La matière, des Grecs à Einstein

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 "La matière, des Grecs à Einstein", cours (1) donné par Françoise Balibar au Collège de la Cité des sciences Transcription par Taos Aït Si Slimane, du cours du 27 novembre 2003. Un texte initialement publié sur le blog "Tinhinane", le samedi 22 juillet 2006 à 23h 41. On a du mal à imaginer aujourd’hui que la matière n’a pas toujours été une quantité dont la masse (inertielle ou gravitationnelle) soit la mesure. « Des Grecs à nos jours », en passant par l’âge d’or de la science arabe et le Moyen Age européen – pour ne parler que de cette tradition- là – deux conceptions se sont disputées le terrain, pour finalement arriver à ce que l’on n’ose appeler simplement une combinaison des deux, tant les deux conceptions ont été altérées lors de ce processus historique. Ces deux conceptions sont d’une part la conception atomiste, réductionniste, dans laquelle la matière a une structure discontinue et n’est autre que la réunion de ses constituants, libres et inaltérables, se déplaçant dans le vide (dont cette conception est inséparable) ; d’autre part, une conception que l’on dit hylémorphique, fondée sur la notion de substance, union inséparable de la matière et de la forme, excluant l’idée de vide, continue. Les noms de Démocrite et d’Aristote sont associés à ces deux conceptions initialement antithétiques. La science moderne s’est constituée, au XVIIe siècle, en réaction à la conception aristotélicienne, déjà considérablement altérée lors de sa transmission des Grecs aux Arabes puis à l’Europe, prédominante à l’époque parce que l’Eglise l’avait adoptée. Ces deux conceptions, ainsi que la vision du monde qu’elles supportent l’une et l’autre, seront examinées de façon volontairement anachronique, en soulignant les points sur lesquels l’évolution de la physique post-galiléenne butera lors de son développement. Commencer une conférence, encore plus un cycle de conférences, est un moment crucial, un moment où il faut choisir dans la multiplicité des possibles qui s’offre à soi. La difficulté de ce moment est de dire plusieurs choses, pas trop de choses, quelque chose, quelques-unes des choses qu’on a à dire et pas toutes celles qu’on a à dire. J’ai choisi un mode d’interrogation que ne reflète pas vraiment le titre « La matière des Grecs à Einstein ». Mon intention initiale était de présenter en trois temps l’histoire du concept de matière à l’âge de la physique dite « classique » (par opposition à « quantique ) : jusqu’en 1600, de 1600 à 1800 et de 1800 à 1900, pour finir avec Einstein. J’ai changé d’intention, pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, parce que ce découpage risque d’être fastidieux. Ensuite, et surtout, parce que la matière n’est pas un concept relevant de la seule physique. Le concept de matière naît en même temps que la philosophie et la physique, lesquelles, selon la tradition, naissent ensemble. (Je vais m’expliquer là-dessus). Dans la mesure où la matière est un concept appartenant à la fois à la philosophie et à la physique, ce qui est intéressant à son propos ce sont les questions, d’ordre physico-philosophique, qu’elle pose. Ce sont ces questions qui la définissent, donnent une signification au mot même de « matière ». Je n’insisterai pas tant sur les réponses apportées à ces questions, qu’à la manière dont elles sont posées, manière dont l’évolution traverse toute l’histoire de la « philosophie naturelle » (pour reprendre une dénomination attribuée à la physique jusqu’au XVIIIe siècle). Je vais essayer aujourd’hui de dégager un certain nombre de ces questions. Je fais tout de suite une première mise au point portant sur les origines de la science moderne : je ne contesterai pas l’idée, généralement admise, qu’il y a une filiation entre la science grecque et la science post-galiléenne, c’est-à-dire la physique dite « moderne », qui a conquis le monde entier et sur laquelle repose la mondialisation technique telle que nous la vivons aujourd’hui. Certes, il ne fait aucun doute que les philosophies hindoue, japonaise, chinoise, maya, etc., ont apporté leurs propres réponses à la question qui, au-delà de la diversité des formulations, s’énonce : « Qu’est-ce que la matière ? ». Mais, dans la mesure où ce qu’est advenu au XVIIe siècle, en ce petit coin de la planète, situé entre Florence et Oxford, qui passe pour être le « berceau de la science moderne », n’a pu en aucune façon être influencé par les réponses apportées à cette question par ces philosophies géographiquement et historiquement lointaines, je n’en dirai rien. J’admets donc comme un fait établi qu’il existe un chemin conceptuel qui, partant de la Grèce archaïque, se poursuit à travers la Grèce classique, l’empire romain, le bassin méditerranéen aux premiers siècles de notre ère, la science arabe, le Moyen Age européen, et aboutit à la « naissance » de la science moderne. Mon propos est de montrer que l’originalité de cet enchaînement de traditions tient à ce que physique et philosophie y ont eu, sinon une origine, du moins une enfance commune. C’est de cette enfance commune que je veux parler ce soir.

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"La matière, des Grecs à Einstein", cours (1) donné par Françoise Balibar au Collège de laCité des sciences

Transcription par Taos Aït Si Slimane, du cours du 27 novembre 2003. Un texte initialementpublié sur le blog "Tinhinane", le samedi 22 juillet 2006 à 23h 41.

On a du mal à imaginer aujourd’hui que la matière n’a pas toujours été une quantité dont lamasse (inertielle ou gravitationnelle) soit la mesure. « Des Grecs à nos jours », en passantpar l’âge d’or de la science arabe et le Moyen Age européen – pour ne parler que de cettetradition- là – deux conceptions se sont disputées le terrain, pour finalement arriver à ce quel’on n’ose appeler simplement une combinaison des deux, tant les deux conceptions ont étéaltérées lors de ce processus historique. Ces deux conceptions sont d’une part la conceptionatomiste, réductionniste, dans laquelle la matière a une structure discontinue et n’est autreque la réunion de ses constituants, libres et inaltérables, se déplaçant dans le vide (dont cetteconception est inséparable) ; d’autre part, une conception que l’on dit hylémorphique, fondéesur la notion de substance, union inséparable de la matière et de la forme, excluant l’idée devide, continue. Les noms de Démocrite et d’Aristote sont associés à ces deux conceptionsinitialement antithétiques. La science moderne s’est constituée, au XVIIe siècle, en réaction àla conception aristotélicienne, déjà considérablement altérée lors de sa transmission desGrecs aux Arabes puis à l’Europe, prédominante à l’époque parce que l’Eglise l’avait adoptée.

Ces deux conceptions, ainsi que la vision du monde qu’elles supportent l’une et l’autre, serontexaminées de façon volontairement anachronique, en soulignant les points sur lesquelsl’évolution de la physique post-galiléenne butera lors de son développement.

Commencer une conférence, encore plus un cycle de conférences, est un moment crucial, unmoment où il faut choisir dans la multiplicité des possibles qui s’offre à soi. La difficulté de cemoment est de dire plusieurs choses, pas trop de choses, quelque chose, quelques-unes deschoses qu’on a à dire et pas toutes celles qu’on a à dire.

J’ai choisi un mode d’interrogation que ne reflète pas vraiment le titre « La matière des Grecsà Einstein ». Mon intention initiale était de présenter en trois temps l’histoire du concept dematière à l’âge de la physique dite « classique » (par opposition à « quantique ) : jusqu’en1600, de 1600 à 1800 et de 1800 à 1900, pour finir avec Einstein. J’ai changé d’intention, pour

deux raisons essentielles. Tout d’abord, parce que ce découpage risque d’être fastidieux.Ensuite, et surtout, parce que la matière n’est pas un concept relevant de la seule physique.Le concept de matière naît en même temps que la philosophie et la physique, lesquelles,selon la tradition, naissent ensemble. (Je vais m’expliquer là-dessus). Dans la mesure où lamatière est un concept appartenant à la fois à la philosophie et à la physique, ce qui estintéressant à son propos ce sont les questions, d’ordre physico-philosophique, qu’elle pose.Ce sont ces questions qui la définissent, donnent une signification au mot même de « matière». Je n’insisterai pas tant sur les réponses apportées à ces questions, qu’à la manière dontelles sont posées, manière dont l’évolution traverse toute l’histoire de la « philosophienaturelle » (pour reprendre une dénomination attribuée à la physique jusqu’au XVIIIe siècle).Je vais essayer aujourd’hui de dégager un certain nombre de ces questions.

Je fais tout de suite une première mise au point portant sur les origines de la sciencemoderne : je ne contesterai pas l’idée, généralement admise, qu’il y a une filiation entre lascience grecque et la science post-galiléenne, c’est-à-dire la physique dite « moderne », qui aconquis le monde entier et sur laquelle repose la mondialisation technique telle que nous lavivons aujourd’hui. Certes, il ne fait aucun doute que les philosophies hindoue, japonaise,chinoise, maya, etc., ont apporté leurs propres réponses à la question qui, au-delà de ladiversité des formulations, s’énonce : « Qu’est-ce que la matière ? ». Mais, dans la mesure oùce qu’est advenu au XVIIe siècle, en ce petit coin de la planète, situé entre Florence etOxford, qui passe pour être le « berceau de la science moderne », n’a pu en aucune façonêtre influencé par les réponses apportées à cette question par ces philosophiesgéographiquement et historiquement lointaines, je n’en dirai rien. J’admets donc comme unfait établi qu’il existe un chemin conceptuel qui, partant de la Grèce archaïque, se poursuit àtravers la Grèce classique, l’empire romain, le bassin méditerranéen aux premiers siècles denotre ère, la science arabe, le Moyen Age européen, et aboutit à la « naissance » de lascience moderne. Mon propos est de montrer que l’originalité de cet enchaînement de

traditions tient à ce que physique et philosophie y ont eu, sinon une origine, du moins uneenfance commune. C’est de cette enfance commune que je veux parler ce soir.

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Lors de la seconde « leçon », la semaine prochaine donc, je compte parler de ladésubstantialisation de la matière, opération qui s’étend sur une période de trois siècles, deGalilée à Einstein. Je consacrerai la troisième séance à étudier non pas la constitution de lamatière, mais ses transformations, c’est-à-dire ce qu’en termes académiques on appelle lathermodynamique et la mécanique statistique, où les concepts qui sont à l’œuvre sontessentiellement les concepts d’ordre et de désordre. Là aussi, je m’arrêterai à Einstein, «

borne » ultime du continent de la physique classique laissant à Jean-Marc Lévy-Leblond lesoin d’examiner ce que cette physique classique est devenue, comment elle a étéchamboulée, bouleversée, et comment elle est retombée sur ses pieds en tant que physique justement.

Je disais, il y a un instant, que la multiplicité des points de vue est un embarras que leconférencier doit surmonter pour pouvoir commencer. Dans le cas de la matière, cettemultiplicité est gigantesque ; on serait tenté de dire « cosmique ». Je saisis ce mot au vol et jedécide d’en faire mon entrée en matière – si je peux, comme l’on dit dans ces cas-là, mepermettre ce jeu de mots. Mon entrée en matière sera donc le cosmos, et plus précisément lafascination qu’exerce aujourd’hui, sur nos contemporains l’idée des trous noirs. « Trou noir »est un mot passé dans la langue commune et même dans la littérature : je suis sûre que lepourcentage de romans modernes où l’expression n’apparaît pas, à un moment ou un autredu récit, est tout à fait minime. L’existence des trous noirs nous fascine. Pourtant cette

existence n’est pas encore prouvée : elle est de plus en plus probable. Mais, au départ, lestrous noirs sont, comme dirait Einstein, une « libre construction de l’esprit » ; ils ont été «inventés » par les physiciens, à un certain moment, pour répondre à des questions qu’ils seposaient et auxquelles la théorie n’apportait aucune réponse satisfaisante. Ce qui fascinedans cette « invention » en passe de devenir « réalité », c’est que la matière, justement, ydisparaisse à tout jamais : une fois absorbée par le trou noir, elle ne peut plus ressortir du trou; on est débarrassé.

Pour dire les choses autrement, la matière encombre. Il n’est que de penser aux problèmesque posent les déchets nucléaires, aux cimetières de voitures où s’entassent des carcassesdéglinguées en attente de compression. Si la matière nous encombre de sa matérialité, c’estqu’elle est permanente. De là l’attrait fantasmatique des trous noirs : ils sont la réalisation d’unrêve : se débarrasser à tout jamais d’une partie de la matière, en être définitivement allégé,

soulagé ; que cesse enfin cette maudite permanence. La matière suscite le désir du vide.Mais si je continue à réfléchir comme ça – à la mode du café du commerce - ou plutôt àenfiler les associations libres, je passe de cimetières à cadavres ; de là, à matière vivante,donc souffrante et de souffrance, je passe à résistance. La matière, c’est aussi ce qui résiste.Or, c’est là un des mystères de l’histoire des sciences : la résistance qui nous paraîtaujourd’hui caractéristique de la matière n’est apparue comme telle qu’avec les débuts de lascience moderne, avec Galilée et son Discours sur deux sciences nouvelles. J’aurail’occasion de revenir sur la conjonction de ces deux propriétés caractéristiques de la matière :permanence et résistance. Pour le moment, et pour illustrer la thèse selon laquelle ce qui sepasse dans les sciences trouve son reflet dans bien d’autres domaines, l’art, la littérature, lapolitique, je voudrais simplement vous montrer un schéma que j’ai trouvé dans un livre dePrimo Lévi, expert en matière et en résistance. Il y a une vingtaine d’années à peu près, unéditeur italien a demandé à des auteurs italiens de bâtir leur anthologie personnelle, c’est-à-dire un recueil des textes qui ont le plus compté pour eux. A ma connaissance, seuls PrimoLévi et Calvino ont joué le jeu jusqu’au bout. Voici donc le schéma que dessine Primo Lévi entête de son anthologie personnelle. Il se présente comme une espèce de faisceau. En haut, ily a Job sur son tas de fumier (encore les déchets), comme chacun sait, c’est-à-dire aucomble du désespoir parce qu’il n’est pas aimé, qu’il est pauvre, etc. ; en tout cas, il a dumalheur et il n’en est pas responsable. C’est en parlant des trous noirs que m’est venue l’idéede vous présenter ce schéma ; en effet, à l’autre extrémité du faisceau, se trouve un trou noir.A l’époque où Primo Lévi fabrique cette anthologie, les trous noirs sont une découverte. Lestrous noirs à l’époque où Primo Lévi écrit ce texte, c’est une découverte récente (l’anthologiecontient un texte du « Scientific American » écrit par un éminent astrophysicien des années1970, sur les trous noirs. Le schéma se poursuit de la façon suivante : quatre voies sontdessinées d’une extrémité à l’autre, formant faisceau. Ce sont les voies de la résistance aumalheur qui conduisent du malheur nu (le tas de fumier) à l’espoir d’une délivrance, l’espoird’échapper enfin à la permanence du fumier, de la matière, du malheur. Parmi ces quatre

voies de résistance, il y a la connaissance, évidemment, souveraine contre le malheur àcondition que le malheur ne soit pas trop grand, trop lourd à porter, trop massif ; il y a aussi lavoie de la résistance stoïque individuelle, plus efficace ; il y a la voie de la légèreté, de l’ironie

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et puis celle de ce que Primo Lévi appelle « la stature » (je ne sais pas quel est le mot italienutilisé), une sorte de panache, une forme de résistance qui consiste à ne prêter aucuneattention, à aller jusqu’au bout, fût-ce au prix de la folie (le long de chaque voie, Primo Léviinscrit des noms d’auteurs et de textes ; le long de cette voie-ci, on trouve « Au cœur desténèbres » de Conrad). Je n’en dirai pas plus ce soir sur ce schéma. Je voulais simplementsuggérer que la problématique physico-philosophique de la matière, caractérisée par les «

qualités » de permanence et de résistance, investit, de façon « naturelle », d’autres champsque ceux de la physique et de la philosophie.

J’entre maintenant dans le vif du sujet. Comme annoncé, il y a un instant, je vais essayerd’établir un parcours (qui sera plein d’oublis volontaires ou involontaires), allant des débuts dela science grecque à nos jours (ou plutôt, au début de la science moderne). Même remarqueque plus haut : de même que j’admets comme allant de soi la filiation « des Grecs à nos jours» en matière de science, je fais comme si la science grecque n’avait pas d’antécédent. Ce quiest évidemment faux. Je sais que la Grèce n’est pas le début de tout. Un livre paru il y a unedizaine d’années aux Etats-Unis, de Bernal, intitulé « Black Athena », explique très bien quece ne sont pas les Grecs qui ont inventé la philosophie et la science mais les Egyptiens. Mais,faute de connaissances précises dans ce domaine, je fais comme si tout avait commencéavec les Grecs.

Je commence par les présocratiques et plus précisément par ce qu’il est convenu d’appelerl’école de Milet, au XIe siècle avant J.-C., dont les grandes figures sont Thalès, Anaximandreet Anaximène. D’après les « savants », cette école présente cette caractéristique que sespréoccupations sont plus physiques que philosophiques. On veut dire par là que le projetintellectuel de ces Grecs archaïques consiste essentiellement en une « enquête sur la Nature». Terme qui appelle lui aussi d’être explicité : au lieu de chercher à expliquer lesphénomènes par l’intervention de puissances divines (ce qui quand même semble « naturel»), les disciples de Thalès, les physiciens de l’école de Milet, font époque en ceci qu’ils sesont délibérément proposés de n’avoir jamais recours à de telles explications et de fonderleurs « explications » uniquement sur le raisonnement et l’observation. On verra que c’estsurtout par le raisonnement plus que par l’observation, je ne parle même pasd’expérimentation, que les physiciens de l’école de Milet établiront leur doctrine. Mais le faitest qu’ils sont les premiers à ne pas avoir recours à une intervention divine. En cela, on peut

les considérer comme les pères de la physique – qui, dans cette perspective, « naît » avant laphilosophie elle-même. Il convient ici de préciser ce que signifie le mot « physique ».Physique dérive du mot grec « physis », qu’il est convenu de traduire par « nature ». Laphysique est donc la science de la nature, ou le discours sur la nature. Mais entre la physiquequi étudie la nature et la nature elle-même, la confusion est possible et inévitable car ce quiapparaît comme confusion est en fait une superposition. Pour en venir à Pythagore et auxautres, ce qui est remarquable, c’est qu’ils décrètent non seulement que tout estconnaissable, mais en outre que le tout est connaissable en tant que tout, sans interventionexplicative extérieure. Il s’agit d’étudier toutes les choses et d’affirmer que tout estconnaissable en tant que tout. Ce qui revient aussi, pour la première fois, à affirmer l’unité dela Nature, avec un N majuscule. C’est là une idée, ce N majuscule, qui va gouverner laphysique jusqu’à Einstein et même jusqu’à aujourd’hui encore – qu’on songe à cette tendancede la physique qui se nomme Toe, T - O - E, (prononcer tou), pour « theory of everything ».

Pour Thalès, Anaximandre et Anaximène, les choses sont faites d’une seule et même «matière ». Pour Thalès c’est l’eau. Pour Anaximandre, qui trouve que l’eau c’est quand mêmetrop partiel, car il est trop difficile de comprendre comment tout peut être fait à partir d’eau, la« matière primordiale » est « l’illimité ». Notez, en passant, que de ce fait, le monde est lui-même illimité. D’ailleurs - c’est une simple remarque -, les explications dans lesquelles lemonde est illimité vont, en général, de pair avec des explications où les divinités n’ont pas àintervenir. Quand Thalès dit que tout est fait d’eau, il ne dit pas que la chaise sur laquelle il estassis est faite d’eau ; ce qui lui importe c’est l’origine des choses. C’est que tout vient d’unesubstance primordiale, primaire, qui est l’eau. Dire comment on passe de l’eau à la matérialitéde la chaise, c’est une question dont on dit généralement que les premiers physiciens ne se lasont pas posée. Il me semble plus juste de dire que c’est une question à laquelle ils nepeuvent pas répondre, préoccupés qu’ils sont par la question de savoir de quoi les chosessont faites (« What are little girls made of ? » dit une comptine anglaise. What is everything

made of ?). C’est là une conception du monde à laquelle on donne maintenant le nom savantd’« hylozoïsme ». Hylo, de hylé, et zoé, la vie : les hylozoïstes sont ceux qui pensent que lamatière tout entière, et non seulement celle que nous disons aujourd’hui vivante, est vivante,

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en ce sens qu’elle évolue d’elle-même, sans intervention extérieure ; elle porte en elle sapropre évolution et ses éventuelles transformations. Comme le dit Pythagore : le monde seforme à partir de l’eau de la même manière que les alluvions qui embarrassent l’estuaired’une rivière se fabriquent à partir de l’eau (nous, nous dirions, par décantation), mais il y adans les choses elles-mêmes un principe qui les fait exister comme elles existent – sans qu’ilsoit possible de dire comment on passe de l’eau à autre chose. J’insiste sur ce point parce

qu’il est le lieu d’une importante différence entre les premiers Grecs et les physiciens desXVIIe et XVIIIe siècles. Pour résumer, la doctrine de l’école de Milet décrit un mondephysique, la nature donc, dans lequel le changement n’est pas pensé, n’a pas à être pensé(puisqu’il est sui generis).

C’est dans ce paysage qu’intervient, comme un coup de tonnerre, le fameux poème deParménide (Ve siècle).

Avant de parler de Parménide, qui (je vais préciser comment) oblige à penser le changementcomme l’une des questions essentielles de la physique – autrement dit, à ne pas dissocier laquestion de la matière de celle du changement – je m’autorise une digression psychologiquepersonnelle. Longtemps, comme dirait l’autre, je me suis demandé pourquoi la matière, dansla physique telle que je l’ai apprise, telle que je l’ai enseignée, c’est-à-dire dans la physiquepost-galiléenne, pourquoi la matière devait être nécessairement associée à l’idée de

mouvement ? Pourquoi la naissance de la physique moderne est-elle déclenchée par unemodification de l’idée de mouvement ? Le mouvement me paraissait une catégorie tropparticulière pour pouvoir jouer un tel rôle, pour suffire à déclencher une telle « révolution ».J’aurais compris, me disais-je, que la fameuse « coupure épistémologique » se soit produite àpropos de la matière, mais le mouvement ? Je crois avoir compris, en préparant cet exposé,pourquoi il en a été ainsi. Le mouvement, on le sait, a été jusqu’à Galilée une formeparticulière de changement : pour Aristote, ce que nous appelons mouvement est une espècetrès particulière de changement, le « mouvement local », conçu comme le déplacement d’unpoint à un autre ; ce mouvement local relève du même genre que la putréfaction, laliquéfaction, ce que nous appelons aujourd’hui des changements d’état. Matière etchangement sont indissociablement liés puisque le changement concerne la matière. Cela,nous sommes prêts à l’admettre, même aujourd’hui. En revanche, ce qui nous semble curieux(en tout cas, ce qui m’a semblé curieux), c’est que parler de mouvement soit équivalent à

parler de matière. Je comprends maintenant que mon étonnement vient de ce que, élevée etayant passé ma vie dans la théorie galiléenne, je transforme inconsciemment la distinctionchangement/mouvement en distinction matière/mouvement ; autrement dit, je substituematière à changement ; après quoi, j’oppose matière et mouvement comme on m’a appris àopposer changement et mouvement. Au plus profond de moi-même – mais je ne suiscertainement pas la seule - je dissocie la matière et le mouvement, j’en fais des conceptssans relation, oubliant que sans matière il n’y a pas de mouvement.

Je reviens à Parménide. Du poème de Parménide, il ne nous reste que quelques fragments,dont certains tiennent sur une ligne. Ce poème est divisé en deux parties, dont la première, laplus citée et la plus commentée, s’intitule (on se dispute évidemment sur la manière detraduire) : « Sur l’être et le non-être ». Parménide y démontre, en enfilant les argumentslogiques les uns après les autres, que la physique conçue par l’école de Milet est toutsimplement impossible. Il part de la prémisse suivante : l’être et le non-être sontincompatibles. Dans tout ça, il faut bien voir qu’il y a un jeu de mots qu’on retrouve danstoutes les langues, le grec, le latin, le français, l’allemand, l’espagnol, etc., jeu de mots sur lemot « être ». Dans toutes les langues, le verbe « être » a deux significations ; il veut dire «exister » et a par là une fonction active ; mais il est aussi prédicatif : comme dans « cette tableest grise ». Parménide, lui, ne joue pas avec cette double signification ; il la prend au pied dela lettre, comme l’indication d’une particularité de la nature. Partant donc de l’idée qu’il y aincompatibilité totale entre l’être et le non-être, il conclut de ce que rien ne peut venir à être àpartir de ce qui n’est pas, que rien ne peut venir à être, en quelque sens que ce soit.Autrement dit, il n’y a plus qu’à se taire (en tout cas s’agissant de l’être et de ses origines). Jevais maintenant retracer, de façon nécessairement grossière, les arguments qui permettent àParménide d’aboutir à cette conclusion. Première étape : ce qui est, est ; ce qui n’est pasn’est pas. Il ne faut pas voir là des tautologies ; Parménide entend « être » en ses deux sensà la fois. Deuxième étape : l’être, ce qui est, ne peut subir de changement, puisque pour cela,

il faudrait qu’il soit mélangé à quelque chose qui ne soit pas « ce qui est », doncnécessairement du non–être. Mais c’est justement ce qui est impossible, puisque le non-êtren’est pas, c’est-à-dire n’existe pas. Conclusion : l’être ne peut pas être mélangé au non-être ;

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seul existe l’être, lequel existe dans toute sa plénitude. Autrement dit : l’être emplit tout ; lemonde est fini. Ici se confirme ma règle empirique selon laquelle monde infini et absence dedivin sont corrélés – et donc aussi monde fini et intervention divine. En effet, Parménide a entête la lutte contre les physiciens de l’école de Milet qui prétendent se passer de la divinité. Lefait donc, qu’il ne puisse exister que l’être, tout changement est exclu et la question desorigines de l’être n’a pas de sens. Ce qu’ont dit les physiciens avant Parménide ne tient pas

debout. Autrement dit, la physique, telle qu’elle est partie, est impossible. Pour Parménide, lespremiers physiciens ont suivi la voie non pas de la vérité, mais de l’apparence, en ceci qu’ilsne s’en sont pas tenus à la seule logique (la vérité), mais ont voulu introduire une certaineforme d’observation (l’apparence). Logique et ontologie ne sont qu’une seule et mêmediscipline. Je n’entrerai pas dans l’examen de cette question, ce qui nous entraînerait trop loinde la matière. De même que je ne fais que signaler une question dont on sent bien qu’elle doitêtre d’une importance énorme, celle de la relation entre physique et langage.

J’ai dit tout à l’heure que Parménide rend la physique telle qu’elle avait commencé, impossibleà poursuivre. Certes. Mais en même temps, l’argument de Parménide étant imparable, donneà la physique l’occasion d’un nouveau départ, d’une nouvelle orientation : dorénavant, laphysique (science de la nature, discours sur la nature) se doit d’expliquer le changement justement. Car, si l’on s’obstine à observer, en dépit de ce que dit Parménide, on voit bienqu’il y a du changement. Nos sens, si on accepte de les prendre au sérieux, nous disent qu’il

y a du changement et il faut expliquer ces changements. Toutes les théories physiques quivont suivre sont en fait des réponses à Parménide, des théories du changement, dont lesauteurs prennent à chaque étape la précaution de dire en quoi ils ont tenu compte desobjections de Parménide. Je mentionne ici une question qui va traverser toute l’histoire de laphysique, celle des parts respectives du raisonnement et de la sensation, dans l’élaborationd’une théorie physique. C’est une question dont nous ne sommes toujours pas sortis. Pour neciter que quelques exemples historiques, Descartes pense qu’on peut arriver à dire quelquechose sur la nature uniquement par la raison seule, alors que Kant, et à sa suite, toute l’écoleallemande, Mach, Helmholtz etc., ceux qu’on a appelés les physiciens philosophes, pensentque le raisonnement certes importe, mais qu’au fondement de tout, il y a l’analyse dessensations. J’y reviendrai en temps voulu.

Avec Parménide apparaît donc, d’une part une redéfinition de la physique comme étude ou

tentative d’explication du changement, étude du changement, et d’autre part, l’intrusion d’unequestion épistémologique qui nous titille encore aujourd’hui, celle des parts respectives de laraison et des sensations dans la connaissance. On peut dire les choses autrement, en destermes qui sont ceux du XVIIe siècle européen : qui, de la matière et de l’esprit, déterminel’autre lors du processus de connaissance ? Est-ce que c’est la matière, qui nous informe vianos sensations, qui nous permet de dire ce que c’est le monde, y compris le monderaisonnant ? Ou bien est-ce la raison qui nous permet de dire quelque chose sur la matière etde nous expliquer le lien entre la matière et nos sensations ? Vaste problème, qui encore unefois n’est pas résolu et d’ailleurs à mon sens n’a pas à être résolu.

Après les premiers physiciens, le coup d’arrêt, mais en même temps le nouveau départ,suscité par Parménide, j’en viens à une théorie, qui évidemment a mes faveurs : la théorieatomiste.

Il convient d’emblée d’écarter une confusion largement répandue et d’affirmer haut et fort quequand la physique moderne se réfère à Démocrite et à Leucippe qui sont les deux grandsphysiciens atomistes grecs, il s’agit au pire d’une imposture, au mieux d’une fauted’étiquetage. Les atomes modernes n’ont pratiquement rien à voir avec les atomes grecs ; j’expliquerai pourquoi au fur et à mesure. Quand je dis que cette théorie a ma préférence, cen’est pas parce que j’y retrouverais mes poussins ; c’est parce que, parmi toutes les théoriespré-galiléennes, c’est elle qui préserve au mieux la liberté et exclut le plus radicalement touteintervention supra naturelle. C’est d’ailleurs pourquoi ses défenseurs ont été persécutés, nonseulement dans l’Antiquité, mais aussi aux débuts de l’ère chrétienne et pendant tout leMoyen Age. Aucune des trois grandes religions du monde occidental n’a réussi à l’incorporer(pour ne pas dire récupérer) ; elle s’est avérée totalement réfractaire à l’union de la physiqueet de la théologie (ce qui n’a pas été le cas, on le sait, de l’autre grande théorie physique del’Antiquité, l’aristotélisme). En effet, la théologie se doit, dans une vision rationaliste de la

religion, d’expliquer à la fois le monde matériel et Dieu – en tout cas de les rendrecompatibles. Une grande partie des ennuis de Galilée on le sait, ont pour origine sa prétentionà séparer l’explication matérielle du dogme. J’y reviendrai la semaine prochaine ; mais on a

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pu avancer, avec une certaine plausibilité, que les ennuis de Galilée, avec l’Inquisition ontpour origine tout autant son atomisme que ses vues hérétiques sur la place de la Terre dansl’Univers. Ainsi s’explique que les textes fondateurs de Démocrite n’aient pas été transmis, viales traductions et les commentaires, comme l’ont été les textes d’Aristote. De fait, nous neconnaissons les thèses de Démocrite pratiquement qu’à travers ce qu’en dit Aristote –adversaire de ces thèses et donc peu fiable ; on peut toujours se demander si Aristote, cache

volontairement ou pas, une partie de l’œuvre de Démocrite, et encore plus de Leucippe.Leucippe a cru pouvoir résoudre le problème posé par Parménide, c’est-à-dire le problème duchangement, en postulant une pluralité, une multitude, infinie d’ailleurs, de cette matièreprimordiale, de ce Un, que les physiciens de la Grèce antique, plus qu’antique, archaïque,avaient posé aux fondements de leur explication du monde, indépendamment de touteconsidération divine. Leucippe pense qu’il peut contourner l’obstacle logique posé parParménide, en décrétant simplement qu’au lieu d’un seul Un on a une pluralité de Unsindépendants dont les arrangements divers expliquent le changement. C’est simple et de bongoût ; il suffisait d’y penser. Ce qui l’amène à introduire un postulat supplémentaire, quid’ailleurs deviendra indissociable de la théorie atomiste, à savoir que l’être et le non-êtrepeuvent coexister - en dépit de la prémisse dont était parti Parménide. Autrement dit, il posel’existence du vide, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est pas, parce qu’il ne contient pas dematière, mais qui fait partie du réel, plus même, qui existe. C’est un coup de génie, d’une

certaine façon, parce que c’est ce qui rend le mouvement possible. Si les Uns multiplesétaient collés les uns aux autres, s’il n’y avait pas d’espace entre, ils ne pourraient pas bougerévidemment. Leucippe invente la notion de mouvement, tel que nous le concevons. On voit àquel point cette invention est liée à la théorie atomiste et à l’existence du vide : pourcomprendre le mouvement, on ne peut pas se contenter de dire simplement : il y a desatomes, insécables, inséparables, permanents, etc. ; il faut supposer, en outre, le vide.

La question se pose maintenant - elle est d’ailleurs posée par Aristote - de savoir si ce videpeut et doit être identifié à l’espace. Ce qui pose la question de savoir ce qu’est l’espace :comment doit-il être conçu ? Questions dans lesquelles Leucippe et les atomistes sedébattent… tout comme nous le faisons encore aujourd’hui. Pour dire les choses rapidement,il y a deux possibilités pour l’espace : ou bien l’espace est absolu, au sens qu’il n’ad’interaction avec rien ; c’est un réceptacle, dans lequel on place de la matière (ou de

l’énergie, depuis qu’Einstein a établi l’équivalence masse - énergie) ; ou bien, l’espace est unobjet physique, appartient à la réalité, « est » pour parler comme Parménide. Cetteconception triomphera avec l’avènement de la relativité générale, après que la physique s’estefforcée pendant des siècles de concevoir l’espace selon la première conception. La questiondu choix entre ces deux conceptions peut être énoncée ainsi : un espace sans matière est-ilpossible ?

La doctrine atomiste introduit une deuxième question fondamentale, plus philosophique enapparence, celle de l’Un et du multiple. Question qui restera philosophique jusqu’à ce qu’auxenvirons de 1925, elle soit reprise par la physique, et par Wolfgang Pauli, l’un des pèresfondateurs de la théorie quantique. La question est la suivante : comment concevoir des Unsqui sont multiples, qui sont évidemment tous identiques, puisqu’ils sont Uns et qu’il n’y en aqu’un seul ? L’idée vulgarisée de clone fait sentir à quel point une telle relation est difficile àconcevoir. Comment penser des êtres rigoureusement identiques ? On a quand mêmetendance à penser, en suivant le bon gros bon sens, qu’il est impossible qu’existent deuxchoses rigoureusement (souligné 10 fois) identiques. Il existe toujours quelque chose, neserait-ce que du fait de leur histoire, qui les différencie. Or la physique moderne a montré quele bon gros sens a tort : il existe des objets totalement identiques : les électrons, par exemple.Plus même, leur indiscernabilité est ce qui caractérise ces objets. Jean-Marc Lévy -Leblondexpliquera comment, à partir du moment où, avec la théorie quantique, on perd la notion detrajectoire (qui en dernier recours permet de distinguer deux objets), l’indiscernabilité estinévitable… et lourde de conséquences. Je dois avouer, après 40 ans de coexistence avecces indiscernables, que tel Cantor, s’adressant à Dedekind « Je le vois, mais je ne le croispas ». Je peux suivre le raisonnement qui mène à ce résultat, mais je n’y « crois » pas ; je nepeux pas me faire à cette idée - dont l’origine se trouve justement dans cette démultiplicationdes Uns de la physique archaïque grecque, qu’à opérée Leucippe à la suite de l’objectionmassue de Parménide.

Démocrite, qui en France est crédité de la « découverte » des atomes, a connu sa grandepériode à peu près au moment de la naissance de Platon. Il part lui aussi d’un principe selon

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lequel il n’existe que deux constituants des corps sensibles : le vide et les atomes. Ce «principe » ne découle bien évidemment pas de l’observation (les atomes – même si ceux denos jours ne sont pas ceux de Démocrite - n’ont réellement été vus, au microscopeélectronique à effet de champ, que dans les années 1980). Une fois de plus, c’est unargument logique : on part de l’énoncé : « la matière peut être divisée à l’infini en partiestoujours plus petites » et on cherche à en tirer des conséquences absurdes, ce qui l’invalidera

à coup sûr. Tous les corps peuvent être divisés à l’infini en parties toujours plus petites,d’accord. Soit donc un corps fini (le mot fini est évidemment important), ayant subi cettedivision, supposé exister à l’infini en parties toujours plus petites. Comment qualifier le résultat: Est-il constitué de corpuscules ? Non, parce que si tel était le cas, ce serait contradictoireavec l’idée qu’on peut effectuer une division à l’infini. Est-ce que ce sont des points ? Pasplus. Parce que ce serait contraire avec l’idée qu’on peut effectuer une division à l’infini enparties de plus en plus petites. Est-ce que c’est le néant pur ? Certainement pas parce qu’àce moment-là, on serait passé de l’être au non-être, peut-être peut-on faire naître le l’être dunon-être, mais certainement pas le non-être de l’être, sauf dans les trous noirs justement, toutau moins. Conclusion, la prémisse : savoir, tous les corps peuvent être divisés à l’infini enparties toujours de plus en plus petites, est fausse. Et donc ce n’est pas vrai, ils ne peuventpas être divisés à l’infini en parties de plus en plus petites, donc la division s’arrête à desparties qui ne sont pas toujours de plus en plus petites, à des atomes, étymologiquement deschoses que l’on ne peut pas diviser. Pour Démocrite, l’atome c’est une quantité minimale. Et

ces atomes, quelles propriétés ont-ils ? Ils sont d’abord dénués de tout ce que plus tard, onappellera les propriétés secondes, c’est-à-dire, couleur, chaleur, goût, etc., mais ils sontdoués de figures, de silhouettes, de tailles, et peut-être la chose n’est pas claire chezDémocrite mais ça le sera chez Epicure, de poids. La figure, c’est ce qui varie d’un atome àl’autre, la taille, elle est variable et Démocrite insiste tellement là-dessus que ses adversairesen feront des gorges chaudes du fait de dire que cela peut aller jusqu’à la taille de l’univers,alors évidemment un atome qui serait de la taille de l’univers, Ah ! Ah ! Ah ! C’est impossible àpenser. C’est comme ça qu’on construit le monde, par le jeu avec uniquement du vide, cesatomes qui sont de natures diverses, c’est déjà un peu différent de Leucippe, de taillesdiverses et la question se pose de savoir s’ils ont un poids.

Ces atomes ont un mouvement, mouvement dans le vide, introduit pour cela, précisément.Pour Démocrite, ce mouvement est totalement désordonné, il se fait dans toutes les

directions et il n’y a pas de direction privilégiée, ce qui laisse supposer, mais peut-être y a-t-ildes moyens de raccorder les deux choses, qu’ils n’ont pas de poids, sinon ils auraient unedirection, du haut vers le bas. Epicure pour sa part - et là on passe à la génération suivante -qui reprit la théorie de Démocrite en se défendant d’en être l’héritier tellement il a l’impressionde l’avoir changée, concède à ses atomes un poids ; ils sont soumis à la pesanteur. CommeEpicure, encore à son époque, pense que la terre est plate, ses atomes tombent à la verticale; ils ont donc des trajectoires parallèles. Mais alors, comment comprendre que des atomespuissent entrer en collision pour donner des corps composés, comme l’enseigne la doctrineatomiste ? Mais alors on ne peut pas comprendre comment ils vont pouvoir se combiner entreeux. Qu’à cela ne tienne ; plutôt que de changer la forme de la Terre, Epicure préfère ajouterun « truc » totalement ad hoc qui porte le nom de « clinamen ». Le clinamen fait que, sousl’effet du hasard, c’est-à-dire de façon totalement imprédictible, un atome dévie légèrement,très légèrement, de sa trajectoire initiale, ce qui lui permet de rencontrer d’autres atomes etd’entrer en combinaison avec eux pour former et un corps. Mais attention : ces atomes, endépit du clinamen, sont totalement impassibles à ce qui leur arrive. Ils sont de la matière pure,rien ne les relie, ne les « colle » ensemble. Le clinamen est totalement hasardeux, il n’y aaucune nécessité à ce que les atomes se rencontrent.

J’ai commencé ce cours en dégageant l’idée de permanence comme étant caractéristique dela matière. De cette caractéristique, la théorie atomique rend parfaitement compte. Et larésistance, deuxième caractéristique ? Ce sera l’objet des deux cours suivants. Juste un motsur ce sujet, pour conclure. La résistance est aussi ce que l’on appelle l’inertie, résistance à lavariation de mouvement. On ne trouve nulle part cette idée chez les Grecs. Nulle part, saufchez Lucrèce, le continuateur de Démocrite et Epicure, en langue latine. Voici ce qu’on litchez Lucrèce : « Ne vois-tu pas aussi, qu’à l’instant précis où s’ouvrent les loges, les chevauxmalgré leur impatience, ne peuvent s’élancer aussi soudainement que le souhaite leur espritlui-même. Il faut en effet que s’anime toute la masse de matière, éparse dans tout le corps, et

qu’une fois animée dans l’organisme, elle suive d’un même élan, le désir de l’esprit.[Autrement dit il faut la mettre en mouvement, c’est bien ce que nous, nous qualifionsd’inertie] D’où tu peux voir que le principe du mouvement a son origine dans le cœur, mais

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que c’est de la volonté de l’esprit qu’il procède d’abord et que de là, il se communique alors àl’ensemble du corps et des membres [pour les chevaux]. Il ne se passe rien de semblablequand nous sommes poussés et projetés en avant par un choc, par une puissante forceétrangère, par une puissante contrainte [donc une force extérieure]. En ce cas, toute lamatière de notre corps entier est évidemment entraînée, emportée malgré nous [Malgrénous], jusqu’à ce qu’elle soit refrénée dans tous nos membres par nos volontés. Ainsi, vois-tu

maintenant, que bien qu’une force extérieure souvent pousse l’homme, souvent l’oblige àmarcher malgré lui et même l’emporte et le précipite, il y a pourtant dans notre cœur quelquechose capable de la combattre et de lui résister. C’est au gré de cette volonté que la massede la matière est, elle aussi, contrainte de se diriger dans le corps et dans les membres,qu’elle est refrénée dans son élan et ramenée au repos en arrière. [Moi, quand je lis ça, jevois, je veux voir, une idée qui préfigure l’inertie, la résistance des corps au changement demouvement.] Aussi faut-il accorder aux atomes la même propriété et reconnaître qu’il existeentre eux, outre les chocs et la pesanteur, une autre cause motrice, d’où provient en nous lepouvoir de la volonté, puisque nous le voyons, de rien, rien ne peut naître. La pesanteurempêche, sans doute, que tout ne se fasse par des chocs, c’est-à-dire par une forceextérieure, et si l’esprit lui-même n’est pas régi dans tous ses actes par une nécessitéintérieure, s’il échappe à cette domination et n’est pas réduit à une entière passivité, c’estl’effet de cette légère déviation des atomes en un lieu, en un temps, que rien ne détermine. »

Je ne suis pas spécialiste de Lucrèce, mais je ne suis pas la seule à remarquer qu’il y a làquelque chose qui ne se trouve pas ailleurs. D’où il faut conclure que la théorie atomiste chezles Grecs, si elle satisfait pleinement à l’idée de permanence, ne dit rien de ce qui deviendrala grande question qui occupera la physique post-galiléenne pendant trois siècles et que lanotion de force tentera de résoudre.

J’avais prévu de parler d’Aristote, mais je ne peux pas parler d’Aristote en deux minutes. Laprochaine fois, je parlerai d’Aristote et de Galilée dont chacun sait qu’il a érigé sa physique enréaction contre celle d’Aristote.

A propos de l’Antiquité, j’ajouterai juste une chose. Les spécialistes les moins susceptiblesd’obscurantisme suiviste, s’accordent en général à dire que les théories dont je vais parler laprochaine fois, celles d’Aristote et de Platon, correspondent à un monde hiérarchiquement

ordonné autour de l’existence de l’esclavage. Aristote trouve l’esclavage « naturel ». Quand ildit naturel, ça ne veut pas dire commode, ça veut vraiment dire naturel. Avec les épicuriens etles atomistes, leur vide infini, le vide et les atomes seuls constituants, libres, on a affaire à uneautre conception du monde. Italo Calvino, dont vous savez qu’il était très intéressé par tousles problèmes de la science voir Cosmicomics, Temps zéro, a des pages sur Lucrèce, surDémocrite et Epicure, où il exalte le sens de la liberté que la théorie atomiste, du libre arbitreen somme. Je crois qu’il n’a pas tort. Il est sûr que l’atomisme est la figure de la liberté dansle monde grec.

Question 1 : J’aurais le cas échéant vingt mille questions à vous poser, je ne vous en poseraiqu’une seule. Apparemment vous n’avez pas étudié les pyramides. Soi-disant les pyramidesrecèleraient des tas de vertus non pas philosophiques, mais scientifiques, est-ce que vousavez un tout petit peu étudié la question ? Je voudrais dire simplement trois petits mots pourles personnes qui éventuellement n’en auraient jamais entendu parler. Soi-disant, je n’ai jamais vérifié, c’est les médias qui disent ça, je ne suis jamais allé avec mon décamètrevérifier, soi-disant elles feraient 148 mètres de hauteur, pas à la diagonale, mais à la verticale,donc ça ferait une puissance de 10 par rapport à la distance du soleil dans le système actuel,soi-disant également il y aurait d’autres pyramides assez importantes qui feraient laconstellation d’Orion vue du dessus, soi-disant la chambre de la Reine se projetterait sur laconstellation d’Orion… La question, pour moi c’est une évidence que l’Egypte recèle desconnaissances scientifiques gigantesques, pré-grecques, je souhaiterais savoir si vous avezun tout petit peu étudié la chose, si vous laissez cette chose-là ouverte ou si vous la balayezd’un revers de main ? Sachant que vous avez été très délicate par rapport à ça.

Réponse FB : Je ne balaye certainement pas d’un coup de main, simplement je n’en sais passuffisamment et si être scientifique ce sont les choses que vous me présentez qui relèvent dela numérologie pour l’essentiel eh bien c’est pythagoricien pour reprendre nos catégories

grecques et ça n’est pas de la science. Ce n’est pas parce qu’il y a des nombres que c’estscientifique. Ça c’est des constatations, c’est des coïncidences, des observations etc.,auxquelles on peut attribuer un pouvoir magique, parce qu’il n’est pas matériel, alors pour le

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coup ce pouvoir-là, moi j’appelle pas ça de la science. Que ça soit un mode de penserfructueux qui puisse donner des choses intéressantes, j’en suis sûre, je pense qu’il y a justement en Egypte des choses plus intéressantes, excusez-moi de vous le dire comme ça,dans le savoir égyptien, mais je suis totalement ignorante sur la question. Je ne connais queBlake et Mortimer.

Question 2 : J’espère que je ne vais pas être indiscret, mais est-ce que vous pourriez direpourquoi est-ce que l’indiscernabilité des particules vous pose un véritable problème ?

Réponse FB : Ce n’est pas indiscret, mais ça relèverait d’une psychanalyse de vingt ans. Jetrouve que cela ne peut pas exister. Encore une fois, je ne le crois pas. En principe je suisathée, mais et c’est pour ça d’ailleurs comme je ne sais plus, je crois que c’est Dedekind ou jene sais plus. « Je le vois, mais je ne le crois pas » et pourtant je ne vois pas comment on peuts’en passer. Mais ça c’est une déformation professionnelle.

Suite question 2 : Cela paraît pourtant accessible au moins à l’ingénieur qui met tous sesefforts très souvent pour faire fabriquer des objets identiques, avant d’être numérotés, ils sontindiscernables.

Réponse FB : Oui, mais ils sont indiscernables avec les moyens d’observation dont on

dispose. Tandis que là, un électron, on pourra toujours multiplier tous les moyens dont ondispose, ça sera toujours la même chose que son voisin.

Question 3 : Excusez-moi, je voudrais savoir s’il existe une loi de Moore comme eninformatique, si dans un univers il faut dix ans pour,… vous connaissez la loi de Moore eninformatique ? Est-ce qu’il y a ça en science ?

Réponse FB : Non, il n’y a rien de tel, pas à ma connaissance.

Question 4 : Vous avez insisté sur la nécessité de ne pas établir une filiation trop rapide, tropsommaire, entre les atomistes de l’Antiquité et la physique atomistique moderne, est-ce quevous pouvez préciser pourquoi ? Je dis cela parce qu’il y a des livres de vulgarisation récentsqui considèrent que les atomistes ont été les premiers physiciens persécutés, écrabouillés par

Aristote et que la véritable physique a été la redécouverte de l’atomisme grec.Réponse FB : Je ne sais qui dit ça, mais je suis totalement opposée à cette conception.

Suite question 4 : C’est Claude Allègre.

Réponse FB : Claude Allègre est un très bon géophysicien, point. De façon sérieuse, justement chez les atomistes, il n’y a pas de force. C’est ce que j’ai dit en terminant. Et on neconçoit pas dans la théorie atomique qu’il y n’ait que des atomes. Il y a des forces qui les liententre eux etc. Ensuite, il y a un champ, il y a l’énergie, ça devient très raffiné etc., mais ondevient quasiment Aristotélicien à la fin. C’est justement ce que certains ont cru pouvoirsoutenir. Et c’est probablement contre René Thom que Claude Allègre s’élève, je vois ça claircomme de l’eau de roche, c’est des histoires de mandarins. Mais on ne peut pas dire que lesatomes des Grecs c’est la même chose que les atomes de Jean Perrin ou d’Einstein. Il n’y apas de force, le mouvement vient d’on ne sait trop quoi, un éventuel… le clinamen et tout ça.Le mouvement, il a fallu quand même 4 siècles pour s’apercevoir à peu près de ce que c’est.La notion de force est passée par là. Elle a été balayée par la mécanique quantique, larelativité etc., mais la chose existe et on ne peut pas s’en passer.

Il dit ça dans quoi ? Dans son livre sur Galilée ? Le dernier. Je regarderai.

Question 5 : Moi, je n’ai pas top compris comment le premier a découvert, qu’il n’y ait qu’unseul être […], mais qu’est-ce qui lui a fait dire qu’ils avaient des tailles différentes et qu’ilsallaient dans toutes les directions ?

Réponse FB : Leucippe vous voulez dire ? C’est un peu comme si vous aviez des moules àgâteaux de la même pâte. Disant de la même pâte pour ne pas dire la même matière, mais

ça a des formes différentes. Vous savez, on peu faire des gâteaux qui ressemblent à desBabas au rhum, etc., tout ça avec la même pâte, encore que ça soit pas tout à fait vrai parcequ’il y a des trucs qui ne marchent pas, mais il y a une seule essence qui existe.

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Suite question 5 : Mais qu’est-ce qui lui a fait dire qu’ils avaient des tailles et des formesdifférentes ?

Réponse FB : Parce qu’il fallait expliquer la différence des sensations. D’ailleurs cela n’estpas si « idiot » que ça. Parce qu’il s’avère que toutes les études sur l’odorat,… il y avait un

article dans « Scientific american » il y a une dizaine d’années, extraordinaire, là-dessus. Lesétudes sur l’odorat montrent que si nous identifions des odeurs c’est parce qu’ellescorrespondent à des molécules qui ont une certaine forme qui viennent se « ficher » dans jene sais trop quoi à l’intérieur de notre nez où ça trouve justement sa place, c’est totalementleucippien comme théorie tout ça, fondée sur la mécanique quantique.

Suite question 5 : Oui, mais lui, dans son temps, comment a-t-il pu imaginer cela ?

Donc, l’idée qu’il n’ait qu’une seule matière première et que ça puisse prendre des formesdiverses, je ne vois pas ce qu’il y a d’aussi extraordinaire là-dedans, il me semble à l’écolematernelle on apprend à faire ça, à faire des pâtés de… c’est la pâte à modeler d’une certainefaçon, sauf qu’elle est colorée justement.

Suite question 5 : Non, parce que d’après vous le but du jeu, c’était de dire qu’il y a qu’un seul

être. Alors pourquoi serait-il de diverses formes et tailles ?

Réponse 5 : C’est une chose qui justement… après vient Aristote. Lui, il dit qu’il n’y a qu’uneseule matière qui est complètement indéterminée, etc., et ce qui la fait passer - elle n’existepas - ce qui la fait passer à l’existence c’est le fait qu’une forme lui soit imprimée. Alors, çac’est quelque chose de totalement exotique, parce qu’on a totalement oublié que, enfin laphysique telle qu’elle s’est développée de Galilée à nos jours a complètement écartée leproblème de la forme des corps. Ce n’est pas une chose qui l’intéresse. C’est une chose quiintéresse les ingénieurs, etc., et encore, pas depuis si longtemps que ça, mais en tout cas laforme naturelle, c’est quelque chose d’essentiel chez Aristote et que la physique moderne atotalement mis de côté. Ça revient avec la biologie. Depuis que la biologie pousse la physiqueau derrière, si je puis m’exprimer de façon vulgaire, la physique est obligée de s’intéresseraux questions de formes, d’où René Thom, etc., et la morphogenèse, etc., qui sont des

branches très récentes de la physique.Votre question, justement, prouve que vous pourriez être aristotélicienne. Vous auriez puinventer l’idée que la substance est une matière associée à une forme. Parce que vousinsistez sur l’importance de la forme et moi qui ai été élevée dans le canon de la physiqueclassique, de la physique actuelle, pour moi ça n’a pas d’importance et donc je perçois lapertinence de votre question par ce que je sais d’Aristote. Si je n’avais pas lu de choses surAristote, je ne comprendrais pas ce que vous voulez dire à tel point la physique acomplètement occulté ce truc-là. D’ailleurs ça va avec l’idée que le sens, le sens royal de laconnaissance, c’est la vision et justement chez Aristote, c’est le toucher. Là je brûle mesvaisseaux d’avance, c’est le genre de choses que je vais dire la fois prochaine, le toucher…c’est bien que la forme est très importante, tandis que pour un physicien moderne tout sepasse… on se demande comment un aveugle – on pourrait écrire une lettre sur les aveuglescomme Diderot – pourrait faire de la physique parce que ce n’est que des histoires decoïncidence, de superposition, etc., ça ne fait appel à un sens abstrait, puisqu’on ne voit queça quand on fait de la physique, ça ne fait appel qu’à des images. Et d’ailleurs pour se sortirdu mauvais pas dans lequel ils se trouvaient au moment de la naissance de la physiquequantique, les physiciens ont appelé la difficulté qu’ils rencontraient : « la perte d’intuition ».C’est encore plus spectaculaire en allemand, c’est, avec tous les privatifs dont l’allemand estcapable, de anschauen lui-même vient de schauen qui veut dire « voir », « regarder », c’est-à-dire qu’on ne pouvait plus se représenter, on ne pouvait plus voir, on ne pouvait pas plustoucher, mais c’est la preuve que la physique s’est développée de façon visuelle. On a desimages et uniquement des images dans la tête quand on fait de la physique. On n’a pas desensations autres que d’imagination, d’où toutes ces expressions qui sont très belles : « lesyeux de l’âme », « les yeux de l’esprit », etc., c’est toujours les yeux.

Quand vous, vous me dites : « comment a-t-il eu l’idée que… » Il a eu l’idée d’une matière

homogène et d’une forme, différente. Parce que pour eux, et Aristote en est la preuve,matière et forme c’est un problème, comme pour nous, matière et espace. Matière et forme,pour nous ce n’est plus un problème.

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C’est pour ça que cette question de la matière est à mon sens très riche, parce qu’il fautdécouvrir les choses dont nous n’avons plus idée. En tout cas, c’est comme ça que moi, jeconçois la manière d’en parler.

Question 6 : Votre intuition, qu’est-ce qu’elle dit par rapport à vos sources d’intérêt, que vous

pressentez à travers l’histoire égyptienne ? J’y reviens. Je suis désolé, mais pour moi c’estimportant.

Réponse FB : Que les choses soient claires, je ne connais rien à l’Egypte.

Question 7 : Quelle est la place de la conscience dans cet espace physique, enfin de lamatière ?

Réponse FB : Je crois que la conscience, c’est une invention moderne, c’est Locke je crois,vers 1700 et quelques - Descartes en parle déjà - en tout cas l’inconscience dans sesrapports à la connaissance, et que la conscience ça n’existe pas chez les Grecs, je crois, jeme renseignerai d’ici la fois prochaine.

Suite question 7 : Est-ce que vous considérez que la conscience peut être une force motrice ?

Sans la conscience ce moment n’existe pas, vous ne parlez pas, il ne se passe rien.

Réponse FB : Ah : ! Non. Moi, je suis très matérialiste. Je parle, ça fait vibrer etc., maconscience n’a rien à voir dans tout ça. Je vous réponds par boutades, mais je veux bienréfléchir pour la fois prochaine à l’irruption de la conscience dans les sciences, ce n’est pas «la science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Suite question 7 : Je pensais à la conscience, parce que c’est la chose la plus importante quinous habite.

Réponse FB : Qu’est-ce que vous entendez par conscience ? La bonne et la mauvaise ?

Suite question 7 : La conscience de soi. Sans cette conscience de soi rien n’arrive et rien

n’est perceptible. Quand vous parliez de vide, ça me semble être assez proche. Parler deconscience c’est-à-dire de quelque chose qui est agissant, quelque chose qui estsuffisamment important pour nous bouger. Sans espace, sans vide, il ne se passe rien, lacondition du mouvement c’est qu’il existe aussi du vide ; la condition du mouvement, cheznous, c’est aussi la conscience dans une certaine mesure qui est une chose importante, maisqui est aussi la chose la plus impalpable.

Réponse FB : Mais là, je crois quand même qu’on dévie. Je dois parler de la matière en tantque physicienne. Je veux bien penser que l’invention de la conscience en Angleterre, etc., etait eu des incidences sur la manière dont on raconte les choses, mais il n’a jamais étéquestion que la physique explique la conscience, en donne la structure, la constitution. Dansla mesure où l’invention de la conscience, concept philosophique, marque une étape dansl’évolution de la pensée occidentale, laquelle pensée occidentale pendant ce temps-là étaittravaillée dans le même esprit, Newton, Locke, etc., ça peut pas ne pas avoir eu desrésonances, mais en tout cas il n’est absolument pas question de faire une physique de laconscience.

La biologie de la conscience ? Qui ça ? Changeux ? Ah ! Oui, Changeux, justement, s’estquand même fait avoir par Jacques-Alain Miller qui lui a fait dire que le cerveau sécrétait lapensée. Il a été obligé, ensuite, de reprendre les choses à zéro. Ce qui prouve d’ailleurs queles choses ne sont pas si simples. Changeux n’est pas le dernier des imbéciles et siquelqu’un de très rusé lui a fait dire ce qu’il ne voulait pas dire, c’est que les choses ne sontpas si claires.

"La matière, des Grecs à Einstein", cours (2) donné par Françoise Balibar au Collège de laCité des sciences

Transcription par Taos Aït Si Slimane, du cours du 04 décembre 2003. Un texte initialementpublié sur le blog "Tinhinane", lesamedi 5 août 2006 à 19 h 33.

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On retracera les étapes (du XVIIe au XXe siècle) de ce que l’on a pu appeler (à tort, on dirapourquoi) une désubstantialisation de la matière. Là encore on adoptera une perspectivevolontairement anachronique, en insistant sur les difficultés rencontrées, les solutionsapportées à diverses étapes du développement de la théorie et en soulignant le caractèreirréductible des apories ainsi mises à jour. Irréductibilité dont on sait - d’où la perspectiveanachronique – que la physique n’a pu (partiellement) venir à bout qu’en développant un

paradigme radicalement nouveau. La séance se terminera par la démonstration du fameux E= mc2 , que l’on peut considérer comme l’aboutissement de la synthèse classique.

Merci à vous tous d’être venus ou revenus. J’en suis très flattée.

Je voudrais faire une remarque à propos du style de ces cours car j’ai bien compris qu’il s’agitde cours et non de conférences. Ici, c’est un Collège, donc, je fais cours. Ceci étant, certainsont pu s’étonner, voire récriminer, à propos du style de ce cours qui peut être jugéphilosophique, voire trop philosophique. Je suis prête à entendre toutes les plaintes, mais jedis, tout de suite, que c’est intentionnellement que j’agis ainsi. J’ai enseigné pendant près dequarante ans, à l’intérieur de l’université, enfin de l’Education Nationale, avec desprogrammes et avec l’idée, tout le temps, qu’il faudrait faire autre chose. Le résultat d’ailleursest celui que vous avez pu lire dans Le Monde il y a deux ou trois jours, qu’il y a -46%d’étudiants en physique entre 1995 et 2000, j’ai moi-même assisté à cette dégringolade des

effectifs et ce que je fais ici, profitant du fait que ce collège ne relève pas de l’EducationNationale, qu’il n’y a pas d’examen et de contrôle de ce type après, il faut que vous le preniez,en tout cas moi je le prends ainsi, comme une tentative pour essayer d’enseigner la physiqueautrement. Je ne dis pas qu’il ne faudrait faire que ça, mais sur un sujet comme celui-là, jecrois qu’on peut enseigner la physique autrement. En somme, je vous prends commecobayes et aussi j’aimerais avoir vos réactions à ce type de proposition. En fait, je suis entrain de construire une tentative pour faire passer la physique autrement, étant donné que lamanière dont c’est enseigné maintenant, ça ne passe pas vraiment bien. En somme, jevoudrais l’enseigner comme une philosophie naturelle, ou en tout cas partiellement commeune philosophie naturelle, puisqu’aussi bien ça a été une philosophie naturelle jusqu’au XVIIIesiècle.

Je vais faire aussi, avant de commencer, trois remarques sur ce que j’ai dit la dernière fois. Je

me suis arrêtée à Aristote après avoir arbitrairement commencé aux Grecs de l’Ile de Milet,être passée par Parménide au Ve siècle et puis ensuite j’ai transité vers les atomistes et çanous a amenés vers le Ve siècle (-420) avant J.-C. et au moment où naît Platon qui sera suivid’Aristote, tout ça pour fixer les générations. J’ai insisté sur le fait qu’avec Parménide, sur labase d’un argument purement logique, s’introduit la question du changement qui liedéfinitivement la question de la matière à celle du mouvement, comme on peut le voir jusquemaintenant. La question de la matière et du mouvement que l’on peut élargir à la question dela matière et de l’espace et même du vide, est une question centrale à partir justement de cetargument de Parménide qui oblige à tenir compte du changement. Ça c’est une premièreremarque.

Vous avez remarqué, aussi, que tout cela n’a rien d’exotique, je vous ai parlé d’atomes,d’enquêtes sur la nature, à propos des Grecs archaïques etc., il n’y a guère que Parménidequi puisse vous être apparu comme justement un philosophe nécessairement un peuexotique. De fait, tout ça est trop familier, on aurait trop tendance à penser qu’il y a eu unereprise de cette tradition par-dessus Platon, Aristote, puis tout le début de l’ère chrétienne jusqu’à y compris le Moyen Âge français pour que tout d’un coup à la Renaissance, commepar miracle, avec Galilée, on retrouve cette ancienne tradition atomiste qui va donner lesrésultats que l’on sait et qui sera évidemment la bonne piste. Je voudrais lutter contre cettevision qui consisterait à voir en somme que la physique a bien commencé, puis tout d’un coups’est arrêtée pour Dieu sait pourquoi et, a heureusement repris avec la découverte desmanuscrits grecs avec la Renaissance. Encore une fois, tout ce que j’ai dit la dernière foisvous a semblé familier, mais c’est trop familier.

Alors, aujourd’hui, troisième remarque, je vais aborder Aristote et j’irai jusqu’à Galilée, inclusGalilée et Newton, je change un peu mon programme par rapport à ce que j’ai annoncé surInternet, j’irai jusqu’à Einstein parce que je dois le laisser à mon successeur Jean-Marc Lévy-

Leblond avec tout ce qu’il faut pour parler de la mécanique quantique, mais je serai beaucoupplus rapide que ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Evidemment l’idéal aurait été de pouvoirdévelopper ça plus longtemps, mais c’est comme ça. Donc, aujourd’hui je parlerai d’Aristote,

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qui nous paraît aujourd’hui totalement exotique, je ne vois pas d’autre mot, mais quireprésentait en fait une manière tout à fait acceptable de raisonner pour l’époque, c’est-à-dire, je le rappelle, le Ve siècle avant J.-C. Si je vais m’attarder assez longtemps sur Aristote, pourensuite m’attarder aussi longtemps sur Galilée, c’est parce que justement, du fait que latradition aristotélicienne avait été reprise par le pouvoir ecclésiastique, par l’Eglise, maisd’ailleurs il n’y a pas que l’Eglise chrétienne, c’est vrai aussi du monde musulman, du fait que

l’aristotélisme était en somme bien établi jusqu’à 1500 à peu près, Galilée et ceux quil’entourent, mais disant Galilée comme une figure de proue, et de toute façon ça représentequand même une coupure, Galilée a été obligé de se construire en réaction contre cetaristotélisme, et par conséquent il est intéressant de savoir ce que ça veut dire. Deuxièmeraison, ce que je voudrais monter, c’est que la tradition de penser aristotélicienne pourexotique qu’elle nous paraisse aujourd’hui, en fait ne cesse de travailler de façon souterraineen dessous du premier niveau qui apparaît, et qui semble trop apparent, d’un atomismeprolongé, développé etc. Toutes les questions soulevées par l’aristotélisme restent intactes,quant au fur et à mesure que de Newton à Boltzmann se développe la théorie de la matière jusqu’à la fin du XIXe siècle, jusqu’à Einstein, qui n’est pas du XIXe siècle, mais disons jusqu’au début du XXe siècle, de fait l’aristotélisme, sous diverses formes, travaille de façonsous-jacente, je ne peux pas dire inconsciente, d’ailleurs je ne dirais pas inconsciente parceque ça n’a rien d’inconscient, de façon sous-jacente et souterraine, cette évolution présentéede façon trop linéaire habituellement.

Je passe à Aristote. Je l’ai dit la dernière fois, l’observation et l’expérience, certes existent, entout cas l’observation dans le monde antique, jusqu’aux atomistes où nous nous sommesarrêtés la dernière fois, dans l’Antiquité, mais les arguments issus de l’observation etéventuellement de l’expérience, mais très peu, au sens où on construit une expérience de nos jours, au sens moderne d’expérience, tous ces arguments sont dominés par les arguments delogique. La logique prime. Ça nous semble là encore bizarre, ça ne l’est pas tant quand onpense que la logique a un rapport avec la langue, avec la manière dont on parle, et que si laphysique a un rapport avec quelque chose, c’est bien avec la manière dont on parle, parceque sans langage, il n’y aurait pas de physique. Ce qui nous apparaît comme une bizarreriede l’Antiquité, en fait c’est quelque chose que nous refusons de regarder en face. Que lalogique soit importante, on l’a vu à propos même de Démocrite, puisque c’est un argumentlogique qui le conduit aux atomes. Les atomes sont des solutions à l’argument logique de

Parménide, mais ce sont des solutions à l’intérieur de la logique qui sont assez peu fondéessur l’observation, or tout ceci est impensable aujourd’hui. Aristote de ce point de vue-là ne faitpas exception. L’observation est certainement plus présente que chez beaucoup de ceux quil’ont précédé dans les textes. Et dans les raisonnements d’Aristote, c’est encore la logique quiprime. Son objectif, c’est le même que celui des atomistes, c’est de contrer l’argument deParménide selon lequel il ne peut pas y avoir de changement, c’est un argument logique, j’yreviendrai tout à l’heure pour ceux qui l’auraient oublié dans son détail. En fait ce qu’il chercheà montrer c’est qu’on peut donner un sens au changement sans pour autant en rabattre surles exigences de la logique. Alors que Parménide avait conclu que la physique étaitimpossible, l’enquête sur la nature était impossible. La grande idée d’Aristote, c’est que l’êtrequi est au centre de l’argument de Parménide ne peut pas être défini de façon univoque.Evidemment s’il y a des philosophes dans la salle, je vous prie de m’excuser d’avance, je suisobligée de simplifier et de ne retenir qu’un certain nombre de choses. Une demi-heure pourAristote ce n’est pas beaucoup.

L’argument est le suivant : je considère un être, un étant, comme on dirait aujourd’hui, parexemple un morceau de métal, et il prend le cas de l’airain. Il a des qualités qui ledifférencient des autres métaux mais cela ne suffit pas à le définir, ses qualités différentesdes autres métaux déterminent ce qu’Aristote appelle son être en acte. Acte, cela veut direréaliser, réel, actuel (en anglais ça veut dire vrai, comme c’est réellement). Donc ce morceaud’airain, avec ses qualités qui le différencient des autres métaux, il est ainsi dans son être enacte. C’est-à-dire qu’être en acte est défini par ses qualités. Mais cela ne suffit pas à lecaractériser, dit Aristote, car ce même morceau d’airain peut devenir autre chose, parexemple une statue, autrement dit, il faut pour le caractériser ajouter tout ce qu’il pourraitdevenir. C’est ce qu’il appelle son être en puissance. Donc l’être ne doit pas être défini defaçon univoque, c’est l’être en acte qui est, c’est-à-dire tel qu’on l’observe, si on peut dire leschoses comme ça très rapidement, c’est pas tout à fait juste, mais ce n’est donc pas

simplement un être en acte, mais c’est aussi un être en puissance, avec diversespotentialités, puissance au sens de potentiel, quelque chose qui peut se développer. C’estaussi un être en puissance, lequel est représenté par l’ensemble des qualités qu’il peut

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acquérir, par exemple devenir une statue. D’après Aristote, c’est pour ça qu’il introduit cettedistinction, l’être en acte et l’être en puissance doivent réduire à zéro l’argument deParménide. Ça me donne l’occasion de répéter l’argument de Parménide. Nul être, selonParménide, dit Aristote, n’est engendré puis détruit, puisque ce qui est engendré doit êtreengendré nécessairement ou de l’être ou de non-être, à partir de l’être ou à partir du non-être,mais l’être ne peut être engendré puisqu’il existe déjà, et rien ne peut être engendré du non-

être qui n’est pas. Donc, on est bloqué. Cet argument, c’est ce que veut contrer Aristote avecla distinction être en acte et être en puissance et l’existence en puissance n’est que du non-être. D’ailleurs, la détermination de l’airain n’est pas, tant qu’un sculpteur ne l’a pasactualisée. La détermination future de la statue d’airain n’existe pas tant qu’elle n’a pas étéactualisée, au sens de rendre « actual » en anglais. Mais le fait qu’elle soit actualisableempêche de la considérer comme du non-être absolu, donc l’existence en puissance n’estque non-être, mais ce n’est pas un non-être absolu, absolu est ici à opposer à relatif en cesens que l’être en puissance est relatif à un certain être, il est rattaché en somme, il doit êtrerapporté à un certain être. Avec l’invention de l’existence en puissance, le non-être cessed’être absolu, et c’est évidemment un coin enfoncé dans l’argument de Parménide, et ildevient donc relatif à l’être. Alors ça c’est l’argument de l’être en puissance et de l’être enacte. C’est déjà quelque chose qu’on a du mal à avaler. La chose qu’on a le plus de mal àavaler dans Aristote, c’est l’importance qu’il accorde à la forme. C’est difficile à avaler pournous, précisément, je l’avais plus ou moins dit la dernière fois, parce qu’avec la physique

post-galiléenne, on cesse de se préoccuper de tout un type de problèmes qui ressurgissentdepuis une vingtaine d’années, qui sont liés justement à la forme, à la morphologie, etc. Celadit, le mot forme a un sens, il ne faut pas se tromper de mot. Le mot forme c’est en grec eidoset il se trouve, ça vous donnera une idée de l’effort qu’il nous faut faire pour comprendre dequoi il s’agit, eidos, quant il s’agit de Platon, on traduit par idée. Vous voyez donc que ce n’estpas la forme d’un moule, ou la forme délimitée par une surface à laquelle on pense, mais onn’a pas de mot en français, si ce cours se faisait en anglais je distinguerais shape et form.Que veut dire dans ces considérations le fait qu’il faille considérer à la fois l’être en acte etl’être en puissance, le changement ? Et bien ce n’est rien d’autre que le changement de l’êtreen puissance à l’être en acte. C’est-à-dire qu’à partir du moment où la statue, le bloc d’airaindevient une statue, il change. Il était en puissance une statue, il devient en acte une statued’airain, mais c’était totalement en puissance avant l’intervention évidemment du sculpteur quilui imprime une forme, disons les choses comme ça. Le changement de l’être en puissance à

l’être en acte se fait grâce à un principe de détermination puisque c’est une statue en airain,c’est plus déterminé qu’un bloc d’airain et à ce principe de détermination, Aristote donne lenom de forme. Cette forme a pour fonction en tant que principe, d’expliquer d’une part cequ’est une entité, pourquoi elle est comme elle est. La statue est comme elle est.Deuxièmement d’expliquer la continuité dans le temps de l’être qui était en acte uniquementsous la forme de bloc d’airain et en puissance uniquement en tant que statue et qui devient enacte une statue à la suite de l’imposition de la forme réalisée par le sculpteur éventuellement.Donc cette forme, il faut la considérer comme un principe organisateur, plutôt que comme uneforme au sens de shape justement, mais il faut aussi ajouter le fait qu’elle ne puisse pasexister à l’état séparé. Elle ne peut exister que si elle s’imprime sur un substrat, sur quelquechose, sur lequel elle s’imprime, un support, un sujet dirions-nous aussi, et ce support c’est lamatière, d’où la conclusion que l’être, finalement, c’est l’union de la forme et de la matière. Lamatière, elle est, elle aussi impossible à connaître séparément, parce que dans le monde,toutes les matières, ce qu’il appelle les matières sensibles, sont réalisées sous forme d’êtresen acte, donc la matière est toujours en acte et en puissance, en devenir. Donc, l’airain parexemple, il est matière, en tant que condition indispensable à la réalisation de la forme, mais ilest informe en ce sens qu’il n’a pas été formé, il est en attente d’une forme, donc le passagede l’être en puissance à l’être en acte qui en fait une entité. Alors cette entité c’est ce queAristote appelle ousia, c’est un terme qu’on traduit souvent par substance, mais qu’on peutvouloir aussi traduire par entité, précisément pour des raisons que j’expliquerai plus tard surles traductions de ousia qui ont fait que les choses sont devenues ce qu’elles sont devenues.C’est un mot qui n’est pas introduit, donc l’ousia, cela veut dire la substance, c’est lacombinaison de deux choses, la matière informe et la forme qui en est une détermination. Lemot ousia n’est pas inventé par Aristote, on le retrouve déjà dans Eschyle etc., mais il en faitun usage extrêmement important. L’ousia est à la fois être en acte et être en puissance et lemot d’ordre de ce qu’on appelle l’hylémorphisme alors hylé à cause de ylé qui veut dirematière et puis morphisme, alors vous voyez : matière - forme, c’est que la substance est un

composé irréductible de matière et de forme.

Le mouvement là-dedans, qu’est-ce que c’est ? Le mouvement ou le changement parce que

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chez Aristote, le mouvement est une catégorie de changement, une sous-catégorie demouvement, et bien le mouvement c’est la médiation normale et naturelle entre être enpuissance et être en acte, plus exactement d’être en puissance à être en acte. Donc l’ousia, lasubstance, est une combinaison irréductible de matière et de forme et le mouvement en tantque changement, c’est le passage de l’être en puissance à l’être en acte.

Ce bref résumé étant posé, je ne vais pas faire un cours sur la théorie d’Aristote, mais ce quim’intéresse c’est comment tout ceci a voyagé jusqu’à nous. Très curieusement, alors que cequi est déterminant chez Aristote, c’est la forme, donc c’est le matérialisme d’une certainefaçon, en tout cas la matérialité des choses est plutôt du côté de la forme, que de la matière,et d’ailleurs la forme c’est ce qui est actif, la matière étant passive, d’où des analogies avec ladivision en Homme et Femme de l’espèce humaine, donc il n’y a pas de matière sensible,sans la forme qui détermine cette matière sensible à partir d’une matière informe. Lasubstance, en tant que substantialité au sens où nous l’entendons maintenant, elle est plutôtchez Aristote du côté de la forme que de la matière. Et ce qui va se produire d’Aristote au XVesiècle, c’est que par le biais des traductions diverses, des commentaires, qui se sontdéveloppés pendant vingt siècles, on en est arrivé à identifier la substance à la matière, c’est-à-dire à court-circuiter la forme qui pourtant chez Aristote était l’élément déterminant. Etencore une fois chez Aristote, et cela me semble tout à fait juste, que la matérialité au sensdu plancher des vaches, est plutôt du côté de la forme que de la matière. Or, précisément la

substance qui est donc une combinaison de forme et de matière, où la forme a quand mêmele rôle masculin, le rôle formateur, et bien ça devient à travers ces siècles par le biais destraductions et des commentaires et aussi évidemment par l’influence de la théologie qu’il nefaut pas oublier dans tout ça, eh bien ça devient le contraire, c’est-à-dire que substance étaitidentifiée à matière, la forme a disparu. Ou encore que la matière devient la substance, entout cas c’est ce à quoi on arrive au moment où justement Galilée entre en scène. Donc, il y aeu élision de la forme. C’est pourquoi par exemple quand on dit, comme on le dit souvent,que le mouvement chez Aristote, c’est une modification de la substance, puisque c’est lepassage de l’être en puissance à l’être en acte, et qu’immédiatement après, on établit uneopposition avec Démocrite, c’est fait dans beaucoup de livres, avec Démocrite, donc lacatégorie de mouvement chez les atomistes, je vous rappelle que c’est un déplacement dequelque chose qui reste identique à lui-même et qu’on dit que c’est le déplacement d’unesubstance, et bien on joue sur les mots, car la modification d’une substance chez Aristote,

c’est en prenant substance au sens de ousia, donc inséparablement forme et matière etquand on dit le mouvement chez les atomistes c’est le déplacement d’une substance et bienon parle comme maintenant où substance a été réduite à matière, à ce qui ne périt pas. Doncil y a là deux significations du mot substance et évidemment les langues européennesmodernes s’emmêlent les pieds dans ces deux significations.

Ce que je vais tenter de montrer maintenant, c’est comment la catégorie de substance en estvenue à désigner la matière, comment elle a été rabattue, la substance aristotélicienne, sur, je ne dirai pas la matière, car là encore ce n’est pas la matière au sens où l’entendait Aristote,c’est la matière telle que nous l’entendons aujourd’hui, qui d’ailleurs n’est pas non plus ce queles atomistes appelaient la matière. Tout ceci est assez complexe. Le problème de ousia,donc on traduit par substance, mais encore une fois il vaudrait mieux dire ousia, c’est entité etque c’est ça qui est la combinaison irréductible d’une forme et d’une matière. On a traduitousia d’abord en latin et ça a été traduit immédiatement par substantia qui, c’est une banalitéde le dire maintenant, n’est pas la bonne traduction d’ousia. En effet, substantia, c’est substanteia, c’est-à-dire étymologiquement ce qui se tient en dessous, le substrat dirions-nousaujourd’hui. Or, s’il y a quelque chose qui ressemble à un substrat chez Aristote, c’est lamatière, mais ce n’est pas la substance, puisque la substance c’est la matière et la forme.Traduire ousia par substance, c’est encore une fois faire passer à la trappe la forme et le motsubstantia qui a été introduit par Sénèque sans aucune référence à Aristote, a étéinstitutionnalisé comme traduction d’ousia, donc en évinçant complètement la forme et donccanonisé avec Boèce qui est un grand traducteur de textes grecs en textes latins, alors Boècepour situer les choses, il est né en 480 et mort en 524. Alors, pourquoi est-ce que Boèce faitun tel contresens ? Il lisait Aristote, il le traduisait, il n’y a pas de meilleur moyen pour lire unlivre ou une pensée que de la traduire, pourquoi en est-il venu là ? […]

C’est que probablement, enfin c’est ce qu’on avance en général comme explication

aujourd’hui, tout tient dans la manière dont on conçoit la traduction. Pour lui, traduire ce n’étaitpas traduire, c’est-à-dire de transporter d’une langue à une autre en restant au plus près dece qui se dit dans la langue d’origine pour le mettre dans une autre langue, mais ça consistait

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à trouver un équivalent dans la langue d’arrivée de ce qui est dit dans la langue de départ.Donc ce n’était pas être au plus près de ce qui est dit, mais trouver un équivalant pastellement de ce qui est dit d’ailleurs que de ce qui est pensé et comme Boèce interprétaitAristote de façon d’ailleurs tout à fait possible, parce que c’est dans Aristote d’une façon que je vais préciser à l’instant, eh bien c’est cette interprétation d’Aristote qui lui a fait penser queousia c’était en somme substantia. Ce à partir de quoi se construit l’interprétation de Boèce,

c’est qu’on ne trouve pas chez Aristote de définition du genre « ousia, c’est ça et ça ». Maison trouve souvent des définitions négatives : « ousia c’est cela qui n’est pas dit d’un sujet ouqui n’est pas dans un sujet ». Et ça s’est répété, ça se comprend d’ailleurs, puisque ce n’estpas dit d’un sujet puisqu’il faut en dire plus et ce n’est pas dans un sujet non plus. En tout casce n’est pas dit dans matière et ce n’est pas dans la matière non plus. On ne pourrait pas direnon plus que c’est dans la forme. A cause de cette précision d’Aristote, du moins c’est ce quedisent les gens qui ont étudié la chose, eh bien Boèce ayant compris, ayant pris très ausérieux l’expression « ousia c’est cela qui n’est pas dit d’un sujet », a cherché un équivalentdans le registre du latin, de la sous-jacence, de la substantiation, bien que l’idée qu’ousia soitun substrat soit une idée récusée par Aristote lui-même. On peut trouver des passages oùAristote, dans la métaphysique en particulier, s’oppose à cette conception. Mais encore unefois, parce que Boèce avait, parce que traduire à l’époque ce n’était pas être au plus près dela langue, mais trouver des équivalents d’une pensée dans une autre, et bien, ayant interprétéd’une façon, qui était tout à fait possible, parce que les textes existent, Aristote… d’une

certaine façon, Boèce traduit par substantia. Comme c’est la traduction officielle, à partir decette époque là ousia est traduit par substantia. Et comme substantia c’est ce qui se tient endessous, c’est manifestement le substrat et il est très facile d’imaginer du coup comment laforme a pu disparaître. L’ousia se retrouve ainsi rabattue sur la matière et d’une certainefaçon la matière au sens d’Aristote, ornée des plumes du paon de l’ousia, puisque tout ce quiétait contenu dans l’ousia doit être récupéré d’une certaine façon.

Cette identification d’ousia à substantia, donc substance ensuite dans les langues, enfrançais, est encore renforcée au fur et à mesure, parallèlement d’ailleurs et en même temps,par le fait qu’il y a de plus en plus une identification de substance, substantia, à « corps ».Cicéron par exemple distingue deux types de choses, celles qui ont de la substantia,autrement dit qui ont du corps comme on dit aujourd’hui, et celles qui n’en ont pas. Ont ducorps, ou de la substance, celles que l’on peut voir et toucher, comme fond de terre, mur

d’enceinte, réservoir d’eau, esclaves, bétail, mobilier, provisions etc., et je dis que ne sont pasvraiment des corps, ni de la substance, celles qu’on ne peut pas vraiment voir, ni toucher,comme usucapoin, « tutelle » etc., évidement c’est un juriste, toutes choses qui n’ont aucuncorps, aucune substance, mais dont on n’a simplement qu’une représentation.

La combinaison de ces deux tendances fait que finalement, substantiel et matériel, recouvertspar le corps ou superposant l’idée de corps, sont devenus équivalents. Et sont mêmedevenus, via le corps justement, c’est-à-dire ce qu’on voit : le mur d’enceinte, l’esclave etc., leréel. Donc, se met en place, avant l’ère chrétienne et au début de l’ère chrétienne, uneidentification réelle, « substantielle, matérielle ». Alors, encore une fois, que ce qui étaitsubstantiel, mais évidemment tous les mots sont piégés, chez Aristote, c’était la forme. Ceciinduit un autre contresens. Parce qu’à partir du moment où l’ousia, c’est-à-dire l’être d’unecertaine façon, qui d’une combinaison d’être en puissance et d’être en acte, d’accord, mais àpartir du moment où l’ousia est rabattue sur la matière, par la traduction d’ousia en substance,on peut traduire Démocrite autrement. D’autant que Démocrite, comme je vous l’ai dit, on nele connaît principalement que par la manière dont Aristote en parle, et faire de la théorieatomique, qui initialement avait été inventée, si je puis dire, pour opposer des argumentslogiques à l’argument logique de Parménide, donc les atomes étaient des concepts, cen’étaient pas des êtres, et bien justement ayant rabattu ousia sur matière, il est très faciledans l’exposé de la théorie atomiste de Démocrite ou de Lucrèce de dire que c’est une théoriesubstantielle. Qu’il y a quelque chose qui se déplace en restant identique à lui-même, quelquechose qui se soutient, qui reste identique à lui-même, jouant encore sur une autre possibilitéde transcription de substantia. C’est en particulier visible dans l’expression « substancematérielle », qui est un peu bizarre du point de vue d’Aristote, et qui est pourtant tout à faitutilisée par Avicenne, et c’est tout à fait naturel à partir du moment où justement on distinguecomme le faisait Cicéron tout à l’heure, les êtres qui ont du corps, qui ont de la substance, quisont matériels, de ceux qui sont des substances éthérées. C’est-à-dire là intervient justement

la religion, Dieu. Parce que dieu ne peut pas être une substance. Dieu ne peut être un sujet. Ilest nécessaire de trouver un autre terme que substance pour désigner Dieu. D’oùl’introduction, c’est très schématique ce que je vous dis, d’essence. Saint Augustin, qui

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représente la part de rationalité de l’Eglise catholique à ses débuts, dit qu’il n’est pas permisde dire que Dieu se tienne sous sa bonté, sub site, se tienne et que cette bonté ne soit pas sasubstance ou plutôt « son essence ». A partir du moment où justement, pour définir lessubstances qui n’ont pas de corps, on a recours à un mot qui est « essence », et que d’unautre côté « substance » a été rabattue sur « matière », et bien les choses sont claires, ellesne le sont que trop, et elles vont le rester jusqu’à nos jours d’une certaine façon.

Ce genre de déformations via les traductions, en fait il y en a eu des tonnes, dans toute cettepériode, on ne peut pas imaginer que quand Galilée parle d’Aristote, l’Aristote qu’on lui aenseigné, ou quand on parle d’Aristote de la scolastique, ce soit Aristote tel qu’en lui-même, si je puis dire. C’est une histoire énorme, imaginez quand même que ça recouvre deux dizainesde siècles. Je vais en donner un autre exemple de déformation qui cette fois se produit lorsde la traduction non pas du grec au latin, mais du grec à l’arabe. Vous le savez, les textesgrecs ont été abondamment traduits à Tolède vers le VII – VIIe siècle, je ne sais pas trèsbien, il faudrait que je vérifie, en tout cas ils ont été traduits en arabe et ils ont étéabondamment commentés au point même d’ailleurs, s’agissant par exemple d’Averroès, lescommentaires que fait Averroès d’Aristote ont, pendant des siècles, passé pour être Aristotelui-même. C’est-à-dire on avait les commentaires d’Aristote et on n’avait pas les textesoriginaux d’Aristote ; lui, Averroès, avait eu les textes originaux et les traductions et ensuitec’est surtout ses commentaires qui ont été, eux-mêmes, abondamment commentés. Pendant

plusieurs siècles d’ailleurs, Aristote n’a été que l’Aristote qu’avait vu Averroès, y compris par-delà la condamnation d’Averroès par l’évêque de Paris, Tempier, qui a condamné par deuxfois la doctrine d’Aristote, en 1270 et en 1277, ça n’a pas empêché que ça continue quandmême, même si un coup de frein a été mis au développement de l’aristotélisme d’Averroèspour un retour à un aristotélisme plus catholique. Autre exemple de déformation, qui estencore une fois due à la manière dont on concevait la traduction, c’est-à-dire comme unerecherche d’équivalent d’une pensée, pas comme un souci de langue. Aristote dit que lasubstance est un composé binaire : nature et forme. Chez Averroès, explicitement, il est ditque la substance est un composé ternaire de matière, forme - que d’ailleurs il identifie àpassion et agent, « passif et actif, de nouveau la métaphore masculin – féminin » et produit.Matière, forme et produit, produit final en quelque sorte. C’est très facile d’imaginer que l’onpuisse en venir là, d’autant que ça présente d’autres avantages que d’ailleurs je ne connaispas, mais qui existaient certainement. C’est comme ça qu’un aristotélisme totalement métissé

s’est perpétué jusqu’à la Renaissance, mais vous sentez bien que là je fais un bon énormesur des siècles, mais malheureusement l’érudition occidentale n’en est encore qu’à découvriret à analyser, c’est très compliqué, ce qui s’est passé pendant cette période.

J’en viens maintenant à Galilée. Pour sortir de cette identification, encore une fois, je pensequ’on n’en n’est pas totalement sorti de substance à matière ou de matière à substance, il afallu des siècles. Des siècles avant qu’on s’aperçoive comme le dit Sommerfeld - Sommerfeldc’est quelqu’un qui était professeur de physique, qui a eu son importance dans l’élaborationde la théorie quantique en Allemagne au début du vingtième siècle – Sommerfeld expliqueque la matière toute seule n’explique pas le monde, il lui faut ajouter quelque chose pourpouvoir expliquer le monde à l’aide de la matière. La matière toute seule n’explique rien. C’estexactement ce que disait Aristote d’une certaine façon. Simplement ce qu’Aristote ajoutaitc’était la forme, et ce que Sommerfeld, en 1920, ajoute, c’est la force, qui d’ailleurs a étéintroduite bien avant 1920 puisqu’elle a été introduite par Newton. Mais, d’Aristote à SumerField, la physique a fait comme si on pouvait mettre la forme sous le boisseau, la forme ausens aristotélicien du terme, elle est progressivement remplacée par quelque chose qui s’estd’abord appelé la force, puis le champ, c’est ce que j’expliquerai la fois prochaine, et parceque ce n’est que finalement très tard qu’on a vraiment pris conscience comme d’une choseincontournable qu’on ne peut rien expliquer avec la matière toute seule. Mais le fait derabattre la substance qui devait expliquer le monde sur la matière fait qu’on perdcomplètement l’idée d’explication qu’avait en tête Aristote.

J’en viens à Galilée, qui est celui qui a commencé - entouré d’autres personnes, tous sesétudiants et tous ces gens de son milieu, qui était un milieu très influent, ce qui ne l’a pasempêché comme vous le savez d’avoir maille à partir avec l’Inquisition – Galilée, comme le ditHermann Weyl, a du se débarrasser de la métaphysique de la forme et de la substance pourpouvoir créer la physique moderne. A partir de lui, à cause du principe de la relativité, dont je

ne parlerai pas aujourd’hui sauf par allusion à un certain moment, commence la physique telleque nous l’entendons à l’heure actuelle. J’ai pris sur moi, malgré certainement le courrouxque ça pourrait provoquer dans certains milieux, de dire qu’Aristote était un physicien, ça

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dépend de ce que l’on met dans le terme physicien. En tout cas la physique telle que nous laconnaissons, elle commence avec Galilée, ça je n’en démordrai pas, mais je me suis permisquand même d’appeler Aristote physicien. Je ne crois pas que la formulation d’HermannWeyl, c’est un mathématicien, physicien, philosophe, d’une importance, pour des genscomme moi, énorme, qui a failli découvrir la relativité générale 8 jours avant Einstein, ça situeson époque. Il a beaucoup réfléchi, c’est un de ces produits de la culture des universités

allemandes comme on n’en fait plus. Il a beaucoup réfléchi justement sur ce que je voudraistenter de faire, c’est-à-dire d’essayer de raconter la physique autrement que c’est fait dansl’enseignement secondaire et supérieur depuis maintenant presque deux siècles. Je ne croispas que la formulation d’Hermann Weyl soit la bonne. C’est-à-dire je ne crois pas qu’il ait falluque Galilée se débarrasse de la métaphysique de la forme et de la substance. En fait, jepense, j’annonce ma conclusion, ce dont il s’est débarrassé c’est de la distinction entreexistence en puissance et existence en acte. Voici comment je compte vous convaincre deça. Il est évident que Galilée, comme beaucoup de gens de son entourage, s’est élevé contrela conception aristotélicienne du mouvement. Ça c’est sûr, le mouvement ce n’est plus lepassage de l’être en puissance à l’être en acte comme chez Aristote ; pour Galilée, lemouvement c’est quelque chose qui n’est pas dans l’être, dans la matière, puisque c’estdevenu la même chose, c’est donc extérieur à la substance et ça lui est imposé par une force,etc. Tout ça traduit dans des termes modernes, on ne trouve pas les choses comme ça dansGalilée, mais en tout cas la conception du mouvement comme quelque chose qui est

extérieur à la matière, à la substance, donc comme le concevaient d’une certaine façon lesatomistes, c’est sûr que ça c’est le fondement de la révolution galiléenne. Le mouvement cen’est pas un changement de la substance, qui passerait d’être en puissance à être en acte,dans la mesure où le mouvement est extérieur à la substance identifiée à la matière, il estd’abord nécessaire, pour Galilée, de préciser quels sont les attributs de la matière. Car qu’est-ce que c’est que les attributs de la matière ? C’est sa forme, sa couleur, sa saveur, son odeur,sa constitution, etc. C’est le premier travail que fait Galilée dans un de ses premiers textes,qui est « L’Essayeur » qui est paru en 1612 ou quelque chose comme ça, et il fait unedistinction, que plus tard Locke appellera une distinction entre qualités premières et qualitéssecondes. Il dit : je dis que je me sens nécessairement amené, si tôt que je conçois unematière ou substance corporelle - on ne peut pas être plus exact, dire les choses plussimplement - à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle figure,grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu, à tel moment, en mouvement

ou immobile - donc, c’est la figure, la position et le mouvement - en contact ou pas avec unautre corps, simple ou composée, et par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer deces conditions. Donc ils ne peuvent pas séparer une substance ou matière corporelle de saposition, son état de mouvement, pour parler moderne, sa figure, sa taille, les contactséventuels etc. Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde,d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l’appréhendernécessairement accompagnée de ces conditions – appréhender la matière nécessairementaccompagnée de ces conditions – et peut-être n’étaient les secours des sens, ni leraisonnement, ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je pense donc que ces saveurs,odeurs, couleurs, etc., eu égard au sujet dans lequel elles nous paraissent résider, ne sontque de purs noms et n’ont leur siège, que dans le corps sensitif (dans l’observateur dira-t-onplus tard) de sorte qu’une fois le vivant supprimé, - autrement dit quand on supprime l’animal – eh bien toutes ces qualités sont détruites et annihilées. Mais comme nous leur avons donnédes noms particuliers et différents de ceux des qualités réelles et premières, nous voudrionscroire qu’elles sont vraiment et réellement distinctes. Donc, il établit une distinction très netteentre ce que plus tard on appellera qualités premières et qualités secondes. Comme parhasard, je veux dire pas comme par hasard justement, ces qualités premières, figure,mouvement, taille, etc., ce sont des qualités quantifiables - on mesure ces quantités - doncmathématisables, vous voyez où je veux en venir. D’autre part ce sont celles qui ne changentpas, celles indépendantes de l’observateur, encore pour utiliser un vocabulaire anachronique,de là à penser que ce sont les seuls attributs de la matière, il n’y a qu’un pas qu’il franchit.Autrement dit, la substance matière a gagné son autonomie, il n’est plus question de forme,car figure ce n’est pas eidos, la figure c’est la silhouette, et Galilée ne s’est pas du tout élevécontre la forme substantielle, de toute façon il identifie substance et matière. Ce contre quoi ils’est élevé, c’est l’idée que par le mouvement il puisse y avoir un certain passage de l’être enpuissance à l’être en acte. Mais il ne s’est pas du tout élevé contre l’idée de forme, l’idée deforme, il y avait déjà longtemps qu’on lui avait réglé son compte dans la tradition qui va des

Grecs aux Latins aux Arabes et au Moyen Âge européen. Est-ce que pour autant Galilée estun atomiste ? C’est vrai que la matière-substance qu’il envisage ne change pas. C’est justement ces qualités premières qui ne changent pas. Elle est donc inaltérable. Donc à

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première vue, on pourrait dire que Galilée est un atomiste, d’ailleurs si elle est inaltérable, lamatière, c’est aussi ce qui la rend mathématisable. Galilée dit explicitement dans le Discoursconcernant deux sciences nouvelles, qui est le dernier des deux grands textes publiés parGalilée après qu’il a été assigné à résidence, il dit : puisque je suppose la matière inaltérable,c’est-à-dire toujours la même, il est clair qu’ainsi interprétée comme affection éternelle etnécessaire, on pourra donner à son propos des démonstrations mathématiques. C’est

absolument corrélatif de la mathématisation du mouvement et de la physique. En cela il serapproche des atomistes et d’ailleurs Lucrèce lui-même avait bien dit : ne va pas croire queles atomes ont telle couleur, telle saveur, telle odeur, etc., ce n’est que l’arrangement de cesatomes qui leur donne au corps – macroscopique en somme – une odeur, une couleur etc.Donc, il est en fait tout à fait dans la lignée des atomistes en ce sens. D’ailleurs, Lucrèce,dans le milieu dans lequel évoluait Galilée, c’est-à-dire un milieu de savants, de gens quiétaient très en place auprès de l’Eglise, malheureusement son relais l’a lâché, c’était desgens un peu de la Jet Society universitaire, ils voyageaient de Rome à Padoue, à Venise, etc.,c’était quelqu’un qui était tout à fait en place si l’on peut dire. Première réponse à Galilée, est-il un atomiste ? Oui, dans la mesure où il reprend ce qui était très en vogue à l’époque :Lucrèce, qu’on lisait, c’était pas forcément admis, mais l’Eglise ne pouvait pas tout vérifier, etdonc en ce sens, on peut dire que sa théorie de la matière est une théorie substantialiste,puisque aussi bien atomiste et substantialiste sont devenus synonymes à un certain momententre Aristote et nous, enfin et lui. Par ailleurs, il est clair aussi qu’il est anti-aristotélicien, non

seulement sur la question du mouvement et de l’être en puissance et de l’être en acte, maisaussi parce qu’il renverse totalement la hiérarchie des qualités qui avait été établie parAristote. Parce qu’Aristote lui aussi dans le De anima établissait plusieurs sensations, qualitéssensorielles. Il disait la sensation des sensibles propres, c’est-à-dire saveur, odeur, couleurest toujours vraie. Ensuite vient dans l’ordre de vérité, la perception des sensibles accidentels,on a peint du blanc sur quelque chose, puis en dernier lieu, la perception de la grandeur, dumouvement, etc., c’est à leur sujet que la sensation court le plus grand risque. Galiléerenverse totalement cet ordre de sûreté. Pour ce qui est sûr d’ailleurs et qui estmathématisable, ce qui est d’ailleurs le comble de la sûreté dans la civilisation européenne, etgrecque d’ailleurs aussi, c’est la forme, le mouvement qu’il a rendu mathématisable et pas justement les qualités de couleur, odeur, saveur, qui, elles, dépendent entièrement de celuiqui les ressent. Ça a l’air de rien, mais il est probable que ceci a joué un grand rôle dans lacondamnation de Galilée, parce que, alors il faut faire un peu d’histoire des idées, une grande

question avait agité l’Eglise. L’Eglise catholique, il ne faut pas croire que c’était une banded’obscurantistes dont il n’y avait rien à espérer, au contraire l’Eglise catholique n’a cessé dechercher à tenir ensemble la rationalité et le dogme. Ce n’était pas toujours facile enparticulier à propos de l’eucharistie, c’est d’ailleurs quand le prêtre montre une Ostie qu’il atrempée dans du vin en disant : « buvez et mangez, ceci est mon corps, ceci est mon sang »,paroles qui sont placées dans la bouche du Christ, il faut vraiment faire beaucoup d’effortspour essayer de raccorder ça avec le bon sens. Comme dit Rousseau à Madame deBeaumont, de façon plaisante, vous allez me faire croire que le Christ, quand il a pris le painet le vin lors de la dernière cène, a tenu au bout de ses doigts tout son corps, vous me faitesrire. En effet il y a de quoi rire. Il y a toute une querelle à propos de l’eucharistie, comme vousle savez probablement, la solution trouvée, je crois par Saint Thomas, était qu’il y avaittranssubstantiation, c’est-à-dire que les espèces, qui sont les qualités sensorielles, du pain etdu vin restaient telles quelles, mais que la substance qui est donc une espèce de substrat,etc., elle, changeait depuis la substance du pain et du vin jusqu’à la substance du Christ.Donc on avait bien du pain et du vin, ça avait bien le goût du pain et du vin, mais ça n’était pasle sang et le corps du Christ, mais la substance était le ( ?) c’était ce qu’on appelait latranssubstantiation, mais transsubstantiation c’est quelque chose qui ne tient pas à partir dumoment où substance et matière étant rapportées l’une à l’autre, on considère la matièrecomme constituée de particules indivisibles d’atomes, ça ne tient surtout pas, quand on penseque les qualités, certaines des qualités sensibles comme odeur, etc. sont uniquement du côtéde celui qui les ressent, ce n’est pas une qualité inhérente aux objets. A ce moment-là, onn’arrive plus à croire à la transsubstantiation, à partir du moment où la substance qui restepain, vin, etc., est quand même une autre substance, etc. Cette question de couleur, odeur,saveur, est une question qui à l’époque de Galilée est très importante. D’autant que lesprotestants, eux, justement, ont remplacé la transsubstantiation par la consubstantiation, cequi est déjà plus facile à avaler par la raison, mais pas acceptable par l’Eglise catholique.Pietro Redondi qui est un historien italien, a ressorti des archives du Vatican une lettre

envoyée tout de suite après la publication de « L’Essayeur » par un délateur anonyme à unhaut dirigeant de l’Eglise catholique pour expliquer que là dans ce passage que je viens devous lire, ainsi que dans celui qui est très drôle dans lequel Galilée dit : si avec une plume je

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chatouille une statue ou un corps humain, je chatouille [manque texte] dans le corps humain,ça provoque une sensation de chatouillement, mais vais-je dire pour autant que la plume aune vertu chatouillante, certainement pas puisque sur la statue cela ne lui fait rien. Alors ilreprend cet argument de la statue, de la plume, du chatouillement et il dit : attention, il y a là labase d’une hérésie. Et cette hérésie, il l’avait tout à fait bien notée. Et la thèse de PietroRedondi, elle vaut ce qu’elle vaut, c’est que Galilée n’a pas été tellement condamné parce

qu’il a dit que la terre tournait autour du soleil, que pour avoir dit justement que la matière étaitfaite de parties indivisibles.

Alors parlant de parties indivisibles, j’en viens à mon troisième point, à propos de la questionde savoir si Galilée était un atomiste, qui est la question du vide. Je l’ai dit la dernière fois, lesatomistes de l’Antiquité, pour eux, les atomes étaient absolument indissociables - du point devue logique - du vide, sinon il n’y aurait pas de mouvement possible. Galilée, lui, adopte uneposition intermédiaire sur le vide. Il ne dit pas qu’il y a un vide, aussi pour une raison qui secomprend bien, j’avais dit la dernière fois, que vide c’était aussi synonyme d’infini, or le monden’est pas infini pour Galilée. C’est même une des grandes raisons pour lesquelles il n’a pasinventé le principe d’inertie et qu’il a fallu attendre Newton. En fait pour lui, il n’y a pas de videau sens presque métaphysique du terme qui serait infini. Il n’y a pas un vide général. Il y aune infinité de vides indivisibles. Et cette infinité de vides indivisibles qui est entre les partiesde matières indivisibles autrement dit des atomes, et ça c’est très important, est ce qui colle

entre ces parties de matière indivisibles. Autrement dit, Galilée introduit le vide non pascomme une nécessité logique, mais comme quelque chose qui est destiné à résoudre unproblème très important à l’époque, qui est celui de la cohésion des corps, autrement dit larésistance des matériaux. D’ailleurs, le Discours concernant deux sciences nouvelles qui estson testament, il est mort quelques années après l’avoir fait publier en secret, en lui faisantpasser les frontières et en le publiant à Amsterdam. Ce Discours commence par une trèsbelle phrase dans laquelle il évoque l’Arsenal de Venise. Il dit : Quel large champ de réflexionme paraît ouvrir aux esprits spéculatifs la fréquentation assidue de votre Arsenal – il est enprésence de seigneurs vénitiens, toujours les mêmes, Salviati qui le représente, Sagredo,l’honnête homme et Simplicio, l’aristotélicien de service, seigneurs vénitiens - etparticulièrement le quartier des travaux mécaniques. A partir de là, il raconte, c’est Salviati quidit ça, donc Galilée : ils ont interrogé un technicien de l’Arsenal, un ingénieur, je ne sais pascomment l’appeler, qui leur a expliqué qu’il ne fallait pas construire des bateaux trop gros

parce qu’ils risquaient de s’écrouler sous leur propre poids. Or ça ce n’est pas quelque chosequi tombe sous le sens immédiatement, que les géants ne puissent pas exister par exemple.Quand il dit Discours concernant deux sciences nouvelles, c’est la résistance des matériauxqui est un problème technique très important, en particulier pour la seigneurie de Venise, maispas que pour elle, et la deuxième science, c’est la science du mouvement, mais lemouvement et la résistance des matériaux sont tout aussi importants pour Galilée. D’ailleursles deux sont liés à la matière. Galilée s’intéresse énormément à la science des matériaux, juste une incise rapide, je n’ai pas le temps d’en dire plus, ce n’est pas qu’un problèmetechnique, la résistance des matériaux, car les matériaux c’est quand même le domaine danslequel les alchimistes se sont illustrés. Loin de moi l’idée « new age » de faire venir la sciencemoderne de l’alchimie, je sais bien que Newton était un alchimiste et que ça pose desproblèmes, ça n’est pas pour autant qu’il faille imaginer que la science moderne est sortie dela sorcellerie. En plus, il faut distinguer deux types d’alchimie, une alchimie totalementpratique sans théorie et puis, à partir du moment où les textes des alchimistes arabes ont ététraduits en latin vers le XIIe siècle, une alchimie théorique. Et c’est sur celle-là d’ailleurs queNewton s’appuie. Une des choses importantes dans cette alchimie théorique, c’est l’idée deforce occulte. Maintenant reprenons les choses. J’ai dit que le vide, qui n’était pas un grandvide, mais des petits vides en nombre infini, il y a tout un problème sur l’infini, l’indéfini, etc., jepasse. Ces petits vides en nombre infini sont là, c’est le dernier mot de Galilée, pour tenirensemble les atomes, donc les matériaux, et Galilée lui-même dit, là il y a quelque chose qu’ilne comprend pas, qu’il est au regret d’avoir à introduire une force occulte. Alors ça, je trouveça admirable. Et je me demande même si ce n’est pas ce qui fait la différence entre unscientifique et un charlatan. On a souvent dit, justement, qu’entre les scientifiques et lescharlatans, la grande différence - ou entre l’astronomie et l’astrologie - il y en a un qui est unsystème qui ne cesse de se perfectionner, l’astronomie, alors que l’astrologie c’est fermé, toutest dit et on n’en sort pas. Et bien c’est un peu une admiration du même genre que j’ai devantce que dit Galilée. C’est-à-dire il poursuit l’accomplissement de la raison aussi loin qu’il peut, y

compris dans la mathématisation, etc. et à un moment il bute sur quelque chose, et il n’hésitepas, il n’a pas peur de faire intervenir quelque chose qui est complètement hétérogène à saphysique. Newton a fait la même chose, mais ce n’est pas tout à fait pareil. S’il y a le Newton

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nocturne alchimiste, il y a un Newton diurne physicien, lui il publie un truc dans lequel il dit,voilà où me mène la raison, mais alors maintenant, je suis obligé de dire, il y a quelque choseen plus, une force occulte qui fait que ce vide fonctionne comme une colle. Il a éliminél’argument de la colle depuis très longtemps, la colle matérielle, mais le vide fonctionnecomme colle, c’est-à-dire attire entre elles les particules matérielles, il écrit lui-même qu’il estobligé de faire appel à quelque chose dont il pense sûrement qu’à un autre moment quelqu’un

résoudra le problème, mais il n’hésite pas à dire quand il ne comprend pas, qu’il ne sait pas.Ce quelque chose, qui est une force d’attraction etc., c’est une force justement, et c’est justement, comme le retour du refoulé, la « forme » d’Aristote qui revient là. C’est l’uniquemoment chez Galilée où elle revient, ensuite le retour de la forme, sous la forme de la force,sera massif jusqu’à Einstein. On voit déjà là apparaître, en somme, qu’on ne peut pas toutexpliquer rien qu’avec de la matière et du vide. Il faut quelque chose en plus, qui est tellementimpensable pour lui qu’il le qualifie de force occulte. C’est-à-dire, en somme, d’irrationnel.

Question 1 : Juste une petite précision au sujet de votre observation sur la transubstantialitéet transsubstantiation et la cosubstantiation chez les protestants. Effectivement, Luther et lesLuthériens ont adopté la consubstantiation, mais Calvin est allé encore plus loin puisqu’il dit iln’y a ni l’une, ni l’autre, bien que l’eucharistie ce soit un sacrement pour les calvinistes, vousfaites ceci en mémoire de moi. Le Christ s’est donné une fois pour toutes sur la croix et voilà.

Réponse FB : Je savais toutes ces choses-là bien que je n’aie aucune compétence enthéologie, mais je n’ai pas voulu alourdir encore l’exposé.

Question 2 : Comment Galilée pouvait-il expliquer que le vide, ou un certain vide, pouvait lierles parties d’un corps et que le même vide n’allait pas agglutiner tous les corps entre eux ?

Réponse FB : Parce que justement il fait la différence entre une infinité de vides indivisibles,ce sont des atomes de vide et le vide étendu n’a pas la possibilité de coller quoi que ce soit.Je pense que c’est parce qu’il observe que le vide ne colle rien. Mais, justement, ces videsindivisibles lui sont nécessaires. Ces vides infiniment petits, indivisibles, en nombre indéfini,lui sont nécessaires pour comprendre la cohésion des corps, autrement dit pour combler cetrou que la forme eidos aristotélicienne occupait d’une certaine façon. Parce que la cohésiondes matériaux, c’est une question qui relève de la forme chez Aristote. Si on prend « forme »

au sens « de principe d’organisation » ça relève de la forme aristotélicienne.Question 3 : Est-ce qu’il y avait des scientifiques chez les Cathares ? Vous connaissez lesCathares ?

Réponse FB : Très peu, comme tout le monde, pas plus que tout le monde. Non, je ne saisrien de la science chez les Cathares, mais si vous le savez, je ne demande pas mieux qued’en entendre parler.

Question 4 : Vous avez juste fait une allusion au fait que Sommerfeld aurait découvert lathéorie de la relativité ?

Réponse FB : Oh ! Non il a collaboré à l’élaboration de la mécanique quantique.

Suite question 4 : Donc à une semaine près, il l’aurait découverte.

Réponse FB : Ah ! Oui. La relativité générale. Ce n’est pas Sommerfeld, c’est Hermann Weyl.C’est une histoire très bizarre et d’ailleurs qui a assombri leurs relations en principe « Moncher collègue ». Pour dire les choses un peu rapidement, Einstein butait sur une difficulté qu’ilcroyait mathématique, mais qui était en fait une difficulté de conception, physique donc.Hermann Weyl qui était un mathématicien, lui, a résolu la difficulté mathématique, mais sanspour autant résoudre la difficulté, d’ailleurs probablement il n’avait pas comprise, où était lepoint d’Einstein du point de vue de la physique. Il a résolu, il a trouvé les équations de larelativité générale, huit jours avant Einstein. Il était mathématicien, ça lui donnait un grandavantage, ce n’était pas du tout qu’ils étaient en concurrence, de toutes façons l’élaborationde la relativité générale ça a duré cinq ans, sept ans, je ne sais pas combien d’années, c’estdans la période finale, où de semaine en semaine, Einstein ayant enfin compris pourquoi il

s’était posé une mauvaise question d’un point de vue physique, à brides abattues, faisait lathéorie mathématique de la relativité générale et la présentait tous les mercredis à l’Académiedes Sciences à laquelle siégeait Hermann Weyl, eh bien, au sprint final Hermann Weyl a été

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plus vite qu’Einstein, ça a donc un peu assombri leurs relations, mais Hermann Weyl n’a jamais pensé qu’il était l’inventeur de la relativité générale. Il a simplement été plus vite, unefois le terrain déblayé, pour poser correctement le problème dans la réalisation mathématiquede la théorie.

Question 5 : Madame, vous avez fait allusion à l’efficacité, à l’approche des universités

allemandes qui réussissent à produire apparemment de grands scientifiques, j’aurais bienaimé avoir un mot sur cette approche.

Réponse FB : C’était un monde. C’était une éducation d’élite. C’est un modèle qu’on ne peutpas transporter au XXe siècle. Il y avait dans chaque université, je ne sais pas, vingt étudiantsdans chaque discipline dans les grandes universités. C’était très, très exigeant, à la fois parles programmes qui comprenaient nécessairement, en tout cas pour les mathématiques et laphysique, un cursus de philosophie très, très développé, quasiment le même que celui desgens qui étaient des spécialistes de la philosophie dans ces universités, et surtout un modede travail que les Américains ont d’une certaine façon essayé de récupérer, qui est celui desséminaires. C’est-à-dire, ces vingt étudiants, ils se réunissaient autour d’une table, dans labibliothèque, avec tous les livres autour et ils potassaient une question par eux-mêmes,guidés par leurs maîtres. Evidemment, travailler dans ces conditions, ça a un rendementmaximal, parce que c’est découvrir par soi-même, mais guidé pour ne pas aller dans des

voies de traverse, ce qu’il faut apprendre. C’est totalement impensable de reproduire ça.Quand je dis que les Américains l’ont un peu reproduit, c’est par le système du « tutoring ».Les enseignants sont à la disposition des étudiants pour venir discuter dans la bibliothèque,ou dans le bureau du prof qui est à côté de la bibliothèque, des questions qu’ils ont à proposde son cours. C’est un système sans succès, qu’on a essayé d’introduire en France, qui n’apas marché, alors résistance des enseignants, des étudiants, je ne veux pas me prononcerlà-dessus, de toute façon ça n’a pas marché, mais même aux Etats-Unis, on sait bien quel’enseignement, même s’ils ont repris les séminaires à l’allemande, ça ne donne pas lesmêmes résultats ne serait-ce que pour une question de nombre.

Question 6 : Pour rebondir sur cette question est-ce que vous considérez qu’Elie Carton ( ?)qui a travaillé un peu seul, lorsqu’il a dit qu’il faut rajouter aux tenseurs d’Einstein un termesupplémentaire qui est un constante multipliée par le GIG ( ?) pour obtenir le tenseur

géométrique le plus général pour que la divergence soit nulle, est-ce qu’il avait prit ses idéesen lui-même où est-ce qu’il avait discuté avec beaucoup de collègues ?

Réponse FB : Je ne sais pas. Je ne saurais pas répondre sur ce point d’histoire des sciences.Effectivement, les gens travaillaient très seul et il n’y avait pas beaucoup de gens quicomprenaient la relativité générale, en particulier en France. Il faut voir quand ça se passait,c’était pendant la guerre de 14-18, donc tout ce qui était allemand était à proscrire et d’ailleursn’arrivait pas.

Question 7 : Qu’en est il du virtuel chez Aristote ? Je crois qu’il l’opposait à actuel, qu’à réel…

Réponse FB : Oh ! Là La, je ne sais pas vous répondre. Il y a un mathématicien français qui aécrit sur le virtuel des choses à mon avis qui n’ont pas été surpassées, qui s’appelle GillesChâtelet, il a publié au Seuil dans la collection des travaux, un livre qui s’appelle L’enjeu dumobile qui est précisément sur cette question de virtualité et il connaissait aussi assez bien, etmême pas mal du tout, les physiciens mathématiciens, enfin les savants du XIVe siècle,parce que tout ça a été repris au XIVe siècle, je ne saurai pas faire mieux que de voussuggérer de lire ce livre, qui à mon avis, est ce qu’il y a de mieux sur la question. Il doitsûrement être ici à la médiathèque. [Référence : Gilles Châtelet, Les enjeux du mobile.Mathématique, physique, philosophie, Seuil, Paris, 1993.]

"La matière, des Grecs à Einstein", cours (3) par Françoise Balibar au Collège de la Cité dessciences

Cours, du jeudi 11 décembre 2003, transcrit par Taos Aït Si Slimane

La matière « en gros » sera le thème de cette séance. Le problème posé est celui, non pas

de la nature de la matière, mais de ses transformations d’un « état » à un autre. Le conceptclé de cette branche de l’étude de la matière est celui d’ordre/désordre. On montreracomment les concepts de température et de chaleur sont liés à l’idée de matière (au point que

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l’on a pu penser à un certain moment que la chaleur était une matière « le calorique »). Etcomment de l’étude statistique de la matière est née l’idée, qui est au fondement de la théoriequantique, que lumière et matière sont de même nature.

Texte initialement édité sur mon blog "Tinhinane", le dimanche 13 août 2006 à 14 h 23.

Je vous rappelle que la dernière fois j’ai traité essentiellement d’Aristote et de Galilée, aprèsêtre passée par un certain nombre d’intermédiaires. C’est justement un des grands mystères,un des grands manques de l’histoire telle que nous l’avons pratiquée jusqu’à maintenant, c’estpas si facile que çà d’ailleurs, que d’avoir complètement éludé cette période qui va, grossomodo, du premier siècle après Jésus-Christ ou avant, au XVIIe.

Je vous rappelle que pour Aristote, il y a une première chose qui est la distinction entre « êtreen puissance » et « être en acte », qu’être en acte c’est la réalisation de ce qu’a été l’être enpuissance, par exemple la statue d’airain est en acte alors que le morceau d’airain est encorede la matière en puissance. Que le changement, dont la nécessité de le penser a étéintroduite par Parménide, est pensé comme le passage de l’être en puissance à l’être en acteet que la formule clef d’Aristote c’est que ousia, que l’on a traduit plus tard par substance, cequi est le point de départ d’un certain nombre de confusions, qu’on pourrait traduire aussi par« entité », l’ousia donc est une combinaison de matière, hylè en grec et de forme, eidos, eidos

ayant une signification très précise en grec, qui n’est pas très exactement celle du mot «forme » en français puisque eidos, quand c’est chez Platon on le traduit en français par « idée». Là-dedans il y a l’idée qu’il y a un principe passif qui est la matière sur lequel agit - il nefaudrait pas dire « agit » puisque ces deux principes sont indissociables et que l’on ne peutagir sur l’un sans l’autre - ils se combinent avec un principe actif qui est la forme. On a pu direque la matière était la partie féminine et la forme la partie masculine, en filant une métaphorequi correspond à la division des sexes, en tout cas l’idée c’est que les deux sontindissociables. Or, précisément par le fait que l’on a très vite traduit ousia par substance, plusexactement substantia en latin, qui veut dire explicitement le « substrat », on en est venu àfaire disparaître la forme, c’est-à-dire que l’on n’a conservé que le substrat et donc assimilé lesubstrat à la matière, et l’ensemble, ousia, le tout à substance, matière, ne faisant qu’un seulconcept, très rapidement parlé.

C’est ce genre de situation dans laquelle a été élevé Galilée, et lui, plus exactement en tantque représentant ou chef de file de toute une école de gens très cultivés qui avaient lu et relules traductions arabes, latines, etc., de tous les textes de l’Antiquité, réagit contre cettemanière de voir la matière dans laquelle il a été élevé, qui était celle d’Aristote, qui rejetaitcomplètement l’autre conception rivale de l’Antiquité qui était la conception atomiste, pour uneraison bien simple : c’est que ce n’est que dans la conception aristotélicienne que lesthéologiens des trois religions du livre, la religion juive, la religion musulmane et la religionchrétienne, avaient réussi à rentrer en non-désaccord, pour dire les choses de façon un peucontournée, et parce qu’il allait de leur vie pour les théologiens, que la raison et le dogme, lareligion, puissent faire route ensemble, puissent faire bon ménage, sinon on tombait dans lecharlatanisme, l’occultisme, la magie, etc. Or, les théologiens des trois religions ont toujoursété des rationalistes, c’est-à-dire des gens qui voulaient établir une théologie qui soit fondéesur les règles de la raison au même titre que Aristote et Démocrite entendaient fonder unethéorie de la physique qui respecte les règles du raisonnement, de la raison, de la logique.

Galilée, je le répète, abolit la distinction entre « être en puissance » et « être en acte », et ducoup modifie totalement la définition du changement, puisque il n’y a plus à passer de l’êtreen puissance à l’être en acte, et du coup ça lui permet de sortir la catégorie de mouvementqui chez Aristote était une forme particulière de changement. Galilée sort la catégorie dumouvement de la catégorie plus générale de changement. Du coup, la seule conception de lamatière qui puisse aller avec ça, avec cette manière de voir le changement comme undéplacement de quelque chose qui par ailleurs n’est pas affecté, c’est en ça que lemouvement n’est pas un changement justement, ceci nécessite une nouvelle conception de lamatière, dans laquelle la matière reste inaltérée par le mouvement qui n’est pas unchangement précisément, dans ce cas-là, la matière est assimilée à ce qui est inchangé, orce qui est inchangé, c’est une autre possibilité d’entendre le mot substantia, c’est-à-dire ce quireste, ce qui tient, ce qui se tient par soi-même. Finalement dans toute cette période, on

passe d’ousia à substantia au sens de « substrat » puis substance en français, et aussisubstantia, toujours en latin, qui peut vouloir dire « ce qui se maintient ». C’est ce queHermann Weyl dont j’ai déjà parlé, contemporain d’Einstein beaucoup plus philosophe que lui,

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d’une certaine façon beaucoup plus fort que lui, c’est pas pour dire qu’Hermann Weyl n’étaitpas un génie et que Einstein en était un, ce n’est pas le genre de distribution de prix danslequel je suis encline à me jeter, Hermann Weyl, c’est ce qu’il appelle, lui, retraçant toute cettehistoire, une substantialisation de la matière. C’est-à-dire qu’avec Galilée (mais on voit bienque çà a été préparé contre Aristote et tous ces problèmes de traduction, de commentaires,etc.) commence une phase de substantialisation de la matière. Substantialisation de la

matière qui est évidemment inséparable de la théorie atomiste, puisque pour que lasubstance soit à la fois le substrat et ce qui se maintient, il faut certainement oublier laconception aristotélicienne de l’ousia, etc. et en revenir à l’idée atomiste, à savoir d’indivisible,inaltérable, insécable, etc.

Substantialisation et théorie atomiste, hyper atomiste même serais-je tentée de dire, vont depair, mais comme je l’ai montré la dernière fois en terminant sur Galilée, le problème de larésistance des matériaux qui n’était pas un problème central posé par la philosophie physiquegrecque, mais que Galilée érige, et ça à mon sens on n’en prend pas assez souvent lamesure, érige en autre science. Les deux sciences essentielles pour lui étant la science dumouvement, ça on en parle beaucoup, on a changé la définition du mouvement, il a introduitle principe de relativité, etc., etc., et on parle moins de ce qui à mon avis était pour lui toutaussi important, à savoir la résistance des matériaux, suscité par la vie en somme,l’observation des artisans - il parle des artisans ingénieurs de l’Arsenal de Venise - mais de

façon générale suscitée par le développement technique qui va à son rythmeindépendamment justement de ce que dit la physique, en tout cas à l’époque. Cetterésistance des matériaux, je l’ai dit, oblige Galilée à introduire un nombre indéfini, c’estcomme ça qu’il parle, de vides indivisibles, qui sont des vides minuscules parce que le videtotal, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas, et le rôle de ces vides, minusculeset indivisibles, c’est de coller les particules. Lui il ne dit pas les atomes en général, mais lescorpuscules, eux-mêmes indivisibles, insécables, se sont des atomes au sens étymologiquedu terme. Donc les vides en question ont pour fonction d’assurer la cohésion des matériaux,leur résistance, qui est finie, qui n’est pas infinie, on peut casser quelque chose, et quand oncasse un morceau de quelque chose, une poutre, et bien c’est que la colle entre les particulesde matière ne résiste pas suffisamment et autrement dit, leur fonction d’attraction ne suffit pasà les empêcher de rompre. J’ai terminé en disant que Galilée, qui ne peut pas inclure ça danssa vision axiomatique comme est faite la théorie du mouvement : axiome 1, axiome 2,

conséquences, corollaires, etc., dit : « ceci je ne sais pas d’où ça vient, je suis obligé dereconnaître que c’est une force obscure » et ce faisant, il emprunte un terme issu d’unvocabulaire que toute la tradition de ces fameux gens cultivés qui avaient lu les textes latins etgrecs, etc., récusaient, à savoir l’occultisme et l’alchimie, surtout l’alchimie, l’occultisme et trèsrapidement dit étant la part théorique de l’alchimie, c’est-à-dire qu’on distingue généralementl’alchimie instrumentale qui fait des opérations sans théorie et une alchimie théorique, celleque revendiquera Newton plus tard qui, elle, est fondée sur une théorie. Savoir si cette théorieest scientifique, c’est encore un autre problème.

La question que j’avais laissée poindre à la fin de mon exposé la dernière fois, c’est est-ceque cette force obscure, il faut mettre force–obscure parce que le mot force c’est un des motsles plus valises de toutes les langues européennes, j’y reviendrai tout à l’heure, force-obscureest à prendre en bloc. Est-ce que cette force–obscure ne serait pas, ne pointerait pas lanécessité de réintroduire la forme aristotélicienne totalement évacuée au cours des siècles ?Ça ce n’est pas quelque chose qui a été fait uniquement au XVIIe siècle, c’est un processusqui se fait sur la longue durée à partir des premiers siècles de l’ère chrétienne, que l’ère soitchrétienne en l’occurrence cela n’a aucune importance, cela se fait partout après ce que nousappelons zéro. Est-ce que cette force-obscure ne serait pas l’indication d’un manque, enl’occurrence justement cette forme dont on doit se dire quand même, si Aristote avait pris lapeine de l’introduire c’est qu’il avait ses raisons pour ça, c’est qu’elle devait servir à quelquechose. On peut se demander si le fait de l’avoir simplement supprimée ne met pas en dangerles théories qui reposent sur cette suppression.

Ce que je vais essayer de faire aujourd’hui, c’est de vous monter comment de 1600 à 1900s’est effectuée une désubstantialisation puisque je disais tout à l’heure que Galilée, c’était ledébut de la substantialisation. Une désubstantialisation progressive de l’idée de matière etque simultanément, d’ailleurs ce n’est pas étonnant, s’est introduit l’idée de force qui, je vais

essayer de le montrer, tient justement la fonction qu’occupait la forme chez Galilée, pasexactement, mais ça y ressemble fortement comme je vais essayer de le montrer.

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J’entre dans le sujet de ce soir. Je procède par ordre chronologique, c’est-à-dire que je vaiscommencer par montrer quelle forme cette substantiation a pris tout de suite après Galilée.Evidemment je me place dans le cadre que je revendique, qui est qu’avec Galilée s’effectuece qu’on a appelé une coupure épistémologique, qu’Hume (que Kuhn ?) a appelé unchangement de paradigme, etc. En tout cas on ne recommence pas à zéro, mais on entredans une nouvelle ère. L’intuition de Galilée, que j’ai signalée la dernière fois, qui l’oblige à

parler de force-obscure malgré lui, à savoir qu’il manque quelque chose à une conceptionpurement atomiste, où les atomes seraient totalement impénétrables, soumis à aucuneinteraction, totalement impassibles, cette intuition de Galilée n’a pas été reprise par sessuccesseurs immédiats et au contraire ils se sont engouffrés dans l’idée d’une théorietotalement substantielle de la matière, totalement atomiste. Il faut remarquer d’ailleurs que lamanière dont ça a été présenté chez Galilée, comme force occulte, était en soi unprogramme. C’était « je vous en prie dégagez-moi de cette partie que je n’arrive pas à incluredans une théorie rationnelle de la matière. Expliquez-moi cette force obscure. Ou au mieuxaidez-moi à m’en passer. » Alors eux, ils ont compris. Ils ont tout fait pour s’en débarrasser.Gassendi et Huygens, Gassendi est un philosophe physicien contemporain de Descartes etHuygens également, qui sont toute une génération après Galilée, sauf que Descartes etGalilée, leurs dates de vie se recoupent alors que Gassendi et Huygens sont d’une générationaprès Galilée. Galilée avait dit, la matière est inaltérable, c’était ça en somme son testament,elle est toujours identique à elle-même puisqu’elle représente une forme d’être éternelle et

nécessaire et c’est cette identité à elle-même qui est la substantialisation de la matièrepuisque encore une fois il y a la confusion entre ousia, substantia, qui a les deux sens de «substrat » et « identique à soi-même » qui ne change pas. Donc ça c’est le credosubstantialiste, à savoir que la matière est nécessairement identique à elle-même, c’est laraison pour laquelle elle est inaltérable. Pour pouvoir aller plus loin, il faut qu’il soit possible dereconnaître à chaque instant dans un corps qui évolue, donc dans l’histoire d’un corps aucours du temps, il faut que si vous isolez par la pensée ou même en le marquant avec unpoint rouge la position d’un élément de ce corps, d’un élément de substance de matière de cecorps, pour qu’on puisse dire vraiment que la matière est inaltérable et reste éternelle,identique à elle-même de façon éternelle et nécessaire, il faut premièrement qu’il soit possiblede distinguer ce point qui a été marqué, de le distinguer des autres constituants du corps, cequi exclut évidemment d’avoir affaire à une matière homogène, parce qu’il faut pouvoir ledistinguer sans le marquer d’un point rouge, il faut qu’il soit en soi distinguable, donc ça exclut

qu’on ait affaire à une substance continue et homogène, et deuxièmement il faut qu’on puissele suivre à la trace au cours du temps, c’est-à-dire le voir se déplacer d’un point à un autre, cequi implique une certaine conception de l’espace, conception dans l’espace dans laquelle ilest possible de différencier les différents points d’un espace. Ça nous semble aller de soiparce que nous vivons, je ne sais si pas si nous vivons depuis le berceau dans un mondeeuclidien, mais en tout cas depuis la lecture pratiquement, nous vivons dans un mondeeuclidien dans lequel tout point de l’espace est repérable à l’aide de trièdre, un plan horizontalet deux plans verticaux perpendiculaires les uns aux autres, c’est ce qu’on appelle le trièdrecartésien qui a été introduit effectivement par Descartes, mais dont l’idée le précède. Vousvoyez que cette physique-là, elle suppose que d’une part on puisse repérer les diversesparties d’un corps et les suivre à la trace, ce qui veut dire pouvoir discerner, distinguer lesdivers points d’un espace et ça, ça n’a rien d’évident. Il y a un tas d’espaces pour lesquels ilest impossible de discerner des points. Je dis par exemple que le fameux espace descouleurs, à trois couleurs, est un espace dans lequel on ne peut pas distinguer, isoler despoints. Je dis ça juste comme ça parce que ma langue a fourché, mais je ne vais pas rentrerdans ce genre de discussion ce soir. Tout ceci ne prouve qu’une seule chose, c’est que çaconduit à l’atomisme plus l’espace euclidien.

Ce qui change chez Gassendi et Huygens par rapport à Galilée, c’est qu’ils introduisent le mot« atome » comme étant une réminiscence de Démocrite, ce que ça n’est pas, pour une raisonqui va d’ailleurs apparaître tout de suite, et ils disent que pour pouvoir les suivre à la trace, ilfaut que ces atomes possèdent trois propriétés : qu’ils soient indivisibles, rigides (c’est-à-direqu’ils ne se déforment pas, en termes géométriques on dit qu’il faut que lors de leursdéplacements ils soient congruents à eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils ne changent pas deforme), et, troisième propriété, impénétrables, ce qui veut dire que les espaces occupés,parce qu’à partir de maintenant l’espace rentre réellement en jeu - par les atomes ne doiventpas se recouvrir. C’est ce que veut dire « les espaces sont impénétrables ». Si j’essaye de

comparer cette conception des atomes indivisibles, rigides, impénétrables, à celle desatomistes Grecs, et bien je vois qu’il n’y avait pas la propriété d’impénétrabilité, la rigidité ausens de non-déformation au cours du mouvement n’existait pas non plus, ils étaient

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insécables donc indivisibles, ça d’accord, c’est la même chose, mais ils se distinguaientuniquement par leur figure, leur taille, leur mouvement et jamais il n’a été question du faitqu’ils puissent conserver leur forme. Leur figure on en parle, mais il n’est jamais dit qu’ilssoient rigides et d’autre part, jamais on ne dit non plus qu’ils soient impénétrables. C’est peut-être en filigrane dans tout ce que disent les atomistes, mais le fait est qu’ils ne le disent pas.Or, ce qui caractérise Gassendi et Huygens, les premiers atomistes post-galiléens, c’est que

 justement ils insistent là-dessus au point même que Gassendi crée une catégorie qui unitimpénétrabilité et rigidité et qu’il appelle ça la « solidité ». Ce n’est pas un hasard s’il parle desolidité. C’est quand même l’héritier de Galilée, lequel avait mis au même plan que l’étude dumouvement l’étude de la résistance des matériaux, donc de leur solidité. Mais justement pouréviter la force occulte, il a eu l’idée, qu’il trouve probablement juste puisqu’il l’expose, qui est,sans dire « je vais remplacer la force occulte de Galilée par autre chose », mais de fait c’estça qu’il fait, c’est certainement ça qui l’a motivé, il a eu une conception différente de larésistance des matériaux de celle de Galilée. Cette conception, elle repose non pas sur de lacolle, mais sur une résistance supposée infinie des atomes. C’est-à-dire une résistance à ladéformation, au mouvement et à tout. Ils sont infiniment durs, infiniment solides. Comme pourlui solidité c’est impénétrabilité et rigidité, on voit bien ce que ça veut dire. Ils sont infinimentdurs et il dit « il n’y a pas à comparer leur dureté, dire qu’ils sont plus durs que le diamant, oumoins durs que le diamant, ça n’a pas de sens ». Leur solidité, leur dureté est infinie et cen’est pas l’expérience, nos sens, etc. qui vont nous dire comment expliquer la résistance des

matériaux et encore une fois c’est un point fondamental à cette époque, ce n’est pas parl’observation, par l’expérience que nous le saurons, autrement dit c’est anti-galiléen aupossible puisque le testament de Galilée, Son discours sur les deux grands systèmes dumonde, part de : « Vous voyez, Seigneur, nous sommes dans ce magnifique Arsenal et puisnous avons vu, quelqu’un qui nous avait dit, qu’on ne pouvait pas faire des poutres aussigrandes qu’on voulait, etc., il faut expliquer ça ». Donc lui, il l’explique, c’est un peu un retourd’ailleurs à l’atomisme grec, un atomisme logique dans lequel on part de principes, enl’occurrence totalement invérifiables et pour cause, sur les atomes, c’est d’ailleurs ce qui seragênant, on peut faire toutes les hypothèses qu’on veut puisqu’on ne peut rien vérifier, toutevérification est le résultat des conséquences. Pour éviter la force occulte, Gassendi, lui,n’hésite pas à penser que la résistance des matériaux vient de ce que les atomes sont eux-mêmes infiniment résistants et qu’il y a plus ou moins de points de jeu entre eux, leurdisposition les uns par rapport aux autres fait que les corps sont plus ou moins résistants.

Vous voyez que c’est beaucoup moins riche que l’idée de quelque chose qui attirerait lesatomes, corpuscules pour parler comme Galilée, entre eux, donc c’est une régression d’unecertaine façon. D’ailleurs Huygens qui adopte la même théorie s’étonne devant Leibniz, dont je vais parler dans un instant parce que c’est quand même la grande figure avec Newton duXVIIe siècle, que Leibniz puisse voir dans cette solidité, cette rigidité des atomes, un miraclepermanent. Quand il dit un miracle permanent c’est ironique. Pour Gassendi il ne peut pas yavoir de miracle à ça puisqu’on ne peut pas faire autrement, sinon on en revient à la forceocculte. Pour lui la physique ou en tout cas la science, c’est d’étudier les changements quisont produits par le chocs des atomes les uns sur les autres, compte tenu de leur solidité,impénétrabilité, rigidité et insécabilité évidemment, la seule chose qu’il faut déterminerévidemment ce sont les lois exactes du mouvement de ces corpuscules, puisque tout estcorpuscules et mouvement, contrairement à ce que dira Descartes à peu près à la mêmeépoque, où tout est figure et mouvement. Je ne parlerai pas de Descartes aujourd’hui parceque beaucoup de gens dans cette assemblée doivent en savoir cent fois plus que moi surDescartes et ensuite dans mon schéma de désubstantialisation il n’apparaît pas commeessentiel. Il l’est certainement, de toute façon Newton est en réaction contre Descartes, maisça m’a paru plus commode de laisser le cas de Descartes à part.

Ce que découvrent Gassendi et surtout Huygens à cette occasion, ce sont des lois, commepar miracle, ce sont des lois de conservation. Autrement dit, il s’agit d’expliquer ledéplacement de corps qui sont identiques à eux-mêmes, mais avec une qualité en plus, ondirait « propriété » aujourd’hui en physique moderne, qui est leur impénétrabilité, rigidité etcompte tenu de ça il faut trouver les lois du mouvement. Et si on sait ça, on sait tout sur lanature, en principe. Ce à quoi ils aboutissent, c’est à décrire la manière dont se produisent leschocs, puisque c’est leur seule possibilité pour qu’il y ait du changement, c’est qu’il y ait chocentre ces atomes. Dans ces lois, ils en découvrent deux, qui sont la loi de conservation, de cequ’aujourd’hui nous appellerions l’énergie, mais elle s’appelle la force vive à l’époque, et de la

quantité de mouvement. Effectivement, la quantité de mouvement, je rappelle rapidementpour ceux qui l’auraient oublié que c’est, c’est pas vraiment la quantité de mouvement ça c’estune spécialité française de l’appeler comme ça, en fait c’est ce que les anglais et les

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allemands appellent « impulsion » : Impuls en allemand et impulse en anglais. Cetteimpulsion n’a pas été formalisée totalement par Galilée, qui avait l’idée de ça via lemomentum. Elle sera formalisée rigoureusement par Newton à la génération d’après, endisant que c’est le produit d’un coefficient massif, la masse, par la vitesse. On sent bien quel’impulsion et d’autant plus forte que le corps a une vitesse plus grande et qu’il a une masseplus forte. Il représente une quantité de matière plus forte. De là à parler de quantité de

mouvement comme nous le faisons, il faut mettre quantité-mouvement parce que ça n’est pasune quantité ni un mouvement. Le mouvement n’est d’ailleurs pas vraiment quantifiable.

Ils aboutissent à quelque chose d’essentiel, c’est pour ça que bien qu’ils ne soient pas dans lalignée de ce qui va suivre, je parle d’eux. Ils aboutissent à ce chaînon qui va de l’identité elle-même de la matière, qui est totalement substance et rien d’autre et qui ne peut pas produired’autres choses que des chocs, à la constance au cours du temps de certaines grandeursplus abstraites que la matière. Mais plus abstraites c’est encore à voir, parce que les atomes,pour eux, c’est quelque chose de très abstrait, c’est une construction de l’esprit. Vous voyez làse transporter en somme la substance ou la substantialité de la matière elle-même aux loisqui régissent le mouvement de la matière, car dans un cas la matière c’est ce qui subsiste, cequi reste identique à soi-même et de là on passe sans difficulté, c’est très facile à voir enlisant Huygens, à l’idée que quelque chose se conserve, qui n’est pas forcément la matière,quelque chose d’abstrait : l’énergie, la quantité de mouvement, etc. se conserve. Donc on voit

que la substantialité, qui, il faut bien le dire, est une notion absolument essentielle, parce quedans le désordre de nos sensations et de nos représentations du monde, il faut bien qu’il y aitquelque chose qui reste constant, eh bien c’est avec Huygens que se fait quelque chosed’essentiel selon moi, où on passe de la substantialité de la matière elle-même à lasubstantialité de quelque chose qui est lié à la matière mais qui n’est pas la matière elle-même et qui est plus abstrait que la matière, en l’occurrence l’énergie et la quantité demouvement. Euler, plus tard, dans son cours sur la science de la nature, expose les théoriesde ses prédécesseurs. Il dit : la science de la nature ne consiste en rien d’autre que montrerdans quel état étaient les corps au moment où tel changement est intervenu et à montrerensuite que compte tenu de leur impénétrabilité et de leur rigidité, le changement qui estintervenu était le seul qui pouvait intervenir. Donc on voit là naître en même temps l’idée d’undéterminisme. C’est-à-dire il faut repérer dans quel état se trouve, si on assiste à unchangement ou un mouvement, il faut repérer dans quel état se trouvait le système matériel,

corpusculaire, avant le changement et puis ensuite montrer que compte tenu de leurimpénétrabilité et rigidité, qui est la contrainte essentielle, eh bien le changement qui s’estproduit est le seul qui pouvait se produire. Tout ça est assez subtil et reste en fait en toile defond de tout ce que nous pensons sur la science. Euler, toujours, dit : la science doit obéir auprincipe suivant : la cause de tous les changements que subissent les corps se trouve dans lanature et les qualités des corps eux-mêmes. Alors ça, c’est un point subtil et important parceque la cause, elle est dans les corps eux-mêmes, on est encore loin de l’idée que la cause duchangement, du mouvement, ça puisse être une force qu’on applique, comme nous disons, àun corps. La cause du changement, du mouvement, elle se trouve dans la nature et la qualitédes corps eux-mêmes, donc c’est inhérent à la matière. De ce point de vue, l’étude dumouvement et la manière dont la science, la physique, etc., tout ça est expliqué trèsclairement chez Euler, l’étude du mouvement ça sert essentiellement à déterminer lescaractéristiques des corps. Il faut arriver à comprendre pourquoi les mouvements sont cequ’ils sont réellement et que par ailleurs, la cause du mouvement, elle est inhérente à lamatière, elle est à l’intérieur des corps, eh bien du mouvement on peut probablementremonter, de la constatation du mouvement, à condition d’avoir justement une théorie de lamanière dont ça se passe, on peut remonter aux propriétés de la matière. Et ça, tout le XVIIesiècle sera dominé par cette idée, à savoir que le mouvement c’est ce qui nous indiquequelles sont les propriétés de la matière. Là aussi c’est une idée qui nous est étrange.Aujourd’hui, on ne pense pas du tout dans ces termes-là. Pour la bonne raison que l’on nepense pas que la cause du mouvement soit inhérente à la matière. Mais ce dont il faut serendre compte, des gens qui nous semblent familiers comme Galilée et, j’y viens, Newton, quisont nos grands ancêtres, ils raisonnaient dans des catégories de pensée, qui nous sont touteaussi étrangères finalement que la forme d’Aristote.

Je viens justement à Newton et au passage de cette forme de substantialisation de la matièreque l’on a dite totalement mécaniste parce que ça n’est que de la cinétique, c’est-à-dire des

mouvements et des atomes et c’est avec Newton que va s’introduire la force bien évidementet par là le dynamisme, puisque dunamis c’est le mot grec dont « force » est une destraductions.

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De même qu’avec la nouvelle pensée du mouvement qu’avait inaugurée Galilée, naît unenouvelle conception atomiste et mécaniste de la matière, eh bien de même, avec Newton quicrée une nouvelle dynamique, c’est-à-dire qui introduit des forces comme cause dumouvement, va naître une autre conception de la matière qui cette fois sera toujourssubstantialiste mais dynamique, c’est-à-dire faisant intervenir des forces. Alors que, je le

répète, chez Gassendi et chez Huygens, les choses sont plus compliquées que chez Galilée,il n’y a pas de force. C’est justement pour éviter les forces occultes qu’ils ont fait toute leurphysique.

Je dis d’abord deux mots de la force newtonienne. Parce que je suis persuadée que lamanière dont nous la pensons aujourd’hui ne correspond pas du tout à la manière dontNewton et ses contemporains la concevaient. Au départ, quand il commence à réfléchir,Newton se situe dans la continuation de ses prédécesseurs Gassendi et Huygens, d’ailleurs ilentretient avec Huygens de bons rapports, il dit quelque part : Huygens est le seul qui, je nesais plus trop quoi, et donc sa stratégie c’est la même que la leur, c’est-à-dire utiliser l’étudedu mouvement et des changements de mouvements pour connaître les caractéristiques de lamatière. Donc, il reprend leur programme stratégique. Pour lui, la force, en ceci il est vraimentcontemporain de Huygens, je pense que pour lui, la force est l’expression d’un pouvoir. Alorsqui dit « pouvoir » frôle un peu le bûcher quand même, ça tend vers les forces occultes, nous

ne dirions plus aujourd’hui, sauf que dans les cours de récréations avec les Superman, HarryPotter, etc., les pouvoirs ont repris de la vigueur. Pour lui, il parle de pouvoir, et c’estl’expression d’un pouvoir qui relie les corps, donc la matière, entre eux selon leur natureinterne et leurs positions respectives et leurs états de mouvement respectifs. Quand je dis leschoses comme ça ce n’est peut-être pas clair et j’espère vous faire comprendre ce que jeveux dire en présentant la manière habituelle de présenter la force de Newton.

D’habitude on dit que la force, alors tout vient de la fameuse relation F=ma, m pour ceuxqui ont plus de 60 ans, mais F = ma depuis au moins 30 ans dans l’enseignement secondaire,c’est-à-dire que la force est égale à la masse, un coefficient de masse, multipliée parl’accélération, ou encore et c’est ça qui est dit explicitement aussi dans les Principia deNewton, je vais le dire rapidement, l’accélération c’est la dérivée de la vitesse par rapport autemps, donc la force c’est la masse que multiplie la dérivée de la vitesse par rapport au

temps, comme la masse ne varie pas dans le temps, c’est ce qui se perpétue, etc. et qui nebouge pas, c’est aussi la dérivée par rapport au temps du produit masse – vitesse, et ceproduit masse – vitesse c’est ce que Newton définit comme impulse, momentum, que nousappelons « quantité de mouvement » à tort. Donc la force dit-on, quand on le dit comme çac’est déjà très bien, c’est ce qui produit une certaine variation d’impulsion, pour ne pas utiliser« quantité de mouvement », pendant un certain temps. Donc une force, appliquée pendant uncertain temps produit une certaine variation de la « quantité de mouvement » : dmv/dt pourutiliser les notions différentielles que Newton n’utilisait pas d’ailleurs. Donc la force est ensomme définie par le type de changement de mouvement, le « d » de l’impulsion qu’elleproduit pendant un certain temps, dt, or chez Newton, les choses ne se présentent pascomme ça. Pour Newton, la force est un pouvoir et quand nous disons ça nous pensonsimplicitement et explicitement que la force est appliquée au corps, c’est ça qui lui produit unchangement de mouvement et que ça ne provient en aucune façon du corps lui-même, c’estqu’on lui applique une force et ça l’oblige à changer son impulsion. Et chez Newton, c’est toutà fait différent quand on lit bien les textes. Chez Newton, la force c’est l’expression d’unpouvoir et il emploie lui aussi un mot, mais on sait bien que Newton n’avait pas peurd’alchimie et de l’occultisme, qui appartient à une autre tradition, c’est l’expression d’unpouvoir qui lie les corps entre eux en raison, à proportion, selon leur nature, la nature descorps, on pourrait y mettre la masse là-dessous pour nous, mais on n’appelle pas la masse lanature du corps, selon donc leur nature interne, selon la matière, et ajoute-t-il, ce qui nous faitretomber dans la tradition rationaliste, leurs positions respectives et les états de mouvementrespectifs, c’est-à-dire selon qu’ils sont ici ou là une même force appliquée produira tel ou telchangement d’impulsion, ou selon leurs dispositions géométriques relatives ça produira tel outel effet. Mais pour Newton, la fameuse relation, la deuxième loi de la dynamique F=ma doitêtre lue dans le sens inverse de celui dans lequel nous la lisons aujourd’hui. Pour nous c’estce qui définit la force et pour Newton ce n’est que l’expression d’un pouvoir qui est dû à despropriétés internes à la matière. C’est parce qu’ensuite tout ça a été fortement réélaborée au

XVIIe et au XVIIIe siècle, puis au XIXe siècle, et que pour les besoins de l’enseignement c’estbeaucoup plus simple de présenter les choses, et d’ailleurs beaucoup plus conforme à cedont on s’est aperçu par la suite, que nous l’enseignons comme ça. Pour Newton ce n’était

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pas ça. On ne peut pas dire que Newton a vu juste en pensant faux, ce serait totalement fauxde dire ça. Mais Newton est encore dans cette tradition dans laquelle les corps ont un pouvoir.La force c’est l’expression d’un pouvoir de ces corps. Aujourd’hui encore, le mot pouvoir, avoirdes pouvoirs, c’est un mot qui est exclu du langage des adultes raisonnables, scientifiques,rationnels etc., et qui ressurgit, parce que je n’ai pas souvenir que dans mon enfance on aitparlé de pouvoir, mais qui ressurgit très fortement aujourd’hui d’une façon pour qui caresse

les enfants dans le sens du poil.De ce que Newton est encore dans la tradition des pouvoirs inhérents aux corps, résulte uncertain flou dans la définition de la force qui a été abondamment commenté. D’abord Newtondistingue dans les Principia, qui sont donc son œuvre principale, deux types de force. Je vaisdire lesquelles dans un instant, mais il ne donne pas de définition de la « force », on peut direqu’il est très rusé, qu’il sent bien qu’il faut rester dans le flou de manière à laisser toutes lespossibilités ouvertes, il ne donne pas de définition du mot force qui permettrait de comprendrepourquoi les deux types de force qu’il présente doivent obligatoirement porter le même nom,pourquoi il s’agit dans les deux cas de la même chose. La première force, je vais le dire enlatin parce que c’est écrit en latin et que les problèmes de traduction -non pas du mot vis,c’est pas ça qui fait problème, mais des adjectifs qui vont avec. Donc il y a deux forces, la visinsita et la vis impresa. La vis insita, c’est-à-dire celle qui est dans le site, in situ dirions-nousen latin de cuisine, c’est, définition donnée par Newton lui-même, le pouvoir. Je dis bien

pouvoir de résistance par lequel chaque corps persévère autant qu’il est en lui de le faire, jesouligne là aussi, dans son état actuel de repos ou mouvement uniforme en ligne droite. C’estce que nous appelons ou ce qu’on pourrait appeler la force d’inertie… si le mot force d’inertiedans la physique après Einstein c’est absolument impossible de l’employer. Donc si jamais onvous a bourré le crâne avec des trucs pareils, oubliez parce que l’enseignement est toujoursun petit peu en arrière de l’avancée de la science, c’est normal et d’ailleurs heureusement.Donc la vis insita, la force qui est dans le site, et bien c’est un pouvoir de résistance par lequelchaque corps persévère, donc il a le pouvoir de persévérer, c’est l’énoncé du principe d’inertieça, à savoir : tout corps sur lequel rien n’agit persévère dans son état de mouvement ou derepos rectiligne uniforme. Donc c’est un pouvoir de résistance par lequel il persévère autantqu’il est en lui de le faire, donc c’est bien en lui que tout ça réside, dans son état actuel demouvement ou de repos uniforme en ligne droite.

Quant à la vis impresa, qui est imprimé, impresa, c’est, je cite Newton, l’action, oncomparerait à pouvoir, exercée sur un corps qui a pour effet de changer son état de repos oude mouvement uniforme rectiligne. Ce qui est la seconde loi de Newton, le principefondamental de la dynamique dont la première loi de Newton, qui est le principe d’inertie, n’estqu’un cas particulier parce que si aucune force imprimée n’est appliquée, il continue, dans cecas-là il n’y a pas de changement, puisque la vis impresa, c’est l’action exercée sur un corpsqui a pour effet de changer son mouvement. La raison pour laquelle d’ailleurs les exégètes unpeu soigneux de Newton présentent la force chez Newton d’une façon tout à fait différente decelle qu’on croit - parce que ça a été une ré élaboration secondaire - être chez Newton, alorsque ce n’est pas chez Newton où finalement tout est réduit à une force imprimée. Pour nous iln’y a que ça qui compte. En fait, je ne sais pas si ceci nous vient d’Einstein ou pas, si c’est lafaute à Einstein ou pas, mais le fait est qu’Einstein, c’est quand même lui qui en 1916,longtemps après Newton, a réussi ce tour de force qui consiste à ce qu’il n’y ait que desforces appliquées, que des forces imprimées, impresa. Parce que pour Einstein, il résout unproblème qui avait longtemps gêné Newton, il s’attaque à un problème qui avait longtempsgêné Newton et qui l’a gêné lui aussi jusqu’en 1916, qui est celui de la gravitation. Parce queparmi les forces imprimées que cite Newton, il y a la force de gravitation. Vous savez que lesPrincipia de Newton, c’est les principes mathématiques de la philosophie naturelle, il y a unepremière partie qui est destinée à proprement parler aux principes de la philosophie naturelle,qui sont les trois principes fondamentaux de la dynamique et leurs diverses applications,explications, conséquences et corollaires et puis il y a une deuxième partie qui est l’état dumonde, c’est-à-dire la description du système solaire puisque le monde à ce moment-là seréduit à ça, dans lequel, reprenant les idées coperniciennes, de Kepler, Galilée, etc., d’abord ilfait tourner la Terre et les planètes autour du soleil et il trouve que puisque précisément, c’esttoujours la même idée, que le mouvement est un indice de ce qui se passe réellement. Etbien à partir du mouvement tel qu’il a été observé très minutieusement par Kepler, qui amême décrit les orbites et la manière dont elles sont parcourues, Newton remonte à la force

qui les produit. C’est-à-dire à la propriété du corps qui les produit, sauf que là c’est uneespèce d’intermédiaire puisque cette force, la gravitation, elle n’est pas dans le corps, elle estimpresa, elle est plus que pas dans le corps, la gravitation c’est une force d’attraction à

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distance, ce qui pose d’autres problèmes. Ayant repris ce problème, Einstein aboutit à l’idéequ’en fait il n’y a pas de vis insita, c’est-à-dire de force d’inertie, de pouvoir de résistance parlequel chaque corps, etc., que ce fameux pouvoir ce n’est autre que la force de gravitation. Etça c’est absolument génial parce que jusqu’en 1916 on vivait sur l’idée qu’il y avait un certainpouvoir dans la matière, quelquefois on plaçait ce pouvoir dans l’espace, il résistait à lamatière ou la matière résistait à l’espace, ce n’était pas très clair. En fait cette vis insita, on a

eu raison, finalement, de l’éliminer et de ne présenter la force newtonienne que comme unevis impresavis insita-vis inpresa.

Donc exit le pouvoir en 1916 puisque ce qui était le reste de pouvoir de la matière n’est en faitdû qu’à une force comme les autres, elle s’exerce à distance, mais à l’époque, en 1916, onavait réglé le problème, je vais dire dans un instant comment, il n’y a que des forcesimprimées, exercées sur des corps, y compris la vis insita qui n’est que de la gravitation, carce que montre la relativité générale, c’est que gravité et inertie sont une seule et mêmechose, plus exactement ce sont deux faces de la même propriété.

J’ai dit, il y a un instant, qu’il fallait pour comprendre ce qu’est la matière pour Newton, dire ceque c’est une force et je crois l’avoir suffisamment démontré. Ce qui a été aussi clair dans ceque j’ai dit, c’était que pour Newton la force est quelque chose qui lie les corps entre eux,parce que j’ai dit et puis ensuite je l’ai explicité, la force pour Newton c’est l’expression d’un

pouvoir qui relie les corps entre eux, les corps, c’est-à-dire la matière, entre eux selon leurnature et leurs mouvements respectifs. C’est une possibilité pour comprendre une certainedynamique, pour mettre en scène une certaine dynamique, mais ce n’est pas la seulepossible, car justement tout le XVIIe siècle a été occupé par la querelle Leibniz-Newton sur lanature de cette force, car c’est pas tout d’avoir introduit le mot force avec toutes lesambiguïtés que ça comporte, encore faut-il préciser de quoi il s’agit. Si Newton et Leibniz sontd’accord sur une chose, c’est l’idée, contre Descartes, que tout ne peut pas s’expliqueruniquement en termes mathématiques et arithmétiques, c’est-à-dire par figure et mouvement.Ça c’est une première idée qu’ils ont en commun. Tous les deux se sentent obligés, pourexpliquer le monde tel qu’il va, d’introduire une force, seulement, ils ont des conceptionsradicalement différentes de ce qu’est une force. Pour Newton, c’est une chose qui lie lescorps entre eux, pour Leibniz c’est une émanation. Dans tous les cas ils pensent que c’est unpouvoir de la matière, l’expression de ce pouvoir. Relier les corps pour Newton et pour Leibniz

c’est quelque chose qui émane du corps et agit au gré des rencontres qu’il fait, etc.Pour Leibniz, qui est férocement opposé à Newton, mais finalement Newton aura sa peau ausens propre du terme, l’élément ultime n’est pas l’atome, muni d’un certain pouvoir de liaisonavec d’autres atomes, mais c’est une unité particulière indécomposable, tout comme l’atomed’ailleurs, sans étendue, là la question n’est pas tout à fait claire pour comparer aux atomesparce que ce n’est pas très clair de savoir si les corpuscules ont ou non une étendue chezNewton, mais en tout cas, source, au sens de robinet, source de force et cette force estconçue comme un pouvoir émis. Il y a émission de pouvoir, alors que chez Newton il y atransmission, transfert de pouvoir d’un corps à l’autre, liaison par un pouvoir, pouvoir de lier.Vous savez comment Leibniz appelle ça, il l’appelle une monade. Et la monade est pureactivité. Elle n’a pas d’extension, elle est indécomposable, etc., d’ailleurs Leibniz dit en termespropres : la substance « c’est la matière à l’époque », est un être capable d’action, une forceprimitive.

Au XVIIe siècle, on a cette situation. On est d’accord sur le fait qu’on ne peut pas accepterune substantialisation complète de la matière, qu’il faut quelque chose de plus, qui est uneforce. Les deux principaux ne sont pas d’accord sur ce qu’est cette force, mais ils sontd’accord sur la nécessité de cette force.

J’ai essayé de montrer que cette force qu’elle soit chez Leibniz ou Newton, est en fait unerésurgence de la forme aristotélicienne. Pourquoi ? Parce que Newton, il n’a pas peur desforces occultes, on le sait, mais bien qu’il n’ait pas peur des forces occultes, la cohésion de lamatière qui n’est pas une de ses préoccupations principales, qui est quand même unepréoccupation, il l’explique à l’aide des forces dont il dit qu’il ne sait pas, de même quel’attraction aussi bien connue : « hypotheses non fingo » je laisse aux autres de dire ce qu’estcette attraction, etc., de même il introduit des forces pour expliquer la cohésion de la matière.

Ce qui est curieux d’ailleurs, c’est que chez Galilée, il y avait la science du mouvement et lascience de la résistance des matériaux, les deux sciences nouvelles. Chez Newton, il y a legrand oeuvre qui ne concerne que le mouvement, les lois du mouvement puis l’application à

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la gravitation universelle et puis à côté, il y a un ouvrage qui s’appelle l’Optique qui est doncune autre science, qui occupe la même place que la science des matériaux chez Galilée,c’est-à-dire qui permet de comprendre le monde, donc la matière, en ajoutant quelque choseau mouvement. Newton dit : tout cela bien considéré, il me paraît très probable que Dieuforma au commencement la matière, il dit ça c’est dans les fameuses questions qui sontajoutées à l’Optique de Newton, laquelle Optique est un traité absolument remarquable, génial

tout ce que vous voudrez, mais ce qui est encore plus génial ce sont les questions qui sontposées à la fin sur le mode interrogatif négatif : « n’est-il pas vrai que », etc. et après avoirposé je ne sais plus combien de questions (45 ?, 46 ?) il termine par : Tout bien considéré, ilme paraît très probable, alors là ce n’est pas « n’est-il pas vrai », que Dieu forma, aucommencement, la matière de particules solides, pesantes, dures, impénétrables, mobiles, detelles grosseurs, figures et autres propriétés, en tel nombre et en telle proportion à l’espace,qui convenaient le mieux à la fin qu’il se proposait. Par cela même que ces particulesprimitives sont solides et incomparablement plus dures qu’aucun des corps qui en sontcomposés et si dures qu’elles ne s’usent et se rompent jamais, rien n’étant capable, suivant lecours ordinaire de la nature, de diviser ce qui a été primitivement uni par Dieu lui-même. Tantque ces particules restent entières, elles peuvent former des corps de même essence et demême contexture et si elles venaient à s’user ou à se briser, l’essence des choses qui dépendde la structure primitive de ces particules changerait infailliblement […]

Ce que je vous lis est la conclusion. Ce sont essentiellement des questions d’alchimie : «n’est-il pas vrai que quand on mélange le mercure avec, etc. », mais il en fait aussi desquestions avec : « n’est-il pas vrai que la matière est faite d’atomes ? » « N’est-il pas vrai quela lumière agit comme ceci ou comme cela ? En étant là dans justement ce que la sciencepositiviste a refusé de regarder pendant des siècles, à savoir le lien avec l’alchimie. « L’eau etla terre composées de vieilles particules usées ou de fragments de ces particules ne seraientplus cette eau et cette terre primitivement composées de particules entières. Il me sembled’ailleurs que ces particules n’ont pas seulement une force d’inertie, (c’est le mot qui a étébanni maintenant de l’enseignement à juste titre, c’est le vis insita) d’où résultent les loispassives du mouvement, mais qu’elles sont mues par certains principes actifs (Alors ça, c’estécrit en anglais l’optique, c’est une science moins importante que celle du mouvement, parconséquent on utilise une langue vernaculaire, et le mot c’est vraiment certains « principesactifs », principes c’est un mot qui en principe n’existe plus en physique depuis Galilée

puisqu’on a répudié la physique aristotélicienne, principe c’est aussi un mot de l’alchimiethéorique) par certains principes actifs tel que celui de la gravité, celui de la fermentation,celui de la cohésion des corps. Je considère ces principes non comme des qualités occultesqui résulteraient de la forme spécifique des choses, mais comme des lois générales de lanature par lesquelles les choses mêmes sont formées. Ces sortes de qualités occultesarrêtent les progrès de la physique – et c’est pour ça que les philosophes modernes les ontrejetées, dire que chaque espèce de chose est douée d’une qualité occulte particulière parlaquelle elle agit (c’est l’histoire de la vertu dormitive de l’opium ça) et produit des effetssensibles, c’est ne rien dire du tout, mais déduire des phénomènes de la nature deux ou troisprincipes généraux de mouvement, ensuite faire voir comment les propriétés de tous lescorps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pasdans la science bien que les causes de ces principes demeurassent cachées. Aussi n’ai-jepas hésité d’exposer ici divers principes de mouvement puisqu’ils sont d’une application fortgénérale, laissant à d’autres le soin d’en découvrir les causes.

Si maintenant je compare cette force à la forme aristotélicienne, pour Newton et pour Leibnizaussi, la matière contient un pouvoir et à côté de la matière brute, inerte, etc., qui existe àcôté et en même temps que la matière brute, et qui donne aux phénomènes la forme qu’ilsont, puisqu’il faut une force de fermentation, une force de gravité, etc., Il existe un pouvoirinhérent à la matière et qui donne leur forme aux phénomènes. Alors si je me souviens quematière c’est la traduction déformée de ousia, que ousia c’est la combinaison indissociable dela matière brute, dirions-nous aujourd’hui, et de la forme eidos qui est le principe actif, et bien j’ai du mal à résister à l’idée que la force de Newton ne soit pas une forme de réactivation dela forme d’Aristote. On ne peut pas expliquer le monde rien qu’avec de la matière brute. On abesoin d’autre chose. C’est comme ça qu’Aristote introduit la forme qui est le principe actif etc’est comme ça que Newton introduit la force comme action, principe actif. N’est un pouvoirqu’est la force insita qui d’ailleurs est assez mystérieuse, mais la force même, s’il a fallu

attendre Einstein pour que toutes les forces ne soient que des forces imprimées, chezNewton il y a quand même cette idée que les autres forces sont un peu mystérieuses et quela seule vraie force pour Newton, s’il avait pu, il aurait bien aimé tout réduire à des forces de

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contact. Et le fait que cette force soit un lien qui unit les corps au-dessus des abîmes commea dit dans je ne sais plus quel poème Tennyson je ne sais pas trop qui, et bien ça c’est un pis-aller, de toute façon il faut une force qui est un principe actif. Pour éviter d’avoir recours auxforces occultes, certes Newton est un alchimiste, mais c’est un alchimiste extrêmementintellectualiste, il sait très bien que le mot force–occulte ne dit rien, il le dit explicitement, j’aicité la vertu dormitive de l’opium à ce propos, il est obligé de rétablir à l’intérieur de la

substance ou de la matière une dualité matière brute - je suis obligée d’ajouter brute - forcequi est en somme le pendant de la forme, j’en suis maintenant quasiment persuadée, chezAristote.

Je vais être obligée de m’arrêter pour ne pas déborder trop. Je voudrais simplement dire deuxchoses. J’aurais voulu développer à partir de cette idée de la force chez Newton, qui est unpouvoir de la matière mais qui lie les corps ensemble, c’est de là qu’est née l’idée de champ.La forme de force préconisée par Leibniz n’a pas eu de succès pour une raison bien simpled’ailleurs, c’est que la théorie de Leibniz est incompatible avec la théorie de la relativité, àsavoir, il existe des points de vue équivalents sur le monde, ce qui est d’ailleurs le fondementde l’objectivité de la science, pour lui, il y a un seul point de vue, c’est celui de Dieu quereflètent les monades, etc. Il n’y a nulle part l’équivalence des points de vue. Et de ce point devue-là ça ne pouvait faire que fausse route, c’était voué à l’échec, étant donné que la fameusecoupure épistémologique dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est qu’il existe des points de vue

équivalents, c’est le principe de la relativité énoncé par Galilée. Toujours est-il donc que pourcette raison, c’est le type de force newtonienne qui l’a emporté, mais est restée la gêneprocurée à Newton, par le fait que cette force était à distance et vous savez, ou je vous lerappelle, cette histoire de force agissant immédiatement à distance qui sent quand même unpeu le brûlé a été résolue par l’invention d’un des concepts majeurs, on peut même dire leconcept majeur de la physique à partir du milieu du XIXe siècle, qui est le concept du champ.Un champ, c’est évidemment un mot emprunté au langage courant, mais qui a unesignification bien particulière, c’est que la matière produit une modification de l’espace autourd’elle. Certes il y a encore là l’idée d’un pouvoir, mais ça ne produit aucun effet s’il n’y a pasun deuxième corps qui va ressentir cette modification de la matière à l’endroit où il se trouve.Et voici comment est résolue la difficulté qui consistait à penser que la terre agit là où ellen’est pas, au niveau de la lune, et inversement d’ailleurs, et que c’est pour ça que la lunetourne autour du soleil. Vu du point de vue du champ, la terre, si elle était seule, produirait une

modification de l’espace, mais insensible, c’est-à-dire en somme rien d’un certain point de vuesi on considère l’espace comme un réceptacle vide, une boîte dans laquelle on met leschoses, comme j’ai dit qu’on pouvait le considérer la dernière fois. Mais s’il y a un deuxièmecorps, à juste titre pour s’attirer il faut être deux, il est sensible à cette modification del’espace. Et la forme de « ressentiment » qu’il a de cette modification de l’espace, c’est sousla forme de force d’attraction. La difficulté de l’action instantanée et à distance a été résolue,ça a mis plus d’un siècle, par l’introduction du concept du champ. Mais vous voyez bien quece concept du champ nécessite qu’on soit deux comme dirait Faraday, c’est-à-dire qu’il valideen fait la conception de la force à la Newton. De là à penser, ce qui a été le cas à la fin duXIXe siècle, à partir du moment où on a introduit le concept du champ, la manière dont laphysique s’est représenté la matière et le monde c’est de façon duale, une dualité matière -champ. La matière produit le champ et est sensible au champ. Elle a les deux fonctions, doncce n’est pas aussi « émanatoire » qu’on pourrait le croire, quand j’ai dit qu’elle produit unedéformation de l’espace. La physique du XIXe siècle s’est développée à partir de 1830 surl’idée qu’il y avait une interaction entre le champ et la matière, c’était le jeu des interactionsentre le champ et la matière, la matière produisant le champ, le champ agissant sur lamatière, etc., indéfiniment, qui faisait le monde tel qu’il est.

Vous voyez que déjà la matière est considérablement « désubstantialisée » puisqu’il lui fautau moins le champ ou la force, c’est la même, chose finalement, pour pouvoir expliquer lemonde, pour tenir même puisque, c’est le problème de la cohésion qui est en jeu là-dedans. Ala fin du XIXe siècle, devant les progrès de la désubstantialisation de la matière, certainsphysiciens, et non des moindres, se sont demandés, si finalement tout ne serait pas champ,autrement dit si on ne pouvait pas se passer de la catégorie de matière, c’est-à-dire un grain,une matière ce serait une concentration très forte de champ, cette idée vient aussi du faitqu’on démontre en théorie du champ, c’est mathématique, c’est un théorème mathématique,qu’au voisinage d’une particule, d’un corpuscule, d’un atome, tout ce que vous voudrez, le

champ donne exactement les caractéristiques de cette particule, c’est-à-dire s’il s’agit d’unchamp électrique sa charge est électrique, s’il s’agit d’un champ de gravitation, on en est venuà parler comme ça, sa masse gravitationnelle, etc. Des gens comme Lorentz, un des grands

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pontes de la physique au début du XXe siècle, ami d’Einstein beaucoup plus vieux, maisayant compris qu’il fallait prendre un tournant, a, lui, montré comment on pouvait construire lemonde, il a imaginé un monde dans lequel tout ne serait que champ. Il n’est pas le seul, il y aun certain Gustave Mick ( ?) dont la postérité n’a pas retenu le nom, mais qui pensait aussiqu’on pouvait expliquer la masse matérielle en termes de champ. Au moment où Einsteinapparaît la matière a presque disparu. En fait elle n’a pas disparu du tout car simultanément

est monté en puissance un courant qu’on a appelé énergétiste, j’ai parlé de l’énergie en disantque c’est une loi de conservation, que Huygens avait découvert une loi de conservation, d’unegrandeur, etc. qu’aujourd’hui nous appellerions énergie, je ne vais pas faire l’historique del’énergie d’autant que, ce qui est extraordinaire c’est que force et énergie dans toutes leslangues européennes ont été synonymes pendant très longtemps - jusqu’en 1854 exactement- et après on a fait la séparation entre force et énergie, mais l’énergie qui est ce qui seconserve, ça c’est justement comment elle a été définie en 1854 par Helmholtz, qui a définil’énergie comme ce qui se conserve pour un système isolé dans toutes ses transformationsau cours du temps, c’est une grandeur abstraite, qu’on peut calculer d’une certaine façon, il ya des règles pour ça, mais cette grandeur, elle se conserve pour un système isolé. PourHelmholtz, qui était tout autant biologiste que physicien, c’était un principe d’unité, c’est-à-direque justement, vous voyez bien que toute cette matière ce n’est que de la matière inerte et àcôté il y a la matière vivante et ce que cherchait à retrouver Helmholtz c’était une certaineunité de la matière vivante et de la matière inerte, matérielle. Il avait énormément fait d’études

de biologie, d’études de perception, d’ailleurs l’exposition aux origines de l’abstraction qui alieu en ce moment à Orsay retrace les liens qu’il y avait entre ces études de physique à la findu XIXe siècle et les études des peintres, tout tourne autour de la lumière et de la matière etdonc de la manière dont la science explique ces choses-là. Helmholtz, lui, définit l’énergiecomme quelque chose qui se conserve. A partir de ce moment-là, il y a eu tout un couranténergétiste pour dire que la matière ça n’existe pas, puisque ce qui se conserve et donc cequi existe, qui subsiste, au sens où ça tient et ça se conserve, c’est l’énergie. Toute lasubstantialité du monde est réfugiée dans l’énergie. Comme le champ transporte aussi del’énergie, pour agir d’un endroit à un autre, ça correspond à un transport d’énergie, les deuxcourants se sont fusionnés pour penser qu’effectivement il n’y avait pas de matière, que lamatière avait disparu. En tout cas il y avait une forte tentation pour que la matière ait disparu.Alors ça a fait crier d’horreur les matérialistes dont Lénine au premier chef, le fameuxMatérialisme et l’empiriocriticisme de Lénine est écrit en réaction aux positions philosophiques

dérivées des recherches mêlées de positions philosophiques d’un certain nombre de savantspour qu’on n’oublie pas la matérialité des choses.

En fait peut-être plus important que matérialisme et empiriocriticisme qui était très bien pourmettre les choses au point dans la tête des militants de l’action révolutionnaire, mais qui n’apas eu une grande importance en tant que directive pour faire avancer la science, pourprendre une expression courante, ce qui a fini par redonner un sens à la matière c’est lafameuse relation E=mc2 d’Einstein, conséquence de sa reformulation du principe de relativitéavec quoi tout a commencé, puisque je vous ai dit que c’était là que ça commençait avecGalilée, qui dit qu’il y a équivalence entre l’énergie et la matière, c’est-à-dire en effet ce sontdeux choses qui se conservent, mais c’est tantôt l’une, tantôt l’autre, c’est-à-dire que lamatière peut se transformer en énergie et l’énergie en matière, mais que le complexematière–énergie est ce qui se conserve. Donc de nos jours, la substantialité du monde c’estl’énergie–matière pour un physicien, à vrai dire matière ce n’est pas un concept alorsqu’énergie en est un, ne serait-ce que parce que l’énergie est une grandeur abstraite et estsusceptible d’une mesure, alors que matière, sauf quand on parle de quantité de matière,mais on ne dit pas, eh bien on ne sait pas de quoi on parle. Alors qu’au moins avec l’énergieon inclut cette force, cette forme aristotélicienne qui n’arrivait pas à trouver sa place dans laphysique du XVII et XVIIIe siècles.

Je n’ai pas démontré E=mc2 comme je m’étais vantée de pouvoir le faire, si vous voulez je lemettrai sur Internet.

Question 1 : Je voudrais savoir si vous n’aimez pas les travaux de Pierre et Marie Curie. Vousne les aimez pas ?

Réponse FB : Je n’en ai pas parlé, mais je les aime beaucoup. J’ai été au lycée Marie Curie

toute mon adolescence. On est allé à l’enterrement d’Irène Joliot-Curie avec nos tabliers. Celadit, Jean-Marc Lévy-Leblond en parlera car c’est un phénomène quantique dont ils ontdécouvert une manifestation macroscopique.

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Question 2 : Le champ, par exemple un champ de gravité produit par une certaine masse,quelle est votre interprétation de la naissance du champ à partir de la masse ?

Réponse FB : Ça reste une question jusqu’à la théorie quantique parce que justement cettedualité masse–champ, matière–champ, c’est ce qu’abolira la théorie quantique, c’est-à-dire

au lieu que le monde soit fait de matière et de champ, de corpuscules et de champs, il nesera fait que d’un seul type d’objet dont parlera Jean-Marc Lévy-Leblond et pour lequel il aforgé un néologisme qui est le quanton, c’est-à-dire il y a un seul type d’objet, ça nousapparaît comme matière ou comme champ dans le monde macroscopique, il n’y a qu’un seultype d’objet. C’est dans certaines conditions ce que nous voyons apparaître a une allure dechamp et dans d’autres conditions une allure de matière, ou plus précisément d’ailleurs, parceque cette dualité, quand on la chasse par la porte elle revient par la fenêtre, certes il n’y aqu’un seul type d’objets fondamentaux, on ne fait plus la distinction à partir de 1927 entrechamp et matière, mais on a toujours des particules, on peut compter les particules enquestion, mais on ne peut pas les suivre à la trace, elles sont totalement délocalisées commel’est un champ, mais dans ces particules on distingue pour des raisons statistiques, pasuniquement, c’est lié aussi à leur spin, je lui laisse le soin d’expliquer le spin, on distinguedeux types, il y en a que deux, de ces particules quantiques, de ces quantons : les bosons, etles fermions. Les uns, les bosons, sont grégaires, ils ont tendance à se mettre dans le même

état, pas tous dans le même endroit, mais dans le même état, formant quand ils sont en trèsgrand nombre, ce nombre c’est de l’ordre de 1026, formant une onde et les fermions, eux aucontraire sont individualistes, ils ne peuvent pas être à plus d’un dans le même étatquantique, je sais bien qu’il faudrait que j’explique ce que c’est un état quantique, etc., maisdisant qu’on ne peut pas mettre plus d’un à la fois dans des cases. Les fermions, eux, quisont individualistes, dans le monde macroscopique ça donne les particules, les électrons, lesprotons, etc., ce qui nous apparaît comme des particules. La question de la production duchamp par la matière est une question qui s’est posée pendant 50 ans de 1850 à 1905, car en1905, parmi tous les articles qui ont révolutionné la physique qu’a écrit Einstein cette année-là, il en a écrit un sur les photons de lumière, et la question qu’il se pose, elle est dite dansl’introduction. Je sais bien que les termes dans lesquels on cherche ne sont pas les termesdans lesquels on fait le récit de sa recherche, mais c’est posé sous forme tout à faitphilosophique. Il dit : on explique le monde par une dualité, la matière, les ondes ou les

champs c’est la même chose, mais à cette interface - alors les champs relèvent du continu etla matière du discontinu, il y en a un qui sont des ondes continues, comme les ondes à lasurface de l’eau et l’autre, la matière, c’est des grains, - mais à l’interface de la production duchamp, ou de l’absorption du champ d’ailleurs, quand de la lumière est absorbée par unatome, là on a passage du discontinu au continu, or il est impossible de faire du continu avecdu discontinu. On peut faire du faux continu, par exemple les fluides nous apparaissentcomme continus, mais en fait ils sont faits de particules, et de même il est impossible de fairedu discontinu avec du continu puisque le continu est par définition divisible à l’infini. Donc là,de nouveau il y a là une difficulté de logique et je vais montrer qu’on peut la résoudre enconsidérant que la lumière, elle aussi, a une nature corpusculaire. Après, De Broglie ( ?)Debray ( ?) a montré que les corpuscules eux aussi avaient une nature ondulatoire, etc., et onest arrivé à cette conception qui n’est ni onde ni matière, mais quelque chose de totalementdifférent, qui dans le monde macroscopique nous apparaît comme l’un ou l’autre. Mais ça,Lévy-Leblond va vous l’expliquer, je suis en train de lui couper l’herbe sous le pied.

Question 3 : Dans l’exposé que vous avez fait sur la physique du XVIIe siècle vous avezlaissé Descartes de côté, mais vous avez suivi le courant atomiste pour dire les choses unpeu vite entre Galilée et Newton, mais est-ce qu’il n’y a pas une première tentative dedésubstantialisation de la matière avec Descartes ?

Réponse FB : J’ai laissé Descartes de côté un peu par flemme, mais surtout pour des raisonsde temps. Oui, c’est un peu compliqué avec ces histoires de tourbillons. Descartes c’estvraiment complexe, il m’aurait fallu une séance supplémentaire pour parler de Descartes.

Question 4 : Vous avez dit que la matière modifie l’espace. Qu’est-ce que c’est, l’espace ?Est-ce qu’on peut remplacer l’espace par le champ et dans ce cas-là parler de dualitématière–espace ou matière et champ ?

Réponse FB : Oui, en fait la question s’est posée de savoir ce que c’était que le champ, parceque ce n’était pas du vide puisque c’était porteur d’énergie, de force, etc., ce n’est pas de la

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matière, mais, dit-on, ça modifie l’espace, alors l’idée qui vient immédiatement à l’esprit est :est-ce que ça ne serait pas une propriété de l’espace lui-même ? Quel est son rapport avecl’espace ? L’idée d’un substantialisme de la matière et du monde d’une façon générale étaitsuffisamment forte au moment où Faraday et Maxwell, qui sont les deux fondateurs duconcept de champ, l’un l’a deviné intuitivement et l’autre l’a mis en forme mathématique, ils nepouvaient pas imaginer qu’il y ait de l’énergie qui soit sans support, sans substrat, sans

substance… d’où l’invention de l’éther, un milieu qui se trouverait partout où il n’y a pas dematière y compris dans les interstices les plus reculés à l’intérieur de la matière, et quiservirait de substrat au champ. Maxwell en particulier a imaginé un tas de modèles de champ,ça peut être une agitation de particules d’éther ou bien des tourbillons, pour revenir àDescartes. On a cherché pendant 70 ans à définir cet éther et au fur et à mesure qu’onconnaissait mieux le champ à la fois théoriquement et expérimentalement, on s’est aperçuque l’éther perdait toutes ses propriétés les uns après les autres. Il fallait qu’il n’ait pas dedensité, qu’il n’ait pas d’élasticité, etc., il y avait des histoires de transversalité dont je vousfais l’économie, qui faisaient qu’il n’avait pas non plus de rigidité, enfin bref, tout ce qui auraitpu lui donner un côté matériel, donc substantiel, disparaissait. Quand Einstein est arrivé en1905, tel Zorro, il a trouvé les choses dans cet état-là, il le dit lui-même dans l’introduction, ilavait 24 ans. Il faut quand même admirer l’autorité intellectuelle de quelqu’un qui est capablede lancer ça à la face du monde, il a trouvé les choses dans l’état qu’il décrit : l’éther n’aaucune propriété sauf d’être immobile, car en effet pour expliquer des phénomènes

électromagnétiques qui sont à l’origine de sa théorie de la relativité, on était obligé desupposer qu’il y avait un éther immobile, or cet éther immobile c’est contre tout ce que Galiléea pu dire, puisqu’il ne peut pas y avoir d’espace immobile, donc c’était un renouveau del’espace absolu qu’on avait permis à Newton, un peu comme une bizarrerie liée à sesconvictions religieuses et à sa manière de voir, parce que cet espace absolu c’était lesensorium dei, ce par quoi Dieu sent etc., alors à partir du moment où la science étaitdevenue laïque on avait balancé l’éther absolu, l’espace absolu avec son sensorium dei etDieu avec et on en était revenu à la bonne doctrine galiléenne, à savoir qu’il n’y avait pasd’espace absolu. Mais justement au moment où on était bien installé dans un espace non-absolu, voilà qu’il revenait sous forme d’éther qui devait être immobile pour être un support dechamp, c’est-à-dire un support de la lumière. Donc en fait tout s’est joué à la fin du XIXesiècle autour de la lumière considérée comme immatérielle pendant très longtemps et à partirdu moment où la lumière a été désubstantialisée puis resubstantialisée via l’énergie, ça a

permis d’inclure dans la même catégorie lumière et matière, qui au point de vue de lamécanique quantique sont totalement indiscernables, enfin pas totalement indiscernablespuisque la matière est faite de fermions et la lumière de bosons, mais ils ont le même statut.

C’est un peu difficile de dire tout ça en si peu de temps. Mais j’ai parfaitement conscience que je me suis probablement trop attardée sur le début, mais je vous prie de m’excuser. C’étaitl’occasion pour moi d’apprendre des choses que je n’avais jamais apprise sur Aristote,Démocrite etc., alors j’en ai profité - à vos dépens, peut-être.