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© Samuel Nepton, 2018
La notion de sens dans la philosophie de l'éducation de John Dewey
Mémoire
Samuel Nepton
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
La notion de sens dans la philosophie de
l’éducation de John Dewey
Mémoire
Samuel Nepton
Sous la direction de :
Michel Sasseville, directeur de recherche
iii
Résumé
Ce mémoire a pour ambition de présenter le rôle joué par la notion de sens (meaning)
dans la philosophie de l’éducation de John Dewey. Pour y parvenir, nous exposerons, d’une
part, la conception de l’expérience de cet auteur dans laquelle le sens joue un rôle premier en
tant que relation perçue entre les éléments de l’expérience. En effet, l’expérience pour Dewey
se comprend comme étant la perception d’un sens, soit d’une relation de continuité entre ce
que nous faisons aux choses et ce que nous subissons en retour. Ainsi, ce qui possède un sens
est ce que nous sommes capables de lier, de voir dans ses connexions logiques. Cette
conception permet, en autres choses, de surpasser les dualismes de la philosophie classique
qui ont eu comme lourdes conséquences une fragmentation de l’expérience. Nous montrerons
la nature de cette fragmentation et comment est-ce que, lorsqu’elle se voit cristallisée dans le
programme scolaire, elle entraîne une insignifiance dans le vécu de l’enfant. D’autre part,
nous expliquerons comment Dewey propose de repenser l’éducation pour en faire une
éducation de, par et pour l’expérience, visant à la formation de la pensée, et ce, en suivant
les grandes lignes de la méthode scientifique. Nous montrerons par le fait même comment
l’éducation, plutôt qu’une transmission de savoirs, doit plutôt se comprendre comme étant
une reconstruction du sens de l’expérience. Enfin, nous relèverons les conséquences
pratiques de cette théorie et exposerons conséquemment les changements proposés par
Dewey pour transformer la salle de classe de manière à faire de l’école un lieu où les enfants
peuvent trouver et créer du sens.
iv
Summary
This master’s thesis aims to present the function played by the concept of meaning in
the philosophy of education from John Dewey. To do so, firstly, we will explain the
philosopher’s conception of experience in which the notion of meaning plays a decisive part
as the perceived relation between the elements of experience. As a matter of fact, experience
for Dewey can be defined by the perception of meaning, that is a relationship of continuity
between what we are doing to things and what we undergo in return. Thus, that which has a
meaning - or makes sense - is what we are able to link, to perceive in its logical connections.
This theory enables Dewey to surpass classical philosophy’s dualisms which caused, as a
heavy consequence, the fragmentation of experience. We will present the nature of this
fragmentation and how, when it is crystallized in the school curriculum, it leads to a loss of
meaning in the child's experience. Secondly, we will explain how Dewey proposes to rethink
education to make it an education of, by and for experience, aiming at the training of the
students’ thinking, and this, by following the broad lines of the scientific method. We will
show how education, rather than a transmission of knowledge, should be understood as a
reconstruction of the meanings of experience. Finally, we will review the practical
implications of this theory, and then outline Dewey's proposed changes to transform the
classroom to make the school a place where children can find and create meaning.
v
Table des matières
Résumé .................................................................................................................................. iii
Summary ................................................................................................................................ iv
Table des matières .................................................................................................................. v
Remerciements ...................................................................................................................... vi
Introduction ............................................................................................................................ 1
Chapitre 1 : Une philosophie de l’expérience ........................................................................ 6
1. Les dualismes : différentes déclinations d’une séparation entre doing et knowing ..... 8
1.1. Dualisme ontologique : la séparation des mondes de l’esprit et du corps.......... 12
1.2. Dualisme épistémologique : la séparation du sujet et de l’objet ........................ 13
1.3. Dualisme pratique : la séparation des fins et moyens ........................................ 15
1.4. Les conséquences des dualismes sur l’éducation ............................................... 17
2. L’expérience chez Dewey : la place du sens (meaning) dans la pensée.................... 22
2.1. La pensée et l’enquête : l’expérience se développant ........................................ 29
2.2. La continuité et le continuum des fins et des moyens ........................................ 37
2.3. Le jugement et le sens ........................................................................................ 47
Conclusion du premier chapitre ........................................................................................ 51
Chapitre 2 : Une pédagogie de la continuité ........................................................................ 56
3. L’insuffisance d’une éducation de la transmission du savoir.................................... 59
3.1. Pragmatisme et instrumentalisme....................................................................... 63
3.2. Savoir et vérité ................................................................................................... 70
4. L’éducation comme croissance ................................................................................. 77
4.1. L’éducation comme reconstruction du sens de l’expérience ............................. 82
4.2. La science : retirer le sens de l’expérience ......................................................... 91
4.3. L’éducation comme (re)direction : jouer sur les conditions .............................. 96
Conclusion du second chapitre ........................................................................................ 103
Conclusion .......................................................................................................................... 108
Bibliographie ...................................................................................................................... 118
vi
Remerciements
La réalisation de ce mémoire a été possible grâce au concours de plus d’une personne
à qui je voudrais témoigner toute ma reconnaissance.
Je voudrais d’abord remercier Michel Sasseville, professeur à l’Université Laval, qui,
en tant que directeur de maîtrise et ami, m’a guidé dans la recherche et la rédaction de ce
mémoire. Le temps, l’énergie et les opportunités qu’il m’a partagés ne peuvent réellement se
compter.
Je voudrais ensuite remercier le professeur Pierre-Olivier Méthot pour son aide et ses
conseils précieux lors de la rédaction du projet de ce mémoire.
Je tiens également à remercier mes amis et collègues avec qui j’ai discuté des idées
qui occupent ces pages. Un grand merci à Jean-Christophe Nadeau avec qui j’ai partagé
nombre d’enquêtes sur nos sujets respectifs et à Christophe Point pour son assistance
concernant les œuvres complètes de Dewey.
Je souhaite de plus remercier ma famille et spécialement ma conjointe, Marie-Ève
Rouillard, pour le support moral qui a été tout aussi nécessaire à la réalisation de ce projet
que tout support intellectuel.
1
Introduction
« The relationship between education and meaning should be considered inviolable.
Wherever meaning accrues, there is education1 ».
« Le temps est le sens de la vie. Sens comme on dit le sens d'un cours d'eau, le sens d'une
phrase, le sens d'une étoffe, le sens de l'odorat 2 ».
L’école doit avoir un sens pour les élèves. Personne, après tout, ne pourrait
efficacement - voire vraisemblablement - défendre l’idée que cette institution auquel nous
consacrons la grande partie de nos journées, et ce, tout au long du premier quart de notre vie,
se doit de nous apparaître vaine et insignifiante. Pourtant, comment offrir une éducation
significative aux enfants demeure toujours un problème et un enjeu majeur de société, à la
fois profond et ardu, et ce, tout autant en théorie qu’en pratique. La complexité de cette
question, croyons-nous, peut notamment s’expliquer par le fait qu’elle en présuppose une
seconde, plus fondamentale encore, à savoir : qu’est-ce que le sens ? C’est précisément cette
question qui se retrouve au cœur de toutes nos interrogations, de nos recherches et
conséquemment, de ce mémoire de maîtrise.
En effet, pour nous aider à approfondir nos réflexions et trouver certaines pistes de
solutions, c’est en premier lieu chez le philosophe américain pragmatiste John Dewey (1859-
1952) que nous avons trouvé ce que nous cherchions : un philosophe de l’éducation pour qui
le sens (meaning) joue un rôle substantiel. Ce que nous ignorions toutefois en entamant ces
recherches, c’était à quel point ce rôle allait s’avérer important. En effet, la place du sens
dans cette philosophie de l’éducation consistera, entre autres, à servir de notion charnière afin
de repenser les systèmes d’enseignement dans les écoles, leurs visées et leurs moyens, et ce,
dans l’optique de respecter ce processus qu’est l’éducation. Dewey, déjà à son époque, avait
compris qu’il fallait repenser les fondements mêmes de l’institution scolaire pour qu’elle
respecte l’éducation, plutôt que de penser l’éducation selon la structure de l’école. Le
Québec, bien des années plus tard, incarne, à sa façon et en partie, cette même volonté de
changement. En effet, le « renouveau pédagogique », amorcé en 2005, proposait à cet égard
un « changement de paradigme » entre le paradigme de l’enseignement - axé sur la pédagogie
1 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the Classroom, Philadelphia, Temple University Press, p. 12-13. 2 P. Claudel (1943), Art poétique, Paris, Mercure de France.
2
du cours magistral - au paradigme de l’apprentissage - axé sur la pédagogie par projet3. Il est
désormais possible de lire dans les écrits théoriques du ministère de l’Éducation des idées
qui vont alors bien à l’encontre des conceptions traditionnelles tel que :
La nouvelle conception de l’apprentissage qui fait de l’élève le principal artisan
dans le processus d’apprentissage exige de nouvelles approches pédagogiques et
façons de faire auprès des élèves. Le maître doit adapter son enseignement en
fonction de la progression de chacun des élèves ; il doit se centrer sur l’élève-
apprenant afin de modifier son rapport aux savoirs et de favoriser ainsi leur
acquisition4.
Toutefois, on ne peut comprendre et acquiescer à ces idées, croyons-nous, que lorsqu’on
commence à entrevoir la place du sens dans l’apprentissage, dans le savoir, dans la pensée et
dans la vie en général. Penser l’éducation et l’expérience en termes de sens et de processus,
c’est faire le premier pas d’une révolution copernicienne en enseignement où le principal
acteur de l’éducation n’est plus le « maître », mais le petit être même à qui l’on enseigne.
Ainsi, notre objectif dans ce mémoire est d’exposer le rôle joué par le sens dans la
philosophie de l’éducation de John Dewey. Nous aimerions néanmoins mentionner quelques
précisions sur ce mémoire quant à sa forme et ses visées, ainsi que sur ses limites. D’une
part, pour sa forme, nous avons cherché à représenter l’esprit de la philosophie pragmatiste
de Dewey, c’est-à-dire que nous avons voulu présenter systématiquement les problèmes
auxquels ce philosophe s’attaque pour donner davantage de sens à ses théories. C’est
pourquoi la visée de notre premier chapitre consiste à présenter la philosophie de l’expérience
de ce penseur de même que le rôle joué par le sens dans cette dernière. Pour y parvenir, nous
l’entamerons ainsi par la présentation de ce qui consiste, pour Dewey, en l’un des plus grands
problèmes de l’histoire de la philosophie : la pensée dualiste. En effet, à son avis, les
différents dualismes ont entrainé des conceptions fragmentées de ce que sont l’expérience,
la théorie, la pratique, le savoir, la morale, l’éducation, etc. Ces différentes séparations auront
un effet direct sur la perception et le vécu du sens à l’école. À cet effet, l’une des causes du
manque de sens dans le milieu scolaire réside précisément en ce que les expériences et la vie
qui y ont lieu se distinguent et s’opposent à l’expérience quotidienne et vitale des enfants. Il
3 Ministère de l’éducation (2003), Politique d’évaluation des apprentissages formation générale des jeunes,
formation générale des adultes, formation professionnelle, Québec, Ministère de l’éducation. 4 Ministère de l’éducation (2004), La formation à l’enseignement : les orientations : les compétences
professionnelles, Québec, Ministère de l’éducation, p. 23 - nous soulignons.
3
est donc essentiel de commencer par une présentation de la place du sens dans l’expérience
chez Dewey afin de montrer comment ce philosophe, plutôt que de penser l’expérience en
oppositions, cherchera plutôt à révéler comment ces distinctions existent au contraire en
continuité les unes aux autres. C’est également dans ce chapitre que nous aborderons le
processus de l’enquête, c’est-à-dire l’acte intentionnel visant à révéler les connexions au sein
de l’expérience et par lequel nous pouvons, en d’autres termes, lui donner sens. Nous
aborderons enfin la continuité, le critère d’une éducation significative, en abordant le
continuum des fins et des moyens, afin d’expliciter notamment comment la théorie de
l’expérience de Dewey outrepasse les dualismes que nous aurons présentés.
Dans un second temps, nous présenterons dans ses grandes lignes la philosophie de
l’éducation de Dewey qui est un déploiement des conséquences de sa théorie de l’expérience.
C’est en effet à l’aide de cette théorie que nous pourrons présenter la critique qu’il fait de la
conception traditionnelle de l’éducation et de la transmission de la connaissance. Pour le
lecteur familier avec le système scolaire québécois, il reconnaîtra peut-être dans ces lignes
certaines idées qui œuvrent dans le renouveau pédagogique. En effet, nous montrerons que
le savoir du professeur ne peut jamais directement se transmettre, parce que le sens lui-même
ne peut jamais être directement véhiculé d’une personne à l’autre ; ce qui n’exclut pas
cependant la possibilité de le partager au sein d’une activité commune impliquant la réflexion
de l’élève. De fait, nous pourrons ensuite présenter la conception de l’éducation de Dewey
comme étant identique à un processus de croissance prenant la forme d’un processus de
reconstruction du sens de l’expérience. Nous montrerons comment la science, grâce à
l’enquête, est le meilleur moyen, selon Dewey, pour parvenir à retirer le sens de son
expérience présente et comment, conséquemment, elle devrait se retrouver au cœur du
parcours scolaire. Ce qu’il faut réellement transmettre aux jeunes, c’est ainsi l’habileté et
l’habitude à s’engager dans le processus de l’enquête par et pour soi-même. Nous montrerons
comment, en raison de ce qui précède, le véritable pouvoir de l’enseignement ne réside donc
pas tant dans sa capacité à transmettre des savoirs que dans son habilité à jouer sur les
conditions de la croissance de l’enfant, c’est-à-dire à modifier l’environnement dans lequel
il sera appelé à agir, à penser et à ressentir, afin de lui fournir le milieu le plus riche possible
en enquêtes et de fait, en sens.
4
Pour ce qui est des limites de ce mémoire, parce qu’il s’est avéré bien plus important
que nous l’imaginions avant de commencer nos recherches et sa rédaction, nous avouons
bien humblement qu’il ne s’agit point d’une présentation parfaitement exhaustive de la place
du sens dans cette philosophie de l’éducation. En effet, nous en sommes venus à la conclusion
- et le lecteur pourra l’apercevoir au fil de la lecture - que les grands thèmes que l’on associe
traditionnellement à Dewey, soit la démocratie, la science, l’expérience ou l’enquête, sont
tous des termes qui expriment des processus extrêmement similaires, voire synonymes.
L’enquête, par exemple, est un raffinement et une prolongation de l’expérience quotidienne
et ordinaire. La science, quant à elle, est l’enquête sous sa forme la plus parfaite. La
démocratie, enfin, est la science appliquée à la vie sociale. Cependant, ces différents
processus fonctionnent tous avec une même unité de base, un outil bien particulier : le sens.
La place de ce dernier dans la philosophie de Dewey est donc telle que nous ne pouvons,
faute d’espace, aborder bon nombre de ses dimensions, aussi intéressantes soient-elles. L’une
d’entre elles, pourtant très importante, consiste en la dimension sociale de l’expérience et du
sens chez ce pragmatiste. Pour dire vrai toutefois, ce n’est qu’en terminant notre rédaction
que nous avons pleinement compris l’importance et la portée du social chez Dewey5. Or, à
notre défense, cela n’a rien de surprenant, car plusieurs commentateurs ont, à travers les
années, également écarté voire mécompris cette même dimension, pourtant capitale. Dewey
lui-même fut obligé d’insister que « [b]ien des malentendus concernant l’esprit pragmatique
seraient évités si on était attentif à l’importance que le pragmatisme accorde à la dimension
sociale tant dans le processus d’acquisition du savoir que dans sa finalité6 ». De fait, le
présent mémoire se veut à l’image même de notre compréhension actuelle de la place du sens
dans cette philosophie, c’est-à-dire qu’il cherche à dessiner le rôle joué par cette notion dans
le processus de reconstruction et de croissance qu’est l’éducation, tout en essayant de
souligner d’éventuelles pistes de réflexion et de recherche pour comprendre les multiples
formes que peut revêtir le sens ainsi que pour trouver des moyens plus concrets afin de le
faire vivre aux enfants. Nous espérons donc par ce travail, d’une part, montrer ce que nous
croyons comprendre présentement de cette notion essentielle et, d’autre part, à quel point
bien d’autres aspects décisifs sont encore à creuser pour améliorer notre système scolaire.
5 Cette importance est telle qu’elle pourrait tout à fait se voir l’objet d’un mémoire en entier. 6 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, p. 95.
5
Enfin, ce mémoire vise également à révéler toute la richesse et la pertinence de la
philosophie de John Dewey que l’on perçoit souvent davantage comme un pédagogue que
comme un philosophe7. Or, l’éducation et la philosophie ne sont pas de simples intérêts
particuliers chez Dewey. En fait, on n’exagèrerait d’aucune manière en affirmant que c’est
l’ensemble de la philosophie de Dewey, sous tous ses rapports et ses aspects, que l’on ne peut
comprendre pleinement qu’en référence à l’éducation. L’éducation est, en d’autres termes, le
système même qui donne un sens à sa philosophie ; philosophie qu’il va jusqu’à définir
comme étant « the theory of education in its most general phases8 ». Qui plus est, il aurait
assurément pu ajouter que l’éducation est la pratique concrète de la philosophie puisque,
comme il l’écrivait dans l’une de ses correspondances : « if philosophy is ever to be an
experimental science, the construction of a school is its starting point9 ». À ce sujet, nous
montrerons ultimement que sa pédagogie consiste en l’application du pragmatisme dans la
salle de classe. Nous aimerions également souligner qu’à l’image même de sa philosophie,
éducation et philosophie forment un circuit continu. Inséparables l’une de l’autre, ces
dimensions échangent réciproquement et vivent en interaction si bien qu’elles se déterminent
mutuellement et croissent de concert. Elles sont respectivement des fins devenant des moyens
et vive-versa, dans un unique processus vital au sein de la recherche collective. C’est à cette
grande enquête collective que nous souhaiterions ainsi personnellement participer avec ce
mémoire, ne serait-ce qu’en aidant à mieux cerner et comprendre ce problème essentiel et
encore parfaitement actuel qu’est la place du sens dans l’éducation.
7 Pour l’illustrer concrètement, au moment où nous avons rédigé ce mémoire, ses grands travaux comme
Democracy and Education ou Experience and Nature, étaient rangés à la bibliothèque universitaire dans la
section « éducation », soit sur un tout autre étage que ses travaux en logique, par exemple, que l’on retrouvaient
au contraire dans la section « philosophie ». 8 J. Dewey (1939), Democracy and Education: an Introduction to the Philosophy of Education, New York, The
Macmillan Company, p. 386. 9 J. Dewey (1894), 1894.11.01 (00218): John Dewey to Alice Chipman Dewey & children, dans J. Dewey
(1999), The Correspondence of John Dewey, vol. 1: 1871-1918, InteLex Corporation, Charlottesville, Va.
6
Chapitre 1 : Une philosophie de l’expérience
« [A]s far as children themselves are concerned, no educational plan will be worthy of the
name unless it results in meaningful school and after school experiences10 ».
« Thus one of the aims of a thinking skills program should be the improvement of judgment.
For judgment is the link between thinking and action11 ».
John Dewey, à l’image de sa philosophie, cherche à résoudre un problème : il cherche
à repenser et à reconstruire le système d’éducation de son époque. Pour y arriver, il va
s’attaquer aux conceptions qui justifient théoriquement et philosophiquement ce parcours
scolaire. En premier lieu, ce système repose sur une vision très classique de l’éducation :
éduquer, c’est transmettre des connaissances pour préparer au futur. Mais cette conception,
elle-même, repose sur une manière de penser particulière et des plus problématiques : la
pensée dualiste. En effet, la pensée dualiste a eu et détient toujours une influence considérable
sur la pensée occidentale et tout particulièrement en ce qui a trait à l’éducation. Si cette
dernière y est particulièrement sensible, c’est parce qu’elle est depuis toujours comprise
comme étant le procédée par lequel on prépare les enfants à la vraie vie, c’est-à-dire la vie
des adultes, la vie en société. Or, la pensée dualiste, tel que nous le montrerons, a fragmenté
cette vie. De fait, parce que la vie est fragmentée et que l’éducation est une préparation à la
vie, l’éducation elle-même sera fragmentée et perpétuera une telle façon de penser.
C’est cette fragmentation de l’expérience à l’école qui a pour conséquence, selon
Dewey, le manque, voire l’absence, de connexions avec la propre expérience ordinaire,
quotidienne et vitale de l’enfant. Cette absence de connexions, ou plutôt, de relations, ce
dernier la ressent et l’exprime alors comme un manque de sens (meaning). C’est parce que
ce que l’élève vit à l’école est d’un autre ordre que son expérience ordinaire qu’il se détourne
de cette institution et que l’apprentissage est un travail difficile et pénible. C’est, pour
l’exprimer différemment, parce qu’il ne comprend pas ce qu’on lui enseigne à l’école que
cela n’a pas de sens pour lui. Tel que nous tâcherons de le montrer tout au long de ce
mémoire, si l’école ne reproduit pas les expériences éducatives de la vie quotidienne, elle
sera déficiente et les élèves - comme la société - en souffriront.
10 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the Classroom, Philadelphia, Temple University Press, p. 8. 11 Ibid., p. 15.
7
L’objectif de ce premier chapitre sera de présenter la conception de l’expérience chez
Dewey de même que la place jouée par le sens en son sein afin de préparer l’explication de
sa portée éducative. Toutefois, afin d’introduire cette conception de telle manière à ce qu’elle
ait elle-même un sens, il nous apparaît essentiel de présenter, dans un premier temps, ce qui
est, pour Dewey, la cause de ce problème de la fragmentation de l’expérience : les dualismes.
En effet, la philosophie de John Dewey ne gagne elle-même en signification que lorsqu’on
comprend à quels problèmes elle apporte une solution. De fait, si le projet global de Dewey
consiste à repenser et à redéfinir l’éducation, c’est parce qu’à son époque, et largement encore
à la nôtre, les théories et pratiques éducatives s’appuient sur des conceptions erronées ou du
moins lacunaires du savoir et de l’expérience. Qui plus est, les lacunes de ces conceptions
proviennent d’une pensée dualiste qu’il nous faut, de fait, reconstruire et corriger. Nous
reviendrons souvent dans cette section sur les dualismes, ce qui permettra de saisir toute la
pertinence d’une notion de sens comprise comme relation, connexion et continuité.
Nous aborderons ensuite, dans une deuxième section, la conception à proprement
parlé de l’expérience chez Dewey de même que le rôle joué par le sens. Il y sera question du
processus de l’enquête ou de la pensée, ce que Dewey considère comme devant être au cœur
de tout parcours éducatif, puisqu’il s’agit de l’acte intentionnel visant à découvrir les
connexions au sein de l’expérience. Nous montrerons comment s’engager dans une enquête
équivaut ainsi à chercher à donner du sens à son expérience. Nous exposerons de plus dans
cette section la structure générale du sens qui, insuffisante et abstraite en elle-même, peut
être extrêmement utile lorsqu’on l’utilise afin de comprendre et de repérer ses multiples
déclinaisons12. Néanmoins, nous pourrons, grâce à cette section, présenter l’un des critères
pour toute expérience significative ou éducative : le principe de continuité. Nous exposerons
ainsi dans ce chapitre, d’une première façon, comment le lien entre l’expérience et
l’éducation chez Dewey est et doit être le sens.
12 Que nous pourrions appeler par ailleurs « les sens du sens ».
8
1. Les dualismes : différentes déclinations d’une séparation entre doing et
knowing
Il a été remarqué depuis longtemps que la pensée humaine fonctionne en grande partie
grâce à la production de distinctions13. Les plus naturelles et les plus évidentes se font entre
ce que l’on nomme des « contraires » : le chaud et le froid, le beau et le laid, l’ombre et la
lumière, etc. Cependant, certaines de ces distinctions se font également entre des concepts
qui, n’étant pas à proprement parler des contraires, constituent néanmoins une forme
d’opposition, telles que : la théorie et la pratique, l’être et le paraître ou la raison et les sens.
En effet, nous avons tous besoin pour savoir et pour agir intelligemment de différencier les
choses, les événements, les quantités, les relations et autres. De telles notions sont ainsi des
abstractions, c’est-à-dire des concepts, des outils, nous permettant de mieux comprendre les
situations concrètes que nous rencontrons et, par le fait même, de posséder un plus large
contrôle dans nos actions en reconnaissant les spécificités des situations. Tous les dualismes
tirent leur origine de pareilles distinctions.
Dans un premier temps, afin d’éclairer davantage ce que nous entendons par
« dualisme », nous pouvons faire référence à la définition suivante de Madelrieux : « [u]n
dualisme se présente comme un couple de concepts présentant une exclusivité logique14 ». Il
s’agit ainsi d’une doctrine qui admet dans un domaine deux éléments indépendants et
irréductibles. À l’image du principe de non-contraction, une pensée dualiste affirme qu’une
propriété ne peut pas être, par exemple, à la fois physique et mentale. Un dualisme exprime
ainsi l’idée qu’il y existe une opposition ou une différence au niveau de la réalité elle-même.
À l’inverse des contraires que nous mentionnions précédemment (le chaud et le froid, par
exemple) et qui s’étendent sur un spectre permettant une transition et un échange de l’un à
l’autre, il n’y a pas de « liens continus » entre les termes d’une opposition dualiste. On ne
peut pas « remonter » de l’un à l’autre à l’aide d’intermédiaires. Au contraire, il s’agit
13 Les philosophes grecs antiques plaçaient à cet effet la différence au cœur de leur pensée. Nous n’avons qu’à
nommer Héraclite dont la philosophie se centrait sur l’union des contraires, Platon qui opposait constamment
des concepts tels que le même et l’autre ou le savoir et l’opinion. Nous pourrions même aller jusqu’à parler de
Merleau-Ponty qui soulignait qu’une étape fondamentale dans toute perception est la distinction entre le fond
et la forme, c’est-à-dire que « ceci n’est pas cela ». 14 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey: repères, Paris, Vrin, p. 41.
9
toujours d’un passage ou d’un saut (switch) entre ceux-ci. Il y a un temps pour agir et un
temps pour penser, dirait-on.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que si les distinctions produites par la pensée
sont variées, plusieurs partagent néanmoins le même sens : elles expriment la différence entre
l’expérimentation et l’expérimenté15. Pour illustrer ce que nous entendons par cela, prenons
l’exemple suivant : il est possible de distinguer l’acte de manger et la nourriture elle-même,
ou encore, l’acte de jouer de la guitare et l’instrument lui-même. Effectivement, rien ne nous
empêche de le faire et cela recèle même plusieurs utilités. Par exemple, si le petit Nicolas
- l’enfant fictif que nous invoquerons afin d’exemplifier nos propos tout au long de ce
mémoire - apprend la guitare et qu’il produit de fausses notes, nous pourrions pointer sa façon
de jouer, trouver ses problèmes et les corriger, plutôt que d’accuser erronément la guitare.
C’est pourquoi le problème avec les dualismes ne réside pas, en définitive, dans le fait qu’ils
proviennent d’une distinction. Cette dernière étant, bien au contraire, un outil incontournable
pour analyser les situations et pour guider l’action. Le problème survient plutôt lorsqu’une
distinction dans le jugement se voit érigée en une différence d’existence. En d’autres termes,
c’est une chose de distinguer la pensée et l’objet de ma pensée, mais c’en est une autre de les
voir comme étant deux objets essentiellement différents qui se rencontrent sans possibilité de
continuité, c’est-à-dire d’échange et d’influence. Nous pouvons effectivement distinguer
l’acte de jouer de la guitare et l’instrument, mais « en réalité », il n’y existe qu’une seule
activité, qu’un seul événement. De nombreux problèmes surgissent ainsi lorsqu’on
appréhende les distinctions comme des réalités ultimes, indépendantes et supposément
antécédentes à la distinction qui les a révélées. Il en sera question plus en détails plus bas
bien que nous puissions déjà mentionner que cela équivaut à affirmer que les parties existent
avant le tout ; que les éléments de l’expérience existent avant l’expérience elle-même. Il
s’agit par ailleurs d’une tendance proprement philosophique que transformer les différentes
divisions en oppositions que l’on dit « représentantes » de la réalité elle-même16. C’est ce
que Dewey appellera, par ailleurs, le « sophisme du philosophe17 ».
15 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 196. 16 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 15. 17 J. Dewey (1994), Experience & Nature, Chicago, Ill. [a.o.], Open Court, (The Paul Carus Lectures
Series 1) - le lecteur qui souhaite en apprendre davantage sur ce sophisme peut se référer à l’analyse qu’en fait
Madelrieux dans le chapitre « La logique de l’enquête expérimentale » dans La philosophie de John Dewey.
10
Mais ce n’est pas un hasard, pour Dewey, s’il s’agit d’une tendance proprement
philosophique. La raison en est que les dualismes trouvent leur source, outre dans les
distinctions, au sein des différentes pratiques de la vie sociale18. De fait, ceux qui ont formulé
en premier lieu ces oppositions, soit les philosophes grecs, l’ont fait dans un contexte
particulier : l’Athènes démocratique de l’Antiquité. À l’époque, à Athènes, la vie sociale était
composée de plusieurs groupes, appartenant soit à la classe des individus qui travaillaient,
soit à celle des hommes libres qui réfléchissaient. De fait, puisque la philosophie cherchait à
fournir une explication authentique de l’expérience, les philosophes se sont donnés comme
mission de justifier et d’expliquer ces différentes conditions sociales ou ces différents
« types » d’expériences de vie, chacun doté d’un sujet propre, de visées et de valeurs
différentes19. Puisque le pouvoir politique était alors exercé par la classe libre, c’est-à-dire
par ceux qui s’occupaient des « vraies » choses, de ce qui était réellement important, les
théories philosophiques se sont attardées à expliquer qu’elles étaient ces vraies choses,
comment il était possible de les appréhender et, par conséquent, pourquoi les ranger du
domaine des hommes libres. Ce n’est là qu’un exemple des raisons pour lesquelles les
immanquables dichotomies sociales, culturelles et économiques ont profondément influencé
la pensée occidentale au point de s’être transposées en théories philosophiques concernant la
nature du monde et de l’humanité. Conséquemment, c’est parce qu’il y a des hommes de
pratique et des hommes de théorie que l’on a distingué l’action du savoir ; c’est parce qu’il
a d’une part des gouvernants et d’autre part des gouvernés que l’on a distingué les fins et les
moyens ; c’est parce qu’il y existe d’un côté les penseurs et de l’autre les travailleurs que
l’on a distingué l’idéal et le factuel, l’être et le devenir, etc.
Dès lors, le dualisme qui est chronologiquement à l’origine de tous les autres concerne
la distinction entre le savoir (knowing) et l’action (doing) qui s’incarne dans les différentes
pratiques sociales : il y a ceux qui réfléchissent et qui planifient, et ceux qui agissent et qui
suivent les premiers. Les premiers ont la vision, mais n’ont aucune main ; les seconds sont
aveugles, mais productifs. Qui plus est, nous croyons que pour bien comprendre Dewey, il
est important de saisir comment cette opposition originaire doit s’appréhender conjointement
au réseau des autres dualismes avec lesquels elle forme un système. En effet, pour la justifier,
18 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 388. 19 Ibid.
11
les philosophes ont postulé rétrospectivement qu’à ses fondements, il doit y exister un
dualisme ontologique, c’est-à-dire qu’il y aurait deux ordres de réalité (l’idéel et le factuel,
l’être et le devenir). Qui plus est, puisqu’il y existe deux ordres de réalité, ils ont également
déduit qu’il devait y exister un rapport de connaissance propre à chacun. On retrouve ainsi
un second dualisme, épistémologique cette fois, exprimant une distinction entre deux
rapports de connaissance : le savoir du monde sensible ou « l’expérience » (aussi appelé par
la suite « empirique »), consistant surtout en opinions incertaines, connecté avec les affaires
de tous les jours et serviteur des buts individuels ordinaires. Face à lui, il y a le plus noble et
assuré savoir qu’est le savoir rationnel, celui qui touche à l’essence même de la réalité
immuable, qui poursuit ses propres fins et vise à la contemplation de ce qui est
intrinsèquement beau et bon. Chaque savoir est ainsi associé à une occupation propre et sert
donc à justifier le dualisme pratique : il y existe quelque chose comme un savoir utile,
instrumental, tourné vers les choses du monde physique, associé au travail manuel, et un
savoir rationnel des formes et des idées, valant en soi, de nature contemplative, tourné vers
le bien et donnant direction et sens aux vies individuelles et collectives. Évidemment, tel que
conçu, le savoir qui se rapporte à l’incertain monde matériel est déprécié puisqu’il ne revêt
alors qu’une forme utilitaire. Sa valeur lui étant extérieure, il n’est que pour quelque autre
chose et manque ainsi de perfection.
En somme, il serait possible de résumer la devise de la philosophie classique par le
slogan suivant : « [l]’Être pour fondement, la Raison pour moyen, le Bien pour but20 ». Ces
trois grands critères font également référence aux trois dualismes mentionnés : ontologique,
épistémologique et pratique. Aujourd’hui, il est vrai, rares sont ceux qui tiennent encore
explicitement une vision aussi tranchée de la réalité. Toutefois, pour Dewey, les
conséquences de ces distinctions ont profondément influencé la pensée occidentale, et ce,
tout particulièrement en ce qu’elles représentent toutes des déclinaisons de la même
assomption fondamentale : il y existe « an isolation of mind from activity involving physical
conditions, bodily organs, material appliances, and natural objects21 ». Tel que nous le
montrerons, la conséquence de ce retrait de l’action et des activités dans la connaissance aura
comme double conséquence de retirer à la fois le terreau duquel un savoir significatif peut
20 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 33. 21 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 377.
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émerger, ainsi que la possibilité même de tester, c’est-à-dire d’expérimenter, les idées et les
significations inférées afin de passer, ironiquement, de l’opinion à la connaissance.
Lorsqu’on enseigne avec des conceptions du savoir, de l’intérêt et du monde qui
correspondent à cette pensée fragmentée, il en découle un appauvrissement de l’expérience
de l’enfant qui peine à comprendre ce qu’on cherche à lui apprendre. Les dualismes
entraînent, pourrait-on dire, une grille de lecture, qui ne « fait pas de sens22 » pour l’élève.
De fait, dans les sous-sections suivantes, nous présenterons certains dualismes et leur
justification de manière à montrer par la suite comment on les retrouve dans les programmes
scolaires, quelles en sont les conséquences et comment la philosophie de Dewey permet
ultimement de les résoudre.
1.1. Dualisme ontologique : la séparation des mondes de l’esprit et du corps
Premièrement, malgré le fait que les dualismes découlent en premier lieu de la
séparation dans la pratique entre savoir et faire, les philosophes ont commencé par formuler
discursivement le dualisme ontologique. En effet, c’est l’idée qu’il y existe deux ordres de
réalité - le monde factuel, constamment changeant, dans lequel évolue le corps, et le monde
idéel, stable et fixe, domaine de l’esprit - qui, après réflexion, sert de fondement et de
justification à toutes les autres séparations. Selon Dewey, « [c]ette partition donna à la
philosophie la ribambelle de dualismes qui, dans l’ensemble, ont donné ses problèmes
“modernes”23 ». Effectivement, on retrouve cette même opposition fondamentale sous bien
d’autres formes tels que le physique versus le psychique, l’être versus le devenir, les sens
versus la raison, les faits versus les valeurs, etc. Pour exemplifier cette distinction, prenons
le cas d’une feuille d’arbre. Présentement, nos sens la perçoivent comme verte, humide et
souple. D’ici quelques jours, nous la percevrons brune, sèche et rigide. Pourtant, nous aurons
toujours devant nous la même feuille. Comment cela est-ce possible ? Où est la feuille, dans
ce cas ? Elle ne peut pas vraisemblablement être dans ce monde-ci, pense-t-on. Il faut donc
comprendre que les sens, en tant qu’organes, ne perçoivent que le changement. Lorsque l’on
22 L’expression anglaise « make sense » ne correspond pas parfaitement à « avoir du sens » en français. « Avoir
du sens » devait se traduire plutôt par « it has meaning » puisqu’il y existe une différence entre le meaning et
le sense. Le premier renvoyant à la relation entre la partie et le tout et la seconde entre la partie et la partie au
sein d’un tout. Pour en apprendre plus, nous vous conseillons l’article suivant de Dewey : J. Dewey (juin 1928),
« Meaning and Existence », The Journal of Philosophy, vol. 25, n° 13. 23 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, Paris, Gallimard, p. 48 - nous n’avons qu’à penser à
Descartes pour en donner un exemple.
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ne peut pas repérer la forme du monde idéel - la Feuille - qui unifie et circonscrit les
événements du monde physique, on ne trouve alors que fluctuation chaotique.
1.2. Dualisme épistémologique : la séparation du sujet et de l’objet
L’importance de ce dualisme ontologique - encore très influent dans certaines sphères
de la société - s’explique surtout par son rôle d’appui et de justification à la quête humaine
de certitudes. En effet, puisqu’il y existe deux ordres de réalités différents, il doit
conséquemment exister deux rapports de connaissance distincts et respectifs à ces domaines
de la réalité. Ce second dualisme épistémologique, qui oppose l’expérience à la raison,
l’opinion au savoir ou le plausible à la vérité, a profondément marqué ce que nous
comprenons encore aujourd’hui comme « savoir quelque chose ». Sa plus grande
conséquence sera celle d’entraîner une adéquation intrinsèque entre la vérité - c’est-à-dire la
certitude résultant d’un accès à ce qui est - au savoir. Savoir, c’est être dans le vrai, c’est à
dire en adéquation avec la réalité. Il est donc possible de trouver des connaissances qui soient
valides de tout temps parce que certaines choses existent elles-mêmes de tout temps. Cette
adéquation est si forte que si l’on découvre par la suite qu’un savoir que nous avions s’avère
faux, on ira jusqu’à dire alors qu’on ne savait pas vraiment, et ce, parce que nous n’étions
pas vraiment dans une telle adéquation. Cela est parfaitement logique puisque ce qui est de
tout temps ne peut pas avoir de « manque », c’est-à-dire de non-être. Ce qui se trouve dans
le monde idéel doit donc demeurer intouché par les perturbations et les changements du
monde factuel. Savoir, pour bon nombre de philosophes antiques et modernes, relève donc
de la capacité à découvrir au sein du monde sensible une forme permanente24. Par exemple,
le gland d’un arbre subit toute une série de changement que l’on ne peut connaître
uniquement qu’en nous référant à la forme fixe du chêne, à son essence, et ce, grâce à notre
faculté la plus noble : la raison.
Pour les tenants de cette pensée dualiste, lorsque nous sommes face au monde des
sens et du devenir, il ne saurait donc être question de savoir25. Au mieux, il s’agit
d’expériences26. La signification classique du terme « empirique » est ainsi un savoir qui
24 Ibid., p. 165. 25 Ibid. 26 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 308.
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n’est pas basé sur des principes, mais qui est bien plutôt l’expression du résultat d’un large
nombre de tentatives diverses et séparées. À ce sujet, ce qu’ont dit Platon et Aristote de
l’expérience renvoient très bien, selon Dewey, à la conception grecque en général de
l’expérience de cette époque et ressemble tout particulièrement à ce que nous entendons
aujourd’hui sous le nom d’apprentissage par « l’essai et l’erreur », bien opposée à
l’apprentissage par les idées27. Selon cette conception, les hommes ont essayé certains actes,
ont enduré certaines souffrances et ont connu certaines difficultés. Chacune de ces actions,
lorsqu’elle se produit, est isolée et particulière28. Les différents événements séparés
correspondent donc à des appétits passagers et à des sensations d’un instant que la mémoire
préserve et thésaurise. À mesure qu’ils s’accumulent, des variations irrégulières se voient
écartées, des traits communs sont sélectionnés, renforcés et combinés. Il se forme ainsi une
habitude d’action tout comme une certaine image d’un objet ou d’une action qui correspond
à cette habitude29. L’expérience chez les Grecs est donc quelque chose d’aveugle,
d’inintelligent, d’habituel, totalement en opposition avec la raison et ses principes.
L’opposition a donc lieu entre l’instable, le divers et l’individu, face au permanent, à
l’uniforme et à l’universel30. Pour les Grecs, moins il y a de mouvement et de changements,
plus le savoir est pur et supérieur.
À cet égard, une autre lourde conséquence épistémologique - s’attirant la critique de
Dewey que nous présenterons tout au long de ce mémoire - de cette première séparation
ontologique entre le monde du factuel et le monde idéel, ou plus simplement entre le corps
et l’esprit, fut d’amener les hommes à séparer le sujet de l’objet. Cette opposition est
problématique lorsqu’on la retrouve cristallisée, notamment à l’école, en une « théorie
spectatrice du savoir31 ». Une telle théorie prend pour modèle ce qu’on suppose avoir lieu
dans l’acte de vision : un objet réfracte la lumière à l’œil et celui-ci est alors perçu. La
perception de l’objet fait ainsi une différence à l’appareil perceptif de l’individu, mais il laisse
27 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 136. 28 Dans l’empirisme classique, les expériences elles-mêmes ne sont pas en relations continues l’une et l’autre.
Elles n’entrent pas en interaction ni n’échangent l’une et l’autre. La causalité est une illusion et ne peut jamais
être prouvée. Rien ne m’autorise à affirmer hors de tout doute que le Soleil se lèvera demain. 29 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 137. 30 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 307. 31 J. Dewey (1929), The Quest for Certainty. A Study of the Relation between Knowledge and Action, New
York: Minton, Balch and company, p. 23.
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inaltéré, de l’autre côté, l’objet vu. En d’autres termes, la perception ou la connaissance ne
semble pas changer l’objet perçu ou connu, ce qui est parfaitement cohérent avec une vision
du savoir comme contemplation de formes éternelles et immuables. Le savoir du monde
physique, celui de l’artisan, au contraire, vise précisément à changer les choses telles que de
passer du bois à la chaise ou de l’airain à la statue. Selon ces termes capitaux de Dewey :
« [o]n the intellectual side, the separation of ‘mind’ from direct occupation with things throws
emphasis on things at the expense of relations or connections32 ». Elle écartera ainsi la
possibilité de voir les choses comme étant des processus, des nœuds de relations, des
faisceaux de sens, ainsi que la chance de comprendre le savoir comme étant un outil pour
donner du sens à ce qui est problématique. Au contraire, la conception classique de la
connaissance est le résultat de l’opposition entre un traitement actif de la nature - l’expérience
ne fournissant pas un « savoir » pour les grecs - et la contemplation passive - considérée par
ces derniers comme étant le seul chemin accessible au vrai savoir - de l’éternel et de
l’immuable.
1.3. Dualisme pratique : la séparation des fins et moyens
Nous avons mentionné comment la première opposition était en fait la séparation
entre la classe travaillante et la classe réflexive. C’est en réfléchissant sur leur expérience
depuis leur société encore imparfaitement démocratique que les philosophes ont transformé
ce partage du travail en une division métaphysique entre les choses qui sont des moyens
(means) et celles qui sont des fins (ends)33. Tel que l’affirme Dewey :
Traditional dualism takes the undoubted logical duality, or division of labor,
between data and meanings, and gets into the epistemological predicament by
transforming it into an existential dualism, a separation of two radically diverse
orders of being34.
Ainsi, on retrouvera certains hommes, parce que dotés d’une certaine nature, attitrés aux
occupations du monde factuel et corporel. Leur travail, que l’on peut nommer la « pratique »,
consiste à fournir ce qui est un moyen. En vue de quoi est-il un moyen ? En vue d’une fin
32 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 167 - souligné dans le texte. Il est à noter que Dewey fera de
l’essence même du sens une relation. Nous reviendrons sur cette citation qui est très importante. 33 Ibid,, p. 124. 34 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualsim -- II », The Journal of Philosophy, vol. 19,
n° 13, p. 358 - souligné dans le texte.
16
dont l’accès est attribué, par nature, aux hommes de « théorie », dont le travail consiste à
contempler le monde idéel, spirituel et certain. Grâce à cette certitude, ils peuvent espérer
diriger l’action collective. Platon, dans La République, est bien évidemment l’exemple
paradigmatique de cette tendance philosophique. C’est donc dans l’optique de réduire les
incertitudes de l’expérience que les Grecs sont sortis de l’expérience elle-même en affirmant
que seule la certitude absolue pouvait garantir la justesse des actions comme des valeurs
sociales et morales35. Et encore fallait-il que ces derniers veuillent bien utiliser la certitude
pour guider l’action collective, ce que certains refusèrent pour ne pas, en un sens,
instrumentaliser la vérité.
En effet, il est évident que ce contraste entre théorie et pratique sert à justifier la
supériorité de la première sur l’autre36. Puisque la connaissance pure est pure contemplation
et constat des choses vraiment réelles, elle forme un tout qui ne cherche rien au-delà d’elle-
même. Elle est sa propre raison d’être : savoir pour savoir. La connaissance contemplative
pure est ainsi la chose la plus authentiquement autonome et autosuffisante de l’univers.
C’était, pour ne prendre comme exemple qu’Aristote, la meilleure façon de ressembler au
principe premier. C’est pourquoi elle est traditionnellement associée à ce qu’il y a de plus
haut et de plus divin dans l’homme. Les mathématiques et la géométrie, relevant des formes
idéelles, sont ainsi perçues comme étant intéressantes en soi puisqu’elles appartiennent à
cette réalité. Si vous les trouvez ennuyantes, c’est que vous êtes dans l’erreur. À l’opposé de
ce savoir supérieur se trouve le « prétendu » savoir pratique de l’artisan qui est vu comme
vulgaire. Cette vulgarité tient du fait que son travail consiste à apporter des changements aux
choses en relation avec nos besoins physiques : il transforme le bois et la pierre en outils.
L’objet de ses occupations est imparfait et incomplet. C’est donc dans la hiérarchisation de
la valeur des savoirs que l’on trouve cette autre opposition : celle entre les finalités
intrinsèques et les finalités instrumentales ; entre ce qui est une fin en soi, valant en soi, et ce
qui est un moyen en soi, n’ayant d’importance pour l’atteinte des biens intrinsèques37.
35 Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage sur l’idée que ce fait de Dewey de l’impact des dualismes
peut se référer au premier chapitre de Dewey « Pour un nouveau paradigme en philosophie » dans
Reconstruction en philosophie. 36 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 177. 37 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 173-174.
17
Cette séparation entre des choses désignées comme fins en soi et d’autres comme
moyens en soi, nous vient d’un temps où les seules activités utiles étaient celles qui
contribuaient à la vie physiologique. Les activités utiles étaient le fait d’esclaves ou de serfs
travaillant et soumis à des hommes libres. Moins ces derniers avaient à s’occuper des
besognes pour se concentrer sur les choses de la culture et plus ils étaient libres38.
Contrairement à la connaissance contemplative de ce qui est, le savoir de l’artisan ne
constitue pas une fin en soi désintéressée. L’artisan fait référence à des résultats à atteindre :
se nourrir, se vêtir, se loger, etc. Il est en contact avec le monde physique et ses relations avec
notre corps. Il s’occupe des choses périssables, du corps et de ses besoins. C’est pourquoi les
sages se sont fréquemment détournés de certains types de choses, comme la richesse, dont la
valeur n’est qu’instrumentale, c’est-à-dire des choses ne servant qu’à obtenir des fins
supérieures et intrinsèquement valables qui ne peuvent être utilisé que pour leur propre
satisfaction39.
Enfin, encore aujourd’hui, certains en infèrent l’idée que la théorie et la connaissance
sont des fins en elle-même. Ce qui relève de la culture est une fin intrinsèquement valable et
n’a pas à être « utile », tout comme ce qui est utile ne peut pas « cultiver » l’esprit40. Ce saut
est cependant bien superficiel. La philosophie de Dewey, tel que nous l’exposerons plus en
détail plus loin, cherche à contrecarrer cette idéologie dualiste qui regarde les buts et les
finalités comme n’étant accessibles que par la classe contemplative et réflexive, alors que la
classe s’occupant de travailler avec les choses de la nature se voit reléguée à des travaux et à
des opérations en soi instrumentales, inintelligentes et aveugles41.
1.4. Les conséquences des dualismes sur l’éducation
Les dualismes que nous avons présentés ont profondément influencé la pensée
occidentale, et tout particulièrement en ce qui a trait à l’éducation. Tel que nous l’avons déjà
mentionné, la sensibilité de l’éducation à cette pensée s’explique par le fait qu’elle est
historiquement comprise comme étant le procédé par lequel on prépare les enfants à la vraie
38 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 54. 39 Le bonheur étant, encore pour plusieurs aujourd’hui, la fin ultime sensé fonder l’ensemble de la série. 40 L’esprit, après tout, est supposément séparé des activités physiques, de l’utilité et des choses naturelles. 41 S. Brinkmann (2013), John Dewey: Science for a Changing World, New Brunswick, Transaction Publishers,
p. 23.
18
vie, c’est-à-dire la future vie d’adulte en société. Or, cette vie future, une vaste part des
adultes l’ont fragmentée à l’aide de divers dualismes. Ainsi, le grand problème de la pensée
dualiste que nous tâcherons d’expliciter au cours de ce mémoire réside en ce que les
séparations présentées ne se retrouvent pas dans l’expérience et le vécu de notre petit Nicolas.
Elles sont le produit des adultes, non de lui. Or, en plus de ne pas être évidentes en soi, elles
lui imposent également une grille de lecture du monde qui le rend très difficile à comprendre.
Elles découpent pour lui le monde en parties, logiquement divisées et organisées selon des
principes et des lois, classées selon leur appartenance à un pôle ou l’autre d’un ou de plusieurs
dualismes. Plutôt que d’enrichir la vie de Nicolas, l’école va tendre à s’ériger en un monde à
part, isolée de l’expérience quotidienne et vitale de l’enfant. Nous expliquerons
prochainement comment cette séparation se manifeste comme un manque, voire une absence
de sens.
Cela est sans compter que, à l’époque de Dewey - et dans une certaine mesure, à la
nôtre -, la forme même de la pédagogie que l’on retrouve le plus fréquemment dans les
écoles, la théorie spectatrice du savoir, incarnée par la prépondérance absolue du cours
magistral42, repose elle-même sur la séparation entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et le
corps. Savoir, rappelons-nous, c’est percevoir par l’esprit un objet ou une relation qu’on nous
présente. De fait, à l’école, ceux à qui l’on enseigne sont vus comme étant des individus qui
acquièrent des savoirs en tant que spectateurs43 (ou esprits) théoriques. D’ailleurs, le mot
« élève », souligne Dewey, en est presque venu à signifier non pas quelqu’un dont
l’occupation est de vivre des expériences significatives, mais quelqu’un qui absorbe
directement des connaissances44. Effectivement, pour acquérir un savoir, dit-on, il faut un
esprit intéressé qui ose tourner le regard, son attention et sa concentration sur le savoir ou
l’objet véhiculé par le professeur. Pour apprendre dans la classe, il faut donc rester calme, se
ternir droit et écouter. C’est pourquoi le professeur, hier comme aujourd’hui, fait face au
terrible problème de la discipline qui consiste à devoir dépenser une grande partie de son
temps à « étouffer » les activités physiques des enfants ; les signes en apparence irréfutables
que l’esprit n’est pas présent dans la classe. L’effort pénible et nerveux ainsi que la fatigue
42 Dewey, à ce propos, affirmait qu’il s’agit de la pédagogie la plus critiquée en théorie comme de la plus utilisée
en pratique. 43 Une expression courante dans le milieu est que le professeur a un « show » à donner. 44 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 164.
19
qui en résulte, à la fois pour les élèves et le professeur, sont des conséquences nécessaires de
l’anormalité de cette situation où l’activité corporelle s’est divorcée de la perception du
sens45.
Dès lors, par l’influence des différents dualismes présentés, nous sommes venus à
concevoir que le corps, dans l’éducation, n’est présent que comme étant ce qui transporte
l’esprit. Son domaine propre est plutôt le travail, l’action et les choses physiques plutôt
qu’intellectuelles. L’activité corporelle, quant à elle, est devenue un intrus parce qu’on
affirme - en se justifiant des différentes séparations entre les choses - qu’elle n’a rien à voir
avec la pensée. On affirme ainsi qu’il y a une différence de nature parmi les occupations
entre la culture et l’utilité, elles-mêmes divisées en plusieurs domaines comme les affaires,
la chimie, la cuisine, le français, les mathématiques, etc. L’éducation, dont la fonction est de
préparer à la vie future, tâchera de correspondre à cette vision de l’expérience et d’en couvrir
tout le champ. C’est ainsi qu’est apparue dans l’histoire de l’éducation l’antithèse entre une
éducation de base, populaire et technique, comme préparation à un travail « utile » et
l’éducation libérale tournée vers la vie de loisirs ou les arts. Aujourd’hui, on la retrouve
souvent dans l’opposition entre apprendre un métier versus apprendre une discipline
intellectuelle ou intrinsèquement valable46.
À l’époque de Dewey, on retrouve, d’une part, l’éducation mécanique ou populaire.
Elle vise à entraîner certaines personnes, par des exercices pratiques appropriés, à faire des
choses (doing things). Ces dernières seront donc amenées à développer des habiletés pour
utiliser les outils mécaniques impliqués dans les différentes transformations requises pour les
besognes quotidiennes et services individuels. Le cœur de cette éducation est donc un
« entraînement » : une affaire d’habitudes et d’habiletés techniques. Cet entraînement
s’opère à travers la répétition et l’assiduité dans l’application, mais non pas à travers l’éveil
ou le développement de la pensée. Connecté aux affaires et aux préoccupations quotidiennes,
45 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 165 - nous aborderons plus en détail pourquoi dans les
prochaines sections ainsi que dans le prochain chapitre. 46 Au Québec, on reconnait tout particulièrement cette opposition dans les nombreux affrontements entre les
techniques collégiales et les cours du tronc commun. Les uns accusant les autres de ne pas savoir penser, les
autres d’être inutiles et ennuyants. Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage sur ces débats pourra, à titre
sommaire, consulter le livre suivant : P. Desprès et al. (2015), L’enseignement de la philosophie au cégep:
histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval.
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au service des buts ordinaires et individuels, il est regardé de haut par les défenseurs de la
culture.
D’autre part, on retrouve également l’éducation libérale ou intellectuelle. Celle-ci vise
à entraîner l’intelligence pour son usage propre : savoir (knowing things). Or, savoir, c’est
appréhender un objet qui est déjà là, qui existe indépendamment de son observation. Savoir,
c’est quelque chose de passif rendu possible par l’observation du monde, car l’esprit ne peut
être libre que s’il ne se perd pas dans l’activité physique. Dewey exprime cette idée dans le
passage suivant :
The idea still prevails that a truly cultural or liberal education cannot have
anything in common, directly at least, with industrial affairs, and that the
education which is fit for the masses must be a useful or practical education in a
sense which opposes useful and practical to nurture of appreciation and liberation
of thought47.
On retrouve encore, à l’époque de Dewey, des traces de ce sentiment que le savoir est élevé
et digne dans la mesure où il a affaire avec les symboles idéaux et non avec le concret48. Face
au populaire et mécanique, le savoir rationnel est compris comme étant le seul
intrinsèquement valable et vrai. En somme, le moins l’éducation a affaire avec les choses
pratiques, plus l’intelligence est engagée49.
Une dernière opposition particulièrement nocive pour l’éducation, que nous avons
survolée précédemment en mentionnant la distinction entre l’expérimentation et
l’expérimenté, consiste en une séparation entre la matière (contrepartie de l’objet) et la
méthode (contrepartie du sujet). Si le sujet et l’objet sont deux entités essentiellement
différentes et séparées, il doit y exister une méthode afin de présenter les objets pour qu’il
soit le plus aisément perçu par le sujet. Les matières scolaires se comprennent ainsi comme
des systèmes de classification déjà constitués, déjà travaillés par une intelligence, de faits et
de principes au sujet du monde, de la nature et de l’homme, et ce, dans le but de les rendre
plus aisés à comprendre. La méthode, quant à elle, réfléchit comment est-ce que ces sujets
d’étude peuvent être présentés à l’esprit qui les perçoit afin de s’en imprégner50. C’est ainsi
47 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 301. 48 Ibid., p. 310. 49 Ibid., p. 296. 50 Ibid., p. 193.
21
qu’à l’école, la méthode prend fort souvent la forme de quelque chose de routinier et de
mécanique dans ses étapes. À cet égard, Dewey affirme que « nothing has brought
pedagogical theory into greater disrepute than the belief that it is identified with handing out
to teachers recipes and models to be followed in teaching51 ». Cette idée, en effet, est la cause
d’une négligence des situations concrètes d’expériences. Il est plus que fréquent de présenter
la méthode pour travailler avec un certain matériel, indépendamment d’une situation vécue
par l’élève. Or, et tel que nous l’exposerons, pour Dewey, on ne peut pas découvrir de
méthodes valides et valables sans de telles situations à étudier puisqu’une méthode est
normalement dérivée d’observations de ce qui arrive actuellement, et ce, conjointement avec
la visée que cela arrive mieux prochainement52. La meilleure méthode à enseigner,
ultimement, ce sera la méthode de l’enquête.
En conclusion, l’essentiel de nos propos sur les dualismes jusqu’à présent a été de
montrer comment cette pensée a entraîné une fragmentation de l’expérience. Après réflexion,
certaines personnes ont postulé que les parties qu’ils ont trouvées au sein d’un tout, leur
expérience, devaient assurément exister préalablement à ce tout. De là en découlent tous les
problèmes de la philosophie classique ainsi que les grands problèmes de l’éducation auquel
s’attaque Dewey. Effectivement, cette conception présente l’expérience comme consistant
en une variété de domaines ou d’intérêts séparés, chacun ayant ses propres valeurs, ses
propres matériaux et ses méthodes indépendantes. Chacun vérifiant que tous les autres
n’outrepassent pas leurs limites respectives53. L’éducation doit correspondre à cette
expérience si elle vise à préparer l’enfant à demain. Le système éducatif de l’époque de
Dewey - comme le nôtre en grande partie - représente ainsi une courtepointe de matières, de
domaines, de méthodes et de valeurs54. Il comporte ses différentes « périodes » dédiées à
différentes matières et évaluant diverses habilités ou compétences. Le but visé est de couvrir
le maximum du « terrain » de l’expérience. Il faut donc chercher un genre de compromis - un
type de « check and balance55 », selon les termes de Dewey - afin d’éviter qu’une seule
« partie » de l’expérience n’accapare à elle seule la vision que pourrait se faire un élève de la
51 Ibid., p. 199. 52 Ibid., p. 198. 53 Ibid., p. 376. 54 Ibid., p. 389. 55 Ibid., p. 288.
22
vie sociale. Le résultat en est un composé inorganique de sujets « culturels », nullement
dominés par le but d’être servile socialement, et de sujets « utilitaires », nullement libérateurs
de l’imagination ou du pouvoir de penser56. Toutes ces séparations entre différentes matières,
méthodes, façons de penser, valeurs, fins, se répercutent inévitablement sur le vécu des
jeunes. En plus de passer d’un sujet à l’autre pendant la même journée, les enfants vivent
alors un absurde passage entre deux mondes qui ne sont pas continus l’un et l’autre : le monde
de l’école et le monde de tous les jours. C’est pourquoi il faut, selon Dewey, une nouvelle
philosophie de l’expérience représentant la continuité plutôt que les séparations. Il faut
trouver la manière de construire un parcours scolaire qui serait à la fois libéral et utile57, c’est-
à-dire qui ferait de la pensée un guide pour une libre pratique pour tous plutôt que pour
certaines personnes seulement s’occupant des fins et des valeurs « intrinsèques58 ». Dans la
mesure où les hommes ont une préoccupation active dans les fins qui contrôlent leurs
activités, qu’ils ont un véritable intérêt à leur égard, leurs activités deviennent libres et
volontaires et perdent leur externalité forcée et leur qualité servile, même si l’aspect physique
du comportement reste le même59. Et pour ce faire, Dewey affirme que : « [w]hat is required
is that every individual shall have opportunities to employ his own powers in activities that
have meaning60 ». En effet, nous nous attarderons dans les pages qui suivront à expliquer
comment la notion de sens, telle que la conçoit Dewey, est l’outil avec lequel il peut
construire ce parcours de manière à produire une éducation de qualité, utile, libérale,
significative, intéressante, etc. De fait, la prochaine section portera sur la philosophie de
l’expérience de manière à expliquer en quoi consiste le sens chez Dewey et quel est son rôle
en son sein ; sa philosophie de l’éducation étant un déploiement de ses conséquences.
2. L’expérience chez Dewey : la place du sens (meaning) dans la pensée
Afin de dépasser les dualismes qui fragmentent l’expérience en domaines en séparant,
par exemple, l’esprit de l’activité corporelle, Dewey propose une théorie de l’expérience qui
prône au contraire les relations plutôt que les séparations. Ce que les pragmatistes ont vu,
c’est que les différences profondes qui existent entre des théories ne sont jamais gratuites ni
56 Ibid., p. 301 - l’utilité et la culture ne sont donc pas, eux non plus, continus. 57 Ibid., p. 302. 58 Ibid., p. 305 - nous soulignons. 59 Ibid., p. 304. 60 Ibid., p. 203 - nous soulignons.
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factices : elles proviennent des éléments conflictuels engendrés par un véritable problème.
« Tout problème significatif suppose des conditions qui, pour le moment, sont
contradictoires. On ne peut en trouver la solution qu’en s’éloignant de la signification déjà
établie des termes et en considérant les conditions d’un nouveau point de vue, qui les éclaire
autrement61 ». Pour en donner un exemple : la notion aristotélicienne de « puissance », un
non-être relatif, permettait de surpasser les fameux dilemmes de la connaissance et du
mouvement qu’on ne pensait alors qu’en termes d’être et de non-être. L’expérience, tel que
Dewey la repense, sert précisément de nouvelle perspective pour dépasser ces dualismes - les
conditions contradictoires mentionnées -, et ce, afin d’apporter une solution à leurs impasses
et d’engendrer une éducation significative. En fait, c’est toute la philosophie de l’éducation
de Dewey qui repose sur cette notion d’expérience. Une telle philosophie, en paraphrasant
ce que Lincoln disait à propos de la démocratie, est une philosophie de l’éducation « of, by
or for experience62 ». Cette formulation toutefois n’est pas évidente et chacun de ses mots est
un défi à comprendre. En effet, cela tient du fait que ce slogan exprime un principe d’ordre
et d’organisation qui découle de ce qu’est une « expérience éducative63 ». Nous tâcherons
d’expliquer ce que cela signifie au cours de ces pages, mais d’abord, nous exposerons, dans
cette section, comment dans cette théorie de l’expérience, le sens, compris comme une
relation - et plus précisément une relation de continuité - se retrouve être l’élément central et
constitutif de l’expérience chez Dewey. Évidemment, cela aura pour conséquence de placer
le sens comme pierre angulaire de sa philosophie de l’éducation que nous traiterons par la
suite.
À l’époque où Dewey publie son œuvre maîtresse Democracy and Education, en
1916, la psychologie de l’apprentissage était dominée, selon lui, par une fausse psychologie
du développement mental soutenue et soutenant un sensationnalisme empirique, soit une
conception de l’expérience provenant des empiristes classiques tels que Hume ou Locke64.
C’est cette psychologie qui justifiait par ailleurs la théorie spectatrice de la connaissance. En
outre, elle affirmait qu’un jeune enfant apprend en recevant les qualités des choses et que ces
61 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, trad. G. Deledalle, Paris, Fabert, p. 59. 62 J. Dewey (1994), Experience and Education: the Kappa delta pi Lecture Series, New York, Collier Book,
p. 29. 63 Ibid. 64 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 312.
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dernières sont ensuite imprégnées dans son esprit par l’intermédiaire des sens. Ensuite, une
supposée synthèse mentale combinerait ce lot d’impressions sensibles en une idée. Un objet
quelconque, par ces différentes impressions de couleurs, de forme, de taille, etc., serait censé
former un agrégat de caractéristiques perçues qui en composerait le sens65. Si Dewey prône
le fait que l’on « apprend par l’expérience », il s’oppose cependant à une telle conception qui
fait de l’expérience un phénomène passif et du sujet un spectateur. Selon ce dernier,
l’empirisme sensationnaliste omet le rôle central de la réponse active de l’organisme qui
utilise les choses et qui apprend d’elles par la découverte des conséquences résultantes à leur
usage. Cinq minutes à regarder un enfant auraient suffi, dit Dewey, à détruire ces fausses
notions, car on observerait alors un petit être réagir à des stimuli par des activités comme
manipuler, chercher, agiter, etc., dans le but de voir les résultats qui suivent sa réponse
motrice à une stimulation sensorielle66. On observerait ainsi qu’il n’apprend pas des qualités
isolées, mais plutôt le comportement qui peut être attendu d’une chose et conséquemment les
changements dans les choses, tout comme chez les personnes, qu’une action peut produire.
On ne peut pas comprendre ni rendre compte de l’expérience si on ne la considère que comme
un phénomène passif. En d’autres termes, ce qu’un enfant « apprend par l’expérience » ce
sont des relations, des connexions67, et ce, en premier lieu sous la forme des conséquences
subies (undergoing) après une action de celui-ci sur son environnement.
En effet, nous tenons à approfondir cette notion d’environnement puisqu’elle est
d’une grande importance chez Dewey. Cela peut s’expliquer d’ailleurs par l’influence
profonde et totale de Charles Darwin envers lui68 au point qu’il est même possible d’affirmer
que la philosophie de Dewey est une philosophie de la vie69. À vrai dire, ce n’est pas sans
raison que Democracy and Education commence par le passage suivant : « [t]he most notable
distinction between living and inanimate beings is that the former maintain themselves by
renewal70 ». Il s’agit à ce propos de la première caractéristique parmi les plus particulières et
étonnantes de l’être vivant : il est capable de résister à la seconde loi de la
65 Ibid. p. 317. 66 Ibid. 67 Ibid. 68 Le lecteur qui souhaiterait en apprendre davantage sur l’influence de Darwin peut se référer à l’ouvrage
suivant de Dewey : The Influence of Darwin on Philosophy and other Essays in Contemporary Thought. 69 Nous l’aborderons plus en détails lors du prochain chapitre lorsqu’il sera question de la croissance. 70 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 1 - la première phrase de l’ouvrage.
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thermodynamique71, c’est-à-dire qu’il parvient à maintenir son organisation interne, et ce, en
remplaçant en son sein ce qui est mort ou défectueux par l’interaction avec son
environnement. Par exemple : l’animal, par la nourriture et l’eau qu’il consomme, peut
remplacer les cellules mortes ainsi que l’énergie qu’il dépense de manière à se perpétuer
comme système. C’est pourquoi l’être vivant possède, conséquemment, comme second trait
spécifique, celui d’être un être d’adaptation : il « lutte » ou du moins travaille activement à
sa survie et à sa préservation. Cette activité qui lui permet de se maintenir consiste alors à
utiliser son environnement et ses constituants pour son propre compte, pour sa propre
préservation, pour son renouvellement. De fait, l’environnement pour Dewey peut se définir
comme ce qui « consists of those conditions that promote or hinder, stimulate or inhibit, the
caracteristic activities of a living being72 ». Il insiste précisément sur la continuité entre
l’individu et le monde qui l’entoure : un organisme est nécessairement un organisme au sein
d’un environnement, et ce, parce que l’individu ne peut se maintenir qu’en retirant des
éléments pour son propre bien de ce médium et en le transformant de manière à perpétuer ce
processus. Il y a échange entre l’un et l’autre. Alors qu’il est tout à fait logique de faire une
distinction entre l’animal et le monde, concrètement pourtant, ce qui existe vraiment, c’est
un unique processus d’interaction entre ces deux pôles formant une unique relation :
l’expérience73. Ainsi, nous montrerons notamment, tout au long de ce mémoire, comment
notre capacité à donner du sens est précisément notre moyen par excellence pour non
seulement accomplir cette adaptation, mais également pour croître. Pour l’homme, la
transformation active de son environnement avec lequel il s’adapte et croît est d’abord et
avant tout une reconstruction du sens du monde et des choses, c’est-à-dire des relations
constitutives de son expérience.
Pour illustrer ce que nous avons exposé jusqu’à présent, prenons comme exemple
notre petit Nicolas qui se retrouve devant une flamme pour la première fois. Nicolas
n’apprendra pas ce qu’est le feu simplement en regardant cette lumière vive et dansante, ni
71 Approximativement : « Toute transformation d'un système thermodynamique s'effectue avec augmentation
de l'entropie globale incluant l'entropie du système et du milieu extérieur. On dit alors qu'il y a création
d'entropie ». 72 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 13 - souligné dans le texte. 73 Le lecteur reconnaîtra ici le propos tenu par Dewey envers le dualisme qui sépare l’expérimentation de
l’expérimenté. La réalité consiste plutôt dans ce processus qu’est l’expérience et ces oppositions ne le précède
que selon une illusion de rétrospective de même que la croyance erronée que le résultat précède l’enquête.
26
s’il ne fait que mettre son doigt dans le feu. Dewey affirme que : « experience as trying
involves change, but change is meaningless transition unless it is consciously connected with
the return wave of consequences which flow from it74 ». En effet, notre Nicolas n’apprendra
que dans la mesure où il fait activement le lien entre le feu et la douleur ressentie après y
avoir mis son doigt. Au lieu d’une suite d’événements ponctuels déconnectés (« j’ai touché
à cette chose et ensuite j’ai ressenti une douleur »), Nicolas apprend s’il voit une connexion
entre « des actions faîtes et des actions subies-en-conséquence-des-actions-faites75 » (« j’ai
touché à cette chose et donc cela m’a brûlé »). C’est seulement alors que pour Nicolas « le
feu signifie (mean) la brûlure », c’est-à-dire qu’un sens (mean-ing) lui apparaît. Quand une
activité se continue dans des conséquences subies, quand elle devient épaisse temporellement
parce qu’un changement causé par l’action est reflété en retour dans un changement sur nous,
ce simple flux est alors rempli de signification, de sens. Ce n’est alors que l’on apprend
véritablement quelque chose. Les qualités sensibles que le petit Nicolas a découvertes sont
désormais prises et comprises dans les relations qu’elles ont avec d’autres expériences. Un
objet acquiert ainsi un sens lorsque l’on identifie ses conséquences potentielles comme étant
ses propriétés76. L’expérience, c’est donc la découverte de relations encore imperceptibles et
pourtant déjà mystérieusement impliquées dans les choses, afin de les considérer comme
appartenant à la chose elle-même77.
Une expérience éducative au sens fort et normatif du terme réside précisément dans
la perception de cette connexion. Il ne s’agit pas simplement de voir qu’une chose en suit une
autre temporellement, mais plutôt que ce qui est subit l’est en conséquence de ce qui est fait.
Comme le souligne Madelrieux : le terme même de « con-séquence », par contraste avec la
simple séquence, connote cette relation de continuité instaurée dans ce nouveau mode de
comportement78. Reconnaître que « ceci alors conséquemment cela » revient à effectuer une
74 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 163 - nous soulignons. 75 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 71. 76 J. Dewey (juin 1928), « Meaning and Existence », The Journal of Philosophy, vol. 25, n° 13 - pour des
raisons de temps et d’espace, nous ne pouvons aborder le rôle du langage dans l’institutionnalisation, c’est-à-
dans l’objectivation en référence commune, de la relation entre l’usage de la chose et ses conséquences possibles
et donc comme donateur de sens. Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage peut consulter cet article de
Dewey ou le chapitre « De la nature à l’expérience » dans La philosophie de John Dewey. 77 E. W. Hall (mars 1928), « Some Meanings of Meaning in Dewey’s Experience and Nature », The Journal of
Philosophy, vol. 25, n° 7. 78 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 74.
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mise en relation logique : il s’agit de faire un lien, de donner du sens. Cette expérience est
alors éducative parce que la perception de ces connexions change le cours ou la trajectoire
de l’expérience de Nicolas. Il y a reconstruction, tel que nous l’expliquerons plus loin.
Désormais, si Nicolas voit une flamme ou d’autres stimuli ressemblant à une lumière vive et
dansante, alors ces sensations seront devenues pour lui les signes d’une autre expérience à
venir, car le geste de toucher la flamme est mis en connexions avec ses conséquences
possibles : la brûlure. Notre petit cobaye pourrait bien se dire : « une lumière vive et dansante
signifie une brûlure, je devrais donc éviter de m’en approcher de trop près ».
Par cette perception des relations, des conséquences, il y a croissance de l’expérience
chez Nicolas : ses expériences passées modifient la qualité des expériences futures. Devant
une flamme, il se souviendra de son expérience passée et l’associera ainsi à la conséquence
déplaisante de la brûlure. Il inférera par conséquent à propos de son expérience présente en
anticipant les conséquences futures de son geste. C’est donc toute la temporalité qui est
engagée dans le processus de l’expérience et la continuité ne se comprend que depuis le point
de vue de ce même développement temporel expérientiel. Chacun de nos comportements est
une série d’activités coordonnées où les résultats passés modifient le présent et préparent
l’avenir. Cette modification équivaut alors à un enrichissement de significations, c’est-à-dire
de sens, car l’environnement de Nicolas s’est élargi et s’est épaissi. Le monde de Nicolas se
voit altéré par la perception de cette relation : une chose est maintenant devenue le signe
d’une autre. La perception de la flamme se fera désormais conjointement à la perception de
ses caractéristiques spécifiques qui, tel que mentionné, seront désormais conçues comme
appartenant intégralement à l’objet. La prochaine fois qu’il l’utilisera ou tentera de manipuler
une flamme, il ne le fera plus simplement en fonction de ses caractéristiques physiques, mais
en fonction de sa signification et de son sens79.
En effet, cette dernière idée est essentielle chez Dewey : la perception du sens des
choses influence donc fondamentalement notre façon d’interagir avec notre comportement.
Il écrit à cet égard que : « my behavior has a mental quality. When things have a meaning for
79 C’est l’usage caractéristique à laquelle nous employons la chose, en fonction de ses qualités spécifiques, qui
fournit le sens à laquelle on l’identifie. Il est de fait aisé de faire un lien avec Heidegger qui affirmait que nous
percevions les choses comme des êtres-à-portée-de-la-main. À cet égard, l’intentionnalité en générale est même
souvent décrite comme étant un « je peux ».
28
us, we mean (intend, purpose) what we do : when they do not, we act blindly, unconsciously,
unintelligently80 ». Cela signifie que lorsque Nicolas fait un lien entre le feu et la brûlure,
entre une chaise et l’action de s’asseoir, il ne réagira plus à un stimulus strictement physique,
mais à un stimulus mental qui implique une réponse à un objet ou à une chose dans son sens81.
Pour différencier les deux : nous pouvons réagir au stimulus physique d’un bruit strident en
nous bouchant les oreilles strictement par réflexe, mais nous pouvons réagir au stimulus
mental de ce même cri, si nous sommes en montgolfière, et que nous l’associons à une fuite
d’air dans notre ballon, où dans ce cas, nous chercherons plutôt à rejoindre le sol. Nous
dirions alors que « We mean to reach the ground82 » le plus tôt possible, car le bruit signifie
le danger futur et probable de s’écraser. Il fait donc partie du développement normal de
l’expérience humaine d’inférer des expériences possibles à partir de celles qui nous sont
présentes, et ce, en les érigeant en signes de conséquences possibles, afin de considérer les
conséquences futures de ce présent et donc d’adapter le cours de notre conduite83. Si nous
expliciterons davantage ce point dans la section suivante, il est néanmoins déjà possible de
comprendre que plus nous percevons de sens, c’est-à-dire de connexions entre les choses,
plus nous sommes libres, parce que nous pouvons alors répondre aux connexions de la chose
devant nous, plutôt qu’à sa seule occurrence immédiate84. Il nous est alors possible d’aborder
la situation sous de nombreux angles devenus envisageables par ces connexions. Une
personne possédant un large savoir, c’est quelqu’un d’équipé d’une large sélection de
méthodes et de ressources pour résoudre ses problèmes85.
En somme, au contraire de la description classique et dualiste, l’expérience, selon
Dewey, est une affaire d’activités, instinctives et impulsives, puisqu’elles proviennent de
notre ajustement constant à notre environnement, ainsi que leurs interactions avec les choses.
On ne peut véritablement comprendre sa nature que si l’on note qu’elle inclue un élément
actif et un élément passif qui se combinent et se complètent. Même dans sa réceptivité, le
80 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 35 - souligné dans le texte. 81 Ibid. 82 L’anglais est ainsi encore plus révélateur de cette réalité grâce à l’expression « I mean to » signifiant que
nous avons une intention et que par conséquent notre acte est une réponse à un stimulus mental dont nous
comprenons le sens. 83 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 74. 84 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 396. 85 Ibid.
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petit Nicolas n’est jamais totalement passif : il voit une flamme, ce qui demande au minimum
une coordination sensori-motrice86. Les sensations qui nous sont omniprésentes ne sont donc
pas des atomes d’informations que nous recevons passivement, mais des invitations et des
incitations à agir d’une certaine manière87. Fondamentalement, toute action est donc une
« ré-action », c’est-à-dire une réponse à un stimulus ou à une situation, une invitation
provenant de l’environnement88. Expérimenter, c’est donc toujours au fond faire quelque
chose. C’est précisément cette combinaison entre ce que nous font les choses en poursuivant
certaines de nos actions ou en en bloquant d’autres89 - Nicolas pouvant caresser un chat, mais
non un feu - avec ce que nous pouvons leur faire à elles pour produire des changements, qui
constitue l’expérience90. Cela est également vrai pour les simples qualités comme un son
aigu, la douceur ou la dureté, car elles doivent être discriminées et identifiées sur la base des
activités qu’elles appellent et des conséquences qu’ont ces actions. Nous apprenons que des
choses sont dures ou douces en découvrant par une expérimentation active ce qu’on peut
respectivement faire et ne pas faire avec elles, telle que caresser agréablement les douces et
se blesser avec les dures. Il s’agit de la même situation avec les personnes : on apprend à
faire des associations entre un comportement jovial et son doyen, pour ne donner qu’un
exemple. Dès lors, les dualismes ne tiennent plus lorsque l’on saisit que l’expérience n’est
pas la combinaison de l’esprit et du monde, du sujet et de l’objet, de la méthode et de la
matière, mais une unique interaction d’une innombrable diversité d’énergies91.
2.1. La pensée et l’enquête : l’expérience se développant
Les précédentes sections ont montré comment et pourquoi Dewey recherche une
philosophie de l’expérience qui ne placerait pas cette dernière dans une vision dualiste et au
sein d’oppositions entre l’esprit et le corps, entre savoir et faire. Pour y parvenir, il s’attardera
86 Après tout, les bébés « apprennent à voir », c’est-à-dire à fixer les deux yeux sur un objet plutôt qu’à accepter
la double image du monde qui se présente à nous lorsque chaque œil regarde droit devant. 87 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 134-142. 88 Cette idée est inspirée par Darwin et notamment par William James qui faisait remarquer que le cerveau n’est
qu’un développement de la moelle épinière et que, par conséquent, sa fonction, tout en étant accomplie avec
davantage de complexité, demeure la même. Le lecteur intéressé sur ce dernier sujet peut de fait aller consulter
son œuvre : J. William (1981) Vol. 8 : Principles of Psychology, Volume I, dans J. William (1981), The Works
of William James, 19 vols. Cambridge, MA and London: Harvard University Press, vol. 8. 89 Vous reconnaîtrez par ailleurs ici la définition de l’environnement : ce qui inhibe ou stimule nos activités. 90 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 317. 91 Ibid., p. 196-197.
30
à expliciter l’expérience comme étant un processus complexe d’activités rendues fructueuses
en significations - en sens - grâces aux ressources de la raison92. En d’autres termes, il veut
se débarrasser d’une conception empirique de l’expérience, c’est-à-dire comme d’une
sensibilité aveugle ou d’un seul résumé du passé, pour la présenter au contraire comme étant
expérimentale. Contre le dilemme moderne entre rationalisme et empirisme, Dewey montrera
comment sensibilité et raison sont en relation continue l’une et l’autre, c’est-à-dire comment
ils interagissent, s’échangent et représentent deux parties d’un même système ou d’un même
processus.
À cet effet, l’expérience doit se comprendre en définitive comme étant une relation
perçue entre un élément actif, soit notre activité, et un élément passif, ce que nous subissons
en retour. Cette relation est ce que nous pouvons nommer un « sens (meaning) ». À ce propos,
Dewey affirme que : « no experience having a meaning is possible without some element of
thought93 ». Cela peut s’expliquer par le fait que, analogiquement au fait que Nicolas ne
perçoit jamais passivement un objet94, il nous faut comprendre que toute relation ne peut se
percevoir qu’en tant que fruit d’une activité : la pensée. L’acte de penser, pour Dewey,
consiste ainsi en l’effort intentionnel pour discerner et découvrir les connexions spécifiques
dans l’expérience, entre quelque chose que l’on fait et les conséquences qui en résultent, et
ce, afin que les deux éléments deviennent continus95. Ainsi, lorsque nous parlons de
« penser (to think) », nous n’entendons pas là le seul fait d’« avoir des pensées (thoughts) »,
mais bien plutôt cette activité qui consiste à chercher, à enquêter (inquiry). Penser, en tant
que processus d’enquête, c’est chercher au sein de son expérience, avec la visée de faire
d’une chose le signe d’une autre, à les connecter de manière à leur attribuer un sens.
Pour Dewey, c’est précisément par cette activité - l’enquête - que nous travaillons
activement à notre apprentissage et que nous pouvons apprendre réellement quelque chose.
Par conséquent, si l’on cherche à enrichir de sens son expérience, il faut penser plus, mais
surtout penser mieux ; il faut donc apprendre à enquêter. C’est pourquoi il est essentiel, pour
le projet qui est le nôtre, d’aborder les cinq étapes de l’enquête et d’expliquer leur pertinence
92 Ibid., p. 323. 93 Ibid., p. 169 - nous soulignons 94 Dans la pure passivité, comme mentionné, il ne verrait pas un objet, mais des stimuli. 95 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 170.
31
dans le cadre de cette présentation. Nous reviendrons fréquemment sur ces étapes, car il n’est
pas exagéré d’affirmer que la philosophie de l’éducation de Dewey est une application et un
déploiement des conséquences de cette théorie de l’enquête. En effet, elle propose comme
hypothèse que le mieux les enfants sauront comment penser, c’est-à-dire comment
expérimenter les choses et les actions avec pour fin-visée de découvrir et de noter les
conséquences et donc les relations qu’elles impliquent, plus ils seront à même de comprendre
le monde, plus leurs actions pourront être logiques, contrôlées et réfléchies, et plus ils seront
préparés à faire face à ce que le futur leur réserve. En d’autres termes, plus les enfants
penseront et plus ils seront libres. Toute la philosophie de l’éducation de Dewey, en
s’appuyant sur la méthode scientifique, est une recherche des conditions et de la méthode
pour apprendre aux jeunes comment bien penser, et ce, peu importe leurs activités, qu’elles
soient libérales ou techniques96. La pensée est la vraie activité libérale et aucune occupation
ne devrait en être exemptée.
Dès lors, afin de présenter ce processus qu’est la pensée, il est pertinent de souligner
que lorsque nous affirmons que l’éducation telle que la conçoit Dewey est une éducation de,
par et pour l’expérience, nous entendons par là que l’expérience est un processus capable,
sans sortir de lui-même, de croître, de s’enrichir et de s’autocorriger. Néo-hégélien, Dewey
fait de l’expérience son Esprit et de l’enquête sa dialectique. La pensée, c’est l’expérience
elle-même dans son développement97. Il est donc absolument essentiel que la première étape
du processus de l’enquête soit précisément l’expérience elle-même. Dewey insiste ainsi sur
la nécessité de commencer par offrir une situation authentique d’expérience aux enfants afin
d’éveiller la réflexion, c’est-à-dire une situation où ils pourront tenter de faire quelque chose
et de percevoir ce que la chose leur fera en retour. Afin de rendre ces différentes activités
agréables et intéressantes, ces situations doivent être des activités auxquelles on s’intéresse
en fonction de leur fin propre. Il doit s’agir ainsi de jeux et de travaux - non des corvées -
analogues à ceux qui intéressent le jeune et engagent ses activités dans la vie ordinaire. Cette
première étape du processus se retrouve autant chez Nicolas qui commence à jouer avec des
96 Le lecteur qui souhaiterait en apprendre davantage que ce nous pouvons exposer, dans ce mémoire, sur la
logique et la théorie de l’enquête de Dewey pourra se référer à deux de ses volumes : How we Think, 2e édition,
LW8, ainsi que Logic : the Theory of Inquiry, LW12. 97 En effet, il y a un lien avec Hegel et la dialectique au sens où les outils de l’esprit ne proviennent jamais de
l’extérieur de lui-même. L’éducation doit donc commencer par l’expérience tout comme l’esprit commence par
une affirmation, aussi simple soit-elle.
32
blocs LEGOs que chez le scientifique qui expérimente pour la première fois avec des objets
non familiers. La toute première approche à l’école, si l’on veut amener le jeune à penser
plutôt qu’à apprendre à réciter des solutions toutes-faites, si on cherche à le former plutôt
qu’à l’informer, doit être la plus « non-académique » que possible98. Il faut donner à l’élève
quelque chose à faire en premier lieu plutôt que quelque chose à apprendre. Si cette activité
est de nature à lui demander de penser, c’est-à-dire de noter intentionnellement des relations,
alors l’apprentissage en découlera naturellement.
En outre, si cette situation peut être de nature à éveiller la pensée, c’est parce qu’elle
présentera ce qu’il faut faire comme étant quelque chose de nouveau, dont la solution est à
trouver. En d’autres termes, cette situation doit être incomplète, insatisfaisante, voire même
frustrante : elle doit susciter un problème. La perception d’un problème est donc la deuxième
étape du processus. Effectivement, nous avons mentionné comment l’individu doit être
compris comme étant en relation ou en continuité avec son environnement : ses actions sont
en fait des ré-actions aux stimuli provenant de cet environnement auxquels il doit s’adapter
et répondre constamment. Une conduite spécifique est exigée lorsque se présente un trouble
qui vient déséquilibrer cet ajustement constant. Cette conduite spécifique prendra alors la
forme d’une recherche, c’est-à-dire d’une activité dirigée vers la restauration de la continuité
de l’expérience99. L’organisme cherche ainsi à transformer son environnement de telle
manière que l’échange entre les deux redevienne fluide et libre. Cette recherche nécessitera
la coordination de moyens, les fonctions de l’organisme, dans leur subordination à une fin :
la résolution du problème, la réintroduction de la continuité. Au point que nous irons jusqu’à
dire que l’on entreprend une recherche quand quelque chose ne fait pas parfaitement sens100.
Pour donner un exemple, le petit Nicolas a faim, mais le réfrigérateur, où il se ravitaille
normalement lorsqu’il est seul, est vide. Il doit donc penser afin de résoudre le trouble dans
son ajustement avec son environnement - ici, la faim - et imaginer des solutions possibles et
les tester. « Pourrait-il y avoir quelque chose à grignoter dans le garde-manger ? Allons voir.
Non. Et si j’essayais le jardin de mes parents ? Ha, voilà une carotte. Elle est sale, que
98 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 181. 99 Il est déjà possible à cette étape de voir l’enquête comme étant le moyen par excellence avec lequel nous nous
adaptons à notre environnement complexe. 100 Il y a absence de sens parce qu’il y a alors rupture de la continuité entre les parties - l’individu et
l’environnement - au sein du tout plus large qui est l’expérience. Cette idée se fera plus claire à la suite de la
présentation du critère de la continuité ainsi qu’à l’exposé du processus de la croissance.
33
faire ? » On voit donc, par cet exemple, que la vie est déjà résolution de problème, déjà
recherche de moyens pour combler notre insatisfaction dans cette interaction constante avec
notre milieu. L’éducation, lorsqu’on la comprend comme une reconstruction du sens de
l’expérience101, est à la fois ce processus et le moyen pour accomplir ce processus.
Toutefois, si la situation doit être problématique, elle doit également être assez
connectée avec les habitudes préexistantes pour fournir des réponses efficaces. Il serait
déraisonnable et inefficace de demander à notre petit Nicolas de résoudre des problèmes de
comptabilité. En effet, cela s’explique simplement du fait que, pour résoudre un problème, il
nous faut des data, des données, afin de fournir des indices pour répondre à la difficulté
spécifique qui s’est présentée. La troisième étape pour penser adéquatement, pour enquêter,
est donc de collecter des informations. Pour qu’une personne puisse penser de manière
efficace, elle doit pouvoir puiser dans des expériences passées afin de s’en servir comme de
ressources, comme de moyens102. Sinon, elle doit avoir accès à des faits qu’elle pourra
sélectionner afin d’en faire des signes, des évidences d’autres choses. Par exemple,
l’expérience passée de Nicolas « le feu signifie la brûlure » peut lui servir d’outil s’il est en
quête d’une façon de manger le poisson qu’il vient juste de pêcher.
Par ailleurs, nous désirons souligner immédiatement deux idées en particulier chez
Dewey puisque, tel que l’aborderons dans le prochain chapitre, elles seront tout
particulièrement lourdes de conséquences vis-à-vis l’éducation. D’une part, ces données sont
ce que nous pouvons légitimement nommer notre « savoir », c’est-à-dire la perception des
connexions - ou des significations - d’un objet qui détermine ses applications possibles dans
une situation103. D’autre part, si nous pensons et donc que nous cherchons à résoudre un
problème, nous pouvons conclure que nous visons l’apprentissage d’un nouveau savoir,
c’est-à-dire la perception d’une nouvelle relation qui nous permettrait de résoudre le
problème présent et que nous pourrions ensuite utiliser face à des troubles futurs. La
connaissance chez Dewey est par conséquent double : elle signifie à la fois ce que nous
cherchons à atteindre lors d’une enquête présente en apportant une solution satisfaisante à
101 Tel que nous l’exposerons plus en détails dans le prochain chapitre. 102 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 184 - il est donc injuste de renvoyer un élève en lui disant
simplement « pense-y bien », comme si la réponse pouvait sortir toute seule de sa tête sans indice. 103 Ibid., p. 396.
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nos doutes, comme elle signifie également, considérée du point de vue de l’enquête future,
les ressources indispensables - nos outils assurés et fiables - que nous utilisons pour trouver
et apprendre davantage de choses104. La connaissance est ainsi une fin qui devient un moyen
du fait même que nous progressons dans notre suite ininterrompue d’enquêtes105.
Cependant, si la connaissance est à la fois, en un sens, la fin et le moyen du processus,
elle est loin d’en être l’ultime constituante. Pour dire vrai, dans l’enquête, Dewey attribue à
l’acquisition de connaissances un rôle second ou selon ses termes : « since the situation in
which thinking occurs is a doubtful one, thinking is a process of inquiry, of looking into
things, of investigating. Acquiring is always secondary, and instrumental to the act of
inquiring106 ». Pour comprendre ce qu’il veut dire, il faut se rappeler que le rôle de la pensée
selon Dewey, après tout, est de résoudre un problème, c’est-à-dire une situation indéterminée
et incomplète. C’est pourquoi la quatrième étape du processus de l’enquête qui suit l’étape
de la collecte des informations est également le moment crucial où l’on cherche alors à
trouver ce que l’on ne sait pas encore en l’imaginant. Alors que l’observation attentive
détermine les faits - ce qui nous est donné, présent et assuré - et nous permet ainsi de clarifier
le problème et de mieux le définir, à elle seule, elle ne fournit pas ce qui manque, c’est-à-dire
la réponse à notre problème. La réponse au problème n’est jamais immédiatement
perceptible, auquel cas il n’y aurait pas de problème ; elle doit être inférée depuis nos
ressources. C’est cette inférence que l’on nomme une « idée107 » et sa fonction est
précisément de donner sens ou signification aux faits en projetant des relations entre ces
derniers, en leur redonnant une continuité108. Le sens, sans se réduire à l’idée, provient ainsi
immanquablement de cette dernière étape - la plus importante du processus. Quand une
situation est confuse, les faits sont les éléments du problème qu’il nous faut régler. La tâche
de la pensée est de découvrir leurs connexions, de les recombiner, de les comprendre109. Par
exemple, Nicolas, en cherchant à manger son poisson, peut imaginer, grâce à ses expériences
passées, que si le feu signifie la brûlure, peut-être pourrait-il aussi signifier la cuisson. Mais
104 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 103. 105 C’est en ce sens qu’elle représente l’affirmation dans la dialectique hégélienne. Elle est le début et la fin. 106 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 173 - nous soulignons. 107 Ibid., p. 186. 108 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 124. 109 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 399.
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cette idée, ce « perceived meanings or connections110 », ne se perçoit pas, à proprement
parler, dans le feu. Conséquemment, pour résoudre un problème, il faut à la fois des faits et
des idées. Les faits ne sont des faits pertinents que parce qu’ils sont compris dans leur
référence à la situation problématique ; il n’existe pas de fait en soi111. Le savoir est un outil
qui suscite des suggestions, propose des indices pour des inférences, mais la suggestion
dépasse toujours ce qui est donné dans l’expérience pour se référer plutôt au futur et au
possible. « Inference is always an invasion of the unknown, a leap from the known112 ».
Toutefois, les idées ne sont jamais que des solutions possibles étant donné leur statut
même d’inférences et de suggestions. Rien ne garantit en soi la justesse des inférences malgré
l’ardeur, la complexité de la réflexion ou même le nombre de données à l’appui113. Elles
doivent donc inévitablement être testées et évaluées114. L’ultime étape pour penser
efficacement et donc pour apprendre, c’est l’expérimentation, et ce, parce qu’une idée n’est
toujours que l’anticipation d’une continuité ou d’une connexion encore cachée entre une
activité et ses conséquences. Cette suggestion, néanmoins, ne peut rester comme telle
indéfiniment. « J’ai une idée ! s’écrie le petit Copernic. Et si c’était la Terre qui tournait
autour du Soleil plutôt que l’inverse ? » « Observons et calculons cela » lui répond le jeune
Galilée. Copernic a ici l’idée d’une nouvelle relation entre des objets, les astres, pourtant déjà
bien connus, afin de résoudre une situation qui lui apparaît insatisfaisante : la façon dont on
rend compte à son époque du mouvement des objets célestes. Son idée s’avèrera utile ou non
selon la manière dont elle remplira ses fonctions d’organisation des faits, si cette relation
permet de lier les divers éléments entre eux de façon cohérente, et si elle permet la stimulation
de nouvelles observations pour répondre à la difficulté à laquelle l’individu est confronté. En
d’autres termes, Dewey reprend ce principe essentiel à la science à savoir que les idées et que
110 Ibid., p. 188. 111 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 123. 112 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 186 - c’est précisément parce que l’inférence, nécessaire
pour acquérir un savoir, est un saut dans le possible depuis ce qui est su que nous pouvons de fait nous défaire
du paradoxe du Ménon de Platon qui demande comment est-il est possible de passer de l’ignorance au savoir. 113 À titre d’exemple, nous pouvons citer le fameux cas du cygne noir. On a cru pendant longtemps que tous les
cygnes étaient blancs parce que tous les spécimens rencontrés l’avaient été jusqu’alors. Les hommes en ont
donc inféré que tous les cygnes étaient blancs. Or, la découverte en 1697 de spécimens noirs vint réfuter cette
idée et cette suggestion formulées par les hommes. Le lecteur désireux d’en apprendre plus sur le sujet peut se
référer à cette œuvre : N. N. Taleb (2008), Le cygne noir: la puissance de l’imprévisible, trad. C. Rimoldy,
Paris, Les Belles Lettres. 114 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 188.
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les théories sont des hypothèses, non des vérités finales, car elles sont toujours sujettes à des
(ré)évaluations scrupuleuses. Il est essentiel pour Dewey, pour qu’il y ait une
expérimentation au sens scientifique du terme, que l’action - voire même l’observation qui
est une forme d’action, comme mentionné - doit être dirigée par des idées directrices, c’est-
à-dire des idées qui donnent un sens aux actions entreprises115. L’idée suggérée, en tant que
relation postulée, n’est donc pas qu’un simple état mental, c’est-à-dire une chose purement
« intérieure », appartenant à l’esprit. L’idée, au contraire, est un élan pour agir : un « plan
d’action » qui sert à diriger l’activité. « [M]y pragmatism affirms that action is involved in
knowledge, not that knowledge is subordinated to action or "practice"116 ». L’action est ainsi
impliquée dans la connaissance parce que c’est par l’action et l’observation que l’on teste et
évalue les idées face au problème. Si les possibles sont multiples en théorie, c’est l’action qui
tranche et accorde la vérité. L’action est le moyen par lequel nous pouvons pleinement
expérimenter le sens d’une expérience. De fait, si l’idée est absolument essentielle à
l’enquête, en elle-même, elle est toutefois insuffisante et incomplète ; elle est l’intermédiaire
nécessaire, mais intermédiaire néanmoins, entre ce que nous savons déjà et ce que nous
saurons plus tard117. Elle est une inférence de l’expérience, par l’expérience et pour guider
l’expérience.
En somme, nous avons mentionné de quelle façon l’expérience chez Dewey, en tant
que totalité complexe, implique une connexion entre le fait d’essayer quelque chose et ce qui
est subit en conséquence. Une séparation - ou un dualisme - entre ces phases actives et
passives de l’expérience détruit précisément « the vital meaning of experience118 » dans la
mesure où cela coupe la connexion vivante en laquelle consiste même l’expérience. Cette
connexion est dite « vivante » puisqu’elle fonde le processus de croissance et de
reconstruction du sens de l’expérience de manière à découvrir et approfondir sa continuité,
tel que nous le présenterons plus bas. De plus, cette connexion, dans tous ses détails, entre ce
qui est fait et ses conséquences, est instaurée délibérément et précisément par l’acte de
115 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 86. 116 J. Dewey (1939), « Experience, Knowledge and Value: A Rejoinder », LW14, p. 14, dans J. Dewey (1985),
The Later Works of John Dewey, 1925-1953, 17 vols., Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois
University Press, vol. 14 - souligné dans le texte. 117 Mais cela la rend d’autant plus nécessaire qu’elle est précisément ce qui nous permet de nous défaire d’un
dualisme nuisible entre ignorance et savoir véritable. 118 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 177 - nous soulignons.
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penser ; « it makes connecting links explicit in the form of relationships119 ». Ces expériences
passées, ces relations entre les choses que nous avons testées, sont ce que nous pouvons
appeler notre savoir. Leur pertinence est celle d’être des outils que nous pouvons récupérer
pour résoudre des problèmes, car plus nous percevons de connexions, plus notre capacité à
contrôler ou à diriger notre activité se voit augmentée120. Ce contrôle accru est alors
quotidien, car la vie est résolution de problème ; nous y sommes constamment confrontés.
Comme le dit Dewey :
For we live not in a settled and finished world, but in one which is going on, and
where our main task is prospective, and where retrospect - and all knowledge as
distinct from thought is retrospect - is of value in the solidity, security, and
fertility it affords our dealing with the future121.
C’est pourquoi, même si la pensée se finalise dans le savoir, ultimement, la valeur de la
connaissance est subordonnée à son utilisation dans la pensée, dans l’activité qui cherche à
résoudre ces problèmes qui nous sont inévitables122. L’école, si elle désire véritablement être
significative pour l’élève, lui apprendra donc à résoudre des problèmes plutôt qu’à réciter des
solutions. Dans le cas contraire, cela revient à donner un marteau sans ne jamais expliquer
comment s’en servir. C’est donc par cette reconquête par la pensée que l’expérience peut
cesser d’être empirique et devenir expérimentale ; l’expérience devant se comprendre
désormais comme étant un contrôle réfléchi de notre comportement visant à rendre la relation
entre ce que nous subissons et ce que nous faisons aux choses aussi fertile que possible en
sens suggérés, en relations possibles entre les choses, et faire également de cette relation un
moyen pour tester la validité de ces nouvelles suggestions123. L’expérience guidée par
l’enquête, c’est l’expérience en pleine croissance.
2.2. La continuité et le continuum des fins et des moyens
Maintenant que nous avons abordé l’expérience comme étant une relation entre
l’action et ses conséquences, entre l’expérimentation et l’expérimenté, la reprise de cette
expérience comme étant une relation perçue chez un objet érigé en signe et que nous avons
119 Ibid. - nous soulignons. 120 Ibid., p. 90. 121 Ibid., p. 178. 122 Ibid. 123 Ibid., p. 319.
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reconnu l’acte de penser comme étant l’acte intentionnel pour révéler ces connexions, ce qui
en fait conséquemment l’acte fondamental pour la dotation du sens, nous pouvons
commencer à habiller davantage cette notion essentielle qui permettra à Dewey de repenser
l’éducation. En effet, puisque l’école doit enseigner à penser si elle désire réellement être
éducative, elle devra pour ce faire offrir des situations et des expériences aux enfants d’une
certaine nature et qualité : des expériences favorisant la découverte de sens. Grâce aux
éléments que nous avons présentés, nous sommes désormais en mesure de présenter un
critère afin de pouvoir évaluer et critiquer la qualité des expériences et donc du cursus que
l’on retrouve à l’école. Nous avons déjà utilisé ce terme à plusieurs reprises jusqu’à
maintenant : ce critère est celui de la continuité.
Cependant, pour présenter efficacement ce critère, rappelons-nous que Dewey, par
son pragmatisme, cherche à lutter contre les dualismes qui séparent les éléments de
l’expérience et les posent comme des séparations ontologiques plutôt que comme de simples
distinctions théoriques. Sa philosophie est une philosophie de la continuité dans la mesure
où sa philosophie est une pensée des touts (wholes). Pour bien le comprendre, soulignons que
Dewey, par exemple, définit l’enquête comme étant « the controlled or directed
transformation of an indeterminate situation into one that is so determinate in its constituent
distinctions and relations as to convert the elements of the original situation into a unified
whole124 ». C’est ce que nous esquissions déjà en présentant l’enquête comme étant le
processus mis en marche par une absence de sens dans l’expérience : l’enquête cherche à
découvrir les relations constitutives d’une situation indéterminée afin de lui redonner une
continuité, c’est-à-dire afin de comprendre comment les différents éléments « sont liés » les
uns aux autres, comment ils se renvoient l’un à l’autre mutuellement, comment ils sont des
signes mutuels. L’enquête, au fond, cherche à comprendre, à voir la structure d’un tout125.
Dès lors, si la philosophie de Dewey est une philosophie des touts, c’est parce qu’elle
est une philosophie du sens et le sens n’est possible qu’au sein d’un tout. En effet, le sens en
124 J. Dewey, (1938), Logic : the Theory of Inquiry, LW12, p. 108, dans J. Dewey (1985), The Later Works of
John Dewey, 1925-1953, 17 vols., Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois University Press, vol. 12
- souligné dans le texte. 125 Comprendre ou compréhension vient du latin con-prehensio : avec-préhension ou prendre-avec, c’est-à-dire
prendre-ensemble. Lorsque que nous avons une com-préhension d’une situation, c’est parce que nous saisissons
comment les différents renvoient les uns aux autres.
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général chez Dewey, c’est-à-dire tel qu’on le retrouve sous toutes ses déclinaisons - dont la
continuité126 - se comprend de la façon suivante : « the meaning, or intellectual content, is
what the element accomplishes in the system of which it is a member127 ». En d’autres termes,
il s’agit de la perception de la relation entre l’élément, la partie, et le système, le tout, dans
lequel il est engagé. Cette même structure se retrouve sous de nombreuses formes,
notamment parce qu’elle est fondamentale dans la pensée et l’expérience humaine. Nous en
montrerons certaines déclinaisons tout au long des pages suivantes, mais pour déjà tenter de
bien faire comprendre ce point essentiel, mentionnons à cet égard un exemple des plus
simples et des plus évidents : le sens d’une phrase dépend du contexte dans lequel cette
dernière est énoncée ou entendu. La phrase « Nicolas est vraiment malade » peut avoir un
certain sens si elle prononcée par sa mère et peut revêtir un sens tout à fait différent si elle
est prononcée par son ami128. La même phrase ne sera pas le signe des mêmes choses
dépendamment du tout, de la situation, dans laquelle elle est formulée, car son rôle et son
utilité varient en conséquence de cette situation. Or, si tel est le cas avec les mots, cela est
également le cas avec toutes autres choses, même avec un simple son. En effet, si Nicolas lit,
s’il chasse, s’il regarde un coin sombre pendant la nuit ou s’il performe une expérience
chimique, et qu’il entend un bruit, dans chaque situation, le bruit aura un sens très différent
et il en résultera aussi une expérience différente puisqu’il s’agira d’une tout autre relation
perçue entre une partie et un tout.
Pour ce qui a trait au critère de la continuité que nous mentionnions, nous pourrions
affirmer que la continuité est une déclinaison du sens en tant qu’elle exprime la relation
temporelle entre les éléments de l’expérience. Lorsque nous disons que l’individu est en
continuité avec son environnement, c’est précisément pour exprimer cet échange entre les
deux : l’individu se prolonge dans son milieu en le modifiant et l’instant d’après, il se voit
modifié lui-même par cet environnement. Le critère de la continuité est précisément ce qui
nous permet de tracer la différence entre un tout organique, c’est-à-dire à la fois organisé et
126 La continuité est un sens du sens comme l’intérêt, la signification, la direction, l’utilité, l’harmonie, etc. 127 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 261. 128 Malade peut effectivement renvoyer au fait de ne pas être en santé, c’est-à-dire atteint d’une maladie, mais
il peut aussi, dans un discours plus jeune, signifier quelque chose d’étonnant et de génial ou comme certains
enfants pourraient le dire : « c’est vraiment trop malade ! ». De fait, le contexte d’une situation est essentiel afin
de comprendre le sens, car cela est nécessaire pour comprendre le système de références des parties.
40
vivant puisque les parties sont en interaction les unes les autres, et un tout inorganique qui
n’est qu’un assemblage de parties, sans aucun échange en son sein129. Or, si quelque chose
ne peut avoir un sens que dans un tout, c’est au fond parce que le sens est ce qui constitue le
tout en tant que processus130.
Par ailleurs, nous avons déjà décrit l’expérience comme étant un processus qui engage
toute la temporalité où le présent reprend le passé pour préparer le futur. Au sens fort de
l’expression, « apprendre de l’expérience », c’est réellement expérimenter la continuité,
c’est-à-dire faire une connexion vers l’arrière et vers l’avant entre ce que l’on fait aux choses
et ce que l’on en retire après. Lorsque l’on apprend quelque chose, on apprend donc quelque
chose qui possède un sens, une continuité. Effectivement, parce que l’expérience comporte
nécessairement l’action, l’expérience est un processus continu où ce qui arrive par la suite
complète la partie du début : « it brings to light connections involved, but hitherto
unperceived131 ». Le geste et la réflexion de Nicolas, par exemple, ont permis de révéler que
la brûlure était prégnante dans la flamme. Toutefois, il ne faut pas comprendre par-là que le
monde de Nicolas est « fragmenté » tant qu’il ne perçoit pas cette relation. L’expérience de
Nicolas, avant cette expérience, est simplement moins « pleine », moins déterminée. Cette
idée amènera Dewey à définir l’éducation comme étant une reconstruction ou réorganisation
continue du sens de l’expérience132. Il s’agit d’une reconstruction et non pas d’une
construction, car l’idée est celle d’un passage d’une totalité plus simple à une totalité plus
riche, et non pas l’élaboration, depuis une table vierge, d’une totalité. L’expérience de
l’enfant est - et doit toujours être - une totalité. L’éducation doit simplement l’aider à en
changer l’organisation.
Puisque le sens est la perception d’une relation entre la partie et le tout, par
conséquent, les questions qu’il nous faudra aborder afin de pouvoir constituer une éducation
129 Dewey entend ainsi dépasser les oppositions dualistes en révélant leur véritable signification : elles sont des
parties continues d’un tout plus grand et plus complexe. 130 Cette idée sera rendue d’autant plus claire à la suite de la présentation du continuum des fins et des moyens
ainsi que du processus de croissance. Néanmoins, nous pouvons déjà mentionner qu’un processus est une
totalité qui s’étale dans le temps. Un être humain est un processus au sens ou son passé se retrouve dans son
présent et qu’il vise un futur. Il s’agit ainsi d’une unité, d’un système, mais qui n’existe pas que dans un seul
instant ou dans un seul espace comme le fait une chaise, par exemple. Le sens, en tant que ce qui permet de
transcender ce qui est pour guider la croissance, permet l’unité et la totalité dans le temps. 131 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 92. 132 Ibid., p. 93.
41
significative sont de savoir quels sont ces touts possibles, comment se forment-ils et comment
les utiliser à des fins éducatives ? À cet égard, notons qu’il est possible d’accroître le sens de
son expérience de deux manières. Elles font respectivement référence aux pôles du sujet et
de l’objet, de l’individu et du monde, au sein du tout par excellence : l’expérience. En fait,
ces dimensions correspondent tout particulièrement au présent et au futur en tant que touts
possibles. En effet, d’une part, le monde présent - bien qu’avec son passé dans une certaine
mesure - peut avoir davantage de sens pour un individu lorsqu’il accroît sa perception des
relations le constituant. Il comprend alors la constitution du tout dans lequel il est engagé.
Mais d’autre part, les propres activités de l’individu, en tant qu’orientée vers une fin future,
peuvent avoir davantage de sens en tant qu’elles sont cohérentes dans sa visée et lui donne
une meilleure compréhension de ce qu’il faut faire. Toutefois, aucune de ces dimensions n’est
parfaitement indépendante et l’enrichissement de l’une se répercute inexorablement sur
l’autre133.
Dès lors, pour commencer, abordons le pôle du monde et du présent. En effet, nous
pouvons accroître le sens de notre expérience lorsque nous insérons ou découvrons une
continuité parmi les éléments constituant cette expérience complexifiant le monde qui nous
entoure. Selon les termes de Dewey : « my view is that a thing signifies another thing in
being employed as an evidential sign, and that is in this relation that both acquire
meaning134 ». Ainsi, avoir une expérience revient à faire d’une chose le signe d’une autre et
par conséquent à insérer une continuité entre les choses. Quand Nicolas se brûle en touchant
à la flamme, nous pouvons affirmer que son expérience s’est enrichie d’un nouveau sens
lorsqu’il a appris que « le feu signifie (means) la brûlure » ou que « la brûlure est continue
au feu ». La relation ici est temporelle : toucher maintenant le feu, c’est ensuite être brûlé, en
conséquence. La brûlure n’est pas encore présente, mais le sens permet de la rendre présente
et possible à travers le feu. L’expérience de Nicolas est alors instructive parce qu’elle le rend
conscient de connexions auparavant imperceptibles. À ce propos, Dewey affirme que : « it is
the nature of an experience to have implications which go far beyond what is at first
consciously noted in it. Bringing these connections or implications to consciousness
133 Cela s’explique précisément parce que ces dimensions sont en continuité l’une et l’autre au sein de
l’expérience. 134 J. Dewey (juin 1928), « Meaning and Existence », p. 352.
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enhances the meaning of the experience135 ». Cette nature de l’expérience dont parle Dewey
correspond précisément au fait que l’expérience elle-même est une totalité qui se reconstruit,
qui va de l’indéterminé vers le plus déterminé, du plus simple vers le plus complexe. De fait,
avec cette nouvelle relation perçue, Nicolas pourra aussi faire des connexions entre le feu et
la capacité de cuisiner, avec les guimauves grillées, l’oxygène, le bois, la lumière, etc. Il
pourrait utiliser cette expérience pour comprendre, par exemple, que c’est un élément
chauffant dans les ampoules qui les rend lumineuses et chaudes. Toutes ces nouvelles
relations perçues feront du monde présent qui l’entoure un système plus « complet », plus
déterminé, plus satisfaisant et évidemment, plus sensé. Une expérience vraiment éducative
correspond donc à une expérience qui amène l’individu à une perception améliorée des
connexions et des continuités des activités dans lesquelles il est déjà engagé.
En outre et cela devrait être évident désormais, la perception de nouvelles relations
entre les éléments des situations dans lequel l’individu est engagé, la capacité de voir la
brûlure comme une conséquence du feu, à faire d’une chose le signe d’une autre et à leur
insuffler une continuité augmente par le fait même la capacité de l’individu à diriger ses
actions futures et ainsi à leur donner davantage de sens - que l’on peut entendre ici comme
direction. Cela revient, pour Nicolas, à comprendre davantage ce qu’il fait et pourquoi il le
fait. En effet, c’est parce que nous sommes capables de viser quelque chose à travers une
autre, de la voir comme la conséquence de celle-ci que nous pouvons nous donner des fins,
des visées et des buts, absolument essentiels au vécu et à la perception du sens. Dewey
affirme ainsi qu’avoir l’idée d’une chose « is to be able to respond to the thing in view of its
place in an inclusive scheme of action ; it is to foresee the drift and probable consequence of
the action of the thing upon us and of our action upon it136 ». De fait, si le sens est la
perception du rôle d’un élément dans le système ou le tout dont il fait partie, c’est en fonction
de leurs fins que nos actions - même lorsqu’elles ne sont pas terminées et qu’elles
outrepassent le présent - peuvent être unifiées et donc qu’elles peuvent former de tels touts.
En ce sens, une fin (end) est donc à distinguer du résultat ou de l’issu (result, outcome) qui
sont des termes purement extérieurs à une série de changements. Le résultat, pour Dewey, ne
souligne pas un accomplissement ; il n’a rien d’unifiant. Par exemple, le vent déplaçant le
135 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 255 - nous soulignons. 136 Ibid., p. 36 - nous soulignons.
43
sable dans le désert n’arrive qu’au résultat d’une redistribution de l’espace sans égard au
processus qui le précède. Au contraire, la fin (end) représente l’achèvement d’une série de
changements qui effectue une transformation de la situation de telle manière que le terme
complète l’ensemble de la série. Par exemple, le miel fabriqué par les abeilles est bien la fin
de leur activité, car nous pouvons voir une continuité interne entre les différentes étapes de
la série. En d’autres termes, on retrouve quelque chose qui s’accumule chez les abeilles, mais
pas avec le sable137. En voyant le miel à la fin, nous pouvons comprendre pourquoi les
abeilles vont d’abord chercher du pollen et pourquoi ensuite elles font des alvéoles. Avec la
fin, nous percevons des relations de continuité qui auparavant étaient imperceptibles, le rôle
des étapes dans le système, le sens de chacune de ces parties.
Dès lors, la fin est essentielle pour comprendre le sens parce qu’elle est ce qui permet
de former des totalités temporelles ; elle est garante de l’existence d’une série continue
d’étapes qui en sont les moyens plutôt que d’une simple succession de moments sans rapport
les uns les autres. À ce sujet, l’utilité la plus notable des fins réside ainsi dans le fait que nous
pouvons les projeter ou les imaginer. Les fins nous permettent de diriger nos actions
lorsqu’elles sont visées dans le futur138. C’est pourquoi Dewey parle des fins en termes de
buts et de fin-visée ou fin-en-vue (aim, end-in-view). Lorsque nous avons un but ou une fin-
visée, nous anticipons une fin possible afin de donner une direction à notre activité jusqu’à
son accomplissement ; nous imaginons un schéma d’action qui permet par le fait même de
coordonner les différentes étapes pour y arriver et de leur donner un sens139. « To have an
aim is to act with meaning, not like an automatic machine; it is to mean to do something and
to perceive the meaning of things in the light of that intent140 ». Pour exemplifier ce
phénomène, prenons notre petit Nicolas qui, en camping, reconnaissant que l’une des
conséquences du feu tient à sa capacité de brûler les choses, est désormais capable de viser à
travers le feu une fin qui l’intéresse, c’est-à-dire de se doter d’une fin-visée, telle que cuire
son poisson. En cherchant à atteindre cette fin, Nicolas coordonnera ses gestes et observera
137 Bien évidemment, il ne faut pas l’entendre au sens d’accumulation de sable dans les dunes. On ne perçoit
pas un progrès dans le déplacement du sable. 138 Le lecteur reconnaîtra dans les fins l’équivalent des idées, et donc dans les moyens l’équivalent du savoir.
Chacune de ces entités partagent la même structure. Cela permet déjà de concevoir, tel que nous le présenterons
plus bas, le savoir comme étant fondamentalement un instrument. 139 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 164-165. 140 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 121 - souligné dans le texte.
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son environnement avec le filtre de cette fin-visée. Une branche peut potentiellement signifier
une infinité de choses ; elle peut être placée dans une infinité de contextes différents. Mais le
critère, c’est-à-dire ce qui lui permet de juger de la meilleure direction à suivre dans cette
situation précise141, sera la fin-visée de Nicolas, ce qu’il cherche personnellement à
accomplir. C’est notamment ce que nous impliquions lorsque nous affirmions qu’il n’y a pas
de fait en soi, mais toujours seulement au sein d’une enquête. Avoir un but, c’est donc aussi
limiter, sélectionner, regrouper les choses. Dès lors, devant un petit Nicolas cherchant un
couteau, taillant une branche, empalant son poisson, ce que nous voyons, c’est une suite
d’actions qui ont un sens parce qu’elles sont des signes du poisson grillé futur, des moyens
envers cette fin. Bref, ce sont des outils, puisque « as to be a tool, or to be used as means for
consequences, is to have and to endow with meaning142 ».
Néanmoins, si le rôle de la fin-en-vue est de faire office de critère à la sélection et à
la coordination des moyens, des outils et des opérations pertinents, et ce, en les dotant d’un
sens au regard des conséquences possibles qu’ils sont susceptibles de réaliser, nous pouvons
en conclure que les fin-visées sont donc elles-mêmes des outils pour orienter l’action dans
une situation en développement143. Le but, à l’instar de l’hypothèse, est quelque chose
d’absent rendu présent par la pensée. Ce faisant, Dewey nomme une « fin » ce qui marque la
direction future de l’activité dans laquelle nous sommes engagés. Il appelle un « moyen » ce
qui en marque la direction présente. Il existe et doit exister une connexion vitale entre ces
termes, c’est-à-dire une continuité entre ces éléments : l’un et l’autre doivent se reprendre,
s’influencer, échanger et interagir. Si l’on sépare la fin et les moyens, si l’on rompt la
continuité entre les deux comme le fait la pensée dualiste en allant jusqu’à les attribuer à des
classes sociales différentes, d’une part, on tue l’échange, le mouvement et la croissance
engendrée par cette relation, et d’autre part, on débouche sur des conséquences pratiques
dommageables pour l’action morale. En effet, rompre la continuité mène soit au
sentimentalisme - qui n’a pas de mains - soit au fanatisme - qui a les mains sales. Le
sentimentaliste est celui qui pose une fin si étrangère aux moyens de sa réalisation que son
141 Nous aborderons à ce sujet l’importance du jugement chez Dewey et conséquemment de la place qu’y tient
le sens, dans la prochaine section. 142 J. Dewey (1925), Experience and Nature, LW1, p. 146, dans J. Dewey (1985), The Later Works of John
Dewey, 1925-1953, 17 vols., Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois University Press, vol. 1. 143 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 206.
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accomplissement en est impossible et que tout effort pour améliorer l’expérience en ce sens
est condamné d’avance144. Par exemple, Albert, paralysé jusqu’au cou, est sentimentaliste
s’il vise à devenir astronaute. Bien que cela soit louable, il ne possède virtuellement aucun
moyen pour atteindre cette fin. Il y a rupture de la continuité et les gens, gentiment bien sûr,
peuvent lui dire que cela « n’a pas de sens ». Au contraire, le fanatique est celui qui accorde
une valeur absolue à une fin de telle sorte que les moyens, en comparaison, n’ont qu’une
valeur relative, voire aucune145. C’est pourquoi Dewey énonce ces propos capitaux :
The aim set up must be an outgrowth of existing conditions. It must be based
upon the resources and difficulties of the situation. Theories about the proper end
of our activities - educational and moral theories - often violates this principle.
They assume ends lying outside our activities; ends foreign to the concrete
makeup of the situation146.
Par ces termes, Dewey ne fait que reprendre la même exigence que nous mentionnions
précédemment lorsque nous présentions le processus de l’enquête : la première étape doit
toujours être l’expérience. Ce n’est toujours que depuis l’expérience, depuis les ressources et
les moyens à notre disposition, que peuvent naître des fins ou des problèmes authentiques,
moteurs véritables de la croissance. Une fin imposée de l’extérieur n’est pas un stimulus à
l’intelligence dans la situation donnée, mais un ordre dicté de faire telle ou telle chose147.
C’est donc l’attention aux conditions existantes, aux moyens à notre disposition et à leurs
conséquences, qui détermine la fin réelle de notre action. À titre d’exemple, nous pouvons
nous demander si la roue a été inventée pour transporter des objets lourds ou bien si les gens
ne se sont pas mis à transporter des objets lourds parce qu’ils avaient inventé la roue et que
cela devenait dès lors possible. Plus nous avons de moyens à notre disposition, plus nous
percevons de relations entre les choses, plus grand est l’éventail de nos fins possibles et plus
libres nous sommes. La fin n’est donc pas une condition antécédente, mais plutôt un résultat
du processus de réflexion. Bref, contrairement à l’adage populaire, ce sont plutôt les moyens
qui justifient la fin148.
144 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 175-176. 145 Ibid., p. 175. 146 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 121 - souligné dans le texte. 147 Ibid., p. 129. 148 Contre la fameuse opposition entre la théorie et la pratique, nous pourrions dire que les fins visées sont donc
elles-mêmes des moyens tout comme les théories sont elles-mêmes des pratiques lorsqu’on comprend ces
dernières comme étant des procédés pour s’orienter dans le monde dans lequel on vit. La différence entre théorie
et pratique réside simplement entre deux types de pratiques, entre deux types de moyens en vue de la résolution
46
Nous pouvons ainsi conclure qu’une activité n’est pas un produit composite
provenant de la combinaison d’une fin indépendante et de moyens eux aussi indépendants.
« Means and ends are two names for the same reality149 ». Tout peut être une fin ou un moyen.
Ce n’est pas une question d’essence ou de nature comme l’affirme la pensée dualiste, mais
ces caractères respectifs dépendent de leur fonction au sein d’une situation en
développement. C’est ce que Dewey entend lorsqu’il mentionne la continuité des éléments,
leur échange et leur interaction. Une activité - et de fait, l’expérience - se développe ainsi de
manière continue ; tout moyen est une fin temporaire avant qu’on ne l'ait atteinte et toute fin
est un futur moyen150. C’est notamment ce que nous affirmions lorsqu’on exposait le savoir
comme étant la conclusion d’une enquête, mais que cette même conclusion devenait ensuite
un moyen pour une enquête prochaine : le savoir est un moyen, l’idée que nous cherchons à
prouver est la fin qui dirige notre activité et qui deviendra ultimement un nouveau savoir. En
effet, si l’on peut distinguer les fins des moyens, ce n’est pas comme divisions au sein de la
réalité elle-même, telle que l’affirme la pensée dualiste, mais c’est par le jugement151, en tant
qu’ils sont les étapes et les fonctions d’une activité - d’un processus - qui se déplacent et qui
se transmutent tout au long de l’effectuation de cette dernière152. En tant qu’outils, ils ne
revêtent la forme qui est la leur qu’en vertu du statut et du rôle qu’ils occupent dans la
situation actuelle, c’est-à-dire du tout qui est le leur. Tout dépendamment de la perspective
que nous prenons, Nicolas utilise comme moyen son petit canif en vue d’atteindre sa fin :
aiguiser une branche. Cette branche pointue elle-même, qui pour l’instant accapare toute son
de problèmes. La différence réside ainsi en ce qu’ils s’attaquent à des problèmes - les troubles que nous
rencontrons lors de notre interaction avec notre environnement - de natures différentes, et ce, parce que notre
environnement - comme nous l’aborderons plus en détails au prochain chapitre - est à la fois physique et
intellectuel. Ce qui nous environne, c’est également un monde de significations, susceptible d’autant de
problèmes que sa dimension plus tangible. 149 J. Dewey (1922), Human Nature and Conduct : An Introduction to Social Psychology, MW14, p. 28, dans
J. Dewey (1978), The Middle Works of John Dewey, 1899-1924, 15 vols., Carbondale and Edwardsville:
Southern Illinois University Press, vol. 14. 150 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 124 - il est également possible de reconnaître dans cette
formulation la dialectique hégélienne : une affirmation vise une négation de la négation et devient une
affirmation ensuite. 151 J. Dewey (1933), How we Think. A Restatement of the Relation of Reflective Thinking to the Educative
Process, LW8, p. 210, dans J. Dewey (1985), The Later Works of John Dewey, 1925-1953. 17 vols. Carbondale
and Edwardsville: Southern Illinois University Press, vol. 8 - l’apparition du terme « jugement » renvoie à
l’acte par laquelle nous discriminons les éléments d’une situation et évaluons leur importance respective en
référence au doute que nous rencontrons dans une situation. Nous aborderons plus en détails, dans la prochaine
section, la pertinence de ce terme et son importance chez Dewey. 152 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 176.
47
attention, lui servira ensuite de moyen pour accomplir une autre fin : faire griller son poisson.
Qui plus est, avec un peu d’aide, voire même seul, l’idée peut lui venir de fabriquer un arc et
des flèches grâce à l’habilité récemment apprise d’aiguiser des branches. C’est ainsi qu’une
expérience est réellement vivante et éducative lorsqu’elle se continue dans celles qui
suivront, en reprenant le passé pour préparer et transformer le futur. Tel est le critère de la
continuité appliquée à l’expérience : elle doit émerger de l’expérience de l’enfant, de son
passé, pour l’aider dans le présent et préparer ces prochaines et futures activités. « Every such
continuous experience or activity is educative, and all education resides in having such
experience153 ». C’est ce processus même de croissance qui constitue l’éducation, tel que
nous le montrerons plus bas.
2.3. Le jugement et le sens
La théorie de l’enquête que nous avons explorée plus haut est présentée par Dewey
comme une logique du jugement plutôt que des propositions154. « Judging is the act of
selecting and weighing the bearing of facts and suggestions as they present themselves, as
well as of deciding whether the alleged facts are really facts and whether the idea used is a
sound idea or merely a fancy155 ». En effet, à chaque étape de l’enquête, l’enquêteur doit
juger si le fait observé ou l’idée émise est le bon moyen pour atteindre la fin-visée, c’est-à-
dire la résolution de sa situation problématique. Il doit réfléchir si la direction présente des
moyens est pertinente et cohérente avec la direction future visée par la fin. Selon l’appareil
conceptuel de Dewey, nous pourrions ainsi dire qu’à chaque étape, l’enquêteur doit se
demander si ses actes ont un sens. Juger, c’est donc toujours d’abord évaluer le sens d’un
élément, sa continuité, c’est-à-dire sa relation en tant que partie dans un tout.
153 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 92. 154 Par « logique des propositions », nous entendons la logique formelle, c’est-à-dire l’étude des relations entre
des énoncés que l’on appelle « propositions ». Elle s’intéresse à l’expression de la vérité ou de la fausseté de
ces énoncés et se détourne de leur caractère plausible. Au contraire, la logique du jugement, tel que le présente
Dewey, vise plutôt la cohérence et le plausible que la vérité, tout particulièrement parce qu’elle cherche à
résoudre une difficulté et un trouble d’une situation indéterminée à laquelle la vérité - comme nous l’aborderons
au prochain chapitre - ne peut s’appliquer de prime abord. Dewey va jusqu’à affirmer que tout le processus
réflexif peut, en un sens, se voir comme une suite de jugements qui se supportent de manière à atteindre un
jugement final : la conclusion. Plutôt que de présenter sa logique comme étant des « prémisses » supportant une
conclusion, il la présente comme étant des jugements. Le lecteur qui voudrait en apprendre davantage sur le
jugement chez Dewey peut aller consulter le chapitre 8 « The Place of Judgment in Reflective Activity » dans
How we Think, 2e édition, LW8. 155 J. Dewey (1933), How we Think, LW8, p. 210.
48
Par conséquent, la relation de continuité entre le moyen et la fin - entre le rôle de la
partie par rapport à l’ensemble de la situation - structure toute l’activité de pensée qu’est
l’enquête. Le jugement est alors ce qui désigne le sens pratique qui permet d’évaluer
l’ajustement, la relation, entre les moyens et les fins156. De fait, les enquêtes qui échouent
sont précisément celles qui manquent de continuité entre les différentes étapes du processus.
Lorsqu’elle est bien menée, l’enquête forme un tout, c’est-à-dire un ensemble d’éléments
continus orientés vers une fin, où l’individu doit délibérer des moyens les plus efficaces pour
résoudre le problème et où chaque étape à la fois stimule et contrôle les autres vers l’atteinte
de cet objectif. Lorsqu’une étape - une idée inférée, par exemple - ne remplit pas ce rôle, ne
contribuant pas à se rapprocher de la fin, elle peut même au contraire lui nuire. Effectivement,
en tant que moyen, elle donne une direction présente à l’activité qui peut ne pas être continue
à la direction future recherchée éloignant ainsi les enquêteurs de leur destination. Le projet
que poursuit Dewey est ainsi de faire de l’enquête un art de bien penser. En effet, l’objectif
de cette théorie de l’enquête est d’amener les êtres humains à devenir plus logiques dans leurs
actions, ce qui signifie, pour ce philosophe, d’augmenter le contrôle de leur pensée afin de
rendre leur action plus réfléchie157. En d’autres termes, Dewey cherche à former le jugement
et à proposer le sens comme critère de ce dernier.
Tout cela est sans compter que juger, c’est non seulement évaluer la continuité de la
situation ou de l’action dans laquelle nous sommes engagés, mais c’est également évaluer la
continuité d’alternatives potentielles, et ce, afin d’arriver à une décision regardant leur valeur
comparative. « To judge, therefore, is to form a value-oriented opinion or understanding - to
find the best choice available158 ». Qu’est-ce qui pourrait être mieux ? Pourrait-on s’y prendre
autrement ? Une autre option aurait-elle davantage de sens ? Le jugement est ainsi le sens
des valeurs respectives et comparées. Celui qui a du jugement est, d’une part, capable de
comprendre d’emblée la situation à laquelle il est confronté en laissant de côté ce qu’il
considère impertinent ; il est capable de saisir le sens d’une situation. Mais d’autre part, celui
qui a du jugement est également capable d’imaginer des plans d’action cohérents et informés
afin d’atteindre les fins qu’il se donne. Il comprend ce qu’exige cette situation et peut
156 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 129. 157 J. Dewey (1933), How we Think, LW8, p. 175. 158 D. Marshal, dans D. A. Breault et R. Breault (dir.) (2005), Experiencing Dewey : Insights for Today’s
Classroom, Indianapolis, Ind, Kappa Delta Pi, p. 82.
49
imaginer un plan d’action pour agir en cohérence. Le jugement, c’est la lecture du tout et
l’imagination de la solution.
Il est donc d’autant plus aisé maintenant de comprendre pourquoi Dewey attribue un
rôle second au savoir dans l’enquête : ce qui différencie la connaissance pure ou le savoir, du
jugement, c’est que le jugement se préoccupe d’un but ou d’une fin à atteindre, ce que ne fait
pas le savoir comme tel. L’acquisition de connaissances, malgré ce que certains programmes
éducatifs semblent penser, ne peut jamais développer à elle seule le pouvoir de juger159,
essentiel dans toute entreprise, des plus quotidiennes et vitales aux plus spécifiques de la
recherche scientifique. La pure connaissance du juste dans l’abstrait, la bonne intention en
général, aussi louables soient-elles, ne remplace pas la capacité acquise par l’exercice du
jugement pratique : la capacité à se proposer des fins depuis l’expérience, à se doter de
moyens par son expérience passée et ultimement pour son expérience future afin de l’enrichir
de sens, c’est-à-dire de relations perçues et d’outils pour vivre et traiter avec les situations
problématiques du monde dans lequel il est engagé. Une éducation de, par et pour
l’expérience sera ainsi une éducation de la croissance, par le sens et pour le jugement. En
effet, la croissance dans le jugement, c’est essentiellement la croissance, par la pratique, de
l’habiliter à former des buts, à sélectionner et à arranger des moyens pour leur réalisation ;
l’habilité de voir ou de donner une continuité entre les éléments de l’expérience ; de voir ou
de donner davantage de sens à son expérience. Former le jugement chez le petit Nicolas, c’est
lui apprendre le meilleur outil pour qu’il puisse travailler indéfiniment à sa propre croissance.
Conséquemment, les notions de continuité et de jugement sont également les outils
les plus efficaces pour outrepasser les dualismes que nous mentionnions précédemment et
qui ont d’importantes conséquences sur l’éducation. En effet, nous avons mentionné
comment les dualismes entre knowing et doing, théorie et pratique, esprit et monde, reposent
sur l’assomption fondamentale qu’il existe une isolation de l’esprit face aux activités
impliquant des conditions physiques, des organes corporels, une application matérielle ou
des objets naturels, etc160. Outillés des notions de continuité, de jugement et d’expérience, il
159 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 120. 160 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 377 - des dualismes qui ont servis chez les grecs à défendre
la division entre une classe sociale usant de ses muscles pour travailler d’avec une classe d’élites, libres de ces
pressions économiques, pouvant se dédier aux arts de l’expression et de la direction sociale.
50
nous est désormais possible de comprendre comment Dewey peut rejeter cette séparation
entre l’esprit et les activités plus « physiques ». En effet, un individu agit intelligemment
lorsque ses actions sont orientées et coordonnées entre elles vers l’accomplissement d’une
fin et que simultanément, il fait preuve de jugement afin de s’assurer de la continuité entre
ses moyens et son but. Il y a continuité lorsque chaque étape de l’action reprend les résultats
des étapes précédentes et prépare les suivantes en visant comme fins certaines conséquences
futures. Il est alors possible de reconnaître un sens entre les éléments et même le travail du
menuisier apparaît alors comme étant conscient et intelligent plutôt qu’aléatoire et purement
mécanique. Ce dernier possède donc bel et bien un esprit lorsque ces actes sont dirigés vers
la fabrication d’un meuble161 « for mind is precisely intentional purposeful activity controlled
by perception of facts and their relationships to one another162 ». L’esprit pour Dewey, c’est
la capacité à référer les conditions présentes aux résultats futurs, et les conséquences futures
aux conditions présentes ; et cela, c’est exactement ce qu’est avoir un but et une fin-visée163.
Il est donc faux et nuisible de prétendre que l’action, que le travail manuel voué à la
production d’outils, de biens et des conditions de la vie, n’a rien à voir avec l’intelligence et
qu’une éducation libérale devrait ainsi s’en éloigner le plus possible. Il est à la fois faux et
lourd de conséquences pour l’éducation que de penser que la seule façon de libérer l’esprit
soit de le séparer du corps. Bien au contraire, l’activité manuelle, tel que nous nous
attarderons à l’expliquer au cours du prochain chapitre, forme les « situations authentiques
d’expériences » par excellence de nature éveillant à la pensée et entrainant la croissance que
nous abordions en traitant de l’enquête.
161 En revanche, tel que mentionné, nous sommes parfaitement conscients de l’importance du social chez Dewey
qui, ici, témoigne de toute sa pertinence. En effet, le travail du menuisier est intelligent, certes, lorsque ses
actions sont orientées vers la réalisation du meuble, mais également lorsque cette action est elle-même orientée
vers une autre fin, c’est-à-dire lorsqu’elle est placée dans un contexte plus grand : la vie en société
démocratique. Les actions du menuisier ont un sens lorsqu’elles participent à cette vie commune, à son
renouvellement et sa croissance. 162 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 120 - nous soulignons. L’esprit pourrait ainsi être défini
comme étant une relation de relations : la relation entre la fin, orientant et unifiant l’activité, et les moyens, les
relations sémiotiques entre les choses qui permettent par le fait même d’imaginer les fins. Nous reviendrons sur
cette idée plus bas. 163 Ibid.
51
Conclusion du premier chapitre
Pour résumer ce premier chapitre, nous avons vu en premier lieu comment les
dualismes de la philosophie classique ont entraîné une fragmentation du monde, des activités
et de l’expérience en les représentant sous la forme d’assemblages variés de domaines et
d’intérêts distincts et indépendants, chacun ayant ses propres valeurs, ses propres matériaux
et ses propres méthodes. De fait, lorsque est venu le temps de penser les programmes
scolaires afin de préparer les enfants pour le futur, ces séparations se sont cristallisées dans
le programme : elles se déclinent alors dans les différentes matières et méthodes
d’enseignement. Elles seront ainsi à l’origine d’une foule de problèmes, dont l’un des plus
importants est cette assomption - autant leur conclusion que leur fondement - que l’esprit et
l’intelligence sont séparés de l’activité physique. De fait, à l’école, pour apprendre, il faut se
servir de sa tête et non de ses mains : lorsqu’on fait des choses (doing things) on ne peut pas
apprendre des choses (knowing things). Les professeurs doivent ainsi étouffer les signes
d’activité physique qui signifient que l’esprit des enfants ne peut alors se concentrer sur les
vérités qu’on essaie de leur transmettre. Nous exposerons en détails comment cette exclusion
de l’activité et de l’action sera crucial sur la perception du sens chez les enfants.
Dewey, bien au contraire, cherche à montrer la continuité de ces dualismes, c’est-à-
dire à les révéler comme ce qu’ils sont en réalité : des distinctions dans le jugement
représentant des parties en interaction au sein d’un tout plus grand qu’est l’expérience. En ce
qui concerne cette dernière, on ne peut en effet la comprendre qu’en reconnaissant à la fois
ses dimensions active et passive : soit notre action sur les choses et ce que nous en subissons
en retour. Activité et passivité, plutôt qu’être indépendants, s’influencent mutuellement ; ce
ne sont en fait que deux moments d’un même processus qui se déroule et se perpétue dans le
temps. Nous avons montré à cet égard comment la philosophie de Dewey est une philosophie
des touts, et ce, parce que ce n’est qu’au sein d’un tout que quelque chose peut avoir un sens.
Nous avons même, par ailleurs, exposé la structure générale du sens pour ce philosophe : la
perception de la fonction jouée par la partie dans un tout. Or, pour le pragmatiste, les « touts »
ne renvoient jamais à des entités figées une fois pour toutes, mais désignent plutôt des
systèmes ou, selon une autre terminologie, des processus. Ainsi, une déclinaison du sens chez
Dewey qui pourrait aider le lecteur à comprendre serait que le sens est ce qui fructifie dans
un processus. Il est ce par quoi même les processus peuvent fonctionner. Qui plus est, le
52
processus par excellence, c’est la vie. Un être vivant ne peut exister qu’en s’étalant dans le
temps, et ce, parce qu’il doit travailler à sa conservation, s’adapter, afin de maintenir et
refaire son organisation interne. Il s’agit donc d’une organisation qui cherche activement à
se maintenir comme organisation. Comme nous le montrerons plus en détail lors du prochain
chapitre, ces idées anticipent la définition de l’éducation comme étant une reconstruction ou
réorganisation du sens de l’expérience.
Dès lors, parce que les choses sont en définitive des processus, nous ne pouvons les
concevoir adéquatement qu’en les imaginant étalés dans le temps. Les choses existent dans
le temps et dans l’espace164. C’est notamment pourquoi l’une des déclinaisons du sens les
plus importantes chez Dewey - au point que nous l’utiliserons comme critère afin de juger de
la qualité des expériences à l’école - est la continuité. Ces expériences respectent-elles la
continuité du processus ? Est-ce qu’elles reprennent, depuis le présent, le passé, afin de
préparer le futur ? C’est pourquoi il ne peut y avoir du sens que dans la continuité, c’est-à-
dire qu’au sein d’échanges et d’interaction, de reprise et de croissance. Pour l’exemplifier,
contre le dualisme du sujet et de l’objet, Dewey propose plutôt de comprendre l’individu
- l’organisme - comme étant nécessairement au sein d’un environnement, en continuité avec
ce dernier, qu’il utilise pour sa propre conservation. Le sujet transforme l’objet,
minimalement en son sens - les conséquences possibles perçues -, et en conséquence l’objet
le transforme également, minimalement dans son comportement, c’est-à-dire dans les
réactions de l’individu face aux sens perçus.
En outre, contre cette idée qu’apprendre de l’expérience, c’est apprendre des qualités
isolées et des données sensibles sans rapport aucun à la raison et à ses principes universels,
Dewey affirme plutôt qu’apprendre de l’expérience, c’est apprendre des connexions, des
relations, sous la forme des conséquences subies après une action de celui-ci sur son
environnement. Toutes nos actions sont en fait des réactions aux stimuli de l’environnement.
Cela se voit d’ailleurs tout à fait dans le développement normal de l’enfant. Lors des
164 Einstein, déjà par sa théorie de la relativité restreinte, comme l’explique Michel Paty dans son texte M. Paty
(2001), « L’espace-temps de la théorie de la relativité », dans P. Bernard (dir.), Le temps et ses représentations,
coll. Les Rendez-vous d’Archimède, L’Harmattan, p. 79-106, a justement montré que le temps et l’espace ne
sont pas des choses idéales et absolues, mais plutôt des relations entre les choses, relatives et quantifiables.
Nous ne sommes pas tant physiquement dans le temps et l’espace que à travers le temps et l’espace. Nous
sommes des êtres-au-monde diraient certains penseurs comme Heidegger, Merleau-Ponty ou Sartre.
53
premières années où il explore le monde, il réagit d’abord aux stimuli physiques de son
milieu. C’est un monde de couleurs brillantes qu’il cherche à toucher, d’objets doux qu’il
cherche à goûter, etc. Les conséquences prennent donc souvent la forme de « je peux toucher
ceci » ou « je peux manger cela ». Par contre, en découvrant de plus en plus de relations entre
les choses du monde, en reconnaissant davantage de conséquences, l’enfant se met à réagir
non plus strictement aux stimuli physiques de l’objet, mais également à son sens, c’est-à-dire
à des stimuli mentaux. En percevant davantage de relations entre les choses, l’expérience de
l’enfant croît : ses expériences passées modifient alors la qualité des expériences futures,
parce qu’il apprend à prévoir ce futur en visant à travers les choses de son environnement les
conséquences qu’il leur connaît.
Apprendre de l’expérience, c’est donc apprendre à faire des choses les signes des
autres : le feu est un signe de la brûlure, le pollen est un signe du miel, la copie est un signe
de l’échec, etc. Ce qu’on apprend réellement, c’est donc toujours des relations. Cependant,
ces relations ne sont jamais perceptibles comme tel, c’est-à-dire qu’elles ne sont jamais
directement données dans les objets. « The related is identified and demarcated by the
operation of inference165 ». C’est pourquoi, plutôt que d’être un processus empirique, aveugle
et inintelligent, l’expérience chez Dewey est expérimentale, c’est-à-dire qu’elle est, sinon
reconquise, du moins en interaction et complétée par la pensée afin de découvrir ces relations
impliquées entre les choses et les événements du monde. Pour Dewey, ces relations sont un
objet d’étonnement sans pareil : « [t]hat one objective affair should have the power of
standing for, meaning, another is the wonder, a wonder which as I see it, is to be accepted
just as the occurrence in the world of any other qualitative affair, the qualities of water, for
example166 ».
À cet égard, puisque nous n’apprenons réellement que ce dont nous percevons le sens
et que la pensée, en tant que processus d’enquête, est l’activité par laquelle nous cherchons
à discerner et découvrir les relations de conséquences, nous pouvons en déduire que la pensée
et l’enquête sont les meilleurs moyens pour enrichir réellement son expérience, pour
découvrir davantage de sens et de fait, pour apprendre réellement. Toutefois, pour enquêter
165 J. Dewey (juin 1928), « Meaning and Existence », p. 352 - nous soulignons. 166 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualism -- II », p. 358.
54
et faire croître notre expérience en cherchant intentionnellement des connaissances, il nous
faut suivre cinq étapes. En premier lieu, s’assurer que le point de départ est l’expérience,
c’est-à-dire une activité dans laquelle nous sommes déjà engagés. Ensuite vient l’étape
absolument essentielle où l’on vit un problème. Le problème et sa solution deviennent alors
la fin que l’on cherche à résoudre et permet conséquemment d’unifier le processus et de
donner un sens à ce qui sera appris. C’est parce que ce qui est appris l’est en référence à un
problème qu’il peut alors être utile. De plus, pour résoudre ce problème, il faut se doter de
moyens, c’est-à-dire des informations à notre disposition qui pourrait en suggérer la solution.
Parfois, le trouble est surpassé grâce à nos savoirs antérieurs. Nous savons déjà quoi faire
dans une situation, qu’elle est l’utilité d’une action ou d’un objet. Dans ce cas, rien n’est
vraiment « appris » si ce n’est que son savoir est toujours valide. En revanche, lorsqu’il y a
un « vrai » problème, il y a un manque. Nos savoirs actuels sont insuffisants, auquel cas il
n’y aura pas problème. La solution est donc à imaginer. Il faut inférer une possible relation
de conséquence. Enfin, parce que l’inférence est toujours seulement hypothétique, il faut
ensuite expérimenter en fonction de ce sens et tester s’il est valide.
Ce processus de l’enquête est une méthode intelligente pour apprendre et résoudre
ces problèmes, et ce, parce qu’elle coordonne des moyens et les oriente en vue d’une fin.
Cette capacité à viser une fin est précisément rendue possible par notre capacité à viser des
choses et des actions à travers les autres, un moyen étant un signe d’une fin recherchée. Plus
nous percevons de relations entre les choses du monde, plus nous parvenons à les placer dans
différents contextes et voir comment ces mêmes contextes sont interreliés, plus grande est
notre capacité à nous donner nos propres fins et à guider notre propre vie. Au contraire de la
machine qui travaille sans la conscience de la fin qu’elle sert, l’homme agit intelligemment,
l’homme trouve du sens dans ses actions, lorsqu’il désire, possède l’intention ou vise - des
traductions approximatives pour dire qu’il « mean to do » - à accomplir une fin qui
l’intéresse. Cette fin sert alors de critère afin de juger du sens des choses et des actions dans
l’accomplissement de cette visée. Une éducation libérale sera donc une éducation qui
permettra aux enfants de trouver des fins à leurs activités de manière à leur donner un sens167.
167 Sans pouvoir entrer dans les détails, c’est dans la démocratie en tant que manière de vivre et non comme
seule forme de gouvernement que les gens pourront ainsi décider des fins qu’ils désirent atteindre, en
communauté, et partager leur expérience, discuter des moyens, pour les atteindre. La démocratie est elle-même
un moyen incontournable pour mener des activités significatives.
55
Elle leur donnera l’occasion de participer à des activités ayant une signification à leurs yeux
et leur apprendra conjointement à trouver ce sens.
En conclusion, dans la philosophie de l’expérience de John Dewey, le sens est ce par
quoi il parvient à redonner de l’importance aux relations entre les choses qui fut écartée par
l’attention aux choses elles-mêmes. Il serait pertinent à cet égard de rappeler ces propos de
Dewey cités plus haut : « [o]n the intellectual side, the separation of ‘mind’ from direct
occupation with things throws emphasis on things at the expense of relations or
connections168 ». Les dualismes tiennent précisément toute leur influence et leur force de cet
aveuglement. Or, nous avons besoin de penser en termes de relations pour comprendre
adéquatement l’expérience, l’éducation et la vie, et ce, parce qu’ils sont des processus de
croissance comme nous l’expliciterons dès le prochain chapitre. Ce qui est visé, ce qui est
futur doit être lié au donné pour qu’il soit possible d’agir en concordance. Une fin, si on
cherche à en faire quelque chose de sensé, ne peut pas être imposée de l’extérieure d’une
situation, mais doit en être l’excroissance (outgrowth). C’est pourquoi le sens est ce qui sert
à faire fructifier les processus : il est ce qui permet d’outrepasser ce qui est, ce qui est donné,
depuis ce qui est. C’est parce que nous pouvons donner et trouver du sens que nous sommes
capables de « transcender » ce qui est donné, de quitter le présent, pour viser de manière
justifiée et cohérente le possible et le futur. Le sens est précisément ce par quoi nous pouvons
nous orienter dans l’inconnu. Il est l’outil avec lequel nous pouvons, plus ou moins, prédire
le futur et guider l’action et le développement. Or, dans la vie, nous sommes constamment
ouverts au futur, confrontés à des problèmes et l’inconnu. Notre meilleur moyen d’avancer,
c’est donc d’inférer des réponses, d’imaginer des relations et d’agir en conséquence.
D’ailleurs, l’utilité elle-même est une relation : ce à quoi sert un marteau ne se voit pas dans
un marteau. L’utilité est donc également une déclinaison du sens : la perception de la relation
entre le moyen et la fin, la partie et le tout. Lorsqu’on demande devant un objet - ou un savoir
véhiculé par le professeur - qui nous apparaît étrange « à quoi ça sert ? », nous sommes bel
et bien en train de demander quel en est le sens. Apprendre à penser, c’est donc apprendre
comment transformer sa propre expérience en moyen pour enrichir cette même expérience.
Apprendre à penser, c’est travailler à sa croissance ; c’est travailler à son éducation.
168 Idem., NBP 33.
56
Chapitre 2 : Une pédagogie de la continuité
« Meaninglessness is a much more fundamental problem than simply not knowing what to
believe169 ».
« Meanings cannot be dispensed. They cannot be given or handed out to children.
Meanings must be acquired; they are capta, not data170 ».
La philosophie de l’éducation de John Dewey est profondément liée à sa philosophie
de l’expérience. Pour dire vrai, elle est le déploiement de ses conséquences. En d’autres mots,
elle est ce qui lui donne un sens. Rien de plus surprenant, après tout, pour une philosophie de
la continuité qui cherche à montrer comment les composantes d’un processus interagissent,
se reprennent et progressent conjointement. Cependant, il ne serait pas non plus exagéré
d’affirmer que la conception du sens de Dewey possède d’importantes implications pour de
très nombreuses dimensions de la réflexion humaine dépassant la seule sphère éducative.
Puisque le sens est un outil afin de penser plus efficacement les relations et les processus, il
est aisé d’en imaginer, par exemple, la portée métaphysique171. Néanmoins, nous nous
attarderons au cours de ce mémoire à ses impacts vis-à-vis l’enseignement et ce second
chapitre tentera de présenter, le plus clairement possible, les questions éducatives qui
découlent de la précédente théorie exposée. Quelles sont les conséquences d’une telle
conception de l’expérience sur l’éducation, mais tout particulièrement, quel rôle joue le sens
dans cette refonte des programmes ? L’objectif de ce chapitre sera ainsi d’expliquer la
philosophie de l’éducation de Dewey et de souligner le rôle joué par le sens dans cette pensée.
Ainsi, le chapitre précédent nous a permis d’exposer la théorie de l’expérience de
Dewey dans laquelle le sens occupe une place extrêmement importante. L’un des passages
centraux de ce chapitre est sans égard la description des cinq étapes de l’enquête, c’est-à-dire
du processus qu’est penser, l’acte par lequel nous cherchons activement les connexions au
sein de l’expérience et par lequel, conséquemment, nous apprenons vraiment. Le lecteur peut
déjà se douter que ces étapes seront reprises dans les pages qui suivront. Le précédent
chapitre nous a également servi à présenter une des déclinaisons du sens dont se sert
169 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the classroom, Philadelphia, Temple University Press, p. 12. 170 Ibid., p. 13. 171 Pour le lecteur qui souhaiterait approfondir sa lecture de Dewey à ce sujet, nous conseillons les articles The
Realism of Pragmatism, Realism Without Monism or Dualism I et II dont les références complètes se retrouvent
à la fin de ce mémoire.
57
constamment Dewey pour juger de la qualité des expériences et des programmes scolaires :
le critère de la continuité. C’est cette même notion qui permet de dépasser les dualismes de
la philosophie classique en les révélant comme ce qu’ils sont vraiment : des distinctions
formées par le jugement et abstraites d’un tout plus grand, à savoir l’expérience.
À l’image de ce premier chapitre, nous commencerons par présenter les problèmes
que tente de résoudre Dewey vis-à-vis de la façon dont on comprenait l’éducation à son
époque. En effet, le pragmatiste s’attaque à la conception traditionnelle de l’éducation ou à
l’école dite « conservatrice » entendue comme le fait de préparer les enfants au futur en leur
transmettant des connaissances. Nous montrerons qu’il cherche à appliquer le pragmatisme
à la vie scolaire. Sa pédagogie est donc, en fait, bien davantage une philosophie. En
conséquence, cette philosophie de l’éducation propose également une conception
instrumentaliste de la connaissance. Le savoir est un outil que l’on utilise pour résoudre des
problèmes et surmonter des troubles. Ce qui est recherché, c’est l’apprentissage des outils de
l’enquête, la formation de la pensée, plutôt que la transmission de savoirs et de vérités. Grâce
à sa conception du savoir et de l’enquête, nous exposerons comment une éducation qui ne
viserait principalement qu’à transmettre des connaissances - dont le critère directeur serait la
vérité - serait insuffisante, infructueuse et conséquemment non souhaitable. En effet, l’une
des conséquences de la théorie de l’expérience que nous avons exposée précédemment est
une nouvelle compréhension de la nature même du savoir. Nous avancerons pour ce faire
deux grandes raisons que l’on retrouve chez Dewey pour expliquer cette inaptitude : 1) le
futur est indéterminé et donc les vérités passées ne sont ni absolues ni suffisantes ; 2) le savoir
ne peut pas se transmettre directement. Nous nous intéresserons tout particulièrement à cette
seconde raison puisque, fondamentalement, si le savoir ne peut se transmettre, c’est parce
que le sens ne peut se transmettre directement. De fait, cette seconde raison s’appuie elle-
même sur les deux raisons suivantes : 1) le sens du savoir, en tant qu’outil, dépend de son
usage et prime sur sa vérité ; 2) le sens du savoir dépend du processus qui le justifie et ne se
vérifie donc que par l’action. Bref, nous exposerons que le sens chez Dewey possède le rôle
de critère premier à la connaissance.
Dans une seconde section, nous présenterons la manière donc Dewey conçoit
l’éducation en nous appuyant sur sa conception de l’expérience. Nous montrerons que
58
l’éducation, en tant qu’elle est identique au fait même de vivre, est ainsi un processus de
croissance. La fin de l’éducation est de viser l’accroissement de l’expérience, or cette
croissance s’effectue par la reconstruction ou la réorganisation du sens de l’expérience.
Travailler à son éducation, c’est donc apprendre à retirer le maximum de sens du présent. De
fait, nous expliquerons ensuite comment la science pour Dewey doit être placée au cœur de
l’éducation, pour cette raison qu’elle est le meilleur moyen d’accroître la signification de
l’expérience. Nos exposés sur l’expérience, l’éducation, le sens et la connaissance auront
d’ailleurs comme conséquence d’attribuer au professeur la tâche principale de contrôler
l’environnement de l’enfant ou, en d’autres termes, de jouer sur les conditions de la
croissance. L’une de ces conditions, si souvent écartée, est notamment la possibilité d’agir,
de faire manuellement des choses.
À cet égard, Dewey a souvent été résumé par le slogan « learning by doing172 ». Cela
provient précisément de sa reconnaissance en la nécessité de l’activité à l’école. Aujourd’hui
encore, on fait fréquemment référence à lui lorsqu’on aborde la pédagogie par projets173. En
revanche, s’il n’est pas tout à fait faux, un tel slogan a parfois causé une mécompréhension
de la pédagogie de Dewey. Certains en ont déduit qu’il suffisait de laisser les enfants libres
de fabriquer quelque chose, de travailler ou de s’exercer à ce qu’ils souhaitent174. Nous
exposerons en quoi cette formule, lorsqu’elle est bien interprétée, peut résumer adéquatement
la philosophie de Dewey. Si l’emphase doit se faire sur le doing, cela signifie que c’est depuis
l’action que l’enfant pourra vivre une situation authentique d’expérience dans laquelle la
réflexion joue une part tout aussi importante, et que c’est grâce à l’action qu’il pourra réaliser
le plein sens de cette réflexion.
Tout au long de ce chapitre, nous tâcherons ainsi de montrer comment, pour Dewey,
la seule façon de vraiment préparer les enfants à la « vraie » vie, c’est en leur apprenant
comment retirer le maximum de sens de leurs expériences. Ainsi, il faudra leur enseigner
comment le faire, c’est-à-dire comment penser, comment enquêter, tel que nous l’avons
172 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 199. 173 M. Boutet (2016), « Expérience et projet : la pensée de Dewey traduite en action pédagogique », Phronesis,
vol. 5, n°2. 174 Dewey a justement écrit son livre Experience and Education en 1938 dans l’optique précise de souligner les
problèmes des écoles progressives, grandement influencées par ses propres théories, qui ont servi à critiquer
ses idées en tant que supposées démonstrations de leur inefficacité dans la pratique.
59
mentionné précédemment. La matière à l’école chez Dewey n’est donc en aucun cas
antithétique à la méthode : il s’agit d’enseigner le processus par le processus et pour le
processus. C’est cela qui ultimement amènera Dewey à définir l’éducation comme étant une
reconstruction du sens de l’expérience.
3. L’insuffisance d’une éducation de la transmission du savoir
L’objectif premier de John Dewey est de repenser et d’améliorer le système scolaire
de son époque. Pour ce faire, il critique à la fois l’éducation « traditionnelle » des écoles
conservatrices qui enseignaient par la transmission du savoir - savoir entendu comme étant
les produits passés et les résultats des enquêtes de l’espèce humaine - ainsi que la « nouvelle »
éducation des écoles progressives, elle-même en opposition avec la méthode traditionnelle,
cherchant à libérer, pourrait-on dire, les « possibilités » à l’intérieur des élèves175. Nous
aborderons davantage ce second point dans la section 4.3., car nous désirons nous concentrer
plus précisément sur la réponse de Dewey à la conception classique de l’éducation : un
professeur véhiculant sa connaissance. Nous nous attarderons tout particulièrement sur cette
méthode parce qu’elle représente celle que l’on utilise et qui constitue encore en si grande
partie les systèmes scolaires aujourd’hui, notamment au Québec176. De fait, toujours dans
l’optique de donner un sens à la conception de l’éducation de Dewey comme reconstruction
du sens de l’expérience, nous présenterons d’abord dans cette section le problème auquel
cette philosophie est une solution : la conception traditionnelle de l’éducation qui réside dans
le fait de préparer les enfants au futur en leur transmettant des savoirs. Nous nous
attarderons, grâce à la notion de sens et de l’expérience de Dewey, à montrer les lacunes de
cette conception et de l’interprétation classique de ces termes.
En premier lieu, préparer les enfants, selon l’éducation traditionnelle, consiste, grâce
à des leçons, à des manuels et à des récitations, à transmettre aux élèves des savoirs que les
adultes croient être utiles, voire essentiels, pour agir et comprendre le monde dans lequel ils
175 Pour le lecteur qui désirerait approfondir sa connaissance des théories discutées par Dewey, nous lui
conseillons de se référer à Democracy and Education où les chapitres 5 et 6 les détaillent avec précision, ainsi
que les deux premiers chapitres de Experience and Education. 176 Dewey est, pour nous, un outil incontournable pour éclairer le sens de notre propre parcours scolaire et pour
imaginer des pistes de solutions. Il est vrai que depuis le « renouveau pédagogique », certains changements ont
été visés dans la pédagogie, en théorie pour le mieux, mais pour avoir vécu cette réforme, nous pouvons dire
qu’en pratique, ce n’est pas encore tout à fait le cas.
60
seront appelés à évoluer. Dewey reconnaît tout à fait ce rôle à l’éducation ou comme il
l’affirme : « [i]t is not of course a question whether education should prepare for the
future177 ». Que l’école doive développer la pensée des enfants et les préparer à la vie dans
la société, voilà ce qui peut même sembler être des truismes. Néanmoins, qu’est-ce que
« préparer » pour le futur et comment faire pour y arriver ? C’est là que réside le problème.
Or, les réponses classiques comportent certaines difficultés.
D’une part, comme l’affirme Dewey : « [t]he mistake is not in attaching importance
to preparation for future need, but in making it the mainspring of present effort178 ». Ce qu’il
signifie par là, c’est que lorsque l’enseignement est consciemment compris dans sa référence
au futur, il échoue à atteindre sa propre visée, soit préparer à ce futur. Lorsqu’on enseigne
uniquement en vue du lendemain, on ne peut pas préparer efficacement ou intelligemment.
Depuis la présentation du critère de continuité, il nous est désormais possible de comprendre
pourquoi. En effet, l’une des sources de ce problème en éducation est de comprendre par
« préparation » l’acte de « rendre prêt » au sens où l’individu doit s’entraîner ou se préparer
depuis l’extérieur de la situation. On enseigne à Nicolas de manière à le préparer à exercer
les responsabilités et les privilèges de la vie adulte, la vie en société, mais le programme ne
le considère pas comme étant un membre de cette société au sens fort du terme. On voit
Nicolas plutôt comme un « candidat », un citoyen-en-devenir. Pour le préparer, avant qu’il
ne fasse le grand saut dans ce monde, les adultes lui transmettront tout ce qu’ils croient être
utile et essentiel pour évoluer, pour fonctionner et pour donner de la « valeur » à sa vie. Mais
cette préparation depuis l’extérieur est vouée à être insignifiante pour Nicolas, puisqu’elle ne
respecte pas la première étape essentielle du processus de l’enquête et de la pensée :
l’expérience elle-même. Pour que quelque chose ait un sens, pour pouvoir réellement
apprendre quelque chose, il est essentiel que l’individu perçoive comment cela éclaire une
activité dans laquelle il est déjà engagé.
D’autre part, si la transmission du savoir est insuffisante comme conception de
l’éducation, si elle ne parvient pas à atteindre la fin qu’elle vise, c’est-à-dire préparer au futur,
c’est notamment parce que le futur est indéterminé. Puisque le monde de demain ne sera pas
177 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 65. 178 Ibid.
61
le même qu’aujourd’hui, le savoir absolument fixe n’en est pas pour autant absolument utile.
Tel n’était pas l’avis de la tradition. En effet, nous avons maintes fois mentionné en abordant
la pensée dualiste comment les différentes séparations s’incarnent épistémologiquement dans
la théorie spectatrice de la connaissance : savoir, c’est un sujet appréhendant un objet qui lui
préexiste et qui lui est indépendant. Selon Dewey, toutes les questions épistémologiques de
la philosophie s’appuient sur cette théorie du savoir voulant qu’il y ait d’un côté un esprit qui
se contente de regarder et, de l’autre côté, un objet distant qui est regardé et observé179. La
question de fond étant de comprendre comment un sujet - celui qui sait - pouvait rencontrer
un objet - la chose connue - et en retirer pourtant un savoir qui serait valide180 ? De fait,
jumelée à cette vision de la connaissance, la conception classique de la vérité fut celle d’une
adéquation entre la pensée et la réalité. Savoir, c’est lorsque l’esprit représente adéquatement
le monde tel qu’il est réalité. Savoir, c’est avoir une croyance qui représente ce qui existe
idéalement ; c’est être dans le vrai.
Cependant, cette ancienne conception s’est ainsi arrangée pour confondre la vérité et
les dogmes de l’autorité181. De fait, lorsqu’une société valorise abusivement l’ordre, lorsque
toute croissance lui est douloureuse ou que tout changement est perçu comme un danger, elle
cherche à se doter d’un corpus intangible de vérités supérieures qui lui servirait de
fondements indubitables et irrévocables. C’est donc dans le passé, dans ce qui existe déjà,
qu’une telle société se cherchera une source de garanties et de vérités. Dès qu’elle envisage
l’avenir, son verdict devient incertain et elle ne peut s’empêcher d’éprouver de la peur.
Néanmoins, cette posture a entraîné l’idée qu’il existe des vérités indubitables, utiles de tout
temps, qu’il faut les transmettre aux enfants et qu’il est possible de le faire directement en les
leur communiquant. Enseigner, c’est donc présenter un objet de telle manière que l’esprit
puisse l’appréhender adéquatement pour en retirer quelque chose de vrai. C’est en
transmettant ce qui est vrai que l’on prépare ainsi les enfants à demain, puisque le monde de
demain sera le même monde que celui qui existait hier.
Dewey, au contraire, était, d’une certaine façon, un enfant de son temps. Un temps où
la vision d’un monde statique dans lequel il serait possible de trouver des vérités définitives
179 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 179. 180 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 342. 181 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 214.
62
était remplacée par l’idée que le monde est un lieu de changement constant, et ce, à tous les
niveaux. « Man finds himself living in an aleatory world ; his existence involves, to put it
badly, a gamble. The world is a scene of risk ; it is uncertain, unstable, uncanny unstable182 ».
À cet égard, William James, l’un des pères du pragmatisme et d’une profonde influence sur
Dewey, écrivait au sujet du monde qu’il est « unfinished, growing in all sorts of places,
especially in the places where thinking beings are at work183 ». C’est ainsi que les idées
inaltérables concernant un tel monde étaient perçues par ces penseurs pragmatistes comme
étant de bien piètre usage. La vie future qui attend les enfants est une vie en développement,
constamment changeante ; une vie qui leur offrira différents problèmes qu’ils devront
résoudre184. C’est pourquoi dans ce monde mouvant et constamment autre, un savoir absolu
qui ne s’appuierait que sur la tradition serait de peu d’utilité. Bref, simplement transmettre
aux enfants des connaissances que les adultes considèrent utiles présentement n’est pas
suffisant.
La seule transmission du savoir est donc insuffisante parce que le futur est mouvant
et que les certitudes n’ont qu’une valeur toute relative. Mais d’autre part, une telle éducation
échouerait également sur un second plan. En effet, et tel que nous nous efforcerons de le
montrer désormais, il s’agit, pour Dewey, d’une des plus grandes erreurs de la pédagogie que
de penser le savoir comme pouvant se transmettre d’une tête à l’autre. La manière dont la
connaissance est conçue par la tradition est analogue à ce que serait un objet physique, c’est-
à-dire qu’il serait possible de la passer à l’autre directement telle de l’eau d’une coupe à
l’autre, par l’émission de sons ou par la lecture de notes de cours. Le témoin par excellence
de cette tendance est la prédominance intemporelle des cours magistraux185. Ainsi, afin
d’expliquer cette refonte et cette amélioration de l’éducation visée par Dewey, il est essentiel
d’expliquer les sources de cette erreur si populaire que de croire et de s’appuyer sur la
possibilité de la transmission directe de la connaissance. C’est pour cette raison que nous
182 Dewey, J. (1925), Experience & Nature, LW1, p. 43 - l’influence de Darwin mentionnée plus haut est des
plus évidente dans ce passage. 183 W. James (1907), Pragmatism, p. 122, dans W. James (1975), The Works of William James, 19 vols.
Cambridge, MA and London: Harvard University Press, vol. 1. 184 En fait, il est déjà possible de comprendre que le monde, pour le pragmatisme, est lui-même un processus. 185 M. Le Breton (2014), « Cours magistraux: leur efficacité remise en cause face à des méthodes
d'enseignement plus actives », dans Huffingtonpost [en ligne] https://www.huffingtonpost.fr/2014/05/14/ cours-
magistraux-efficacite-pedagogie-active_n_5321291.html.
63
nous attarderons sur ce problème dont la notion de sens apporte une réponse des plus
intéressantes.
En effet, le problème fondamental d’une éducation par la transmission du savoir, c’est
l’assomption erronée que le savoir en tant que résultat de l’enquête, en tant que perception
et compréhension de la relation entre les éléments de l’expérience, puisse être directement
transmis d’une tête à une autre. En d’autres termes, le problème fondamental de la conception
classique est de supposer la possibilité de la transmission directe du sens. Pour l’expliquer, il
est intéressant de reprendre l’une des conséquences du processus de la pensée et de l’enquête
mentionnées précédemment : la connaissance est double. Le savoir signifie à la fois ce que
nous cherchons à atteindre dans l’enquête présente, mais également les données et les
ressources nécessaires pour nos enquêtes futures. La connaissance, lorsqu’elle est vivante et
continue, est une fin qui devient un moyen en fonction de son rôle joué dans l’enquête. Le
problème de l’éducation traditionnelle, c’est de ne se concentrer que sur le savoir en tant que
fin, et ce, en le présentant sous la forme de ce que les hommes dans l’histoire ont découvert
pour résoudre leur problème, plutôt que de l’enseigner en tant que moyen, c’est-à-dire comme
ressource au sein d’une activité et d’une enquête présente. On pourrait dire qu’elle dit aux
enfants : « vous avez besoin de savoir cela. Vous en aurez besoin plus tard. Apprenez cet
outil ». Mais la façon dont les jeunes apprennent ces savoirs n’est pas cohérente avec ce qu’ils
sont : des outils.
Les prochaines sous-sections, tout en se référant continuellement à la théorie de
l’expérience et du sens chez Dewey, nous montrerons de fait comment le rôle joué par le sens
dans sa philosophie de l’éducation consiste à remplacer la vérité comme critère premier de
la connaissance et de fait, comme guide de l’éducation. En effet, nous montrerons qu’un
savoir véritable n’est tel que si les enfants, d’une part, en perçoivent le sens, et d’autre part,
que s’ils ont vécu la différence qu’il fait dans la pratique.
3.1. Pragmatisme et instrumentalisme
Si le savoir ne peut pas se transmettre directement, expliquant du même coup les
difficultés de l’éducation classique, c’est fondamentalement parce que le sens ne peut pas se
transmettre alors même qu’il en est la condition nécessaire. Pour l’expliquer, nous traiterons
64
du pragmatisme de Dewey afin de montrer comment il parvient à répondre aux dualismes
présentés et comment cette philosophie permet de redonner sens à la conception de la
connaissance.
Dewey n’est assurément pas le premier à critiquer l’éducation comme simple
absorption passive, comme passage du plein au vide. Seulement, dit-il, si cela est presque
universellement condamné, cela est presque toujours appliqué en pratique, ou comme il
l’écrit : « [t]hat education is not an affair of ‘telling’ and being told, but an active and
constructive process is a principle almost as generally violated in practice as conceded in
theory186 ». On écrit contre, mais on ne dote jamais les écoles des matériaux et des outils pour
faire des choses et agir conformément à cette idée. Or, certaines écoles philosophiques
- l’idéalisme, le rationalisme, le transcendalisme, etc. - vont jusqu’à transformer, selon lui,
cette ignorance de la référence à l’action en un déni : elles font du savoir quelque chose de
complet en soi sans regard à son applicabilité pour traiter des choses qui ont court187. Ces
écoles se justifient toutes par une pensée dualiste qui fait de l’acte d’apprendre une fin en soi.
Elles ont comme objectif d’enseigner aux enfants des matières et des connaissances
supposément intrinsèquement valables et des connaissances absolument vraies. Pour Dewey,
peu importe à quel point ce que l’on enseigne aux élèves est vrai, ces informations seront
vouées à être insensées si elles ne fructifient pas dans la propre vie de l’individu188. Ces
informations pourraient être à propos de Mars ou d’un pays inconnu que cela ne ferait pas de
différence. Le changement majeur proposé par Dewey est donc une permutation du critère
même du savoir. En effet, ce n’est pas la reconnaissance de la vérité d’une information qui
en fera un savoir : c’est d’abord et avant tout celle de son sens, soit la perception du rôle
qu’elle joue dans l’accomplissement d’une situation ou d’une activité.
De fait, il n’est pas exagéré d’affirmer que la perception du sens et des relations de
continuité entre les éléments de son expérience, est le problème central de l’éducation.
Dewey affirme à ce propos que toutes les autorités compétentes en éducation s’accordent
pour dire que la question véritablement intellectuelle, et donc la question éducative, est le
186 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 46. 187 Ibid., p. 396-398. 188 Ibid., p. 398 - il est possible de reconnaître ici la description du sens mentionnée précédemment comme étant
ce qui fructifie dans un processus.
65
discernement des relations entre les choses189. Par contre, si l’on a conscience de cette
question, la méthode utilisée pour y répondre fait encore défaut. À cet égard, « [t]he failure
arises in supposing that relationships can become perceptible without experience - without
that conjoint trying and undergoing of which we have spoken190 ». Cet échec découle tout
particulièrement de la séparation entre la matière et la méthode présentée plus haut. On croit
que de présenter les informations sous forme de matière comme la géographie, c’est-à-dire
en tant qu’ensemble de faits interreliés selon des lois, des principes et des visées, rend ces
mêmes relations plus aisément perceptibles. Il faut alors imaginer une méthode, c’est-à-dire
une façon de présenter à l’esprit de l’élève cette matière pour qu’il en saisisse les relations
indépendamment de son vécu et de la situation dans laquelle il se trouve. Tous les enfants
doivent pouvoir comprendre de la même façon le savoir que l’on cherche à leur véhiculer. Il
suffit de bien travailler l’objet à présenter et le rendre intéressant pour que l’esprit puisse
alors le saisir et s’en imprégner. C’est pourquoi on retrouve à l’école une négligence de
l’action, des activités et donc des situations concrètes de l’expérience.
Or, si la transmission directe du savoir est impossible, c’est parce que sans une activité
qui engage les impulsions et les intérêts de l’enfant, il ne saurait y avoir adaptation, problème,
enquête, et donc connaissance. En outre, nous avons vu comment ce que nous pouvons
appeler notre « savoir » pour Dewey consiste en la perception des connexions - des
significations - d’un objet qui détermine ses applications possibles dans une situation191. Il
s’agit de notre savoir, car ces ressources sont ce que nous mobilisons pour répondre à des
problèmes qui surviennent au sein de notre interaction avec notre environnement. Nous
pouvons dire qu’à l’image d’un organisme qu’on ne peut penser sans un environnement, la
connaissance ne peut se comprendre que dans son contexte, c’est-à-dire au sein d’une enquête
et conséquemment en référence à un problème. Le sens du savoir n’est donc perceptible que
dans la mesure où il est perçu dans sa continuité. Le savoir, pour Dewey, est ainsi un moyen
en vue d’une fin : résoudre notre problème. Il ne possède un sens que lorsque l’on perçoit
cette relation entre le tout et la partie, c’est-à-dire lorsque l’on comprend son « utilité », la
différence qu’il permettrait dans la pratique.
189 Ibid., p. 169. 190 Ibid. 191 Idem., NBP 104.
66
L’erreur des conceptions classiques de l’éducation, selon Dewey, c’est ainsi de penser
que la relation entre un fait et la solution du problème, son utilité ou son sens, est directement
transmissible, qu’on peut l’expliquer simplement de façon verbale ou par voie de
communication. Bien au contraire, tenter de transmettre un savoir sans référence à des
problèmes vécus, c’est priver les enfants de la possibilité même que ce savoir ait un sens. Si
les pédagogues sont conscients qu’on apprend par les problèmes et qu’ils en remplissent leurs
manuels, cette référence est artificielle. L’enfant ne cherchera pas activement à comprendre
tel ou tel élément pour résoudre ce problème qu’il ne ressent pas. « Pourquoi apprendre tout
cela ? » demande Nicolas. « Pour résoudre les problèmes qui seront à l’examen » répondrait
le professeur. On pourrait aussi lui répondre : « parce que tu en auras besoin plus tard ».
Combien de grandes œuvres de l’humanité, en littérature ou en philosophie, sont enseignées,
non pas parce qu’elles aident à mieux comprendre notre vécu sentimental et éclairer notre
expérience, mais parce qu’« il faut savoir cela » ou bien qu’« il faut les avoir lus » ? Sous-
entendre qu’elles sont utiles reviendrait à instrumentaliser la culture et, par le fait même, leur
faire perdre de leur statut et de leur prestige.
À ce propos, Dewey affirme que « [w]hen knowledge is cut off from use in giving
meaning to what is blind and baffling, it drops out of consciousness entirely or become an
object of aesthetic contemplation192 ». Cela se comprend parce qu’enseigner un savoir de
façon déconnectée de l’activité et de l’expérience, bref, d’une fin intéressante dans laquelle
il apparaîtrait comme moyen, revient alors à le présenter comme étant une fin en soi, c’est-
à-dire comme étant quelque chose que l’on apprécie pour soi. La manière dont on enseigne
à Nicolas n’est donc aucunement cohérente avec ce qu’on affirme lui enseigner : quelque
chose d’utile193. Une fois l’école terminée, il pourra alors se rappeler des quelques faits qu’il
a appris par lui-même à appliquer pour comprendre son monde quotidien, mais il oubliera
bien vite le reste qu’il n’a appris que pour l’examen. Au contraire de la pensée dualiste, pour
Dewey, le savoir est un outil de la même manière que ne l’est un marteau. C’est pourquoi
nous pouvons décrire sa conception du savoir comme étant « instrumentaliste » : le savoir est
192 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 397. 193 C’est, pour offrir une comparaison, apprendre à s’extasier devant un marteau plutôt que d’apprendre à clouer.
67
un instrument, un outil, nous permettant de résoudre un problème dans notre adaptation
quotidienne.
Néanmoins, il est vrai que l’on pourrait opposer à Dewey l’idée qu’un « vrai » savoir
est un savoir qui a fait ses preuves. Si nous parlerons plus en détail lors de la prochaine
section de la relation entre le savoir et la vérité, nous pouvons néanmoins concéder
effectivement qu’un savoir, puisqu’il sert de fondement à nos actions, se doit idéalement
d’être vrai. C’est précisément pour cela que son contenu réside ainsi dans ce qui est arrivé,
dans ce qui est terminé et donc dans ce que nous avons pu vérifier. Il comprend ainsi nos
expériences passées et celles de l’humanité qui nous a précédés - lorsqu’on nous les enseigne
adéquatement. Toutefois, il ne faut pas oublier, comme nous l’avons mentionné lors de la
présentation du processus de l’enquête, que « the reference of knowledge is future or
prospective. For knowledge furnishes the means of understanding or giving meaning to what
is still going on and what is to be done194 ». Dewey signifie par là que les informations du
passé, quand bien même elles seraient irréfutables, seront insensées si l’on oublie que la
référence du savoir - ce qu’il indique, ce vers quoi il dirige, ce avec quoi il est lié - quant à
elle, est tournée vers l’avenir. Rappelons-nous que la résolution d’un problème demande à
la fois des faits - c’est-à-dire des connaissances - et des idées. Parce qu’il y a problème,
quelque chose manque. Ce sont alors les idées, les connexions seulement inférées, qui
permettent de résoudre le problème. Ces idées, ne pouvant surgir de nulle part, sont inférées
depuis les faits. Le rôle du savoir, la relation qu’il entretient avec l’enquête, est de suggérer
les idées, des plans d’actions, afin de comprendre et de donner du sens à ce qui a toujours
lieu (what is still going on), à ce qui est toujours non-établi (unsettled) et problématique dans
ce monde mouvant où nous sommes impliqués195. Un savoir qui ne permet pas ces inférences
ne peut pas, pour Dewey, être réellement considéré comme un savoir, parce qu’il n’entraîne
pas la perception des connexions d’un objet qui détermine son applicabilité dans une situation
donnée ; la perception d’une relation entre une partie et un tout/contexte.
Pour résumer ce que nous avons présenté jusqu’à maintenant, nous pourrions dire que
même la vérité est de peu d’utilité si elle n’a pas de sens, parce que s’il y a un problème, alors
194 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 397. 195 Ibid., p. 398.
68
quelque chose manque et donc, il faut penser plutôt que se rappeler ou observer. « Ce qui
n’existe pas encore, ce qu’on ne fait qu’anticiper et inférer, ne peut être observé. Cela n’a pas
le statut de fait, de quelque chose de donné ; c’est un sens, une idée196 ». Lorsque les idées
ne sont pas des fantaisies pour trouver refuge et évasion, elles sont précisément ces
anticipations de quelque chose à venir, suscitées par l’observation des faits dans une situation
en cours. Un forgeron surveille le fer qu’il travaille, sa couleur et sa texture, et ce, à la
recherche des signes qui lui permettront d’en connaître l’état ; le médecin observe son patient
afin de déceler des symptômes indiquant une évolution de la maladie ; l’homme de science
se concentre sur son matériel de laboratoire et guette les signes de ce qui va arriver sous
certaines conditions. Les savoirs du forgeron, du médecin, du scientifique, leurs permettent
de trouver une méthode d’action, ou plutôt une méthode de réaction, visant à produire un
résultat : respectivement, donner une forme au fer chauffé, favoriser la guérison du patient et
tirer une conclusion qui s’appliquera à d’autres cas197. Ces exemples illustrent le propos de
Dewey : l’observation et la recherche d’informations ne sont pas des fins en soi, mais des
recherches de preuves et de signes. Même l’observation qui semble la plus passive
s’accompagne toujours d’inférences et de prédictions, c’est-à-dire d’une idée qui précisément
sert à donner sens aux faits observés198. « Il s’agit donc d’une seule et même chose que de
constituer un élément d’observation en signe et de lui donner un sens199 ».
Dès lors, une formulation claire et explicite de la première raison proposée par Dewey
pour critiquer la théorie spectatrice du savoir serait la suivante : le savoir se définit en premier
lieu par son sens, mais ce sens ne peut pas se transmettre directement puisqu’il provient des
196 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 199. 197 Il peut être intéressant de se rappeler ce que nous disions plus haut vis-à-vis de la supposée « supériorité »
de la connaissance rationnelle sur la connaissance pratique et mondaine. La pensée dualiste l’avait en effet
érigée en unique véritable savoir. Or, cette conception de la connaissance avec comme essence le sens permet
notamment de dépasser cette opposition. Certes, le savoir du physicien est ce qu’il a appris dans ses études
passées et grâce à ses discussions avec ses collègues. Mais il s’agit d’un savoir pour lui parce que ces
informations et ses habitudes lui fournissent les ressources afin d’interpréter l’inconnu avec lequel il se
confronte. La référence du savoir, son sens, est toujours une activité vitale d’un ou de plusieurs individus ; il
est un outil pour mener sa vie, qu’elle soit celle d’un fermier ou scientifique. De fait, nous pouvons dire que
différentes personnes connaissent différentes choses parce qu’elles sont liées à différentes pratiques. Le savoir
du fermier est tout autant un savoir que ne l’est le savoir du scientifique. Les relations, les liens logiques et les
signes des choses sont simplement organisés ou « tricotés » différemment, et ce, parce qu’ils s’occupent
d’activités et de problèmes différents. Au fond, pour Dewey, la différence entre la théorie et la pratique, c’est
simplement une différence entre deux types de pratiques. 198 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 199. 199 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 124.
69
idées inférées par l’élève. En effet, la description du savoir, des faits et des idées proposées
par Dewey possède cette importante portée éducative : « it is that no thought, no idea, can
possibly be conveyed as an idea from one person to another200 ». Lorsqu’une idée est
énoncée, elle est pour celui qui l’entend, un autre fait donné ; ce que l’auditeur reçoit
directement ne peut jamais être une idée. Cela s’explique par le fait que, comme mentionné,
les idées sont les suggestions de solutions au trouble de la situation. On ne pense, on ne
cherche du sens et l’on n’utilise vraiment ce que l’on sait qu’en se confrontant
personnellement aux conditions du problème et en vivant ses difficultés, qu’en s’interrogeant
nous-mêmes de manière à trouver son propre chemin pour s’en sortir201. Il faut s’engager soi-
même et pour soi-même dans l’enquête. Parce que le savoir est un outil plutôt qu’une fin en
soi et que son sens n’est perceptible que conjointement à la perception du problème auquel
il est une solution, nous pouvons conclure que le sens du savoir s’infère ou se découvre, mais
il ne peut jamais se transmettre directement. Le sens doit être reproduit à chaque fois par
l’élève lui-même. Communiquer avec l’autre peut le stimuler à réaliser pour soi-même la
question et à imaginer une idée de manière à donner sens aux informations qu’on lui présente.
Toutefois, comme cela se produit dans bien des classes, cela peut aussi étouffer les efforts
intellectuels et supprimer du même coup l’éveil d’un effort pour penser. Ainsi, parce que la
pensée est une « en-quête202 », qu’elle cherche à produire quelque chose de nouveau pour
expliquer ce qui est présent et problématique, on n’incite pas à penser en donnant à apprendre
du matériel déjà tout réglé. Il faut cesser de croire que transmettre des informations équivaut
à transmettre des savoirs ; les informations doivent être reprises par la pensée et appliquées
à ce qui est problématique pour mériter un tel nom.
En conclusion, toute transmission de savoir est donc nécessairement une transmission
(re)constructive : le professeur ne peut pas espérer transmettre directement et pleinement son
savoir à ses élèves. Le savoir, parce qu’il est fondamentalement un outil, quelque chose qui
a un sens, doit être médiatisé dans une situation problématique qui suppose ce dernier pour
être résolue. Or, le sens est donc toujours quelque chose de construit et c’est en ce sens que
200 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 188. 201 En fait, il est possible de chercher du sens et de penser à plusieurs, c’est-à-dire d’établir une communauté de
recherche. L’essentiel est de comprendre que la pensée, la recherche de sens et la construction du savoir se fait
ultimement chez l’élève et par l’élève. Il est l’« artisan de sa connaissance ». 202 Tel que souligné par Dewey lui-même : inquiering plutôt qu’acquiering, c’est-à-dire une quête ou une
recherche dans les choses plutôt que des choses.
70
l’on peut dire que l’enfant est « le principal artisan dans le processus d’apprentissage203 ». Se
contenter d’affirmer un savoir, c’est donner une réponse à un problème qui ne s’est pas
encore posé et par le fait même, cela revient à disqualifier le problème et sa solution. Après
tout, « si je connais la réponse, le problème ne se pose pas et s’il n’y a jamais eu de problème,
il n’y a pas non plus de solution204 ». Cela ne veut pas dire cependant que le professeur doit
désormais rester muet ni qu’il faut réduire l’usage du langage comme ressource éducative,
mais plutôt que l’usage du langage devrait être plus vital et plus fructueux en obtenant ses
connexions normales au sein une activité intéressante, mais problématique205. Ce qu’il faut
donc absolument retenir d’une telle conception instrumentaliste de la connaissance, c’est que
le caractère indéterminé de la situation, le vécu d’un problème authentique, est une étape
essentielle dans le processus d’enseignement et, ergo, en éducation. De fait, comme nous
l’avons mentionné précédemment, même si le but de l’enquête est d’apprendre quelque
chose, même si la pensée se finalise dans le savoir, Dewey subordonne la valeur de la
connaissance à son utilisation dans la pensée. Nous pourrions affirmer qu’il est plus
important d’avoir un savoir significatif que d’avoir un savoir vrai. La prochaine section
expliquera pourquoi.
3.2. Savoir et vérité
La précédente section a servi à exposer la première raison de Dewey pour disqualifier
la théorie spectatrice du savoir : le savoir se définit par son sens, mais ce sens ne peut pas se
transmettre directement puisqu’il provient des inférences de l’élève qu’il produit en vue de
la résolution d’un problème vécu. De fait, l’école, afin d’être significative, doit placer l’élève
dans une posture active puisque le sens n’est possible qu’en référence à un trouble et que ce
trouble ne peut survenir qu’au sein d’une activité dans laquelle l’enfant est engagé.
Néanmoins, pour convaincre le lecteur de l’insuffisance d’une éducation basée sur la
transmission de connaissances, cette seule raison n’est-elle pas encore insuffisante ? Ne peut-
on pas imaginer un discours magistral assez intelligemment construit - en présentant des
problèmes, par exemple - pour permettre aux enfants d’avoir des idées par eux-mêmes ? Les
203 Idem., NBP 4. 204 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation », Implications Philosophiques, 12 juin 2015
[en ligne] http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/instrumentalisme-deweyen-et-education/. 205 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 46.
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enfants ne seraient-ils pas en train de construire leur sens ? Pas encore. Bien que ce serait
déjà un bon pas en avant, il manque encore une étape essentielle que nous avons déjà
mentionnée lors du processus de l’enquête : l’expérimentation.
Dès à présent, nous nous attarderons à présenter la seconde raison disqualifiant la
pédagogie classique, à savoir que : le plein sens du savoir - ce qu’on appelle la « vérité » - ne
peut se réaliser et se comprendre que par l’action. En d’autres termes, il est impossible de
transmettre directement des connaissances aux élèves, et ce, d’une part, parce que
l’action - l’activité - est à la fois le contexte de la connaissance dans lequel elle peut avoir un
sens, et d’autre part, parce que l’action est également le critère qui permet de déterminer la
justesse de la connaissance et ainsi d’en réaliser pleinement le sens. Nous montrerons ainsi
dans les pages qui suivent que la vérité doit se comprendre comme étant un sens qui a été
vérifié, concrétisé, ce qui doit nous inciter, une fois de plus, à placer en conséquence le sens
au cœur de la pensée et de l’éducation.
Dès lors, nous avons montré plus haut que les dualismes de la philosophie classique
ont entrainé une fragmentation de l’expérience : ils ont séparé l’action de la connaissance en
s’appuyant sur l’idée que l’esprit - ou la raison - était isolé des activités physiques. Lui seul
était censé pouvoir accéder à la connaissance, c’est-à-dire à la représentation de ce qui existe
en réalité. Ce sont ces idées qui ont engendré une intime association entre le savoir et la
vérité, c’est-à-dire que savoir, c’est saisir cet ordre supérieur où le péril est écarté. Savoir,
c’est être dans le vrai. C’était donc en s’appuyant sur cette certitude absolue fournie par la
contemplation passive de la réalité supérieure que la classe libre se disait plus compétente
pour diriger l’action collective. La grande erreur des philosophies antiques, selon Dewey, est
ainsi de tenir l’action pour imparfaite parce qu’elle serait changeante et conséquemment
incompatible avec la vérité qui elle serait fixée, certaine et parfaite. La philosophie
traditionnelle est donc, à ses yeux, une forme extrême de recherche de la vérité parce qu’elle
n’envisage même plus de voir la réponse comme étant sujette à l’expérimentation, comme
devant être tranchée par l’expérience206.
206 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation ».
72
C’est avec l’avènement de la science moderne, jumelée aux travaux de Darwin, que
l’on observera un effritement des évidences en matière de définition de la connaissance.
Dewey écrit à cet égard que : « la science naturelle, en raison de son propre développement,
est contrainte d’abandonner tout postulat fixiste et de reconnaître que ce qui se passe pour
universel est, de son point de vue, processus207 ». C’est un bouleversement intellectuel d’une
importance décisive pour notre philosophe qui va même jusqu’à qualifier de « découverte la
plus révolutionnaire de l’humanité » cette idée que la science - et conséquemment toute
l’entreprise de la connaissance - est un processus de construction plutôt que la prise de
possession de ce qui est immuable208. Or, cette grande transformation réside dans le
changement même de ce que nous entendons par « vérité ». Plutôt que de représenter une
adéquation mystérieuse entre la pensée et sa représentation, la vérité doit plutôt se
comprendre comme étant un sens vérifié : une « assertabilité garantie (warrented
assertability)209 ».
Nous avons mentionné dans la section précédente comment les autorités s’entendent,
selon Dewey, pour voir dans la perception des relations logiques entre les choses le véritable
enjeu de la connaissance. Le pragmatisme n’est donc pas une nouvelle pensée à ce sujet.
L’originalité du pragmatisme, qui est l’application de la méthode de l’enquête - d’abord
scientifique - à tous les champs de la pensée humaine, réside tout particulièrement dans
l’application de l’action comme critère à tous ces champs de l’expérience. Dewey a une
croyance profonde dans la méthode expérimentale et sent que le succès de cette méthode
montre que le savoir (knowing) et l’action (doing) sont en réalité irrévocablement reliés.
Comme il l’affirme : « [t]he “pragmatic” feature comes in when it is noted that experiment
or action enters to make the connexion between the thing signifying and the thing signified
so that inference may pass from hypothesis to knowledge210 ». On retrouve dans ces propos
l’une des grandes conclusions soulevées par notre présentation de la théorie de l’enquête :
les notions, les théories, les systèmes, même lorsqu’ils sont les plus élaborés et les plus
cohérents, n’en doivent pas moins être compris comme étant de simples hypothèses ou du
moins, comme étant toujours sujettes à une (ré)évaluation scrupuleuse et à une remise en
207 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 31. 208 Ibid. 209 J. Dewey, (1938), Logic : the Theory of Inquiry, LW 12, p. 16. 210 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualism -- II », p. 354.
73
question211. Elles perdent ainsi de leur caractère ultime. Elles ne sont plus des fins, mais des
points de départ pour des actions qui les mettent continuellement à l’épreuve212. Dans
l’expérience, quelque chose se suggère comme une réponse possible ou comme une solution.
Mais ce n’est toujours que comme quelque chose de probable. L’idée est une conséquence
prévue, inférée, imaginée ; elle est « a conjectural meaning ». Autant elle est ce qui donne
sens aux faits, autant ce sens n’est que possible. Le sens cesse précisément d’être
hypothétique lorsqu’il se voit réalisé et concrétisé dans l’expérience. « Si ceci et cela, alors
ceci et cela » ; l’objectif de l’enquête est de déterminer si l’on a raison de penser qu’« alors
ceci et cela ». Nicolas peut-il vraiment passer du feu à la cuisson ? Cette idée qu’il a eue et
qui donne un sens à ses actions présentes ne pourra réellement être un savoir pour lui qu’au
moment où son fameux poisson sera bel et bien grillé.
C’est pourquoi si les idées, si les significations, les conceptions, les notions, théories
et systèmes sont utiles à la réorganisation active d’un environnement donné pour en retirer
quelques problèmes ou perplexités particuliers, alors leur validité et leur valeur ne se
mesureront que par rapport à la tâche accomplie. Si les idées réussissent à atteindre la fin-
visée, alors elles sont fiables, justes, bonnes et vraies213. Pour Dewey, « [c]e qui nous guide
vraiment (trully) est vrai - une capacité avérée à donner de telles indications est précisément
ce que nous entendons par vérité214 ». Le nom de « vérité » est donc un nom abstrait qui
s’applique à la série de cas réels, prévus et désirés (meant), qui se trouvent confirmés dans
leurs travaux et leurs conséquences. C’est pourquoi l’adverbe « vraiment215 » (trully) est, en
définitive, plus fondamental encore que l’adjectif « vrai » (true), voire même que le nom de
« vérité » (truth), parce que « vraiment » décrit le processus ou la relation plutôt que l’état
ou l’objet. À la question « est-ce que c’est vrai parce que ça marche ou est-ce que ça marche
parce que c’est vrai ? », Dewey, à l’instar de James, opterait sans hésiter pour la première
option216 .
211 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 201. 212 Ibid., p. 56. 213 Ibid., p. 211-212. 214 Ibid., p. 212. 215 Que nous avons d’ailleurs utiliser dans le dernier paragraphe pour étoffer l’exemple du poisson de Nicolas. 216 Madelrieux résumait cette idée centrale du pragmatisme de la manière suivante : « [la vérité des idées]
consiste, sans reste, dans leur vérification, et ce n’est pas parce qu’une idée est vraie de manière intrinsèque
qu’elle peut se vérifier, mais c’est parce qu’elle est vérifiable qu’elle est vraie, une idée vraie n’étant rien de
74
L’enquête est ainsi le processus contrôlé permettant la résolution intelligente - et non
accidentelle - du problème résultant en la détermination d’une connaissance. La vérité doit
donc se comprendre comme viabilité. Cette redéfinition de la vérité par Dewey ne lui est
cependant pas tout à fait originale, mais provient plutôt de William James et de sa propre
théorie instrumentale de la vérité. En effet, James voulait briser cette conception de la vérité
comme étant une représentation de la relation magique entre une proposition et le monde.
L’objectif était de ne plus la comprendre comme étant une possession ou une qualification
de l’énonciation. Il demande ainsi : « [w]hat experiences will be different from those, which
would obtain if the belief were false? What, in short, is the truth’s cash-value in experiential
terms ?217 ». Ce que signifient ces questions de James - et que partage Dewey - c’est que la
vérité n’est pas une propriété des énoncées, mais plutôt quelque chose qui « arrive »
(happens) à nos idées218. Elle est littéralement créée à travers l’action et l’expérience de la
même manière que ne l’est la santé, la richesse ou la force.
Le savoir n’est donc pas vrai parce que c’est vrai, parce qu’il représente la réalité ou
parce que la tradition a dit qu’il était vrai ; la vérité du savoir dépend du processus qui a
permis de le formuler. Pour justifier davantage cette affirmation, nous n’avons qu’à regarder
comment les scientifiques travaillent. Dans une enquête scientifique, il n’y a pas d’autre
autorité que la méthode scientifique elle-même. Si l’on cherche à critiquer les conclusions
d’une telle enquête, il faut regarder la méthodologie des scientifiques. Les facteurs étaient-
ils contrôlés ? L’échantillon était-il valable ? La vérité d’une conclusion dépend donc du
processus qui l’a engendré et non pas de son adéquation à une réalité supérieure. Par
conséquent, il faut reconnaître que les conceptions, les théories et les systèmes de pensées,
peu importe leur condition et leur ancienneté, sont toujours ouverts au développement par
l’usage, par ce même processus. C’est agir selon le principe selon laquelle nous devons être
attentifs aux raisons pour affirmer ces conceptions. En effet, il n’est plus suffisant pour un
principe d’être élevé, universel et sanctifié par les années. Il doit présenter ses conditions
d’apparition et doit être justifié par ses œuvres actuelles ou potentielles219. Parce que les
plus et rien d’autre qu’une idée vérifiée ». S. Madelrieux (2010) dans W. James (2010), Le pragmatisme, Paris,
"Le Monde : Flammarion, p. 20. 217 W. James (1907), Pragmatism, p. 97 - ce que James demande par ces questions, en gros, c’est quel est le
sens de cette vérité. 218 Ibid. 219 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 104.
75
différents savoirs et théories sont des instruments, comme nous espérons le présenter de
manière convaincante, comme tous les instruments, leur valeur ne réside pas en eux-mêmes,
mais plutôt dans leurs capacités au travail. Or, ces capacités se révèlent dans les conséquences
de leur utilisation220. Un savoir vrai est ainsi la solution que nous avons trouvée pour résoudre
un de ces problèmes au cours d’une enquête. Le savoir que nous valorisons est ainsi celui qui
nous permet de nous sortir de situations difficiles. Or, si jamais nous parvenons à trouver un
savoir qui serait plus efficace dans la résolution du trouble, le précédent savoir tomberait
rapidement en désuétude221.
À cet égard, puisque c’est le processus qui est garant de la vérité, pour Dewey, le
pluralisme est ainsi une ressource des plus importantes pour enrichir nos perspectives sur les
problèmes sociaux et pédagogiques. Plus l’enquête intègre une variété de perspectives, plus
elle sera riche puisqu’elle pourra évaluer, tester et éliminer les points de vue fermés ou
autocentrés à faible valeur épistémique. « The important thing, as Dewey says, in any critical
undertaking, is richness of meaning rather than truth222 ». Placer le sens avant la vérité, ce
n’est pas tomber dans un relativisme, « car de dire que toutes les hypothèses se valent en
amont de l’enquête ne signifie pas qu’elles se valent en aval de celle-ci223 » ; l’enquête étant
précisément le moyen par lequel discriminer les hypothèses en établissant leur valeur selon
leur référence au problème proposé. Cet appel au pluralisme demande donc la nécessité de
partir des problèmes et des hypothèses des élèves pour diriger l’enquête. C’est aussi un appel
à enseigner aux enfants à travailler ensemble, c’est-à-dire à les engager dans des activités
partagées où les idées de chacun seront utiles au moins à l’exploration des possibles.
En outre, afin d’obtenir un véritable savoir, il faut pouvoir expérimenter la continuité.
L’idée donne un certain savoir, mais le plein sens ne peut se comprendre que par l’action,
grâce au retour des conséquences qui la suit. Il faut pouvoir faire quelque chose avec ce
savoir et voir concrètement la différence qu’il fait. Le professeur, même le plus habile à
220 Ibid., p. 201. 221 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation ». 222 E. W. Hall (mars 1928), « Some Meanings of Meaning in Dewey’s Experience and Nature », p. 40 - nous
soulignons. 223 C. Point (2017), « Enseigner pour apprendre : un défi pragmatiste ? — Application de la philosophie de John
Dewey à la pédagogie inverse », Implications philosophiques, 23 juin 2017 [En ligne] http://www.implications-
philosophiques.org/actualite/une/enseigner-pour-apprendre-un-defi-pragmatiste/#_ ftn1.
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rendre compréhensibles ses propos et à les inscrire en référence à des problèmes, ne peut
donc se contenter d’émettre des informations vouées à la production d’inférences. Ces
informations n’auront leur « plein » sens, c’est-à-dire qu’il ne sera pleinement perçu, que
lorsqu’il sera expérimenté. Ces informations doivent être appliquées et doivent permettre de
résoudre la difficulté vécue. « [C]’est l’action de l’élève sur l’objet qui produit la
connaissance, laquelle, en retour, rend imaginables et donc possibles d’autres actions224 ».
Apprendre, c’est-à-dire accéder à la connaissance, demande ou exige de faire quelque chose,
c’est-à-dire une action par laquelle l’individu transforme son milieu, car c’est par cette action
de transformation du milieu, par l’enquête, en passant d’une situation indéterminée vers une
situation plus déterminée, que le milieu peut être ce qu’il doit être : un environnement pourvu
de signification225. La connaissance, ce qui est vrai et justifié, est donc créée par l’enquête,
c’est-à-dire par une activité orientée vers une fin-visée, guidée par une idée directrice, et
vérifiée par l’atteinte de conséquences prévues subies. La vérité, c’est un sens que l’on a
vérifié et que l’on considère viable jusqu’à preuve du contraire. C’est une idée qui a dirigé
véritablement.
Pour terminer, ce que signifie ce recours moderne à l’expérience comme critère ultime
de valeur et de validité, c’est donc que le sens est premier dans la connaissance, à la fois
chronologiquement et en matière d’importance. En fait, Dewey cherche même à montrer que
la pensée est caractérisée par son habileté à trouver et donner du sens. « Meanings are the
characteristic things in intellectual experience226 ». Ils sont justement les cœurs de toutes
fonctions logiques, pourtant ni parfaitement psychiques, ni vraiment physiques227. Cette
même idée se retrouve exprimée différemment dans Experience and Nature où il affirme que
l’outil joue un rôle fondamental dans toute manifestation de la pensée. Effectivement, il va
jusqu’à affirmer que les outils, au sens le plus large possible, rendent possible la pensée228.
Qui plus est, et inversement, sans la pensée, nous serions incapables d’utiliser des outils
puisque leur caractéristique première est d’être une référence à ce qui est absent. « Tools are
224 P. Gégout (2015), « Instrumentalisme deweyen et éducation ». 225 Ibid. 226 J. Dewey (juin 1922), « Realism without Monism or Dualism -- II », p. 358. 227 Le statut ontologique précis du sens est encore un mystère pour Dewey. Son article Realism without Monism
or Dualism serait une lecture intéressante à cet égard pour le lecteur intéressé. 228 J. Dewey (1925), Experience and Nature, LW1, p. 146.
77
relational, which means that, for instance, a hammer can only be used by beings that are
capable of imagining a future that has not yet been actualized ; that is, they can envision the
hammer in a broader context of use229 ». Cette interaction entre l’outil et la pensée se
comprend lorsqu’on saisit que leur point commun, leur intermédiaire réciproque, est
précisément le sens. La pensée pour Dewey incarne cette habilité à rendre présent ce qui est
absent, à utiliser des signes en vue du futur grâce à l’imagination et à reprendre le passé grâce
à la mémoire. C’est pourquoi il peut affirmer que le sens est premier et caractéristique à toute
expérience intellectuelle. La pensée pour Dewey, c’est l’habileté à donner du sens et à le
découvrir.
En conclusion, si l’on désire former la pensée des enfants, l’accumulation de vérités
sera inefficace. Le jugement ne peut pas se former par la seule transmission de faits, même
s’ils sont indubitablement certains230. Il faut plutôt leur apprendre comment transformer les
choses de leur expérience en outils pour progresser dans leurs activités et pour mieux les
comprendre. Tel qu’en conclue Dewey, « [s]urely if there is any knowledge which is most
worth it is knowledge of the ways by which anything is entitled to be called knowledge
instead of being mere opinion or guesswork or dogma231 ». C’est la seule façon de les amener
à développer de véritables savoirs. Ce que le prochain chapitre montrera, c’est donc
qu’enseigner, offrir une éducation, ce n’est pas transmettre des savoirs pour préparer au futur.
Enseigner pour être réellement efficace revient à enseigner depuis le processus, par le
processus et pour le processus. C’est outiller à la croissance et la reconstruction constante.
4. L’éducation comme croissance
« Nothing is more striking than the difference between an activity as merely physical
and the wealth of meanings which the same activity may assume232 ». La philosophie de
l’éducation de Dewey comme croissance et reconstruction est prégnante de ce passage. Pour
229 S. Brinkmann (2013), John Dewey: Science for a Changing World, p. 86 - nous soulignons. 230 Certaines études affirmeraient que 53% des Québécois sont des analphabètes fonctionnels, c’est-à-dire qu’ils
peuvent lire un texte, mais qu’ils ne parviennent pas à le comprendre. À notre avis, cela peut s’expliquer
notamment par le fait que les individus n’apprennent pas à l’école à inférer, c’est-à-dire à dégager le sens des
choses. Le sens d’un texte n’est jamais directement dans le texte. Il faut nous même l’en sortir. Lire comme
entendre ne sont ainsi efficace que s’ils s’accompagnent de la pensée de l’élève. 231 J. Dewey (1910), « Science as Subject-Matter and Method », dans J. Dewey (1964), John Dewey on
education: selected writings, New York, The Modern Library, p. 188. 232 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 243 - souligné dans le texte.
78
l’en extirper, exemplifions en premier lieu ces propos par le cas suivant : de l’extérieur, un
astronome lorsqu’il observe avec un télescope ressemble énormément au petit Nicolas qui
regarde dans ce même tube. Dans les deux cas, il y a un certain arrangement de vitre et de
métal, un œil et la perception de lumière provenant du bout de l’appareil. Pourtant, à un
instant critique, l’activité de l’astronome devient préoccupée par la naissance d’un monde
étoilé. À ce moment, ses actions cessent d’être simplement physiques. Elles deviennent alors
orientées et situées dans un monde de sens tissé autour d’un intérêt et d’une activité : étudier
les étoiles. De fait, le processus qui a formé cet astronome n’a pas simplement consisté en un
entraînement pour le rendre plus efficace à trouver une constellation. Son éducation visait à
développer la signification de ses actions. C’est précisément cet avantage fondamental que
possède l’activité humaine à pouvoir trouver et s’approprier du sens qui fait de son éducation
quelque chose de différent de la simple manufacture d’un outil ou de l’entraînement d’un
animal233. Cette éducation, Dewey en donne la définition technique suivante : « [i]t is that
reconstruction or reorganisation of experience, and which adds to the meaning of experience,
and which increase ability to direct the course of subsequent experience234 ». Notre tâche
dans ce chapitre sera de permettre au lecteur, si ce n’est déjà le cas, d’en comprendre le sens.
Pour ce faire, en un premier lieu, nous tenons à rappeler cette présentation, par Dewey
lui-même, de sa philosophie de l’éducation comme étant une philosophie « of, by or for
experience235 ». Il s’agit d’une philosophie de la vie, du processus et de la continuité qui s’est
révélée être en opposition totale avec les dualismes classiques ainsi qu’aux antipodes d’une
philosophie contemplative de vérités avec lesquelles nous devrions orienter notre conduite.
En effet, au contraire de la philosophie classique qui a vu en l’idéalité - le monde de la
certitude - la seule façon convenable de diriger la conduite de l’homme, « [l]’expérience pour
Dewey est un processus qui peut devenir auto-correcteur, et il n’y a pas à chercher le remède
aux incertitudes de l’expérience en dehors de l’expérience elle-même236 ». Pour le dire
autrement, l’expérience est un processus capable de fournir tout aussi bien les problèmes que
233 Ibid. 234 Ibid., p. 89-90 - nous soulignons. 235 Idem., NBP 64. 236 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 52.
79
les méthodes de leur résolution. C’est en ce processus que, dans ses grandes lignes,
constituera l’éducation.
Effectivement, c’est contre une conception de l’éducation qui la conçoit comme une
préparation au futur par la transmission de connaissances - les produits du passé - que Dewey
propose une conception de l’éducation sous la forme d’un processus de croissance. Nous
avons maintes fois, par ailleurs, mentionné cette idée dans les pages précédentes. Elle est la
conséquence toute naturelle qui découle de sa philosophie de l’expérience que nous avons
exposée. Pour Dewey, l’expérience représente ce processus complexe par lequel un individu
s’adapte à son environnement en interagissant avec ce dernier. Réagissant aux stimuli
provenant de ce milieu, il infère des relations logiques à la suite du vécu des conséquences
de ses actions. Il s’agit en fait d’une autre façon d’exprimer cette idée voulant qu’un être
vivant se maintienne en utilisant son environnement et ses constituants pour son propre
compte, pour son renouvellement et sa conservation. Dès lors, il nous faut maintenant
explicitement mentionner que lorsque ce qui est retiré par l’organisme de cette interaction
avec son environnement est supérieur à l’énergie nécessaire pour modifier son milieu, on dit
alors que l’individu croît. Ce faisant, puisque la vie est interaction et adaptation, elle est
également, ipso facto, croissance237. La vie est, en résumé, pour Dewey, ce processus continu
d’autorenouvellement et de croissance à travers l’action sur l’environnement238.
Qui plus est, ce qu’un être doté de pensée et capable d’inférences retire de cette
interaction avec son milieu, c’est d’une part sa nourriture et son énergie, mais c’est d’autre
part des significations. Si nous reprenons l’exemple de la flamme et de Nicolas, nous avons
mentionné qu’il existe une connexion vivante entre l’action et le retour de ses conséquences.
Cela se comprend au fait que lorsque Nicolas perçoit la relation entre son geste et la brûlure,
ce qu’il en retire - un nouveau sens perçu - compense amplement la seule activité physique
produite. Toute la croissance se lit dans cette différence entre « Nicolas voit une flamme » et
« Nicolas voit une flamme qui peut le brûler », car s’il y a croissance de son expérience, pour
Dewey, c’est sous la forme d’une altération du milieu dans lequel il évolue. Il s’agit, comme
nous l’expliciterons plus en détail dans la prochaine section, d’une expansion ou une
237 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 59. 238 Ibid., p. 2.
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reconstruction de ce monde. Nicolas, désormais, en percevant une flamme, percevra
également toutes ses caractéristiques spécifiques : il percevra un objet, c’est-à-dire un
ensemble de relations et de signes. Si vraiment il a « appris » de son expérience, il pourra
utiliser ce sens créé, ce signe instauré, comme outil pour orienter ses actions239 et pour
résoudre ses problèmes ; « [t]o say that it uses them is to say that it turns them into means of
its own conservation240 ».
C’est donc dans cette capacité à donner du sens aux choses, à constituer des signes et
à les ériger en outils, que réside pour nous notre plus grand pouvoir d’adaptation et notre
moyen même pour avancer dans ce processus de croissance. Nous pourrions ainsi affirmer
que le pragmatisme - que Dewey, à notre avis, cherche à appliquer à l’éducation - est une
idée à propos des idées dont l’une des affirmations centrales est que « ideas are not ‘out there’
waiting to be discovered, but are tools - like forks and knives and microchips - that people
devise to cope with the world in which they find themselves241 ». À cet égard, nous avons
mentionné comment le moteur de l’enquête - et donc de la croissance - est le problème, c’est-
à-dire le trouble dans notre adaptation constante au milieu. Or, parce que la solution n’est
jamais donnée dans l’expérience, s’adapter est donc nécessairement un acte créatif : il s’agit
de transformer ce qui nous entoure pour notre propre compte. S’adapter, c’est donc toujours
s’« autotranscender242 » - dépasser ce qui est donné dans l’expérience. Analogiquement, nous
pourrions représenter cette idée en affirmant que : de même que le castor construit des
barrages pour transformer son environnement et s’y adapter, de même que l’homme construit
des théories, fabrique des idées et établit des institutions et des pratiques afin de transformer
son environnement qui est, en définitive, un monde de sens.
Par ailleurs, nous avons mentionné précédemment que le critère nous permettant de
juger de la qualité d’une expérience éducative est le critère de la continuité. Une expérience
est réellement vivante et éducative lorsqu’elle se continue dans celles qui suivront, en
239 Ne serait-ce qu’éviter de se brûler ce qui est déjà énorme, il faut en convenir. 240 J. Dewey (1939), Democracy and education, p. 1 - nous soulignons. 241 L. Menand (2002), p. xi, dans S. Brinkmann (2013), John Dewey: Science for a Changing World, p. 19. 242 Se transcender soi-même, c’est-à-dire sortir de soi-même, de ce que nous sommes. Or, comment est-ce
possible de sortir de soi-même ? De la même façon que nous pouvons passer de l’ignorance à la connaissance :
grâce à l’inférence. C’est donc par le sens en tant que plan d’action et ce par quoi nous pouvons donner une
continuité entre ce qui est et ce qui n’est pas encore.
81
reprenant le passé pour préparer le futur. De fait, le critère de la continuité s’inscrit
précisément dans une conception de l’éducation comme croissance : une expérience
éducative est une expérience qui permet la croissance en nous permettant de retirer des outils
de l’expérience.
Toutefois, Dewey affirme qu’on lui a formulé une critique vis-à-vis de ce même
critère en soulignant que la croissance peut prendre plusieurs directions et que certaines de
ses directions ne pourraient être dites éducatives par notre jugement et nos intuitions243. La
croissance elle-même, en tant que direction, est donc insuffisante si l’on ne spécifie pas la fin
qu’elle vise. Par exemple, un voleur peut croître dans son habilité à voler. Pourrait-on ainsi
qualifier cette croissance d’« éducation » ? Non, bien évidemment, car cette idée de voir
l’éducation comme étant un processus de croissance signifie que le critère de la continuité et
de la croissance doit s’appliquer à toute expérience en général et donc y compris aux
nouvelles expériences rendues possibles par cette même expérience. « [O]nly when
development in a particular line conduces to continuing growth does it answer to the criterion
of education as growing244 ». En d’autres termes, une expérience ne peut être dite éducative
pour Dewey que si elle permet la croissance dans son habileté même à croître. Pour qu’il y
ait une croissance authentique, une expérience doit donc déboucher sur davantage de
croissance.
Cette autoréférence de la croissance peut s’expliquer ainsi : parce que la vie est
croissance et que la vie n’est, pour Dewey, réductible à rien si ce n’est à la vie, la croissance
ne peut être que l’unique fin en soi possible245. Or, cette fin en soi possède précisément la
structure d’une boucle : la croissance n’est pas une fin en soi que nous pouvons obtenir une
bonne fois pour toutes. Elle est à la fois la fin et le moyen de son propre processus. De fait,
le continuum des fins et des moyens que nous avons exposé dans le premier chapitre, est
rendu possible précisément par ce processus de croissance qu’est la vie où ce qui existe
présentement, parce qu’il se développe, sert à devenir quelque chose d’autre. C’est justement
cette idée que nous exprimions lorsque nous soulignions le caractère double de la
connaissance chez Dewey. La connaissance, lorsqu’elle est vivante, provient de l’expérience
243 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 36. 244 Ibid., p. 36 - souligné dans le texte. 245 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 60.
82
de l’enfant parce qu’elle est le résultat d’une enquête cherchant à résoudre un problème vécu.
Cependant, cette connaissance comme fin devient ensuite un moyen lorsqu’on s’en sert pour
trouver une autre connaissance dans une enquête subséquente. Une connaissance vivante est
donc une connaissance qui permet la croissance de l’expérience de Nicolas. De fait, la
croissance dans le vol ne remplit bien évidemment pas le critère de la continuité puisque le
vol tend à enfermer l’individu qui le commet dans une seule ligne de conduite tout en s’isolant
du reste de la communauté. C’est pourquoi Dewey affirme que « [t]he measure of the value
of an experience lies in the perception of relationships or continuities to which it leads up246 ».
Dit autrement, parce que l’éducation est un processus de croissance par lequel l’expérience,
sans aide extérieure, parvient à se transcender, à se dépasser, le rôle du sens dans la
philosophie de Dewey est de servir de conditions de possibilités à ce processus. Nous
montrerons toute la portée de cette dernière idée dans la prochaine section en présentant cette
conception de l’éducation comme croissance en tant que reconstruction du sens de
l’expérience.
4.1. L’éducation comme reconstruction du sens de l’expérience
En effet, à notre avis, le rôle premier du sens dans la philosophie de l’éducation de
John Dewey est de servir de conditions de possibilité au processus de croissance continu que
nous avons présenté. Car si les problèmes sont les moteurs de la croissance, c’est le sens qui
permet de les dépasser et de découvrir de nouveaux problèmes. Cela se voit tout à fait dans
cet échange et cette interaction entre l’individu et son milieu.
À cet effet, nous avons mentionné comment l’organisme s’adapte à son
environnement en le transformant, en retirant des éléments de ce dernier pour son propre bien
et en le modifiant de façon à perpétuer ce processus. Cependant, et tel que le sous-entendait
la définition deweyenne de l’environnement comme somme des conditions qui promeuvent
ou nuisent, stimulent ou inhibent les activités caractéristiques de l’individu247, il est possible
d’en déduire que l’environnement ne constitue pas quelque chose d’uniquement physique.
Tout ce qui nous environne, c’est-à-dire tout ce qui possède une incidence sur nos activités,
246 Ibid., p. 164 - souligné dans le texte. 247 Idem., NBP 74.
83
c’est, certes, notre habitat physique immédiat et ses constituants248, mais c’est également les
significations des choses ainsi que toutes ces dimensions interreliées dans lesquelles nous
vivons, comme l’économique, le politique, le social, etc. C’est pourquoi, s’il est vrai de dire
que l’homme s’adapte à son environnement en le transformant, on ne peut réduire ces
changements qu’aux seules modifications produites sur la surface de la Terre. Dewey, à cet
égard, affirme que les routes, les barrages, les villes, bref, que les transformations physiques
produites sur le globe depuis la sauvagerie consistent en une simple égratignure de surface,
imperceptible depuis l’espace et d’une infime importance comparée à l’immensité de
l’univers. Et pourtant, « in meaning what has been accomplished measures just the difference
of civilization from savagery249 ». La pierre signifie pour nous la sculpture, la maçonnerie et
les garnisons en plus de référer au quartz et au calcite pour ainsi nous renvoyer également à
la géologie et à la chimie. Nous pourrions ainsi dire que la culture d’un peuple réside
précisément dans ce monde de significations partagées par cette nation. Pour l’homme, la
transformation active de son environnement avec laquelle il s’adapte et croît est donc d’abord
et avant tout une reconstruction du sens du monde et des choses : du sens de son
expérience250.
Qui plus est, si ces significations font la différence entre la sauvagerie et la
civilisation, c’est parce qu’en transformant les objets et l’environnement, nous nous
transformons également. Nous avons mentionné comment le sujet transforme l’objet,
minimalement en son sens et puisque le sens représente les signes de ses conséquences
possibles, l’objet transforme minimalement le sujet dans son comportement, c’est-à-dire dans
les réactions de l’individu face aux sens perçus. Le petit Nicolas, en découvrant la flamme,
en expérimentant avec elle, apprend à ne plus réagir simplement à ses stimuli physiques
(lumière, chaleur, mouvement), mais en fonction de son sens et de son contexte, par
exemple : brûlure, cuisson, détente, chanson, décoration, etc. Chaque nouveau sens perçu,
chaque nouvelle relation entre la flamme et un contexte différent, transforme cet objet : la
248 Nous pouvons affirmer sans aucun doute que le clavier avec lequel ce texte est écrit est un exemple. 249 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 243 - souligné dans le texte. 250 Par ailleurs, si de nos jours nous sommes témoins de campagnes de sensibilisation aux effets néfastes de la
publicité ou des discours haineux et racistes sur la pensée des jeunes, c’est précisément parce que nous savons,
au moins inconsciemment, que ces significations environnent les jeunes, qu’ils interagissent chaque jour avec
eux et qu’ils peuvent de fait transformer leur comportement.
84
flamme n’est plus alors la même chose. Le monde de Nicolas a donc changé : il s’est
reconstruit parce que s’il est réorganisé. Il a changé le système de référence et de signes que
les choses maintenaient entre elles. Nicolas a appris quelque chose de nouveau et il travaille
ainsi à son éducation.
Tel que nous l’avons mentionné précédemment, à propos de ce tissage de liens et de
sens, il s’agit d’une reconstruction et non pas d’une construction, car le processus que Dewey
décrit est le passage d’une vie plus simple vers une vie plus riche. Il est donc vrai, en un sens,
de dire que l’éducation doit servir à enrichir la vie, mais uniquement lorsqu’on comprend
que l’éducation et la vie sont au fond les synonymes d’un même processus. Comme il l’écrit :
« [s]ince education is not a means to living, but is identical with the operation of living a life
which is fruitful and inherently significant, the only ultimate value which can be set up is just
the process of living itself251 ». L’éducation - ou la vie - scolaire ne doit donc pas être
différente de celle qui se déroule en dehors. Au contraire, elle devrait idéalement en être une
forme « condensée ». L’école devrait être un endroit où notre petit Nicolas s’engage dans
une série continue d’expériences significatives et où chacune d’entre elles le guide
naturellement vers la suivante. De plus, toutes les récitations et les cours magistraux
- nécessaire à certains égards252 -, peu importe les sujets, devraient donner l’opportunité
d’établir des liens entre le sujet de la leçon et les expériences plus larges et plus directes de
la vie de tous les jours. La meilleure des instructions, afin d’être éducative, sera celle qui se
rappellera toujours l’importance de l’interconnexion entre la matière et l’expérience
quotidienne et sera celle qui se souciera d’entretenir le désir de faire cette interconnexion.
L’école doit donner à l’étudiant l’habitude de trouver de tels points de contact et ses repères
communs253.
251 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 281 - nous soulignons. 252 Dans certaines situations, l’exposé magistral peut être utile, voire nécessaire, en tant qu’il permet de partager
rapidement des données - non des savoirs - nécessaires à l’inférence et à la compréhension. Par exemple, on
pourrait difficilement imaginer des « activités » expérimentales et éducatives à l’école visant à enseigner le
système reproducteur humain. Le cours magistral peut ainsi être utile afin de transmettre des informations et
des faits afin de fournir des indices aux élèves pour la résolution d’une difficulté qu’ils ont déjà rencontrée. Un
autre exemple où un exposé plus magistral pour être utile serait dans le contexte où les enfants s’occupent d’un
jardin collectif. Le professeur peut efficacement transmettre des informations sur la faune amicale et nuisible
de manière à permettre aux élèves d’avoir des idées sur la manière de les attirer ou de les repousser, et pour les
amener à comprendre le rôle que les animaux jouent dans l’agriculture humaine en général. Nous aborderons
toutefois, dans la section 4.3., le rôle du professeur à proprement parlé. 253 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 192.
85
Dès lors, le lecteur pourrait se demander comment cette conception de l’éducation
qui vise à aider l’enfant à comprendre sa vie présente entend le préparer pour le futur. Dewey
lui-même, avons-nous mentionné, reconnaît pourtant ce rôle à l’école. La différence entre la
conception traditionnelle de l’éducation des écoles conservatrices et la reconstruction de
l’expérience de Dewey, c’est qu’il affirme qu’elle est la seule authentique préparation
puisque, d’une part, elle ajoute au sens de l’expérience et d’autre part, elle accroît l’habilité
à diriger le cours des expériences suivantes254. En effet, d’un côté, découvrir du sens, c’est
augmenter son contrôle vis-à-vis des situations futures. Nous avons maintes fois mentionné
comment Nicolas, la prochaine fois qu’il rencontrera une flamme, n’aura pas le même
comportement ; il sera plus intelligent puisqu’il utilisera l’objet selon son sens. Il sera plus à
même d’utiliser les objets en vue de fins rendues possibles par la perception des implications
de la chose. Mais découvrir du sens, c’est également augmenter la signification des situations
présentes, c’est-à-dire pouvoir les placer dans un contexte plus large. Il pourra dès lors
comprendre la fonction d’un événement, d’une chose ou d’une action, dans le tout ou le
système duquel elle est une partie. Cela est autant le cas pour la flamme - lorsqu’il se dit, par
exemple : « si la flamme brûle, est-ce que cela pourrait donc être des flammes qui se
retrouvent dans les cuisinières lorsque Maman prépare le souper ? Les pompiers les éteignent
donc sûrement parce qu’elles sont dangereuses » - que ce l’est pour le télescope que nous
présentions précédemment s’il se dit que : « En regardant à travers ce tube, je peux observer
Sirius qui n’apparaît qu’à cette époque de l’année, et ce, parce que la Terre tourne et cetera ».
Ce ne sont que quelques exemples de liens qui illustrent que Nicolas comprend des choses,
il fait des liens, il tisse une continuité dans son expérience.
C’est pourquoi à ce problème de la transmission directe de la connaissance que nous
avons présentée comme inapte à préparer les jeunes au futur, la croissance comme
reconstruction du sens de l’expérience lui substitue l’idée que la meilleure façon de préparer
pour le futur, c’est en apprenant aux enfants comment retirer le maximum de sens du présent.
C’est un fait que le présent glisse inexorablement vers l’avenir. Le futur, quant à lui, reprend
le présent puisqu’il est, après tout, un présent à venir. En d’autres termes, pour se préparer
au futur, il faut apprendre comment apprendre du présent ou, selon la terminologie de Dewey,
254 Ibid., p. 93.
86
il faut apprendre comment retirer le sens de notre expérience255. Parce que l’éducation est un
processus de croissance, elle doit progressivement réaliser les possibilités présentes de
l’individu de manière à le rendre mieux adapté pour faire face aux difficultés futures256.
À ce sujet, c’est ce respect impératif de la continuité du développement de l’enfant
qui devrait nous obliger à cesser de concevoir le programme scolaire comme quelque chose
de fixe et à cesser d’imaginer l’expérience de l’enfant comme étant quelque chose de figé. Il
nous faut plutôt comprendre cette dernière comme quelque chose de fluide, d’embryonnaire
et de vital. Nous devons nous rendre compte que l’enfant et le programme d’études sont
simplement deux limites qui définissent un processus unique. « Tout comme deux points
définissent une droite, la position de l’enfant et les faits et les vérités des études définissent
l’enseignement257 ». Parce que les différentes disciplines présentent les faits comme étant les
résultats de la réflexion de l’humanité, alors conséquemment, les faits et les vérités qui
entrent dans l’expérience de l’enfant et ceux qui font partie du programme sont les termes du
début et de la fin d’une seule réalité. Cette « droite » dont parle Dewey est ainsi la direction
et le sens de la croissance : la progression de l’expérience de l’enfant jusqu’aux
connaissances de la science actuelle. Si l’on oppose l’un à l’autre, on se trouve alors à opposer
l’enfance et la maturité de la même vie qui se développe. Cela revient en fait à opposer la
tendance dynamique et le résultat final - bien que provisoire - d’un seul et unique processus.
C’est soutenir que la nature et le destin de l’enfant sont en opposition ou en dualisme258. Nous
pourrions l’illustrer par la tentative de faire grandir Nicolas en lui greffant des morceaux du
corps d’un adulte plutôt que de lui fournir la nourriture, la protection, l’amour et les activités
nécessaires à son développement. C’est rompre la continuité du processus de reconstruction
progressive et conséquemment, cela revient à tuer la croissance.
Dès lors, la véritable éducation ne peut pas consister ou se réaliser uniquement par la
transmission du savoir. Cela ne veut pas dire toutefois qu’il faut l’écarter, mais plutôt
reconnaître que la transmission ne représente qu’un petit aspect de l’éducation qui, comme
255 Nous montrerons dans la prochaine section comment, pour ce faire, Dewey propose l’enseignement de la
méthode scientifique. 256 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 65. 257 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 65. 258 Ibid., p. 66.
87
nous l’avons mentionné, doit plutôt viser la formation du jugement et de la pensée. Par
ailleurs, même lorsque nous tentons de transmettre des savoirs, toute transmission est alors
une transmission reconstructive puisque l’enfant doit être capable par lui-même d’en inférer
le sens. En outre, si la théorie de l’apprentissage exposée par Dewey peut être dite
pragmatiste, c’est parce que sa composante essentielle est de maintenir la continuité du savoir
avec une activité qui modifie selon un but l’environnement ; l’essentiel étant de toujours
maintenir la connexion vitale entre le savoir et l’activité de manière à en préserver le sens.
Le savoir en tant que quelque chose de possédé, ce sont nos ressources intellectuelles, c’est-
à-dire toutes nos habitudes et les relations perçues qui rendent nos actions intelligentes.
« Only that which has been organised into our disposition so as to enable us to adapt the
environment to our needs and to adapt our aims and desires to the situation in which we live
is really knowledge259 ». Par ses propos, Dewey sous-entend que l’usage que l’on fait de
n’importe quel fait connu dépend de ses connexions au sein de notre vie, c’est-à-dire de son
sens. Pour donner un exemple : le savoir qu’un chimiste a de la nitroglycérine peut-être
verbalement identique à celui du voleur de coffre-fort. Pourtant, ces deux savoirs sont
différents parce qu’ils sont « tricotés » autrement : les faits vis-à-vis de cette substance se
trouvent en connexions avec des visées et des habitudes différentes, c’est-à-dire avec une vie
différente. Le savoir d’une personne, pour en donner une image, ressemble ainsi à un
schéma : il s’agit d’un réseau de connexions et de liens entre les multiples expériences de
l’individu dont les cœurs sont ses activités et ses passions.
Par ailleurs, à propos de la connaissance, nous avons mentionné à quelques reprises
comment cette dernière est double chez Dewey, c’est-à-dire comment elle est à la fois la fin
et l’un des moyens de l’enquête. Ce continuum des fins et des moyens représente ainsi ce fait
essentiel : une connaissance est vivante et donc éducative lorsqu’elle fructifie dans la vie d’un
individu, et ce, en répondant d’une part aux difficultés qu’il rencontre dans sa vie ordinaire,
mais également lorsqu’elle ouvre le champ à la perception de nouvelles relations possibles
au sein de l’expérience. Tel que nous l’avons mentionné au début de la section, la dotation
de sens transforme littéralement le monde, ce qui se répercute également sur nos actions.
Conséquemment, plus nous expérimentons, plus notre environnement change ce qui nous
259 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 400 - nous soulignons.
88
demande une nouvelle adaptation, parce que ce nouveau « monde » propose de nouveaux
problèmes260. L’enfant en apprenant à parler, à marcher, à toucher, etc., voit la matière de
son expérience s’élargir et s’approfondir, parce que l’enfant entre en connexions avec de
nouveaux objets et événements qui appellent de nouvelles capacités. C’est en ce sens qu’une
expérience authentique, par essence, appelle une reconstruction : chaque expérience enrichit
notre monde et l’approfondit. De fait, chaque nouvelle relation perçue entraîne la perception
possible de nouvelles relations. L’exercice de ces capacités affine et élargit d’autant plus le
contenu de ses expériences. L’environnement, le monde de l’expérience, est en constante
croissance, ne cessant ainsi jamais de devenir plus « épais261 ». Dès la naissance d’un être
vivant, une boucle infinie de reconstruction continue de l’expérience se voit alors engagée.
Par contre, si l’on peut dire que toute éducation authentique provient de l’expérience,
il est cependant faux de croire que toute expérience est éducative. Effectivement, si la fin de
l’éducation est la croissance et que cette fin est également son processus, dès lors, pour
juger262 de la qualité éducative de toute expérience présente, la question que nous devons
nous poser est donc de savoir si elle est susceptible de mener à de nouvelles expériences
encore plus riches en sens et en contrôle. Ces expériences, à leur tour, devront de fait
continuer ce même processus. En d’autres termes, c’est le principe même de continuité qui
nous sert de critère afin de juger et conséquemment de distinguer les expériences qui sont
dignes d’intérêt pour l’éducation de celles qui ne le sont pas263 : une expérience est éducative
lorsqu’elle a pour conséquence un agrandissement de la signification du monde, un
agrandissement de la matière de l’expérience, et qu’elle perpétue le processus de l’enquête264.
Définir l’éducation comme une reconstruction du sens de l’expérience, c’est de ce fait
créer une adéquation entre la fin et le processus de l’éducation265. L’éducation est donc un
processus de croissance continu qui vise, à chacune de ses étapes, une capacité améliorée à
260 À ce sujet, cela fait désormais parti du sens commun de dire qu’une réponse en science ou en philosophie
pose davantage de questions. 261 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 74. 262 Juger est ici à prendre au sens d’apprécier le rapport entre le moyen et la fin tel que nous l’avons mentionné
précédemment. 263 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 33. 264 Ibid., p. 87 - nous soulignons. 265 J. S. Brubacher (1961), « John Dewey » dans J. Chateau (1961) (dir.), Les grands pédagogues, Paris, Presses
Universitaires de France, p. 300-301.
89
croître266. Éduquer, c’est apprendre à apprendre267, voire même apprendre à apprendre à
juger. Certaines expériences peuvent donc être non éducatives lorsqu’elles rompent la
continuité de l’expérience. De telles expériences arrêtent ou bien nuisent à la croissance de
prochaines expériences en rétrécissant le champ de significations des expériences futures268,
par exemple : lorsqu’une expérience développe chez quelqu’un une habileté automatique qui
l’enferme dans une direction269. Selon ce critère, tout ce qui nuit au processus est mauvais.
La tendance à ériger en certitude fixe et définitive les résultats d’enquête en est un exemple.
Le doute, idolâtré par la philosophie, sert précisément à poursuivre le processus grâce à la
remise en question des savoirs acquis. Mais douter pour douter - douter sans chercher à
résoudre le doute -, au contraire, tue l’enquête de la même façon que ne le fait une trop grande
certitude. Nous pouvons également mentionner la spécialisation du savoir, non éducative
selon ce critère, lorsqu’elle tend à faire oublier aux chercheurs les multiples relations
qu’entretiennent les différents champs du savoir humain.
De parler de l’éducation en termes de réorganisation et de reconstruction continue du
sens de l’expérience, c’est donc en parler dans un sens normatif. En effet, c’est en parler
comme l’idéal de la croissance, comme d’un processus où les expériences passées et
présentes engendrent des expériences futures qui perpétuent le processus en l’amplifiant
parce qu’elles ouvrent sur un monde plus grand, sur une plus grande possibilité
d’expériences. C’est en ce sens que seul le développement dans une ligne particulière conduit
à une croissance continue qu’une expérience répond au critère de l’éducation comme
croissance, comme mentionné par Dewey. Après tout, le continuum même des moyens et des
fins que nous avons présenté précédemment trouve ici toute sa signification morale dans cette
règle - cet impératif - de ne pas bloquer le processus de l’éducation par des fins fixes.
L’unique bien ultime, c’est l’amélioration continuelle270. Pour Dewey, le seul impératif
catégorique est : « [s]o act as to increase the meaning of the present experience271 ». Cela
266 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 63. 267 C’est un adage célèbre de notre secondaire mais dont nous ne comprenons le sens pleinement qu’aujourd’hui.
L’éducation doit amener les jeunes à « apprendre à apprendre », c’est-à-dire comment tirer le maximum de
toute situation de manière à pouvoir perpétuellement continuer à apprendre dans l’avenir. 268 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 25. 269 La croissance du vol chez le voleur ne peut donc pas être éducative, tel que nous le mentionnions. 270 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 206. 271 J. Dewey (1922), Human Nature and Conduct, MW14, p. 196.
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n’est alors possible qu’en plaçant cette expérience dans le contexte le plus large
d’expériences possibles272. Pour Dewey, la plus belle chose que l’on puisse dire d’un
processus d’éducation, comme celui que l’on retrouve au sein de l’école, c’est qu’il rend son
sujet capable de poursuivre ce même processus au-delà de son cadre d’origine ou en d’autres
termes : de rendre l’élève plus sensible aux conditions favorables à la croissance et plus à
même d’en profiter273. Acquérir des compétences, maîtriser un nouveau savoir, ce ne sont
pas là des fins, mais plutôt des signes de croissance et des moyens pour poursuivre cette
même croissance.
Dans un autre ordre d’idées, étant donné cette nature de l’expérience comme
possédant une continuité, c’est-à-dire en tant que processus temporel où l’on conserve et note
les conséquences afin de les utiliser pour faire des prédictions et des plans dans des situations
similaires futures, le principe de continuité repose sur la notion d’habitude, comme
entraperçu précédemment. Par « habitude » cependant, il faut entendre quelque chose de bien
plus vaste que la seule façon fixe de faire quelque chose. Par exemple, elle englobe nos
attitudes, nos manières d’être, autant émotionnelles qu’intellectuelles, qui déterminent notre
sensibilité et notre façon globale d’interagir avec notre environnement. En effet, la
caractéristique fondamentale de l’habitude est que toute expérience promulguée et subie
modifie celui qui agit et subit274. Il y a toujours une certaine continuité dans toute expérience,
même lorsqu’elle elle non-éducative, parce qu’elle influence les habitudes, en bien ou en
mal, par l’instauration de préférence ou d’aversion envers les choses auxquelles nous
attribuons un sens. Toute expérience, selon quelque degré, influence ainsi les conditions et
l’environnement sous lesquelles les expériences futures auront lieu.
En définitive, tout ce que nous venons de présenter sur la croissance et sur la
reconstruction soulève un aspect essentiel, pourtant bien connu du sens commun, mais fort
souvent occulté par l’enseignement traditionnel. En effet, nous avons mentionné comment,
par l’expérience et l’enquête, nous modifions le monde et comment nous sommes également
modifiés par cette interaction. Une expérience établit, outre le sens, une disposition envers
272 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 205. 273 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 242. 274 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 35 - cela était déjà implicite lorsque nous affirmions qu’en
transformant le monde, nous nous transformons également.
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les choses qui possède ce sens275 : « le feu signifie la brûlure et cela signifie que je l’éviterai ».
Par conséquent, si nous acceptons la définition de Dewey d’une expérience vraiment
éducative comme étant une expérience qui ouvre sur un monde plus grand, sur une expansion
de faits, d’informations et d’idées permettant ainsi de continuer perpétuellement à apprendre,
c’est-à-dire à créer et tester du sens, alors une expérience éducative est également une
expérience agréable276. Le critère de la croissance et de la continuité avec lequel juger de la
valeur de l’éducation scolaire donc doit également se comprendre comme étant « the extent
in which it creates a desire for continued growth and supplies means for making the desire
effective in fact277 ». Une expérience doit conserver la curiosité et le plaisir associés à la
découverte intellectuelle. C’est pourquoi, tel que nous le mentionnons en présentant les
étapes de l’enquête, il faut engager les enfants dans ses situations et des activités pour
lesquelles on s’intéresse pour leur fin propre. Jouer pour jouer et apprendre en le faisant.
L’école doit viser à chacune de ses étapes la croissance, or il n’y a croissance en éducation
que lorsque l’enfant apprend à aimer apprendre de sorte qu’il désire ardemment continuer à
apprendre, et ce, y compris à l’extérieur de l’école. C’est ainsi que l’école pourra enrichir la
vie de Nicolas plutôt que de s’ériger en une vie à part. C’est donc parce que l’expérience,
l’éducation et la croissance sont, au fond, des équivalences au fait de vivre qu’il nous faut
appliquer le critère de la continuité à toute expérience en général, qu’elle soit scolaire,
cognitive, morale, politique ou esthétique. Est-ce une expérience éducative ? Amène-t-elle
davantage de continuité ? Agrandit-elle le monde de l’enfant ? Le meilleur résultat de la
scolarisation est celui d’éveiller et d’entraîner cette inclinaison à apprendre du processus de
la vie elle-même278, c’est-à-dire celui de trouver du sens.
4.2. La science : retirer le sens de l’expérience
C’est parce que, d’une part, l’éducation consiste à s’améliorer constamment en
améliorant notre habileté même à croître et que, d’autre part, le sens est ce par quoi le
processus de reconstruction et d’approfondissement peut fonctionner que le meilleur moyen
de travailler à son éducation c’est d’apprendre comment retirer à chaque instant le maximum
275 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 92. 276 Ibid., p. 281. 277 Ibid., p. 62. 278 Ibid., p. 60.
92
de sens de son expérience. Pour ce faire, Dewey propose d’enseigner la méthode de l’enquête
scientifique - que nous avons présentée lors du précédent chapitre - qui est, à ses yeux, la
meilleure façon de penser et de fait de retirer les connexions au sein de son expérience.
Pour élaborer sur ce sujet, nous aimerions mentionner que c’est parce que la vie et
l’éducation sont au fond des synonymes que Dewey s’oppose à cette compréhension
traditionnelle de l’éducation comme d’une préparation, comme l’acte d’acquérir des
informations ou des habilités parce qu’elles seront utiles plus tard, dans la vie professionnelle,
scientifique ou civique. Puisque la fin est lointaine, l’éducation consiste à se tenir prêt ; c’est
un moyen en vue d’une fin. L’école est donc un prélude à quelque chose de plus important
qui arrivera, un jour - peut-être. Qui plus est, à cette conception de l’éducation comme étant
une préparation à la vie adulte se joint fréquemment une autre position critiquée par Dewey :
cette vision de l’éducation comme étant simplement quelque chose dont les êtres humains
ont besoin, et ce, en fonction de leur état de dépendance vis-à-vis des autres279. Les jeunes
ont besoin d’être préparés et cette période que l’on appelle « l’enfance » consiste à parvenir
jusqu’à l’indépendance de l’âge adulte avec l’aide de ceux qui sont déjà arrivés jusque-là.
Une fois l’école terminée, une fois son métier trouvé, le jeune qui ne dépend plus du groupe
peut alors cesser de voir l’éducation définir la tâche principale de sa vie280. C’est pour toutes
ces raisons que dans la mentalité classique, ce qui compte en matière d’éducation, c’est
toujours l’avenir, jamais le présent.
Pourtant, et c’est là toute l’ironie de la chose, nous rencontrons tous des personnes
qui ont reçu peu d’instruction et dont pourtant la faible scolarisation s’est presque avérée être
un atout. En effet, elles ont conservé leur sens commun - l’habilité d’apprendre des
expériences qu’elles vivent - et leur faculté de juger. Cet exemple souligne, à notre avis, toute
la pertinence de cette autre manière qu’à Dewey de définir l’éducation : « [l]’éducation, c’est
tirer du présent tout ce qui sert à la croissance281 ». Dès lors, ce qui sert à la croissance, vous
l’aurez compris, c’est précisément le sens. Or, puisqu’un individu est, tout au long de sa vie,
engagé dans un processus de croissance, de progression et d’amélioration, l’éducation ne
saurait être considérée principalement comme une préparation à l’avenir ; c’est une fonction
279 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 241. 280 Ibid., p. 241-242. 281 Ibid., p. 241.
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constante qui n’a rien à voir avec l’âge282. S’il est vrai que l’éducation doit préparer au futur,
elle ne pourra y parvenir en sacrifiant le présent pour ce dernier. Lorsque cette préparation
devient la fin qui contrôle tous les aspects du processus, nous sommes alors en présence
d’une absurdité puisqu’on ne vit toujours qu’au présent. De fait, « only by extracting at each
present time the full meaning of each present experience are we prepared for doing the same
thing in the future283 ». Par le fait même, si l’on se concentre afin de rendre les expériences
présentes le plus riches et significatives que possible, le présent, en glissant vers le futur
s’occupera par le fait même de préparer ce dernier. Ces individus mentionnés ont ainsi
conservé ce qu’il y a de plus important : leur faculté à apprendre de l’expérience et de la vie.
En raison de ce qui précède, nous pouvons affirmer que c’est parce que Dewey définit
l’éducation comme un processus de reconstruction continue du sens de l’expérience, c’est-à-
dire un processus de croissance visant à chaque étape à améliorer sa capacité même à croître,
qu’il cherche en conséquence à placer l’enquête scientifique au cœur du processus éducatif.
La méthode scientifique, à ses yeux, est le seul moyen authentique que nous contrôlons afin
d’atteindre le sens des expériences quotidiennes du monde dans lequel nous vivons et
d’augmenter la sûreté de l’expérience quotidienne284. En effet, en plus d’être la méthode
d’enquête par excellence, la science est également la meilleure forme de savoir que possède
l’humanité. En effet, la différence majeure entre le savoir scientifique et les autres types de
savoir, c’est précisément la qualité285 de ce savoir : la science est l’organisation du savoir qui
permet le plus facilement la perception des connexions logiques entre les différents faits286.
La science cherche à organiser les différentes informations - faits, lois et principes - de telle
manière que les unes découlent logiquement des autres, ou en d’autres termes, à les rendre
282 Après tout, Mark Twain notamment est souvent cité avec ses fameux propos : « Ne laissez jamais l’école
nuire à votre éducation ». 283 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 49 - nous soulignons. Dewey, par ces mots, exprime
simplement cette idée que l’éducation consiste à tirer du présent tout ce qui sert à la croissance. 284 Ibid., p. 88 - le lecteur reconnaîtra dans cette formulation le double effet de la perception d’une relation,
exposée dans les pages 41 à 43, soit l’augmentation de la signification d’une situation présente de même que
du contrôle envers les situations futures. 285 Le lecteur remarquera qu’à toutes les occurrences de la « qualité » d’un savoir ou d’une expérience, il est
toujours question du nombre de nouvelles relations perceptibles qu’il rend possible, signe du critère de la
continuité. 286 Nous avons mentionné comment le savoir de quelqu’un consiste en ce sur quoi il s’appuie pour agir et
comment, par le fait même, ce savoir est tissé autour de certains centres d’intérêt. Le cambrioleur voit son savoir
de la nitroglycérine organisé autrement que celui du chimiste en fonction des fins qui l’intéressent.
94
continues les unes aux autres287. Par cette organisation, elle est également l’organisation du
savoir qui permet le plus facilement la découverte de nouvelles relations logiques. Parler de
l’eau en tant H2O, c’est la lier - au moins en puissance - avec l’ensemble des éléments du
tableau périodique, avec la physique des particules, avec ses interactions chimiques, avec
l’écologie, etc. La science, en définitive pour Dewey, est le perfectionnement du savoir, à la
fois logiquement et pour l’éducation puisqu’elle est l’organisation du savoir qui accroît le
plus le sens de l’expérience, et ce, parce qu’elle est ce qui permet le mieux cette expansion
du monde nécessaire à la croissance, cet accroissement continu des contextes de sens jumelé
à un contrôle accru des conditions avec lesquelles nous agissons. Après tout, une réponse en
science pose toujours encore davantage de questions ; elle est l’image même de la croissance
et donc de l’éducation.
À ce sujet, les écoles, surtout de nos jours, tendent à reconnaître de plus en plus
l’importance d’une éducation scientifique288. Cependant, il est encore fréquent de retrouver
la grande erreur de la transmission que nous avons expliquée précédemment qui est de croire
en la possibilité d’enseigner directement les résultats de la science et de croire cette
transmission efficace. L’adéquation erronée, ou du moins incomplète, entre la science et le
seul corps des connaissances scientifiques est responsable de l’erreur pédagogique consistant
à exposer l’enfant directement à cette forme systématisée de connaissance, à ces résultats
d’enquêtes, plutôt qu’à la science comme manière de traiter n’importe quel matériau, en
commençant par celui de son expérience ordinaire. Parce que l’éducation est une
reconstruction, le point de départ de la science et donc de toute enquête, c’est originellement
l’expérience ordinaire, quotidienne et vitale. Matthew Lipman, fondateur de la philosophie
pour enfants, une approche philosophique éducative dans la lignée de Dewey, résume cette
idée ainsi :
John Dewey was convinced that education had failed because it was guilty of a
stupendous category mistake : it confused the refined, finished products of
inquiry with the raw, crude initial subject matter of inquiry and tried to get
students to learn the solutions rather than to investigate the problems and engage
in inquiry for themselves289.
287 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 256. 288 G. Brisson et al. (2015), L’enseignement de la science et de la technologie au primaire et au premier cycle
du secondaire: avis à la Ministre de l’éducation, du loisir et du sport, Québec, Gouvernement du Québec. 289 M. Lipman (2003), Thinking in education, New York, Cambridge University Press, p. 20.
95
L’enseignement de la science a souffert parce que l’on présente la science comme un savoir
« ready-made » de faits et de lois plutôt que comme la méthode avec laquelle enquêter
efficacement auprès de n’importe quel sujet290 . Comme nos présentations de l’enquête et de
la connaissance se sont efforcées de le montrer : la science est un processus, et non la prise
de possession de l’immuable et de la vérité. Bien au contraire, lorsque nous avons présenté
la vérité précédemment comme étant ce qui « arrive aux idées », comme étant un sens vérifié
et utile, nous ne l’avons pas présentée comme une norme transcendant le cours des enquêtes,
mais comme ce que nous pouvons utiliser avec certitude dans nos activités jusqu’à ce que
son usage révèle une incomplétude. Ce qu’il faut en conclure, selon Dewey, c’est que la
méthode est la véritable source de l’efficacité d’une matière et non quelque chose d’inhérent
à son contenu291. La vérité, c’est la fin toujours relancée du processus de la connaissance
obligeant continument à reconstruire les vérités déjà produites - à reconstruire le sens vérifié
de l’expérience. On n’enseigne jamais vraiment la science comme ce qu’elle est vraiment :
comme étant la méthode par excellence pour penser, comme une attitude de l’esprit, comme
guide avec lequel former les habitudes mentales et les transformer292. Ce n’est que sous cette
forme qu’elle est éducative, car cette expansion du monde qu’elle rend possible découle des
idées, des inférences et de l’imagination. Bref, cette expansion n’est possible que lorsqu’elle
est produite par l’élève lui-même et ne peut en aucun cas se transmettre directement.
En somme, enseigner véritablement la science aux enfants, c’est leur enseigner le
processus pour enquêter, c’est-à-dire le meilleur moyen pour se libérer des conditions de
l’environnement et acquérir leur liberté293. Enseigner la science, c’est enseigner le meilleur
outil pour s’adapter continuellement. C’est constituer une éducation véritablement libérale
du processus, par le processus et pour le processus. C’est pourquoi « in the order both of
time and of importance, science as method precedes science as subject-matter294 ». Par ces
propos Dewey exprime le même rapport que nous relevions entre le sens premier et primant
sur la vérité.
290 J. Dewey (1964), « Science as Subject-Matter and Method », p. 187. 291 Ibid. 292 Ibid., p. 183. 293 J. Dewey (1925), Experience and Nature, p. 296 294 J. Dewey (1964), « Science as Subject-Matter and Method », p. 188.
96
4.3. L’éducation comme (re)direction : jouer sur les conditions
Pour donner suite à tout ce qui précède, c’est-à-dire à notre présentation de
l’éducation comme d’un processus de croissance prenant la forme d’une reconstruction du
sens de l’expérience ainsi qu’à notre présentation du sens comme critère premier de la
connaissance et de son caractère intransmissible, nous pourrions nous demander quelle est la
place exacte de l’enseignant dans l’éducation.
En effet, s’il est impossible de véhiculer des savoirs directement parce qu’ils se
définissent d’abord par le sens et que ce dernier ne peut se transmettre, comment faire, dans
ce cas, pour que les jeunes puissent développer le même point de vue que les adultes ?
Comment peut-on transmettre des croyances, des savoirs ou des valeurs ? Comment est-il
seulement possible d’enseigner quelque chose ? La réponse de Dewey : « [b]y means of the
action of the environment in calling out certain responses295 ». Bien qu’elle puisse sembler
étonnante, cette réponse est parfaitement cohérente avec toute sa philosophie de l’expérience
telle que nous l’avons présentée. Pour dire vrai, cette conclusion est implicite dans chacune
des sections de ce mémoire portant sur le sens dans la philosophie de l’éducation de John
Dewey. Effectivement, dès la section sur l’expérience nous avons expliqué comment une
action est toujours une réaction face à un stimulus de l’environnement, l’intermédiaire
nécessaire par lequel nous pouvons agir et nous maintenir. Elle a fait toutefois sa première
véritable apparition lorsque nous avons abordé le rôle des idées dans l’enquête chez Dewey.
Effectivement, nous y abordions la fonction absolument essentielle de l’idée comme étant
l’étape où nous donnons un sens à un événement comme à une chose. Ce sens inféré, en
permettant de donner une direction à l’enquête, en orientant l’expérimentation à venir, permet
le passage entre ce que nous savons déjà et ce que nous serons plus tard. Dewey lui-même
tenait à souligner cette importante conclusion à savoir que toute pensée est originale ou
créative dans la mesure où elle projette des considérations qui n’étaient pas appréhendées
préalablement296. Si notre petit Nicolas découvre comment empiler des blocs LEGO ou
combien font une pièce de cinq sous et une de dix, il est littéralement un découvreur même
si tout le monde le sait depuis toujours. Ce qu’il a découvert, c’est un nouveau sens, une
295 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 13. 296 Ibid., p. 187 - c’est également ce qui était implicite lorsque nous avons mentionnions que l’adaptation est
nécessairement un processus créatif, c’est-à-dire d’autotranscendance.
97
nouvelle relation entre les choses ou ses activités venant par le fait même enrichir son
expérience. Sa joie à ce moment est celle de la construction intellectuelle.
Dès lors, parce que toute pensée authentique est créative - créatrice de sens -, Dewey
en infère une conséquence d’une importante portée éducative que nous avons déjà
mentionnée précédemment, mais qu’il nous faut absolument rappeler, à savoir que « no
thought, no idea, can possibly be conveyed as an idea from one person to another297 ».
L’auditeur d’une idée ne peut jamais la recevoir comme telle, mais toujours d’abord en tant
que fait donné qui doit l’inciter à créer par lui-même et pour lui-même cette idée. Cela
s’explique par le fait que les idées naissent pour guider la marche de l’action qui se voit
déstabilisée, en lui fournissant les moyens de s’exprimer d’une nouvelle manière. Elles
proviennent de la confrontation personnelle avec les conditions du problème. À quoi sert
ainsi le professeur s’il ne peut pas transmettre des réponses au risque d’étouffer la curiosité
de Nicolas ?
La réponse à cette dernière question est la suivante : le professeur sert de guide. En
effet, la philosophie de l’éducation de Dewey s’appuie sur l’idée que le professeur n’a pas le
contrôle sur ce qu’est l’individu. Le professeur ne peut pas davantage créer le mouvement
que l’intérêt. Ce qu’il peut réguler toutefois, ce sont les conditions objectives dans lesquelles
l’enfant pensera et ressentira298. En d’autres termes, ce qu’il peut faire, c’est guider l’enfant.
En effet, chez ce dernier, nous découvrons des germes de certaines possibilités sous forme
d’instincts et d’impulsions. Ce qu’il faut savoir, c’est ce que représentent ces pouvoirs
naissant de l’enfant. Or, pour les interpréter, il faut recourir à la vie sociale de l’adulte. C’est
là que nous trouverons les réponses aux questions que soulèvent ces possibilités. Ensuite, le
professeur doit retourner à son point de départ et chercher comment ces activités spontanées
conduiront aux buts que nous désirons leur voir poursuivre. Les matières ont ainsi bel et bien
un rôle à jouer pour fournir cet environnement299. Elles sont utiles pour l’interprétation, car
on peut se servir de ces différentes matières comme de guides dans la direction des instincts.
Le professeur doit donc toujours lire les expériences de l’enfant sous l’œil de la continuité.
297 Idem., NBP 203. 298 Ibid., p. 22. 299 Ibid., p. 212.
98
« Interpréter un fait, c’est le voir dans son élan vital, dans sa relation avec la croissance300 ».
Le problème de la direction nous renvoie par conséquent à celui de la sélection des stimuli
appropriés aux instincts et aux impulsions que l’on veut utiliser pour faciliter l’acquisition
d’une nouvelle expérience301.
Le professeur est donc un guide, au sens où « [g]uider ne signifie pas imposer quelque
chose du dehors. Guider, c’est libérer le processus vital afin qu’il s’accomplisse de la manière
la plus adéquate302 ». Ainsi, « libérer les possibles », « extirper de », ex-ducere, ne doit pas
s’interpréter comme voulant dire qu’il faut laisser libre cours aux activités de l’enfant, mais
plutôt qu’il faut utiliser ces possibles comme une force mouvante. En effet, l’enseignant doit
diriger, c’est-à-dire orienter les tendances déjà présentes afin qu’elles ne se dispersent pas
sans but ; il doit leur donner un sens303. De même que toute « action » est en fait une « re-
action », de même que « all direction is but re-direction ; it shifts the activities already going
on into another channel304 ». On ne pourrait de fait rien enseigner à un être purement passif,
sans réaction, parce que ce que l’on éduque ce sont précisément les réactions. Il serait
impossible d’enseigner à Nicolas à parler s’il n’avait en lui la capacité « innée » ou impulsive
de communiquer. En revanche, cette capacité ne peut se développer que si nous exposons
Nicolas à des adultes qui parlent, qui lui parlent et le corrige ou en d’autres termes, qui
orientent cette tendance naturelle en fonction de la direction des habitudes linguistique du
groupe. C’est pourquoi il apprendra ainsi à parler français si ce sont des francophones qui
l’éduquent. Ce qui est amélioré, c’est donc certes les activités natives de Nicolas comme
parler, écrire et participer aux tâches courantes, mais c’est surtout une formation qui a lieu à
travers elles grâce à leur interaction vitale à un environnement et grâce aux idées qui en
changent le sens ou qui, selon une autre terminologie, en reconstruisent le sens305.
300 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 69. 301 Ibid., p. 71. 302 Ibid., p. 69. 303 À ce sujet, nous avons mentionné précédemment qu’on n’enseigne pas à un enfant à marcher ou à parler en
préparant sa conscience, en fixant son attention sur le fait qu’il doit apprendre quelque chose. Au contraire, on
engage plutôt ses impulsions dans de telles activités et conséquemment dans le processus d’apprentissage. C’est
cette même idée que nous retrouvons ici. 304 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 31 - souligné dans le texte. 305 Ibid., p. 84.
99
Le professeur, dans la pédagogie de Dewey, doit donc se préoccuper avant tout de
placer l’enfant dans des conditions où il expérimentera directement afin que ses idées
émergent et évoluent graduellement dans et par le moyen de son activité constructive et
créative306. Cependant, si c’est grâce aux idées - ce par quoi un nouveau sens apparaît dans
l’enquête et donc dans l’expérience - qu’il est possible d’y avoir croissance intellectuelle et
donc reconstruction, cela signifie qu’agir pour agir est insuffisant : encore faut-il agir
intelligemment, c’est-à-dire efficacement selon son jugement, en sélectionnant les moyens
pertinents pour atteindre la fin que l’on vise, soit la résolution d’un problème. De fait, cela
présuppose ainsi qu’il y ait une situation problématique. C’est ce que nous affirmions déjà
lorsque nous mentionnons précédemment comment la toute première approche à l’école, si
l’on veut amener Nicolas à penser, si l’on désire vraiment former son esprit plutôt que
seulement l’informer, sera la plus non-académique que possible. Le professeur doit fournir
un environnement à Nicolas qui nécessite de lui quelque chose à faire, en engageant ses
activités impulsives pour lesquelles il se passionne et s’intéresse, et ce, dans une situation
troublante et dérangeante. Si les problèmes sont les moteurs de la reconstruction comme nous
l’évoquions, c’est parce que les problèmes engendrent la pensée. « [R]eflection, roughly
speaking, is the painful effort of disturbed habits to readjust themselves307 ».
Parler de l’éducation comme d’une reconstruction et comme d’un processus de
redirection, c’est en fait reprendre simplement ce que nous disions précédemment lorsque
nous présentions le processus de l’enquête : la première étape doit toujours être l’expérience.
Ce n’est toujours que depuis l’expérience, depuis les ressources et les moyens à notre
disposition, que peuvent émerger des fins et des problèmes authentiques qui engageront la
pensée de l’élève et lui permettront de croître. Si l’on apprend en pensant et que l’on pense
afin de résoudre un problème, on n’incitera pas à penser en donnant à apprendre du matériel
déjà tout réglé. Penser une éducation basée sur l’expérience, au contraire de la tradition où
les problèmes proviennent de l’extérieur, c’est reconnaître que les conditions trouvées dans
l’expérience présente doivent être utilisées comme sources de difficultés. L’éducation sera
significative pour l’élève si elle lui apprend comment résoudre par lui-même ses problèmes.
Cela implique que les problèmes soient bien les siens, qu’ils surgissent bel et bien de son
306 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 51. 307 J. Dewey (1922), « Human Nature and Conduct », MTW14, p. 54 - nous soulignons.
100
expérience, mais également qu’il puisse découvrir par lui-même sa propre méthode pour y
arriver.
Penser l’éducation en termes de croissance ne revient donc pas à dire qu’il faut laisser
libre cours à la force dynamique au sein de l’enfant comme l’affirment les écoles
progressives308. Penser en termes de croissance, c’est se doter d’un critère normatif pour juger
des expériences éducatives. Il faut que la force dynamique au sein de l’enfant s’épanche et
profite d’expériences qui ouvriront son éventail de sens. « Hence the central problem of an
education based upon experience is to select the kind of present experiences that live
fruitfully and creatively in subsequent experience309 ». Conséquemment, il n’y a donc pas de
recette que l’on peut offrir aux professeurs pour leur garantir le succès de leurs élèves parce
qu’ils doivent à chaque fois inférer eux-mêmes la meilleure approche pour guider une
expérience individuelle, unique et continuellement autre. L’enseignement, à l’image même
de ce qu’il cherche à enseigner, est une entreprise qui doit se guider par le jugement. Le
professeur doit constamment juger de la continuité, ce critère normatif de la croissance, des
expériences et des situations dans lesquelles l’enfant est engagé.
C’est donc parce que l’éducation, lorsqu’on la comprend comme une reconstruction
du sens de l’expérience, ne peut se faire, à proprement parler, que par l’élève lui-même que
Dewey dépeint l’enseignant comme un guide. En fait, un terme intéressant pourrait
également être celui de « tuteur310 », car tel qu’il l’affirme : « [e]ducation is thus a fostering,
a nurturing, a cultivating, process. All of these words mean that it implies attention to the
conditions of growth311 ». L’analogie entre l’école et le jardin est excellente lorsqu’on la
représente bien. En effet, le jardinier - comme l’enseignant - s’occupe de diriger un processus
de croissance. Pour ce faire, il doit voir à ce que le sol soit adéquat, à ce qu’il y ait de l’eau
et du soleil. Il lui faut détourner les mauvaises herbes, les animaux nuisibles, etc. Guider à la
croissance, c’est donc tout sauf être passif : c’est tout sauf laisser simplement sortir ce qui est
recelé à l’intérieur312. C’est donc aussi « nourrir », educare, donner les conditions nécessaires
308 Tel que nous l’indiquions précédemment à la page 60. 309 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 28. 310 Tuteur comme l’on parle d’un tuteur à tomates. 311 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 12. 312 Contrairement au jardinier qui s’attend ainsi à voir fleurir une rose ou bien une marguerite, le professeur ne
peut pas s’attendre toutefois à un résultat précis et final. La croissance, ce n’est pas non plus laissé apparaître
101
pour enrichir et orienter un mouvement qui existe indépendamment de nous. C’est ainsi que
Dewey affirme que : « [w]e never educate directly, but indirectly by means of the
environment313 ». Un environnement intelligent ou non le sera vis-à-vis des habitudes de vie
et des relations qui sont choisies en référence à leur impact sur le développement de l’enfant.
Par contre, tel que souligné précédemment, « ce qui environne » est quelque chose de fort
large et cela peut désigner tout autant le matériel avec lequel l’individu interagit comme les
livres, les jouets, les aménagements extérieurs, que la totalité de l’installation sociale de la
situation314. À cet égard, le professeur lui-même doit s’inclure dans ces conditions de la
croissance en tant qu’il est un modèle. À ce sujet, Deron Boyles écrivait que :
In place of certainty is inquiry - (knowing) - and it comes into being when the
engagement between teachers and students (and students and students, parents
and students, etc.) supports investigations and experiments, leading to directed
action and to continual knowing315.
Voir l’enseignement comme un guide, un tuteur ou un modèle ne revient donc pas non plus
à le rendre muet. Il doit lui-même représenter une grande personne qui aime enquêter et
apprendre et doit ainsi participer aux activités dans lesquelles les enfants sont engagés. Cela
ne veut pas dire qu’il doit pour autant cesser complètement de donner des informations et des
cours. Toutefois, lorsqu’il le fait, pour que cela ait un sens pour un enfant, ces leçons doivent
fructifier dans une activité dans laquelle il est engagé, en référence à un problème qu’il
ressent, s’il parvient par lui-même ou grâce à l’aide de ses compatriotes à comprendre
pourquoi ces informations pourraient répondre au problème et finalement en les
expérimentant de manière à en réaliser pleinement le sens. C’est pourquoi la transmission
des connaissances ne représente qu’une petite part de l’éducation qui doit viser plutôt la
formation de la pensée et du jugement.
Selon la théorie du sens, de la connaissance et de l’enquête de Dewey que nous avons
exposée, les classes devraient donc être installées de façon à permettre aux enfants de faire
des énoncés de connaissances au moment même où ils sont en train d’enquêter. Cet
engagement actif que prône Dewey suggère que les enfants doivent être engagés dans leur
l’adulte qui sommeille tout prêt dans l’enfant. Ce serait une incohérence que de présupposer une fin fixe et
statique avant le développement qui lui est dynamique et mouvant. 313 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 22. 314 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 45. 315 D. Boyles (2005), dans D. A. Breault et Breault R., (dir.) (2005), Experiencing Dewey, p. 73.
102
savoir plutôt qu’observateurs de celui-ci. Une enquête active signifie que les élèves
identifient des problèmes et tentent de les résoudre. Mais cet engagement doit se faire vers
des expériences éducatives, c’est-à-dire vers des enquêtes qui perpétuent l’enquête. Les
étudiants ne recherchent plus alors la « vérité » ou la « bonne réponse ». Ils font plutôt des
assertions qui doivent être jugées selon les liens qu’elles ont avec leur propre expérience. Il
s’agit d’un changement de perspective radicale sur notre compréhension de ce qu’est un
professeur et un étudiant, mais aussi sur les buts de l’école, des diplômes, des notes, des
travaux, etc. : pour Dewey, le but de l’école est d’apprendre à penser. Or, « [t]he training of
thought can be attained only by regulating the causes that evoke and guide it316 ». Le
professeur doit donc, pour ce faire, veiller à ce que : 1) les problèmes naissent des conditions
présentes et qu’ils soient à la portée des capacités des jeunes ; 2) qu’ils éveillent chez les
jeunes la quête active pour des informations et la production de nouvelles idées. Les
nouvelles idées et informations deviennent alors un nouveau sol d’où tirer des problèmes et
le processus de reconstruction, telle une spirale continue, se voit alors mis en branle317.
C’est pourquoi la mission de l’éducateur est la suivante : il doit engager les élèves en
tant que communauté318 dans des activités de toute sorte, y compris manuelles, telles que
jardiner, jouer la comédie, cuisiner, créer un journal, etc., et ce, de telles façons que, alors
même que ces habilités et ces techniques voient leur efficacité augmentée pour une utilité
future, ils y trouvent une satisfaction immédiate319. Les activités dont nous parlons, au lieu
d’être de pures activités manuelles reproductrices et mécaniques, doivent également
impliquer l’utilisation de leur intelligence, c’est-à-dire qu’elles doivent leur demander de
s’engager dans un processus d’enquête. Ces activités doivent donc susciter des problèmes,
requérir la perception et l’élaboration de fins qui permettent conséquemment l’utilisation du
jugement afin d’imaginer, de sélectionner et d’adapter des moyens pour leur réalisation tout
au long du processus. C’est également sans compter que ces activités doivent donner
l’opportunité de faire des erreurs. Si l’on ne peut pas se tromper, on réduit alors l’initiative
et de fait, on réduit le jugement à un minimum. Or, il est précisément ce que l’on cherche à
316 J. Dewey (1933), How we Think, LW8, p. 157 - nous soulignons. 317 J. Dewey (1994), Experience and Education, p. 76. 318 C’est en effet le moyen d’enseigner à la démocratie. Une communauté étant une organisation d’individu qui
travaillent conjointement à l’atteinte d’une fin. On pourrait dire que « they mean the same thing ». 319 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 231.
103
former. De plus, ces activités doivent combiner l’observation directe de faits et l’utilisation
des savoirs déjà acquis afin de fournir des hypothèses et indiquer des moyens de les tester.
Enfin, ces activités devraient également offrir une division souple du travail de manière que
chaque individu puisse prendre part au résultat final, mais en apportant sa contribution
originale grâce à ses expériences, ses intérêts et ses méthodes personnels, tout en le faisant
communiquer et coopérer avec les autres élèves320.
Ainsi, lorsque le parent ou l’enseignant a fourni les conditions qui stimulent la pensée
et qu’il adopte une attitude sympathique envers les activités de l’apprenant en participant à
ses côtés à une activité ou une expérience conjointe, tout a été fait de la part de l’adulte pour
promouvoir l’apprentissage321. L’une de ces conditions les plus importantes à respecter est
de lui présenter des matériaux bruts. Tout ce qui reste ensuite réside dans celui qui est
concerné, car l’expérience est une combinaison d’un élément passif et actif. Si Nicolas, en
correspondant avec ses collègues et son professeur, n’arrive pas à concevoir sa propre
solution, sa propre façon de se sortir de la situation problématique, il n’apprendra pas, et ce,
même s’il a appris à réciter par cœur des bonnes réponses. L’école, encore aujourd’hui, a pris
l’habitude de fournir des idées toutes-faites par milliers, or ce qu’elle doit chercher à faire
avec plus d’ardeur, c’est de s’assurer que notre petit Nicolas soit engagé dans des situations
significatives, qui le préoccupent, et dans lesquelles ses propres activités génèrent,
supportent et lui permettent d’obtenir des idées, c’est-à-dire des « perceived meanings or
connections322 », bref du sens.
Conclusion du second chapitre
Pour résumer ce second chapitre, nous avons montré en premier lieu comment la
conception traditionnelle de l’éducation - préparer au futur en transmettant des
connaissances - comportait plusieurs difficultés pour Dewey. D’une part, parce que le monde
change constamment, et ce, à tous les niveaux, le futur est donc indéterminé, si bien
qu’aucune « vérité » ne peut être dite absolue et absolument nécessaire pour y faire face.
320 S. Madelrieux (2016), La philosophie de John Dewey, p. 198 - ce chapitre de Madelrieux représente
également une liste concise des différents critères nécessaires à l’obtention d’une activité éducative pour
Dewey. 321 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 188. 322 Idem., NBP 111.
104
D’autre part, parce que le savoir - la perception des connexions entre les éléments de son
expérience qui détermine son applicabilité pratique - ne peut pas se transmettre directement.
Nous avons montré à ce sujet comment la croyance inverse - la possibilité de véhiculer
directement des connaissances - s’appuie sur une manière dualiste de concevoir l’expérience
et comment elle s’incarne dans la posture épistémologique que Dewey nomme la théorie
spectatrice de la connaissance. Pour cette théorie, le savoir découle d’un sujet qui appréhende
par l’esprit un objet qui lui préexiste et qui lui est indépendant. On retrouve également dans
cette idée la conséquence la plus dommageable de la pensée dualiste : avoir séparé ainsi le
savoir (knowing) de l’action (doing). Pour Dewey, cette séparation retirera la condition
nécessaire à l’obtention d’un véritable savoir qui, en définitive, se définit d’abord par le sens.
En effet, s’il est donc impossible de transmettre directement des connaissances aux élèves,
c’est, d’un côté, parce que l’activité est le contexte de la connaissance - le tout dans lequel
elle peut avoir un sens -, et ce, parce qu’elle permet la rencontre de problèmes qui servent de
moteur à l’enquête. D’un autre côté, l’action est également le critère qui permet de déterminer
de la justesse des inférences et de pleinement en réaliser le sens. Il s’agit ainsi d’une autre
façon de présenter ce que nous disions à son endroit lorsque nous l’avons décrit comme étant
la perception de la relation entre ce que nous faisons aux choses et le retour des conséquences
subies.
Qui plus est, la théorie de Dewey change par le fait même le critère de la
connaissance : ce n’est pas la reconnaissance de la vérité d’une information qui en fera un
savoir, mais c’est d’abord et avant tout celle de son sens, soit la perception du rôle qu’elle
joue dans l’accomplissement d’une situation ou d’une activité ou, selon une autre
terminologie, la perception de la relation entre le moyen et sa fin. Puisque le savoir est une
perception de relation et que cette dernière n’est jamais explicitement donnée dans
l’expérience, cette relation doit être inférée par l’élève lui-même. Cependant, Dewey n’en
rejette pas pour autant toute transmission de la connaissance. Il serait faux de penser que les
élèves de l’école laboratoire n’ont rien appris, si ce n’est comment penser323. Mais ce que les
élèves y apprennent est le résultat de ce qui est le plus important à apprendre, de ce que doit
viser l’éducation : l’enseignement de la pensée, de l’enquête et du jugement. C’est par ces
323 Une des citations les plus célèbres de Jules Renard est à ce propos : « Il ne suffit pas de penser : encore faut-
il penser à quelque chose ».
105
derniers que l’élève aura produit lui-même des connaissances qui fructifieront dans sa propre
expérience. Toute transmission de savoir est ainsi une transmission (re)constructive, car le
caractère indéterminé de la situation, le vécu d’un problème authentique, est une étape
essentielle dans le processus d’enseignement. À cet égard, la vérité, pour Dewey, est un nom
que l’on donne à ce qui nous a guidé vraiment (trully), c’est-à-dire à ce qui s’est montré
efficace dans la résolution d’un problème. La vérité ne dépend donc pas de l’adéquation avec
la réalité, mais du processus qui a permis de la formuler. C’est pour toutes ces raisons qu’il
en conclut qu’il est impossible d’imposer une vérité du dehors, de l’intégrer par force à la
vie de l’esprit324, c’est-à-dire à ce processus de reconstruction du sens de l’expérience.
Puisque le sens est ce qui fructifie dans un processus, il doit au contraire être le produit de
cette vie et un outil pour lui permettre de continuer à croître.
Dès lors, nous avons mentionné comment la philosophie de l’éducation de Dewey
repose sur sa philosophie de l’expérience. Nous avons présenté cette dernière comme un
processus autocorrecteur, capable de fournir par lui-même tout aussi bien les problèmes que
les méthodes de leur résolution. La pertinence du savoir, son sens, est donc celle d’être un
outil que nous utilisons pour résoudre nos problèmes. Or, nos problèmes proviennent des
troubles qui surviennent dans nos interactions constantes avec notre environnement. Parce
que nous sommes vivants, nous devons maintenir cette organisation en interagissant avec
notre milieu et tenter de nous adapter comme partie dans ce tout325. Lorsque ce que nous
retirons de cette interaction est supérieur à l’énergie dépensée pour transformer
l’environnement, il y a alors croissance de notre expérience. À ce sujet, l’environnement
dans lequel nous évoluons est principalement un monde de sens. Même les plus simples
objets de notre quotidien sont des nœuds ou des réseaux de significations. Une chaise est le
signe de l’action de s’assoir, de toucher quelque chose de solide, du travail, de la détente, etc.
À chaque fois qu’un nouveau sens est inféré, qu’une nouvelle relation est perçue entre la
chaise et un contexte différent, cet objet se voit alors transformé : la chaise n’est plus alors la
324 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 79. 325 Si l’expérience forme un unique processus complexe comprenant des dimensions active et passive de même
que les pôles du sujet et de l’environnement, toutes en continuités les unes et les autres, et qu’un problème
survient lorsqu’il y a un trouble où une rupture dans l’interaction entre ces parties, nous pouvons conclure qu’on
enquête lorsqu’il y a un manque de sens, c’est-à-dire lorsque nous ne parvenons pas immédiatement à agir
comme partie au sein de notre environnement, de notre contexte.
106
même chose. Quelque chose est appris et cela se manifeste par une reconstruction de
l’expérience de l’individu. Son système de référence et de signes entre les choses se
réorganise et son propre comportement se redirige autrement. Cette transformation, qui
compense amplement le peu d’énergie nécessaire à son effectuation, équivaut ainsi à une
croissance de l’expérience puisqu’elle pourra à la fois servir à résoudre ses problèmes, mais
également à le confronter à de nouvelles situations où de tels problèmes pourront survenir à
nouveau.
Dans le même ordre d’idées, nous avons présenté au chapitre précédent, par le
continuum des fins et des moyens, le critère pour qu’une expérience soit éducative : la
continuité. Une expérience doit préparer le futur en reprenant dans le présent le passé. Ce
critère, lorsqu’on l’applique à un processus de croissance, signifie également qu’il doit
constamment ouvrir sur une expansion du monde de Nicolas. En d’autres termes, une
expérience est éducative lorsqu’elle permet la perception et la vérification d’une relation
entre les éléments de l’expérience - la perception d’un sens - et que cette relation engage ou
permet la possibilité de nouvelles expériences problématiques qui exigeront, pour leur
résolution, la découverte de nouvelles relations. Plus nous percevons de sens dans le monde,
c’est-à-dire plus nous travaillons à la reconstruction du sens de notre expérience, plus notre
monde s’épaissit. À l’image d’un arbre dont les branches elles-mêmes ont des branches et
ainsi de suite, l’expansion du sens de l’expérience perpétue et accroît, lorsqu’elle est bien
faite, la possibilité même d’apprendre et de trouver davantage de sens. En d’autres termes,
en transformant notre monde dans ses relations et ses sens perçus, en résolvant nos
problèmes, nous apprenons à découvrir davantage de problèmes, mais également comment
se doter d’outils pour les résoudre.
Nous croyons par ailleurs qu’il est une fois de plus pertinent de rappeler ce que Dewey
écrit à propos de l’inférence, soit qu’il s’agit d’une invasion de l’inconnu et d’un saut depuis
le connu326. C’est parce que le sens n’est jamais donné dans l’expérience, seulement
prégnant, qu’il doit être inféré, créé, et qu’il est impossible pour le professeur d’établir par
lui-même cette liaison. Tout ce qu’il peut faire, c’est confronter les enfants à un
environnement riche en sens possibles, en liens à faire et en problèmes à surmonter. Le
326 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 186.
107
professeur est, pour en donner une nouvelle image, un guide dont la plus grande expérience
et le jugement lui permettent d’imaginer le chemin, sinon le plus aisé, du moins le plus riche
et valorisant, qui amènera l’enfant jusqu’à la vie adulte où il pourra continuer seul cette même
progression. Le professeur doit en effet diriger une force qui cherche à croître et doit
l’entretenir, mais il ne peut pas créer ce mouvement ni ce qui l’intéresse. Son rôle principal
réside dans sa capacité à contrôler les conditions de la croissance, à jouer sur
l’environnement. Et il se doit de ne pas oublier que, du fait qu’une expérience vraiment
éducative est une expérience qui débouche sur une expansion des possibilités d’apprendre,
elle doit certes résulter en la perception d’une relation, mais elle doit également être agréable.
L’une des plus importantes conditions à la croissance et l’un des devoirs du professeur, c’est
d’éveiller ou d’entretenir le désir et le plaisir d’apprendre toujours plus. Car si la croissance
n’est réductible à rien si ce n’est à la croissance, tout ce qui interrompt le processus de
l’enquête - tels l’ennui ou la trop grande certitude - est un mal et ne peut être éducatif.
Pour finir, nous avons mentionné précédemment que le slogan « Learning by doing »
pouvait bien résumer la philosophie de l’éducation de John Dewey, puisqu’il affirme
effectivement que l’action est nécessaire à l’émergence des difficultés nécessaires à l’éveil
de la pensée ainsi que pour tester les hypothèses inférées. Nous aimerions peut-être nuancer
ce slogan néanmoins. Cette petite phrase attrapeuse, selon nous, implique sans le vouloir une
identité entre savoir et faire : « j’apprends parce que je fais ». L’idéal serait peut-être, à notre
avis, de remplacer le slogan par « learning while doing ». Ce terme implique ainsi que
l’apprentissage ne signifie pas seulement apprendre comment faire quelque chose, comment
devenir plus efficace à accomplir une certaine tâche, mais que cela consiste en un événement
qui lui est conjoint, qui vit avec lui de la même manière qu’un organisme a besoin d’un
milieu. Cet événement conjoint en lequel consiste l’apprentissage, c’est la reconstruction du
sens de son expérience.
108
Conclusion
« The meanings [the children] are hungry for are those that might be relevant to
- and might illuminate - their lives327 ».
« Le temps est le sens de la vie328 », écrivait Paul Claudel. À bien des égards, c’est
également John Dewey que nous voyons dans ces mots. En effet, pour ce dernier, l’homme
diffère de l’animal en ce qu’il possède une histoire ; il embrasse toute la temporalité. En
termes moins poétiques, nous pouvons exprimer cette différence par le fait que l’homme
possède deux facultés plus aiguisées que l’animal : la mémoire et l’imagination. Il peut ainsi
à la fois préserver ses expériences passées et en imaginer des possibles329. Toutefois, nous
pouvons réduire ces deux facultés à une caractéristique plus fondamentale encore - que nous
avons déjà soulignée à quelques reprises dans ce mémoire : l’homme, par la pensée, est
capable de rendre présent l’absent. L’homme n’est pas limité à ce qui est. Or, c’est grâce à
cette pensée qu’il est donc capable d’apprendre au sens fort de ce terme. Malgré qu’il ne vit
toujours qu’au présent, il est capable de lier le passé au présent comme au futur de façon à
rendre les choses continues les unes aux autres, c’est-à-dire à leur donner un sens. C’est ce
que nous exprimions lorsque nous avons premièrement présenté le sens comme étant la
perception de la relation entre ce que nous faisons aux choses et les conséquences subies en
retour. C’est en découvrant et en créant des relations entre le passé, le présent et le futur que
l’homme peut nourrir l’avenir avec ce qu’il a vécu. C’est parce que, par le passé, j’ai reconnu
que le feu signifie la brûlure que j’éviterai de m’en approcher de trop près à l’avenir. C’est
donc parce que l’homme pense, qu’il possède et partage sa continuité et qu’il embrasse toute
la temporalité qu’il lui est par le fait même possible de donner du sens et de s’orienter ainsi
dans ce monde incertain et changeant dans lequel il évolue.
Compte tenu de ce qui précède, parce que la pensée se caractérise par cette
transcendance, par ce dépassement de ce qui est donné, si l’on désire la former, si l’on
cherche à l’améliorer, alors lui présenter des faits et des vérités ne peut être suffisant. Il faut
lui apprendre comment transformer les choses de son expérience présente en outils, en signes,
bref, l’amener à découvrir, à rechercher et à créer des relations entre les éléments de son
327 M. Lipman et al. (1980), Philosophy in the Classroom, p. 17. 328 P. Claudel (1943), Art poétique. 329 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 59.
109
expérience pour progresser dans ses activités et pour mieux les comprendre. En d’autres
termes, ce qu’il faut apprendre aux enfants, ce n’est pas un ensemble de vérités
« découvertes » par l’humanité, mais c’est comment s’engager par et pour soi-même dans
l’enquête. C’est la seule façon, selon Dewey, de les amener à développer de véritables
savoirs, c’est-à-dire des savoirs sensés, utiles et vérifiés tels que présentés lors du second
chapitre. L’école, si elle désire ainsi être réellement efficace, s’occupera d’enseigner depuis
le processus, par le processus et pour le processus. Par le fait même, dans cette optique de
conserver la continuité de l’expérience, cela consiste ainsi à créer une adéquation entre la
méthode par laquelle on enseigne - engager les enfants dans l’enquête - et la matière que l’on
enseigne - le processus de l’enquête. Fondamentalement, c’est outiller pour la croissance et
la reconstruction constantes.
En définitive, parce que l’éducation, aux yeux de Dewey, est un processus de
croissance par lequel l’expérience, sans aide extérieure, parvient à se transcender, à se
dépasser, nous pourrions résumer la place du sens dans la philosophie de l’éducation de John
Dewey - l’objet de ce mémoire - comme étant ce qui sert de conditions de possibilités à ce
processus. Le sens est donc précisément cette chose, cette étrangeté, qui nous permet de nous
transcender. Pour l’exprimer autrement, nous pourrions dire que la vie, en tant que processus
de croissance, est une force qui cherche à se dépasser, à évoluer, et que le sens est ce par quoi
cette force évolutive peut y parvenir en lui offrant des canaux par lequel s’épancher. Il est ce
qui permet le passage d’un état à un autre, la possibilité même du changement. Nous
pourrions même dire qu’il est la réponse deweyenne à ce besoin de repenser la potentialité
dans un sens non-aristotélicien330. En effet, le Stagirite avait raison d’inclure le
développement dans l’individualité et d’en faire une catégorie d’existence ; le
développement ne pouvant se produire que si l’individu possède des capacités qui ne sont
pas encore pleinement actualisées. Le problème réside plutôt à attacher à cette potentialité
des fins fixes et de voir le développement comme un « désemballage » de ce qui est contenu
en puissance dans le début331. Concevoir le développement en termes de sens, c’est faire de
330 J. Dewey (1939-41), « Time and Individuality », LW14, p. 109, dans J. Dewey (1985), The Later Works of
John Dewey, 1925-1953, 17 vols, Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois University Press, vol. 14. 331 Ibid.
110
la croissance un processus qui n’est pas essentiellement déterminée, mais qui s’adapte en
fonction des personnes, de leurs goûts, de leurs intérêts et de leur environnement.
Par ailleurs, lorsqu’on en parle en termes de « critère », que l’on juge du sens d’une
affirmation ou d’un acte, pour en donner quelques exemples, il est précisément le critère que
nous utilisons pour aborder tout ce qui a trait au futur et au possible. « Que penses-tu de mon
plan pour demain ? » demande Nicolas. « Ça a du sens », lui répond sa mère. Au contraire,
la vérité quant à elle ne peut jamais outrepasser le présent et le passé parce qu’elle renvoie à
ce qui a été vérifié, à ce qui est terminé. Or, notre tâche première, comme le dit Dewey, est
prospective : nous devons évoluer, progresser, perpétuer le processus qu’est la vie, et ce, en
nous confrontant aux problèmes, aux troubles et aux incertitudes de ce monde qui n’est
jamais terminé. La vérité n’est donc utile qu’en tant que ressource assurée et fiable avec
laquelle inférer des hypothèses et des plans d’action possibles qui ont le plus de chances
possibles de fonctionner ; elle sert à imaginer des plans et des actions sensés. La vérité,
autrement dit, permet de donner et trouver du sens. À elle seule toutefois, elle n’offre jamais
une solution face à l’avenir.
En outre, parler du sens comme de ce qui rend possible la croissance et le progrès,
c’est également le présenter comme étant ce qui fructifie dans une vie. Lorsque quelque chose
« a un sens » pour nous, c’est parce que nous l’utilisons pour résoudre les problèmes qui
émergent de notre interaction constante avec notre milieu. Cette chose est alors ce que nous
pouvons utiliser332. De fait, le sens, parce qu’il est le signe entre l’action et ses conséquences,
est intimement lié à l’agir. Il ne serait pas exagéré de dire qu’il est même le lien entre la
pensée et l’action. Il est cette étrangeté, cet entre-deux « ordres », qui permet de diriger la
force motrice qui nous habite en tant qu’être vivant et être de croissance. La reconstruction
exposée est donc une reconstruction des liens entre notre pensée et nos actions. Si l’éducation
forme l’esprit par la reconstruction du sens, c’est parce que l’esprit consiste précisément en
un système de sens organisé ou tel que le définit Dewey : « [t]he whole system of meanings
as they are embodied in the workings of organic life333 ». La pensée pour Dewey n’est donc
pas située « dans la tête ». Ce n’est pas un procédé avec lequel les personnes manipulent des
332 C’est pourquoi nous pouvons même affimer que l’utilité est une déclinaison du sens, notamment lorsqu’on
en parle en termes de la relation entre le moyen et la fin, la partie et le tout. 333 J. Dewey (1925), Experience and Nature, LW 1, p. 231.
111
représentations mentales comme le propose le dualisme classique entre le sujet et le monde.
Il s’agit plutôt d’une activité située, incarnée, où nous cherchons à définir et à résoudre des
problèmes réels, concrets et vécus. « Thinking is not a separate mental process ; it is an affair
of the way in which the vast multitude of objects that are observed and suggested are
employed, the way they run together and are made to run together, the way they are
handled334 ». L’esprit, c’est un processus par lequel un organisme expérimente et reconstruit
les sens qui émergent de ses relations avec le monde ; qui cherche à comprendre et à
reconstruire le contexte de significations dans lequel il évolue à chaque instant. L’esprit,
pourrait-on dire, consiste en fin de compte en une relation de relations ; en un système
complet d’énergies et éléments d’ordre variés, en mutuelle interaction continue, à la fois
physique et idéelle, de manière complètement antithétique à ce que la pensée dualiste ait pu
en dire.
À ce sujet, nous avons mentionné dans la section sur les dualismes comment Dewey
cherchait à construire un parcours scolaire qui serait à la fois libéral et utile. Sa théorie de
l’expérience cherche ainsi à montrer comment la pensée, en tant que processus d’enquête,
peut servir de guide pour une libre pratique pour tous. Contrairement à la pensée dualiste qui
a séparé l’expérience en domaines, certains en soi éducatifs et libérateurs de la pensée,
Dewey cherche à montrer comment tous les sujets et toutes les activités, lorsqu’elles sont
présentées adéquatement, peuvent engager, éveiller et entraîner la pensée. Toute activité peut
éveiller des problèmes et permettre à ce qui a été déjà vu, vécu, lu et entendu de fournir des
suggestions pour entraîner la formation d’habitudes à expérimenter ces suggestions de
manière à développer de véritables savoirs. En conséquence, toute la philosophie de Dewey
a pour but de montrer comment « any subject, topic, question, is intellectual not per se but
because of the part it is made to play in directing thought in the life of any particular
person335 ». La dimension libérale et intellectuelle de l’éducation ne réside donc pas, en
définitive, dans certaines matières classiques, cultivant en soi l’esprit et possédant une valeur
intrinsèque, mais en ce qu’elle consiste à entraîner et à diriger la pensée pour donner du sens
à son expérience. Pour Dewey, il est ainsi faux de prétendre que le travail manuel voué à la
334 J. Dewey (1933), How we Think, LW 8, p. 156-157- souligné dans le texte. 335 Ibid., p. 157 - souligné dans le texte. Le lecteur reconnaîtra dans ce passage la relation entre la partie et le
système, la structure du sens tel que Dewey l’a énoncé explicitement.
112
production d’outils, de biens et des conditions quotidiennes et nécessaires de la vie, n’a rien
à voir avec l’intelligence et qu’une éducation libérale devrait ainsi s’en éloigner le plus
possible pour en détourner les enfants. L’esprit ne s’exerce pas nécessairement - parce
qu’essentiellement - différemment du corps. Bien au contraire, l’activité manuelle comprend
les situations authentiques d’expériences par excellence de nature à éveiller la pensée des
enfants. Elles sont les terreaux des activités intéressantes et amusantes desquels faire naître
les problèmes et les enquêtes pour entraîner la croissance des enfants.
C’est pourquoi une éducation libérale ne doit pas forcément prendre la forme d’un
cours classique, mais être une éducation par et pour le jugement, c’est-à-dire qui entraîne les
enfants à rendre leurs pensées plus intelligentes, plus sensées, ce qui signifie par conséquent
davantage de liberté dans l’action. À cet égard, nous avons déjà présenté cette idée voulant
qu’avoir une visée, pour Dewey, c’est agir intelligemment, c’est-à-dire avec sens, en
coordonnant les étapes d’un processus vers l’atteinte d’une fin. Avoir une visée, c’est ainsi
se distinguer de la machine. En effet, c’est dans la mesure où les hommes ont une
préoccupation active dans les finalités qui contrôlent leurs activités et qu’ils ont un véritable
intérêt à leur égard que leurs activités peuvent devenir libres et volontaires. C’est en
participant à la création et à la délibération de ces fins que leurs actions peuvent perdent leur
caractère mécanique comme leur qualité seulement servile, même si, physiquement parlant,
rien n’a changé. Sur ce dernier point, une fin qui « a un sens » pour un enfant, tel que nous
l’avons abordé avec le continuum des fins et des moyens, ne peut pas être imposée de
l’extérieure de sa situation et de son expérience : elle doit plutôt en être l’excroissance. Il
s’agit d’une autre façon de présenter le sens comme étant ce qui sert à faire fructifier les
processus : il est ce qui permet d’outrepasser ce qui est, ce qui est donné, depuis ce qui est.
C’est pourquoi une éducation vraiment libérale devra apprendre aux enfants comment former
leurs propres buts, leurs propres fins-visés, rendues possibles par la perception du sens et
leur utilité pour diriger l’action dans le futur, de même que la façon de trouver et d’organiser
des moyens pour leur réalisation, selon cette même capacité. Ces fins ne seront alors
libératrices que s’ils les reconnaissent comme étant les leurs plutôt que celles de la tradition
ou des grandes œuvres classiques. Au demeurant, Dewey affirmait que, mentalement, on ne
peut dire d’une personne qu’elle est un individu que lorsqu’elle possède ses propres
problèmes et ses propres buts, de même que si elle accomplit sa propre pensée. « The phrase
113
‘think for one’s self’ is a pleonasm. Unless one does it for one one’s self, it isn’t thinking336 ».
Penser, après tout, c’est travailler à la reconstruction de son expérience. Ce n’est que grâce à
ses propres observations, réflexions, suggestions et expérimentations que ce que l’on connaît
déjà peut être rectifié, réorganisé et amplifié337.
De surcroît, à la question de savoir ce qu’est une éducation significative, nous
pourrions donc la présenter comme une éducation qui nourrit ou qui fructifie dans la vie de
l’individu, qui l’aide à croître et à avancer, à s’adapter. Ce que l’enseignant doit donc
chercher à faire pour réellement former l’enfant, c’est affilier l’école à la vie et le sens est le
critère qu’il peut utiliser pour y parvenir. Il faut faire de l’école l’habitat de l’enfant, c’est-à-
dire le lieu où il apprend en « vivant » directement, plutôt que d’en faire un endroit où l’on
apprend simplement des leçons qui n’ont qu’une référence abstraite et lointaine à une vie
possible future338. Le professeur, en tant que guide, doit donc l’engager dans une série
continue d’activités, agréables, mais problématiques, connectées avec son expérience
présente, où l’achèvement de l’une d’elles ouvre sur une nouvelle et où le savoir acquis
suggère des hypothèses pour résoudre les difficultés prochaines. Selon les termes de Dewey :
the problem of method in forming habits of reflective thought is the problem of
establishing conditions that will arouse and guide curiosity; of setting up the
connections in things experienced that will on later occasions promote the flow
of suggestions, create problems and purposes that will favor consecutiveness in
the succession of ideas339.
Ces multiples activités devront se faire en communauté, de manière à profiter de la
multiplicité des problèmes, des savoirs et des hypothèses des élèves, et devront permettre un
décloisonnement des matières et des intérêts. L’enfant doit pouvoir comprendre comment les
occupations du fermier comme du comptable sont interreliées, continues, au sein d’un tout
plus important qu’est la vie sociale ; vie à laquelle il participe déjà, à sa manière, et dans
laquelle son rôle ne cessera de devenir plus important avec le temps.
À cet égard, une ouverture qu’il nous faut absolument laisser entrevoir pour terminer
cette présentation, conséquence du critère de la continuité, est l’importance de la dimension
336 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 353. 337 Ibid. 338 J. Dewey (1899), « School and society », dans J. Dewey (1964), John Dewey on Education : Selected
Writings, New York, The Modern Library, p. 303. 339 J. Dewey (1933), How we Think, LW 8, p. 157 - souligné dans le texte.
114
sociale dans la notion de sens et dans l’enseignement. Pour dire vrai, nous reconnaissons que
la grande absente de ce mémoire sur le sens dans la philosophie de l’éducation de John Dewey
est la démocratie. Pourtant, elle est sous-jacente à tout ce que nous avons dit. Rappelons-
nous à cet effet qu’une expérience éducative pour ce philosophe est une expérience ouvrant
sur un monde plus grand, sur une expansion de faits, d’informations et d’idées, perpétuant
ainsi le processus d’apprentissage et de croissance. Pour respecter le critère de la continuité,
l’enquête et l’enseignement doivent toujours entraîner la découverte de nouvelles relations
possibles. Or, cette continuité signifie en conséquence que cette maximisation de la
perception des relations doit également déboucher sur un accroissement des relations
sociales. Les dialogues authentiques qui constituent la vie sociale et qui nous amènent ainsi
à outrepasser nos perspectives individuelles sont éducatifs. Le partage de l’expérience dans
une activité commune est une manière de rencontrer de nouveaux troubles, de nouvelles
informations et de produire de nouvelles inférences. Après tout, comprendre l’autre est un
défi de tous les jours lorsque le sens ne peut pas se transmettre directement d’un esprit à
l’autre.
De fait, Dewey affirme que lorsque l’acquisition d’informations et d’habilités
intellectuelles et techniques n’influence pas la formation d’une disposition sociale, « ordinary
vital experience fails to gain in meaning340 », car l’école alors ne tend à créer que des
spécialistes pointus et égoïstes341. Cet aveuglement à l’autre, à la discussion, au partage de
l’expérience et des intérêts, de la même manière que ne l’est une spécialisation dans le vol,
comme nous l’exposions précédemment, n’est pas éducatif puisqu’il rompt lui aussi la
continuité et la croissance de l’expérience, sinon individuelle, du moins collective. C’est ce
que nous disions, en d’autres termes, lorsque nous présentions l’origine des dualismes en
philosophie, selon Dewey, dans la division du travail et des classes : entre ceux qui savent et
ceux qui font. À cet égard, dans L’école et l’enfant, Dewey parvient à réduire à l’unité les
différents critères pour déterminer la valeur des différentes études et « ce principe supérieur
existe dans la mesure où une étude n’a de valeur que si elle permet de comprendre mieux son
milieu social, et si elle lui confère le pouvoir d’estimer jusqu’à quel point ses capacités
340 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 10. 341 Ibid.
115
pourraient rendre service à la société342 ». Nous retrouvons dans ce principe supérieur le
double effet de la découverte et de la dotation de sens. En effet, la perception de nouvelles
relations entre les éléments des situations dans lequel l’individu est engagé lui permet, d’une
part, de mieux comprendre ces situations en reconnaissant les interactions entre les
différentes parties du tout qu’est son monde. D’autre part, la perception de ces relations de
conséquences augmente la capacité de l’individu à diriger ses actions futures. En somme,
l’éducation devrait lui permettre de mieux percevoir les éléments de la vie sociale dans leurs
relations, mais également comment est-ce que lui-même trouvera sa place et pourra agir au
sein de ce nœud de relations. C’est pourquoi Dewey va jusqu’à dire que « processus éducatif
et processus éthique ne font qu’un. Ce dernier n’est en fait qu’un processus d’amélioration
dans l’expérience343 ». L’enfant en somme doit apprendre à comprendre la scène sociale sur
laquelle, non seulement il joue déjà un rôle, mais également comprendre comment participer
encore davantage à cette vie commune344.
C’est pourquoi, en définitive, l’un des buts de cette éducation, en tant qu’un processus
de croissance par la reconstruction du sens de l’expérience, est de former le caractère des
enfants, car « [o]n peut appeler caractère le pouvoir de s’adapter à la vie sociale, la capacité
d’y fonctionner comme partie d’un tout345 ». La société, déjà pour l’enfant, est son
environnement le plus important, le plus essentiel et l’éducation doit lui apprendre comment
s’y adapter en lui enseignant comment juger, comment enquêter, bref, comment penser. Elle
doit l’amener à donner à ses activités présentes davantage de sens en lui permettant de
comprendre les relations qu’elles entretiennent avec les autres activités et institutions de la
société. Elle doit également lui permettre d’orienter ses actions futures en lui donnant les
moyens de diriger ses actions et d’adapter ses visées et ses désirs aux situations qu’il
rencontre. Hewitt résume la pensée de Dewey en affirmant que : « [e]ducation, in the most
general sense, is the means by which a democratic society consciously modifies itself to
enhance the depth and range of shared meaning and bring about a more unified social
342 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 103. 343 J. Dewey (2014), Reconstruction en philosophie, p. 240. 344 La vie sociale est extrêmement importante dans la pensée de Dewey. Par souci de longueur et de pertinence,
nous ne pouvons aborder son rôle parfaitement dans ce mémoire. Toutefois, le chapitre 4 dans L’école et l’enfant
est à lire si vous souhaitez mieux comprendre cette dimension de sa pensée. 345 J. Dewey (2004), L’École et l’enfant, p. 116 - nous soulignons.
116
experienced346 ». La démocratie elle-même, en d’autres termes, est un processus de
reconstruction de l’expérience collective ; un organisme que nous maintenons en vie.
Enfin, pourquoi ne pas s’imaginer ce que Dewey, celui qui concevait l’éducation
comme une reconstruction continue de l’expérience ou une autocorrection constante, aurait
pensé d’un programme en philosophie pour enfant, s’il avait pu en discuter profondément de
son vivant avec l’un des penseurs qu’il a profondément influencé : Matthew Lipman ? En
effet, si Dewey voulait d’abord et avant tout placer la science au cœur du programme scolaire,
c’était en premier lieu parce qu’il voulait y placer l’enquête comme fondement. Or, la
philosophie n’est-elle pas elle-même une enquête ? Au minimum, telle qu’en parlait Platon
et le ti esti347, une enquête conceptuelle ? Après tout, comme nous l’avons déjà cité, Dewey
est celui qui a écrit que : « philosophy may even be defined as the general theory of
education348 ». En fait, selon les propres termes de Dewey, il affirme que la caractéristique
d’ensemble de la philosophie est « a power to learn, or to extract meaning, from even the
unpleasant vicissitudes of experience and to embody what is learned in an ability to go on
learning349 ». L’attitude philosophique est, en d’autres termes, l’aversion à prendre quelque
chose comme étant isolé, sans connexion, sans sens. La philosophie cherche toujours, selon
Dewey, à placer un acte dans un contexte plus large qui est constitutif de sa signification350.
Finalement, si nous considérons, d’une part, que l’éducation est le processus par
lequel nous travaillons à la croissance de notre expérience, que ce processus de croissance
prend la forme d’une reconstruction du sens de cette expérience en réorganisant le système
de relations qu’entretiennent les choses entre elles et que cette reconstruction n’est possible
que grâce à la pensée de l’apprenant et que nous considérons, d’autre part, que la philosophie
est un refus de prendre quelque chose comme isolé, qu’elle se caractérise par sa capacité à
extraire du sens de toute expérience vécue et qu’elle consiste en la forme, sinon la plus
parfaite, du moins la plus épurée de l’enquête, il semble possible, souhaitable ou plutôt sensé
346 R. Hewitt, dans D. A. Breault et R. Breault (dir.) (2005), Experiencing Dewey : Insights for Today’s
Classroom, p. 122 - nous soulignons. 347 La question la plus caractéristique de la philosophie pour Platon était « τι εστι », soit « Qu’est-ce que
c’est ? ». Cette simple question, orientée vers la justice par exemple, pouvait donner naissance à de longues
enquêtes conceptuelles et métaphysiques comme le témoigne La République. 348 J. Dewey (1939), Democracy and Education, p. 383. 349 Ibid., p. 380. 350 Ibid.
117
que de prescrire la pratique de la philosophie à l’école. Il s’agirait d’une étape importante,
voire essentielle, afin de faire de l’école un lieu où l’on retrouve bel et bien de l’éducation,
c’est-à-dire d’en faire une institution où il serait possible pour les enfants de trouver et de
partager le sens de leur expérience.
118
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