-sons qui agissent sur un cerveau travaillé parun mal lent à se déclarer, l'insomnie, l'usuredu travail et de la débauche.

Ce dont je suis sûr, c'est que cette femmesans chapeau, sous la bruine de février, quisupportait avec impatience un manteau tropriche, lorsqu'elle m'effleura d'un contact quela vitre arrêtait, fit naître en moi une peurconfuse et fascinante.

Spectre sans visage. Corps lancé dans lanuit. Cette chevelure cuivrée, abondante.

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Ce cou blanc comme une cible. Et cette course

de fille aux abois.

J'eus si fortement la sensation d'une fuite

et d'une chasse que j'écrasai ma figure contrele transparent obstacle pour surprendrel'homme ou les hommes qui étaient sur sapiste.

Mais la femme s'était depuis longtempseffacée dans la brume jaunie par les réverbè-res sans que je visse poindre un policier ouun souteneur.

Personne ne menaçait la fugitive. C'est enelle-même que vivait la poursuite.

Il en fut ainsi le lendemain, le surlendemain,

les jours suivants.L'aube s'insinuait difficilement dans les rues

de Montmartre. Sans force ni pensée, tantôttransi et tantôt brûlant, j'attendais que le vraimatin parût pour revenir chez moi. Tel étaitalors le pouvoir de l'habitude qui me tenait,plus efficace que les premières atteintes de lamaladie, que l'impécuniosité et même quel'ennui mortel où je macérais au Sans-Souci.Mais là seulement j'avais quelque crédit.

Au moment où je touchais le fond de lafatigue, la femme passait. Et le néant de maservitude était si absolu que ce passage prittrès vite pour moi une importance insensée.Sans en avoir clairement conscience, je guet-tais cette ombre comme une nécessité pour ma

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rêverie fiévreuse. Mais bien que je fusse inté-rieurement préparé à son apparition et qu'ellene variât jamais de quelques minutes, elle meheurta chaque fois comme un choc physique.

Je crois que sa régularité même, l'inclinai-son pareille de la tête, le trajet identique, ladémarche qui reproduisait strictement cellede la veille, m'inspiraient l'effroi que j'éprou-ve toujours devant l'automatisme des fous.

La cinquième nuit, cette femme devint pourmoi une obsession. Son image me talonnasans miséricorde dans toutes mes occupationsde la journée. Le matin suivant elle fut denouveau devant le Sans-Souci.

Je ne pus résister davantage et me précipi-tai sur ses pas.

Quelle fut ma déception de ne point retrou-ver sa trace Pourtant j'avais fait de monmieux pour ne pas perdre une seconde en meglissant parmi les consommateurs qui encom-braient les banquettes et le comptoir du Sans-Souci. Mais c'était l'heure où la presse, dans lecafé, se trouvait portée à son comble lefroid de l'aube, la fermeture des restaurantsde luxe, rabattaient vers le Sans-Souci unecohue de misérables et de désœuvrés. Ils frei-

nèrent quelque peu mon élan. Par surcroît demauvaise chance, un groupe compact sortait,à l'instant où je fus dehors, d'une vaste usineà plaisir située au coin de la rue Victor-Massé.

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Quand je l'eus dépassé en courant, je ne trou-vai, sur le trottoir humide et boueux, que troisfilles qui grelottaient sous un réverbère,maquillées de fards violents et d'une expres-sion tragique.

Au soir de ce jour, j'avais une fièvre intenseet tenais difficilement debout. Et je croisque même l'intoxication de la vie nocturnen'eût pas réussi à me faire sortir. Mais la pas-sante du Sans-Souci me hantait à l'égal d'uneidée fixe. Il est probable que si, la veille, ellene m'avait pas échappé, le courage m'eût faitdéfaut pour l'aborder. Du moins aurais-jeconnu ses traits et où elle se rendait. Cette

ombre fuyante eût pris pour moi substancehumaine. Et peut-être eussé-je été, ainsi, satis-fait. Mais sa disparition achevait d'exaspérerle sentiment anxieux que m'inspirait cettefemme.

Pour arrêter la grêle interne qui me battaitles tempes, il me fallait appréhender le fantômeaux cheveux nus et ruisselants de pluie.

Or je savais bien que si je cédais à la brisurede mes membres, à la faiblesse brûlante de mon

corps, si je m'étendais, fût-ce pour un brefrépit, je n'aurais plus la force de me relever.Le seul moyen de me trouver à l'instant vouludevant la passante fugitive était de rejoindre,étape par étape, le Sans-Souci.

Je ne me rappelle que très confusément cette

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nuit. J'allais, ainsi qu'un automate, d'un bar àun autre. Les grogs fumants n'arrivaient pas àme réchauffer. L'alcool n'avait aucune prise surmes nerfs. Ils lui échappaient comme ilsm'échappaient à moi-même.

Par moments, une étrange et délicieuse luci-dité organisait dans mon esprit, mieux qu'àl'état normal, les idées, les rapports, les images.Puis c'était le vide, l'ombre et, entre les paroiscrâniennes, le tambourin de la fièvre.

La maladie et l'ivresse ont ceci de commun,

quel que soit l'état d'égarement ou d'absence,que toujours surnage le désir majeur. Il n'y amême que lui qui fasse agir, qui coordonne lesmouvements mal liés, les pensées fragmentai-res, incohérentes.

La vertu de cet invisible aimant me permitseul, j'en suis assuré, de parvenir à pied (jen'avais pas de quoi prendre un taxi) jusqu'aucarrefour du Sans-Souci. Le temps était encoreîloigné de l'apparition que guettait en moi uneavidité à laquelle je ne prenais plus de part.Mais je ne pus me résoudre à l'attendre dansle café.

Une peur morhide, incontrôlable, me possé-dait. Peut-être cette fois-ci la passante seprésenterait-elle plus tôt. Peut-être ne pour-rais-je pas me lever de la banquette.

Je me postai sur le trottoir en face de la ban-quette même où j'avais l'habitude de m'asseoir.

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A travers la vitre je voyais tous les détails ducuir fendillé. Il m'arrivait, par instants, d'ysuperposer ma propre image.

La pluie tombait sur mes vêtements, les tra-versait, pénétrait jusqu'à ma peau fébrile. Jen'en souffrais pas. Mais le poids que l'humiditéajoutait à mon manteau, à mon veston, me fitfléchir les genoux. Je dus m'appuyer contre lemur.

Ce fut dans cette attitude que je distinguai,venant de la rue de Douai, la forme qui m'obsé-dait.

Aujourd'hui je comprends le faible cri quim'accueillit. Plus par les muscles que par lamémoire je me souviens de l'effort qui me déta-cha de la devanture du Sans-Souci. Pour moi

il fut affreusement pénible. Mais il dut, par saviolence même, paraître brutal et menaçant àcelle vers qui il me porta.

J'étais trempé. Un feutre déformé et le colrelevé de mon manteau dérobaient mes traits.

A cette heure, rien, assurément, ne ressemblaitdavantage à une agression que ma démarcheinsensée.

Mais comment, alors, en aurais-je pris cons-cience ? Toute mon activité vitale se trouvait

réduite au champ de ce visage que la craintebouleversait.

Fût-ce à cause d'elle que les yeux gris me

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parurent si grands, si tendre le front aux refletroux et si pitoyable, les lèvres pleines debonté ?

Je sais que je parlai, mais je n'arrive pas àretrouver le plus léger écho de ce que je pusdire. Soudain je vis se modifier l'expression dela figure qui me paraissait plus large et plushaute que celle des humains. Et j'entendis unevoix aux inflexions étrangères s'écrier

Mais vous n'êtes pas bien Mon DieuEt moi qui croyais que vous vouliez me prendrede l'argent ou m'en offrir.

Je me rappelle que je me mis à rire d'un rirequi n'était pas le mien.

Il faut rentrer tout de suite, dit l'étran-

gère.Comme je ne comprenais pas, elle ajouta

Je vous accompagne.Elle arrêta une voiture, me demanda mon

adresse.

Je n'avais plus aucune consistance. J'obéis.De ce trajet il ne me reste qu'une impres-

sion la mollesse et l'humidité d'une épaissefourrure.

A ma porte, la passante du Sans-Souci mequitta.

Il m'attend, il m'attend, répétait-elle.

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CHAPITRE II

Il est peu d'événements dans mon existenceque je puisse ranger sous un signe aussi favo-rable que la maladie dont je fus, pendantquelques jours, la proie inconsciente et totale.

Les accidents ne portent pas en eux-mêmesleur véritable poids. Tout dépend de l'heureà 'aquelle ils se manifestent. Et si certains,par une coïncidence cruelle, peuvent fausseret rompre une vie attaquée dans sa vigueur,dans la sève de son élan, d'autres, au contraire,

lui impriment l'arrêt, lui donnent le reposnécessaire, au moment précis où elle se lais-sait filer sur une pente mortelle.

Lorsque la passante du Sans-Souci meramena, il me fallait une halte qui me fûtimposée en dehors de moi. Il me la fallait,même épuisante, même dangereuse.

Aucun succès ne m'eût été aussi bienfaisant.

Un accroissement imprévu de ressources n'au-rait fait que m'aider dans l'usure de moi-même

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