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    Jo Nesb

    Rue Sans-Souci

    Une enqute

    de l'inspecteur Harry Hole

    Traduit du norvgienpar Alex Fouillet

    Gallimard

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    Titre original et copyrights

    Titre original :

    SORGENFRI

    Jo Nesb et H. Aschehoug & Co, Oslo, 2002,2003.

    Gaa ditions, 2005, pour la traduction franaise.

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    PREMIRE PARTIE

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    CHAPITRE PREMIER

    Le plan

    Je vais mourir. Et a na aucun sens. Ce ntait pas a, le plan, pas le mien, en tout cas.Que je me sois malgr tout constamment achemin vers a sans le savoir, passe encore. Mais monplan ntait pas celui-l. Mon plan tait meilleur. Mon plan avait du sens.

    Jai les yeux braqus sur le canon dune arme feu, et je sais que cest de l quil va venir.Le messager. Le passeur. Cest le moment dun tout dernier rire. Si vous voyez de la lumire dansle tunnel, il est possible que ce soit un jet de flammes. Cest le moment dune toute dernire larme.Nous aurions pu faire quelque chose de bien de cette vie, toi et moi. Si nous avions suivi le plan.Une dernire pense. Tout le monde demande quel est le sens de la vie, mais personne quel est lesens de la mort.

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    CHAPITRE 2

    Astronaute

    Le vieil homme voqua Harry limage dun astronaute. Les petits pas comiques, lesmouvements raides, le regard noir et mort, et les semelles qui tranaient sans discontinuer sur leparquet. Comme sil craignait de perdre contactavec le sol et de senvoler dans lespace.

    Harry regarda lheure sur le mur de briques blanches au-dessus de la porte. 15 h 16. Delautre ct de la vitre, dans Bogstadveien, les gens passaient toute vitesse, se htant, comme tousles vendredis. Le soleil bas doctobre se reflta dans le rtroviseur dune voiture qui sloignapniblement dans la circulation, dense cette heure de pointe.

    Harry se concentra sur le vieil homme. Chapeau et lgant cache-poussire gris qui, il estvrai, pouvait avoir besoin de passer chez le teinturier. Et en dessous : veste en tweed, cravate et

    pantalon gris us, aux plis extrmement nets. Chaussures luisantes aux talons rongs. Lun de cesretraits dont Majorstua semble si densment peupl. Ce ntait pas une supposition. Harry savaitquAugust Schulz avait quatre-vingt-un ans, et que ctait un ex-commerant en prt--porter quiavait pass toute sa vie Majorstua, hormis pendant la guerre, quand il avait vcu dans unebaraque Auschwitz. Et il devait ses genoux raides une chute de la passerelle au-dessus deRingveien quil empruntait rgulirement pour aller voir sa fille. Limpression de poupemcanique tait renforce par les bras quil tenait plis angle droit et quipointaient vers lavant.Une canne tait suspendue son avant-bras droit, et la main gauche treignait un bulletin devirement bancaire quil tendait dj au jeune homme cheveux courts du guichet 2, dont Harry nevoyait pas le visage, mais dont il devinait les yeux qui regardaient le vieil homme avec un mlangede compassion et dagacement.

    Il tait 15 h 17, et August Schulz avait finalement atteint son but. Harry soupira.Au guichet 1, Stine Grette comptait sept cent trente couronnes pour un garon portant un

    bonnet de laine bleu qui venait de lui tendre une quittance de remboursement. Le diamant quelleportait lannulaire gauche scintillait chaque billet quelle posait sur le comptoir.

    Harry ne pouvait pas le voir, mais il savait qu droite du garon, devant le guichet 3, unefemme attendait prs dun landau quelle faisait avancer et reculer par pure distraction, puisquelenfant dormait. La femme attendait dtre servie par madame Brnne, elle-mme occupe expliquer bruyamment un type quelle avait au tlphone quil ne pouvait pas payer par virementautomatique sans que le bnficiaire lait accept en signant un document, et quelle travaillaitdans une banque et pas lui, alors ne pouvaient-ils pas clore ce dbat ?

    Au mme instant, la porte de lagence bancaire souvrit et deux hommes, un grand et unpetit, vtus de combinaisons sombres, entrrent prestement dans lespace clients. Stine Grette levales yeux. Harry regarda sa montre et commena compter. Les hommes filrent dans le coin oStine Grette tait assise. Le grand se dplaait comme pour viter des flaques de boue, tandis quele petit avait la dmarche chaloupe de celui qui sest compos une musculature trop dveloppepour sa morphologie. Le garon au bonnet bleu se retourna lentement et alla vers la porte, sioccup recompter son argent quil naccorda aucune attention aux deux individus.

    Salut , dit le grand Stine avant de savancer et de poser avec fracas une valise noire sur

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    le comptoir. Le petit mit une paire de lunettes verres miroirs, avana et posa une valise noireidentique, ct. Largent ! couina-t-il. Ouvre la porte !

    Ce fut comme appuyer sur la touche Pause. Tout se figea. La seule chose qui prouvait quele temps ne stait pas arrt, ctait la circulation au-dehors. Et la trotteuse sur la montre de Harry,qui indiquait que dix secondes staient coules. Stine appuya sur un bouton sous le guichet. Il y

    eut un grsillement lectronique, et le petit poussa du genou la porte basse, tout contre le mur. Qui a la cl ? demanda-t-il. Vite, on na pas toute la journe !Helge ! cria Stine par-dessus son paule.Quoi ? La voue venait de lintrieur de lunique bureau de lagence, dont la porte tait

    ouverte. On a de la visite, Helge ! Un homme portant un nud papillon et des lunettes de lecture apparut. Ces messieurs dsirent que tu ouvres le DAB, Helge , dit Stine.Helge Klementsen posa un regard vide sur les deux hommes en uniforme, qui taient

    passs de lautrect du comptoir. Le grand jetait des coups dil nerveux vers la porte, mais lepetit avait les yeux fixs sur le chef dagence.

    Ah, oui, bien sr, hoqueta Helge Klementsen comme sil venait de se rappeler unrendez-vous oubli, avant dclater dun violent rire de crcelle.Harry ne bougea pas un muscle, laissant juste ses yeux emmagasiner les dtails des

    mouvements et des mimiques. Vingt-cinq secondes. Il continua regarder lheure au-dessus de laporte, mais dans lextrme coin de son champ devision, il put voir le chef dagence ouvrir ledistributeur automatique par lintrieur, en extraire deux oblongues cassettes billets et lesremettre aux deux hommes. Tout se passa rapidement et en silence. Cinquante secondes.

    Celles-ci sont pour toi, bonhomme ! Le petit avait sorti de sa valise deux cassettesidentiques, quil tendit Helge Klementsen. Le chef dagence dglutit, hocha la tte, les attrapa etles installa dans le DAB.

    Passez un bon week-end ! dit le petit en se redressant et en refermant la main sur lapoigne de la valise. Une minute et demie.

    Pas si vite , dit Helge.Le petit se figea.Harry aspira ses joues et essaya de se concentrer. La quittance dit Helge.Pendant un long moment, les deux hommes regardrent le petit chef dagence chenu. Puis

    le petit se mit rire. Un rire aigu, lger, qui sonnait faux, comme celui des gens qui marchent auspeed.

    Tu ne crois quand mme pas que nous avions prvu de nous barrer dici sans signer ?Donner deux millions sans signature, quoi ?

    Eh bien dit Klementsen. Lun de vous a failli oublier, la semaine dernire.Il y a tellement de petits nouveaux qui conduisent des vhicules de transport de fonds, en

    ce moment mme , dit le petit en dtachant les exemplaires rose et jaune qui portaient prsent sasignature et celle de Klementsen.

    Harry attendit que la porte se soit referme pour regarder de nouveau sa montre. Deuxminutes dix.

    travers la porte vitre, il vit sen aller la camionnette blanche orne du logo Nordea.Les conversations entre les clients de lagence reprirent. Harry navait pas besoin de

    compter, mais il le fit quand mme. Sept. Trois derrire les guichets et trois devant, y compris le

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    bb et le charpentier en salopette qui venait dentrer et de sasseoir la table au centre de lespaceclients pour crire son numro de compte sur un bordereau de versement dont Harry savait quiltait au bnfice de Saga Solreiser.

    Au revoir , dit August Schulz en commenant traner les pieds vers la sortie.Il tait trs exactement 15 h 21 mn 10 s, et cest cet instant que a commena rellement.

    Quand la porte souvrit, Harry vit Stine Grette lever rapidement la tte de ses papiers, et seremettre les consulter immdiatement. Puis elle se redressa nouveau, lentement, cette fois.Harry regarda vers la porte. Lhomme qui venait dentrer avait dj descendu la fermeture clair desa combinaison et en avait extrait un fusil AG3 noir et olive. Une cagoule de laine bleu marinemasquait tout son visage lexception de ses yeux. Harry recommena compter, en repartant dezro.

    Comme chez une marionnette de Henson, la cagoule se mit sagiter lendroit o auraitd se trouver la bouche : This is a robbery. Nobody moves[1].

    Il navait pas parl fort, mais le mme silence quaprs un coup de canon sabattit dans lepetit local confin.

    Harry regarda Stine. Par-dessus le bruit de la circulation, il entendit le doux cliquetis queproduit larme bien huile lorsque lhomme chargea. Lpaule gauche de la femme sabaissaimperceptiblement.

    Une fille courageuse, se dit Harry. Ou tout simplement morte de peur. Aune, le charg decours de psychologie lcole de Police, avait dit que quand les gens ont suffisamment peu r, ilscessent de rflchir et agissent en fonction de la faon dont ils se sont programms lavance. Laplupart des employs de banque appuient presque en tat de choc sur le dclencheur de lalarmesilencieuse anti-hold-up, prtendait Aune en se basant sur le fait que quand on les interroge aprscoup, beaucoup ne se souviennent pas sils ont dclench lalarme ou non. Ils fonctionnent enpilotage automatique. Exactement comme un braqueur qui sest auto-programm pour abattre tousceux qui essaieraient de larrter, selon Aune. Plus le braqueur a peur, plus la probabilit quequelquun arrive le faire changer davis est faible. Harry ne bougea pas, il essaya justedapercevoir les yeux du braqueur. Bleus.

    Le braqueur se dfit dun sac dos noir quil laissa tomber par terre, entre le DAB et le typeen salopette de charpentier qui tenait toujours son crayon, la pointe dans la dernire boucle dunhuit. Lindividu en noir parcourut les six pas qui le sparaient de la porte basse des guichets, sassitsur le bord, passa les jambes par-dessus et vint se placer juste derrire Stine Grette qui regardaitsilencieusement droit devant elle. Bien, se dit Harry. Elle connat les consignes, elle ne provoquepas le braqueur en le dvisageant.

    Lhomme leva le canon de son arme vers la nuque de Stine, se pencha en avant et luimurmura quelque chose loreille.

    Elle navait pas encore cd la panique, mais Harry voyait la poitrine de Stine se souleveret sabaisser. Ctait comme si son corps frle navait pas assez dair sous le chemisier blanc tout coup trop troit. Quinze secondes.

    Elle se racla la gorge. Une fois. Deux fois. Puis le son revint finalement dans ses cordesvocales :

    Helge. Les cls du DAB. Sa voix tait faible et rauque, compltement mconnaissablepar rapport celle qui avait prononc pratiquement les mmes mots trois minutes plus tt.

    Harry ne le vit pas, mais il savait que Helge Klementsen avait entendu la rpliquedouverture du braqueur, et quil tait dj la porte de son bureau.

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    Vite, sinon Sa voix tait peine audible, et dans le silence qui suivit, les semellesdAugust Schulz sur le parquet furent la seule chose quon entendt, comme des balais frottscontre la peau dune caisse claire en un rythme shuffle extrmement lent.

    il me descend. Harry regarda par la fentre. Une voiture attendait vraisemblablement quelque part

    au-dehors, moteur allum, mais il ne pouvait pas la voir do il tait. Il ne voyait que des gens etdes voitures qui passaient dans une quitude plus ou moins marque. Helge Sa voix tait suppliante.Allez, maintenant, Helge, se dit Harry. Harry en savait galement pas mal sur le chef

    dagence vieillissant. Il savait quil avait deux caniches royaux, une femme et une fille encein tefrachement conduite, qui lattendaient la maison. Quils avaient boucl les sacs et quils taientprts partir pour leur chalet de montagne aussitt que Helge Klementsen rentrerait du boulot.Mais cet instant, Klementsen avait la sensation dtre sous leau, dans un de ces rves o tous lesgestes sont lents quels que soient les efforts dploys pour faire vite. Puis il apparut dans le champde vision de Harry. Le braqueur avait fait tourner la chaise de Stine de sorte quil se trouvaitderrire elle, face Helge Klementsen. Comme un enfant inquiet qui va nourrir un cheval,

    Klementsen tait cambr en arrire, et tendait la main tenant le trousseau de cls aussi loin quepossible. Le braqueur chuchota quelque chose dans loreille de Stine en braquant son arme surKlementsen qui recula de deux pas mal assurs.

    Stine se racla la gorge. Il te dit daller ouvrir le DAB et de mettre les nouvelles cassettes dans le sac noir. Comme hypnotis, Helge Klementsen fixait des yeux larme braque surlui. Tu as vingt-cinq secondes avant quil tire. Sur moi. Pas sur toi. Klementsen ouvrit la bouche et la referma, comme pour dire quelque chose. Maintenant, Helge , dit Stine. La serrure automatique grsilla, et Helge Klementsen

    traversa lagence pas lents.Trente secondes staient coules depuis le dbut du braquage. August Schulz tait

    pratiquement arriv la porte. Le chef dagence tomba genoux devant le DAB et regarda sontrousseau, qui comptait quatre cls.

    Plus que vingt secondes , fit la voix de Stine.Commissariat de Majorstua, pensa Harry. Ils sont en train de monter en voiture. Huit pts

    de maisons. Vendredi, heure de pointe.Les doigts tremblants, Helge Klementsen choisit une cl et lintroduisit dans la serrure.

    Elle simmobilisa mi-chemin. Helge Klementsen appuya plus fort. Dix-sept.Mais commena-t-il.Quinze. Helge Klementsen sortit la cl et en essaya une autre. Celle-ci entra compltement, mais

    refusa de tourner. Mais bon sangTreize. Utilise celle avec le morceau de scotch vert, Helge. Helge Klementsen regarda son trousseau de cls comme sil le voyait pour la premire fois. Onze. La troisime cl entra. Et tourna. Helge Klementsen ouvrit la porte du coffre et se tourna

    vers Stine et le braqueur. Il faut que je dbloque une serrure pour arriver aux cass

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    Neuf ! cria Stine.Helge Klementsen laissa chapper un sanglot et se mit passer les doigts sur les crans des

    cls, comme sil ne voyait plus rien, et comme si les crans de chaque cl indiquaient en braillequelle tait la bonne.

    Sept.

    Harry se concentra et couta. Pas encore de sirnes de police. August Schulz saisit lapoigne de la porte.Un frou-frou mtallique accompagna la chute du trousseau sur le parquet. Cinq , murmura Stine.La porte souvrit et les bruits de la rue dferlrent dans lagence. Harry entendit au loin

    dcrotre une note bien connue, plaintive. Et reprendre. Les sirnes de la police. Puis la porte sereferma.

    Deux. Helge ! Harry ferma les yeux et compta jusqu deux. L ! Ctait Helge Klementsen qui criait. Il tait venu bout de la deuxime serrure, et

    tirait, accroupi, sur les cassettes qui staient manifestement coinces.

    Laisse-moi juste sortir largent! Je cet instant, il fut interrompu par un hurlement strident. Harry regarda lautre bout delagence, o la cliente, frappe dhorreur, regardait le braqueur immobile et son arme pointe sur lanuque de Stine. La nnette cligna deux fois des yeux et hocha silencieusement la tte vers lelandau, o le cri denfant ne cessait de grimper dans les aigus.

    Helge Klementsen manqua de tomber la renverse quand la premire cassette quitta sesrails. Il tira le sac noir lui. En lespace de six secondes, toutes les cassettes taient dans le sac. Surun ordre, Klementsen referma la fermeture glissire et retourna contre le comptoir. Le touttransmis par la voix de Stine, qui tait prsent tonnamment calme et assure.

    Une minute et trois secondes. Le braquage tait termin. Largent se trouvait dans un sac,au milieu de la pice. Dans quelques secondes, les premiers policiers seraient l. Dans quatreminutes, dautres vhicules de police auraient ferm les voies de retraite immdiate autour d u lieudu hold-up. Toutes les cellules du corps du braqueur devaient crier quil tait plus que temps de setailler les fltes. Il se passa alors quelque chose que Harry ne comprit pas. a navait toutbonnement aucun sens. Au lieu de senfuir, le braqueurfit tourner la chaise de Stine de sortequelle se retrouve face lui. Il se pencha vers lavant et lui murmura quelque chose. Harry plissales yeux. Il faudrait quil se fasse examiner les yeux, un jour. Mais il vit ce quil vit. Quelleregardait le braqueur sans visage tandis que le sien effectuait une lente mtamorphose au fur et mesure que le sens des propos du braqueur semblait lui apparatre. Ses sourcils fins et biendessins formrent deux S au-dessus de ses yeux qui semblaient grossir dmesurment, sa lvresuprieure se tordit et les coins de sa bouche pointrent vers le bas en un rictus grotesque. Lenfantcessa de pleurer aussi soudainement quil avait commenc. Harry retint son souffle. Car il savait.Ctait un instantan, un tableau de matre. Deux personnes emprisonnes dans linstant o lunevient de signifier lautre son arrt de mort, le visage masqu deux empans du visage nu. Lebourreau et sa victime. Le canon pointe vers la fossette sus-sternale et le petit cur en or qui pendau bout dune fine chane. Harry ne le voit pas, mais il sent tout de mme le pouls battre sous lapeau fine de la femme.

    Un bruit plaintif, assourdi. Harry coute plus attentivement. Mais ce ne sont pas les sirnesde la police, seulement un tlphone qui sonne dans la pice d ct.

    Le braqueur se tourne et regarde vers la camra de surveillance qui pend du plafond,

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    derrire les guichets. Il lve une main et dploie ses cinq doigts gants, avant de refermer la main etde montrer lindex. Six doigts. Six secondes de trop. Il se tourne de nouveau vers Stine, saisitlarme des deux mains, la tient hauteur de hanche et relve le canon de sorte quil pointe vers latte de la femme, carte lgrement les jambes pour compenser le recul. Et le tlphone sonne,sonne. Une minute douze secondes. La bague de diamant de Stine scintille lorsquelle lve moiti

    la main, comme pour dire au revoir quelquun.Il est exactement 15 h 22 mn 22 s quand il fait feu. La dtonation est brve et assourdie.Stine part vers larrire sur sa chaise tandis que sa tte danse comme celle dune poupe casse.Puis la chaise bascule en arrire. Un bruit sourd accompagne la rencontre de sa tte et du coin dubureau, et Harry ne peut plus la voir. Il ne peut pas non plus voir la publicit pour la nouvelleretraite complmentaire de Nordea, qui est colle sur la vitre au-dessus des guichets et qui estmaintenant sur fond rouge. Il ne fait quentendre le tlphone qui sonne, encore et encore, insistantet colreux. Le braqueur se glisse par-dessus le guichet, court vers le sac au milieu de la pice. Ilfaut que Harry se dcide. Le braqueur attrape le sac. Harry se dcide. Il sextrait dun mouvementde sa chaise. Six longs pas. Et il y est. Et soulve le combin.

    Jcoute.

    Dans le silence qui sensuit, il entend les sirnes qui schappent de la tl du salon, un tubepakistanais de chez le voisin et des pas lourds dans la cage descalier, qui ressemblent ceux demadame Madsen. Puis un petit rire lui parvient de lautre bout du fil. Cest un rire en provenancedun pass recul. Pas dans le temps, mais pas moins recul pour autant. Comme soixante-dix pourcent du pass de Harry qui lui revient intervalle irrgulier comme de vagues rumeurs ou desmensonges sans dtours. Mais a, ctait une histoire quil pouvait confirmer.

    Tu as toujours cette attitude de macho, Harry ?Anna ?Mazette, impressionnant. Harry sentit une douce chaleur se rpandre dans son ventre, presque comme du whisky.

    Presque. Dans le miroir, il vit une photo quil avait affiche sur le mur oppos. De lui et de laFrangine, lors de lointaines vacances estivales Hvitsten, quand ils taient petits. Ils souriaientcomme le font les enfants quand ils pensent encore que rien de mauvais ne peut leur arriver.

    Et quest-ce que tu fais, un dimanche soir, Harry ?Eh bien Harry entendit sa propre voix qui sadaptait automatiquement celle de son

    interlocutrice. Un peu trop profonde, et un peu trop tranante. Mais ce ntait pas ce quil voulait.Pas maintenant. Il se racla la gorge et trouva un ton plus neutre :

    La mme chose que la plupart des gens.Cest--dire ?Je regarde une vido.

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    CHAPITRE 3

    House of Pain

    Regard la vido ? Le dfunt fauteuil de bureau hurla une protestation lorsque linspecteur de police

    Halvorsen se rejeta en arrire pour regarder son an de neuf ans, linspecteur principal HarryHole, avec une expression dincrdulit sur son visage jeune et empreint dinnocence.

    Ben oui , rpondit Harry en passant un pouce et un index sur sa peau fine et bouffie,sous des yeux injects de sang. Tout le week-end ?

    De samedi midi dimanche soir.Alors tu as pu tamuser un peu vendredi soir, donc. Oui. Harry sortit une chemise cartonne bleue de la poche de son manteau et la posa sur

    son bureau qui tait coll tte bche avec celui dHalvorsen. Jai lu les extraits desinterrogatoires. De son autre poche, Harry sortit un paquet gris de caf French Colonial. Halvorsen et lui

    partageaient un bureau presque tout au bout de la zone rouge, au sixime tage de lhtel de policede Grnland, et ils avaient fait lacquisition deux mois auparavant dune machine expressoRancilio Silvio qui occupait la place dhonneur sur larmoire archives, sous la photo encadredune jeune femme assise les pieds sur son bureau. Son visage couvert de taches de rousseursemblait tenter une grimace, mais ctait le rire qui lemportait. Le fond de la photo reprsentait lemur sur lequel le cadre tait accroch.

    Tu savais que trois policiers sur quatre ne savent pas peler correctement inintressant ? demanda Harry en suspendant son manteau au perroquet. Ils lcrivent ou bienavec deux n entre les deux i du dbut, ou bien

    Intressant.Quest-ce que tu as fait, ce week-end ?Vendredi, jtais dans une voiture devant lambassade des tats-Unis, cause dune

    alerte la voiture pige quun abruti anonyme avait donne par tlphone. Fausse alerte,videmment, mais ils sont tellement cran en ce moment quil a fallu quon y passe toute la soire.Samedi, jai de nouveau essay de trouver la femme de ma vie. Dimanche, jen suis venu laconclusion quelle nexiste pas. a a donn quoi, les interrogatoires sur le braqueur ? demandaHalvorsen en dosant le caf dans un double filtre.

    Nada , rpondit Harry en tant son pull-over. En dessous, il portait un T-shirt grisanthracite qui avait nagure t noir, et do les lettres Violent Femmes avaient pratiquementdisparu. Il se laissa tomber dans son fauteuil avec un gmissement.

    On na trouv personne qui ait vu le suspect dans les environs de la banque avant lebraquage. Un type est sorti du 7-Eleven de lautre ct de Bogstadveien et a vu le braqueurremonter Industrigata en courant. Il la remarqu cause de la cagoule. La camra de surveillancesitue lextrieur de lagence les montre au moment o le braqueur passe la hauteur du tmoin,devant une benne place devant le 7-Eleven. La seule chose intressante dans ce quil a dit et quonne voit pas sur la vido, cest que plus haut dans Industrigata le braqueur traverse deux fois la rue,du trottoir de droite sur celui de gauche.

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    Un type qui narrive pas se dcider pour savoir sur queltrottoir il doit cavaler a meparat assez inintressant, moi, dit Halvorsen en mettant le double filtre dans son support. Avecun seul n et deux s, donc.

    On ne peut pas dire que tu sois spcialement cal en braquages de banques, Halvorsen.Pourquoi le serais-je ? Nous, on est supposs mettre le grappin sur les meurtriers, et ce

    sont les mecs du Hedmark qui se chargent de coffrer les voleurs.Les mecs du Hedmark ?Tu ne las jamais remarqu, quand tu passes lOCRB[2] ? Cest plein de vestes tricotes

    main, et les mecs parlent tous des dialectes du Gudbrandsdal. Mais lindice, cest quoi ?Lindice, cest Victor.La brigade cynophile ?Celle qui est en gnral la premire sur les lieux, et a, un braqueur expriment le sait.

    Un bon clebs peut suivre un braqueur qui se dplace pied dans la ville, mais sil traverse la rue etsi des voitures passent par-dessus sa piste, le clbard la perd.

    Et alors ? Halvorsen tassa la poudre et acheva sa manipulation en lissant la surfacedune rotation de la presse, ce qui distinguait le professionnel de lamateur, avait -il affirm.

    a renforce le soupon quil puisse sagir dun braqueur bien entran. Et cet lment-l,pris individuellement, indique quon peut viser un nombre dramatiquement plus rduit de suspectsquon laurait fait autrement. Le chef de lOCRB ma racont que

    Ivarsson ? Je ne savais pas que vous tiez super potes ?On ne lest pas, il parlait au groupe denquteurs dont je fais partie. Et il nous a dit que le

    milieu du hold-up dOslo est compos de moins de cent personnes. Cinquante dentre eux sont sistupides, dops ou ct de leurs pompes quils se font prendre presque chaque fois. La moitidentre eux sont au trou, et on peut donc en faire abstraction. Quarante sont de vritables artisansqui arrivent sen tirer si quelquun les a aids prparer le coup. Et puis, il reste les dix pro, ceuxqui attaquent les vhicules de transport de fonds ou les caisses principales, et quon ne chopequavec un peu de veine. Ces dix-l, on essaie en permanence de savoir o ils sont. On vrifie leursalibis, aujourdhui. Harry jeta un coup dil Sylvia, qui crachotait sur larmoire archives.

    Et puis, jai parl Weber, de la Technique, samedi. Je croyais quil devait partir en retraite ce mois-ci.Quelquun avait mal calcul, a ne sera pas avant cet t. Punaise, il doit tre encore plus grinche que dhabitude ? dit Halvorsen en riant.Oh oui, mais pas pour a. Lui et ses gars nont absolument rien trouv.Rien ?Pas dempreintes digitales. Pas un seul cheveu. Mme pas une toute petite fibre dun

    vtement. Et les traces de ses chaussures montrent quelles taient flambant neuves. De sorte quon ne peut pas comparer leur usure avec ses autres paires ?Cor-rect, dit Harry en insistant sur le o.Et larme du braquage ? demanda Halvorsen en apportant prcautionneusement une

    tasse de caf la table de Harry. Quand il leva les yeux, il saperut que le sourcil gauche de Harrytait mont jusqu la racine de ses cheveux pratiquement rass. Excuse-moi. Larme du crime.

    Merci. Pas retrouve. Halvorsen sassit de son ct du bureau et but une gorge de caf. En bref, un type est entr dans une agence bancaire pleine de clients, en plein jour, a pris

    deux millions de couronnes et a assassin une femme avant de ressortir calmement dans une rue opasse peu de monde mais beaucoup de voitures, dans le centre de la capitale de la Norvge,

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    quelques centaines de mtres de lhtel de police. Et nous, les professionnels pays par lespouvoirs publics royaux, on na rien ? Harry hocha lentement la tte. Presque. On a la vido.

    Dont tu connais par cur la moindre seconde, si je ne me trompe pas. Mouais. Chaque dixime, je crois.Et tu peux pratiquement citer de mmoire les dpositions des tmoins ?

    Juste celle dAugust Schulz. Il a dit beaucoup de choses intressantes sur la guerre. Il anumr les noms de ses concurrents dans la confection, des soi-disant bons Norvgiens, quiavaient contribu ce que les possessions de sa famille soient confisques durant la guerre. Il saitexactement ce quils font aujourdhui. Mais il na pas ralis quun braquage avait eu lieu, tuimagines ?

    Ils finirent le caf en silence. La pluie claquait contre la fentre. Tu aimes bien cette vie, toi, dit soudain Halvorsen. Rester seul tout le week-end,

    chasser les fantmes. Harry sourit, mais ne rpondit pas. Je croyais que tu avais plaqu ton existence dermite, maintenant que tu as des

    obligations familiales.

    Harry jeta un regard davertissement son collgue. Je ne sais pas si je vois les choses de cette faon, dit- il lentement. On nhabite mme pasensemble, tu sais.

    Non, mais Rakel a un petit garon, et a change un peu les choses, non[3] ?Oleg, dit Harry en se tranant jusqu larmoire archives. Ils sont partis vendredi pour

    Moscou.Ah ?Procs. Le pre du gamin veut tre reprsentant lgal.Pas absurde, a. Quel genre de mec est-ce, en ralit ?Eh bien Harry redressa la photo suspendue lgrement de travers, au-dessus de la

    machine caf. Cest un professeur que Rakel a rencontr et pous quand elle travaillait l-bas.Il vient dune vieille famille bourre de pognon, daprs Rakel, ils ont une norme influencepolitique.

    Ils connaissent peut-tre quelques juges, alors ?Certainement, mais on pense que a se passera bien. Le pre est compltement givr, et

    tout le monde le sait. lgant pochard qui matrise mal ses impulsions, tu vois le genre.Je crois. Harry leva brusquement les yeux, juste temps pour voir Halvorsen effacer un grand

    sourire.Il tait de notorit publique dans la police que Harry avait des problmes avec lalcool.

    Lalcoolisme nest pas un motif valable pour licencier un policier, mais le fait de se pointer beurrau boulot lest. La dernire fois que Harry avait craqu, ctaient ceux qui occupaient les tagessuprieurs qui avaient mis la possibilit dun renvoi, mais le chef de la Brigade Criminelle, lecapitaine de police Bjarne Mller, avait comme laccoutume lev une main protectrice surHarry et plaid des circonstances exceptionnelles. Ces circonstances exceptionnelles tenaient en ceque la jeune femme dont la photo tait suspendue au-dessus de la machine caf Ellen Gjelten,partenaire de Harry et amie procheavait t frappe mort par une batte de base-ball sur unsentier prs de lAkerselva. Harry sen tait remis, mais ctait une plaie qui le faisait toujourssouffrir. En particulier parce que selon Harry, cette affaire ntait toujours pas lucide[4]. QuandHarry et Halvorsen avaient dcouvert des preuves techniques contre le no-nazi Sverre Olsen,

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    linspecteur principal Tom Waaler tait illico all chez Olsen pour procder son arrestation.Olsen avait nanmoins fait feu contre Waaler, qui avait ripost et tu Olsen, en tat de lgitimedfense. Selon le rapport de Waaler. Et ni ce quon avait dcouvert sur les lieux ni lenquteSEFO[5] ne laissaient croire autre chose. Dun autre ct, on navait jamais t fix sur les motifsqui avaient pouss Olsen tuer, si ce nest son apparente implication dans le commerce illgal qui

    avait inond Oslo darmes de poing au cours des dernires annes, et sur la trace duquel Ellenstait lance. Mais Olsen ntait quun excutant, ceux qui taient derrire la liquidation navaientpas encore la police sur les talons.

    Ctait pour pouvoir travailler, sur laffaire Ellen Gjelten que Harry avait demand revenir la Criminelle, aprs une courte prestation en tant quinvit au Service de Surveillance dela Police, ltage au-dessus. Ceux-ci navaient pu que sen estimer heureux. Tout comme Mllerde le voir de retour au sixime tage.

    Alors je file voir Ivarsson, lOCRB, avec a, gronda Harry en agitant une cassette vidodevant lui. Il veut y jeter un coup dil en compagnie dun nouvel enfant prodige quils ontrcupr.

    Ah ? Qui est-ce ?

    Une fille qui est sortie de lcole de Police cet t et qui a apparemment clairci troisaffaires de braquage rien quen regardant les vidos.Ptard Jolie ?Vous tes tellement prvisibles, les jeunes, que cen devient ennuyeux, soupira Harry.

    Jespre quelle est doue, le reste ne mintresse pas.Sr que cest une fille ?Monsieur et madame Lnn ont bien sr pu avoir assez dhumour pour appeler leur fils

    Beate.Je sens quelle est jolie.Jespre que non, dit Harry en baissant la tte par habitude tandis que ses cent

    quatre-vingt-quinze centimtres passaient sous le chambranle.Ah ? La rponse lui fut crie depuis le couloir : Les policiers comptents sont tous laids.

    Au premier coup dil, lapparence de Beate Lnn ne donnait de prcision ni dans un sensni dans lautre. Elle ntait pas laide, et certains auraient mme dit quelle avait la beaut dunepoupe. Mais ctait peut-tre en grande partie parce que tout en elle tait petit : le visage, le nez,les oreilles, le corps. Car en premier lieu, elle tait ple. Sa peau et ses cheveux taient ce pointincolores quelle rappela Harry le cadavre dune femme que lui et Ellen avaient repch dans leBunnefjord. Mais la diffrence du cadavre, Harry avait la sensation quil aurait oubli quoiressemblait Beate Lnn aprs lavoir quitte des yeux un court instant. Ce qui ne sembla pasrvolter outre mesure Beate Lnn quand elle murmura son nom en laissant Harry serrer sa petitemain moite, avant de la rcuprer en toute hte.

    Hole est une sorte de lgende, dans la maison, tu sais , dit le capitaine de police RuneIvarsson, qui se dbattait avec un trousseau de cls, le dos tourn. Au-dessus de la porte en fer grisequils avaient devant eux des lettres gothiques indiquaient House of Pain, et en dessous Salle derunion 508. Nest-ce pas, Hole ?

    Harry ne rpondit pas. Il ny avait aucune raison de douter du type de lgende auquelpensait Ivarsson, il navait jamais fait deffort particulier pour cacher quil pensait que Harry Holetait une honte pour la police et quil aurait d en tre cart depuis longtemps.

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    Ivarsson russit finalement ouvrir, et ils entrrent. House of Pain tait une pice spcialeque lOCRB utilisait pour tudier, monter et copier des enregistrements vido. La picecomprenait une grande table en son milieu, trois postes de travail et pas de fentres. Aux murs, ontrouvait une tagre de cassettes vido, une douzaine de messages tlgraphiques illustrs dephotos de braqueurs recherchs, un grand cran sur le mur le plus troit, un plan dOslo et

    diffrents trophes rsultant de chasses au bandit abouties. Comme ct de la porte, o deuxmanches de pull perces de trous pour les yeux et la bouche taient punaises. Lintrieur secomposait par ailleurs de PC gris, de moniteurs noirs, de lecteurs VHS et DVD et dune tapedautres machines dont Harry navait pas la moindre ide de ce quoi elles pouvaient servir.

    Qua tir la Criminelle de ces vidos ? demanda Ivarsson en saffalant sur une chaise. Ilpronona Criminelle avec un exagrment long.

    Quelque chose, rpondit Harry en allant ltagre de vidos. Quelque chose ?Pas beaucoup.Dommage que vous ayez omis de venir la confrence que jai tenue la cantine en

    septembre. Tous les services taient reprsents, part le vtre, si ma mmoire est bonne.

    Ivarsson tait grand et filiforme, avec une frange blonde qui ondoyait au-dessus dunepaire dyeux bleus. Son visage avait les traits masculins des mannequins qui reprsentent desmarques allemandes telles que Boss, et il tait encore bronz aprs les nombreuses heures estivalespasses sur un court de tennis, avec peut-tre en plus une heure par-ci, par-l au solarium du clubomnisports. Rune Ivarsson tait en deux mots ce que la plupart des gens auraient qualifi de belhomme, tayant du mme coup la thorie de Harry sur le lien entre lapparence et lefficacit dansle travail policier. Mais ce quIvarsson perdait en talent denquteur, il le rcuprait en matire deflair politique et dalliances au sein de la hirarchie de la police. Ivarsson avait de plus cetteassurance naturelle que beaucoup interprtaient tort comme une aptitude diriger. Dans le casdIvarsson, cette assurance tait uniquement due au fait quil tait totalement incapabledapprcier ses propres limites, ce qui ne manquerait pas de le faire progresser et den faire un jourdirectement ou indirectementle suprieur de Harry. premire vue, Harry ne voyait aucuninconvnient ce que des mdiocrits soient expdies plus haut, loin de linvestigation, mais lerisque avec des gens comme Ivarsson, ctait quils pouvaient facilement se figurer quilsnavaient plus qu se mettre diriger ceux qui y connaissaient quelque chose en investigation.

    Est-ce quon a loup quelque chose ? demanda Harry en promenant un doigt le long delalignement de petites tiquettes manuscrites colles au dos des cassettes.

    Peut-tre pas, rpondit Ivarsson. moins quon sintresse aux petites broutilles quipermettent de rsoudre les affaires criminelles.

    Harry parvint rfrner lenvie de dire quil navait pas jug bon de venir parce quil avaitappris de la bouche danciens participants quil ne sagissait que dune vaste opration de frime,lunique but dIvarsson tant de faire savoir au monde quaprs sa prise de fonction en tant quechef de lOCRB, le taux daffaires claircies tait pass de 35 % environ 50 %. Sans mentionnerque cette nomination avait concid avec un doublement des effectifs du service, dunlargissement gnral des autorisations en matire de mthodes dinvestigation, ni que le serviceavait par la mme occasion perdu son plus mauvais enquteur Rune Ivarsson.

    Je considre que je suis plus ou moins intress, dit Harry. Alors explique-moi commentvous avez rsolu celle-ci. Il tira une cassette et lut ltiquette : 20.11.94, Sparebanken NOR,Manglerud.

    Volontiers, rpondit Ivarsson en riant. On les a pris lancienne. Ils ont chang la

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    voiture dans laquelle ils senfuyaient contre celle dun pochard, sur Alnabru, et ont incendi cellequils abandonnaient. Mais elle na pas compltement brl. Nous avons trouv les gants dun desbraqueurs, qui contenaient des traces dADN. Nous les avons compares avec celui des personnesque nos taupes avaient dsignes comme des coupables potentiels aprs avoir regard la vido, et ily a eu uneconcordance. Cet imbcile a pris quatre ans parce quil avait tir une balle dans le

    plafond. Dautres choses que tu dsirais savoir, Hole ?Mmm. Harry jouait avec la cassette. Quel genre de trace ADN tait-ce ?Je viens de te le dire : une qui concordait. Un frmissement secoua le coin de lil

    gauche dIvarsson. Super, mais quoi ? De la peau morte ? Un ongle ? Du sang ?Cest important ? La voix dIvarsson stait faite tranchante et impatiente.Harry se dit quil ferait mieux de la boucler. Quil fallait en finir avec ces projets la Don

    Quichotte. Les gens comme Ivarsson napprennent de toute faon jamais. Peut-tre pas, sentendit dire Harry. moins quon sintresse aux petites broutilles qui

    permettent de rsoudre les affaires criminelles. Ivarsson ne quittait pas Harry des yeux. Dans cette pice particulire, insonorise, le

    silence se ressentait comme une pression physique contre les oreilles. Ivarsson ouvrit la bouchepour parler. Des poils de phalanges. Les deux hommes se retournrent vers Beate Lnn. Harry avait pratiquement oubli sa

    prsence. Elle regarda lun, puis lautre, et rpta, presque en un murmure : Des poils de phalanges. Le genre de poils quon a sur le dessus des doigts a ne

    sappelle pas Ivarsson se racla la gorge. Il est vrai que ctait un poil. Mais a devait tre sans quon ait trop besoin dentrer dans

    les dtailsun poil du dessus de la main. Nest-ce pas, Beate ? Sans attendre de rponse, il passalgrement un doigt sur le verre de sa montre.

    Mais il faut que je me sauve. Amusez-vous bien, avec cette vido. Au moment o la porte claquait derrire Ivarsson, Beate prit la cassette des mains de Harry

    et la prsenta devant le magntoscope qui lavala en bourdonnant. Deux poils, dit-elle. Dans le gant gauche. Des phalanges. Et le soiffard se trouvait

    Karihaugen, pas Alnabru. Mais pour les quatre ans, cest juste. Harry la regarda, berlu. Ce ntait pas bien avant ton arrive ? Elle haussa les paules tout en appuyant sur la touche Play de la tlcommande. Il suffit de lire les rapports.Mmm , fit Harry en la regardant de ct avec attention. Puisil sinstalla plus

    confortablement sur sa chaise. Voyons voir si celui-ci nous a laiss quelques poils dephalanges.

    Le magntoscope grina faiblement, et Beate teignit la lumire. Linstant suivant, tandisque luisait encore devant eux lcran bleu de veille, un autre film dmarra dans la tte de Harry.Ctait court, juste quelques secondes, une scne baigne par les lumires bleues des stroboscopesdu Waterfront, un club depuis longtemps ferm dAker Brygge. Il ne savait pas comment ellesappelait, cette femme aux yeux marron et rieurs, qui essayait de lui crier quelque chosepar-dessus la musique. Ils passaient du cowpunk. Green On Red. Jason and The Scorchers. Ilversait du Jim Beam dans son coca et se foutait de comment elle pouvait bien sappeler. Mais le

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    lendemain, il le savait, tandis quils larguaient les amarres sur le lit orn du cheval sans tte etpartaient pour leur voyage inaugural. Harry ressentit la chaleur quil avait prouve dans le ventreen entendant sa voix dans le tlphone, la veille au soir.

    Lautre film prit alors lavantage.Le vieil homme avait entam son expdition polaire travers le local, vers le guichet, film

    sous un angle qui changeait toutes les cinq secondes. Thorkildsen, sur TV2, dit Beate Lnn.Non, August Schulz.Je veux dire, le montage, dit-elle. On dirait le travail artisanal de Thorkildsen, sur TV2. Il

    manque quelques diximes et lIl en manque ? Comment voisPlusieurs choses. Suis ce qui se passe dans le fond. La Mazda rouge que tu aperois

    dehors tait en plein milieu de limage de deux camras au moment o a a chang. Un objet nepeut pas tre deux endroits en mme temps.

    Tu veux dire que quelquun a bidouill lenregistrement ?Oh, non. Tout ce quenregistrent les six camras intrieures et la camra extrieure est

    inscrit sur une seule et unique bande. Sur la bande originale, limage change toute vitesse, desorte quil ny a quun saut. Cest pour a quil faut remonter le film pour avoir des squencescohrentes plus longues. Il nous arrive daller chercher quelquun dune chane de tl quand on nepeut pas le faire nous-mmes. Des gens du milieu comme Thorkildsen trichent un peu sur lescompteurs pour que a soit plus joli lil, que a ne saute pas tout le temps. Une dformationprofessionnelle, jimagine.

    Dformation professionnelle , rpta Harry. Il se dit que ctait une expressiontrangement vieillotte pour sortir de la bouche dune si jeune femme. Ou bien peut-tre ntait-ellepas aussi jeune quil lavait tout dabord suppos? Il stait pass quelque chose en elle aumoment o la lumire stait teinte, son langage corporel stait dtendu, sa voix stait faite plusferme.

    Le braqueurentra dans lagence et cria en anglais. Sa voix tait lointaine, assourdie,comme provenant de sous une couette.

    Que penses-tu de a ? demanda Harry.Norvgien. Il parle anglais pour quon ne puisse pas relever de trace de dialecte, daccent

    ou de mot particulier quon pourrait rapprocher dun ventuel prcdent braquage. Il porte desvtements lisses qui ne perdent pas de fibres quon pourrait retrouver ensuite dans la voiture qui apermis la fuite, dans un appartement de couverture ou chez lui.

    Mmm. Mais encore ?Tous les orifices dans les vtements sont scotchs pour quil ne laisse aucune trace ADN.

    Comme des cheveux ou de la sueur. Tu vois que les jambes de son pantalon sont scotches autourde ses bottes, ainsi que les manches autour de ses poignets. Je parie quil a de la bande adhsivetout autour de la tte, et de la cire sur les sourcils.

    Un pro, donc ? Elle haussa les paules. Quatre-vingts pour cent des braquages sont programms moins dune semaine lavance

    et sont effectus par des gens qui sont sous linfluence de lalcool ou de stupfiants. Celui -l estprpar, et le type a lair clean.

    quoi vois-tu a ?Si on avait eu une lumire optimale et de meilleures camras, on aurait pu agrandir

    limage et examiner les pupilles. Mais ce nest pas le cas, et je regarde donc ce que son corps me

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    dit. Calme, des gestes mrement rflchis, tu vois ? Sil a pris quelque chose, ce nest certainementpas du speed ou quelque chose qui ressemble aux amphtamines. Du Rohypnol, peut-tre. Cest letruc favori.

    Pourquoi a ?Un braquage, cest une exprience extrme. Tu nas pas besoin de speed, bien au

    contraire. Lanne dernire, il y en a un qui sest point la DnB de Solli plass avec une armeautomatique, il a cribl le plafond et les murs de balles avant de se tailler sans argent. Il a dit aujuge quil avait absorb tellement damphtamines quil fallait que a sorte, point final. Je prfreles braqueurs sous Rohypnol, en fait.

    Harry fit un signe de tte vers lcran. Regarde lpaule de Stine Grette, au guichet 1, elle appuie sur le bouton dalarme. Et le

    son de lenregistrement est tout coup bien meilleur. Pourquoi ?Lalarme est relie au systme vido, et quand elle est dclenche, le film se met dfiler

    beaucoup plus vite. a nous fournit de meilleures images et un meilleur son. Suffisamment bonpour quon puisse procder des analyses vocales du braqueur. Et ce moment-l, il ne sert rienau type de parler anglais.

    Est-ce que cest vraiment aussi infaillible quils le prtendent ?Les sons dans nos cordes vocales sont comme des empreintes digitales. Si nous pouvonsdonner notre expert en analyses vocales de NTNU Trondheim dix mots sur une bande, il peutidentifier la voix par rapport une autre avec quatre-vingt-quinze pour cent de certitude.

    Mmm. Mais pas avec la qualit sonore qui prcde le dclenchement de lalarme, donc Cest beaucoup plus incertain.Et voil pourquoi il crie en anglais, pour commencer, avant de faire parler Stine Grette

    sa place, quand il pense que lalarme a t dclenche. Voil. Ils tudirent en silence le braqueur de noir vtu qui passait par-dessus le comptoir, posait

    le canon de son arme contre la tte de Stine Grette et lui murmurait dans loreille. Quest-ce que tu penses de sa raction, elle ? demanda Harry.Cest--dire ?Lexpression de son visage. Elle a lair relativement calme, tu ne trouves pas ?Je ne trouve rien. Il y a en gnral peu dinformations retirer de ce quun visage

    exprime. Je parie que son pouls approche les 180. Ils regardrent Helge Klementsen qui se dmenait sur le sol, dans le local du DAB. Jespre que celui-l se fera suivre correctement, dit Beate voix basse en secouant la

    tte. Jai dj vu des gens tomber en invalidit psychique aprs avoir t exposs ce genre debraquages.

    Harry ne dit rien, mais pensa que ce devait tre une assertion quelle avait reprise descollgues plus gs.

    Le braqueur se tourna et leur montra six doigts. Intressant , dit Beate en notant sur le bloc quelle avait devant elle, sans baisser les

    yeux. Harry suivit la jeune femme-policier du coin de lil, et la vit sursauter sur sa chaise quandle coup de feu partit. Tandis que sur lcran, le braqueur sautait par-dessus le guichet, attrapait sonsac et passait la porte, le petit menton de Beate remonta lentement et son stylo schappa de samain.

    Ce dernier bout, on ne la pas diffus sur Internet, ni donn aucune des chanes d etlvision, dit Harry. Regarde, le voil sur la camra lextrieur de lagence.

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    Ils virent le braqueur traverser grands pas le passage piton qui coupait Bogstadveien,pendant que ctait aux pitons de passer, et continuer vers le haut dIndustrigata. Puis il disparutde limage.

    Et la police ? demanda Beate.Le commissariat le plus proche est dans Srkedalsveien, juste devant le page, huit

    cents mtres seulement de lagence. Et pourtant, il sest coul plus de trois minutes entre ledclenchement de lalarme et leur arrive. Ce qui laissait au braqueur environ deux minutes pourfoutre le camp.

    Beate regarda pensivement lcran, sur lequel voitures et personnes dfilaient, comme sirien ne stait pass.

    La fuite tait aussi bien prpare que le braquage. La voiture attendait certainementderrire le coin, pour ne pas se faire piger par la camra qui filmait lextrieur de lagence. Il a eude la chance.

    Peut-tre, dit Harry. Dun autre ct, tu trouves vraiment quil a lair de quelquun qui sebase sur la chance ?

    Beate haussa les paules.

    La plupart des braquages de banque semblent bien tudis partir du moment o ilsrussissent.Daccord, mais dans ce cas, les chances pour que la police soit en retard taient assez

    grandes. Car vendredi, cette heure, toutes les voitures de patrouille taient occupes ailleurs, enloccurrence

    lambassade des tats-Unis ! scria Beate en se frappant le front. Lalerte lavoiture pige. Je ne travaillais pas vendredi, mais jai vu a aux actualits. Et maintenant quilssont tous compltement hystriques, il est vident que tout le monde y tait.

    Ils nont pas trouv de bombe.Bien sr que non. Cest une ruse classique pour attirer la police dans un a utre endroit

    avant un braquage. Ils regardrent la dernire partie de lenregistrement dans un silence pensif. August Schulz

    qui attendait devant le passage piton. Le petit bonhomme passa au rouge, puis de nouveau au vert,sans que le vieil homme ne bouge. Quest-ce quil attend ? se demanda Harry. Une irrgularit,que le bonhomme reste vert anormalement longtemps, une espce donde verte du sicle ? Bien.Elle ne tarderait pas. Au loin, il entendit les sirnes de la police.

    Il y a quelque chose qui cloche, dit Harry.Il y a toujours quelque chose qui cloche , rpondit Beate Lnn avec le soupir dsabus

    dun vieux de la vieille.Puis le film prit fin, laissant une tempte de neige faire rage sur lcran.

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    CHAPITRE 4

    cho

    De la neige ? Harry braillait dans son mobile en avanant pniblement sur le trottoir. Eh oui , dit Rakel sur une mauvaise ligne depuis Moscou, et tout de suite aprs un cho

    crpitant : i.All ?Il fait un froid de canard, ici i. Aussi bien dedans que dehors ors. Et dans la salle daudience ?Bien en dessous du seuil de conglation, l aussi. Quand nous habitions ici, sa mre disait

    mme que je devais prendre Oleg et men aller dici. Et maintenant, elle est assise au mi lieu des

    autres, et elle me lance de ces regards haineux neux. Comment va ton affaire ?Comment le saurais-je ?Eh bien Pour commencer, tu es juriste, et dautre part, tu parles russe. Harry. Tout comme les cent cinquante millions de Russes, je pige que dalle au systme

    juridique local, vu ? vu ?Vu. Comment le vit Oleg ? Harry rpta encore une fois sa question sans obtenir de rponse, et il tint lappareil devant

    lui pour voir si la communication avait t coupe, mais les secondes sgrenaient sur le compteur.Il plaqua de nouveau son tlphone sur loreille.

    All ?All, Harry, je tentends tends. Tu me manques anques. Pourquoi ris-tu ? tu ? cause de lcho, qui te fait dire des trucs bizarres. Harry tait arriv la porte, il sortit sa cl et entra dans la cage descalier. Tu trouves que je suis chiante, Harry ?Bien sr que non. Harry fit un signe de tte Ali qui essayait de faire passer un traneau patinette par la

    porte de la cave. Je taime. Tu es l? Je taime ! All ? Rakel ? Harry leva un regard dpit de son tlphone mort, et dcouvrit le sourire radieux de son

    voisin pakistanais. Oui, bien sr, toi aussi, Ali, murmura-t-il en recomposant grand-peine le numro de

    Rakel.Le bouton de rappel, dit Ali.Hein ?Rien. Au fait, dis-le-moi, si tu veux louer ta cave. Tu ne lutilises pas tant que a, si ?Jai une cave ? Ali leva les yeux au ciel. Depuis combien de temps est-ce que tu habites ici, Harry ?Je tai dit que je taimais. Ali jeta un regard interrogateur Harry qui le congdia dun geste, signifiant quil avait de

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    nouveau la ligne. Il monta lescalier au pas de course en tenant sa cl devant lui, comme unebaguette de sourcier.

    L, on peut parler, dit Harry lorsquil eut pass la porte de son deux-pices chichementquip mais bien rang, achet pour une somme drisoire la fin des annes quatre-vingts, quand

    le march de limmobilier tait dans le creux de la vague. De temps autre, Harry se disait quaveccet achat immobilier, il avait puis son potentiel de chance pour le restant de sa vie. Jaimerais que tu sois l, avec nous, Harry. Oleg aussi dit que tu lui manques. Il la dit ?Il na pas besoin de le dire. Vous tes pareils, pour a, tous les deux.H, je viens de dire que je taimais. Deux fois. Avec le voisin pour tmoin. Tu sais ce que

    a me cote, a ? Rakel clata de rire. Il adorait ce rire, depuis la premire fois quil lavait entendu. E t il

    avait instinctivement su quil ferait nimporte quoi pour pouvoir lentendre souvent. Et deprfrence tous les jours.

    Il envoya promener ses chaussures et sourit en voyant le rpondeur clignoter dans lentre,

    indiquant quil y avait des messages. Il navait pas besoin de dons particuliers pour deviner quectait un message de Rakel, laiss plus tt dans la journe. Personne dautre nappelait Harry Holechez lui.

    Comment sais-tu que tu maimes ? roucoula Rakel. Lcho avait disparu. Je sens que jai chaud au comment a sappelle ?Le cur?Non, cest un peu en dessous du cur, derrire. Les reins ? Le foie ? La rate ? Oui, cest

    a, a me fait chaud la rate. Harry ne sut pas si ctait un rire ou des pleurs quil entendit lautre bout du fil. Il appuya

    sur la touche de lecture des messages. Jespre quon sera rentrs dans quinze jours , dit Rakel sur le mobile, avant que sa voix

    ne soit couverte par le rpondeur : Salut, cest encore moi Harry sentit son cur faire un bond et ragit avant davoir eu le temps de penser. Il appuya

    sur la touche Stop. Mais ctait comme si lcho des mots quavait prononcs la voix fmininelgrement rauque et insinuante continuait se rpercuter entre les murs.

    Quest-ce que ctait ? demanda Rakel.Harry retint son souffle. Une pense tenta de lui parvenir avant quil ne rponde, mais

    arriva trop tard : Juste la radio. Il se racla la gorge. Quand tu le sauras, dis-moi par quel volvous rentrez, comme a, jirai vous chercher.

    Bien sr, je le ferai , dit-elle dune voix pleine de surprise. Une pause maladroitesensuivit.

    Il faut que jy aille, dit Rakel. On se rappelle demain, huit heures ?Oui. Cest--dire, non, je serai pris.Ah ? Jespreque cest quelque chose de sympa, pour une fois. Eh bien, en tout cas, je dois voir une femme.Voyez-vous a Qui est lheureuse lue ?Beate Lnn. Nouvel agent lOCRB. quelle occasion ?Une conversation avec le mari de Stine Grette, celle qui a t abattue dans le braquage de

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    Bogstadveien, dont je tai parl. Et avec le chef dagence. Amuse-toi bien, et demain. Oleg veut te dire bonsoir. Harry entendit de petits pas presss, et un souffle fivreux dans lappareil. Aprs avoir raccroch, Harry resta dans lentre et se regarda dans le miroir au-dessus de la

    table du tlphone. Si sa thorie tenait la route, il avait prsent devant lui un policier comptent.

    Deux yeux injects de sang de part et dautre dun crampon nasal stri dun fin rseau de veinules,dans un visage ple et osseux aux pores dilats. Les rides faisaient penser des coups de couteaudonns au hasard dans une poutre de bois. Comment tait-ce arriv ? Dans le miroir, il vit le murderrire lui, orn de la photo de ce gamin rieur et de sa sur. Mais ce ntait pas une beaut ou unejeunesse perdue que Harry recherchait. Car lide avait fini par arriver. Il chercha dans ses proprestraits ce quil y avait de dloyal, de fuyant et de lche, qui venait de lui faire transgresser lune desrares rgles quil stait imposes: quil ne mentirait jamais pas jusqu prsent, quoi quil ensoit Rakel. De tous les cueilset il y en avait un bon paquetle mensonge ne devait en touttat de cause pas tre la base de cette relation. Alors pourquoi lavait-il fait, malgr tout ? Ctaitvrai que lui et Beate devaient rencontrer le mari de Stine Grette, mais pourquoi navait-il pas ditquil avait prvu de voir Anna ensuite ? Une ancienne flamme, et alors ? a avait t une histoire

    courte et orageuse qui avait laiss quelques traces, mais pas de blessure profonde. Ils devaient justediscuter devant une tasse de caf, se raconter lun lautre leurs histoires decomment-a-stait-pass-ensuite. Et rentrer chacun chez soi.

    Il appuya sur la touche de lecture de son rpondeur pour couter le reste du message. Lavoix dAnna emplit lentre : suis impatiente de te voir au M ce soir. Deux choses, juste. Tupourrais passer au Lsesmeden[6] de Vibes gate, en venant, pour y prendre quelques cls quejavais commandes? Ils sont ouverts jusqu sept heures, et jai dit quelles seraient ton nom. Etaurais-tu la gentillesse de mettre ce jean, tu sais, celui que jaime tant ?

    Un rire profond, un peu rauque. Ce fut comme si la pice vibrait au mme rythme. Ellenavait pas chang, aucun doute l-dessus.

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    CHAPITRE 5

    Nmsis

    La pluie crait de brefs rais de lumire en tombant dans lobscurit prcoce doctobrequclairait la lampe extrieure fixe au-dessus du panonceau de cramique. Harry put y lire quicivivaient Espen, Stine et Trond Grette. Ici se prsentait sous la forme dune maison mitoyennedans Disengrenda. Il appuya sur la sonnette et regarda autour de lui. Disengrenda tait longue dequatre maisons, au cur dun grand champ plat entour dimmeubles qui rappelrent Harry lespionniers qui tablissaient des remparts circulaires sur la prairie pour se protger des attaquesindiennes. Et ctait peut-tre bien a. Les maisons avaient t construites dans les annessoixante, pour la classe moyenne alors en plein essor, et la population autochtone dj sur ledclin, compose douvriers logs dans les immeubles de Disenveien et de Traverveien, avait

    peut-tre compris ds lors que ctaient les nouveaux matres, que ce seraient eux qui verraient leurhgmonie dans ce nouveau pays. On dirait quil nest pas chez lui, dit Harry en appuyant derechef sur la sonnette. Tu es sr

    quil a percut que ctait cet aprs-midi, quon venait ?Non.Non ? Harry se retourna vers Beate Lnn, qui frissonnait sous son parapluie. Elle

    portait une jupe et des talons hauts, et lorsquelle tait passe le chercher devant chez Schrder, ilavait t frapp quelle soit habille comme pour aller boire le caf chez quelquun.

    Grette a confirm deux fois le rendez-vous quand je lai appel, dit-elle. Mais il avait lairassez ct de ses pompes.

    Harry se pencha au bord de la vole de marches et colla son nez contre la fentre de lacuisine. Il y faisait sombre, et tout ce quil vit, ce fut un calendrier marqu du logo Nordea,accroch au mur. Allons-nous-en , dit-il.

    Au mme instant, la fentre de la cuisine de la maison voisine souvrit en claquant. Vouscherchez Trond ?

    Ces mots furent prononcs en un bokml[7] de Bergen avec des r si grasseys quilsfaisaient penser un draillement en bonne et due forme. Harry se tourna et plongea le regard dansun visage fminin brun et rid qui semblait essayer dafficher simultanment un sourire et uneextrme gravit. En effet, rpondit Harry.

    Proches ?Police.Je vois, dit la femme en laissant tomber sa tronche denterrement. Je pensais que vous

    tiez venus vous associer sa douleur. Il est sur le court de tennis, le pauvre.Le court de tennis ?De lautre ct du champ, prcisa-t-elle en pointant un doigt. Il y est depuis quatre

    heures.Mais il fait noir, dit Beate. Et il pleut. La fille haussa les paules. Ce doit tre le chagrin. Elle sattarda tellement sur le r que Harry repensa aux morceaux

    de carton quil fixait dans les roues de son vlo pour quils claquent contre les rayons, quand il tait

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    petit, Oppsal. Tu as grandi dans lstkant, toi aussi, ce que jentends... dit Harry Beate en allant

    dans la direction que la bonne femme leur avait indique. Ou je me trompe ?Non , rpondit-elle simplement.Le court de tennis se trouvait assez loin dans le champ, mi-chemin entre les maisons et les

    immeubles. Ils entendirent les claquements assourdis du cordage de la raquette frappant des ballestrempes, et ils distingurent lintrieur de lenceinte grillage une silhouette en traindenchaner les services dans lobscurit automnale qui tombait rapidement.

    Oh ! cria Harry lorsquils arrivrent la clture, mais lhomme qui se trouvait lintrieur ne rpondit pas. Ils virent alors seulement quil portait une veste, une chemise et unecravate.

    Trond Grette ? La balle atterrit dans une flaque de boue noire, rebondit et finit sa course contre le grillage

    en les aspergeant dune fine douche de pluie que Beate contra de son parapluie. Beate alla au portail. Il sest enferm lintrieur, murmura-t-elle.

    Hole et Lnn, de la police, cria Harry. Nous avions rendez-vous. Est-ce quon peutMerde ! Harry ne vit pas arriver la balle avant quelle claque contre le grillage et reste coince dans

    une maille un pouce de son visage. Il essuya leau quil avait dans les yeux et se regarda. Onaurait dit quun arographe lavait couvert de boue marron-roux. Il tourna machinalement le doslorsquil vit lhomme lever la balle suivante.

    Trond Grette ! Le cri de Harry se rpercuta entre les immeubles. Ils virent une balle detennis dcrire une parabole contre les lumires de limmeuble, avant dtre avale par les tnbreset la terre, quelque part dans le champ. Harry se tourna de nouveau vers le court, juste temps pourentendre un rugissement sauvage et voir une silhouette sortir toute vitesse des tnbres, dans sadirection. La clture grillage frmit lorsquelle intercepta lattaque du joueur de tennis. Il tomba quatre pattes, se releva, prit son lan et sauta de nouveau contre le grillage. Tomba, se releva etr-attaqua.

    Bon sang, il a pt un plomb , murmura Harry. Il recula automatiquement dun paslorsquun visage blafard aux yeux carquills apparut subitement devant lui. Ctait Beate quiavait allum sa lampe de poche et lavait braque sur Grette qui saccrochait au grillage. Sescheveux noirs tremps collaient son front blanc, et son regard semblait chercher un point surlequel se fixer tandis quil glissait le long de la clture comme de la neige fondante contre unpare-brise de voiture, jusquau sol o il simmobilisa.

    Quest-ce quon fait ? murmura Beate.Harry sentit quelque chose crisser entre ses dents, cracha dans la paume de sa main et vit

    dans la lumire de la lampe que ctait de la terre battue. Tu appelles une ambulance pendant que je vais chercher les cisailles dans la voiture.

    Et on lui a fil des tranquillisants ? demanda Anna.Harry acquiesa et but une gorge de son coca. Les jeunes adultes du Vestkant qui

    composaient la clientle taient perchs sur des tabourets de bar autour deux, et buvaient du vin,des boissons sans couleurs et du coca light. Le M tait linstar de la plupart des cafs dOslo :urbain dune faon provinciale et nave, mais assez sympathique, qui faisait penser Diss, ce gosseintelligent et bien lev que Harry avait dans sa classe au collge ; ils avaient dcouvert quil

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    possdait un petit livre dans lequel il notait les expressions argotiques que les garons branchs dela classe employaient.

    Ils lont emmen lhpital, le pauvre. On a donc parl encore un peu avec la voisine, etelle nous a dit quil avait pass chaque soire sur le court, faire des services, depuis que sa femmeavait t tue.

    Fichtre. Pourquoi, en fait ? Harry haussa les paules. Ce nest pas si extraordinaire que des gens deviennent psychotiques quand ils perdent

    quelquun de cette faon. Certains se contentent de tout refouler et font comme si le dfunt taittoujours vivant. La voisine a dit que Stine et Trond Grette formaient un couple remarquable endouble mixte, quils sentranaient sur le court presque chaque aprs-midi des six mois les pluschauds de lanne.

    Alors cest comme sil attendait que sa femme lui retourne ses services ?Peut-tre.Djizeus ! Tu me paies une bire, pendant que je vais au petit coin ? Anna sauta de son tabouret et partit en se tortillant vers le fond de la pice. Harry essaya de

    ne pas la regarder. Il nen avait pas besoin, il avait vu ce quil devait voir. Quelques rides taientapparues au coin de ses yeux, quelques cheveux gris dans tout ce noir corbeau ; hormis cela, elletait toujours la mme. Les mmes yeux noirs et ce regard lgrement traqu sous des sourcils quise rejoignaient au-dessus du nez long et fin surplombant ces lvres vulgairement pulpeuses, et cesjoues creuses qui lui donnaient de temps en temps lair affam. On ne pouvait peut-tre pas laqualifier de belle, car ses traits taient trop durs, trop violents, mais il nchappa pas Harry queson corps mince avait encore suffisamment de courbes pour quau moins deux hommes attablsdans la partie restaurant perdent le fil lorsquelle passa leur hauteur.

    Harry salluma une autre cigarette. Aprs Grette, ils taient alls voir Helge Klementsen, lechef dagence, mais l non plus ils navaient pas pu glaner grand -chose sur quoi travailler. Il taittoujours dans une espce dtat de choc, assis dans son fauteuil de lappartement de Kjelsasveienen fixant alternativement des yeux le caniche royal qui sagitait entre ses jambes et sa femme quisagitait entre la cuisine et le salon avec le caf et les gaufres les plus sches que Harry avait jamaisgotes. Le choix vestimentaire de Beate tait entr plus facilement dans lintrieur bourgeois dela famille Klementsen que le Levis dlav et les Doc Martens montantes de Harry. Nanmoins cefut surtout Harry qui sentretint avec une madame Klementsen trouble par les prcipitationsanormalement importantes de lautomne et lart de confectionner des gaufres, interrompue par despas lourds et de gros sanglots provenant de ltage suprieur. Madame Klementsen lui expliquaque leur fille Ina, la pauvrette, tait enceinte de six mois, dun homme qui venait de faire sesvalises. Pour la ville de Kos, soit dit en passant, car il tait grec. Harry avait manqu de pulvriserde la gaufre par-dessus la table[8] et ce nest qu ce moment que Beate avait pris la parole pourdemander calmement Helge Klementsen, qui venait de passer tranquillement la porte du salon :

    Daprs vous, combien mesurait le braqueur? Helge Klementsen lavaitregarde, avait pris sa tasse de caf et lavait leve mi-chemin

    de sa bouche o elle dut obligatoirement attendre, Klementsen ne pouvant parler et boire en mmetemps.

    Grand. Deux mtres, peut-tre. Elle tait toujours lheure au boulot, Stine.Il ntait pas si grand, monsieur Klementsen.Un mtre quatre-vingt-dix, alors. Et toujours soigne, quelle tait.Et que portait-il ?

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    Quelque chose de noir, caoutchouteux. Cet t, a a t la premire fois quelle a pris desvacances dignes de ce nom. Kos.

    Madame Klementsen rencla. Caoutchouteux ? demanda Beate.Oui. Et une cagoule.

    Quelle couleur, monsieur Klementsen ?Rouge. ce moment-l, Beate avait cess de prendre des notes, et peu aprs, la voiture les

    ramenait vers le centre-ville. Si les juges et les jurs savaient quel point certains tmoignages concernant des

    braquages de ce genre sont peu fiables, ils refuseraient de nous laisser les utiliser pourladministration de la preuve, avait dit Beate. Cest fascinant de dcouvrir quel point ce que lecerveau des gens parvient reconstruire est faux, cest comme si la peur leur donnait des lunettesqui rendraient les braqueurs plus grands et plus noirs, les armes plus nombreuses et les secondesplus longues. Le braqueur a mis moins dune minute, mais madame Brnne, la bonne femme quioccupait le guichet le plus prs de la porte, a dit quil avait d rester environ cinq minutes. Et il ne

    mesure pas deux mtres, mais un mtre soixante-dix-huit. moins quil nait utilis des semelles,ce qui nest pas inhabituel chez les pro.Comment peux-tu estimer sa taille aussi prcisment ?La vido. Tu calcules la taille contre le montant de la porte au moment o le braqueur

    entre. Ce matin, je suis alle lagence pour y faire des repres la craie, prendre dautres photoset des mesures.

    Mmm. la Crim, on laisse ce genre de travail de mesure aux Techniciens dInvestigationCriminelle.

    La mesure de la taille daprs une vido est une chose pluscomplique quil ny parat.Par exemple, les TIC se sont plants de trois centimtres sur la taille du braqueur de lagence de laDnB de Kaldbakken, en 1989. Alors je prfre prendre les mesures moi-mme.

    Harry lui avait jet un coup dil et avait hsit lui demander pourquoi elle tait entredans la police. la place, il lui avait demand si elle pouvait le dposer devant le Lsesmeden deVibes gate. Avant de descendre, il lui avait aussi demand si elle avait remarqu que Klementsennavait pasrenvers une seule goutte de caf de la tasse pleine ras bord, quil avait tenue en lairdurant toutes les questions quelle lui avait poses. Elle navait pas remarqu.

    Tu naimes pas cet endroit ? demanda Anna en se laissant retomber sur son tabouret.Eh bien Harry regarda autour de lui. Ce nest pas vraiment mon genre dendroits.Le mien non plus, dit-elle en se levant et en attrapant son sac main. On file chez moi.Je viens de te payer une bire, dit Harry avec un mouvement de tte vers le demi-litre

    mousseux.Cest tellement ennuyeux de boire seule, rpondit-elle en faisant la grimace. Relax,

    Harry. Viens. La pluie avait cess de tomber, et lair froid et rinc de frais sentait bon. Tu te souviens de ce jour dautomne o on est alls en voiture dans le Maridal ? demanda

    Anna en passant son bras sous celui de Harry et en se mettant en route.Non.Mais si ! Dans ta Ford Escort miteuse, dont les siges ne sabaissent pas. Harry fit un sourire en coin. Tu rougis, dit-elle, enthousiaste. Alors tu te souviens aussi certainement quon sest

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    gars, et quon est partis dans les bois. Et toutes ces feuilles jaunes, ctait comme un Elletreignit son bras. Comme un lit. Un norme lit dor. Elle rit et lui donna une bourrade. Etensuite, il a fallu que je taide faire dmarrer ton pave en la poussant. Tu ten es dbarrass,maintenant, non ?

    Eh bien Elle est chez le garagiste. On verra.

    Wouf On dirait que tu parles dun ami qui sest retrouv lhpital avec une tumeur,ou un truc comme a. Et dajouter, doucement : Tu naurais pas d lcher prise aussifacilement, Harry.

    Il ne rpondit pas. Cest ici, dit-elle. Mais tu ten souvenais, de toute faon ? Ils staient arrts devant

    une porte cochre bleue, dans Sorgenfrigata[9].Harry se libra avec prcaution. coute, Anna, commena-t-il en essayant dviter le regard entendu quelle lui lanait.

    Jai une runion super tt demain matin avec les taupes de lOCRB. Allez, arrte , dit-elle en ouvrant la porte cochre.Harry pensa quelque chose, plongea la main dans la poche intrieure de son manteau et en

    sortit une enveloppe jaune. Du serrurier.Ah, la cl. a a t ?Le type derrire son comptoir a tudi trs attentivement la pice didentit que je lui ai

    prsente. Et il a fallu que je signe. Drle de gonze. Harry regarda lheure et billa. Ils ne dlivrent pas ce genre de cls spciales nimporte comment, dit-elle rapidement.

    Celle-ci fait tout limmeuble, la porte cochre, la porte de la cave, celle de lappartement, tout. Elle partit dun petit rire nerveux. Il a fallu que la coproprit leur adresse une demande crite,juste pour ce double.

    Je vois , dit Harry en se balanant sur les talons et en prenant son inspiration pour direbonsoir.

    Elle lui coupa lherbe sous le pied. Sa voix tait presque suppliante : Juste une tasse decaf, Harry.

    Le mme lustre pendait au plafond, loin au-dessus du mme vieux mobilier de salle manger dans le grand salon. Harry se souvenait vaguement que les murs avaient t clairsblancs, peut-tre jaunes. Mais il nen tait pas sr. Ils taient maintenant bleus, et la pice semblaitplus petite. Anna avait peut-tre voulu faire rtrcir le vide. Ce nest pas vident, pour unepersonne seule, de remplir un appartement comptant trois salons et deux vastes chambres coucher, avec une hauteur de plafond de trois mtres et demi. Harry se souvenait quAnna lui avaitracont que sa grand-mre aussi avait vcu seule dans cet appartement. Mais elle ny avait paspass autant de temps que a, parce quelle tait une soprano renomme voyageant de par le mondeaussi longtemps quelle avait t en mesure de chanter.

    Anna disparut la cuisine et Harry jeta un il dans le salon intrieur. La pice tait nue etvide, lexception dun cheval de la taille dun poney shetland qui tenait le milieu de la pice surquatre pattes de bois toutes droites. Deux arons mergeaient de part et dautre de son dos. Harry sen approcha et passa une main sur le cuir brun et lisse.

    Tu as recommenc la gymnastique ? cria Harry.Tu veux parler du cheval darons ? cria-t-elle en retour, de la cuisine.Je croyais que a faisait partie des agrs masculins.

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    Cest le cas. Sr que tu ne supporteras pas une bire ?Tout fait sr. Mais srieusement, comment a se fait que tu as a ? Harry sursauta en entendant soudain sa voix juste derrire lui : Parce que jaime faire des choses que font les hommes. Harry se retourna. Elle avait t son pull, et se tenait dans lembrasure de la porte. Elle

    avait une main pose sur la hanche, lautre appuye en haut du chambranle. Harry parvint toutjuste ne pas la parcourir du regard. Je lai rachet la fdration de gymnastique dOslo. a va tre une uvre dart. Une

    installation. Exactement comme Contact, dont tu te souviens srement.Tu veux parler de cette bote sur la table, avec un rideau, et dans laquelle il faut plonger la

    main ? Et puis il y avait des tas de mains artificielles, quon pouvait serrer, en quelque sorte ?Ou caresser. Ou titiller. Ou rejeter. Il y avait des lments chauffants, dedans, qui leur

    permettaient de garder la temprature du corps et qui bourdonnaient, tu vois ? Les gens croyaientque quelquun tait cach sous la table. Viens, laisse-moi te montrer autre chose.

    Il la suivit jusquau salon le plus lcart, dont elle ouvrit les portes coulissantes. Puis elleprit sa main et entra avec lui dans le noir. Lorsque la lumire salluma, Harry resta un moment sans

    rien faire dautre que regarder la lampe. Ctait un lampadaire dor en forme de silhouettefminine, qui tenait une balance dans une main et une pe dans lautre. Les trois ampoules taientplaces au bout de lpe, sur la balance et sur la tte, et en se retournant, Harry constata quellesclairaient chacune une peinture lhuile. Deux dentre elles taient suspendues au mur, tandis quela troisime, qui ntait manifestement pas termine, tait pose sur un chevalet, et une palettetache de jaune et de brun tait accroche dans le coin infrieur gauche. Quel genre de tableauxest-ce ? demanda Harry.

    Ce sont des portraits, tu ne le vois pas ?Bien sr. Ce sont les yeux ? demanda-t-il en montrant du doigt. Et la bouche, l ? Anna pencha la tte de ct. Si tu veux. Ce sont trois hommes.Que je connais ? Anna regarda longuement et pensivement Harry avant de rpondre :Non, je ne crois pas que tu connaisses aucun dentre eux, Harry. Mais a peut changer. Si

    tu le veux vraiment. Harry tudia plus attentivement les tableaux. Dis-moi ce que tu vois.Je vois mon voisin avec un traneau patinette. Je vois un type qui revient de

    larrire-boutique du serrurier, pendant que je ressors. Et je vois le serveur du M. Et Per StleLnning[1].

    Elle sesclaffa. Tu savais que la rtine inverse les choses, de sorte que le cerveau les reoit dabord

    comme vues dans un miroir? Si on veut voir les choses telles quelles sont rellement, il faut lesregarder dans un miroir. ce moment-l, tu aurais vu de tout autres personnes sur les tableaux. Ses yeux tincelaient, et Harry se retint dobjecter que la rtine retournait les choses en hauteur,pas comme un miroir.

    a doit tre mon ultime chef-duvre, Harry. Celui pour lequel je veux quon sesouvienne de moi.

    Ces portraits ?Non, ils ne sont quune partie de luvre complte. Elle nest pas encore termine. Mais

    attends un peu.Mmm. Elle a un nom ?

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    Nmsis , dit-elle voix basse.Il lui lana un regard interrogateur, et leurs regards saccrochrent lun lautre. Daprs la desse, tu sais bien. Lombre tombait sur un ct de son visage. Harry dtourna les yeux. Il en avait assez vu.

    Son dos cambr qui appelait un partenaire de danse, son pied qui reposait un peu devant lautre,

    comme si elle navait pas encore dcid si elle allait venir ou partir, sa poitrine qui se soulevait etsabaissait et son cou fin barr de lpaisse veine bleue o il croyait voir battre le pouls. Il sentitquil avait chaud, et quil tait un poil pris de vertige. Quavait-elle dit ? Tu naurais pas dlcher prise aussi facilement. Cest ce quil avait fait ?

    HarryIl faut que jy aille.

    Il fit passer sa robe par-dessus sa tte, et elle bascula en riant sur le drap blanc. Elle dgrafala boucle de sa ceinture. Les lumires turquoise qui jouaient dans les palmes oscillantes delconomiseur dcran sur le PC portable dansaient au-dessus de diablotins et de dmons bantsqui grimaaient depuis les motifs sculpts dans la barrire du lit. Anna lui avait dit que ctait le lit

    de sa grand-mre, que a faisait presque quatre-vingt-dix ans quil tait l. Elle le mordit loreilleet lui susurra des mots doux dans une langue inconnue. Puis elle cessa de chuchoter et lechevaucha en criant, riant, suppliant et en invoquant les puissances, et il souhaita que a puissecontinuer, continuer Et juste avant quil ne vienne, elle sarrta dun coup, prit le visage deHarry dans ses mains et murmura : moi pour toujours ?

    Va te faire voir , rpondit-il en riant et en la renversant pour se retrouver dessus. Lesdnions de bois se riaient de lui.

    moi pour toujours ?Oui , gmit-il avant de venir.Quand le rire se fut calm, tandis quils gisaient en sueur mais nanmoins enlacs, Anna lui

    raconta que le lit avait t offert sa grand-mre par un hidalgo. Aprs un concert quelle a donn Sville en 1911 , dit-elle en levant lgrement la tte

    de sorte que Harry puisse placer la cigarette allume entre ses lvres.Le lit tait arriv Oslo trois mois plus tard, sur le vapeurElenora. Le hasard, et un peu

    plus, avaient fait en sorte que le capitaine danois du bord, Jesper quelque-chose, ft le premieramant de la grand-mre dans ce litmais pas son premier amant tout court. Jesper avaitcertainement t un homme des plus passionns, et ctait selon la grand-mre la raison pourlaquelle le cheval du haut sur la barrire de lit navait plus de tte. Elle avait t emporte par uncoup de dents du capitaine Jesper en pleine extase.

    Anna rit et Harry fit un sourire. Puis la cigarette fut entirement consume, et ils firentlamour jusqu ce que les grincements et les couinements du manille espagnol fassent penser Harry quils taient sur un bateau et que personne nen tenait les rames, mais que a navait pasdimportance.

    a faisait longtemps, et ctait la premire et la dernire nuit quil passait jeun dans le litde la grand-mre dAnna.

    Harry se tortilla dans ltroit lit mtallique. Le radiorveil sur la table de nuit indiquait3.21. Il jura. Il ferma les yeux et ses penses drivrent de nouveau lentement vers Anna et lt surle drap blanc du lit de la grand-mre. Il avait t bourr la majeure partie du temps, mais les nuitsdont il se souvenait avaient t aussi roses et dlicieuses quune carte postale rotique. Mme sarplique finale, quand lt fut termin, avait t un clich us, mais chaleureux et tout fait

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    sincre : Tu mrites mieux que quelquun comme moi. cette priode, il buvait tant quune seule issue tait concevable. Et dans lun de ses

    moments de lucidit, il avait pris la dcision de ne pas lentraner dans sa chute. Elle lavait mauditdans sa langue maternelle, et lui avait jur quelle lui rendrait un jour la pareille : lui prendre laseule chose quil aimait.

    a faisait sept ans, et a navait dur que six semaines. Il ne lavait ensuite revue que deuxfois. Une fois dans un bar o elle tait venue vers lui les larmes aux yeux pour le prier dallerailleurs, ce quil avait fait. Et une autre dans une exposition laquelle Harry avait emmen sapetite sur, la Frangine. Il avait dit quil lui tlphonerait, mais ne lavait pas fait.

    Harry se tourna derechef vers le rveil. 3.32. Il lavait embrasse. L, ce soir. Au momento il stait enfin senti en scurit, devant la porte vitre de lappartement dAnna, il stait penchvers elle pour un bisou de bonne nuit qui stait chang en baiser. Purement et simplement.Simplement, en tout cas. 3.33. Merde, quand tait-il devenu si plein de tact quun baiser de bonnenuit une ancienne conqute lui donnt mauvaise conscience ? Harry essaya de respirer lentement,rgulirement, et se concentra sur les diffrents itinraires de fuite depuis Bogstadveien en passantpar Industrigata. Dans un sens. Puis dans lautre. Et encore une fois. Il pouvait encore sentir son

    odeur. La douce densit de son corps. Son discours cru et insistant.

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    CHAPITRE 6

    Chili

    Les premiers rayons de soleil de la journe rasaient tout juste la crte dEkebergsen pourse glisser sous les stores moiti baisss de la salle de runion de la Brigade Criminelle et venirchatouiller les replis de peau autour des yeux crisps de Harry. lextrmit de la table, jambescartes et mains dans le dos, Rune Ivarsson se balanait davant en arrire. Il tait devant unpaper-board sur lequel tait inscrit bienvenue en grandes lettres rouges. Harry supposa quil avaitchip a au cours dun sminaire de communication, et il fit une tentative peu convaincue pourrprimer un billement lorsque le capitaine prit la parole.

    Bonjour tous. nous huit, qui sommes autour de cette table, nous formons lquipedinvestigation sur le braquage de vendredi, dans Bogstadveien.

    Le meurtre, murmura Harry.Pardon ? Harry se rehaussa un choua sur sa chaise. Ce satan soleil laveuglait, o quil regardt. Il est plus juste de considrer lensemble comme un meurtre, et enquter conformment

    a. Ivarsson fit un sourire en coin. Pas Harry, mais aux autres participants, quil, engloba

    dun regard circulaire. Je pensais que je devais dabord vous prsenter les uns aux autres, mais il semble que

    notre ami de la Criminelle ait dj commenc. Linspecteur principal Harry Hole nous a gentimentt prt par son suprieur Bjarne Mller, puisque sa spcialit, ce sont les assassinats.

    Les meurtres, dit Harry.Les meurtres. sa droite, Karl Weber, de la Technique, qui dirige les investigations sur

    le lieu du crime. Comme la majeure partie dentre vous le savent, Weber est notre dcouvreur detraces le plus expriment. Connu aussi bien pour ses talents danalyse que pour son infaillibleintuition. Une fois, la chefde la police a dit quelle aurait volontiers pris Weber comme clebs dansson quipe de chasse, Trysil.

    Rires autour de la table. Harry neut pas besoin de regarder Weber pour savoir que celui-cine souriait pas. Weber ne souriait pratiquement jamais, en tout cas jamais quelquun quilnapprciait pas et il napprciait presque personne. En particulier pas dans la succession de chefsrelativement jeunes, qui selon ses propres dires se composait exclusivement de carriristesincomptents sans aucun sens du mtier ou du groupe, tous dots dun sens aigu du pouvoirbureaucratique et soucieux dacqurir une certaine influence lors dune courte prestation en tantquinvits lhtel de police.

    Ivarsson sourit et se balana avec satisfaction davant en arrire, comme un skipper sur unemer agite, en attendant que les rires se calment.

    Beate Lnn travaille depuis peu dans ce contexte, cest notre spcialiste de lanalysevido.

    Beate vira au rouge pivoine. Beate est la fille de Jrgen Lnn, qui a servi pendant plus de vingt ans dans ce qui

    sappelait alors la Brigade Criminelle et Anti-banditisme. Jusqu prsent, elle sannonce comme

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    la digne hritire de son lgendaire gniteur, et elle a dj contribu de faon dcisive rsoudrecertaines affaires. Je ne sais pas si jen ai dj parl, mais sur les douze derniers mois, nous avonsaugment le pourcentage des affaires rsolues jusqu environ cinquante pour cent, quelque chosequi, dans le contexte international, est considr

    Tu en as dj parl, Ivarsson.

    Merci. Cette fois-ci, Ivarsson regarda Harry bien en face en souriant. Un sourire crispde reptile qui montre les dents en dcouvrant gnreusement ses mchoires de part et dautre. Et ilne se dpartit pas de ce sourire en prsentant le reste des participants. Harry en connaissait deux.Magnus Rian, un jeune type originaire du Tomrefjord, qui avait fait une grosse impression aucours de son sjour de six mois la Criminelle. Lautre tait Didrik Gudmundson, lenquteur leplus expriment autour de la table et commandant en second du service. Un policier calme etmthodique avec qui Harry navait jamais eu de problme. Les deux derniers venaient galementde lOCRB, se nommaient tous les deux Li, mais Harry put immdiatement se rendre compte quily avait peu de chances que ces deux l soient jumeaux homozygotes. Toril Li tait une grandebonne femme blonde, avec une petite bouche dans un visage ferm, tandis que Ola Li tait un petitbonhomme roux et trapu au visage la Motte de Beurre, rougeaud et lunaire, et aux yeux rieurs.

    Harry les avait dj assez aperus dans les couloirs pour quil paraisse naturel beaucoup de gensde les saluer, mais a ntait jamais venu lide de Harry. Vous devez certainement me connatre, dit Ivarsson en concluant son tour de

    prsentation. Mais par acquit de conscience : je suis capitaine de police lOCRB, et cest moiquil revient de diriger cette enqute. Et pour rpondre ce que tu disais en introduction, Hole, cenest pas la premire fois que nous enqutons sur un braquage dont lissue a t fatale desvictimes.

    Harry essaya de se retenir. Vraiment. Mais le sourire de crocodile annihila ses efforts. Avec lgrement moins de cinquante pour cent de russite, l aussi ? Une seule personne autour de la table rit, mais elle rit fort. Weber. Excusez-moi, jai oubli de mentionner ceci, concernant Hole, dit Ivarsson sans sourire.

    Il parat quil a un talent comique. Un vrai Arve Opsahl[11], ce quon ma dit. Une seconde de silence pnible sensuivit. Puis Ivarsson partit dun petit rire de crcelle, et

    un murmure de soulagement se propagea autour de la table. O. K., commenons par un rsum. Ivarsson tourna la page du paper-board. Sous le

    titre technique, la page tait vierge. Il dcapuchonna un marqueur, et se tint prt. Weber, toi. Karl Weber se leva. Ctait un petit homme dont la barbe et les cheveux gris faisaient

    comme une crinire de lion. Sa voix tait un gargouillis grave et menaant, mais suffisammentcomprhensible.

    Je serai bref.Oh, surtout pas, dit Ivarsson en posant la pointe du marqueur sur la feuille. Prends tout

    ton temps.Je serai bref parce que je nai pas besoin de tant de temps que a, gronda Weber. Nous

    navons rien.Bien, dit Ivarsson en baissant son feutre. Et quest-ce que tu entends exactement, par

    rien ?Nous avons lempreinte dune Nike flambant neuve, pointure 45. Dans lensemble, ce

    braquage parat tellement professionnel que la seule chose que a mapprend, cest quil y a peu dechances pour que ce soit la pointure quil utilise dhabitude. Le projectile est en cours danalyse la balistique. Cest un projectile standard de 7.62 pour AG3, la munition la plus banale dans le

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    royaume de Norvge, puisquon en trouve dans chaque baraquement militaire, dans nimportequel entrept darmes et dans nimporte quel foyer o vit un officier ou un soldat de la territoriale.En dautres termes, impossible tracer. part a, cest exactement comme sil ntait jamaisentr. Ni ressorti. Nous avons galement recherch des indices au-dehors.

    Weber se rassit.

    Merci, Weber, ctait euh, enrichissant. Ivarsson dcouvrit la page suivante, surlaquelle tait inscrit TMOINS. Hole ? Harry se ratatina encore un peu plus sur sa chaise. Tous ceux qui taient dans lagence pendant le braquage ont t interrogs

    immdiatement aprs, et aucun na pu nous dire quoi que ce soit qui ne soit visible sur la vido.Cest--dire, ils se souviennent de deux ou trois choses dont nous pouvons dire sans hsitationquelles sont fausses. Un seul tmoin a vu disparatre le braqueur vers le haut dIndustrigata,personne dautre ne sest manifest.

    Ce qui nous amne au point suivant, savoir la voiture qui a permis la fuite, dit Ivarsson.Toril ?

    Toril Li savana, alluma un rtroprojecteur