LA NORME ET LA TRANSGRESSION Remarques sur la notion de provocation en histoire culturelle...

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LA NORME ET LA TRANSGRESSION Remarques sur la notion de provocation en histoire culturelle Jean-François Sirinelli Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2007/1 - no 93 pages 7 à 14 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-1-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sirinelli Jean-François, « La norme et la transgression » Remarques sur la notion de provocation en histoire culturelle, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2007/1 no 93, p. 7-14. DOI : 10.3917/ving.093.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.137.32.245 - 31/07/2014 18h41. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.137.32.245 - 31/07/2014 18h41. © Presses de Sciences Po

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  • LA NORME ET LA TRANSGRESSIONRemarques sur la notion de provocation en histoire culturelleJean-Franois Sirinelli

    Presses de Sciences Po | Vingtime Sicle. Revue d'histoire

    2007/1 - no 93pages 7 14

    ISSN 0294-1759

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    http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-1-page-7.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Sirinelli Jean-Franois, La norme et la transgression Remarques sur la notion de provocation en histoire culturelle, Vingtime Sicle. Revue d'histoire, 2007/1 no 93, p. 7-14. DOI : 10.3917/ving.093.0007--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • VINGTIME SICLE. REVUE DHISTOIRE, 93, JANVIER-MARS 2007, p. 7-14 7

    La norme et la transgressionRemarques sur la notion de provocation en histoire culturelleJean-Franois Sirinelli

    Si la provocation est aisment identifiabledans les domaines politique et diplomati-que, elle est beaucoup plus difficile saisirdans le champ du culturel, o elle a partielie aux normes et aux gots, la tolranceet au consentement, un air du temps la fois impalpable et englobant. Cest aussi, travers elle, un socle commun que lhisto-rien se doit de circonscrire, dans ses volu-tions et les subtilits de leurs rythmes.

    bien lexaminer, le thme de la provocationapparat essentiel pour lhistoire culturelle. Si ceconstat se fait aprs examen, alors quil simposedemble en histoire politique ou pour celle desrelations internationales, cest que lusage duntel thme par lhistorien du culturel est la foisriche de promesses et potentiellement freinpar des difficults intrinsques. Dans le domainepolitique comme dans celui des rapports entretats, la pratique de la provocation est, si lonpeut dire, aise parce quelle consiste enfrein-dre sciemment la rgle. Ainsi, la recherche dli-bre de lincident diplomatique passe-t-elle parle non-respect dun accord ou, mieux encore,dune frontire : dans les deux cas, la violation estpatente et cest sa ralit qui cre lincident. Laprovocation rside donc ici dans la matrialit dece que lon enfreint, et lhistoire, toutes les po-ques, est parcourue de tels actes dlibrs dont lecaractre prmdit est dautant plus indniablequils violent un accord, une coutume, une fron-tire, bref une ligne de dmarcation matrielleou symbolique dont le franchissement constitueune infraction caractrise.

    Et, somme toute, la provocation en politiquerelve du mme cas de figure. Il sagit denfrein-dre consciemment une rgle. Comme celle-ci,souvent, est la loi, elle-mme garante de lordre,la provocation consistera violer dlibrmentcette loi ou, in situ, par exemple dans une mani-festation, sen prendre aux forces de lordre enescomptant des gains de mobilisation par lemcanisme de la solidarit devant la rpressionainsi provoque. Le mot dordre bien connu etrcurrent dans lhistoire franaise, provoca-tion, rpression, solidarit , est cet gard rv-lateur. Naturellement, comme dans le domainedes relations internationales, la provocation peutprsenter ici bien des variantes. Et, l encore,lhistoire politique rcente ou plus ancienne,franaise ou trangre, est parcourue de provoca-tions, avortes ou russies, ludiques ou tragiques,relles ou fantasmes. Sur ce dernier registre, ilfaut voquer aussi la question de la manipulation.La provocation peut tre elle-mme le produitdune autre provocation, incitant provoquerpour mieux rprimer. Apparat ici le thme de laprovocation policire, qui a peut-tre, dans cer-tains cas, une ralit mais qui, dans dautres,relve de limagination ou du slogan. Cela tant,cette dernire observation ninfirme pas le cons-tat plus gnral : lhistorien du politique ou desrelations internationales peut reprer les provo-cations qui jalonnent ses champs de recherche,car les transgressions que sont ces provocationssont aisment identifiables, dans la mesure oelles enfreignent des rgles tangibles.

    Bien plus complexe, en revanche, est lanotion de transgression en histoire culturelle.

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    Cette notion induit celle de norme culturelle,beaucoup plus dlicate saisir, puisque ne rele-vant pas de la rgle et du consentement comme la loi ou le trait diplomatique maisde mcanismes bien plus diffus et mouvants.Pour en revenir lobservation initiale, faireune histoire culturelle de la provocation estdonc la fois, pour cette raison mme, com-plexe et essentiel, car une telle dmarche heu-ristique conduit travailler sur la norme et latransgression culturelles, lments essentielsdu mtabolisme des socits et des reprsenta-tions collectives en leur sein.

    La rgle et le tabouLa complexit tient aussi la dfinition mmede lhistoire culturelle. Explicitement, les orga-nisateurs du colloque distinguaient, dans leurtexte prparatoire sur la culture de la provoca-tion, deux registres diffrents : les produc-tions littraires et artistiques , dans lesquellespeut sexprimer la provocation, et des attitu-des et des modes de vie qui peuvent reflter,en tant marginaux et minoritaires , une telleattitude de provocation. Or, ces deux registresrenvoient implicitement aux deux versants delhistoire culturelle. Celle-ci tudie aussi bienles productions labores de lesprit humain,notamment littraires et artistiques , queles reprsentations collectives et les imaginairessociaux, au miroir desquels sorganisent atti-tudes et modes de vie . Sur ces deux ver-sants, la norme est toujours beaucoup plus fluc-tuante que celle dtermine par la loi mmesil arrive, bien sr, que celle-ci rgisse cesdomaines culturels , par le trait diplomatiqueou par la frontire, car elle relve du bon gotsuppos ou de la biensance, critres bien pluscomplexes reconstituer par lhistorien. Deplus, il sagit moins, en pareil cas, de violer desrgles que de transgresser des normes dans lebut de choquer : la transgression est non seule-ment volontaire mais elle est de surcrot le plus

    souvent revendique, sous une forme ou sousune autre. Cest bien l une autre diffrenceavec les domaines politique et diplomatique, oil peut y avoir revendication ou, au contraire,occultation. Le provocateur peut sy avancermasqu, alors que la transgression culturelle est, presque par essence, publique et souventpersonnalise.

    Pour autant, cette transgression culturelle reste trs diverse, selon que lon examine le ver-sant des expressions artistiques et littrai-res ou celui des reprsentations et des imagi-naires. Les normes ny sont pas de mme natureou ne sy superposent jamais totalement. Quifixe, par exemple, la norme en art ou en littra-ture ? La rponse, assurment, varie avec leslieux et les moments. Ainsi, en France, est-celAcadmie franaise qui, dune certaine faon,est dpositaire du sens des mots et donc, au boutdu compte, du langage. De mme, certainsmoments de lhistoire franaise, on a pu parlerd art officiel , dont des salons ou des exposi-tions rfractaires entendaient contourner lescanons. Dans ce cas, comme dans celui o lalangue est dlibrment subvertie, des cra-tions culturelles enfreignent ouvertement desrgles tacites ou mme explicites. Et la provoca-tion est alors larme ventuelle des marginauxou des avant-gardes. Si la configuration quepeut ainsi reconstituer aprs coup lhistorienest, somme toute, banale se poser en soppo-sant, saffirmer en contestant, en dissidenceavec la norme , une telle banalit de situationrend son travail relativement ais : le tacite et,plus encore, lexplicite laissent des traces palpa-bles, et ce dautant plus lorsquils sont le refletdes structures coutumires ou juridiques dunepoque, plus aisment reprables rtrospecti-vement par lhistorien que dautres structuresdavantage enfouies. maints gards, on retrouveici un cas de figure assez proche de celui que doittraiter lhistorien du politique ou des relationsinternationales.

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    Bien plus dlicate saisir, en revanche, est lanorme dcoulant de ce que lon appellera, fautede mieux, la sensibilit dune poque. Car unetelle sensibilit relve, prcisment, de cesstructures plus profondes, et avec celles-ci nousretrouvons la deuxime acception de lobjet delhistoire culturelle, celui qui touche aux repr-sentations et aux imaginaires et, par-l, ce quibalise, tout autant que le font le droit ou la cou-tume, les comportements individuels et collec-tifs au sein dune communaut humaine donne une date donne. Il sagit dun domaine lafois immense, puisquil touche la vie prive et lintimit, et trs impermable linvestiga-tion de lhistorien puisquil concerne des no-tions aussi complexes que le rapport au corps oula relation avec lAutre, que ce soit le sembla-ble, ou reconnu comme tel, ou le diffrent etltranger. De ces notions complexes dcou-lent, paralllement la rgle rgie par la loi oula coutume, des lments aussi dlicats que lapudeur ou la tolrance. Il sagit moins, parexemple, de linterdit que du tabou, moins de cequi enfreint la morale publique que de ce quichoque la morale commune du groupe humaintudi la date considre. Certes, les deux p-rimtres se superposent en partie, mais, au-deldes zones de contacts, il existe toute une typolo-gie des dcalages entre le droit ou la coutume etces sensibilits plus diffuses mais par l mmeencore plus prgnantes : le bon got dunepoque est un entrelacs de la rgle et du consen-tement, dune part, et des sensibilits partages,dautre part. Ces dernires secrtent elles aussides normes, qui peuvent tre en phase, maisaussi en avance ou en retard par rapport la loi.Ce qui nous renvoie la question initiale : ocommence la transgression dans le domaineculturel et par rapport quel type de normescelle-ci seffectue-t-elle ? On mesure, la for-muler ainsi, ce quune telle question recle deteneur anthropologique, confirmation indirec-te que les approches dites dhistoire culturelle

    doivent comporter une dimension danthropo-logie historique. Cela tant, trois exemples por-tant sur une mme dcennie, les annes 1960 1,dmontrent aussi la diversit des cas de figure etlinanit, en ce domaine, dune rponse unique cette question.

    Le permis de provoquerCette dcennie prsente, notamment, un exem-ple de provocation revendique. Certes, paressence, on la dit, la provocation est souventexplicite et par l mme proclame. Mais cetexemple des annes 1960 est presque smanti-quement pur, puisque ses protagonistes se sontappels eux-mmes des provos . Lusage dela drogue assum, la libert sexuelle affiche, lavie communautaire mise en pratique, autant designes de dissidence sociale pour ces jeunesNerlandais qui se proclament ainsi en rupture,au milieu des annes 1960, quelques annesavant que de telles attitudes deviennent, sinonbanales, en tout cas plus courantes dans cetteeffervescence socio-culturelle multiforme quigagne alors une partie des jeunesses occidenta-les. Mais la posture des provos se veut, desurcrot, subversive. la mme poque, lamini-jupe de Carnaby Street choque ou sduit,irrite ou moustille, elle nest pourtant pas rel-lement provocatrice, au sens o on lentend ici.Ou, plus prcisment, la transgression quellereprsente est si vite absorbe quune nouvellenorme se cre o la mini-jupe, rapidement,dtonne peu et tonne moins encore. Ams-terdam et alentour, au contraire, la dmarchese veut certes ludique, mais aussi politique etson aspect subversif apparat notamment aumoment du mariage de la princesse hritireBatrix dOrange le 10 mars 1966 : la crmonie,

    (1) Sur limportance de cette dcennie dans notre histoirenationale proche, je me permets de renvoyer lavant-propos, La France du sicle dernier , ainsi qu la quatrime partie, Le polder , de mon ouvrage : Jean-Franois Sirinelli, Com-prendre le XXe sicle franais, Paris, Fayard, 2005.

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    tlvise en direct dans plusieurs pays euro-pens, fut trouble par le jet dengins fumigneset lcho des incidents dpassa largement la villedAmsterdam et mme les Pays-Bas 1.

    Un tel pisode, pourtant, ne doit pas abuser. bien y regarder, la provocation, dans les an-nes 1960, nest pas forcment aussi aise quilpourrait paratre. Certes, leffervescence socio-culturelle dj voque permet les outrances etconstitue ainsi une sorte de permis de provo-quer. Mais le caractre antithtique des termesdune telle expression dit bien la contradictiondans laquelle lpoque, permissive, enferme leprovocateur potentiel : celui-ci nexiste que parla transgression, or il opre un moment o leseuil de celle-ci sabaisse trs rapidement et olunit de temps dun tel processus nest plus ladcennie ou davantage encore mais lanne.Alors que, le plus souvent, les normes qui rgis-sent le comportement collectif au sein dunesocit ne se modifient que trs lentement, lesannes 1960 voient une acclration de leurvolution. Les interdits et les tabous sont, leplus souvent, sinon des structures prennes encore que, dans certaines civilisations et cer-taines poques, elles relvent bien dun tempsquasi immobile , en tout cas des ingrdients combustion trs lente des cosystmes sociaux. dautres moments, au contraire, pour des rai-sons qui peuvent varier fractures rvolution-naires, retombes dune guerre, dsquilibresgnrationnels aigus mettant mal la morale desadultes et qui restent parfois difficiles clair-cir, leur modification sopre trs rapidementet ce qui choquait lanne prcdente apparatbnin, voire anodin, lanne suivante.

    Lexemple de deux chansons de lanne 1966est cet gard rvlateur. Le chanteur Antoineobtient un grand succs public et une brusque

    notorit avec Les lucubrations. Si la tonalitgnrale de cette chanson est plutt bon enfant,sans relle charge subversive, il est tout demme un couplet qui se met explicitement encontravention avec la loi : Mettez la pilule envente dans les Monoprix , prconise Antoine.La provocation, ici, passe par la culture demasse, ce qui est une nouveaut. tel point que,l encore, les termes peuvent paratre antithti-ques : est-ce encore provoquer que de le fairepar des canaux de masse dont la raison dtrerside dans leur adquation avec lair du temps ?La rponse, ici, se trouve dans le constat quelair du temps, en ce milieu des annes 1960, seteinte desprit contestataire. Contester, de cefait, nest pas forcment provoquer ou, plusprcisment, si la provocation existe encore puisque la loi est attaque , elle sen prend undispositif lgislatif en cours de modification :ds lanne suivante, la loi Neuwirth autorise la pilule , mme si cest en pharmacie. Lanneest donc bien dans cet exemple ltalon demesure de la vitesse laquelle volue la norme,et ce qui peut encore (un peu) choquer en 1966na plus la mme rsonance lanne suivante.Plus largement, lapparence physique du chan-teur Antoine ninspire plus le mme rejet unan de distance. En 1966, ses cheveux longs luivalent lhostilit de certains jeunes gens dansune France profonde o les critres de la virilitnont pas encore absorb londe de choc desBeatles : durant sa tourne il est agress lorsdun concert en Corse, et le foss culturel est cesoir-l patent entre lapparence dAntoine etde ses musiciens et celle des agresseurs, venusdes villages environnants, qui se reconnaissentdavantage dans le rocker Hallyday ; celui-cichante la mme date : cheveux longs, idescourtes . Lanne suivante, en revanche, Hal-lyday adopte lapparence hippie et chante Sivous allez San Francisco. La transgression vesti-mentaire et capillaire a fait long feu en quelquesmois peine.

    (1) Nicolas Pas, Images dune rvolte ludique. Le mouve-ment nerlandais Provo en France dans les annes soixante ,Revue historique, 634, avril 2005, p. 343-373.

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    Cela tant, il arrive que la transgression parles mots perde elle aussi sa charge provocatriceen vitesse acclre. Et pas seulement parce que,comme dans le cas des lucubrations, la loi, enchangeant, recule de facto la frontire de la trans-gression. Dans dautres cas, cest la morale com-mune elle-mme qui semble, en peu de temps,modifier ses canons et donc reculer elle aussi cesfrontires. Une autre chanson de 1966 refltebien de tels moments dacclration. Cetteanne-l, Michel Polnareff chante LAmour avectoi, et sa chanson, dans un premier temps,dtonne. Depuis plusieurs annes, cette date,ctait la musique y-y qui dfinissait le dis-cours amoureux et les chansons damour decette culture juvnile ne staient pas inscritesen rupture par rapport au discours prcdent. Silirruption de la radio au sein de la socit fran-aise des annes 1930 avait assur aux chansonsun cho massif, partir du dbut des annes1960 la chanson y-y , largement mdiati-se, avait dbord de cette sorte de rserve natu-relle que constituait la tranche horaire 17 h-19 hde Salut les copains ; elle avait imprgnplus largement, par capillarit, lensemble desprogrammes radiophoniques, et avait dfini, dece fait, son tour la norme du code amoureux.Or, pendant toute la premire partie des annes1960, une telle norme navait pas t rellementmodifie par ce passage de relais. La nouveautavait alors moins rsid dans un changementdes comportements amoureux eux-mmes quedans le rajeunissement de leurs acteurs. Lachanson damour, jusquici, mettait en scne leplus souvent de jeunes adultes. Dsormais, dansbien des cas, il sagit de jeunes gens, les teena-gers, issus de cet entre-deux aux parois poreuseset fluctuantes situ entre ladolescence et lemonde des adultes. Mais ce rajeunissementnavait gure modifi le contenu de la chansondamour, et le flirt des annes 1960, dunecertaine faon, restait mme en retrait par rap-port la tonalit de certaines chansons de la

    priode prcdente. En mme temps, et sansque cela soit contradictoire, elle sinscrivaitdans les mmes registres. bien des gards, lagnration du baby boom, en ses annes adoles-centes, tout la fois amplifie encore cette acmdu sentiment amoureux et se baigne dans soncours, sans le dtourner ou sans en acclrer lerythme. Ce nest que dans la seconde partie de ladcennie, en fait, que la culture de masse juv-nile srotise et, dans une alchimie intragnra-tionnelle complexe, les sages anciens y-y deviennent parfois, travers des nouveaux chan-teurs auxquels ils accordent leur attention, voireleur engouement, des acteurs de la librationsexuelle qui samorce. De ce point de vue,lusage de lexpression faire lamour , dans lachanson de Polnareff en 1966, si elle choquedabord beaucoup plus quelle ne sduit, se vul-garise trs rapidement et, bientt, se banalise.La culture de masse, ici, joue un rle dacclra-teur. Il y a un monde, et pourtant trois ans seule-ment, entre laccueil encore largement rticentrserv LAmour avec toi de Polnareff et le suc-cs public massif de Je taime, moi non plus deSerge Gainsbourg, chanson dans laquelle leshaltements syncops de Jane Birkin fournis-sent la trame dun des succs de lt de 1969.

    Pourquoi provoque-t-on ?Les exemples qui prcdent confirment la diffi-cult pour lhistorien du culturel travailler surle thme, pourtant essentiel, de la provocation.Mais cette difficult ne tient pas seulement auconstat que la provocation se situe par rapport la norme en vigueur au moment tudi. Cemoment se caractrise aussi par un air du temps,qui lui donne sa coloration et son identit histo-rique, et la transgression emprunte aussi, biensr, cet air du temps, quelle entend subvertir.Or, cet air du temps est complexe reconstituerpar lhistorien, prcisment parce quil est faitde cet impalpable que ne dfinissent ni la normeni mme les reprsentations collectives. On ne

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    JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    reviendra pas ici sur lexemple des deux chan-sons de 1966 : cette anne-l, ce sont encore deschansons rebrousse-poil, mais dans une Francedont les sensibilits profondes changent toutevitesse. Dans une telle perspective, lhistoriendoit reprer le moment o cet air du tempsabsorbe ce quil refoulait peu auparavant. Or,une telle temporalit nest gnralement pascelle de lhistoire culturelle, dont les rythmessont combustion plus lente, et il est, de ce fait,parfois bien dlicat de reprer quel momentlinsolence devient un conformisme, et la trans-gression une attitude anodine.

    Sur un registre plus technique, et indpen-damment de la recherche des moments de bas-culement, la reconstitution attentive de lair dutemps permet aussi au chercheur de mieux ren-dre compte de la nature de la transgression qui,quelquefois, puise directement dans lactualit.Cest le cas, par exemple, quand la version heb-domadaire du mensuel Hara-Kiri publie, dansson numro 94 du 16 novembre 1970, aprs lamort du gnral de Gaulle, une couverture autitre pass la postrit : Bal tragique Colombey. Un mort. LHebdo hara-kiri estimmdiatement interdit, mais remplac ds lasemaine suivante par Charlie-Hebdo. Le baltragique renvoyait lincendie meurtrier,quelques jours plus tt, dune bote de nuit de largion grenobloise, dans lequel plus dune cen-taine de jeunes gens avaient pri carboniss ouasphyxis. La transgression, ici, ne rsidait doncpas seulement dans la dsinvolture dlibre etmoqueuse face la disparition de la statue duCommandeur, mais aussi dans la mise en prati-que de la veine bte et mchante du journal,se nourrissant dlibrment du malheur dutemps. Cest la croise dune double trans-gression que se situait lpisode du titre delhebdomadaire et lhistorien qui sen tiendrait lirrespect affich envers le chef dfunt de laFrance libre passerait ct de ce que ce titreavait de grinant.

    Une histoire culturelle renouvele, et atten-tive ces cultures sensibles dune poque et leur entremlement avec les heurs et malheursdes travaux et des jours dune communautnationale, est donc mme non seulement dereprer provocations et, plus largement, trans-gressions, mais den dgager les significationsprofondes, bien plus riches que le simple cons-tat dune barrire interdite et pourtant enjam-be. Cette histoire culturelle, en se penchantainsi sur de tels faits avrs de provocation dli-bre, pourrait dmler lcheveau et donnerun clairage neuf ltude dune priode don-ne. Instructive, par exemple, est la tentative derponse une question apparemment banale :pourquoi provoque-t-on ? La provocation tantun acte mdit et mme prmdit, rpondre cette question revient saisir le sujet tout lafois agissant et pensant, cest--dire celui quunediscipline historique, dbarrasse des corrla-tions socio-conomiques trop lourdes et univo-ques, et soucieuse de rendre compte de la com-plexit du rel, a pour objet premier. Et pourrendre compte de la riche gamme de motiva-tions des diffrentes provocations identifiables,bien des jeux dchelles sont reprables.

    Tout dabord, intervient le couple de forcesqui, classiquement, ressurgit dans toute analysehistorique : lindividuel et le collectif. Ces deuxregistres, qui naturellement sinterpntrent,sont importants pour notre sujet. Pour ce quiest de lindividuel, chaque acteur reste en pre-mier lieu un prcipit daffects et celui-ci inter-fre dans la dcision de provoquer, cest--diredenfreindre la rgle tacite ou explicite, lusagecoutumier, ou encore linterdit li aux normeset aux sensibilits dune poque, en dautres ter-mes de rcuser ouvertement le consentementautour de la rgle, de la coutume ou du tabou.Et ce, avec une intensit variable qui fait de lac-teur de la provocation un simple agitateur ou,plus largement, un dissident. Mais le prcipitdaffects est rarement le seul dterminant de

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  • LA NORME ET LA TRANSGRESSION

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    laction dagitation ou de dissidence. Lacteurest aussi imbriqu et impliqu inconsciem-ment et consciemment, donc dans un rseaude corrlations socio-conomiques et socio-culturelles. Mme sil y a sur cette question descorrlations, dbat entre historiens sur la partdu libre-arbitre et sur lintensit des corrla-tions, celles-ci existent et concernent notre su-jet. En effet, si la question essentielle reste bien : pourquoi sagrge-t-on un groupe de pro-vocateurs ? , lexistence de ce groupe nest pasrductible pour autant au seul agrgat de dter-minations personnelles et relve aussi, pour lhis-torien, de lexamen du jeu de ces corrlations.

    Mais il existe un autre jeu dchelles que lhis-torien doit prendre en considration quand iltudie la provocation : quel est, pour les provo-cateurs, leffet escompt ? Cette question, quirenvoie celle de la causalit, ouvre tout unchamp des possibles, depuis lacte gratuit jusqula recherche dun rsultat prcis. Le point com-mun entre ces possibles est quils sinscrivent enrupture, rupture elle-mme induite par la trans-gression. La marginalit affiche ou revendi-que nest que rarement une fin en soi cest lecas de figure relevant, au moins en partie, delacte gratuit , elle est une arme. Et plus quunmarginal, le provocateur, souvent, se veut unrebelle. On trouve, du reste, la mention de nom-bre de ces provocateurs dans un ouvrage rcem-ment paru, au titre significatif : Le Sicle rebelle 1.

    Existe-t-il, cet gard, des sicles ou en toutcas des priodes plus denses que dautres enprovocations ? Et, si tel est le cas, sont-ce despriodes de dstabilisation aigu ? Les provo-cations se multiplient-elles alors parce que lessocits concernes sont dj dsquilibres, lesvaleurs et les normes qui les structurent tantalors en bout de course ? En pareil cas, les pro-vocations contribuent largir des fissures dj

    existantes au sein de groupes humains djbranls. Inversement, que dire des priodesdurant lesquelles les provocations se font moinsdenses et, surtout, quelle est la nature des soci-ts et des groupes humains dans lesquels onobserve ce type daccalmie ou de rmission ? Larponse est, en loccurrence, dautant plus com-plexe que labsence de provocation peut reflterdeux configurations historiques exactementopposes. Dans un cas, la rgle est si stricte et lasituation si liberticide que la transgression esttrop dangereuse pour tre envisage dans sesaspects purement provocateurs : la rbellion sepaie alors au prix fort. Dans lautre cas, au con-traire, la rgle sest ce point distendue que laprovocation sy retrouve ltroit : dans une con-figuration permissive, ses acteurs y font figure deDon Quichotte chargeant des moulins vent.

    Le risque encouru nest assurment pas lemme dans ces deux cas de figure. Avec, de cefait, une question subsquente : la provocationimplique-t-elle forcment une prise de risque,et donc du courage ? Dans la seconde situationvoque, la transgression ne se paie ni du prix dela libert ni de celui du discrdit social. La pro-vocation peut mme devenir, dans certains cas,une forme de conformisme. L encore, le carac-tre antithtique des deux termes montre que,prcisment, quand le risque encouru disparattotalement, le mot provocation nest probable-ment plus celui qui convient. La provocationnest plus que futile (car ayant perdu sa chargesubversive) ou mercantile (elle cherche alors attirer le chaland peu de frais).

    Ce dernier constat conduit une autre ques-tion dj effleure plus haut : peut-on provoquer dans le sens plein donn ici ce verbe dans lecadre de la culture de masse ? Cette question estessentielle, tant les socits contemporainessont travailles en profondeur par les diffrentsvecteurs de cette culture de masse et relative-ment peu entraves, depuis les annes 1960,dans leur libert dexpression. bien y regarder,

    (1) Emmanuel de Waresquiel (dir.), Le Sicle rebelle. Diction-naire de la contestation au XXe sicle, Paris, Larousse, 1999.

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    JEAN-FRANOIS SIRINELLI

    la provocation y occupe une place ambigu. Laculture de masse, dans ses formes commercialesen tout cas, recherche laudience : elle doit tre,de ce fait, consensuelle. La provocation sciem-ment relaye peut, dans une telle perspective,apparatre comme perturbatrice : elle drangealors, non pas les rgles dune morale communedevenue depuis longtemps permissive, mais lesingrdients dune socit du spectacle ayantvocation demeurer fdrative. Simultan-ment, la provocation, mme si elle na plusgure ici de capacit dplacer les lignes, deve-nues poreuses et lastiques, de cette moralecommune, peut encore fournir du piquant cette socit, fonde smantiquement sur lespectacle mais aussi sur le spectaculaire, et doncfriande de sensationnel. En dautres termes,autant que de fdrer, il convient dattirer, et laprovocation peut y contribuer. Mais elle estcantonne, dans un tel cas de figure, des fina-lits bien en de de la subversion de la norme :attirer le chaland ne relve en aucun cas de latransgression.

    Y aurait-il aujourdhui, de ce fait, puise-ment de la veine provocatrice, dans des socitso les arbitrages et les quilibres se feraient dsor-mais moins entre la norme et la transgressionquentre le march et le bon ou le mauvais gotsuppos du plus grand nombre ? Les choses,assurment, sont bien plus complexes, mais unetelle interrogation confirme indirectement quetoute dmarche dhistoire culturelle portant surle thme de la provocation dbouche plus large-ment sur la question du lien social au sein dungroupe humain donn, et sur les lments qui letissent et le fortifient ou, au contraire, le disten-dent et le rompent.

    Professeur lInstitut dtudes politiques de Paris, Jean-Franois Sirinelli est directeur du Centre dhistoire deSciences Po. Il publiera Les Vingt Dcisives (Fayard, 2007),approche politique et socio-culturelle de lhistoire franaiseentre 1965 et 1985. LHistoire des droites en France, quil avaitdirige aux ditions Gallimard, vient dy tre rdite dans lacollection Tel. Il a aussi rcemment dirig le Dictionnaire delHistoire de France (Larousse, 2006).

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