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Lamortconfisquée

Essaisurledéclindesritesfunéraires

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Àmafemme,compagneaimanteetpatiente

demespérégrinationsfunéraires.

AupèreBernardBougon,s.j.,sansquicelivren’auraitpasétéécrit.

AuxbénévolesduServicecatholiquedesfunéraillesdontl’engagementouvredenouvellesvoies.

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ChristiandeCacqueray

Lamortconfisquée

Essaisurledéclindesritesfunéraires

PréfaceducardinalLustiger

C.L.D.

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Préface

Pour découvrir non pas lamortmais l’enterrement, ilm’a fallu attendre d’être nommé curéd’uneparoisseàParis,àl’âgedequarante-troisans.CardansunegrandevillecommeParis,matâchemecontraignaitàdevenirl’undesmaillonsd’unechaînedeprofessionnelslesentreprisesdepompesfunèbres.

Les hommes et les femmes de ma génération ont, très tôt, affronté dans des circonstancesdramatiques l’expérience de la mort. Quant aux rites du deuil, je n’en connaissais que lestraditionspaisiblesquiaccompagnaientlamortdeschrétiensdanslaFranced’alors.

Jeunecuré,j’aidécouvertdansuneparoisseparisiennedesurprenantesdérivesque,danslesdébutsdelamiseenœuvreduconcileVaticanII,nousespérionsmaîtriser.Enfait,ellessesontinstallées dans nos mœurs au détriment, me semble-t-il, de notre sens de l’humain. Certainescivilisationsantiques, sesont laisséesempoisonnerpar l’excèsde leurs ritesmortuaires.Notrecivilisation, au contraire, en prétendant les éliminer, permet en réalité à lamort d’étendre sonempriseentoutelibertésurlescomportementssuicidairesdesvivants.Lamortrègnemasquée.

J’arrête là ces considérations. Car ces pages de Christian de Cacqueray tracent un tableauhonnête,mesuré,réalisteetcourageuxdespratiquesd’aujourd’hui.Ellessontlefaitd’unhonnêtehommequi«connaîtlemétier».

Ilfautquevousleslisiez.Lestyleestalerteet lapenséevivementexprimée.Ilproposedesdispositionspratiquesimportantespourpermettreauxhommesetauxfemmesdenotretempsdetrouverdansleurfoietdanslafoidel’Église,parquelssignestémoigneràleursdisparusleurreconnaissanceetleuraffection,etdetrouveraussi,aveclerespectdecesmomentsdedouleur,l’apaisementdeleurdeuil.

Lesritesdedeuildel’Égliserendentàlamortdeshommessadignitéetsavérité.Ilsaidentlesvivantsàselibérerdelafascinationqu’elleexercesurnotrecivilisationquilamasque.Lafoidel’Église porte, avec le Christ ressuscité, le fardeau de notre mort. Elle offre à des famillessouventséparéesoudiviséesjusqu’enleursattitudesreligieuses,lacommuniondansl’amourreçudeDieu.

Ces pages vous intéresseront vivement, j’en suis certain. Mais, ce qui est beaucoup plusimportant,ellesvousaiderontàaffronterl’événementdudeuil,àtrouverlechemindelapaixetde laconsolationquandvousatteindra lamortde l’undesêtresquivoussontchers.Chrétiens,prêtres, diacres ou laïcs, elles vous aideront à aider vos frères en cette épreuve inéluctable etainsiàtémoignerdevotreespérance.

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CardinalJean-MarieLustiger,archevêquedeParis

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I

Neditespasàmamèrequejesuiscroque-mort,

ellemecroitdirecteurdelacommunication

Jesuisentréauxpompesfunèbresun2novembre, jourdesmorts.Jene l’aipasfaitexprès,maisjenesuispasprêtdel’oublier.Enarrivantcematin-là,j’airemarquétoutcequejen’avaispasvulorsdemesvisitesdepré-embauche:lemarbredubureaud’accueilentoutsemblableàcelui d’une pierre tombale, les costumes noirs et les mines déférentes qui vous saluent avecrespectetsurtoutlesilence.Unsilenceinhabitueldansuneentreprise.Unsilencedemort.

Ce jour-là, je suis restécloîtrédansmonbureau.Àpartquelquesvisitesd’usagepour fairevoirmatête,j’étaistropassommépourenfaireplus.Cefutunjourdevertigeetdedoute.Ilmevenait par vague le sentiment que j’avais fait la plus grosse bêtise de ma courte vieprofessionnelle.Enquittantàtrenteanslesrivagesséduisantsdumondeduconseilpourlepostededirecteurdelacommunicationd’uneentreprisedepompesfunèbres,jevenaisdeplongerdansl’absurde,l’impardonnableetsurtoutl’irrémédiable.Ilmerevenaitalorslasentenced’unevoixamie:«Siturentreslà-dedansàtonâge,tun’ensortirasplus.»

Bienvite,danslesdînersenville,onallaitsechargerdemerenvoyerlecomiqued’unetellesituation.Avecquiallais-jedonccommuniquer?Aveclesmorts,sansdoute,cesclientscaptifs,bienenferméscinqpiedssousterreouréduitsencendres?Ouserait-ceaveclesfutursclients,aufondtouslesvivants,tellementtentésparuneoffresialléchante?

Dessoiréesentreamis,j’enaigâchédesdizainesavecunteljob.J’aidécouvertcombienlamort fait peur, mais aussi combien elle fait parler. Des personnes amies ou inconnues m’ontdéballé,entrelapoireetlefromage,leshistoireslespluspersonnellesd’obsèques,dedernièresvolontés ou de brouilles familiales. D’autres voyaient au contraire le côté singulier, presquebranchéd’unetelleactivité.Ainsi,lerédacteurenchefd’unmagazineféminin,àquijerévélaisqu’aucoursdel’annéequivenaitdes’écouleronavaitenregistréundéficitdemortalité,sevoyaitdéjàsignantunéditorialsurlesmortsquinemeurentplus.

La réflexion laplus irritanteetpourtant laplussouvententendueconcernait lemarchéde lamort:«Aumoins,iln’yapasdechômagedanscemétier,tuessûrd’avoirtoujoursdesclients»me disait-on. Outre que cette réflexion était toujours teintée d’une bonne dose d’ironie, il se

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trouvequ’elleétaittoutbonnementfausse.

Silasociétéquivenaitdem’embaucheravaitbesoind’undirecteurdelacommunication,c’estjustementparceque lesclientsse faisaient raresetque lespancartes :«Laconciergeestdansl’ascenseur » signées pompes funèbres Durand avaient vécu. Il me revenait donc la tâche dedémontrer que, dans la mort comme ailleurs, les techniques modernes de la communicationpeuventstimulerlademande.Or,jeconfessequejel’aicru.Certes,latâcheneseraitpasfacile,maisc’estjustementlàqu’allaitêtrel’intérêtetleméritedemontravail.

Ce2novembres’achevapourmoiparlavisiteimpromptued’unpetitboutdefemmebrunequipoussamaportepourmedireavecunlargesourire:«Undirecteurdelacommunicationquirestelaportefermée,c’estpasbonsigne.»J’étaisprévenu,jen’avaispluslechoix,ilfallaitplonger.

Devant moi s’ouvraient alors deux voies : soit je me laissais enfermer dans un rôle detechnocratedespompesfunèbres,loindesréalitésduterrain,soitaucontrairej’allaisaucontactdeshommesetdesfemmesdumétierenacceptantdecôtoyerlamort.Là,eneffet,estlagrandedistinctionauseinmêmedecettecorporation:d’uncôté,ilyaceuxqui,àforcedepromotionsinternes, ont réussi à s’éloigner de ces réalités ; de l’autre, il y a le prolétariat funéraire, cesouvriersauxmainsrugueusesquivont,chaquejour,transporternoscorpsinertes,làoùlamortlesafauchés.Cesonteuxdontlesfemmesselaissenttoucheraveceffroienpensantauxdépouillestransportées dans la journée.Ce sont eux dont les enfants n’osent avouer à leurs camarades laprofessiondeleurpère.C’estpourquoibeaucouprêventqu’unjourilsaccéderontaubureaudespompesfunèbres,làoùl’onmanielacalculetteetoùl’onporteunecravate.

Pourtant, plus quedansn’importe quelle autre activité, ce sont les ouvriers qui incarnent lemieuxlanoblessedesmétiersdelamort.Parleurtravail,notresociétén’estplusconfrontéeàcesréalitésqu’elleatantdemalàassumer.J’enaiconnuquiexerçaientcetteactivitéprofessionnelledepuisplusdetrenteans.Trenteansdemisesenbièreetdefermeturesdecercueils,trenteansàremonterlesalléescentralesdeséglisesuncercueilsurl’épaule,trenteansàcôtoyerlapeinedesautres en ayant l’air désolé et impuissant. Il y a commeune injustice sociale de ne pas rendredavantagehommageàceshommesquiassumentcequenousnesavonsplusassumer.

Quelquessemainesaprèsmonentréeauxpompesfunèbres,jemedécidaidoncàpartir«surleterrain ».Seul auvolant demavoiture, jemedirigeai vers unegrandeville oùm’attendait unmonde inconnu qui m’angoissait. Sur place, je n’aurai pas le droit d’exprimer la moindreréticence,lamoindreémotion.Ilfaudrafairecommesitoutcelam’étaithabituel.Nesuis-jepasdevenuundesresponsablesd’unegrandeentreprisefunéraire?

Passées les présentations et les visites d’usage, je me souviens avoir été propulsé, sanspréparation, dans la réalité la plus dure. Sans unmot d’avertissement, très naturellement,monchaperonpoussalaportedulaboratoiredufunérariumquenousvisitions.Surlemoment,jevisdes hommes en blouse blanche qui s’affairaient autour d’une table. Puis progressivement, jedécouvriscequisepassait:onétaitentraindeprocéderàlamiseenbièred’unejeunefille,dedix ans à peine. À ses côtés, gisait une femme atrocement mutilée. L’une et l’autre étaientmanifestement liées dans ce destin atroce. Chancelant, mais ne le montrant pas, mon regardinterrogateur cherchait celuidudirecteurde l’établissement.Enquelquesmots ilme résuma la

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terrible réalité : happées par un train, fauchées en pleine vie, lamère et la fille n’avaient pus’échapperde leurvéhicule.Leshommesqui assuraient ce travail le faisaient avecune infiniedélicatesse.L’und’euxpoussait degrands soupirs, signifiant ainsi sa révolte devant l’injusticed’unteldrame.Pendantce temps,unautre tentaitderecomposer levisagede lamère,déforméparlacollision.

Ces corps étaient là, entre desmains anonymes, dans un local fonctionnel.Quelques heuresplustard,jedécouvriraiàlaunedujournalrégionalunephotograndformatdecefaitdivers.Ilyavait là commeun résumédenotre façondevivre lamort : d’un côtédesprofessionnelspouréviteràlasociétéd’êtreconfrontéeàuneréalitéqu’elleocculte,del’autredesmédiasquisefontl’écho,jusquedanslesdétailslesplussordides,dumoindreévénementmortel.

End’autrestemps,passilointain,cespauvresvictimesauraientétél’objetdessoinsdemainsféminines,voisinesoureligieuses,avantd’êtreveilléesparleursproches.Aulieudecela,devantmoi,deschariotsenferblanc,descasesréfrigéréessousdesnéonsblafards.

Desmères,cejour-là,aurontsansdouteimaginé,enfrissonnant,lesderniersinstantsdecettefemmevoyant, impuissante, le train s’avancer vers elle.Certaines auront cherché dans le récitjournalistiquequelquesdétailspoursepersuaderquetoutcelaauraitpuleurarriveràelles,quec’estvraimentlafatalité,quelavienetientqu’àunfil.Cesmortsaurontétédansbiendesesprits.Etpourtant,malgrécetélandesympathiepourlesvictimesdecedrame,lesdeuxcorpsrestaientlà, isolés dans la froidure de cette pièce sans âme, entre ces mains professionnelles,respectueuses,maisdésespérémentanonymes.

Dans le jeudes regardsqui suivitmon entréedans la pièce, je perçus l’étonnement demescollèguesdevoiruncadreparisienvenirseconfronteràleurquotidien.«Ilnedoitpasêtredéçudesonaudace»,ont-ilspeut-êtrepensé.Àmoinsquemaprésenceaitété,poureux,unsignedelareconnaissancedontilsonttantbesoin.

Cejour-là,autermed’unpériplequimeréservaitd’autreslaboratoiresauxlumièrestoujoursdésespérémentblafardes,jetentaisunequestion,uneformuleanodineàproposdeladuretédecesmétiers:«Celanedoitpasêtrefaciledefaireçatouslesjours».Enprononçantcesmots,jelesregrettaisdéjà.Moileresponsable,legradé,jenedevaisrientrahirdemonémotion,jedevaisfairecommesitoutcelam’étaitnaturel.Àquoibons’épanchersijeveuxêtrerespecté?Pourtant,jefusviterassuré.Àl’évocationdeladuretédumétier,moninterlocuteuracquiesça,maispourd’autresraisons:«C’estvrai,medit-il,c’estdurd’êtretouslesjourssurlesroutes.»Incrédule,jeprisconsciencedel’abîmequinousséparait.Ilmefaudraitdonc,pourintégrerlacorporationdes professionnels de lamort, faire de tout ce que j’avais vu au cours de cette journée, monordinaire, une sorte de banalité qui n’atteindrait pas mon émotivité. Alors j’aurai franchi lafrontière qui les sépare du reste de la société.Alors je serai de ceux pour qui lamort est unquotidien.

Malheureusementpourmoi,àcela jenesuis jamaisarrivé.Aupointque jemesuissouventinterrogé sur l’utilité qu’il y aurait à créer des lieux de parole pour les professionnels dufunéraire?N’auraient-ilspasainsilapossibilitédedéchargerleursespritsderéalitéstropduresàporterseuls?Fallait-ilabattrecemurdusilencequiempêcheesouvriersde lamortdedire

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leurssouffrancesprofessionnelles?Cettehypothèsen’estenréalitémêmepasenvisageable.Bienquel’alcoolismetoucheencorecertainsdeceuxquiexercentcesmétiersdepuislongtemps,ilestde l’ordre de la fiction d’imaginer qu’un jour, des groupes de professionnels du funérairepartagerontensemble,ou raconterontàdespsychologues laduretéde leurquotidien.Unanciencollèguem’aditunjour:«Situveuxlesmettretousparterre,continuesurtonidée.Cequel’onfaiticiestdur,c’estunfait,maisàquoibonmettreledoigtdessus,obligerlesgensàledire?»

Ceconstat tientbeaucoupau faitque le funéraireest traditionnellementun secteurmasculin.« Porter un défunt en terre », l’expression traduit combien la force physique est à la base duservice rendu. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à constater l’état dedélabrement desdosdesplusanciensprofessionnels.

Unjourj’airencontréunprêtrequi,avantd’entrerauséminaire,avaitfaitlechoixcourageuxde se faire embaucher pendant plusieurs mois comme porteur dans une entreprise de pompesfunèbres. Il en avait retenu, plus que toute autre chose, la lourdeur des cercueils. Il pouvaitévoquer avec précision, comme si cela pesait encore sur ses épaules, tel défunt de fortecorpulence,décédéparmalheurausixièmeétaged’unimmeubleàlacaged’escaliersiétroite.

Trivialesauxyeuxdenotremonde,lesréalitésdelamortnesont-ellespas,enfait,unfermentd’humanité?Toutdécèsestsourced’altérité.Sesmanifestationssontcrues,repoussantesmême.Nulcorpsvivantn’échappeaucyclequimène,parlamort,àladécompositioncharnelle.C’estlàune caractéristique importante de la vie. Que la société s’en protège, est bien normal. Maisqu’elle tente d’en nier jusqu’à l’existence, constitue une forme de violence socialedéshumanisante.Avoirprofessionnalisétantdesgestesquientourentlamortestunecommodité,maispasunprogrès.Etpourcellesetceuxquilesassumentchaquejour,ilestbiendifficiledenepassombrerdansl’endurcissement.C’estmêmeuneconditiondesurvie.

Personnellement, dema première immersion dans le quotidien funéraire, je ne fis guère derécitàmonentourage.J’aivitecomprisquepeudegensautourdemoiimaginaientquejepouvaisvoir desmorts dans le cadredemon travail.Étant donnéesmes fonctions, celanepouvait pasm’arriver, cette épreuve ne pouvait pasm’être infligée.D’ailleurs, je n’étais pas croque-mort,maisdirecteurdelacommunication!

Leshommes et les femmesqui travaillent auxpompes funèbresont des façonsd’être et desrites qui sont à eux. Leur onctuosité légendaire est en réalité une manière de s’adapter à unenvironnement souvent pesant.Lorsque l’on est à longueur d’année confronté à la peine et auxquestionslesplusintimesd’inconnus,ilestbiendifficilederestersoi-même,d’êtrenaturel.Onne peut pas non plus feindre de pleurer avec les autres, ses clients. Alors, on essaie toutsimplement d’être gentil, parfois jusqu’à l’excès. Dans bien des cas, on se compose unpersonnage.Lenaturelestrare.

L’argentestàl’évidenceundérivatifpuissantdanslesprofessionsfunéraires.Engagnerestunobjectifquiaideàsupporterlequotidien.Envisitantlesbureauxdepompesfunèbresj’aiapprisàmeplieraudialoguetraditionneldelaprofession:

« Alors,Monsieur Dupond, comment va l’activité ? » (comprenez : combien de décès ces

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dernierstemps?)

« C’est très moyen en cemoment. Lemois dernier a été bon.Mais depuis, c’est plus quecalme»,cetteréponseétantfaiteavecunaird’inquiétudecomparableàceluid’unagriculteurquivoitsesculturesdépérirfautedepluie.Ainsi,commeleditl’adage,lemalheurdesunsfaitbienle bonheur des autres.Demêmeque les préoccupations des pompes funèbres ne seront jamaiscellesducommundesmortels.

Enterrerunnotable,unepersonnalitéconnueàl’échelond’unecommuneoudupays,estcequiréjouit leplus lespompiersfunèbres,commeilsaimentàs’appeler.C’estalorsque l’ongagneses galons, que l’on acquiert ses références. On dit d’un confrère « qu’il a fait tel ancienministre»,cequisignifiequ’ill’aenterréetqu’iladoncsuassumercequecetteactivitérecèledeplusprestigieux: leprotocole.Lasimpleévocationdecetart imposelerespect.Raressontceux qui en ont fait une spécialité,mais lorsque c’est le cas, ce sont des seigneurs, plongés àlongueurd’annéedanslachroniquemondaineetlestrombinoscopes.

Plusétonnantencoreestlapersistance,auseinmêmedecetteprofession,d’uneformededénidelamort.Bienqu’onlacôtoietouslesjours,ilestparfoistaboudelanommer.C’estainsiqu’unjour,jemesuisfaitvertementcritiquerpardescollaborateurspouravoirannoncéledécèsd’unsalarié de notre entreprise en écrivant dans une note interne : «Monsieur Jacques estmort. »Stupéfait, je découvris qu’au lieu de cette formule jugée violente et déplacée, il aurait étépréférabled’écrire:«MonsieurJacquesnousaquitté.»Àforcedetravaillerdansunmondequinie lamort, lesprofessions funéraires se sontdoncelles-mêmes imprégnéesdescodes sociauxambiants.

Dans mon parcours initiatique, les voyages à l’étranger m’ont aussi beaucoup appris. EnEurope et en Amérique du Nord, j’ai découvert une étonnante variété de rites funéraires. Lepremier de ces déplacements me mena en Grande-Bretagne. C’était juste après Pâques. Àl’aéroport,jefusaccueilliparunresponsablelocal,filsetpetit-filsde«funeraldirector».Toutenluiexprimaituneopulencetranquille.AssisdanssoncoupéJaguar,nousétionssibasquejemesouviensavoirdécouvertunLondresdifférent,vuàlahauteurdestrottoirs.

Pendantceséjour, jepenseavoirvuplusd’Anglaismortsquevivants.Lelongweek-enddePâques justifiait une telle accumulation de défunts dans les locaux des pompes funèbres.Cettecirconstancenefitqu’accentuerlesentimentd’horreurquim’habitatoutaulongdemonpériple.Lafrontière,normale,entrelecôtépublicdesétablissementsetlecôtéprofessionnelserévélaitêtre un mur, presque une montagne. D’un côté, des équipements pour la plupart propres etaccueillants, de l’autre desmorgues douteuses où s’empilaient les défunts. Était-ce le fruit dulégendairepragmatismebritanniqueoud’unementalitéprotestantequinégligerait ledéfuntpourne s’intéresser qu’aux vivants ? Toujours est-il que la vision de ces pièces réfrigérées, noncloisonnées, où l’on découvrait d’un seul coup d’œil une bonne vingtaine de corps inertes, futpourmoiuneépreuve.Dansleslaboratoiresmitoyensontraitait,commeàl’abattoir,descorpsàlachaîne,toutcelanonloinduparkingdesvéhiculesoùd’autresmainsexpertesvidangeaientetresserraient les boulons. C’était technique, déshumanisé et choquant. Et en même temps, jedécouvrisenGrande-Bretagne,unemortplusnaturellementprésentedans le tissuurbain,grâcenotammentàcessalonsfunéraires,disséminésdanslesvillesentrelePubetleBookstore.

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Finalement,pourlapremièrefoisdansmacourtecarrière,j’osaisdéclinerlaénièmevisitedelaboratoirequim’étaitproposée,etmeréfugiais,sanscomplexe,danslaJaguar«ras-le-bitume».

Il y aurait encore bien d’autres singularités à évoquer parmi celles repérées au long de ceparcours initiatique : de l’arbre deNoël des enfants, où les cadeaux arrivent en corbillard, enpassantparlegadgetd’entrepriseenformedemètre.Biendeschosessontpiégéesdansunetelleactivité.Et pourtant, j’étais devenu le directeurde la communication, celui dont l’activité étaitcenséeredonnerdescouleursàl’entreprise!

Dansunpremier temps,nousavonstenté lerecoursà lapublicité.Lesdonnéesduproblèmen’étaient pas simples. Pouvait-on avoir recours auxmédias les plus puissants, sans risquer dechoquer un public fort peudésireuxde se voir proposer une imagedemort entre les couches-culottes et les yaourts ? Le tout dans un contexte social très hostile aux sociétés de pompesfunèbres?

C’estalorsquej’airéalisé,encombattantmesproprestimidités,quelemondedelapublicité,amateurdecoups,voyaitenlamortledernierdestabousàabattre.Autrementdit,quepourlesplus grandes agences françaises, faire de la publicité pour une entreprise de pompes funèbresseraitunmoyendemontrerleurtalentcréatifettouteleursensibilité.

Car,danscetteaffaire, lamoindre fautedegoût risquaitdeproduire l’effet inversedeceluirecherché.

Pourmoi,leplusdélicatnefutpasdestimulerlesprestataireschoisis,maisplutôtdefreinerl’ardeurdemescollèguesqui,voyants’ouvrirlapossibilitédemieuxsefaireconnaître,rêvaientdevanterdansunspottélévisélesméritesdeleurgammedecercueils!

De cette expérience, je n’ai retenu que l’étonnant écho que les médias lui ont donné. Enquelquesheures,pratiquementtouslesjournauxtélévisésontdiffusélespotquenousvenionsderéaliser.Lapresseasaluélesigneconcretd’uneévolutiondesmentalités.Eneffet,dixansplustôt,unepremièretentativedepublicitépourlespompesfunèbresàlatélévisionavaitétéinterditeparleBureaudeVérificationdelaPublicité!

Pourmapart,sijesentaisquenousavionsfaitlàunbeaucoup,l’avenird’unetelledémarcherestait aléatoire. Passé l’effet positif d’une première réussie, la publicité ne pouvait pasdurablement améliorer l’image d’une profession associée à l’événement le plus révoltant del’existence.

Aufildu temps,passéescespremièresexpériencesréussies, j’aiprogressivementdécouvertquelaquestiondelamortdanslasociétéfrançaiseétaitàuntournant.Jeseraismêmetentédedatercetournant.L’agonieduprésidentMitterrand,lafaçondontlemonarquerépublicainassocialesFrançaisàsafindevie,donnaànotresociétél’occasiondepasseràunenouvelleétapedansl’histoiredesonrapportàlamort.Biensûr,cettehistoiren’estpaspropreàlaFranceetconcernel’Occidenttoutentier.Maisc’estbienàcemoment-làquelamort,lavraie,commençaàinvestirledébatpublicetà inspirerdenombreuxécrivainsetcinéastes.Lamort intime, le livredeMarieHennezel,récemmentadaptépourlecinéma,futunbestsellerentièrementconsacréàdesrécits

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d’accompagnementsdemourants jusqu’à leurderniersoupir.LapréfacedeFrançoisMitterrandrestepourmoiune formidableadmonestationàunmondequi, en refoulant lamort ignorequ’il«taritlavied’unesourceessentielle»[1].Leparadoxeapparentd’uneviequiauraitbesoindelamortpourêtreforteetfécondearésonnéenmoicommeunappelàl’action.Puisquemamission,àbiendeségardsabsurde,étaitdevanter lesméritesd’uneentreprisedepompesfunèbres,peut-être pouvais-je en faire une occasion de nourrir et d’amplifier le débat public sur lamort. Etmême si cette démarche avait des arrière-pensées commerciales, elle ne serait peut-être pasdénuéed’effetspositifs.

Caràl’évidence,autournantdesannéesquatre-vingtdix,laFranceétaitmûrepourqu’onluiparle de la mort. Comme souvent, la demande a d’abord émané des corps intermédiaires,différemmentconcernésparcettequestion.Soignants,élus,représentantsdescultes,ontmanifestéuneattente,parfoisétonnante,d’entendreetdeparticiperàuneréflexionquilèvelevoilesurlafaçondontnotresociétéaccompagnelafindevie,lamortetledeuil.

Trèsvite lesentreprisesdepompesfunèbresontcompris l’intérêtqu’ilyauraitpourellesàdevenir actricesdecette réflexion.C’est ainsique j’ai étéamenéàorganiserdesconférences-débats à travers laFrance sur cesquestions.Or, avecune telle affiche, nous avons rempli dessalles que peu de personnalités politiques parviennent à remplir. Au total ce sont plusieursdizainesdemilliersdepersonnesquisontainsivenuesentendreparlerdelamort,prendremieuxconsciencedetoutcequisefaisaitdansleurvilleautourdecettequestion.Àchaquefoissurlatribune, des acteurs des soins palliatifs, des psychologues, des représentants des cultes et despompesfunèbresévoquaientleurcombatpourhumaniserlamort.

Danschaquevilleoùnousavonsorganiséunteldébat,mêmedanslespluspetites,nousavonstrouvé une mêmemobilisation autour de la fin de vie et du deuil. Jamais nous n’avons eu lamoindredifficultéàidentifierlesleaderslocauxsurcesquestions.Hommesoufemmes,nouslesavons trouvésauxavant-postesd’uncombat engagédepuisplusieurs annéespourmobiliser lesénergiesautourdecesétapesdelavie.

Àchaquefois,enanimantcessoirées,j’aipumesurerlaqualitéetlasincéritédel’engagementdecespersonnes.Pourtoutlemonde,communiquersonexpérience,mêmesouslabannièred’uneentreprisedepompesfunèbres,comptaitbeaucoup.Ilsétaientlàpourtémoignerafinderepousserlescepticismed’unepartieducorpsmédical,pourquil’accompagnementdesmourantsn’estpasunepriorité.

Le public de ces soirées était étonnamment jeune et féminin. Composé principalement desoignantes (infirmières et aides-soignantes), il communiait intensément à l’évocation desexpériences d’accompagnement. Chaque soir, au terme du débat et après avoir répondu auxnombreusesquestionsdelasalle,unsentimentd’étonnementselisaitsurlesvisages.Nousavionspassédeuxheuresàévoquerlamortsansqu’unseulinstantnotreintérêtneserelâche.Malgréladiversité des opinions et des croyances, un profond respectmutuel caractérisait nos échanges.Mêmeladélicatequestionde l’euthanasieetsonactualiténeparvenaientpasà troubler lapaixquirégnaitaucoursdecesrencontres.

De la profusion des témoignages entendus, j’ai retenu particulièrement ceux des personnes

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travaillantengériatrie.Dufaitdel’allongementdeladuréedelavie,lesconditionshumainesdecetaccompagnementontbeaucoupchangéaucoursdesdernièresannées.Àprésent, ce sontdeplus en plus souvent des personnes du quatrième âge qui entrent enmaison de retraite. Aprèsavoir épuisé toutes les possibilités de maintien à domicile, elles consentent à un ultimedépouillement,alorsqueleurconditionphysiquenecessedesedégrader.L’évocationdecesfinsde vie loin de toute attache familière a de quoi donner le vertige si l’on considère qu’ellesconcerneront,àl’avenir,deplusenplusdepersonnes.

Prisparl’échoquerencontraitnotredémarche,jen’aisansdoutepasassezmesuréladistancequipourtant secreusaitentre ledireet le faire.Entre labellepromessedenosdiscourset lesmécaniques commerciales, de plus en plus à l’œuvre sur le terrain, le fossé se creusait. Mafrustrationdenepouvoirmettreenœuvre lesvaleursquinousanimaientnecessaitdegrandir.Mais que faire ? À quoi bon écouter ses utopies ? Les forces économiques en présence et leniveaudedé-ritualisationétaientsigrands,qu’ilmesemblaitvaindecroirequel’onpourraitunjourchangerquelquechose.

C’estàceconstatquejesuisarrivélorsquelehasarddesrencontresm’apermisdedécouvrirquedesresponsablesdel’Églisecatholiquesouhaitaientdepuisdesannéesprendreuneinitiativedansledomainefunéraire.Àleurcontact,j’entrevislapossibilitéd’exercerlemétierdepompesfunèbres, non plus en faisant de l’enrichissement d’actionnaires l’objectif premier, mais enredécouvrant,aunomdel’Évangile,touteslesrichessesduservicedespersonnesendeuillées.Enplusdel’immensetravaild’accompagnementassuméparlesparoissesetdansleshôpitaux,nouspourrions assurer, dès l’annonce du décès, le service de l’organisation des obsèques. Desperspectivesmobilisatricess’ouvraientalorsdevantnous.Sansdoutelecheminseraitrude,maislefaitdecontribueràredonnerdusensauxservicesfunérairesvalaitmieuxquelesattraitsd’unecarrièretoutetracée.

Endécidantdequitterl’entreprisedepompesfunèbrespourlaquellejetravaillaispourcréerleServiceCatholique desFunérailles (SCF), sur lequel je reviendrai à la fin de ce livre, j’aisuiviuneintuitionquejecroisjusteetprofonde.Pasunesecondejen’aipensé,enagissantainsi,trahiruneprofessiondontj’admirelesensdudévouementetduservice.Aucontraire,jeviscettedémarchedansunespritdefidélitéàunidéalquis’estforgéaumilieudeshommesetdesfemmesquilacomposent.NotreactionauseinduSCFn’estpasopposéeàlaleur.Elleentendcontribuerà retrouver les chemins d’une ritualisation de la mort qui apporte la paix à l’hommed’aujourd’hui.Or,ilnepeutqu’enrésulterunerevalorisationd’uneactivitéquienacruellementbesoin.

1]Lamortintime.MariedeHennezel,RobertLaffont,1995.

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II

Lamortobscène

«Depuis lehautMoyenÂge jusqu’aumilieuduXXe siècle, l’attitudedevant lamortachangé,mais silentementque les contemporainsne s’en sontpasaperçus.Or,depuis environun tiersde siècle,nousassistonsàunerévolutionbrutaledesidéesetdessentimentstraditionnels;sibrutalequ’ellen‘apasmanquédefrapperlesobservateurssociaux.C’estunphénomèneenréalitéabsolumentinouï.Lamortsi présente autrefois tant elle était familière va s’effacer et disparaître. Elle devient honteuse et objetd’interdit.»

PhilippeAriès

LedécèsdematanteThérèsefaisaitremonterenmoi,tandisquejemerendaisàsesobsèques,unefouledesouvenirsheureux.Cependant,àmesurequemem’approchaisdel’adressequel’onm’avaitindiquée,unequestionm’intriguait:pourquoiétions-nousconvoquésdansunfunérariumpour célébrer l’adieu de cette femme catholique, fidèle tout au long de sa vie à la foi de sesancêtres?

Je me souviens avoir tourné longtemps avant de trouver, au cœur d’une zone dite« d’activités », ce bâtiment médiocre aux allures d’entrepôt, perdu entre des immeubles debureaux, au milieu d’allées désespérément désertes. Pas le moindre signe de vie alentour.Finalement, après un temps d’hésitation, je me résolus à garer ma voiture et à marcher versl’établissementdespompesfunèbres.

À l’intérieur, je découvris avec effarement la dure réalité : l’assistance relativementnombreuseetmajoritairementcatholiquen’auraitpasd’autrelieupourseréunirquel’étroitsalonoùétaitexposéematantedanssoncercueil.Cettepièce,aufaux-plafonddélabré,nepouvaiteneffetrecevoirqu’untiersdeceuxqueledeuilavaitrassemblés.Plongésdansunesemi-obscurité,nousnepouvionsquenousagglutinerdansunepiècesanschaleurnivaleursymbolique,techniqueparnature.Unhommeenblouseblanchepassaitrégulièrementlatête.Saprésenceapportaitàcelieuindéfinissable,unenotederespectabilitéquirappelaitl’hôpitaloùpourtantnousn’étionspas.

Chacund’entrenoussemblaithésiter,sedemandant,enunlieusiprofondémentinapproprié,àquellecérémonienousétionsconviés.Auboutd’unmoment,lorsqueceux,restésdehors,eurentcomprisqu’ilsneverraientnin’entendraientrien,unprêtreenaubeapparut.L’homme,depetitetaille, l’air jovial, commença à parler. Ce n’était pas véritablement une prédication,mais unesorted’évocationchaleureused’uneviedontilnesavaitrien,maisdontilsedoutait,sanstropde

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risque,qu’elle avait étépleinede lavolontéde faire lebien,mais aussi sansdoutede lapartd’ombre présente en chacun de nous. Il faisait preuve, dans son propos, d’une connaissancecertainedelapâtehumaineetd’unhumanismetout-terrain.Lafoin’enétaitpasabsente,maisellepassaitdavantageparl’évocationdespetiteschosesdelaviequeparl’affirmationdesdogmes.Aufond,sondiscoursépousaitlescaractéristiquesdulieu:insignifianceetstandardisation.

Nousassistionsàcequel’onacoutumed’appeler«unepetitebénédiction»,c’est-à-direuneversionsimplifiéeduritecatholiquedesfunérailles,uneversionavanttoutcommodepourtoutlemonde, car limitant les déplacements. La présence du prêtre assurait une dimension religieuseminimum.Lecorpsdematantepouvaitàprésentpartirpour lecrématoriumafind’yêtrebrûléconformémentàsavolonté.

Cettepremièreexpérienced’obsèques familialesdansun funérarium,me laissaun sentimentamer. Nous n’avions pas trouvé, pour célébrer l’adieu à une chrétienne, ayant pratiqué sa foijusqu’àsamort,unlieuquiaitdusens,quiexprimelatranscendancedeDieu.J’ignorelesraisonsquiontconduitàuntelchoix,maisjesensprofondémentcombienilmanifesteàluiseulunepertedusensdesfunéraillescommel’Églisecatholiqueproposedelesvivredepuisdessiècles.

Jeme souviens aussi que cet adieu fut sauvé de l’indigence lorsque l’un de nous, non sanshésitation, eut le courage de prendre la parole. Personne ne l’avait invité à le faire. Aucunprotocolen’enavaitprévulemoment,maisunevoixsefitpourtantentendre.

«JevaisvouslirequelquesmotssurlaviedeThérèseetlessouvenirsquejegarded’elle.»Commença alors, dansun stylemerveilleux, le récit coloré des petits détails de l’existencedenotre chère disparue, de ses goûts et de ses manies, mais aussi de son courage et de sonabnégation, sans oublier son humour caustique. Nos visages s’éclairaient d’un sourireirrépressible. C’était bien elle que ce récit faisait revivre dans nos cœurs. En un instant, lesannées du grand âge vécu commeun naufrage, s’effacèrent.Nous retrouvions alors la sœur, lamère,lagrand-mèreoulatantequ’elleavaitétépournous.Cesminutesd’émotion,récitinachevéde la vie d’un être aimé, comblèrent le vide laissé par cette cérémonie. En cela aussi notrerassemblement rejoignait les comportements d’aujourd’hui : dans la mort comme en bien desdomainesdel’existence,l’émotionestpréféréeauritetraditionnel.

La traditionqui fonde les rites funérairescatholiques, reposed’abordsurundéroulemententroistemps:laprièreaulieuoùledéfuntrepose,lacélébrationparoissialeetledernieradieu,aucimetière.

Ceparcoursaeneffetlavertuuniverselled’ouvrir,àtraverssesdifférentesétapes,lechemindu deuil. En quelques heures, les proches du défunt sont ainsi invités à en vivre un condensé.Leurs sens à vif percevront beaucoup de choses, jusqu’aux plus petits détails. Les parolesprononcées, lesvisages rencontrés, les lieuxmarqueront leurscœurset resterontgravéseneuxpourlongtemps.

Dansceparcoursrituel,ilyad’abord,autourducorpsdudéfunt,letempsdeveille.Ilpermet,pourceuxquileviventaujourd’huiencoreàlamaison,untempsintimedefaceàfaceavecceluiqui n’est plus.C’est aussi pour tous ceuxqui revoient le défunt, uneoccasion très concrètede

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confrontation avec la réalité de la mort. Un vieil adage populaire ne dit-il pas que : « Lameilleurefaçondenepasrêverd’unmort(évocationante-freudiennedecequepeutêtreundeuilnonfait),c’estde l’embrasser»?Etdefait j’aisouvent remarqué tout lebienque laprésenced’undéfunt,restéouramenéchezluijusqu’aujourdesesobsèques,faisaitàsesproches.Alors,lorsquevientlemomentdelafermetureducercueil,autermedeplusieursjoursdecelongfaceàface entre le défunt et lesvivants, règne souventunepaix extraordinairemêlée au soulagementdiffusdevoircetteétapes’achever.Ainsi,cettejeunefemme,lesyeuxrougisparleslarmesetlesnuitsauchevetdesadéfuntemèreprononçaà la fermetureducercueilun« ilétait temps»enformed’accomplissement.

La célébration paroissiale, dans la maison de Dieu, symbolise la dimension publique etcollectivedetoutdeuil.Lamortd’unêtrehumainn’estjamaisl’affaired’uneseulepersonneoude sa seule famille. Elle concerne la collectivité humaine. C’est ce que manifestait, dans lacommunautévillageoisetraditionnelle,aupassagedesconvoisfunèbres,legestederespectquelepassantfaisait.C’estcequemanifestent,jusqu’àl’excès,lesloisetlesrèglementsquientourentles opérations mortuaires. Et c’est ce que contribue à manifester, encore aujourd’hui, lacélébrationparoissialedesfunérailles.L’églisedequartier,connuedetous,accessibleàtous,lieudeviedelacommunautéchrétienne,jouedanslescirconstancesd’undeuilunefonctionsocialeuniverselle et irremplaçable. Elle permet le rassemblement le plus large, le plus ouvert. Demême,laprésencededéfuntsdansleséglisesoffreànotresociétélespectacledevenufortraredelavraiemort,pardistinctionaveclamortmédiatiquedontnoussommesrepus.

Enfin, vient le cimetière, lieu de la dernière étape, du dernier adieu. Il assure la fonctiond’assignationindispensableauritefunéraire.Aucimetière,ledéfuntn’estpasaumilieudenous,lesvivants.Ilasaplace,àdistance,làoùsevitlesouvenir.L’adieuaucimetièreannoncecetteétape,alorsencoreinimaginable,oùl’onpourravivreànouveaudanslesouvenirapaisédumort.

Or,cedéroulemententroistemps,entroislieux,traditionchrétiennetoujoursbénéfiquepourl’hommecontemporain,estaujourd’huideplusenplussouventremisencause.Etducoup,c’estlebénéficemêmeduritefunérairequiestatteint,diminué,voireannulé.

Pourquoienvient-onàréduireledéroulementdecerite,àencomprimerletemps,lesétapes,àtoujoursrationaliserdavantage,enunmotàl’appauvrir?Àl’évidencelescausesnemanquentpas:lerythmedelaviecontemporaine,lesliensfamiliauxdistendus,ladiminutiondelapratiquereligieuseetlarechercheduplusgrandgaindesentreprisesdepompesfunèbressontdemoinsenmoinsconciliablesaveclesexigencesrituelles.

Il ne faut plus dire que 80 % des obsèques se déroulent dans un édifice cultuel. Cetteaffirmationestfausse.Siunegrandemajoritédesfamillesendeuilcontinueàdemander«quelquechosedereligieux»,cequelquechoseprenddesformesdeplusenplusvariées.Etderrièrecettediversification des lieux et donc des modes de célébration des funérailles, se cache unappauvrissementconstantdesrites.

«Les ritesde lamortpossèdentdansunecommunautéunevaleur insigned’identité»disaitl’historiendelamortenOccident,PhilippeAriès[2].Alors,appliquéeàl’époquequenousvivons,quenousenseignecetteaffirmationsurnotresociété?

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Lepremierconstatestquenousnesavonsplusquoifairedenosmorts.Singulièreépoquequecelleoù,richesdetantdeprogrèstechniques,dansbeaucoupdedomaines,noussommesarrivésàce stade où la mort d’un proche nous place dans la plus grande des perditions. Que faire ducorps?Nerisque-t-ilpasdesedécomposerrapidement?Etsilesenfantsvoyaientlemort?Nerisquent-ilspasd’êtretraumatisés?

Unenuit,auxalentoursdequatreheuresdumatin,j’aientendulavoixangoisséed’unamidontlagrand-mèrevenaitdemourirchezlui.Laveille,ilsavaientpasséunesoiréefamilialeagréable,sans lemoindresignede fatigue.Dans lanuit,des soupirs répétés,venantde lachambrede lavieillefemme,lesavaientalertés.LeSAMUn’ayantpularéanimer,l’équipemédicaleconstataledécèsavantdeseretirer.Ilestvraiquel’onn’hospitalisepaslesmorts.

Etvoilàmonami,hommeavisé,occupantuneplaceimportantedanslasociété,melançantunappelausecours.«Lecorpsnerisque-t-ilpasdesedécomposerprématurément?»finit-ilparmedemander.Aprèsavoirtentédedéchargersonangoisse,noussommesarrivésàlaconclusionqu’à part fermer le radiateur de la chambre où elle était, lemieux était d’attendre lematin enveillantcettegrand-mèreavecquil’onriaitencorequelquesheuresauparavant.

Nos réflexes, dans ces circonstances, sont devenus techniques. Nous cherchons tous unprestataire, efficace et discret, de préférence pas trop cher. Le savoir-faire face à lamort estpasséde lasphèreduvoisinageetde lasolidarité,à lasphèreprofessionnelleetcommerciale.Danscettedernière,lemaître-motestlapriseenchargeglobale:nousdéchargerdetoutsoucietparfois, de toute confrontation à la réalité de lamort. C’est ce qu’exprime dans l’outrance lefameuxslogand’unesociétéaméricainedepompesfunèbres:«Mourrez,nousferonslereste.»

Il faut dire qu’une véritable conspiration sociale s’est abattue sur nos sociétés occidentalespour fairede lamortune réalité indécente,pournepasdireobscène.Deuxguerresmondiales,suiviesd’unecourseeffrénéeà laconsommation,unesoif insatiabledebonheur individuel, lesévolutionsdelacellulefamiliale,sansoublierl’urbanisationetsonlotd’anonymatontcontribuéaudéveloppementd’unvéritabledénidelamort.Etpourtant,aucundecesphénomènessociauxn’aura autantproduitd’effets surnotre façondevivre lamortque la façondont lamédecineaévolué.Lesfantastiquesprogrèsenlamatièreonteneffetdéveloppédanslecorpsmédicalunementalitédusavoiretdelaperformancedanslaquellelamortestvécuecommeunéchec.XavierEmmanuelli,filsdemédecinetmédecinlui-même,enconstatantque«lamortn’aplussaplacedanslevertigeduprésent»,faitappelà«laconceptionquenousavonsdelamédecine»pourjustifiercetétatdefait.

Leshôpitauxlemanifestentdefaçonexemplaire.Depuisplusdedixansquejefréquentelesmorgues hospitalières, j’ai pratiquement toujours constaté l’indigence de ces lieux.Architecturalementparlant,leuremplacementexprimepresquetoujourscedéni.Humainement,lasituationn’estguèreplusbrillante.Rejetédessoignantsetcourtiséparlesentreprisesdepompesfunèbres, le personnel d’accueil, ou les « garçons d’amphithéâtre », est dans une positioninconfortableetmalsaine.

Unjour,jesuisalléàlarencontred’unprofesseurdemédecineconfrontéàladélicatequestiondes deuils périnataux.Autour de cemédecin, dans son laboratoire, les fœtus abondaient. Tous

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faisaient l’objetd’examensafindedéterminer lapathologiequiavaitmis finà leurcroissance.Or,traditionnellement,cespetitscorpsétaientinhuméscollectivementetdoncanonymementdansun cimetière. Cette pratique n’a pasmanqué de susciter des traumatismes chez des parents enquêted’unriteetd’unlieupourdireadieuàl’êtreattenduetdéjàaimé.Soucieuxd’améliorerlasituation,cemédecinm’interrogeaitsurcequipourraitêtrefaitauniveaudespompesfunèbres.J’en vins naturellement à parler de la morgue de l’établissement où elle travaillait. Située àquelquesmètresdesonbureau,j’aidécouvert,ennousyrendant,qu’ellen’yavaitjamaismislespieds.L’employéquinousreçutsemblaitnepasencroiresesyeux.Lavisited’unmédecinétaitmanifestement un événement rare. Le garçon d’amphithéâtre en blouse blanche était un hommeseul,isoléetmarginalisé.Toutsurluietautourdeluirespiraitcesentimentd’abandon.

Mêmedansunétablissementréputédesoinspalliatifs,lamorgueaétésituéeausous-sol.Lasortieempruntéeparlesvéhiculesfunérairesestdonccelleduparkingetdespoubelles.

Laconciliationdelamissioncurativedel’hôpitalavecl’accueildelamortestparnatureuneaffaire compliquée. Il n’y a pas si longtemps encore, on ramenait les mourants aux dernièresextrémitésfinirleurvieàlamaison.Onnemouraitpasàl’hôpital.Degrandshôpitauxontmêmesous-traité leur morgue. Au début des années soixante-dix personne ne contestait que lesétablissementsdesoinselibèrentdelaprésencedelamortenleursein.C’estainsiquedansunegrandevilledusudde laFrance,un tunnel, creusésous lachaussée,permettaitde rejoindre lefunérarium d’une entreprise de pompes funèbres voisine. Tous les défunts y étaientsystématiquementacheminésetl’hôpitalsetrouvaitaffranchidecetteactivitéembarrassante.

Unrèglementrécentestvenuimposerauxétablissementshospitaliersayantplusdedeuxcentsdécèsparandedisposerd’unechambremortuaire.Unmouvementinverses’estdoncamorcé.Ildoitbeaucoupauxréactionsdesoignantsindisposésparlafaçonquel’onad’évacuerlamortetlessouffrancesquidanscertainsservicesl’accompagnent.

Ainsi, ce médecin qui consacra sa thèse à la façon dont un service hospitalier, confrontérégulièrementàlafindeviedesesmalades,assumaitcescirconstances.Aucœurdecetravail,figuraient toutessortesdedétails trèspratiques, trèssymptômatiquesde l’étatd’espritambiant.Par exemple, en ce qui concerne l’annonce du décès : « Les soignants envoyaient un avisd’aggravationetannonçaientparfois ledécèsentre lesascenseurset lachambre. Ilsmesuraientalors combien ils connaissaient mal cet entourage auquel ils reprochaient d’être trop peuprésent.»[3]Autrepointrévélateur:letempspendantlequelundéfuntrestedanslachambreoùila agonisé et le tempspendant lequel le lit dudéfunt restevacant tenaient uneplace importantedanssonobservation.Surcederniersujet,IsabelleRichard,médecinattachédel’AP-HP[4],citeunesoignantequidisait:«Aussitôtparti,aussitôtremplacé,tun’esrien.Lelitn’amêmepasletempsderefroidir.»

Sil’établissementhospitalieroùsedéroulacetravaild’enquêteafinalementdécidéd’attendre24heuresavantd’installerunnouveaumaladedanslelitd’unepersonnedéfunte,«c’est,dansunregistresymbolique,pour laisseraudéfunt le tempsdepartir…Le litoù lapersonneestmorteoccupeuneplaceparticulièredansl’élaborationdudeuil».Onconçoitpourtantcombienunetellepratiquen’estpasunfonctionnementnaturelenmilieuhospitalier.

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Àl’autreextrémité,commelieusymboliquedeconciliationentrelamédecineetlamort,ilyabiensûrlesservicesdesoinspalliatifs.Lorsd’unstagedansl’und’eux,j’aiperçucombiencetteconciliation est difficile. Accompagnant une surveillante dans ses activités quotidiennes, nousrecevions un jour une femme et sa fille dont le mari malade venait d’être admis dansl’établissement. La perspective de son entrée en soins palliatifs était vécue comme un grandespoiretunesourced’apaisement.Quelleétaitlaconsciencedecesfemmesqueleurprochen’ensortiraitpasvivant?Jel’ignore.Maisjerevoisleurregardéclairéetconfiant,presquejoyeux.C’estalorsquelelongdelacloisonvitréedubureauoùnousétions,uninfirmierpassa,poussantsurunbrancardundéfuntauvisagepaisible,tenantentresesmainsjointesunbouquetdefleursfraîches.Ilpassasiprèsqu’oneutditqu’ilallaitentrerdanslapièce.Lamèreetlafillelevirentsansrienmanifester.

Dansmonparcoursetdansmaréflexion,ladécouvertedesécritsd’ElisabethKüblerRossfutun tournant.Les titresde ses livres résonnèrent enmoi commedesprovocations :La mort est unnouveausoleil,Apprendreàmourir,apprendreàvivreouencoreLamortdernièreétapedelacroissance,sontautantd’appels adressés aux occidentaux pour qu’ils redécouvrent la source de vie que constitue lamort.Decette littérature,parfoismalheureusementauxfrontièresduparanormal,onnesortpasindemne.Médecin psychiatre, Elisabeth Kübler Ross eut l’audace d’organiser des face-à-faceentredessoignantsetunmaladeenfindevie.Cesexpériencesinédites,vouluesparunefemmeintrépide,ont contribuéde façon indéniable à laprisede consciencede lavaleurdesderniersinstants de toute vie, trop souvent livrés à l’acharnement thérapeutique. Il en résulte depuis,l’émergencedumouvementdessoinspalliatifs.Cederniern’enestqu’àsesdébuts.Ilparticipede façon puissante à l’amélioration du confort desmalades et notamment au combat contre ladouleur.Sonespritetsespratiquesbousculentlesmentalitésetimposentleprimatdel’êtresurlatechnique.

Jemesuissouventinterrogésurlafaçondontlespatientstransférésdansunservicedesoinspalliatifscomprenaientcequecelasignifiait.Nerisquent-ilspas,enapprenantquelamédecinene peut plus rien pour eux, de sombrer dans l’abattement le plus total ? Dans la pratique, laconscience de la finalité du lieu n’est pas claire chez lemalade.En revanche, ce cadre ouvremieuxqu’ailleursàuneparolesursamort.Or,pourreprendreletitredel’excellentouvragedupèreLéonBurdin,parlerlamort[5]estbiensouventunedémarchesalvatrice.Alorsqu’uninstinctprotecteur pousse naturellement au silence ou à la comédie pour taire la réalité, cet ancienaumônier d’hôpital révèle, au fil du récit de ses accompagnements de malades et de leursfamilles,lecontraire.Chaquefoisqu’uneparoledevéritéestditesurlafinprochaine,unpasestfaitversl’accomplissement.C’estunpeucommeuneéclosion,auxfrontièresdelamort.

Ces constats annoncent-ils l’émergence d’une société dans laquelle le tabou de la mortreculerait ? Sommes-nous en train de retourner à la société de lamort apprivoisée que décritPhilippeArièsàproposdel’Europemoyenâgeuse,unesociétéoùl’hommeaccueilleraitsamortetcelledesesprochesavecsérénité?Onnousparlemêmeaujourd’hui,spécialementdepuislapandémieduSIDA,d’un«renouveaudelamort».

J’aipersonnellementquelquesréticencesàcroireencesprophéties.Cequel’onappelletaboudelamortn’est-ilpasenfaitlamanifestationd’unenécessaireprotectiondel’hommefaceàuninconnuqu’ilnepeutqueredouter?Quesignifieraitlafindutaboudelamort?Quenousserions

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devenus capables d’affronter la perspective de notre disparition et surtout de ceux que nousaimonsdans lasérénité?Toutcelasembleabstrait.Si le taboude lasexualitéadiminué, ilnepeutenêtredemêmepourlamort.Saviolenceetsonaltéritésontirréductiblesetonttouteslesraisonsdefairepeur.Jésuslui-mêmen’a-t-ilpaspleurélamortd’êtresaimésettremblédevantlasienne ? Comment consentir de son vivant au lâcher prise qu’impose tout trépas ? Même unmourantn’yvientquetardivement.Letaboudelamortexisteetexisteratoujours.Cequichange,c’est la façon dont nous accompagnons la sépulture de nos proches. Ce qui compte, c’est lapersistanceounonderitesfunérairesauxvertusapaisantespourl’individu.

2]Essaissurl'histoiredelamortenOccidentduMoyenÂgeànosjours.PhilippeAriès,LeSeuil,1975.

3]Mouriràl'hôpitalparIsabelleRichard,inMouriraujourd'huidirigéparMarieFrédériqueBacqué;ÉditionsOdileJacob,1997.

4]AssistancePublique-HôpitauxdeParis.

5]Parlerlamort,LéonBurdin;DescléeDeBrouwer,1997.

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III

Quereste-t-ildesritesfunéraires?

«Quandlesmortssonthonorésetquelamémoiredespluslointainsancêtresrestevivante,laforced’unpeupleatteintsaplénitude.»

Confucius

Unmatindel’année1978,dansl’églised’unmonastèretrappiste,deuxhommessontallongésdanslechœur.L’unestmort,l’autrepas.Lecorpsdupremierreposedansunesortedemangeoireenboissombrequisertpourl’expositiondesdéfuntspendantqu’onlesveille.L’autreestàcôté,allongéfacecontreterre.C’estlejourdesaprofessionsolennelle,sonengagementdéfinitifdansla communauté. Par cette prosternation de tout son corps sur la dalle glacée de l’église, ilmanifestesonabandonàDieuetàsavolonté.Ainsi,l’espaced’unmoment,lavieetlamortsecôtoientetsemêlent.Deuxmoinescôteàcôteentrentdanslavie:éternellepourl’un,monastiquepourl’autre.

Dans l’assemblée, un jeune homme observe avec émotion cette scène singulière qui lemarquera pour le restant de ses jours. Elle sera même pour lui, par sa force symbolique, àl’originedesadécisiond’entrerdanslacommunautétrappiste.

En devenant son ami à l’occasion de notre service militaire, j’ai découvert combien lesmonastèressontdeslieuxoùlesritesfunérairesontgardéleurvaleurdesolidarité,dedignitéetde simplicité. Toilette, veillée dans l’église puis inhumation sans cercueil, à même la terre,derrièrel’église,sontvécuesentrefrères,dansleplusgranddépouillementetlaplusgrandefoi.ÀLaTrappe,voilàplusdemilleansqu’ilenestainsi.

Lacomplexitédelaquestiondesritesfunérairesdansnotresociété,m’estapparuelejouroù,dans mon entreprise, on tenta d’en inventer de nouveaux. Nous voulions alors remédier auproblème de l’absence des prêtres dans les cimetières. J’avais remarqué, dèsmon entrée auxpompes funèbres, qu’il était souvent question, dans les conversations, de ce manque, parfoisdurementressentiparlesfamilles.Onenparlaitpours’enplaindre,maisaussipours’enréjouir.Ceviden’était-ilpasuneopportunité,uneoccasiondemanifesterl’importancedenotrerôleauxyeuxdu public ?N’était-il pas inadmissible qu’à une étape aussi déchirante des obsèques, lesfamillessoientlivréesàelles-mêmes?Lesmaîtresdecérémonie,chacunàleurmanière,avaientdéveloppé un court cérémonial, fait de quelques mots et du lancer d’une fleur. Les plus

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entreprenantsétaientallésjusqu’àdiredesprières.Maislerésultatétaitbienlà:ledernieradieun’étaitplusaccompagné.

Ducoup,dansdesespritsimaginatifsavaitgermél’idée,audébutdesannéesquatre-vingtdix,devendreunrituelstandardpourl’adieuaucimetière.Lemarchéétaitpotentiellementimmense.Sur les centaines de milliers d’inhumations qui ont lieu chaque année en France, on pouvaitespérer un taux de pénétration non négligeable. Intitulé « Hommage au cimetière », notrecérémonial avait tout d’un produit de grande consommation. Une maison de disque s’étantassociéeavecappétitauprojet,desmorceauxdemusiquesprofanesetsacréesfurentsélectionnéset plusieurs CD spécialement édités. Quant aux textes, après avoir hésité à piocher dans lepatrimoinelittéraire,leplusinspiréd’entrenouslaissasamuseluidicterdesadieuxpoétiques.Cetteproseincertaineavaitlemériteden’évoquerqueladouleurdelaséparationsansriendiredel’au-delà,sansprofesserlamoindrefoi.Musiques,textes,ilrestaitàéquiperlescorbillardsde sonorisations afin d’assurer une bonne acoustique autour des tombes.Alors, lesmaîtres decérémoniesn’auraientqu’àsesaisird’unmicrosansfiletd’unecommandeàdistancepourlancerles différents enregistrements. La question de savoir qui allait parler était résolue. Il suffiraitd’appuyersurunbouton,etl’émotionseraitassurée.Toutétaitconçuetpensépourrépondreauxbesoinsdesconsommateurs.L’intentionétait louable,laréalisationprofessionnelleetleprixdeventeraisonnable.

Pourtant, la belle entreprise provoqua une crise sans précédant. Symboliquement, c’était lapremière fois qu’un cérémonial funéraire alternatif à l’offre religieuse était proposé au public,sous la forme d’un service marchand tarifé. Et même si les prières au cimetière du rituelcatholiquedesfunéraillesn’étaientplusguèreutilisées,l’intrusionfitscandale.Unesaintecolèresefitmêmeentendredecertainesinstancesdel’Église.

Du côté des pompes funèbres, le coup fut rude. Personne n’avait perçu la dimensionsymbolique de ce qui avait été initié.Nous sentant dans notre bon droit, sur un terrain vierge,investisd’unemissionquasihumanitaire,nousn’avionspasprévudetellesréactions.

Dans un premier temps, notre défense consista à affirmer que « l’Hommage au cimetière »n’étaitproposéquepourdesobsèquesciviles.Maisl’argumentnetintpaslongtempstantétaientnombreuseslesfamillescatholiquesàquinousl’avionsdéjàproposé.Desespritsrebellesfirentalors remarquer qu’une entreprise indépendante n’avait pas d’ordre à recevoir des cultes.Cesderniersnepouvaienteneffetrevendiquerlemoindremonopoleenmatièred’obsèques.Personnenepouvaitcontesterqueleterrainlaissélibreparl’absencedesprêtresdanslescimetièresétaitbien vacant, libre pour d’autres propositions. Une discussion idéologique, au demeurant fortintéressante,commençaàagiterl’entreprise.Descampsseformèrent:calotinsd’uncôté,francs-maçonsdel’autre.Maisbienvite,lafindelapartiefutsifflée.

Une entreprise de pompes funèbres ne pouvait décemment pas s’offrir le luxe d’entrer enconflit avec des autorités religieuses. L’initiative fut abandonnée, les disques détruits et lessonorisationsreléguéesdanslesarrière-boutiques.

Commentenétait-onarrivélà?Commentnosconsciencess’étaient-ellesémousséesaupointdenepasvoirque les ritesquientourent lamort,mêmes’ils sontappauvris, restentdesbiens

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précieux,àhautevaleursymbolique,etnondesobjetsdecommerce?

Cetteinitiativeeutl’immenseméritedenousfaireréfléchirsurleslimitesdenotrerôle,toutenrévélantauxcultesconcernéslesconséquencesdeleursretraits.

L’observation des rites funéraires, actuellement pratiqués dans notre pays, peut faire penserque l’uniformisationest totale.Enréalité,onest surpris,mêmesicelaest trèsmarginal,par lapersistance de rites anciens. On peut même trouver, dans certaines régions rurales, descomportementsfunérairesquis’apparentent,àquelquesdétailsprès,àceuxquiétaientvécusauXIXesiècle.

Pourlatoilettedudéfunt,laprésencedefemmes,dereligieuses,ouencoredelasage-femme,commec’était lecasparfois,estdevenuetrèsrare,pournepasdireinexistante.Àlafaveurdudéplacement progressif des lieux de décès vers l’hôpital, la pénibilité de cette tâche en a faitl’apanagedeprofessionnels.Cesont,pourl’immensemajoritéd’entreeux,deshommes.Ainsilamort,mot féminin, quimobilisait d’abord des femmes, celles qui donnent la vie, est à présententredesmainsmasculinesetanonymes.

Dans la chambre du défunt, on ferme parfois encore les volets, on arrête les pendules, oncouvrelesmiroirsd’unvoilenoir.Lemortestsursonlit,habillédesonplusbeaucostume.Sesmains, croisées à la hauteur de l’abdomen, tiennent un chapelet. Jusqu’au XIXe siècle, il étaithabitueld’exposerledéfuntàlaportedesamaison,parfoiscouchésurdelapaille.BalzacenfaitmentiondansLeMédecindecampagne:«Àlaportedecettemaison(…),ilsaperçurentuncercueilcouvertd’undrapnoir,posésurdeuxchaisesaumilieudequatrecierges,puissurunescabeauunplateaudecuivreoùtrempaitunrameaudebuisdansdel’eaubénite.

Chaquepassantentraitdanslacour,venaits’agenouillerdevantlecorps,disantunPateretjetaitquelquesgouttesd’eaubénitesurlabière.»

S’exprimealorslasympathieduvoisinageafindepermettreàlafamilledeseconsacreràsadouleur.Cettetraditionprenaitparfoislaformed’uncodesocialquasicontraignant.C’estcequeracontel’auteurduChevald’orgueil[6]àproposdesonpaysbigouden:«Lesvoisiness’emparentdelamaison.Pendantdeuxoutroisjours,ellesyferonttoutcequ’ilconvientd’yfaireetmêmeplus,rabrouantàl’occasionlesprochesdudéfuntquandilsfontminedes’inquiéterdececioudecela.«Vousn’avezpashontedepenseràvotremaisonquandvotrepèreestmort!»

Pour porter un défunt en terre, on peut encore trouver dans certaines régions de France lesmembres d’associations très anciennes dites charitables. Leur mission était à l’origine des’occuperdel’enterrementdespauvres.C’estmêmedevenu,àlafinduMoyenÂge,uneœuvredecharité aussi importante que de les nourrir ou de les héberger. Aujourd’hui, les confrères oucharitonsinterviennentdanslesrareslieuxoùlatraditiondemeurepourporterledéfuntjusqu’àsadernièredemeure.

Parfois,lesriteslocauxsontliésàdescirconstancesparticulièrementdramatiques.Ainsi,lesdisparusenmerposentladifficilequestiondelacélébrationenl’absenceducorps.Leshabitantsdel’îled’Ouessantl’avaientrésolueeninstaurantleritedela«Proella».C’estcequeraconte

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AnatoleLeBrazdansLa légende de lamort[7].Suivant cette coutume, lorsqu’unmarinétaitdéclaréperduenmer,onplaçaitsursonlitunepetitecroixfaitededeuxbougiesentrecroisées.AppeléProella,cetobjetsymboliquetenaitlieudedépouillemortuaire.Onlaveillaitdonc,avantdelaporter en procession jusqu’à l’église où lamesse des funérailles se déroulait autour d’elle.Àl’issue de l’office, la Proella était disposée au fond de l’église dans une niche spécialementaménagéepourcela.Enfin,le2novembre,lesProelladel’année,signesdetouslesdisparusenmerétaientbrûlées.Ceritehautementsymboliques’estpérennisé,surl’îlebretonne,jusquedanslesannéessoixante.

Le repas mortuaire est le rite funéraire des vivants par excellence. Il n’est pas rare d’yconnaître le rire, signe d’une légitime décompression après la tension des obsèques. Cesretrouvailles familiales sont une occasion de ressouder des liens que la vie a distendu. Enentendantparfois,àlasortied’unemessed’enterrement,desgensdéplorerqu’iln’yaitquecescirconstancespoursevoir, j’aipenséquesiellesn’existaientpas, ilmanqueraitquelquechosed’importantànotreviecollective.Lesobsèquessonteneffetuntempscrucialderespirationetderecompositiondutissusocial.Ilarrivequedesliensfamiliauxetamicauxdistendusserenouentàcetteoccasion.

L’individualisme,dontonsaitqu’ilcaractériselasociétéoccidentalecontemporaine,n’est-ilpaslacauseprincipaledel’effacementdesritesfunérairestraditionnels?Latendanceactuelleesten effet à la valorisation des dimensions subjectives liées à la relation que l’on a eu avec ledéfunt, au détriment de tout protocole rituel, largement déconsidéré. En d’autres termes, desobsèquesdoiventavanttoutévoquerledéfuntplutôtquedereproduireuncodesocial.Or,commele rappelle l’anthropologue Jean-Hugues Déchaux[8] : « Au cœur du rite, il y a l’idée de lapermanence,delacontinuité,delalignée,brefd’unecommuneappartenanceàungroupeouuneentitéquisevitcommeéternel,s’imposeàsoietparvientàtranscenderletempsdel’existenceindividuelle.»C’estdonclanotionmêmederitequiestaujourd’huiremiseencauseet,decettecrise,découlentdesmauxdontilestdifficiled’évaluerl’ampleur.

Curieusement, dans ce contexte de crise où les rites n’assurent plus leur fonction apaisantepourl’individuendeuiletstructurantepourlasociététouteentière,lediscoursambiantévoquelesévolutionsactuellesentermesdeprogrès.Véritableémancipationparrapportàdestempsoùlespersonnesendeuilléesn’avaientqu’àmettreleurspasdansceuxquilesavaientprécédésdansl’épreuvedudeuil, la recherchedepersonnalisation imposerait, selondesobservateursavertis,«…descérémoniesquicultiventl’émotion,quiseconstruisentautourdel’authenticité».Lesritestraditionnels seraient donc progressivement écartés au profit de l’expression de l’expériencepartagéeparlesproches.

L’enterrementdelaprincessedeGallesincarneassezbiencetteévolution.Souvenez-vous,aucœurd’une liturgieanglicane trèsprotocolaire, lachansonlaplusprofane, interprétéeaupianoparlaPopStar,EltonJohn,donneàl’événementsonvéritablerelief.Cestroisminutesd’émotionmarquerontpluslesespritsàtraverslemondequelapomperoyale,leslecturesbibliquesoulediscours vengeur du frère de la défunte. La médiatisation d’une telle cérémonie funéraire estphénoménale.Ellecontribueàsurvaloriserladimensionémotionnelledel’événement.

Ilmesemblequ’ilyalà,potentiellement,lesingrédientsd’unenouvellenormequiplaceraitla

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subjectivité comme valeur suprême. Or, tous les deuils n’ouvrent pas, loin s’en faut, auxdimensionssensiblesetémotionnelles.Sait-oncequeviventlespersonnesquienterrentunprochedont lamort sociale,du faitd’unemaladiedégénérescente, remonteàplusieursannées?Quantaux défunts dont la mort ne mobilise qu’une poignée de proches ou même parfois personne,auront-ilsdroitàdesobsèques«construitesautourdel’authenticité»?

Cette volonté d’élaborer une sorte demodèle de la « bonne célébration d’obsèques » partgénéralement d’un rejet des pratiques anciennes. « Les gens ne veulent plus que l’on disen’importequoiauxenterrements»ai-jelurécemment.Ce«n’importequoi»seréfèresansdouteautemps,sommetouteassezrécent,oùlerespectduritueltraditionnellaissaitencorepeuoupasdeplaceàl’évocationdelaviedudéfunt.L’authenticitéétait-ellepourautantabsente?

Dansquellecatégorieconvient-ilderangerlescérémoniesd’oùsedégagentlapaix,voirelajoie,fruitsd’uneespérancechrétiennevécueenprofondeur?

Comme le relève Jean-Hugues Déchaux, ces évolutions qui composent un nouveaumodèle,qu’il intitule « la mort en soi », sont « promues ou récupérées par des forces et des acteurssociaux, associatifs et institutionnels, qui entendent, chacun à leur façon, changer lamort ». Ilconvient donc de ne pas prendre les analyses qui courent sur ces sujets pour des donnéesscientifiques.Psychologues,défenseursde l’euthanasieoudessoinspalliatifs,etautrespompesfunèbresdéfendent,dansledébatpublicsurlamort,leursopinionsetleursintérêts.

Ceci étant précisé, l’évolution bien réelle vers une plus grande personnalisation descérémoniesd’obsèquesporteenelleunesériedeconséquences.

Toutd’abord,alorsquedanslesritesfunérairestraditionnelslesgestesl’emportaientsurlesparoles,l’inverseestdeplusenplussouventvrai.Onparleplusquel’onagit.Ainsilesobsèquesdecettejeunefemme,mortedramatiquementparsuicide.Lesproches,famillesetamis,vivaientunbesoinlégitimededireleuradieu.Maisaufinal,lorsquedixpersonnessesontsuccédéesaumicro pour évoquer leurs souvenirs et dire leur peine, un sentiment de trop plein régnait dansl’assistance.

Lavolontéd’autonomieetdemaîtrises’exprimeaussideplusenplussouventdansunrejetdel’inscription sociale dumort qu’incarne la tombe. Cette tendance estmanifeste chez ceux qui,ayantrecoursàlacrémation,choisissentladispersiondeleurscendres.

Demême,laquêted’authenticitéamène-t-elleàréprouvertoutjugementdevaleursurleschoixquisontfaitsetdonc,àmettretouslescomportementsfunérairesàéquivalence.«Dumomentqueça a du sens pour lui, c’est bien », entend-t-on parfois. Cette mentalité est si répandue qu’ildevientextrêmementdifficiledemettreengardedespersonnescontredeschoixquipourraientpar lasuite leurêtredommageables.Lefaitdeconserver lescendresd’unproche,chezsoi,aurisquedefigerlenécessairechemindudeuil,enestunexemplemanifeste.

Larecherched’authenticitén’estpasétrangèrenonplusàcequeJean-HuguesDéchauxqualifiede«bricolageeschatologique».Cequi estvraides croyancesengénéral, l’estdes croyancesdansl’au-delà.Ainsi,mêmeparmilescatholiquespratiquants,lacroyanceenlaréincarnationse

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développe. Or un lien manifeste existe entre le règne croissant, dans nos vies, de«l’intersubjectivité»etladiversificationdescroyancesdansl’au-delà.

Enfin,danscepaysageoù les repèresqueconstituaient les ritesd’autrefois s’estompent, lesgens du savoir, ceux qui exercent le principal magistère d’influence sont de plus en plus lespsychologues. J’ai souvent été impressionné par l’incroyable assurance de leurs discours, auxaccentstrèsnormatifs.Fortsdelanotionfreudiennedetravaildedeuil,ilsbénéficientdansnotresociétéd’uneécoutequasireligieuse.

Certainsd’entreeuxvoientdansl’incapacitédenoscontemporainsàs’émanciperd’unrituelreligieux qui n’aurait plus de sens pour eux, une forme de régression individuelle et sociale àcombattre.À titred’exemple,voici cequedéclarait récemmentdansunhebdomadaire chrétienl’un de ces psychologues du deuil qui font l’opinion.À la question : «Où en sont les rituelsfunéraires en France ? » sa réponse était sans appel : «…le recours au clergé se fait le plussouvent par défaut (…) l’Église est sollicitée pour assurer le service public minimal dusymbolique…Maisçanemarcheplusvraiment:l’insatisfactiondomine.»

Lesmilliersd’acteursdelapastoraledesfunéraillesquiaccompagnent,dansneufcassurdix,desfamillessanspratiquereligieuse,ontduapprécierl’analyseenformedeverdict!

Danslemêmeinterview,aprèsavoirstigmatisélesfrustrationsgénéréesparlescultes,notreprofessionneldudeuils’essaieàl’évocationderitesalternatifs.«J’aivuilyaquelquetempsunedépouilleexposéesurunetablemortuaire,savammentornéedelierregrimpant,poursymboliserlecycledelavie.»Unetelleobservationdoit-elleêtreconsidéréecommeannonciatricederitesnouveauxou,aucontraire,commeunesimplemiseenscène?Aulecteurlesoindesefaireuneopinion. Pourma part, je crains que derrière un certain discours,moderne et séduisant, sur laproductiondenouveauxrites,secacheunvraidésert.

Lesobsèquesciviles,quireprésentent20à30%dessépultures,posentunedoublequestiondelieuetdecontenu.Surqueltypededéroulementpeut-ons’appuyerpournepasavoiràréécrirel’adieuàchaquefois?LaFédérationdesœuvreslaïquesdeSaône-et-Loireapiloté,en1996,ungroupedetravailàMâconvisantàl’ouvertured’unlocalmunicipalpourlesobsèquescivilesetàl’écritured’uncérémonialcivil.Outrequ’unetelleinitiativeestrare,elleestfondamentalementparadoxaletantilestvrai,d’unpointdevueanthropologique,quelesritesentourantlamortsont«d’essence»religieuse.

Alors, que reste-t-il des rites funéraires ? Le discours ambiant sur la personnalisation descérémoniesn’est-ilpasenfaitunpis-aller,sensénousfaireoublierl’affaiblissementconstantdesritesquientourentlamort?Carc’estbienlàquesesituelefondduproblème.L’abandondetantde comportements collectifs qui structuraient le tempsdudeuil, laisse en fait unpaysage rituelbienpauvre.Or,cequiestencausen’estrienmoinsqueladignitédetoutêtrehumain.Car,«sansrespectpourlesmortsiln’estpasderespectpourl’homme[9]».

Une expérience récentem’a particulièrement renforcé dans cette conviction. Claude P. étaitmort,aumomentdesfaits,depuisplusdedeuxmois.SondécèsétaitsurvenudansunestationdemétroducentredeParisoùilavaitéludomicile.Lecorpsavaitétéemmené,commel’exigela

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réglementationencasdedécèssurlavoiepublique,àl’Institutmédico-légal,oùonl’avaitplacédans une « case réfrigérée ». Bien que son identité ait été connue, les jours passaient sansqu’aucunprocheneviennes’inquiéterdesamortnipourvoiràsesfunérailles.

Transféré au bout de quelques jours dans une case dite négative à la température de -10°,ClaudeP. rejoignit,dans lesprofondeursde laville, le lieuoù la fatalitéde lavieseperpétuejusque dans la mort. Dernier dans l’échelle sociale des vivants, il était désormais parmi lesderniers dans l’échelle sociale desmorts. En case négative, en état de congélation, des corpsattendent en effet, parfois plusieurs années, une hypothétique reconnaissance.La dignité de cesmorts-làn’estpasmieuxrespectéequecelledesvivantsqu’ilsontété.

Pourtant,dansce récitbiennoir,une lueurestapparue.Uneassociation[10] qui sepréoccupedepuis plusieurs années, entre autre chose, de la dignité de la sépulture des personnes sansdomicile fixe, s’estmanifestée.Un de sesmembres sollicitamon aide pour l’organisation desobsèques.Ledéfuntétaitsurlepointd’êtreemmené,avecseptautres,dansuncamion,afind’êtreinhumésdansuncimetièredebanlieue.Or,j’apprisquesinousledemandions,lepassagedansune église était possible et serait financièrement entièrement pris en charge par la ville. C’estdonccequifutdécidé.

SDF, religieux, membres d’associations et voisins du quartier composaient, le jour venu,l’assistance. Réunis à l’entrée, nous avons accueilli le cercueil en bois clair, avant del’accompagner en procession dans le chœur. Là, une photo de Claude avait été placée sur unchevalet.Sonvisagesouriantrayonnait.Toutlaissaitàpenserqu’ilétaitdécédétroisjoursplustôt.Riennefutomisdansledéroulementdelacélébration.Auritedelalumière,nousavonsétéinvités, lesunsaprès les autres, àdéposerunebougie sur soncercueil.Enguised’homélie, leprêtre lutun texteécritparunenfantdeonzeansquiconnaissaitClaudepour l’avoir rencontrédans la stationdemétro en bas de chez lui.Une étonnante amitié était née entre eux.Le jeunegarçonracontaitenquoiClauderesteraitpourluicommeunexemple:celuidequelqu’unquineseplaignaitjamais,malgrélagalèreduquotidien.Lesmotsdecetenfantdessinaientlescontoursd’unepersonnalitééminemment respectable.Claude luiavaitprodigué toutessortesdeconseilspourmenerunevied’homme,unevieréussie!

Auboutd’uneheuredecettebellecérémonie,saisiparunréflexeprofessionnel,etenpensantà l’équipe des pompes funèbres qui attendait au fond de l’église, je finis par aller voir lecélébrant pour lui rappeler le respect des horaires. Aussitôt, j’eus honte dema démarche. Ladignité de ces obsèques, célébrées troismois après le décès, résidait dans le temps que nousprenions, dans le respectméticuleuxdes étapesqui composent une célébration à l’église.Rienn’étaitnégligé.Claudeavaitledroitàunebellemessed’enterrement.C’étaitunhymneàsadureexistence,unmomentdefraternitéetdetémoignageainsiqu’unsignederespectdel’êtrehumain,detouslesêtreshumains.

Àlasortiedel’église,unminibusattendaitlapetiteassistancepourl’emmeneraucimetière.Personneoupresquenemanquapour le dernier hommageàplusd’uneheurede route, dans labanlieuelointaine.

Endixansdeservicesfunéraires,j’aipeuvud’hommagesaussibeauxquelesobsèquesdecet

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hommepauvreparmilespauvres.Ladignitédelacélébrationàl’églisem’estapparuecommeunvéritablerempartcontrelabarbariedestempsprésents.Elleétaitunsignetangibledecerespectde tous lesmorts qui contribue au respect de l’être vivant. En produisant, sous la forme d’unfaire-part, la listede toutes lespersonnesmortesdans la rue aucoursdesderniersmois, cetteAssociationarencontréunlargeéchodanslesmédias.N’est-cepaslesignequelamortdesplusdémunisetladignitédeleursépultureestuneaffairequitouchequelquechosedeprofondetdesensibledansnotresociété?

« Montrez-moi la façon dont une nation s’occupe de ses morts et je vous dirai, avec uneraisonnable certitude, les sentiments délicats de son peuple et la fidélité envers un idéalélevé[11].»Lescomportementsfunérairessont l’additiondenoscomportementsparticuliersetàeux tous ils composent une photographie de notre société étonnamment précise.Or, lorsque lasubjectivitésupplantelesrites,lorsquedesquestionséconomiquessemêlentauxsoucislégitimesdecommodité,progressivement,lepaysagerituelatendanceàs’appauvrir.C’estàcelaquenousassistonsdepuislafindelaSecondeGuerremondiale.

Lefaitquelademanded’obsèqueschrétiennes,dansunesociétéoùlapratiquereligieuses’esteffondrée,demeureàdesniveauxencoreélevés,resteunfaitétonnant.Toutsepassecommesi,malgrél’effacementdesritesfunéraires,lerecoursauculteestuneréférenceincontournable.Or,elle est souventmoins le signe d’une adhésion aumessage religieux qu’un recours au servicepublicdeladignitédesenterrementsqueleséglisesontunevraielégitimitéàassurer.

Les 70 % d’obsèques religieuses, enregistrées actuellement en France, constitue un signefragile,maisbien réel,du refus«d’être enterré commeunchien», selon la formulepopulaireconsacrée.Or, si ce chiffre est sans communemesure avec leniveaude lapratique religieuse,cela ne tient pas uniquement au fait que les générations qui meurent actuellement sont plusreligieusesquecellesqui leur succéderont. Ilyadans le recoursauxÉglisespourenterrer lesmortslapermanenced’unbesoindeconfieruntelévénementàdesinstitutionsporteusesdesens.C’estunequestionde légitimité,de transcendanceetdesavoir-faire.Pourtant, jen’hésitepasàécrirequecetteaspirationsocialeestdeplusenplusdéformée,voiremenacée.

Iln’yaévidemmentaucunmonopolecultuelenmatièred’obsèques,etsurtoutpassurleplandu sens que chacun est amené à donner à cet événement. En revanche, il y a un rôle quasiuniverselde structurationdu rite funéraire, inspirépar le respectde touteviehumaine,que lescultes portent, dans notre société, et ce depuis des temps anciens. La remise en cause de ceprotocoleminimum,enfonctiondecritèressubjectifsd’argent,decommoditéetdebiend’autresmotivations encore, fait progressivement verser l’édifice rituel dans l’appauvrissement. C’estpourquoisedéploiedeplusenplussouventleparcoursfunérairelepluscourt,àsavoirleplusrapideetsouventlemoinscher!

6]LeChevald'Orgueil,Mémoiresd'unBretondupaysbigoudenparPierre-JakezHélias;ÉditionsPion,TerreHumaine.

7]LalégendedelamortparAnatoleLeBraz,auxéditionsJeanneLafitte.

8]Jean-HuguesDéchaux,Unnouvelâgedumourir:Lamortensoi,inrechercheshistoriques.

9] H. Sedlmayr, cité dans le texte des évêques allemands :Les pratiques funéraires et l'accompagnement des personnes en deuil, inLaDocumentation catholique,15novembre1995.

10]AuxcaptifslalibérationdudiocèsedeParis.

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11]CitationattribuéeàGladstone,hommepolitiquebritanniqueduXIXesiècle.

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IV

Ledroit,complicedelamortconfisquée

Levotede la loi réformant lesecteurfunéraire,à la finde l’année1992, futunrendez-vousmanquéavecl’opinionpublique.Legouvernement,quiespéraitglaner,surunsujetaussisensible,quelquesbénéficespolitiques,dutmenersaréformedanslaplusgrandeindifférence.Depuislestribunes de l’Hémicycle, où se pressait le gratin de la profession, on ne vit, pendant toute laprocédure législative,quedes travéesdésespérémentvides.Quantà lapresse,hormis l’envoyépermanentdeFunéraireMagazine,ellerestabiendiscrètesurl’événement.

Pourtant, ledébatdépassait largementladénonciationtrèsmédiatiquedesabusdumonopoledespompesfunèbres.Ils’agissaiteneffetdedétermineràqueltypedecontrôleetderégulation,lesecteurfunéraireallaitêtresoumis.Qui,duservicepublicoudelaloidumarché,allaitrégulerlescomportementsfunéraires?Cettequestionrevenaitàs’interrogersurletypedesecoursquenoustrouverions,àl’occasiondudécèsd’unproche.Maisdécidément,malgrédesattentesfortes,lasociétén’étaitpasmûrepourendébattre.

End’autrestemps,laquestionauraitsansdoutepassionnélesfoules.Historiquement,c’estàl’Églisecatholique,premiercorpssocial,quelaresponsabilitédesobsèquesaétédonnée.Cettedélégation,quasinaturelle, s’est renforcée lorsdesépidémiesdepesteduMoyenÂge.Àcetteépoque,onenterraitlesmortsautouretsousleséglisesetlesritesfunérairesétaientchrétiens.

ÀpartirdelaRévolutionde1789,s’amorceunprocessusparlequellespouvoirspublicsvontprogressivementretirerauxculteslesoindesmorts.Animésparunprofondrejetdelareligion,les révolutionnairess’attaquèrentaumonopolede faitqu’exerçait l’Églisesur lesenterrements.Dans l’œuvre de substitution d’une société nouvelle à celle de l’Ancien Régime, ladéchristianisation des rites de passage tenait une place symbolique importante. On imagineaisément combien lespratiques ancestrales résistèrent à ceventde réforme totalitaire.Mais lavoie était ouverte : pour saper les fondements sociaux de la foi chrétienne, pour détourner lesmasses de leur fidélité à la religion de leurs ancêtres, l’éloignement de l’Église de laresponsabilitédesenterrementsétaitunevoieàemprunter.Lamortneconstitue-t-ellepasleseulévénementquiposeàtouthommelaquestiondel’après,etdoncdusensdel’existence?

Eninstitutionnalisant,parledécretdu23prairialanXII(12juin1804),lemonopolecultueldes obsèques, Napoléon entendait sans doute moins apporter sa contribution aux questionstranscendantalesquiprécèdent,quesatisfairedesobjectifs trèspolitiques.Leprivilègeexclusif

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de l’organisation des pompes funèbres accordé « aux fabriques » catholiques et consistoiresprotestants, redonnait en effet aux Églises des revenus que la période révolutionnaire avaitfortementamputés.

Cemêmetextecontient,paradoxalement,l’arrêtdemortducimetièreconfessionnel.Ildécideeneffet,pourdesraisonsd’hygiène,sondéplacementprogressifhorsducentredescommunesetsamisesouslatutelledel’autoritécommunale.Lasécularisationdescimetièresconstituedoncàlafoisuneétapeimportanteversl’édificationduservicepublicfunérairetoutenamorçantdéjàlelongprocessusdedésocialisationdelamort,aujourd’huibienenplace.

Le15novembre1887futvotéeuneloiquiconsacrel’égalitéentrelesobsèquesreligieusesetciviles.L’article3decette loipréciseeneffet :«Toutmajeuroumineurémancipé,enétatdetester, peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractèrecivilou religieuxà leurdonneret lemodedesasépulture.»Ce texteestuneétape importantedans la lutte entre l’État et les Églises pour la responsabilité des enterrements. Il règle, parailleurslesconflitséventuelsquantauxmodalitésdesfunérailles.Outrequelavolontéécritedudéfuntalamêmeforcequ’unedispositiontestamentairerelativeauxbiens,letribunald’instanceestdésignépour statuer encasde contestation, le jourmêmede sa saisine.Ce typede conflit,heureusement très rare, reste néanmoins inévitable. Ainsi cette femme de confession juive quivoulutpasseroutrelavolontédesonfilsd’êtreincinéré(cequ’interditcettereligion),avantquelestribunauxnefassentappliquerlavolontéclairementexpriméedudéfunt.

La réforme suivante de l’organisation des enterrements, se situe en pleine périoded’anticléricalismed’État,audébutduXXesiècle.Laloidu26décembre1904,esteneffetvenuetransférerlemonopoledespompesfunèbres,descultesauxcommunes.Cettenouvellevictoiredela laïcité républicaine connaîtra, comme le rappelle Damien Dutrieux[12], spécialiste du droitfunéraire, « des excès inverses à ceux ayant amené le législateur à proclamer la liberté desfunérailles (en réaction à des pratiques discriminatoires à l’endroit des libres-penseurs), lesmaires interdisant au début du XXe siècle aux prêtres de participer aux convois en habitssacerdotauxaunomdel’ordrepublic»!

Cette loi, dite du monopole des pompes funèbres, distingue trois domaines : le serviceextérieur,leserviceintérieuretleservicelibre.Ladistinctionentreintérieuretextérieurseréfèreà l’édifice cultuel. Les cultes voient donc leurs prérogatives cantonnées aux célébrations àl’intérieurdeséglises.Onnoteraaupassagequ’unetelledéfinition,pourtanttoujoursenvigueur,ne correspond pas aux rites funéraires juifs et musulmans qui ne prévoient pas de station àl’intérieur de l’édifice cultuel. Quant au service extérieur, qui incluait tous les services etprestations nécessaires pour procéder à un enterrement, il faisait l’objet d’un monopolecommunal.Or, les communes, de 1904 à 1993, nemanifestèrent qu’un enthousiasmemodéré àl’égard de cette prérogative funéraire. Lamort n’est pas un sujet politiquement porteur. C’estpourquoilerégimedelaconcession,parlequelungrandnombredevilles,moyennesetgrandes,déléguèrentleurmonopoleàdesentreprisesprivées,connutunfrancsuccès.Lachargedegestiondesservicesnécessairesauxenterrementssevoyaitainsitransféréeàuneentrepriseprivéequi,en contrepartie d’un monopole sur ces services, acceptait un cahier des charges. Ce derniercomprenait principalement la détermination de ses tarifs par vote du conseil municipal etl’obligationd’inhumerlespersonnessansressources.Lapolicedesenterrementsétaitconfiéeà

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l’autoritéqui enétait laplusproche.Ce systèmeavaitdonc sa cohérenceet fonctionna sommetouteassezbien.

Pourtant, de cette organisation, qui dura près d’un siècle, l’opinion n’a retenu que les abussupposés du monopole. Pourquoi ? Plus que l’absence de liberté de choix du prestataire, lepourrissement du système est venu de la confusion entre le service public et les intérêts d’uneentreprise privée. Champion national de la signature des contrats de concession, les pompesfunèbresgénérales(PFG)parvinrent,parleuromniprésence,àbâtirunempire.Assurantchaqueannéelamoitiédesenterrements,cegroupeasucultiver,avechabileté,uneréelleincertitudesursonstatut.Sesofficines,généralementinstalléesenfacedesmairies,l’immatriculationparisiennedetoussescorbillards,jusqu’audrapeaufrançaisaufrontondesonsiège,aucundétailn’avaitétéomispourressembleràunesortedeministèredespompesfunèbres.Etl’oncomprendaisémentpourquoiLaLyonnaise des eaux, fleuron du capitalisme d’État à la française, s’en empara, en1979.

Seulement,untelsystèmen’étaitpasviable.Aprèsavoirbénéficiéd’uncontextesocialhostileauxquestionsde lamort, l’extrêmediscrétionquientourait lesopérationsmortuaires,accrédital’idée que tout cela cachait d’affreux scandales.Des débats télévisésmouvementés,mettant encause,souventdefaçoncaricaturale,lesagissementsdesPFG,firentlereste.Etc’estainsiquelaloide1993aétévotée.Ce texte, touten reprenant ladistinctionentre lesservicesextérieuretintérieur des pompes funèbres, retire à tous les opérateurs funéraires le moindre privilèged’exclusivité.C’estdonclafindumonopolecommunaldespompesfunèbresetledébutdelaloidumarché.

La nouvelle autorité de contrôle devient l’État, via ses préfectures. Celles-ci sont en effetchargéesdedélivrer,cequin’existaitpasjusque-là,deshabilitations,conditionindispensableàl’exercicedumétier.Pourobtenirl’habilitation,lesopérateursdoiventprincipalementsuivreuneformation. Celle-ci porte, outre les aspects juridiques et techniques, sur les rites, religieux etcivils,etsurledeuil.Bienquen’étantpassanctionnéeparundiplôme,cetteformationobligatoireconstituelapremièrereconnaissancepubliquedelanécessitéd’unecompétenceprofessionnellepour exercer lesmétiers du funéraire. Il aura donc fallu attendre la fin duXXe siècle pour quel’existencemêmed’unsavoir-fairedansledomainefunérairesoitattestée!

L’esprit de cette réforme consiste à associer les notions de service public et de libreconcurrence.Autantdirequelemariagen’estapriorininaturelnifacile.Encequiconcerneladimensionpubliquedetoutemort,laloietlesrèglementssontlàpourlarappeler.Lerécentcodepratiquedesopérations funéraires[13]quiregroupetouslestextesquirégissentlesquestionsrelativesàlamort et aux enterrements, ne fait-il pas près demille deux cents pages ? Il n’est donc pasétonnant que tout décès soit associé, dans l’esprit du public, à des démarches administrativespénibles, qui viennent, comme par acharnement, s’ajouter à la peine des proches. Peu de genssaventvraimentcequerecouvrentcesdémarches,maislaplupartressententquel’Administrationimpose là une épreuve de plus, agrémentée de quelques taxes. Bien que dans la pratique, lesdémarches en question soient assurées par les pompes funèbres, elles renforcent la vision trèscontraignantequelepublicadel’organisationdesobsèques.

Ilestunfaitquenousnesommespaslibresdefairecequenousvoulonsdenosmorts.Tout

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décès pose en effet la délicate question de la conciliation entre la liberté individuelle et lesexigencesqueposentl’hygièneetl’ordrepublics.Delafermetureducercueilàsoninhumationousa crémation, en passant par son transport, les principaux actes funéraires font l’objetd’autorisations délivrées par l’autorité municipale. Tout cela est théoriquement très utile etlégitime,mais plonge, dans la pratique, les structures de pompes funèbres dans un formalismekafkaïen.

Voici l’exemple d’une personne décédée à l’hôpital, que sa famille souhaite veiller à sondomicile ou au funérarium, avant de célébrer un office à sa paroisse et de l’enterrer dans sonvillage natal. Les démarches débutent par le constat du décès, réalisé par un médecin del’établissementdesoin,suivantunformulairenational.Cedocumentpermettradeprocéderàladéclaration de décès à lamairie, grâce à laquelle on obtiendra des extraits d’actes de décès,indispensables,danslessemainesquisuivent,pourréaliserlesnombreusesdémarches«après-obsèques ». Il convient par ailleurs de demander à l’autorité municipale une autorisation detransfertducorpsavantmiseenbière,cedernierdevantêtreeffectuédansles24heuresaprèsledécès(48heuress’ilyaeuunsoindeconservation).Silamortalieuunsamedimatinetquelesservicesdelamairieferment,leschosescommencerontàsecompliquersérieusement.Lesautresautorisations municipales à obtenir concernent : les soins de conservation, la fermeture ducercueil,letransportducorpsaprèsmiseenbièreetl’inhumation.Cettedernièrepiècesupposequelafamillefasseclairementvaloirlesdroitsdudéfuntàêtreenterrédanslasépultureretenue,cequi,parfois,estloind’êtresimple.Enfin,lecontrôledecesautorisationsadministrativesestcensé être assuré par un officier de police auquel est payée une vacation. En pratique, si lavacationesttoujoursdue,laprésencedel’officierdepolicen’estpassystématique.Sansoublierque leurs retards handicapent parfois lourdement l’ordonnancement des obsèques. À Paris,certainesgrossesstructuresdepompesfunèbressalarientplusieurspersonnesàpleintempspourlaréalisationdecesdémarches.

Ceformalismeanonymeetstressant,dépasse,àcertainségards,lesexigencesdel’hygièneetdel’ordrepublic.Ilcontribueàdonnerlesentimentauxfamillesqueleurlibertéestcorsetée,quelecorpsdeleurdéfuntestaccaparéparlapuissancepubliqueetqueseulsdesprofessionnelsontlacapacitédelessortirdecelabyrinthe.Pourtant,unpeudelibertédemanœuvreetd’inventionnenuiraitpasàl’hommagerenduauxdéfunts.Laloide1887relativeàlalibertédesfunérailles,estlefondementlégislatifàpartirduquel,danslesdécenniesàvenir, lesFrançaisparviendrontprogressivement, il faut l’espérer, à abolir « tous les écrans publics qui médiatisentautoritairementlesrapportsdesvivantsauxmortsetàlamort»[14].

La loi de 1993 a, par ailleurs, pris en compte des services jusque-là inconnus des texteslégislatifs, tels que les chambres funéraires.Elle établit des standards techniques pour ce typed’équipement et pour les véhicules. Par la force des choses, ces normes ont été définies enprenantlemodèleurbaincommeréférence.C’estainsi,parexemple,quelesvéhiculesfunéraires,qui reflètent encore aujourd’hui certains particularisme locaux, se sont vus tout bonnementinterditsfautedecorrespondreàcesnormes.Letraîneaudemontagneoulavoitureàbrasn’ontpassurvécuauxarticlesD.2223-116etsuivantsducodedescollectivitésterritoriales!

Avec le reculsuffisant, lebilande la loidedérégulationdesservices funérairesestpour lemoins discutable. Certes, le monopole des pompes funèbres était anachronique, mais sa seule

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abolitionn’aguèrepermisde répondreauxquestionsde fond.Sur leplande la régulationdescomportementsprofessionnels, la tutelleétatiquen’estglobalementpasefficace.Sur leplanducarcanadministratifquientourelamort,l’étaun’afaitqueseresserrer,tantsurlesfamillesquesurlesentreprisesdepompesfunèbres.Lesaspirationsdupublicàplusdelibertépourenterrersesmortsetcellesdescultesàpouvoirmaintenirlesritesqu’ilsproposentpourlebiencommunet la manifestation de la foi, appellent de nouvelles réformes. La réouverture du débat sur lalégislation funéraire s’imposera donc dans les années qui viennent. Souhaitons qu’il soit vécudansunauthentiquesoucideconcertationetdepluralité.

12]Compterenduducolloque,Uneéthiquenouvellepourlecorpsaprèslamortorganiséle14mai2001àl'HôpitalCochin.

13]Codepratiquedesopérationsfunéraires,parGuillaumed'AbbadieetClaudeBouriot.ÉditionsduMoniteur,2000.

14]LeDroitetlamort,thèsededoctoratdeDidierJourdan.MontpellierI,1989.

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V

Lamortprofessionnalisée,oulerègnedesambiguïtéscommerciales

«Si la concurrence est en effet apparuenécessaire, nousnedevonspasoublier que les obsèquesnesauraient,enaucuncas,constituerun«marché»commelesautres.»

Jean-PierreSueur,ancienministre.

ÀlaToussaint, lapresseparledelamort.C’estcequ’onappelleunmarronnier.Uneannée,j’aiétéinvitéàparticiperàuneémissionderadiodontleprincipeétaitlesuivant:lesauditeursdevaient téléphonerpourdonner leuropinionsurun thème, tandisqu’unexpertétait interviewédans le studio. Le jour venu, le journaliste qui m’accueillit arborait un large sourire. Ilm’expliqua,suruntondeconnivence,quelesquestionsétaientgénéralementformuléesdefaçonunpeuabrupteafind’intéresserlepublic.Ilm’annonçaalorsquelaquestiondujourétait:«Lespompesfunèbresabusent-ellesdeladouleurdesgens?»Expriméesuruntond’évidence,cetteinformationmefituncertaineffet.J’allaisdoncentrerdansunstudiopourentendre lasentenced’un jury invisible, dont l’opinion s’imposerait à nous. Quelques minutes plus tard, nousapprenionsquelesauditeursétaientexceptionnellementnombreuxàappeleretqu’autoutdébutdel’émissionilsétaientplusde80%àavoirrépondupositivementàlaquestionposée.Jeprisalorsle parti audacieuxde contre-attaquer en déclarant que cette question revenait à demander si lacorporationà laquelle j’appartenaisétaitounoncomposéedesalauds?Qu’ya-t-il,eneffetdeplusméprisablequed’abuserde ladouleurdespersonnesdans lapeine?Je répétaisdoncmanouvelleversiondelaquestion:«Leshommesetlesfemmesdespompesfunèbressont-ilsdessalauds?»Laréponsedupublicnesefitpasattendre:enfindeprogramme90%desauditeursavaient répondu oui. En conclusion, l’animateur m’invitait à poursuivre mes efforts decommunication,carmanifestementcettepremièreexpériencen’avaitpassuffi!

Lefaitquelespompesfunèbresabusentde lasituationdedétressede leursclientsconstituedonc une idée reçue, solidement ancrée dans la tête des Français. Or, au regard du nombred’affairesdélictueusesconnues,concernantcesecteurd’activité,cejugementn’estpasfondé.

Il existedoncdans lepublicune suspicionparticulière à l’égardde cetteprofession.D’unemanièregénérale,gagnerdel’argentaveclamortn’estpaspopulaire.Leseulfaitdedevoirpayerpour enterrer nos morts, est perçu par certains comme une sanction, une pénalité sociale

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inadmissible.Àquois’ajoutequ’unsiècledemonopolen’apasarrangéleschoses.

L’attitudedupublic à l’égarddu secteur funéraire n’est pas sans rapport avec le déni de lamort qui caractérise notre société. Les gens des pompes funèbres sont des boucs émissairesfaciles.L’agressivité de certaines familles à leur égard est impressionnante.Cela tient au chocque constitue un deuil, mais aussi parfois au mépris que certains ont à l’égard de métierssocialementmalconnotés.

Leplusgraveestledécalagequisecreuseentrelesbesoinsdel’hommed’aujourd’huifaceàla mort, et la finalité des entreprises de pompes funèbres. D’un côté, il y a des famillesdéboussolées, ne disposant parfois pas des repères qui leur permettraient de faire face, et del’autre des entreprises de prestations de services marchands. D’un côté, des êtres souffrantscherchentde l’aideetdu sens,de l’autredes structurescommerciales accroissent leuroffredeservicesafind’élargirunmarchédésespérémentfermé.Ilmeurtenmoyennecinqcentvingtmillepersonnes chaque année en France, soit un peu moins de 1 % de la population. Ce taux demortalité,enlégèrediminutiondepuisplusieursannées,restetoutefoisd’uneétonnantestabilité.Selonlesdémographes,ildevraitaugmenteràpartirde2010.

Lapratiquedesdevisexprimeassezbienledécalagequiexisteentrelesbesoinsdupublicetle « marché ». Depuis une dizaine d’années, les associations de consommateurs, les servicesd’Étatciviletmêmelespagesjaunesdesannuaires,conseillentauxfamillesendeuildedemanderplusieursdevisavantdechoisirleurentreprisedepompesfunèbres.Ilfautimaginer,surleplanhumain,cequepeutreprésenterunetelledémarche.Deplus,salogiqueéconomiquen’arienderationnel.Undevisfaitsurunsimplecoupdetéléphone,enl’absenced’unéchangeenprofondeurpourdiscernercequelafamillesouhaitevivre,s’apparenteàunjeudedupes.Lesentreprisesdepompes funèbres se sont rapidement adaptées à cette nouvelle pratique en faisantsystématiquementdesdevistrèsbas,afinderetenirlesfamilles.Mais,parlasuite,leniveaudelafacturefinaleestgénéralementd’unmontantnettementsupérieur.

Cela prouve combien le commerce funéraire n’a rien d’un commerce ordinaire et que lalibéralisationduservicepublicnepeut,sansdommage,banalisercequise joue là.Si la façondontnousenterronsnosmortsrévèlel’âmedenotresociété,nousnepouvonslalaisserévoluerversunesimpleaffairedeventedeservicesàdesconsommateurs.

C’estpourtantceque l’arrivéemassive,aumilieudesannéesquatre-vingt-dix,d’entreprisesaméricainesdans le capital deplusieurs groupes français depompes funèbres, a laissépenser.Totalement décomplexés quant au fait de gagner beaucoup d’argent en exerçant ce métier, lesAméricainsontrapidementtransformélespetitesambiguïtésducommercefunéraireenunsystèmeàviséeslucrativesexplicites.

Cette mutation se fit d’abord dans le vocabulaire. Celles qu’on appelait pudiquement les«familles»devinrentdesclients.Quantàl’activitéfunéraire,elledevintuneIndustry.Lacotationboursièredesmaisonsmères fut affichéedans les couloirs.Lapompe funèbre apprit à vivre àl’heuredeWallStreet.

Àl’originedecesentreprises,lamêmeSuccessStoryquedansbeaucoupdegroupesaméricains.

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L’histoire légendaire du fondateur charismatique, simple fils d’un entrepreneur de pompesfunèbres, vivant aumilieudesmorts depuis saplus tendre enfance, nous était racontéedans labonnepresse interne.Puisprogressivement,desempiressesontbâtis, regroupantdes filialesàtraverslemondeentier,àl’exceptionnotoiredespayspauvres.Les«MacFuneral»,ainsiquelesappellentlesmauvaisesprits,outre-Atlantique,étaientnés.

L’expansioninternationaledecesgroupesnord-américainsdepompesfunèbresnefutpassanseffetsurlesstructuresrachetées.Onpeutmêmeyvoirunemanifestationassezexemplairedelafameuse mondialisation. Il est sans doute plus habituel d’en évoquer les effets dans d’autresdomaines de la vie sociale et économique. Pourtant, la mondialisation du marché de la mortmériteraitdedeveniruncasd’école.

Sonlivrenoirs’ouvre,commeilsedoit,surunehistoired’argent.Lesecteurfunéraireconnaîtenmoyenne,del’autrecôtédel’Atlantique,untauxderentabilitédel’ordrede20%.Celatientaufaitquel’organisationduservicereposesurleprincipedel’unitédelieugrâceauFuneralHome.Enterremajoritairementprotestante, lesentrepreneursdepompesfunèbresn’eurentpasdemal,dès leXXe siècle, àproposeraupublicdesétablissementsdans lesquelsonpourraitveiller lesmortsetcélébrerlesobsèques.Naturellement,descimetièresprivéssedéveloppèrentautourdesFuneralHomes.Lacommoditéetlarationalitédecetteorganisationenfirentlesuccès.Aujourd’hui,riennedistinguece typed’établissementsdesautresmaisonsd’unquartier.Appelésdunomdeleurs fondateurs, ils jouissent en général d’une bonne intégration dans le paysage urbain etcontribuentindéniablementàmaintenirlamortdanslacité.

On comprend en tous cas aisément comment un tel système génère de pareils revenus.Seulementvoilà,enFrance,lesobsèquessontencoretraditionnellementunparcours,enplusieursétapes.D’oùdestauxmoyensderentabilitédanslaprofessionbienmoindre.Onoublieeneffet,lorsqu’on se plaint du coût des obsèques, de rappeler que cette activitémobilise beaucoup demonde(unconseillerpourl’organisation,puisquatreporteursetunmaîtredecérémonieslejourdu convoi) et que le temps passé est important (une bonne demi-journée pour assurerl’organisationetuneautrelejourdesobsèques).

Conscients de ces réalités, les Américains promirent de ne pas bousculer les pratiquesrituelleslocales.Lamondialisationdesritesfunérairesn’auraitdoncpaslieu.Cependant,commetous les actionnaires de la planète, les entreprises de pompes funèbres débarquées en Francemirenttoutenplacepourtirer larentabilitédeleursfilialesétrangèresversla leur.Lasuitedecettehistoireest tristementbanale:onvitsedéployerdesbataillonsd’auditeurs, jeunescadresarmésd’ordinateursportables,visitant jusqu’aupluspetit bureaudepompes funèbresdansunesous-préfecturedel’Aveyron,afindedéterminercommentrationaliserlesprocédures.Lachasseau temps perdu fut ouverte. Des durées moyennes pour les différents actes (mise en bière,fermeture des cercueils…) furentmême définies. Et gare à ceux qui ne les respecteraient pas.L’objectif était simple : le secteur des obsèques étant unmarché fermé et les gains de part demarché limités, l’amélioration de la rentabilité devait venir d’une meilleure utilisation desmoyens humains et techniques. Dans ce contexte, inutile d’insister sur les contraintes quereprésenteunecélébrationdansuneparoisse…avecEucharistie!

Aux États-Unis, cette logique de rationalisation a consisté à réunir en un même secteur

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plusieursétablissementsetàmettreencommunleursmoyens.Celas’appliqueaussiauxsoinsditsdeconservations.C’estainsiqu’unjour,alorsquejevoyageaisavecdesprofessionnelsfrançaissurleterritoireaméricain,nousavonsétéamenésàvisiterundecescentresd’embaumement.Lastupeur des pompiers funèbres français devant l’horreur de ce lieu faisait peine à voir.Aucund’entreeux,malgréleurgrandeexpériencedesréalitésdelamort,etdeleurconcentrationenunmêmelieu,n’avaitpuimaginerquel’ontraitalescorpsavecsipeud’hygièneetderespect.Letravailétaitfaitàlachaîne.Plusieursdemescollèguesdurentsortiravantlafindelavisite.

Quelques minutes plus tard, nous nous rendions dans un des Funeral Homes desservis par lecentred’embaumement.Lescorpsyétaientprésentés, les tissusregonflésetrosispar lessoins.Dans cet établissement, par contraste, rien n’était trop beau pour accueillir les vivants. Nousétionseneffetdansl’unedesplusbellesmaisonsduquartier.

L’autregrandchantierdelamondialisationfunéraireaconcernélescercueils.Cettefournitureestleréservoirdegainspourlesopérateursdumondeentier.Seulement,l’offrefrançaisefaisaitbientristefigureauregarddecelledesentreprisesaméricaines.Là-bas,lecercueilestunécrin,une bonbonnière, matelassée, brodée, soyeuse… et très généralement hideuse. La visite d’unesalled’expositiondansleFuneralHomed’unquartierchicestuneexpérienceàlaquelleilfautêtrepréparé.Lecrescendo,entermesdemodèleetdeprix,dépassetoutcequel’onpeutimaginer.

EnFrance,lavented’uncercueilestrestée,jusqu’àl’arrivéedenoscousinsAméricains,unedémarcheemprunted’unecertainegêne.Onn’osaitpastropenfairel’article.Lesfamillesétaientdonc invitées à pénétrer dans une salle où desmodèles entrouverts laissaient aux visiteurs ladésagréableimpressionqu’ilsallaientêtreenfermésdedans.

Ilnefut,danscesconditions,pasdifficiled’habillerlagranderéformeannoncéedumarketingdescercueilsd’unemotivationaltruiste.Plutôtquedefaireduchoixducercueiluneépreuvedeplus pour les familles en deuil, des supports adaptés allaient adoucir le trait. On vit alorsdébarquerlesplusgrandsspécialistesmondiauxduMerchandisinggrâceauxquelsdepuislors,onavu fleurir, dans les boutiques de pompes funèbres, des présentoirs à vous réjouir tant ils sontbeaux. Une des trouvailles consista à ne présenter qu’un quart de chaque modèle, sous deslumières tamisées.Àpartirde là, les règlesélémentairesdumarketing,dignesdeZoladansAubonheurdesdames,firentlereste.Lesmodèlesbasdegamme,auxalluresrepoussoirsfurentplacésàlahauteurdesmollets,etlesmodèlesmilieuethautdegamme,àlahauteurdesyeux.Grâceàcemarketingsympathique,ladépensemoyennedesfamillespourl’achatdescercueilsaugmentadeplusieurs milliers de Francs en quelques mois. Cela se fit en douceur, sans qu’on s’en rendecompte.

Le plus désolant, dans cette histoire, n’est pas que des entreprises cherchent à gagner plusd’argent,maisplutôt que tant d’énergie et demoyens aient été consacrés à cela.Alorsque lesritess’appauvrissent,quelepublicattendaideetassistancepouraffronterl’épreuvedudeuil,ondéploie des trésors d’inventivité dans le seul but de faire acheter des cercueils plus chers.Cen’estpasscandaleux,c’estsimplementdérisoireetinadaptéàlademande.

La cure de capitalisme extrême que les Américains ont imposé à plus du tiers du secteurfunéraire français s’est achevée dans les larmes. Après des années de spéculation, les titres

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boursiersdesgrandesmultinationalesaméricainessesonteffondrés,laissantcesgroupesdansunprofondendettement.Àprésent,l’heureduretraitducontinenteuropéenasonné.

Cette expériencem’a appris, par contraste, toute la spécificité de ce secteur et combien lepublic attendait autre chose qu’une logique simplement marchande. Le plus étonnant est quel’épisode américain se soit déroulé dans une si grande indifférence, alors que des milliersd’employésontquitté,découragé,lesentreprisesenquestion.Lavente,àdescapitauxétrangers,de pans entiers d’un secteur d’activité réputé sensible, placé depuis près d’un siècle sous latutelledescommunes,s’estfaitesansquel’Étatetl’opinionnes’enémeuvent.

L’abolitiondumonopoledespompesfunèbres,présentéelorsdesonvoteparleParlementennovembre 1992 comme une œuvre de salubrité publique, aura donc eu pour conséquence deprécipitercesecteurdansuneconcurrenceeffrénée.Or,contrairementàcequiavaitétéannoncé,lalibéralisationdespompesfunèbresn’apasfaitbaisserlesprixmaislesaplutôtfaitaugmenter.La multiplication des opérateurs, attirés par les promesses d’une activité réputée lucrative, aaugmentéleschargesfixesdusecteur(matériel,personnel,immobilier…),sansquelemarchénesesoitélargi.Celas’estnaturellementreportésurlestarifs.

Lepublicapourtantvoulucroirequ’aveclafindumonopoleonallaitcesser«d’abuserdeladouleurdesgens».Unhommel’yaincité.Jouantsurlaconfusionentresonactivitéetcelled’unechaîned’hypermarchés,ils’attribualerôledepourfendeurdumonopole.Aveclui,lejourallaitsuccéderàlanuit,lalibertéàl’oppression.Etpourmieuxsymbolisercetteliberté,iln’hésitapasà mettre la pompe funèbre et autres commerces associés, dans des rayons de supermarchés.L’initiative, par son caractère burlesque, aurait du faire rire. Elle fut un succès. Un publicimportant, excédé de se sentir prisonnier d’un seul prestataire, a cru dans les promesses de lapompefunèbreàprixdiscount.

Outrequ’avecplusdedixansderecul,lebilanéconomiqueetsocialdelapompefunèbreensupermarchéestplusquediscutable, saufpourses initiateurs,cettemiseenscènecommercialeaura révélé un peu plus le divorce entre les Français et leurs croque-morts. Le succès desservicesfunérairesengrandesurfacenemanifeste-t-ilpaslepeudevaleurquelepublicattribueàceservice?N’est-ilpasunsignesupplémentairedudéfautdereconnaissancedontsouffrentcesservicesactuellementenFrance.

Cette crise de la valeur ajoutée des prestataires funéraires est inquiétante si l’on considèrel’utilitésocialeduservicerendu.J’aisouvententendudevieuxprofessionnelsdusecteurdireque«lesgensnousdécouvrentenayantrecoursànous.Avantcela,ilssefientàlarumeurquinepeutquenousêtredéfavorable».

Pourtant, la première des qualités du personnel funéraire, est bien le sens du service. Celapasseparuneextrêmedisponibilité,de jourcommedenuit.Uneamie,quivenaitd’enterrer samère,meditunjourcombienlemontantdeshonorairesqui luiavaientétéfacturés lachoquait.Elle avait simplement oublié que l’entretien d’organisation pour lequel elle n’imaginait pas dedevoirattendre,s’étaitdérouléundimanchematin.

Longtemps, lesmétiersde lamortontétéexercéspardescouples,cequiestbeaucoupplus

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rareaujourd’hui.Ainsi,GrégoireetSylvie,qui, aprèsavoir tenupendantde longuesannéesuncommercealimentaire,collaborentàprésentdans lamêmeentreprise funéraire.Or, j’aime leursensprofondduservice.

Grégoireestmaîtredecérémonie.Cemétierestdevenupourluiunepassion.Lorsqu’ildécritl’ordonnancement d’une cérémonie, ses yeux s’animent. Sa satisfaction professionnelle estd’avoircontribuéà«desobsèquesréussies».Safiertérésidedanssacapacitéàdéplacerunerangéedepersonnes,pourlesinciteràallerbénirlecorpsdudéfunt,simplementenlesregardant.Cemêmeregardparvientaussiàrefoulerunresquilleurquivoudraitpasserdevantlesautres,cequ’ilarriveàfairesansprononcerlamoindreparole.CommeditGrégoire:«Lesmorts,cen’estpasmoiquilesfaitmourir.Jesuislàpouraideretlesgenslesententbien.»Àprésentilregrettelesnouvellesorganisationsqui l’empêchentsouventdesuivreune familledudébutà la findesobsèques.Certainsjoursilesteneffetcantonnéàlamorgued’unhôpital,oùilassure, lesunesaprèslesautres,toutesleslevéesdecorps.

Sylvie, de son côté, tient une chambre funéraire. Elle est l’âme d’un établissement qui enmanque cruellement. Pourtant, elle aime profondément ce qu’elle fait. Lorsqu’elle raconte un31 décembre passé en famille, au milieu des morts, ce n’est pas pour se faire plaindre. Ellen’abandonneraitpasfacilementunmétierquiluidonneuntelsentimentd’utilité.Cequilarévolte,c’estdenepastrouvercemêmegoûtduservicechezbeaucoupdesescollègues,spécialementlesplus jeunes.Etpuis, ilya,pourdesgensquiontuneconceptionartisanalede leurmétier,unerévoltecontrelessystèmesetleursdécisionsimbéciles.Ainsi,Sylviesesouvientd’avoirvuunjour un électricien installer, dans les salons où sont présentés les défunts, des spots rouges etbleus.Placésau-dessusduvisagedumort, ilsétaientsensésluiredonnerunsemblantdevie.Ils’agissaitd’unedécisiond’enhaut,d’unspécialistegénialdumarketing,quiavaitdûpêchercettetrouvailledanslecatalogued’undesesfournisseurs.Avantquel’ons’aperçoivedel’effroyableeffet d’une telle réforme, des centaines de salons funéraires furent équipés. On ose à peineimaginerlesréactionsdesmilliersdefamillesconfrontées,dansdescirconstancesdouloureuses,àunemiseenscèneaussiscabreuse.

Ilmanqueaujourd’huiausecteurfunéraireunsouffleetunedirection.Laseuleloiéconomiqueneparviendrapasàréguleruneprofessionquienasicruellementbesoin.

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VI

Lacrémationenquestion

C’estàlafindesannéessoixante-dixquel’onavulenombredescrémations(moinsde1%desdécèsàl’époque)commenceràaugmenter.Progressivement,d’annéeenannée,lephénomènes’estamplifié,jusqu’àdevenirunemode,unfaitdesociété.En2002,plusdecentmilleFrançaisauront été incinérés, soit 20 % des obsèques. Trente ans auront donc suffi pour que lescomportements funéraires, que l’on croyait figés, soient bouleversés par unmode de sépulturejusque-làmarginaldansnotrepays.

EnEurope, lagéographiede lacrémation suitunclivagenord-sud :plusonhabiteaunord,plusonyarecours.AinsilaSuèdeetlaGrande-Bretagnedépassentles70%,tandisqu’enItalie,latineetcatholique,seuls5%desdéfuntssontincinérés.LaFrance,paystempéré,sesituedoncàunniveauconformeàsasituationgéographique.

Au-delà des chiffres, et de leur augmentation constante depuis trente ans, la façon dont lepublicvitlacrémationenFranceposeproblème.Toutlemondeoupresquedénoncelaviolencedecettepratique,sansquel’onparviennepourautantàyporterremède.Pourtant,danslespayseuropéensoùelleesttrèscourante,lacrémationnesoulèvepaslesmêmesdébats,etsevitplussereinement. Il y a donc bien une difficulté spécifique à la France dont l’originemérite d’êtrecomprise.

Ledéveloppementdecettepratiquefunérairedoitbeaucoupàlalevée,en1963,del’interditde l’Église catholique.Car, nombre de ceux qui la choisissent, ignorent que la crémation a unlourdpassé idéologique.Elle futmêmeauXIXe siècleun instrumentprivilégiédesanticléricauxpourexprimerleurrejetdesdogmesdel’Église.Quelmeilleurpieddenez,eneffet,àlacroyanceen la résurrection de la chair que de faire réduire sa dépouille à trois litres de cendres, enl’espaced’uneheuretrente!

Cetteconnotationidéologiqueesttrèsancienne.Charlemagne,lepremier,interditlacrémationau motif qu’elle était un rite païen. Il alla même jusqu’à menacer de mort quiconque feraitconsumer par les flammes le corps d’un défunt. La crémation devint progressivement unemanifestationconcrèted’anticléricalisme.C’estainsiquelesrévolutionnairesde1789tenteront,ensigned’émancipationàl’égarddel’Église,del’imposerauxFrançais.Cefutunéchec.DansladeuxièmemoitiéduXIXesiècle,unenouvellepousséeenfaveurdelacrémationfutdéclenchéeparleslibres-penseurs.Cecombataboutiten1887auvotedelaloisurlalibertédesfunéraillesqui

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comprend la reconnaissance de l’incinération comme mode de sépulture à part entière. Lapremièrecrémationlégaleeutlieule30janvier1889auCrématoriumduPèreLachaise,àParis.

Du côté de l’Église catholique le code de droit canon de 1917[15] privait de sépulturechrétienneceuxquiavaientdemandéqueleurcorpssoitincinéré.Puis,uneinstructionduSaint-Officedu8mai1963estvenueannulercettedisposition, saufdans lecasoù l’incinérationest«désiréecommeunenégationdesdogmeschrétiens,dansunesprit sectaireouparhainede lareligioncatholiqueoude l’Église».Cetteautorisationétait assortied’une interdictionde touteliturgieaulieudelacrémation,cequiétaitunefaçondemanifester«l’aversiondel’Églisepourcettepratique».Lerituelromaindesfunéraillesde1969finitparlevercedernierinterdit,toutenaffirmantlapréférencedescatholiquespourlafaçondontleChristaétéenseveli.

Cetarrière-fondidéologiquepèse-t-ilencoresurlechoixdesFrançaisqui,chaqueannée,sefont incinérer ? De toute évidence non. La crémation semble surtout incarner aujourd’hui uneformedemodernité,dictéeprincipalementpar lacommodité. Interrogésparsondages,ceuxquisouhaitent y avoir recours évoquent l’hygiène, l’écologie (l’incinération seraitmoins polluantequelescimetières)etl’argent(l’incinérationcoûtemoinscher).

Pouravoirentendudespersonnesdetoushorizonssurcesujet,jecroispouvoiraffirmerquederrière des arguments rationnels, se cachent aussi parfois de méchants fantasmes sur l’aprèstrépas.Laclaustrophobiedeceuxquis’imaginentseréveillantdansleurcercueiletl’horreurdelaputréfactiondescorpsarriventenbonneplacedanscepanthéondespeurs.J’aiaussisouvententendu des arguments aux apparences altruistes : «Que voulez-vous, personne ne viendramevoiraprèsmamort.Alors,àquoibondérangeravecune tombe, lesfraiset les tracasquivontavec?»Lacrémations’apparentealorsàuneformedesuicidepostmortem,d’auto-éradicationdumondedes vivants.On l’a notamment observé auxpiresmoments de l’épidémieduSIDA.Lesvictimesde cettemaladie furent extrêmementnombreuses à réclamerd’être incinérées.Or, unecertainevolontéd’acheverparlesflammesletravaildedestructionducorpsqu’avaitcommencélamaladieétaitbienprésentedanscechoix.

Enfin, on ne peut pas passer sous silence la motivation économique. La crémation coûteeffectivementmoinscherque l’inhumation,ouplusexactement,ellepermetd’atteindre,sion lesouhaite,desniveauxdeprixmoindres.Celatientd’abordaufaitquel’onacoutumedebrûlerlesdéfuntsdansdescercueilsenboistendre,moinschersquelechêne.Àcelas’ajoutentdesfraisdesépulture,nulslorsquelescendressontdispersées,ouminimeslorsquel’onarecoursàunlieudedépôtappelécolumbarium.Globalement, ledifférentiel entre lecoûtd’une inhumationetd’unecrémationencequiconcernelesprestationsdepompesfunèbresestassezminime,del’ordrede20%.

Il y dix ans, j’ai entendu certains de mes confrères des pompes funèbres dire qu’il fallaitrésisterpartouslesmoyensàl’augmentationdelacrémation,aumotifqu’ellerapportaitmoins.Aux États-Unis, où l’on peut se faire incinérer sans cercueil, il est un fait que la corporationdéveloppeunecertaineimaginationpourenfaireunepratiquerepoussante.Jepenseenparticulieràlafaçondontestprésentéelà-bas,aumilieudesluxueuxcercueilspourl’inhumation,laplanchede bois et ses lanières pouvant servir à l’incinération des corps. L’objet rappelle, par soncaractèrepunitif,unechaiseélectrique!

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Le choix de la crémation a largement perdu sa dimension idéologique. En revanche, sondéroulement restemarquépar cet héritage.Lamentalité pro-crémation a en effet longtemps étéimprégnée de la violence que beaucoup déplorent actuellement. Être incinéré sans lamoindrecérémonie, sans même prévenir la famille, était chose courante chez certains crématistes. Lanégationdetoutdevenirpostmortemsemanifestaitparlerejetdesritesfunéraires.

Dans lespaysde l’ancienbloccommuniste, l’Étatasystématiquementdéveloppé lapratiquedelacrémation,lasubventionnantetfaisantd’elleunchoixdesociété:onavoulupar-làsusciterunenouvellementalitéparrapportaucultedesmorts,entournantledosàl’héritagechrétien[16].

Or, la violence si largement dénoncée, découle d’une série d’impasses dans lesquelles lacrémationprécipite,malgréelles,nombredefamillesendeuil.

Lapremièredecesimpassesvientdelafaçondontcertainespersonnes[17]choisissentdeleurvivantcemodedesépulture,sanslamoindreconcertationfamiliale.Toutsepassealorscommesilafuturecrémationn’impliquaitqueceluiquilaprépare,alorsqu’enréalité,elleneconcerneraqueceuxquiresteront,àsavoirdesvivants.

Pierreestundeceux-là.Danslavieillesseils’isoledeplusenplus,danssesidéesd’abord,etdans un monde qui n’est plus celui dans lequel il vit. Ses relations avec son épouse se sontlentementtenduesaufildesans,quantàsonregardsursesenfantsetlaviequ’ilsmènent,ilestsouventsévère.Enannonçantun jour,defaçonabrupteetsansappel,sondésird’être incinéré,Pierre a plongé ses proches dans une profonde consternation.Ce choix les horrifie,mais toutediscussion est exclue. Pour cet homme qui a tant de mal à se laisser aimer, il y a là commel’exerciced’unpouvoirquenulnepeutluicontester.Ilassouvitainsiunevolontédemaîtrisesursavieetsurceuxquil’entourent.

Sansfairedecetypedecomportementunegénéralité,j’aisouventrelevé,chezlespersonnesquichoisissentlacrémation,cedésirdemaîtriserleurmort.Lameilleurepreuveenestlefaitque40 % des personnes qui signent des contrats obsèques par lesquels ils font respecter leursdernièresvolontés,demandentàêtreincinérées,soitledoubledutauxdecrémationactuellementenFrance.

Lasecondeimpassedécouledelafaçondontlacrémations’organiselejourvenu.Toutsembleeneffetinciterlesfamillesàfairedelavisiteaucrématoriumlaclefdevoûtedesobsèquesdeleurproche.Lesfoursétantsouventaumaximumdeleurutilisation,l’affectationd’unjouretd’unhoraire est vécue comme quelque chose d’essentiel auquel on ne peut pas déroger. Qui saitpourtant qu’aucun texte réglementaire n’oblige à ce qu’unmembre de la famille assiste à unecrémation?Pourquoi,alors,l’horairedelamiseàlaflammedevient-ill’élémentàpartirduquelles obsèques s’organisent ? Il en découle une véritable dictature des fours qui n’a pas fini deproduireseseffetsnéfastes.

Dans ces conditions, pour les personnes souhaitant « quelque chose de chrétien », selon laterminologie usuelle, l’organisation d’une célébration dans une église devient problématique,voire, pour des raisons d’horaires, impossible. La célébration d’un temps de prière avant lafameusemiseàlaflammeestleseulrecourspossible.Cestempsdeprièresesuccèdent,dansdes

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sallesinsipides,àdescadencesquinetolèrentaucunretard.

Lamiseà la flamme,c’est-à-direcet instant terribleoù lecercueilpénètredans le four, sesparoiss’enflammantsousleregarddesfamilles,afiniparêtrejugétroptraumatisant.Undécretestdoncvenuinterdirelaprésencedesprochesdanslasalledufour.Mais,commetoutincitelesfamillesàsetrouversurplaceaumomentfatidiqueetquel’onnepeutpasempêcherceuxquilesouhaitentdevoir lascèneréputéeinsoutenable,descloisonsvitréessontobligatoiresentrelessalons de recueillement et les fours. Dans certains crématoriums, on a même inventé deretransmettrecettescènesurunécrandetélévision!

Jeconnaisdesprêtresquiassurentchaqueannéedescentainesdecesbénédictionsdansdescrématorium. Leur ministère, exemplaire de dévouement et de compassion, est vécu dans descontraintesdetempsetdelieuquin’étaientpasimaginablesilyavingtansetquisontàlalimitede l’acceptable.Celapeut aller jusqu’àdevoir écourter des tempsdeprière si la cadencedesfours l’impose.Or, cequi est leplus impressionnant, c’est l’augmentationdecesdemandesdebénédictions,quiviennent,dansbiendescas,remplacerlacélébrationparoissiale.

Ensuite, contrairementàcequi sepratiquedans laplupartdespaysd’Europeà fort tauxdecrémation,nombredefamillesattendent,pendantuneheureetdemie,lafindelacombustionducorps.Cetteduréeestà la fois trop longuepourorganiserun tempsde recueillementnourri, ettropcourtepouramortirlaviolencesymboliquedel’œuvredesflammes.

Leparcoursdes funérailles ayant, pour toute famille qui l’empreinte, undébut et une fin, letermedelacrémationsesitueenprincipelorsquelemaîtredecérémonieremet l’urne,àpeinerefroidie,entrelesmainsdesproches.Orvoilàbienunenouvelleimpasse,etnondesmoindres.Alorsquelerited’inhumationconsisteàassignerledéfuntenunlieuquiestprochedesvivantsmaisquimarqueuneséparation,lacrémations’achèvesuruneformed’appropriation.Mêmesilaloinereconnaît,enFrance,aucunevaleurderestesmortuairesauxcendres,touteslespersonnessevoyantremettrel’urnedeleurdéfuntàl’issuedesacrémation,setrouventdansunesituationsingulière.Cetobjetdont ilspeuventàpeuprès tout faire,àpartendéverser lecontenusur lavoie publique, et dont le statut est indéfini, n’échappe pas, dans le langage des cœurs, à lapersonnification.C’estbiengrand-papaquejeportedanslaboîteenfeutrinequim’aétéremisecérémonieusement.Etlorsquejeladéposerai,dansuninstant,danslecoffredemavoiture,ilmefaudra, au plus profonddemoi, taire un sentiment d’horreur et d’incongruité.Or, actuellement,plusde65%desfamillesquittentlescrématoriumsavecl’urnedeleurdéfuntenmain.

Dansunemajoritédecas,cetteurneirafinirsonvoyagedansunesépulturedefamilleouuncolumbarium.Parfoiselletrôneradansunsalonouunechambreàcoucher.D’autresdéciderontdesepartager laprécieusepoudregrise,pourenemplirdes reliquaires.L’imaginationnemanquepaspour trouverdenouvelles façonsdes’approprier lescendresd’undéfunt.Des fournisseursattentionnésonttoutprévu,dupendentif,pourporterunepincéedecendressursoncœur,jusqu’àl’urne transformée en pied de lampe que j’ai pu admirer sur le catalogue d’un fabriquantaméricain.

Toutcelaestétrangeetbeaucoupd’observateursdéplorent les inévitablesdérives.Maiscescomportements ne découlent-ils pas en fait, d’une succession d’étapes qui toutes poussent les

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familles au fameux rite d’appropriation. Si, au contraire, comme c’est le cas par exemple enAllemagne,nousramenions lacrémationàcequ’elleestvraiment,àsavoir lacombustiond’uncorps,moinsdegensserendraientaucrématoriumetmoinsdegensyresteraient.N’étantpasdeculturebouddhiste,etn’attribuantdoncaucunevaleursymboliqueauxfuméesquis’échappentdesfours (à part celle de polluer), nous aurions tout intérêt à réduire ce qui se passe dans lescrématoriumsàunactetechnique.

Que l’opinionpubliquepartage assez largement le sentiment que la crémation est source detraumatismesn’ariend’étonnant.Cequil’estdavantage,c’est l’impuissancesocialeàréformerdescomportements anxiogènes.Ni lespompes funèbres,ni les collectivitéspubliqueset autresassociationscrématistes,neparviennentàdissipercesentimentdiffusmaistenace.

Pourtant, je ne crois pas qu’il y ait, dans le choix de la crémation, quelque chosed’intrinsèquementmauvaispourl’homme.Lesquestionsthéologiquessoulevéesparcettepratiqueontétéécartéesparl’Instructiondusaint-officede1963.Quantauxpaysdunorddel’Europequien ont fait leur mode de sépulture favori, ils ne sont pas réputés avoir des rites funérairesbarbares.Unechose,toutefois,lesdifférenciedenous:toutincitelesfamillesànepasresteraucrématoriumpendantlacrémation.EnBelgique,pourceuxquinepeuventpasfaireautrementqued’attendre,unrepasdefunéraillesestproposésurplace.

Que faudrait-il, alors, pour que nous adoptions des comportements humainement plussatisfaisantslorsd’unecrémation?Entoutpremierlieu,jecrois,quenousramenionslafonctionducrématoriumàcequ’elleestetnonàcequeveutenfaireunementalitécrématisteinsidieuseetcontraireàl’accomplissementderitesancestrauxtelquelepassageàl’église.Dèslors,onoseraprendre quelque liberté avec la combustion du corps qui peut, sans qu’on s’en culpabilise, sedéroulerauxpetitesheuresdumatinoutardlanuit,danslesecretdesfours.

Ensuite, il faudrait répondre à l’attente de nouveaux supports demémoire que sous-tend lademandeactuelledecrémation.Lesempilagesdecasesdecolumbarium,enincontournablegranit,nesuffisentpasàsatisfaire lesbesoins latents.Jesuisconvaincuque le recoursà lacrémationrecèle un désir d’échapper au cimetière, non pour que l’urne aboutisse nécessairement sur lacheminéedusalon,maispourqu’ellereposedansdeslieuxquiaientdusens,deslieuxnouveaux,esthétiques,symboliquementforts.

EnGrande-Bretagne, les crématoriums sont entourés de parcs où tout ou presque est utilisécommesupportdemémoire:lesrosiers,lesbancs,lestroncsd’arbresouencorelesmurs,portentlatrace,souslaformed’unesimpleplaque,delamémoiredesdéfuntsincinérés.Chaqueété,unejournéeestconsacréeaurassemblementdesfamillesdontlescendresd’unprochereposentdansceparc.C’estaucrématoriumd’Oxford,parunesuperbejournéedejuillet,quej’aidécouvertceriteapaisant. Ilsétaientdesmilliers,de toutes lesgénérations,àavoirfait ledéplacementpourvenirvivreun tempsannueldemémoire.Toutacommencéparungrandpique-nique, joyeuxetdésorganisé. Puis, annoncé par une fanfare, une procession de tout ce que la ville compte dereligieuxs’estébranléeendirectiond’unpodium.Là,pendantunedemi-heureenviron,ontalternéles prêches sur l’espérance chrétienne face à la perte d’un être cher et les cantiques. Point detracedelalaïcitéàlaFrançaisequirendraitbiendifficilel’organisationdetelsrassemblements.ÀOxford, ce jour-là, c’est la prière qui réunissait la foule des personnes endeuillées. Enme

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promenantparmielle,jefusfrappéparlacommunionquirégnaitentrelespersonnes.Audétourd’une allée, l’atmosphère bon enfant se transforma soudain en une peine intense. J’étais dansl’espaceréservéauxbébés,aumilieuderosiersblancsetdeparentsenlarmes.

AuQuébec, denombreuses églises paroissiales ont fait le choixd’abriter des urnes en leursein.Desmeublesontétéinstallésàceteffet.Lesfamillesquiyontrecoursdisposentd’unenicheindividuelledanslaquellelescendresdeleurdéfuntsontdéposées.

Cette idéeetd’autresverrontsansdoute le jourprochainementenFrance.Carnoussommesentrésdansuneèred’innovation.Àl’avenir,ilfaudratrouverdenouveauxsupportsdemémoirepourrépondreauxbesoinsdefamilleséclatées,pourquilesouvenirdesdéfuntss’inscritdansuntempspluscourtetdansuneplusgrandeproximitégéographique.Lacrémationétantvécueparcertain comme une façon d’éviter les contraintes matérielles du cimetière, on ne bridera pasfacilementcetteaspiration.

Lorsque je pense à la crémation telle qu’elle se pratique actuellement en France, je pensesouventaucridecethommequi,aprèsuneheureetdemied’attentependantquelecorpsdesonpèreseconsumait,retrouvaitl’urnecontenantsescendres.Cecrid’effroietderévoltedevantlaviolencesymboliqued’uncorpsréduitàrienensipeudetemps,étaitlesignedéchirantqu’ilesturgentd’humaniserlespratiquesautourdelacrémation.Vouloirrésisteraudéveloppementdecemode de sépulture est un combat stérile et d’arrière-garde. Rien n’entravera la liberté desfunérailles.Aucundiscourssurlesconséquencesdelacrémationpourlesvivants,nedissuaderalesgensdelachoisirpoureux-mêmes.Enrevanche,proposerdescomportementsquin’entraînentpasdecomplicationsdansleprocessusdedeuil,développerdenouveauxsupportsdemémoiresquinesoientpasexclusivementsituésdanslescimetières,constituentdevéritablesurgencespourdemain.

Lespouvoirspublicss’interrogentactuellementsurlanécessitédelimiterlalibrecirculationdesurnes.Nefaudrait-ilpas réglementerces transportsdontonnesaitpasoù ilsaboutissent?Quantauxcolumbariumshorsdescimetières,seront-ilsinterditsparcraintedevoirsedévelopperdes cimetières privés ? La crémation, en plus de bousculer les traditions funéraires, interrogeaujourd’huinotredroit.

15]L'Églisedanslechampsocialdesfunérailles,JoëlMorletinLaMaisonDieu1998.

16]Les pratiques funéraires et l'accompagnement des personnes en deuil. Réflexion de la Conférence des évêques d'Allemagne. La Documentation catholique. 15novembre1995.

17]Alorsqueletauxdecrémationestde20%desdécèsen2002,plusieurssondagesrévèlentque43%desFrançaissontfavorablesàcemodedesépulture–IFOP1994.

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VII

Desritespourmieuxvivreledeuil

Rien dans notre conversation téléphonique ne laissait présager du tour dramatique qu’elleallaitprendre.Moninterlocuteurm’interrogeaitsurlesservicesdenotreassociationetsouhaitaitsimplement recevoir une documentation.Nous étions sur le point de conclure lorsque après uncourtsilence,l’intonationdesavoixchangeaetsefitplusgrave:«Jevoudrais,medit-il,vousposerunequestion.Celafaitplusdequaranteansquecettehistoirem’obsèdeet jeneparvienspasàl’éclaircir.Mafemmeaperduunbébéàenvironsixmoisdegrossesseet,àl’époque,onnenousarienditsurcequ’ilestdevenu.Pourriez-vousmedireoùilaétéenterré?»

Laquestionétaitaussiclairequelaréponseétaitimpossible.Pourtant,enlaposant,cethommeavait sans doute franchi un premier cap : celui de la parole. Sa question obsédante n’avaitprobablementjamaisdépasséleseuildeseslèvres.Elleétaitrestéeenfouieenlui,parcequ’ilnesavait pas à qui la poser, qu’il lui était difficile d’évoquer ce passé avec sa femme et que ledéroulementdesévénements luiavait imposédese taire.L’enfantn’avait-ilpasdisparutoutdesuite après l’accouchement ? Cette belle espérance qui tressaillait dans les entrailles de safemme, ne s’était-elle pas évanouie sans que jamais personne ne leur dise où ? Le silence etl’oublines’étaient-ilsdoncpasimposésàeuxcommeundevoir?

Et voilà que quarante ans plus tard, dans l’anonymat d’une conversation téléphonique,moninterlocuteurinterrogeaituninconnusurlelieudesépulturedesonenfantmort-né!Envisageait-ilvraimentquejepuisserépondreavecprécisionàsaquestion?«Biensûr,monsieur,votreenfantaétéenterréàtelendroitetsivouslesouhaitez,nouspourronsnousyrendredemainpournousrecueillirsursatombe.»Commentpouvait-ilenvisagerundeuilquin’ajamaisreçuledroitdeportersonnom?Commentaurait-ilpuchassercesouvenirobsédantsiaucunrite,jamais,n’étaitvenudonnercorpsàlaréalitédelaséparation?

À quarante ans de distance, face à l’angoisse de cet homme, victime de la conspiration dusilence qui entourait alors les accouchements d’enfantsmort-nés, il fallutmettre un terme à saquête insensée.Les quelques paroles prononcées pour lui enlever toute illusion sur l’existenced’unesépultureluiont-ellesapportélapaix?Jel’ignore,maisjeretienssurtoutcombienlemal,enlui,étaitfait.Avecdurecul,ilmesemblequesasouffranceinavouéeestcommeuneparabole.Elleditlebesoinirrépressibledel’hommedesignifierconcrètement,rituellement,l’attachementàundéfunt.Cebesoin est si fort qu’il semanifeste jusqu’aux frontièresde laviehumaine.Enl’espèce,alorsmêmequelecomportementcollectif,lanormeenquelquesorte,étaitdeniertout

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attachementpostmortemaufœtus,l’instincthumainétaitleplusfort.Unefoisencore,c’estdanscequ’ilyadepluspetit,deplusfaible,queladignitédetouteviehumaineserévèle.

Biend’autresfamilles,concernéesparlesmêmesdrames,ontfaitbougerunelégislationquinepermettait pas, jusque-là, la reconnaissance des enfants mort-nés, à moins de six mois degrossesse, et qui les qualifiait de « pièces anatomiques ». Ainsi, depuis la parution de lacirculairedu30novembre2001,un«Acted’enfantnésansvie»peutêtreétablidèsquatremoisetdemidegrossesseouunpoidsdenaissanced’aumoins500grammes.Etenjuillet2002, lesministresdelaJusticeetdel’Intérieurontsignéunarrêtétrèssymbolique,autorisantl’inscriptiondecesenfantssurlelivretdefamille.L’organisationdefunéraillesestpossiblepourlesfamillesqui le souhaitent. Sinon, c’est à l’établissement hospitalier qu’en revient la charge, parincinération.Àmoins,commec’estlecasàl’hôpitalJeannedeFlandresdeLille[18],pionnierenmatièrededeuilspérinataux,qu’unlieud’inhumationpourlesfœtusnondéclarés,soitgéréparl’établissement.

Deuiletritesfunérairessontétroitementliésaupointden’avoirété,pendantlongtemps,quelesdeuxfacettesd’unemêmeréalité.L’unnesevivaitpassanslesautres.Traditionnellement,ledeuil désignait l’ensemble des coutumes, des usages et des restrictions qui s’imposaient auxprochesd’undéfunt.Àprésent,iln’enestplusdemême.Ledeuildésignepresqueexclusivementlesréactionspsychologiquesliéesàlapertedequelqu’un,voiredequelquechose.Ledeuilestdevenuunenjeupersonneld’équilibrehumainetnonplusunévénementsocial,collectif,rythmépardescomportements,dessignesextérieursetdesanniversaires.

Àmesureque les rites se sont estompés, il n’est plus resté, dans le discourspublic, que lefameux«travaildedeuil»,définietléguéàl’humanitéparledocteurFreud.Lalittératureabondepourenrappelerlapertinence.Maisilraisonneparfoiscommeunenfermementdepluspourceuxqui ont à le vivre.À tant de rites sociauxqui encourageaient autrefois les signes d’affection àl’égarddespersonnesendeuil,s’estsubstituéundiscoursglacialquifaitdudeuilunesortedeparcours balisé, médicalement défini, que l’on se doit d’emprunter. Or, pour beaucoup depersonnesendeuillées,quisouffrentdenepouvoirparlerdecequ’ilsvivent,laperspectived’un« travail » n’est guère consolante. Et de quel travail s’agit-il au juste ? Serait-ce celui del’apprentissagede l’oubli,grâceauqueldisparaîtront les idéesnoires, cellesqui font sipeuràl’entourage?Non,décidément,leseuldiscourspsychologiquen’estguèresuffisantetcachemallesconséquencessidouloureusesdeladé-ritualisationdelamort.

Pour Patrick Baudry[19], sociologue qui a consacré de nombreux travaux à la mort dans lasociété contemporaine : « L’idée naïve est de croire que le deuil est affaire de gestionindividuelle, que son travail dépend d’une administration de représentations privées, intimes,auxquelleslaculturen’auraitpasaccès.L’erreurestdepenserqueledeuil–affaired’individuetd’individualité–puisse être étancheà lavie sociale, c’est-à-dire à lavie tout court, et que letravail de deuil puisse préserver le noyau dur d’une personnalité qui ne connaîtrait debouleversementqu’auplandecertainsaspectsdesonexistence».

Ledeuilestuncheminquelesritesouvrent,enenpréfigurant,pendantlesjoursdesobsèques,ladouloureusemaisimpérieusenécessité.Ilssontunmal,carilsaiguisentlasouffrance,pourunbien, car ils inaugurent un chemin de vie.Affronter, jusqu’au plus douloureux, la réalité de la

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séparation,sertceuxquirestent.Lorsque,deretourdanslaviequotidienne,toutparledudéfunt,aupoint de neplus croire, parfois, à la réalité de samort, le souvenir des rites est uneborneineffaçablequirappellequeledrameabieneulieuetqu’ilestirrémédiable.

Onditque40%desétatsdépressifssontdusàdesdeuilsmalfaits.Jenesaispascequevautcette statistique, mais, pour l’avoir expérimenté à longueur d’année, il est clair que sil’organisation des obsèques permet aux personnes endeuillées de vivre d’authentiques ritesd’adieu, leurs chances de surmonter leur deuil, sont bien plus grandes. Pour apprivoiserl’absence,cequin’arienàvoiravecl’oubli,maisquiestl’apprentissage,jamaisterminé,d’uneviedanslesouvenirpositifdudéfunt,ilfautd’abordavoirpuluirendreunhommagedigne,etluiavoirdit,enprenantlemondeàtémoin,l’amourquel’onapourlui.

Lapremièreétapedetoutdeuilestcelleduchoc.Surcepoint,gardons-nousdehiérarchiserson intensité en fonction des circonstances. La mort est quasiment toujours un choc, mêmelorsqu’elleestunévénementprévisible,voireattendu.Jemesouviensnotamment,decettefemmedequatre-vingt-dix-neufans,décédéedanssonfauteuil,unlivreàlamain.Autourd’elle,unventd’agitation soufflait. Tandis que la défunte demeurait, paisible, aumilieu de son salon, la têtelégèrementinclinée,sesenfantsetpetits-enfantsentraientetsortaient,manipulantleurstéléphonesportables, s’apostrophant les uns les autres sur telle démarche à faire, sur telle personne àprévenir. Le premier service à leur rendre fut alors de les aider, progressivement, à se poser.C’est là le premier rite social dont l’importance est primordiale : réunir les conditions d’undialoguelepluspaisiblepossible.Cejour-là,l’organisationdesobsèquessefitenprésencedeladéfunte, toujours calée dans son fauteuil, incarnant le contraste entre le monde, en perpétuelmouvement,etceluidesmorts,figédansletemps.

Toutes les questions qui se posent alors sont déjà un cheminde deuil.Choisir le lieu où ledéfuntvareposerjusqu’aujourdesobsèques,arrêterunedatepourlacérémonie,ouencoreécrirele texted’un faire-partoud’uneannoncedans lapresse, sont autantd’actesqui aident à entrerdanslaréalitédecequel’onvit.Alors,mêmedanslescirconstanceslesplusdramatiques,cetteconfrontationauconcretdel’organisation,produituncertainapaisement.

Tandis que le tempsdudeuil est long, celui des rites funéraires est court.En effet, dans undélaiallantde24heuresaumoins,àsixjoursauplus,lesobsèquesdoiventavoirlieu.C’estcourtsil’onconsidèretouteslesdécisionsàprendreetlesétapesàvivre,maisc’estaussiparfoistrèslong. Spécialement pour ceux qui décident de veiller le défunt à leur domicile, il est un justetemps,au-delàduquelildevientdifficiledetenir.Maisilestaussifrappantdeconstatercombiennousnesavonsplus,biensouvent,prendreletempsdevivrelaséparation.C’estcequerévèleuneétudestatistique,réaliséedansplusieursfunérariums,selonlaquelleladuréedesvisitesquefontlesfamillesàleursdéfunts,nedépassepas,enmoyenne,lesdixminutes.

Les circonstances de la mort ont bien sûr leur importance. Lorsqu’elles sont brutales ettragiques (accidents, suicides,meurtres, attentats, cataclysmes…), le deuil est traumatique. Aumomentdel’organisationdesobsèques,ilconvientd’êtreparticulièrementattentifauxconditionsde la veille du défunt, lorsque celle-ci est possible. Comment croire, en effet, à lamort d’unproche,jusque-làenpleinesanté,quittéquelquesheuresauparavant,sil’onnepeutlevoiretletoucher?

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Lapsychologiedudeuilnousenseignequ’aprèslechoc,s’installeladépression,marquéeparune altération plus ou moins grande de l’état général (troubles de l’appétit, du sommeil,fatigue…).Beaucoupdepersonnesendeuilléestémoignentalorsdupoidsdusilencesurcequ’ilsvivent etde la solitudequi endécoule.Sansvêtementsqui lesdistinguent, sanscérémoniesdusouvenir, les personnes endeuillées sont souvent privées d’occasions de paroles pour dire etredireleursouffrance,pourmanifesterlavigueurdusouvenirqu’ilsconserventdudéfunt.C’estun peu comme si, les obsèques passées, une norme sociale voulait que l’on revienne lemoinspossiblesurcetévénementdouloureux.Cetteattitudeest surtoutbiencommode.Onesteneffetgauche face à la souffrance d’autrui. On a peur de faire de la peine. Et pourtant, quel bienimmense peuvent faire toutes les réflexions consolantes, toutes les lettres envoyées, quimanifestentàl’endeuilléquel’onestconscientdesapeine.Cebesoinderacontersonhistoireetde parler de sa souffrance est présent pendant des mois, voire des années. De mes dix ansd’expérience sur les questions de la mort et des funérailles, je retiens une chose principale :l’impérieuse nécessité d’entourer les personnes en deuil, de se rendre aux obsèques et demultiplierlesmarquesd’attentionàleurégardenosant,sansmauvaisepudeur,leurparlerdecequ’ilsvivent.C’estparcequelesoccasionssocialesdelefairesesontraréfiées,quecerappelmesemblenécessaire.

Alors que la fête d’Halloween offre un spectacle macabre, insultant pour ceux qui sontconfrontésàlaréalitédelamort,lafêtedu2novembreconnaîtactuellement,auseindel’Églisecatholique,unregaind’intensité.Desparoissesproposenteneffetauxfamillesayantorganisédesobsèquesenleurseinaucoursdel’annéeécouléedeseréunirpourunofficecommun.Sansêtrela résurgence des messes de fin de deuil, ces célébrations sont des temps de mémoire biennécessairesetquirencontrentunlargeéchodanslepublicconcerné.Ainsi,au-delàdujourdesobsèques,l’accompagnementcommunautairequ’offrentcesparoisses,s’inscrit,pourceuxquilesouhaitent,dansladurée.

Inspiréesparlemodèleanglo-saxon,lesassociationsd’aideauxpersonnesendeuilléessesontmultipliées, au cours des dix dernières années, à travers toute la France.On en dénombre pasmoins de trois cent quarante cinq[20], travaillant pour la plupart en réseau. Leur objectif est deresocialiserledeuiletnondelemédicaliser.Lapreuveenestlerôleprépondérantquejouentlesbénévolesdanscesassociations.Cesonteuxquiassurent,danslamajoritédescas,lesentretiensavec les personnes endeuillées. Parfois, des groupes sont constitués, réunissant plusieurspersonnes dont les deuils ont quelque chose de commun. Un animateur est au centre desdiscussions, toujours très libres, où chacun peut exprimer ce qu’il vit et entendre d’autresexpériences,d’autressouffrances.

Ledeuil,motdontl’originelatine,dolere,signifiesouffrir,a-t-ilunefin?Finit-onparneplussouffrirdelaperted’unêtrecher?Oui,danslamesureoùémerge:«Unerelationnouvelleavecledisparu,denaturedifférente,fruitlentementmûrid’unesolitudeacceptée»,commelepréciseRené-Claude Baud[21], « cette solitude, victoire lentement gagnée sur l’isolement, qui permetl’émergence de la mémoire globale de la relation avec l’être aimé, qui seule peut révéler àl’endeuillé les dimensions cachées jusqu’ici dumystère de la relation d’amour donné et reçu,l’épaisseurdulientissédansunehistoireparfoisuséeparletemps.»Alors,lorsquelaréalitéetl’actualitédecetamourfinissentpars’imposer,l’absencephysiquepeutêtreacceptée.

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Édith, une amie, mère de quatre enfants, profondément croyante, écrit quatremois après ledécèsdesonmaridequarante-cinqans:«Unecertitude,del’ordredelafoim’aétédonnéeàlamortdemonmari : ilestheureux, je suismalheureuseetpourtant je suismoiaussiappeléeaumême bonheur à venir. Ce qui paraît insupportable, est le temps qui nous sépare de ce grandrendez-vous. C’est dans cette durée que se situe le travail de deuil. Il s’agit de maîtriserl’impatience.Desaidesnoussontdonnéespourvuqu’onacceptelediscernement.Ellesn’arriventpas par magie, elles passent par les visages qui nous entourent. Il faut sans cesse sortir del’enfermement dans lequel cette situation de séparation nous emprisonne pour accepter derecevoir des grâces. » Si tant et tant de gens ressentent comme une certitude la présencebienfaisante des défunts dans leur vie, cette matière relève de l’indicible. À chacun sonexpériencedelacommuniondessaints.Lesmotsnepeuventquetrahiretdénaturercetteréalitéprofonde.

Lecimetièreestpourbeaucoupdenoscontemporains,lelieuvivantdelamémoiredesmorts.Iln’yaqu’àvoirlavivacitédupèlerinageannueldelaToussaintoùtantdegensviennentfleurirleurstombes.Lescimetièresressemblentalors,l’espacedequelquesjours,àunimmensebouquetmagnifiquementcoloré.

Celienàlasépulture,quipermetderaviverlamémoireetdelatransmettreauxdescendants,est profondément humanisant. Il constitue aussi un lien physique avec nos morts, duquel lesfantasmessurlaréalitédeladécompositiondescorpsnesontsouventpasabsents.DanscertainesrégionsruralesdeRoumanie,l’inhumationd’undéfuntestprécédéeparl’exhumationduderniermortenseveli.C’estunmembrede la famillequiprocèdeàce rite.Chaqueosdéterréest lavédansunmélangedevinetdevinaigre,puisplacédansuneboîteenboisquiseraensuiteinhumée.À mesure que les restes sont déterrés, les souvenirs du défunt ressurgissent dans une longuelamentationpleined’émotion.

Beaucoup de personnes, confrontées à un décès subit, n’ont pas de lieu pour enterrer leurproche.Ilfautalors,dansdesdélaistrèscourts,trouverunesolution.DanslecasdeMarie,morteaccidentellement dans sa dix-huitième année, ses parents ont choisi de l’enterrer dans la terre,sansconstruiredecaveau,etpouruneduréedequinzeans,cequiétaitladuréelapluscourte.Cechoixétaitunesolutiontemporaire,parcequ’ilfallaitsedécidervite,dansunétatdechocabsolu.Etfinalement,lesquinzeanssontpassésbienvite.Unjourestarrivéeunelettreannonçantendestermesadministratifsquesilafamilleneprocédaitpasàuneexhumationdesrestes,cesderniersseraientplacésdansl’ossuaireducimetière.Cecourrierfutreçucommeuneinvitationàrevivreledramed’ilyaquinzeans.Ilréactualisaittouslesdétailsdel’épreuvepasséeetinterrogeaitlesparentssurl’étatducorpsdeleurenfant.

Ilfutdécidé,autermedelonguesdiscussions,decréeruncaveaudefamille,etd’ydéposerlesrestesdeladéfunte.Lejourvenu,lesparentsattendaientdanslenouveaucimetière.Ilsn’avaientpasassistéàl’exhumation,maistenaientàassisteràlaréinhumation.Leursoulagement,àlavuedelapetiteboîtecontenantlesossementsdeleurfille,futimmense.Cecorpsqu’ilscraignaientderetrouverentier,commesiletempsn’avaitpasfaitsonœuvre,étaitàprésentréduitàsipeudechose.Leurdeuiltrouvaitlà,manifestement,uneoccasiond’avancer,demûrir,desetransformer,àl’imageducorpsdeleurenfant.

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18]LedocteurMaryseDumoulin,duCHRUdeLille,alargementcontribuéàl'humanisationdescomportementshospitaliersdansledomainedesdeuilspérinataux.C'estainsi,notamment,qu'un lieud'inhumationdes fœtusnondéclarésde22semainesd'aménorrhéeetplus,aétécréépar lavilleà lademandede l'hôpital. Ilaccueilleégalementgratuitementlesenfantsdéclarésdontlesfamillesnepeuventassumerlecoûtdesfunérailles.

19]ConceptionssurlamortenOccident,inParlonsdelamortetdudeuil,sousladirectiondeMichelHanusetPiètreCornillot.ÉditionsFrison-Roche,1997.

20]Inleguide:VivreledeuilréaliséparFranceInfoetlaFondationdeFrance,auxÉditionsJacob-Duvetnet,2001.

21]InLecompterenduduXXIIIecongrèsdelaSociétédeThanatologie,novembre1995,AtelierLarésolutiondudeuilaniméparRené-ClaudeBaud,jésuite,philosopheetmembrefondateurdel'AssociationAlbatros.

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VIII

Mort,ritesetreligion

Làoùestlecorpsmort,estleritefunéraire.L’unvadifficilementsansl’autre.Nousl’avonsvuprécédemment,danslecasdesdisparusenmer,oùl’onchercheà«donnercorps»àladépouilleperdueàtraversunobjetsymbolique.Etcen’estpaslamoindredesviolencesdesattentatsdu11septembrequed’avoirpulvériséà tout jamaisdesmilliersd’innocentsdans lesdécombresdes«toursjumelles».L’êtrehumainattribueaucadavreunevaleurhumaineetsymbolique.C’estuninstinct chez lui, c’est un signe de sonhumanité.C’est d’ailleurs ce qui le distinguedumondeanimal.Lesplusanciennestracesderitesfunéraires,quiremontentàtrentemilleansavantl’èrechrétienne,constituentlespremièrestracesdecivilisation.

Respecter ladépouillemortelle, est la façon laplus élémentairedemanifester ladignitédetoutepersonnehumaine.Iln’yaqu’àvoir,pours’enconvaincre,lafaçondontlesguerrescivileset les génocides anéantissent presque toujours les rites funéraires et nient par-là le caractèreunique et sacré de tout individu, jusquedans lamort.Les charniers duRwanda, duKosovo etd’ailleursl’ont,aucoursdesdernièresannées,dramatiquementrappeléaumonde.

Pourtant, au quotidien, cette dimension du respect est sans doute l’une des plus difficiles àvivreetàtenir.Sanslaprésencedesprochespourquilecorpsmortestencoreunepersonnequel’on a aimée, sans la dimension du sens qu’apporte le religieux, le mort perd vite son statutd’humain au profit de celui de chose. On le transporte, on le stocke, on se préoccupe de saconservation,desaprésentation,maisiln’estplus,pourceuxquilemanipulent,unepersonne.Ilnepeutpasenêtreautrementdansunesociétéquiexige,aunomdelasalubritépublique,quelesdéfuntsrejoignentleslieuxquileursontaffectés,oùrègnentinévitablementrépétitionetusure.

Lesreligionssontàl’originedenombreuxritesquiétablissent,enacteetenparole,lerespectdes défunts. C’est d’ailleurs l’un des points communs des confessions juives, musulmanes etchrétiennes,faceàlamort:toutesprofessentetmettentenœuvrelerespectdeladignitédetoutdéfunt.Denombreuxrites,plusoumoinscodifiés,telsquel’encensement,l’aspersion,lesfleursouencorelatoilettemortuairelemanifestentpubliquement.

Pourlesprofessionnelsdelamort,enrevanche,assumerlucidementlescontraintesdelavieactuelle, toutenpréservant ladignitédesdéfunts,estune réelledifficulté.Comment rappeleràtous ceux qui côtoient quotidiennement les morts, la nécessité d’adopter des comportementsrespectueux?C’estsurcettequestiondifficilequej’aiétéamenéàtravailleravecdesconfrères

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des pompes funèbres. Notre groupe était composé de représentants des différents métiers dusecteur funéraire.Quant à notreméthode de travail, elle consistait à analyser les actes réputés«techniques»,c’est-à-direceuxquenousfaisionshorsduregarddesproches.Lafinalitédecetteobservation était d’évaluer nos comportements de professionnels (à l’occasion, par exemple,d’unemiseenbière),auregarddeleurvaleuraffectiveetsurtoutsymbolique,voirereligieuse.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, unmatin, dans le laboratoire d’un funérarium,pourobserver,entémoinsdiscretsetattentifs,un«soindeconservation».Cetacte,quiconsisteàremplacer le sang du défunt par un liquide coloré à base de formol, permet de retarder lesaltérationsphysiquesdelamort.Ledéveloppementdecettepratique(plusd’untiersdesdéfuntsfont l’objet de soins de conservation aujourd’hui) est très caractéristique de l’évolution desmentalités.Ilrésulted’unedoublerecherchedesécurité:celledesproches,àquil’ongarantitparlàun«beaudéfunt»,etcelledesprofessionnels,quicraignentdesevoirreprocherlavuedespremierssignesdelaputréfactioncharnelle.

Les hommes et les femmes qui exercent ce métier s’appellent des thanatopracteurs.Quotidiennement, ils effectuent ces soins, qui durent plus une heure, dans des hôpitaux, desfunérariumsoudesdomiciles.Leurvie supposesansdouteune formedeclivage interne tant ilsembledifficiled’assumerunepareillefonction.Endehorsdesdomicilesfamiliaux,ilseffectuentleurtâchesansmêmevoirlesprochesdesdéfunts.Ilsapprêtentunvisage,jusqu’àlemaquiller,sansriensavoirdelapersonnemorteetdesafaçondes’arranger.

Ce matin-là, en assistant au travail du thanatopracteur, nous avions délibérément choisid’observer une de nos pratiques les moins montrables, car parmi les plus dures à regarder.Conscientdecetteréalité,unmalaisediffushabitaitlepetitgroupequenousformions.Pourtant,l’arrivéeduprofessionnelcontribuaàdétendrel’atmosphère.Sonregardclairetlasimplicitédesesproposdégageaientunsentimentd’équilibrebienréconfortantendepareillescirconstances.

Nousnousétionsregroupésautourd’unbrancardoùétaitdéposélecorpsd’unefemmedéfunte,recouverted’undrapblanc.L’hommedébutaalorssontravail,toutencommentantchacundesesgestes. Rapidement, la scène devint si éprouvante qu’un de nous, qui exerçait des fonctionscommerciales,loindesréalitésphysiquesdelamort,commençaàsesentirmal.Enquittantnotregroupe,auborddumalaise,ilmitsesdernièresforcesàs’excuser.Sondépartpermitdelibérerlaparoleentrenous.Enquelquesminutes,avecdesmotspesés,chacunavaitexprimésessentimentsfaceàladuretédelascène.

Pendantce temps, j’avaisremarqué,à laported’unesallemitoyennede lanôtre,unmanègeinhabituelpourcetétablissement.Desfemmesarabes,manifestementétrangèresaupersonneldufunérarium,entraientetsortaient,demandantparfoisquelquechoseàunemployéquisetrouvaitlà.Eninterrogeantcedernier,j’apprisqu’ils’agissaitd’unetoiletterituellemusulmane,réaliséeparlespropresfillesdeladéfunte,suivantunrituelbienprécis.

Intrigué par ce qui se vivait, ce jour-là, derrière cette porte fermée, j’ai obtenu d’assister,quelquesmoisaprès,àunedecestoilettesrituelles.«C’estuntravailquifaitpartieduculte»,meditMohameddontc’estunedesfonctionsauseindesacommunauté.«Beaucoupdegensenontpeur.Moi,ilmemetenpaix.Ilmemontrequecettevien’estqu’unpassage.Quellequesoitla

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viequenousmenons,unjourilnousfaudrapartirlesmainsvides,enlaissanttout.»Alors,desesmainsd’hommes,jelevis,surlapaillasseoùreposaitledéfunt,réaliserdesgestessimples,peudifférentsdeceuxdesprofessionnels,maisavecunetouteautredimensionhumaineetsymbolique.Cettefois, lesmêmesréalitésde lamortétaientporteusesd’unsensqui les transcendait.Plutôtquelemalaiseressentiavecmesconfrères,j’aitrouvé,dansladuretédelascène,uneformedebeautéetdedouceur.

Aprèsavoirmisuntabliersursesvêtements,etenfilédesgants,ildévêtitledéfuntetlelavaavecdel’eauetdusavon.Alors,cequel’onnommeabusivement«toilette»danslesservicesfunéraires et qui consiste simplement à habiller le mort, prit tout son sens. L’eau abondait etglissaitsurlapeaududéfunt.PuisMohamedsaisituneservietteetlefrictionna.D’unepiècedetissuilfittroismorceaux.Suivantencelaunetechniquebienprécise,ilenenveloppalemort.Cedernierressemblait,autermedecerite,àunprincedudésert!Avantdenouerlederniermorceaudulinceul,ilparsemalecorpsinertedecamphre.Tout,danscequejevoyais,étaitimprégnéderespect.

Repensant alors au soin de conservation auquel nous avions assisté, les contrastes mesemblèrentsaisissants.Aurespectdeladifférencedessexesdanslatoiletterituelle,s’opposaitl’impudeurdenotregroupe.Auxliensdefoietdecompassionquiunissaientlemortetceluiquile lavait, s’opposait l’anonymat desmains professionnelles.À la tradition et la simplicité desgestesducroyant,s’opposaitlatechnicitéduthanatopracteur.

Dans lesquatreÉvangiles, lesritesfunéraires juifsà l’occasionde lamortdeJésusontuneplacenonnégligeable.L’attentionetlessoinsdontlecorpssuppliciéduChristfaitl’objetysontrelatés. Joseph d’Arimathie, homme bon et juste (Luc 23-50), un homme influent, membre duconseil (Marc15-43),obtientdePilatedepouvoir inhumerJésus. Il l’enveloppealorsdansunlinceuldontl’évangélisteprécisequ’ilétaitneuf(Matthieu27-59).«LeSabbatterminé,Marie-Madeleine,Marie,mèrede Jacques, etSaloméachetèrent desparfumspour aller embaumer lecorpsde Jésus.Degrandmatin, lepremier jourde la semaine, elles se rendentau sépulcreauleverdusoleil(Marc15-1)».Lecheminritueld’undéfuntjuifdel’époqueaétéintégralementrespecté.Cen’estqu’àsontermequelarésurrectionintervient.LavraieviesemanifesteunefoisquelecorpsduChristaétépleinementhonoré.

Ladignitéinaliénabledelapersonnehumaine,trouvesonfondementdanslatraditionbiblique,au chapitre 2 du Livre de la Genèse, selon lequel : « L’homme a été créé à l’image et à laressemblancedeDieu.»SiDieuafaçonnélecorpshumain,sonrespectdoitseperpétuerjusquedanslamort.Lalecturedestextesévangéliquesconfirmeetrenforceceprincipededignité.Ensefaisanthomme,parlemystèredel’Incarnation,Dieudonneaucorpshumainsavaleursacrée.Nonseulementilaétélesupportuniqued’uneviebiologique,intellectuelleetaffective,maisilaaussiété le temple de l’Esprit saint. Le corps d’une personne n’est pas seulement une enveloppeprovisoire, c’est un instrument vivant, conjoint à Dieu, uni indissociablement à lui. Tout celajustifie la préférence sans cesse répétée de l’Église catholique pour l’inhumation, mode desépultureduChrist.

Dans les représentations artistiques du drame de la crucifixion, l’image de la pietà frappel’hommedepuis bien longtemps.Marie, tient dans ses bras, non plus l’enfant,mais l’adulte au

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corpsmeurtri.Lesbrasouverts,chargésdecelourdfardeau,ellel’offreencontemplationànotrehumanitéviolente.

Laprésencedesdéfuntsdansleséglisespourlacélébrationdeleursfunéraillesestunsignefortetcontemporainde laplacede ladépouillemortelledans leritefunéraire.Lesprotestants,qui, par volonté de manifester leur foi dans la résurrection et leur sollicitude à l’égard desvivants, ne faisaient traditionnellement pas entrer les morts dans les temples, sont largementrevenus,àlademandedesfamillesendeuil,surcetypedecomportement.

Jeme souviensd’un jeunepasteurqui, lorsd’uneconférencepublique, avaitdéveloppéunevisionducorpsmort trèsdévaluéeetnégative, car,disait-il, « seule la foidesvivants comptevraiment ». La salle l’avait copieusement hué. Lemort est en effet de retour au cœur du ritefunéraire et les religions qui sont, dans leurs pratiques rituelles, en phase avec ce constat,répondentmieuxauxattentesconscientesetinconscientesdesfamilles.

La tradition juive,quivalorisebeaucoup la toilette rituelle,estporteused’unecontradictionapparente : d’une part elle rappelle la dignité et l’intégrité de toute dépouille mortelle, maisd’autre part elle insiste sur l’impureté rituelle du cadavre. Ce dernier est même une sourcemajeured’impureté.Saprésenceà lasynagogueest très rare.Samiseen terredoitêtre laplusrapide possible. En fait, cette impureté n’a pas de connotation morale, mais veut seulementmanifesterquelamortestlenon-sensparexcellence.

Lesritesfunérairesjuifsetmusulmanssont,aujourd’huiencore,fortementcodifiés.Leurmiseenœuvrenedépendpasde lapratiqueetde lacroyancedudéfuntetdesa famille.Elleest lamêmepourtous.Ilyalàunegrandedifférenceaveclapratiquechrétienne,quiouvredeplusenplussurunediversitédecomportements.Delamessedefunéraillesausimpletempsdeprièreàla levéedecorps, le spectredesmodesdecélébrationest large. Ilesteneffetdeplusenplussouventtenucompte,pourdéfinirleparcoursrituel,àdesdegrésdivers,delafoideceluiquiestmortetdeceuxquirestent.

Dans lemondehospitalier, cette distinction entre les rites funéraires codifiés et ceuxqui lesontmoins,esttrèsprésente.Infirmièresetaidessoignantessontavidesdeconnaîtrelesbonnespratiquesencasdedécèsdemaladesjuifsoumusulmans.Lapeurdenepasrespecterunriteetdecommettrequelquechosed’irréparableestgrande.

Le caractère norme des rites juifs et musulmans explique également l’existence de pompesfunèbres confessionnelles de ces religions. Les familles appartenant à ces communautéssouhaitent,danslescirconstancesd’undeuil,trouverunprestatairequiconnaisseprécisémentlesrites qu’il importe de respecter. À Paris, dans le quartier de la Goutte d’or, où résident denombreux musulmans, un établissement de pompes funèbres a été reconverti, il y a de celaquelques années, en pompes funèbres musulmanes. Un jour, une personne âgée, de confessionchrétienne et habitant le quartier depuis sa naissance, s’est présentée dans ce bureau, pourorganiser lesobsèquesdesonmari.D’unpashésitant,elleétaitvenuedemandersi lespompesfunèbresmusulmanesaccepteraientd’enterrerchrétiennementsonmarienterredeFrance!

Lesquestionnementsauxquelslesconfessionschrétiennessontconfrontéesencequiconcerne

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lesévolutionspastoralesactuelles,neseretrouventpasdelamêmemanièrechezlesjuifsetlesmusulmans.Sansdoutecela tient-il enpartieaucaractèrecommunautaireetminoritairede leurintervention.Maisaussi,jecrois,aurespectpartousd’unprotocolerituelprécisémentcodifié,àsuivredans son intégrité,ycomprisencequiconcerne laviequotidiennependant le tempsdudeuil.

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IX

Questionspastoralesautourdelamort

Enassociant le corbillard des pauvres, voulupar le défunt, aux fastes de la pompe funèbrerépublicaine,lesobsèquesdeVictorHugoontlaissévoir,parcontraste,jusqu’oùpouvaientallerlessignesdediscriminationsocialeàl’occasiond’unenterrement.Chapelleardenteaudomicile,décoration à l’antique au moyen de tentures à l’intérieur des églises, portails extérieurs, rienn’étaittropbeaupourquienavaitlesmoyens.Lesclassesd’enterrementontinstitutionnalisécespratiques, non sans un certain cynisme. Nous devons au souffle du concile Vatican II etparticulièrement à la constitution sur la liturgie promulguée par Jean XXIII en 1963, lasimplificationdelapompefunèbreetdesesdérives.

Cependant, ces évolutions, vécues parfois de façon très rapides et radicales, ajoutées aupuissant mouvement social de déni de la mort à partir des année cinquante, ont favorisél’effondrementdesrites.Car,mêmesilesclassesd’enterrementconstituaientdescodessociauxinsupportablesetfortpeuévangéliques,ilsn’enétaientpasmoinsdesrepères.Leurdisparitionenun temps record a donc laissé un vide favorisant le « bricolage rituel » auquel nous sommesarrivésaujourd’hui.

La pastorale des funérailles de l’Église catholique, c’est-à-dire la façon qu’elle ad’accompagnerlesdemandesd’obsèques,portelestracesdecettehistoirerécente.Iln’existeeneffet pas de pastorale qui offre une telle diversité de pratiques d’un diocèse à l’autre. Cettediversitén’estpasqu’un signede richesse.Elle révèle aussi la rechercheencours, au seindel’Église de France, pour s’adapter aux nouvelles demandes. Les besoins des familles ontprofondémentévolué,notammentparcequ’ellesviennentàl’Église,danslescirconstancesd’undeuil, par l’intermédiaire des pompes funèbres.Or, cettemédiation n’est pas indifférente.Ellefavorise notamment des comportements consuméristes, pas toujours conciliables avec la façondont fonctionnent les paroisses. Se pose également la question du volume de ces demandes auregard de la baisse du nombre des prêtres.Demême, lamultiplication des lieux potentiels oùcettepastoralepourraitsedéployersuscitedesréponsesvariées.

L’organisation des obsèques est fondée, actuellement en France, sur la distinction très netteentre le rôle matériel des pompes funèbres d’une part, et le rôle spirituel et religieux desparoissesd’autrepart.Lesfonctionssemblentsiclairementdéfiniesquel’ontrouvedesaffichesau fond de beaucoup d’églises recommandant aux familles de se rendre d’abord aux pompes

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funèbresavanttouteautredémarche.

Malheureusement, cettedistinctionavécu.Elle rendmêmedemoinsenmoinscomptede laréalité.Eneffet,dansl’organisationdesobsèques,lesfrontièresentrelematérieletlereligieuxsontdeplusenplusporeuses.Pourdesfamillessansrepèresnicontactavecl’Église,larencontreaveclespompesfunèbresestdéterminante.

Ilnes’agitpasicidefaireunmauvaisprocèsàcesentreprisesenlesaccusantdedétournerlesfamilles de la dimension religieuse des obsèques. Le problème est plus subtil. Lors de larencontre d’organisation des obsèques, sont face-à-face, des familles en deuil trèsmajoritairementéloignéesdel’Église,etdesprestatairesdeservicesmarchands.L’undescritèresqui détermineront la qualité de la prestation de l’entreprise sera la commodité de sonorganisation. Or, le parcours rituel traditionnel avec le passage à l’église, est souvent perçu,surtoutenville,commecontraignant.C’estpourquoideplusenplusd’obsèquessontcélébréesdanslesfunérariums,leshôpitauxoulescrématoriums,audétrimentdeséglisesparoissiales.En1997, les évêques de France rappelaient[22] : « Il ne faudrait pas craindre de rappeler auxentreprisesdepompesfunèbresquel’Églisecatholiquedemandelerespectdesdiversesstationsetqu’iln’appartientpasàcesentreprisesdesesubstituerauxpasteurspourdéciderdirectementaveclesfamillesdudéroulementdesfunérailles.»

On perçoit bien l’ambiguïté de la situation : rien ne remplacera le service des pompesfunèbres, mais peut-on demander à ces structures, dont le rôle est commercial, d’exposer aufamilleslesensetlesbienfaitsduparcoursfunérairequeproposel’Église?

Lemélangedesdimensionsmatériellesetspirituellesproduitseseffetsnocifsnotammentencequiconcernel’argentdestinéauculte.Dansbeaucoupdelieux,àtraverslaFrance,l’habitudeaétéprisedefaireencaisserparlespompesfunèbresl’argentdel’église.C’estàlafoisunservicerenduparl’opérateurfunéraireetunsoulagementpourlespasteursdontbeaucoupnegoûtentpasdedevoirmêlerl’argentàlamort.Seulement,cetteorganisationestloind’êtreindifférente.Ellerevienteneffetàintégrerlecultedanslafacturedespompesfunèbres,aumêmetitrequ’unsous-traitant. Elle assimile insidieusement, dans des esprits non-religieux, le culte à une prestationmarchande.Or, comme toute prestation commerciale, l’intervention de l’Église n’échappe pas,danscetteorganisation,àlatarification.Quereste-t-ilalors,deladimensiond’offrandequiestsenséerégirlesfluxfinanciersentrelesparticuliersetlesparoisses?Seulel’offrandepermetàceuxquiontbeaucoupdedonnerplusetàceuxquiontpeudedonnermoins.L’abandondecetétatd’esprit est très dommageable. Et il n’est pas étonnant, dans ces conditions, de commencer àentendre certains opérateurs funéraires critiquer le niveau des sommes demandées par lesparoisses.Pourtant,cesdernièressontbienmodestesauregardduservicerendu.L’accueilparlesprêtresetleslaïcs,souventpendantdesheures,l’éclairage,lechauffageetl’entretiendel’église,ainsi que l’organiste et parfois un chantre, donnent lieu à une rémunération qui représente enmoyenne5%desfraisréglésparlesfamillesàl’occasiond’undeuil.

Intégrée à la facture des pompes funèbres, la prestation religieuse est passible des mêmestraitementsquen’importequelleprestation.C’estainsiqu’unprêtreappelépourunebénédictionlorsd’unelevéedecorpss’estvudécommandépeudetempsavantlesobsèques.Lafamilleavaiteneffetrevuledevisdel’opérateurfunéraireàlabaisse.L’économies’étaitdoncportéesurle

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servicereligieux.Furieuxd’êtretraitécommeleboisducercueil,leprêtreappelalafamillepourmaintenirsavenue,celle-cin’étantenaucunemanièredépendantedumoindrepaiement.

L’exempledescontratsobsèquesestégalementtrèsédifiant.Parcesformulesd’assurance,toutindividu peut prévoir et payer ses propres funérailles à l’avance.Or, ces contrats intègrent laplupartdu temps ladimensioncultuelleet l’argentdestinéà laparoisse.Malheureusementpourl’Église,iln’estpasrarequ’audécèsdusouscripteur,lasommeprévuepourlecultesoitlamêmequevingtansplustôt,etdoncinsuffisantepourcouvrirlesfraisengagés.Outrequecettesituationestscandaleuse,elleposeenplusunréelproblèmejuridique.Dansquellemesuredetelscontratspeuvent-ils légalementprendreencompteuneoffrandedestinéeàuntiers?Cederniern’esteneffet pas partie au contrat, mais se trouve malgré tout lié dans l’exécution d’une prestationpromise.

Lapastoraledesfunéraillesposeparailleurslaquestiondunombretoujourstrèsimportantdescélébrations (70%des obsèques), dans un contexte de diminution du nombre des prêtres.Cesderniersont-ilseux-mêmesdugoûtàassurerceservicepublicparoissialquiresteouvertàtouteslesfamilles,ycompriscellesquel’onnevoitjamaisetquinerépondentpaspendantlaliturgiedesobsèques?Ilya indéniablementeu,et ildemeureencoreparfois,uneformedelassitudeàl’égardd’unepastoraledelamort,pesante,répétitiveettriste,alorsquelespastoralesdelavieonttantbesoindesprêtres.

Le développement du rôle des laïcs, depuis une vingtaine d’années, dans la pastorale desobsèques,estparfoisperçucommeunesolutiondecrise.Ilconstitueavanttoutuneredécouvertedu fait que l’accompagnement des familles en deuil est une tâche pour tous les baptisés.L’ancienne traditiondesconfrériesena longtempsété l’illustration.Cependant,commetous lesaspectsdelapastoraledesfunérailles,ladéfinitiondurôledeslaïcsestégalementmarquéeparladiversitédespratiques.Absentsencertainslieux,leurinterventionpeutallerdusimpleaccueildes familles à la présidence complète des obsèques. Le plus souvent, les laïcs accueillent etpréparent la liturgieavec la familledudéfunt, lacélébrationétantprésidéeparunprêtrede laparoisse. Presque partout, aujourd’hui, le principe de la participation active des laïcs à lapastorale des funérailles est acquis.Cela constitue une véritable avancée.La disponibilité desaccueillants, leur statut d’hommes et de femmes ordinaires, membres de la communautéparoissialeetd’habitantsduquartier,donnedel’Égliseunvisagehumainetaccessible.

Le nombre des laïcs actuellement en formation à travers les diocèses sur ces questions estimpressionnant.Tousnedonnerontpassuite,mais le faitqu’ilssouhaitentseformerà l’accueildespersonnesendeuil,estensoiunsignepositif.Leséquipesainsiforméesviventbiensouventdegrandesrichesses.Leurmembresfontuntravaildegroupeauthentiquegrâceauquelchacunpeupartagersesexpériencesetlepoidsdessouffrancesrencontrées.

Ledésirqu’unprêtrecélèbrelesfunéraillesd’unprocherestefortdanslepublic.Unmembred’uneéquipeparoissialed’accueildespersonnesendeuillerappelaitrécemment[23]:«90%desfunéraillessontcélébréespardesfamillessansconvictionreligieuse.Maisj’aiobservéquepourcelles-làleprêtreauneaurairremplaçable.C’estunhommeàpart,indissociabledumomentdesobsèques.Ilssontdoncdéçusquandc’estunlaïcquicélèbre.»Cetaprioriévoluegénéralementdèslepremiercontactenvuedelapréparationdelacélébration.Cetterencontreestl’occasion,

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pourtoutescespersonnessansrapportavecl’Église,d’endécouvrirunnouveauvisage.

L’accompagnementqu’assurentleslaïcsenchargedelapastoraledesfunéraillesestsouventd’unegrandesensibilité. Il lesamèneàpénétrerenfortpeude tempsaucœurde l’intimitédesfamillesetdeleurhistoirefamiliale.Lapropensiondespersonnesendeuilléesàsedireestbienconnue. La bonne gestion de telles situations suppose l’apprentissage d’une juste distancerelationnelleetlerespectd’unestrictediscrétion.DanslediocèsedeToulon,trèsactifdanscedomaine, les laïcs ont été regroupés dans une confrérie appelée Communion Saint-Lazare.Outre laformation initiale, sesmembres sont invités, au cours d’une célébration annuelle, présidée parl’évêque, à signer une charte commune qui stipule notamment : « (…) J’ai conscience quel’expériencedudeuil est une épreuve réellequi exigede ceuxqui l’accompagnentune attitudehumbleetrespectueusedecompassionetdeprésenceamicale.»

Le principe d’une évaluation régulière et personnelle, des pratiques de chacun, par unepersonneextérieureaugroupe,neserait-ilpassalutairepourceséquipes?Demême,lesmandatsdes laïcs en charge de la pastorale des funérailles ne gagneraient-ils pas à revêtir un certainformalisme et notamment à avoir un terme prédéterminé ? Les risques d’appropriation de lamissionparcertainsd’entreeuxenseraientsansdoutediminuésd’autant.

Unautredesgrandsdéfispastorauxposésparlesfunéraillesconcernelafaçondetenircomptede l’éclatementdes lieuxde lamort ?Car cene sontplus seulement trois étapeset trois lieux(domicile, église et cimetière), mais six, qu’il faudrait investir. L’hôpital, le funérarium et lecrématorium sont en effet des lieux qui revendiquent une place dans le parcours rituelcontemporain.Faut-ilpourautantlesinvestirtous?Quellessontlesconséquencesquidécoulentdeceschoix?

ActuellementenFrance, ladiversificationdes lieuxetdesmodesde sépulture, favoriseunegrandevariétédesdispositifspastoraux.Ainsi,dansteldiocèsedesprêtresprésidentdestempsdeprièreaucrématorium,alorsquedansunautreonadécidédenepass’yrendredutout.Danstelhôpitalonassuretouteslesdemandesdebénédictionsàlalevéedecorpsalorsqu’ailleursonne les assure qu’exceptionnellement. Or ce qui est en jeu, c’est bien plus qu’une question degestion du temps et des ressources humaines. Ce sont des questions pastorales fortes quidéterminerontpourl’avenirlesconditionsderencontreentredesfamillessouventsanspratiqueniculture religieuse et des chrétiens chargés de les accompagner dans un dernier adieu à leurproche.

Laprolifération,enunequinzained’années,desfunérariumsprivés,aupointquelaplupartdesentreprisesdepompesfunèbresaurontbientôtleleur,aégalementsuscitédesréponsespastoralescontrastées.

ÀBayonne,oùlefunérariumcompteparmilespremiersenFrance,laprésencecatholiquedatedesonouverture.Unaumônieryrésideetycélèbredesmessesdefunéraillesdansunechapellequiaétéconstruitesurplace.Progressivement,lefunérariumestdevenulelieudelamortdansl’agglomération.L’avantageestquetoutlemondeleconnaît.Dèsqu’undécèssurvient,leréflexede la population est de s’y rendre pour saluer le défunt et sa famille. On peut toutefois sedemanderdansquellemesurecedispositifn’apasvidélesparoissesdesobsèquesetcontribué

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ainsiàcantonnerlamortdansunlieuspécialisé.

ÀLyon,uneéquipediocésaine,appeléel’AutreRive,assuredescélébrationsd’obsèqueshorsdesparoissesetdoncprincipalementdanslesfunérariums.Laplacedeslaïcsyestcentrale.Selonlestémoignages des membres de cette équipe, un pourcentage non négligeable de leursaccompagnementsn’auraientaucuneconnotationchrétienne.

Enfin à Paris, des laïcs sont installés six jours par semaine au funérarium. Ils y assurentl’équivalent des prières au domicile. Si une famille souhaite une célébration d’obsèques, onl’adresse àuneparoisse.Cen’estqu’exceptionnellementque la célébrationpeut avoir lieu surplace. Leur présence n’étant pas annoncée par les entreprises de pompes funèbres lors del’entretiend’organisation,lesmembresdel’équipediocésaineseprésententàlaportedessalonsoùsontexposéslesdéfuntsetproposentdeprieraveclesfamilles.L’accueilqueleurréserventces dernières est globalement très positif, tant le besoin de soutien, de gratuité et de sens estimmense.

Voilà,à traverscesexemples, troisfaçonsdifférentesd’investir lesfunérariums,sachantquedansunegrandemajoritédescas,aucuneprésenced’Églisen’yestassurée.Actuellement,ils’enfaudrait de peu pour que ces lieux deviennent une solution de rechange aux célébrationsd’obsèquesenparoisse.Cechoixnemanqueraitpas,s’ilétaitfait,d’avoirunéchodansunpublicsans pratique religieuse. Se poserait alors, notamment, la question de la multiplication deétablissementsetdoncdudélicatchoixentrelesfunérariumsdesdifférentespompesfunèbres.Àmoins que l’Église ne les investisse tous, sachant que l’on en dénombre mille deux centsactuellementenFrance!

Lestatutdelacélébrationd’obsèquesdansceslieuxprivésetducélébrantlui-même,n’estpasévident.EnGrande-Bretagne,jemesouviensd’avoirsuiviunpasteurquiofficiaitrégulièrementdanscetyped’institution.Peudetempsaprès,jeleretrouvaisausiègedelasociétédepompesfunèbresdontdépendaientlesfunérariums.Ilmedit,enrangeantsesvêtementsliturgiquesdanslevestiaireprévuàceteffet:«Jefaisunpeupartiedel’entreprise!»

Icimême, en France, il existe des funérariums dans lesquels des entreprises funéraires ontinstallédesprêtresoudesreligieuxplusoumoinsenrupturedebancetàquiladiteentrepriseapportedesubstantielsrevenus.Cessituationssontengénéraldénoncéesparlesdiocèses,maisles consignes ne sont pas toujours suivies d’effets. À Paris, nombre de pompes funèbres onttrompé leurs clients en organisant des obsèques catholiques avec de faux prêtres. Cela peutsemblerdelafiction.C’estpourtantunquotidienbienréeletsurlequelilesttrèsdifficiled’avoirprise. Comment en effet empêcher des organisations sans le moindre lien avec l’Église, maisoffrant les apparences du rite catholique, de se louer pour des enterrements ? Quant auxentreprises, quoi de plus efficace que ces personnages aux apparences trompeuses et quis’adaptent à toutes les exigences pour aller bénir un corps à l’hôpital, au funérarium ou aucrématorium?Mêmesiellessontextrêmes,cessituationssontlàpournousmontreravecquellefacilité,ladimensionreligieusepeutêtreinstrumentalisée.

Encequi concerne le cimetière, étant donnée ladiminutiondunombredesprêtres, certainsdiocèses ont décidé de façon radicale que ces derniers n’accompagneraient plus jamais les

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famillesàl’étapedel’inhumation.Unetellemesureviseàfairerespecterl’égalitédetraitemententre les familles, sans distinction de pratique dominicale. L’argument principal est qu’il estdifficilederefuserauxunscequel’onaaccordéauxautres.Malheureusement,untelchoixn’ensuscite pas moins de cruelles désillusions chez de bons catholiques pratiquants et prive lespasteursd’unsigneconcretdecompassionquipeuts’avérertrèsbénéfique.

Enfin, le crématoriumne faisant pas exception, certainsdiocèsesont décidéd’y être, tandisque d’autres ont exclu toute présence religieuse sur place, préférant affecter un lieu d’égliseproche,àl’accueiletaurassemblementdesfamillesconcernées.

Ladiversitédecesréponsesd’Égliseditbienlacomplexitédesdemandesquis’adressentàelle.Alors,danscepaysageenpleinemutation, jeretiendraisvolontiersl’expressionemployéeparlediocèsedeToulonpourqualifierl’undesobjectifsqu’ilpoursuit:«Passerd’unepastoraled’accueilàunepastoraledeproposition.»

22]Pointsderepèrepourlapastoraledesfunérailles.DocumentÉpiscopat,septembre1997.

23]Leslaïcs,nouveauxacteursdesfunérailles,inlehors-sériedeCroireAujourd'huiAveclespersonnesendeuil,Bayard2002.

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X

PourquoiunServicecatholiquedesfunérailles?

«Moi,Tobit, j’aimarchésurdescheminsdevéritéetdans lesbonnesœuvres tous les joursdemavie(…)J’enterraisquandj’envoyais,lescadavresdemescompatriotes.»

LivredeTobie

Lorsquel’idéedecréerunservicefunérairecatholiqueagermé,j’aiétéfrappéparlenombredepersonnesquim’ontrétorqué,mi-étonnées,mi-courroucées:«Maisalors,vousallezfairedela concurrence aux pompes funèbres ! »Manifestement, il y avait là une ligne jaune à ne pasfranchir,unesortedetabou.Àlaréflexion,cesréactionsm’ontpermisdecomprendrecertainesréalités.

La première, c’est quemême si la plupart demes interlocuteurs reconnaissaient l’existenced’unproblèmeautourdesobsèquesetdespompesfunèbres,laforcedustatuquorestetrèsgrande.Autrement dit, tout changement dans ce domaine très largement lié à la tradition, semblecompliqué et périlleux. Pourquoi faudrait-il changer quelque chose à un système qui,apparemment,marche?

Laseconderéalitéestque,pourbeaucoupdechrétiens,actuellement,lesquestionsdefoisontdifficilementconciliablesavecuneactivitééconomique.Ilyaurait,seloneux,ungranddangeràmêler des objectifs spirituels à une activité commerciale. Sur ce point,ma réponse n’a jamaisvarié : lemélangeentre lesenjeuxspirituelsetmatérielssevitquotidiennementdans lebureaudes pompes funèbres. Il n’est plus temps de le regretter, mais plutôt d’en tenir compte etd’apporter des réponses. L’Église catholique ne pourra pas longtemps, sans perdre sa libertéd’action, déléguer à des agents d’entreprises commerciales, dont le rôle est de vendre desprestations, le soin d’assurer lamissiond’explicationdu sens et de la valeur des rites qu’ellepropose.

Jereconnaisbienvolontiersquesil’Églisepouvaitsedispenserd’intervenirdansledomainefunéraire,ceseraitplusconfortable.Maisalors,commentparviendra-t-elle,particulièrementdansdes grands centres urbains, à rejoindre les personnes touchées par un deuil, sans pratiquereligieuseetquisouhaitentunhommagechrétienpourdireadieuàleurdéfunt?Commentfera-t-elle connaître sa proposition rituelle si elle n’est pas enmesure de lamettre concrètement en

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œuvre?Lacréationd’unservicefunérairecatholiqueestunemanifestationsupplémentairedelanouvelleplacedel’Églisecatholiquedanslasociété,plusmodeste,maisinnovante.

Cetteinitiativen’aparailleursaucuneviséehégémonique.Iln’estpasquestionderemplacerlesopérateursexistants,maisplutôtd’agiraumilieud’eux,encollaborationaveceux.Personnene souhaite déclarer la guerre à des entreprises avec lesquelles l’Église catholique collaborequotidiennement.De laqualitédecette collaborationdépendaussi le réconfortdes familles endeuil. En revanche, il s’agit d’être au cœur d’une profession et d’un secteur d’activité, pour yexpérimenteruneautrefaçond’accompagnerledeuil.

Cetteapprocheposelaquestiondelaprésenceaumondedel’Église.L’existenced’écolesoud’hôpitauxcatholiquesrejette-t-ellepourautantlesécolesetleshôpitauxlaïquesdansl’ombre?Cesétablissementsnesont-ilspasplutôt l’incarnationconcrètedelasollicitudedeschrétiensàl’égarddelasociétésurdespointsaussicruciauxquel’éducationoulasanté?Lacréation,ennovembre 2000, du Service catholique des funérailles (SCF), entend être une manifestationsupplémentairedecettesollicitude,cettefoisdansledomainedel’organisationdesfunérailles.

Dansunpremiertemps,leSCFs’estcantonnéàlapréparationdesobsèquesàl’avance.SurlethèmeParlerde lamortpourmieux lavivre,l’associationadiffuséundépliantproposant,àceuxquilesouhaitent,d’enregistrerleursdernièresvolontés.Pourcela,unlivretintitulé:Mesobsèquesàl’Églisecatholiqueaétéédité.Ilpermetd’exprimersessouhaitspourchacunedestroisétapesduparcoursfunérairecatholiqueàsavoir: lelieuoùledéfuntrepose,lacélébrationàl’égliseetledernieradieu.Desélémentsplusspirituelssurdestextesoudesmusiquespeuventégalementêtrenotés.

Unetelledémarchedepréparationdesespropresobsèquesàl’avancenerisque-t-ellepasdecontraindre les proches, le jour venu, en limitant leur participation ?Cette crainte est justifiéelorsque l’on considère la façon dont le choix de la crémation s’impose parfois dans certainesfamilles,sansconcertation.Enl’espèce,l’espritestdifférent.RemplirlelivretduSCFn’estpasunexercicesolitaire.Nousveillonsàcequ’ilsoit l’occasiondedialogues,encouple,aveclesenfants,danslesparoissesetaveclesmembresdel’association.Parailleurs,lesindicationsqu’ilcontientontuncaractèreplusindicatifqu’impératif.

Jepeux témoigner icide lavraierichessedesdialoguesquenousavonsaveccespersonnesquinousconfientleursdernièresvolontés.Pourenavoirvécudesdizaines,j’affirmequ’ilyalàunvraiservice.Lasolitudeestsigrande,dansunegrandeville,quedesgensisolésenviennentàse demander qui pourvoira à leurs funérailles. Après avoir fait enregistrer leurs dernièresvolontés,leursoulagementestpalpable.C’estcommeuneétapedelaviequipasse,«quinefaitpasmourir»,maisquilibère.

Puis, les premières familles confrontées à un décès, se sont présentées à notre porte.Nousavonsalorsexpérimentél’accompagnementdespersonnesendeuil,dèsl’annoncedelamortd’unproche. Cette fonction s’est donc imposée à nous, de façon indissociable de la démarched’anticipation.Êtredisponiblepouraiderdespersonnesquiviennentd’apprendreundécès,c’estvivre, de façon concrète, le service de la compassion. Face à la somme de questions,d’incertitudesetd’angoissesquiassaillentlesfamillesdanscescirconstances,êtrelà,aunomdel’Évangile, leur procure un grand réconfort. Parmi les témoignages reçus de familles

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accompagnéesparleSCF,figureceluidecethommequinousacontactédansl’heurequiasuiviledécèsde sonpère trèsâgé.Peude tempsaprès, son filsnousécrivaitpour soulignerque leservicequenousluiavionsrenduluisemblait«correspondreàunréelbesoinpourtoutchrétientouchéparundeuil, toutparticulièrementdans les instantsquisuivent ledécès,compte tenududésarroidanslequelplongelabrutalitédelamort,alorsmêmequ’elleestprécédéed’unelonguemaladieouqu’elle toucheunepersonned’ungrandâge».Le secoursde l’Église, à cet instantcharnièreoùlavieversedanslessouffrancesdudeuil,estunemanifestationconcrèteetfortedecompassion.

Je suis convaincu que le service des personnes endeuillées, au nom de la foi, dans lesquestions les plus concrètes de l’organisation des obsèques, nous amène à redécouvrir unedémarchedecharité,éminemmentchrétienne.Lesemployésdespompesfunèbressonthabituésàcettereconnaissancequi,lorsquetoutsepassebien,leurestadressée.Jetémoignequedevivrecette assistance, aunomde Jésus-Christ, constitueunvéritable cadeauqui touche les cœurs enprofondeur.

Le soulagement que ressentent les familles en deuil lorsqu’elles sont en confiance, est à lamesuredespeursqui leshabitent :peurdenepassavoir faire,d’oublierquelquechose,desefairevoler,denepasprendrelesbonnesdécisions…Àcespeurs,nousessayonsderépondreparuneécouteauthentique,touteninstaurantunclimatdeliberté.Carleriten’estpasunchemindepassivité,bienaucontraire.Lesritesfunérairessontuncadrequechacunestinvitéàhabiterenapportant sa participation concrète. L’entretien d’organisation des obsèques est donc un tempsd’élaborationoùsedessinent,progressivement,parpetitestouches,lescontoursdesfunérailles.Chaquedécèsestparticulier,chaquefamilleestdifférente,etlecheminparcourupourorganiserdesobsèquesportetoujourslatracedecettesingularité.

Aux pompes funèbres, on évoque souvent les « attentes des familles » auxquelles l’agentfunéraireestcensérépondreenproposantlesservicesetprestationsdel’entreprise.Cettefaçond’évoquerlarelationaveclesclients,laissepenserquelesprofessionnelsn’influencentpasleschoixdecesderniers,maissecontenteraientdelesmettreenœuvre.Cetteaffirmationmesemblefausse.Prétendreresterneutrefaceàdespersonnesdésorientéesetsouventignorantesdecequ’ilest possible de faire, s’apparenterait à de l’insensibilité. On ne peut exercer ce métier sansinfluencer,d’unefaçonoud’uneautre,lespersonnesendeuillées.Laquestionestplutôtdesavoircequiinspirel’attitudeetlediscoursdel’agentfunéraire:l’humanisme,lesoucicommercialoulafoi?

Au sein d’une structure funéraire catholique, comme le SCF, nous assumons pleinementd’influencer les famillesqui s’adressentànous.Nousaffichonsmêmecetteattitudedeconseil,puisquenoussommeslàaunomd’uneinstitutionqui,depuisdessiècles,structure,danslasociétéfrançaise, les rites funéraires, à savoir l’Église catholique.Notre accueil estmarqué du sceaubienfaisantdecettetraditionchrétiennedontlapierred’angleestleparcoursentroisétapes.Cemagistèred’influence,pleinementassumé,s’appellelavisioncatholiquedesfunérailles.Celle-cin’a rien de monolithique ou de rigide, mais elle s’adosse à une tradition, à une visionanthropologique à la fois toujours actuelle et en perpétuelle adaptation aux réalitéscontemporaines.

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LespremièrespersonnesquenousavonsétéamenéesàrecevoirauSCF,nousontrapidementdonnél’occasiondemettreenœuvreceprojet.Ainsi,Marie,quivenaitdeperdresasœur,s’estadresséeànotreassociationdansundésirprofondd’êtreconseilléesurcequ’ilétaitbondefaire.Accompagnéedesonmari,ellenousprécisad’entréedejeuqu’elleétaitd’unefamilledemineurs« qui n’aimait ni les patrons, ni les curés » ! Pourtant, sa sœur avait manifesté à plusieursreprises, au cours de son agonie, le désir d’être baptisée. Porteuse de ces informationsapparemment contradictoires,Marie demandait une crémation, avec si possible : «Une prièreavant la mise à la flamme. » Tout au long du dialogue avec ce couple, je me souviens avoirexprimécertainsconseils,dontleprincipalétaitdenepasorganiserlacélébrationdesobsèquesau crématorium. Sans rien imposer,mais en prenant le temps d’expliquer ce que représente lastationaucrématorium,ilssontarrivésàlaconclusionqu’unecérémoniedanslaparoissedeleurdomicile seraitpréférable.Le jourdesobsèques, l’église était aux trois-quartpleine.Personnen’assista à la crémation et, deux jours plus tard, après avoir été chercher les cendres aucrématorium, nous les déposions, en présence de la famille, dans le caveau familial. Entre ceparcoursrituel,etceluiquiauraitconsistéàserendredirectementdansunesalleducrématorium,pour une longue attente, dans un cadre insipide, il y a une vraie différence. Elle est faite deproximité,de liensocialetd’humanité.Seulunaccompagnement,dès l’annoncedudécès,pourorganiser les funérailles, a permis ce résultat. Seul un service funéraire catholique permettrad’êtreprésentaumomentoùlesdécisionscrucialessontprises.

Lemagistère d’influence que l’Église aspire à vivre auprès des familles en deuil, amèneraprobablementàlaredécouverteoumêmeàl’inventionderitesanciens,actuellementabandonnés.LeSCFenadéjà fait l’expérienceenproposantdedéposerdesdéfunts, après la fermetureducercueil,dansleséglises.Cettepratiqueanciennepeut,danscertainscas,correspondreàunréelbesoin.Ellenesupposepasd’équipementsparticuliersdelapartdesparoissesetpermettraitderevivifier le rite de la veillée dont les évêques nous disent qu’elle « s’intègre utilement audispositifritueletdevraitêtreencouragéeparlespasteurslàoùelleadisparuoubienlàoùelletendrait à disparaître ».[24] Ce temps est en effet propice à l’expression libre des sentiments àl’égarddudéfunt, tantpardesprisesdeparole, ladiffusiondemusiquesetlalecturedetextes,toutengardantainsi,àlacélébrationdesobsèquesproprementdits,soncaractèrereligieux.

Sanscapacitédemiseenœuvredirectedesespropositionsrituelles,l’Égliserisquedesevoirdeplusenpluslimitéeàunrôlerestreint,àconnotationparfoisquasi-magiqueetdansdescadresinadaptées. Inversement, en donnant mission à une structure d’exercer au quotidien le métierd’agentfunéraire,l’Églisepeutparveniràmieuxfaireconnaîtresavisiondesobsèques,aumilieudesentreprisesdepompesfunèbres.

Cesdernièresontsuparticiper,souventavectalent,audébatpublicsurlamort.Pardesécritsou des colloques, ces entreprises contribuent au nécessaire échange des expériencesd’accompagnementde la findevie et dudeuil.Quel est, dans ce concert, la placede l’Églisecatholique?Parvient-elleàfairesuffisammententendresonpointdevueetàfaireconnaîtresonexpérience humaine auprès des personnes en deuil ? Il est dans les missions d’un servicefunérairecatholiquedecontribueràmieuxfaireentendrecettevoix,afinqu’elle tienne toutesaplace aumilieu de celle des psychologues, des crématistes et autres thanatologues. Le travaild’humanisation des pratiques funéraires passe aussi par un travail de communication qui fasse

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évoluerlesmentalités.

Ilresteàdéfinirlescontoursconcretsd’untelserviceafinquelepublicenperçoivelavaleurajoutée.Autrementdit,qu’est-cequidifférencieleServicecatholiquedesfunéraillesdesautresentreprisesdepompesfunèbres?

Unservicecatholique

L’identitécatholiqued’unservicefunérairedoitenpremierlieugarantirlerespectd’unrituelportéparunetraditionquiestunesourcederéconfortetuneaidedansl’épreuvedudeuil.Cettegarantiepasseparlamiseenœuvre,enl’adaptantàchaquesituationfamilialeparticulière,delavisioncatholiquedesfunéraillesquiosedirecequiestbonpourl’hommeetcequicontribueàledétruireouàoffenser ladignitédesdéfunts.Cettepratiquepassenotammentparunequalitédeservice irréprochable. Le respect des différentes étapes, et donc des différents temps quiconstituent le rituel catholique des funérailles, favorise une meilleure annonce de l’espérancechrétienne en la résurrection. À contrario, dans un parcours funéraire amputé, dominé par lesquestionsdecommodité,ladimensiondusensestcondamnéeàseréduiresanscesse.

Unstatutassociatif

Le statut associatif, que la loi prévoit pour l’exercice des pompes funèbresmais qu’aucunestructuren’a adopté,veutmanifesterque l’enrichissementd’actionnairesn’estpas l’objectif duSCF.Cettelibertédoitpermettre,toutenayantsoind’assurerlajusterémunérationdesservicesrendus,dedesserrerl’étauduprofitquipèsesurlesecteurfunéraire.

Uneparticipationdebénévoles

La présence de bénévoles est un signe concret de resocialisation des rites funéraires, uncontrepoids à l’hyper-professionnalisation de tout ce qui touche aux obsèques. Leurs fonctionsrestent à préciser dans le temps.Mais d’ores et déjà ils contribuent de façon déterminante aufonctionnementduSCF.Composéed’unequinzainedepersonnes,notreéquipeagrandiàmesureque le service s’est développé. Progressivement, les différents charismes se sont révélés :l’accueiltéléphonique,laréceptiondefamillespourorganiserdesobsèquesetl’accompagnementen cérémonies. Dans une ville comme Paris, il arrive que personne ne soit disponible pourassureruntempsdeprière,notammentpendantlesvacancesd’été.Certainsd’entrenousontdoncplusparticulièrement ledondesavoirvivrece typed’accompagnement.Pour toute l’équipe, lepremier engagement est la disponibilité.Elle semanifeste par la permanence téléphonique quenousassurons,dejourcommedenuit,touslesjoursdel’année.

Présents dans les services de soins palliatifs et dans les paroisses pour la célébration desfunérailles,lesbénévolesfontdoncleurentréedanslemondetrèsfermédufunéraire.Ilssontlesgarantsd’unaccueilhumain,chaleureuxet spontané. Ilscontribuentà rappelerauxsalariésquetoutcequi se fait à l’occasiond’undécèsà longtempsétéprisenchargepardesproches,desvoisinsetdesamis.

Unespritdesobriétécommerciale

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Surleplandel’offredeservicesetdeprestations, leSCFsedonnepourrèglelarecherched’uneréellesobriétécommerciale.Celasignifiequesilapropositiondeservicesfunérairesestun commerce, ce dernier peut éviter de tomber dans les dérives du type de celles évoquéesprécédemment autour du cercueil. Deux ou trois modèles de cercueil peuvent largementcorrespondreauxbesoinsetcoupercourtàunesurenchèresansjustification.

Si lescercueils sontvendusàdesprixélevés,c’estqu’ilsabritent l’essentieldesgainsdesentreprisesdepompesfunèbres.Celaposelaquestiondelarémunérationdesservicesfunéraires.Actuellement,commedansd’autresmétiers,lesserviceshumains(portage,maîtredecérémonie,organisation et formalités) sont sous-payés par les clients, tandis que les fournitures, et doncprincipalementlecercueilpermettentdeconfortablesmarges.Unetellesituationn’estpassaine.Il est inutile de déplorer les défauts de comportement de certains ouvriers de la mort si leuractivitén’estpasrevalorisée.Lesdifficultésderecrutementqueconnaîtactuellement lesecteurfunérairesontenpartieliéesàlafaiblesseduniveaudecertainesrémunérations.

Le Service catholique des funérailles, premier service catholique de pompes funèbresactuellement en France, inscrit son action dans la tradition des associations de charitables. Ilsouhaite concilier les exigences d’un service professionnel et la manifestation concrète de lasolidaritédeschrétiensàl’égarddespersonnesendeuillées.

24]Pointsderepèrepourlapastoraledesfunérailles.DocumentÉpiscopat,septembre1997.

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ANNEXE

L’organisationdesobsèquesd’unprocheesttoujoursuneépreuve.

Au choc de l’annonce du décès, s’ajoutent en effet toutes les incertitudes quant à ce qu’ilconvientdedécider.

Voicidoncquelquesconseilspourvivrecetemps.Ilssontlefruitd’uneexpérienceaucontactdesfamilles.

Aucun de ces conseils n’est une vérité absolue. Tout est affaire de circonstances, d’étatpsychologiqueetdefoi.

1–Commentpréparerl’entretiend’organisationdesobsèques:

Pourorganiserdesobsèques, il faut sélectionneruneentreprise.Or,danscedomaine,onnemanque pas de conseilleurs en tous genres. Ceux-ci se concentrent parfois dans les hôpitaux.Investisdel’autoritéhospitalière,ilsn’hésitentpasàdésignerleprestatairequ’ilvousfaut.J’aieu récemment l’occasiond’écouterunedecespersonnes, à l’occasiond’undeuil familial.Sonassurance n’avait d’équivalent que son incompétence dans le domaine funéraire.Gardons-nousdoncbiend’écoutercesavisquisontmalheureusementtropsouventintéressés.

Plutôtque ladémarchedesdevis, inadaptéeen lacirconstance, jepensequ’ilestpréférabled’appeleruneoudeuxentreprisespourleurparlerdecequel’onvit,etvoirainsileursréactions.L’attitudeautéléphone,lesréflexionsimmédiatesendisentsouventlongsurlespersonnesàquion a à faire.Deplus,mieuxvaut proposerque le rendez-vous ait lieu audomicile, si cela estpossible. C’est sur notre terrain, entouré de nos proches, que nous serons le mieux à mêmed’abordercesquestions.

Lors de l’entretien d’organisation, il est important de ne pas être trop nombreux afin depouvoirdécidersanstropdedifficultés.Ilestpréférabled’élaborerunscénariocompletetdelesoumettreensuiteàtouslesmembresdelafamille,quedeseréuniràtropdemondeetnejamaisparveniràsemettred’accord.

La durée de cet entretien d’organisation va d’une heure auminimum à trois heures. Sur cepoint, la seule recommandation qui vaille est de prendre son temps. Des questions émergenttoujoursauxquellesonn’avaitpaspensé.Mieuxvaut,enlamatière,revenirplusieursfoissurcequel’onaprévuquederegretterensuite.

Il importe par ailleurs de bien tenir compte des intentions exprimées, de son vivant, par le

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défunt.

Lespapiersnécessairessont lecertificatdedécèsremispar lemédecin, le livretdefamilles’ilenexisteunetlespapiersrelatifsàlaconcessionencasd’inhumation.

L’entreprisedepompesfunèbres,dansunespritdeservice,agénéralementtendanceàprendretouteslesdémarchesencharge.Sachonstoutefoisqueleurinterventionpeutdurerpluslongtempsquesinous faisons leschosesnous-mêmes. Il enestainsi,danscertainscas,pour lesactesdedécès.Sinoussouhaitonsendisposerimmédiatement,sachonsquelesmairieslesdélivrentplusviteauxparticuliersqu’auxprestatairesdepompesfunèbres.

2–Oùdéposerlecorpsdudéfuntavantsesobsèques?

Les obsèques sont un parcours qui va du lieu de décès au lieu du dernier repos. « Porterquelqu’unenterre»impliqueundéplacementd’unpointàunautre.Lapremièreétape,cellequiprécède lesobsèques,peut êtredéterminante.Pour endécider le lieu, il importedeprendre letempsderéfléchir.Lepremiercritèreestceluidel’étatmoraletphysique.Pasquestion,eneffet,deveillerundéfuntàlamaison,sionnes’ensentpaslaforce.

Ilexistetroislieuxoùl’onpeutdécéder:

Lavoiepublique:elleimpliqueletransfertàl’Institutmédico-légald’oùledéfuntnesortiraquepourlesobsèques.

Ledomicile:onpeutyresterouêtretransférédansunfunérarium.

L’hôpital:oùl’onpeutresterdanslachambremortuaireprévueàceteffet,oubienêtretransféréaudomicileouencoreaufunérarium.

Laveilledudéfuntpeut,quantàelle,sedéroulerenquatrelieuxdifférents:

Laveilleaudomicileestd’unegrandeintensité.Elleramènesanscesselesvivantsàlaréalitédelaperteetpermetdeprendreletempsd’undernierfaceàfaceavecledéfunt.L’entouragepeutsemanifesterpardesvisitesdecondoléances.Lespointscritiquessont l’exiguïtédenombreuxlogementsquicompliqueleschoses,ainsiqueladuréedecetteveillequipeutêtreéprouvante.Iln’en reste pas moins que, de l’avis de ceux qui ont vécu cet événement, il a été source debeaucoupderéconfort.

Ledéfuntpeutêtreexposésurunlitdelamaison,danssoncercueilouvertoufermé.

Les soins de conservationpeuvent être utilesmais n’ont riend’automatiques. Ils s’imposentlorsquedesquestionsmanifestesd’hygièneseposent.Sinon,l’applicationdepainsdeglacepeuttrèsbienconvenir.

L’hôpitaloffreuncadredeplusenplussouventconvenable,avecdesboxesoùledéfuntestexposéchaquefoisquelafamilleledemande.Lepersonnelestlaplupartdutempsdévouéetleserviceestgratuitcequiestloind’êtrenégligeable.

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Lesdéfautsprincipauxsontl’accessibilitélimitéeàquelquesheuresdanslajournéeetlefaitderesterdansl’enceintedel’hôpitalàuneétapequin’aplusrienàvoiraveclessoins.

Lefunérariumestunintermédiaireentrelamaisonetl’hôpital.Ilestgénéralementaccessibleàtouteslesheuresdujouretparfoisdelanuit.Onpeutydisposerd’unsalonprivatif.

Ledangerestdeconfondrefunérariumetlieudecélébrationdesobsèques.Quantàsonprix,entrelestransports,lessoinsdeconservationetleséjour,ilatteintfacilementles750euros!

L’égliseparoissialepeut être le cadred’uneveillée.Pour cela, il fautdemander au curédeladiteparoissel’autorisationd’ydéposerlecorpslaveilledesobsèques,danslecercueilfermé.Cettepratique,trèsancienneetlargementabandonnée,nesupposepasd’aménagementparticulieretrequiertune«Autorisationdedépôttemporaire»délivréeparlesmairies.

3–Commentorganiseruneveilléefunéraire?

Laveilléefunéraireresteimportantedanslerituelcatholiquedesfunérailles.Sonorganisation,à laparoisse,audomicile,au funérariumouà l’hôpital,peut sevivreen famille,avecousansl’aided’unprêtreoud’unlaïcdelacommunautéchrétienne.

C’est l’occasionde liredes textes,d’évoquerdeshistoiresconcernant ledéfuntetd’écouterdesmusiquesqu’ilaimait.

Il importe que quelqu’un accepte de présider ce recueillement, largement ouvert à laspontanéité.Ilconvienteneffetd’agencerlesdifférentstempsetdedistribuerlaparole.

Dessupportsexistentpourprépareruneveilléeautourdudéfunt.Citonsàtitred’exemple:

Prièrepourlesdéfunts,àlamaisonetaucimetière,RitueldesfunéraillesIL,chezDesclée-Mame.

Direadieu,Àlamaison,Aucimetière,hors-sériedePrionsenÉglise,chezBayard-Presse.

Devantlamort,recueildetextesnonbibliques,LesÉditionsdel’Atelier.

4–Commentchoisirlesfournituresdepompesfunèbres?

En ce qui concerne le cercueil, le premier modèle en chêne massif, avec ses équipements(croix,plaqued’identification,capitonetproduitsd’hygiène)doitpouvoirconvenir.Celasignifiequ’ildoitêtreesthétiqueetsimple.Sicen’estpaslecas,c’estquevotreprestataireaorganisésagammedefaçonàdécouragerlesgensdechoisirlesmodèlessimples.C’estplutôtmauvaissigneleconcernant.

Lecapitonestsouventlaidet«froufrouteux»,cequirévulsebiendesgens,particulièrementpourl’enterrementd’unhomme.N’hésitezdoncpasàchoisirunmodèlesansaucunefioriture,unietentissusimple.

Uncercueil de ce type, avec tous ses équipements, doit coûter entre750 et 950 euros (prix

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2002).À ce niveaude prix, la norme sociale est respectée et l’entreprise de pompes funèbresgagnesavie.

Ànoterquelesfraisd’ouvertureetdefermeturedes tombessontélevés.Celareprésenteeneffetdusavoir-faire,dutempsetdoncdel’argent.

Pour ce qui est desmoyens d’annoncer les obsèques, les faire-parts ont tendance à être demoinsenmoinspratiqués.Ilsontledéfautd’arriversouventtrèstardparrapportàladatedelacérémonie.Lesannoncesdanslapressesontunmédiaextrêmementefficace.Ellespermettentdetoucher des personnes bien au-delà du cercle des proches et de renouer avec des personnesperduesdevue.Leurcoûtestenrevancheélevé.

5–Commentorganiserunecélébrationd’obsèques?

Leprincipalconseilestdepréféreruneparoisse,accessibleàtous,àtoutautrelieu(hôpital,funérarium ou crématorium). Les paroisses offrent un cadre adapté pour un hommage digne etrespectueux.Onyestaccueilliet l’onyprend le tempsdedialogueravec lesfamillesendeuilafindepréparer la liturgie.Ce tempsdepréparationest l’occasiond’undialogueenvérité.Onpeutl’aborderavecconfiance.

LedossierPour célébrer les funérailles à l’Église,dans la collectionFêtes et Saisons aux Éditions duCerf,estunsupport irremplaçable.Plus tôtonpeutenbénéficier,mieuxon l’utilisera.Car l’undesobjectifsdelapréparationestdechoisirlestextesquiserontlus.Cedossierenapporteunchoixtrèscomplet.

Lapréparationd’unefeuillequiseradistribuéeàl’égliseesttoujoursutile.L’assistancepourramieux suivre, particulièrement les personnes étrangères à toute pratique religieuse et il resteraquelquechosed’écritconcernantcetteliturgie.

6–Quefaireencasdecrémation?

Làaussi, la recommandationprincipale tientenpeudemots : lacrémationducorpsn’ayantrien d’un rite, le crématorium n’est pas un lieu de célébration d’obsèques. La célébrationparoissiale reste donc la clef de voûte des funérailles. Le corps est ensuite acheminé aucrématorium,avecousanslaprésencedesprochespouryêtrebrûléàunedatequiimportepeu.Aumomentde la remisede l’urne, il imported’avoirprévude façondéfinitiveunedestinationfinale(sépulturedefamilleoucolumbarium).

7–Commentorganiserunadieuaucimetière?

Faisantsuiteàlacélébrationparoissiale,cetadieuavocationàêtrecourt.Ilsupposequ’unepersonne de l’assistance accepte de diriger la prière. Celle-ci peut comprendre une courteintroduction, suivie de la lecture d’un passage d’Évangile et de la récitation duNotre Père.Unedernièrebénédictionducercueilouledépôtd’unefleurpeuventêtrelesderniersgestesavantdeseséparerdudéfunt.

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8–Faut-ilprévoiruntempsderencontreetdeconvivialitéaprèslesobsèques?

Oui,certainement.Àlamaison,aurestaurantoun’importeoùailleurs,cetempsderencontreautourd’unverreestl’occasionderencontrertousceuxquisesontjointsàlapeinedesproches.En ville, cela est rendu difficile du fait que peu de gens vont au cimetière. Cependant,mêmedifféré,cerassemblementmérited’êtreorganisétantilestgénéralementhumainementtrèsriche,carpleindevérité.

9–Faut-ilprévoirunecélébrationàlamémoiredudéfuntaprèslesobsèques?

Oui.Celamarqueuneétapedansledeuiletpermetderéunirdespersonnesquin’ontpaspuêtre présentes le jour des obsèques. Cettemesse a vocation à être organisée à la paroisse dudernier domicile du défunt. La tradition des messes anniversaires est en réalité toujours trèsvivacedansl’Égliseactuellement.

Servicecatholiquedesfunérailles

9,rueLéonVaudoyer

75007Paris

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1]Lamortintime.MariedeHennezel,RobertLaffont,1995.

2]Essaissurl’histoiredelamortenOccidentduMoyenÂgeànosjours.PhilippeAriès,LeSeuil,1975.

3]Mouriràl’hôpitalparIsabelleRichard,inMouriraujourd’huidirigéparMarieFrédériqueBacqué;ÉditionsOdileJacob,1997.

4]AssistancePublique-HôpitauxdeParis.

5]Parlerlamort,LéonBurdin;DescléeDeBrouwer,1997.

6]LeChevald’Orgueil,Mémoiresd’unBretondupaysbigoudenparPierre-JakezHélias;ÉditionsPion,TerreHumaine.

7]LalégendedelamortparAnatoleLeBraz,auxéditionsJeanneLafitte.

8]Jean-HuguesDéchaux,Unnouvelâgedumourir:Lamortensoi,inrechercheshistoriques.

9] H. Sedlmayr, cité dans le texte des évêques allemands :Les pratiques funéraires et l’accompagnement des personnes en deuil, inLa Documentation catholique,15novembre1995.

10]AuxcaptifslalibérationdudiocèsedeParis.

11]CitationattribuéeàGladstone,hommepolitiquebritanniqueduXIXesiècle.

12]Compterenduducolloque,Uneéthiquenouvellepourlecorpsaprèslamortorganiséle14mai2001àl’HôpitalCochin.

13]Codepratiquedesopérationsfunéraires,parGuillaumed’AbbadieetClaudeBouriot.ÉditionsduMoniteur,2000.

14]LeDroitetlamort,thèsededoctoratdeDidierJourdan.MontpellierI,1989.

15]L’Églisedanslechampsocialdesfunérailles,JoëlMorletinLaMaisonDieu1998.

16]Les pratiques funéraires et l’accompagnement des personnes en deuil. Réflexion de la Conférence des évêques d’Allemagne. La Documentation catholique. 15novembre1995.

17]Alorsqueletauxdecrémationestde20%desdécèsen2002,plusieurssondagesrévèlentque43%desFrançaissontfavorablesàcemodedesépulture–IFOP1994.

18]LedocteurMaryseDumoulin,duCHRUdeLille,alargementcontribuéàl’humanisationdescomportementshospitaliersdansledomainedesdeuilspérinataux.C’estainsi,notamment,qu’unlieud’inhumationdesfœtusnondéclarésde22semainesd’aménorrhéeetplus,aétécrééparlavilleàlademandedel’hôpital.Ilaccueilleégalementgratuitementlesenfantsdéclarésdontlesfamillesnepeuventassumerlecoûtdesfunérailles.

19]ConceptionssurlamortenOccident,inParlonsdelamortetdudeuil,sousladirectiondeMichelHanusetPiètreCornillot.ÉditionsFrison-Roche,1997.

20]Inleguide:VivreledeuilréaliséparFranceInfoetlaFondationdeFrance,auxÉditionsJacob-Duvetnet,2001.

21]InLecompterenduduXXIIIecongrèsdelaSociétédeThanatologie,novembre1995,AtelierLarésolutiondudeuilaniméparRené-ClaudeBaud,jésuite,philosopheetmembrefondateurdel’AssociationAlbatros.

22]Pointsderepèrepourlapastoraledesfunérailles.DocumentÉpiscopat,septembre1997.

23]Leslaïcs,nouveauxacteursdesfunérailles,inlehors-sériedeCroireAujourd’huiAveclespersonnesendeuil,Bayard2002.

24]Pointsderepèrepourlapastoraledesfunérailles.DocumentÉpiscopat,septembre1997.

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