La Longue Route - Moitessier

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Bernard Moitessier

La longue routeseul entre mers et ciels8 cartes, 51 dessins et croquis

En trait plein: 1 er tour du monde. En pointilléL'ensemble du voyage représente

2e navigation : océans Indien et Pacifique.un tour du monde et demi.

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Toute la toile

Le sillage s'étire, blanc et dense de vie le jour,lumineux la nuit comme une longue chevelurede rêve et d'étoiles. L'eau court sur la carène* etgronde ou chante ou bruisse, selon le vent, selon leciel, selon que le couchant était rouge ou gris. Ilest rouge depuis plusieurs jours et le vent chan-tonne dans le gréement, fait battre une drisse* par-fois contre le mât, passe comme une caresse surles voiles et poursuit sa course vers l'ouest, versMadère, tandis que Joshua descend vers le sud à7 noeuds dans l'Alizé.

Vent, Mer, Bateau et Voiles, un tout compact etdiffus, sans commencement ni fin, partie et tout del'Univers, mon univers à moi, bien à moi.

Je regarde le soleil se coucher, je respire lesouffle du large, je sens mon être s'épanouir et ma

* Afin que le lecteur peu familiarisé avec les choses de lamer suive facilement ce récit, un glossaire à la fin de l'ouvragedonne la définition des termes techniques marqués d'un asté-risque.

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PREMIÈRE PARTIE

joie vole si haut que rien ne peut l'atteindre. Quantaux autres questions, qui me troublaient parfois,elles ne pèsent pas un gramme face à l'immensitéd'un sillage tout près du ciel et plein du vent de lamer, que ne peuvent perturber les petits mobileshabituels.

Avant le départ de Toulon en direction de Ply-mouth, j'étais très monté contre le Sunday Timesqui avait décidé d'« organiser » une régate poursolitaires autour du monde et sans escale, avec del'argent pour récompense. Deux prix à la clé : unglobe en or pour le premier arrivé, et 5 000 livressterling pour le voyage le plus rapide. Le règle-ment était simple, inutile d'être officiellement ins-crit, les bateaux devaient quitter un port quel-conque d'Angleterre entre le 1 er juin et le 31 octo-bre et y revenir après avoir doublé les trois caps,Bonne-Espérance, Leeuwin et Horn.

Le Sunday Times avait eu cette idée après avoirappris que Bill King et Joshua se préparaient pourla longue route. Mon vieux copain Loïck Fougeronpréparait lui aussi ce voyage, nous avions échangédes confidences à Toulon. Il y était question degréement, matériel, vivres, poids inutiles, poidsgênants mais indispensables, voiles minces etmaniables, ou bien toile plus lourde et plus solidemais plus difficile à ferler* dans un coup de chiendes hautes latitudes, récupération d'eau de pluie,mauvais temps, froid, solitude, saisons, résistancehumaine. Seulement les choses de la mer. Aprèsl'annonce du Sunday Times, nous avons décidé deconduire nos bateaux à Plymouth pour pouvoir, le10

Ciel aidant, rafler l'un de ces prix, ou même lesdeux (c'était permis), sans pour autant risquer deperdre notre liberté, puisque le règlement ne pré-cisait pas qu'on devait dire merci. Du point de vuepurement technique, ce trajet sur Plymouth consti-tuait en outre un excellent galop d'essai avant lagrande épreuve, cela permettait de voir les détailsqui clochaient et de tout mettre au point dans ceport.

Le vent tient bon, Joshua marche très vite, jesens passer dans tout mon être ce souffle de hautemer qu'on n'oublie jamais plus après qu'on l'agoûté. Quelle paix ici, au grand large ! Il y a bellelurette que je n'en veux plus à l'équipe du Sunday

Times. En fait, c'était, fini de ma rancoeur dès notrepremier contact à Plymouth. Car derrière le Sun-

day Times, il y a les hommes de ce journal. Robert,le patron de l'équipe, souhaitait me voir embar-quer un gros poste émetteur avec batterie et char-geur. Il m'en faisait cadeau, à Loïck aussi, pourqu'on lui envoie deux messages par semaine. Onne voulait pas de ce gros truc encombrant, ondéfendait notre tranquillité, donc notre sécurité.Nous ne pouvions pas être d'accord, mais Robertcomprenait le sens de notre voyage et nous étionsamis. Steeve, son collaborateur du service depresse, nous a bourrés de pellicules photo, avec enplus un Nikonos japonais étanche pour chacun.Il nous a dit : « On vous fait cadeau de tout ça, onne vous demande rien en échange. » Et Bob, lephotographe du Sunday Times, m'a donné tous les

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tuyaux possibles sur son métier. Il regrettait, luiaussi, que je préfère mon bon vieux lance-pierres à100 ou 150 kilos de matériel radio, mais il sentaitmes raisons, m'aidait à trouver de bons élastiques,me procurait les petits tubes d'aluminium où jepourrais enfermer des messages pour les catapul-ter sur le pont des navires de rencontre. Un bonlance-pierres... ça vaut tous les postes émetteursdu monde ! Et c'est tellement mieux de se débrouil-ler avec seulement les deux mains que le bon Dieum'a données, et une paire d'élastiques ! Je tâcheraide leur faire parvenir messages et pellicules, çaleur fera plaisir... et à moi aussi.

Madère est sur ma droite, déjà. Presque 150 millesde moyenne journalière depuis le départ de Ply-mouth. Je me demande où passeront Bill Kinget Loïck Fougeron. A droite ou à gauche deMadère? A droite ou à gauche des Canaries, plusloin? Et les îles du Cap-Vert... à droite ou àgauche?... Nous avions parlé souvent de ces pro-blèmes, Loïck, Nigel et moi, pendant les sixsemaines de préparatifs à Plymouth, lorsque nosbateaux' reposaient dans le bassin à flot de Milbay

1. Captain Browne, de Loïck Fougeron: cotre acier de9 mètres à gréement aurique. C'est l'ancien Hierro des Van deWiele. Victress, de Nigel Tetley, est un trimaran de 12 mètresenviron, en contre-plaqué. Galway Blazer II, de Bill King, estune goélette en bois moulé d'environ 13 mètres avec un grée-ment dérivé des jonques chinoises, mâts non haubanés, bougeimportant, tonture inversée. Il y avait au total neuf partantspour cette aventure. Je ne connais personnellement que Bill,Nigel et Loïck, puisque nous étions réunis à Plymouth. Plu-12

Dock. A cette époque, nous pensions tous laisserles îles du Cap-Vert sur bâbord, le Pot-au-Noir serétrécissant en principe vers l'ouest. Mais nousn'avions pas encore étudié les Pilot Charts en vuede ce détail que nous aurions largement le tempsde mettre au point, à tête reposée, après le départ.Il nous restait alors trop de menus travaux beau-coup plus importants, à régler avant l'appa-reillage.

Nigel, retenu encore un peu par sa profession,ne pourrait pas partir avant le début du mois deseptembre, tandis que Loïck, Bill King et moi,devions quitter Plymouth vers le 15 août. Mais levent soufflait de l'ouest depuis une dizaine dejours. Bill King, arrivé tout récemment à Ply-mouth, terminait les dernières mises au point,dans l'enceinte de l'Arsenal, difficile d'accès auxcivils et assez éloigné de notre bassin. Ses contactsavec le reste de la bande étaient donc rares,occupés que nous étions par les mille détails pré-cédant un appareillage. Tout bien pesé, ce mauvaistemps d'ouest nous arrangeait dans un sens,

sieurs étaient déjà partis longtemps avant nous, d'autres sontpartis après, le lieu et la date de départ étaient laissés au choixde chacun. Sur les neuf,partants, seul Robin Knox-Johnston aramené son bateau en Angleterre après avoir passé les troiscaps. Nigel était presque de retour, avec lui aussi trois capsdans son sillage, lorsque` Victress s'est désagrégé dans l'Atlan-tique. Je l'ai appris quelques jours après l'arrivée de Joshua àTahiti. Crowhurst est mort en mer. Tous les autres ont dû s'ar-rêter en chemin pour cause d'avaries sérieuses, bateaux rouléspar les déferlantes, etc. Loïck avait conduit d'abord son bateaude Belgique à Casablanca, puis de là à Plymouth, pour prendrele départ.

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puisqu'il nous obligeait à attendre utilement larenverse.

On se croit parfois paré à 100 % pour un granddépart. Puis vient une période de mauvais tempsqui conseille de rester encore un peu au mouillage,et c'est alors que tout se décante pour de bon.

Dernières provisions, dernières visites dans lesmagasins pour trouver des sacs en plastique d'unmodèle qu'on n'avait pas encore à bord, dernièresvérifications d'un appareil photo, achat d'une cel-lule de rechange, retour chez le marchand parceque, tout bien pesé, il faut absolument acheter cepetit magnétophone pour la musique, puis onpense aux élastiques de rechange pour le lance-pierres, il faudrait aussi prendre encore quelquesvieilles chambres à air pour fabriquer les sandowsqui serviront à limiter le débattement de la barrepar grosse mer.

Il y avait eu enfin cette bonnette* de 25 m2 quej'avais retournée dans ma tête pendant toute lanuit, et que M. Clements a confectionnée le lende-main matin, à l'arraché, en mettant toute sonéquipe sur ce travail. Il me l'avait apportée en find'après-midi. Les rafales de pluie faisaient vibrerle gréement, pas question de l'essayer, M. Cle-ments garantit qu'il n'y aura pas d'os, qu'il a véri-fié personnellement que les oeils-de-pie disposéssur la bordure du génois* correspondent exacte-ment à ceux de la bonnette. O.K., je lui faisconfiance, il n'a fait que du travail parfait jusqu'àprésent pour renforcer les points d'écoute de'14 15

toutes les voiles de Captain Browne et de Joshua, etcoudre des bandes de ris* supplémentaires : Fran-çoise!... viens me donner un coup de main pour des-cendre en vitesse le génois et la bonnette dans leposte avant... tant pis, viens comme tu es, vautmieux nous mouiller que de laisser les voiles semouiller... dis donc, si tu as un moment, passeprendre des minicassettes vierges, je pourrai enregis-trer la musique qui me plaira à la radio, et aussi lamétéo, c'est Loïck qui m'a donné l'idée, on branchele magnétophone et on peut faire repasser le bulletin,et aussi comparer avec celui des autres jours...achète encore quinze petits flacons d'amuse-gueulevariés, je risque d'être un peu court avec ceux que tuas apportés l'autre jour, tu ne seras pas là pour mefaire la tambouille, tâche de trouver une autremarque pour varier... ohé Loïck! Françoise va cher-cher des bricoles en ville après la pluie, si tu asbesoin de quelque chose, profites-en... okay, je tepasse une liste dans deux minutes, dis donc tun'aurais pas besoin de cire en rabiot pour ton fil àvoile, j en ai trop... envoie, j'étais peut-être un peujuste en cas de gros pépin voilure, tiens, prends cepaquet d'aiguilles, n° 16, j'ai eu tellement de mal àles trouver en France que j en ai pris trois fois trop,les n° 16 sont rares, et les aiguilles plus grosses cas-sent les fibres du tergal... envoie, je n'ai pas trouvéplus petit que le n° 15 à Casablanca, dis donc, jepeux te passer une caisse de biscuits du Maroc, vrai-ment sensass, j'en ai nettement trop pour le voyage...okay Loïck, merci, ça permettra de varier, tiens, jepeux te passer une caisse de biscuits de l'armée, ça16

s'appelle «pain de guerre», tu verras, c'est fameux,pourquoi tu rigoles, on en a bouffé pendant. tout levoyage Tahiti-Alicante et j'en ai redemandé sixcaisses à Toulon, arrête de rigoler, je t'assure quec'est bon, tiens, je te passe aussi une caisse d'Ovo-maltine, j'en ai vraiment beaucoup, et ça, au moins,je sais que tu l'aimes.

Le mauvais temps d'ouest persistait. Tout avaitretrouvé sa place. Nos bateaux flottaient plus haut,allégés d'une quantité de poids et de matérielinutiles pour la haute mer, entreposés chez uncopain ou jetés dans les grandes poubelles de Mil-bay Dock.

Nous pouvions maintenant respirer à un rythmenormal, nous détendre en bricolant à toute petitevitesse, plutôt pour ne pas perdre la main que parnécessité. Nous pouvions nous retrouver presquechaque soir, Nigel, sa femme Evelyn, Françoise,Loïck et moi, dans l'un de nos bateaux, évoquant levoyage, mais surtout parlant «cuisine à bord»...car notre instinct nous avertissait que la tam-bouille serait le vrai nerf de la guerre, une fois par-tis.

Jeudi 22 août à 7 heures du matin, la tête deLoïck sort du panneau en même temps que lamienne... nous venions d'écouter le bulletin météo.

- Tu as entendu? On les met?- Et comment ! Demain c'est vendredi !

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La météo annonce du vent favorable pouraujourd'hui et demain, mais aussi du brouillard.Tant pis pour le brouillard, demain est un ven-dredi, les marins n'aiment pas partir un vendredi,même quand ils ne sont pas superstitieux. Quant àattendre samedi, pas question, le vent aurait letemps de revenir à l'ouest: nous sommes peut-êtrefous de vouloir passer les trois caps dans la mêmefoulée, mais nous ne serions quand même pasassez bêtes pour risquer délibérément de nousfaire matraquer à froid dans le golfe de Gascogne,avec l'approche d'une nouvelle dépression. Le bonDieu a donné le feu vert, ce n'est pas vendredi, ony va ! Bill King a encore quelques petites choses àrégler. Il partira après-demain samedi. Tiens...Bill King non plus n'aime pas le vendredi...

Tout s'est passé très vite à partir de ce moment-là. Je me souviens du petit visage de Françoise es-sayant en vain de retenir ses larmes, et moi, j'étaisagacé de la voir pleurer : « Mais puisque je te disqu'on se reverra bientôt, qu'est-ce que c'est, huit ouneuf mois, dans une vie, ne me flanque pas le cafarddans un moment pareil ! » J'avais un tel besoin deretrouver le souffle de la haute mer, il n'y avait queJoshua et moi au monde, le reste n'existait pas,n'avait jamais existé. On ne demande pas à unemouette apprivoisée pourquoi elle éprouve le be-soin de disparaître de temps en temps vers la pleinemer. Elle y va, c'est tout, et c'est aussi simple qu'unrayon de soleil, aussi normal que le bleu du ciel.

Toute cette toile en l'air après si longtemps ! On18

étarquera* à bloc au premier virement de bord,juste après l'angle du wharf*... crrric... les win-ches* d'écoutes*... l'eau murmure déjà sur lacarène tandis que Joshua prend son erre et com-mence à vivre... Ceux qui ne savent pas qu'un voi-lier est un être vivant ne comprendront jamais rienaux bateaux ni à la mer.

Françoise ne pleurait plus. Elle était fascinée parla puissance et l'harmonie de cette longue coquerouge bordée d'une ligne noire, filant comme unsonge à 7 noeuds vers la haute mer, sous sesgrandes ailes blanches gonflées par le vent etpleines du rêve d'un homme et des pensées debeaucoup d'autres. Elle m'a crié : « Tu n'as pas idéeà quel point il est beau, veille bien sur lui, il te lerendra. » Mais elle pleurait quand la vedette a faitdemi-tour après la digue du port, nous laissantseuls ensemble devant la ligne d'horizon.

Brusquement, j'ai pensé très fort à mes enfants.Nous avions parlé souvent de ce voyage. Avais-jesu le leur faire comprendre, à cette époque oùla préparation technique sollicitait toutes mesressources physiques et mentales? Mais je croismaintenant qu'ils ont senti l'essentiel et sauronttoujours obéir à leurs voix intérieures, sans quoic'est le troupeau.

Nuit de veille dans le cockpit, allongé avec lesoreilles en éventail, assis, les yeux cherchant à per-cer le rideau sombre, debout à faire les cent paspour me dégourdir les jambes et écouter la nuit.

Le vent tient bon sur une mer presque plate. Le19

brouillard devenu terriblement dense tombe en -grosses gouttes le long des bômes*. Je souffle detemps en temps dans la corne de brume, mais il n'ya pas de réponse. Joshua court dans l'axe de laManche, loin des lignes de navigation, à égale dis-tance de la France et de l'Angleterre. On a ten-dance à croire qu'un voilier est facilementrepérable par un radar, à cause des haubans*métalliques, et qu'une coque d'acier l'est encoreplus. Ce n'est pas forcément vrai, les énormesbouées métalliques, hautes sur l'eau, sont muniesd'un réflecteur radar. Il y en a un à demeure, entête du grand mât.

Joshua glisse à près de 7 noeuds dans unbrouillard absolu, avec seulement le frou-frou atté-nué de l'eau sur la carène.

Le gros gigot préparé par Françoise a une pré-sence énorme. Je suis bien protégé contre l'humi-dité grâce à l'ensemble pantalon-veste molletonnésen tissu imperméable avec cagoule attenante. C'estun matériau inusable, pas trop lourd, fabriqué àCoulange, dans la Mayenne. Jean Rivolier, desexpéditions polaires Paul-Emile Victor, m'en avaitdéniché trois, rescapés d'un incendie qui avaitravagé le dépôt. J'en avais donné un à Loïck quidoit être comme moi en train de souffler dans sacorne de brume ou d'écouter les messages de lanuit, bien au chaud dans son vêtement fourré.Celui dont je suis vêtu appartenait probablement àPaul-Emile Victor (il porte en grandes lettres sur ledos les initiales P.E.V.), un petit oiseau chante surle E et un poisson rouge fait des bulles à l'intérieurdu V..20

Dessin de l'auteur

Le petit oiseau dessiné sur le E me raconte sûre-ment des tas de choses, car je reste extralucide etattentif, sans aucune fatigue. Les objets inanimésqui ont beaucoup vu et fait du beau travail sem-blent dégager des ondes fastes.

Si Paul-Emile Victor s'est parfois demandé oùdiable avait bien pu passer sa vareuse au petitoiseau perché sur le E, j'espère qu'il n'en voudrapas à Jean Rivolier qui la lui a piquée pour me ladonner. J'espère aussi que le poisson qui fait desbulles dans le V ne m'apportera pas la poisse plustard, sous les hautes latitudes !

Vendredi 23 août (lendemain du départ) : VentE.-N.-E. force 3 à 4. Brouillard encore dense parmoments. Réussi à faire une droite en fin de mati-née et une méridienne à midi, de justesse à traversles stratus. Parcouru 150 milles depuis Plymouth.Nous voilà donc sortis de la Manche et très loind'Ouessant, bien en dehors de la route des navires.

24 août: Vent de N.-N.-E. force 4, vitesse plus de7 noeuds, ciel bouché, pas d'observation astro dans

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la matinée, ni même pour la méridienne. Mer pastrop agitée. Attrapé le soleil à la volée dans les stra-tus vers 15 heures, coup de chance, cela me per-met de tracer une droite et de pointer ma positiond'après la distance parcourue au loch* (178 milles,presque 7,5 noeuds de moyenne depuis hier après-midi).Joshua est loin de terre, au large des lignes de

navigation, tout va donc bien et le vent reste stable,Loïck doit se féliciter, lui aussi, d'être parti jeudimalgré le brouillard. Je pense que nous avons suivià peu près la même route par le milieu de laManche et très loin d'Ouessant pour être tran-quilles question navires.25 août: Le brouillard qui nous tient depuis le

départ se lève entièrement à 9 heures. Formidable !La nuit dernière, beaucoup d'étoiles étaient visi-bles, alors que le ciel était resté bouché toute lajournée et je me doutais que ça se tasserait pouraujourd'hui. Mais j'avais un peu le cafard à l'aube,en voyant que la brume tenait bon. Maintenant leciel est bleu, d'un horizon à l'autre, sans un nuage.Cela paraît irréel après trois jours de cette saleté.Parcouru 167 milles depuis hier midi, le vent tientbon, c'est la belle vie.

Si nous étions équipés d'un émetteur radio, Loïcket moi, je lui aurais envoyé un message : «Arrête debroyer du noir, tu auras bientôt du soleil » (Joshua

étant plus long que Captain Browne marche doncplus vite, et a quitté la zone de brouillard avantLoïck). Et Bill King, où est-il? La B.B.C. n'a pas

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Du 22 août au 10 septembre 1968.

annoncé son départ, du moins n'ai-je rien entenduà la radio. Dommage qu'il n'existe pas de toutpetits émetteurs du genre talkies-walkies à pilespouvant porter à 500 ou 600 milles. Cela nousaurait permis de prendre contact, Loïck, Bill Kinget moi, tous les deux ou trois jours, jusqu'à ceque les écarts entre nos bateaux deviennent tropgrands.

26 août: Toujours le bon vent portant, c'est unesacrée chance. Parcouru 176 milles dans les vingt-quatre heures. Ça mollit pendant l'après-midi maisle golfe de Gascogne est dans le sillage, c'est duvrai beau temps avec bonne visibilité. Toujours pasde navires en vue, je suis loin des lignes de naviga-tion, mais m'en rapprocherai bientôt pour essayerde me faire signaler au Lloyd's par un cargo. .

27 août: Parcouru 100 milles seulement depuishier, car le bon vent est devenu petite brise. Maiselle vient de la bonne direction, la mer est belle, lesoleil chaud, c'est le principal. J'aimerais quandmême aller plus vite, c'est tellement bon de regar-der foncer le bateau.

C'est bon aussi de flemmarder sur le pont en serôtissant au soleil en écoutant chantonner l'eau surl'étrave. N'empêche que j'aimerais marcher plusvite, à cause des questions de saisons dans l'océanIndien et surtout dans le Pacifique, pour le passagedu Horn.

28 août: Vent toujours assez faible : parcouru122 milles depuis hier. Croisé le Fort Sainte-Cathe-

rine qui fait route vers Gibraltar. Il ne semble pas26

avoir remarqué mes signaux au miroir. En mêmetemps que les signaux, je faisais descendre et mon-ter mes pavillons M.I.K. Si j'ai pu lire son nom, ilpeut voir mes pavillons : pas de réactions sur lapasserelle du navire. (Les pavillons M.I.K. veulentdire : « Prière de signaler ma position au Lloyd's. »)Je porterai ces trois pavillons en permanence pen-dant tout le voyage, entre les pataras du grandmât. Le Sunday Times m'en a fourni quatre jeux derechange.

29 août: Le vent est revenu, il y en a plein lesvoiles. 166 milles depuis hier, c'est presque troisdegrés de gagnés en latitude... ça commence à sen-tir les tropiques et les poissons volants ! Loïck doitse dire la même chose en ce moment. J'espère qu'iln'a pas eu d'ennuis les trois premiers jours debrouillard. Un petit cargo... et boum... plus depoissons volants, plus d'Alizés, plus de hautes lati-tudes. Et Bill King, où est-il? Toujours rien à laB.B.C.

30 août: Grand beau temps, vent de N.-E. àN.-N.-E. force 2... Croisé encore un navire, troploin pour que j'ose risquer de le dérouter en lui fai-sant des signaux de miroir : il aurait pu se fâcher.Je ne fais des appels au miroir que si le bateau estsuffisamment près pour pouvoir lire mes pavillonsM.I.K. En même temps, je descends et monte lespavillons afin d'attirer son attention sur mon seulsouhait : « Signalez ma position au Lloyds » (etentre parenthèses : je n'ai pas besoin d'autre chose,merci, ne vous approchez surtout pas, je suis toutpetit et vous êtes bien gros).

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Le nom de Joshua est écrit en lettres noires, sedétachant bien sur le blanc de l'hiloire* et du cock-pit*. Quand j'ai peint ces lettres de 40 cm de haut,cela me rendait mal à l'aise, c'était terriblementtape-à-l'oeil. J'avais été tenté de tout rebarbouilleren blanc, puisque ma grand-voile portait un grandnuméro d'identification permettant au Lloyd's desavoir qu'il s'agissait de Joshua (n° 2). Nigel, pleinde bon sens, m'avait dit : « Ne sois pas idiot, si tuportes M.I.K. sans que le nom de Joshua soit écrit entrès grandes lettres, un navire finira par te rentrerdedans en s'approchant trop pour te demander com-ment tu t'appelles, ce serait malin!»

31 août: Très grand beau temps, force 2 du N.-E.La bonnette de 25 à 30M 2 lacée sous le génois estinstallée depuis hier après-midi, portant la surfacetotale du génois à 60 ou 62M2 . Ça tire comme uncheval et Joshua file plus de 5 noeuds sous cespetits souffles. Parcouru 111 milles dans les der-nières vingt-quatre heures, alors que le loch indi-que 125 milles. Cette différence est due à un chan-gement de cap important pour m'écarter de laroute des navires la nuit dernière. Puis j'avais denouveau modifié le cap vers 2 heures du matin afinde retrouver des navires aujourd'hui et tâcher deme faire signaler au Lloyd's.

Françoise écoutait sûrement les bulletins météodes premiers jours qui ont suivi le départ. Elledevait être inquiète à cause du brouillard. J'aime-rais la rassurer.

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ler septembre: Croisé un navire tôt ce matin. Jel'attaque au miroir et il répond d'un coup de lampeScott. Il a donc compris et me signalera auLloyd's; Françoise saura que tout va bien, je suiscontent, j'ai gagné ma journée de bonne heure.

Redescendu tout heureux pour terminer mamoque de café, je jette un coup d'oeil par le pan-neau, et qu'est-ce que je vois?... le bateau quirevient! Il avait fait un grand tour (je pouvais voirle sillage laissé sur l'eau calme) et m'arrivait des-sus, par l'arrière. Hou la,la ! je n'en mène paslarge... Il me longe à une quinzaine de mètres,comme une muraille qui s'élève beaucoup plus hautque mes mâts. Ce navire est énorme, il mesurebien plus de 100 mètres. Quand la passerelle arriveà ma hauteur, un officier crie dans son porte-voix«Nous vous signalerons au Lloyd's, avez-vous besoinde quelque chose? »

Je fais « Non » de la main car j'ai la gorge blo-quée. Ce monstre n'en finit pas de passer, j'ai tiréla barre à bloc pour m'écarter le plus possible,craignant qu'il ne dévie un peu et me fauche lesdeux mâts. Mais le commandant du Selma Danconnaît son affaire et possède un bon coup d'oeil.J'ai quand même des sueurs froides et les jambestoutes molles. A cette distance, je pouvais canarderla passerelle au lance-pierres, mais n'avais pas eule temps de préparer un message. Pas question dele lui faire comprendre, il est tellement gentil qu'ilreviendrait. J'ai mon compte d'émotions pouraujourd'hui, avec une soif terrible. J'en connais unqui n'est pas près d'attaquer les navires au miroiravant quelque temps !

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moindre souffle. Je contemple mon bateau quiglisse à près de 7 noeuds sur une mer lisse, dansle soleil couchant. Quelle paix! Deux semaines déjà,et 143 milles de moyenne journalière depuis Ply-mouth.

Les poissons volants chassés par les dorades pla-nent par grandes bandes sur l'avant du bateau.

Le Pot-au-Noir est relativement proche mainte-nant. C'est une zone de calmes et de vents varia-bles, avec pluie et grains provoqués par la ren-contre des deux Alizés dans les parages de l'équa-teur. Sur la latitude des îles du Cap-Vert, le Pot-au-Noir s'étend à peu près entre le 15e et le5e parallèle nord, soit environ 600 milles.

Pour les grands voiliers d'autrefois, le Pot-au-Noir représentait de longs jours épuisants à ma-noeuvrer les lourds phares carrés sous une chaleurmoite et un ciel plombé, pour profiter des moin-dres variations de la brise, avec des virements debord continuels. Pour nous autres, petits yachts, lePot-au-Noir est simplement un moment très éner-vant à passer, mais sans plus, car les virements debord ne posent aucun problème et la zone sera enprincipe assez vite traversée. Cela n'empêchequ'un marin abordera toujours le Pot-au-Noir avecmauvaise conscience. Je me demande où passerontles copains. Moi, je ne suis pas encore tout à faitdécidé entre la gauche ou la droite des îles du Cap-Vert.

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Hier, la météo de Paris-Inter annonçait unsérieux coup de vent dans l'Atlantique Nord et laMéditerranée. Je suis loin ! C'est- bon d'être loinquand ça cogne là-haut plus au nord. Latitude àmidi : 30° 19'. Le vent est très faible, mais les pois-sons volants sont pour bientôt, les dorades aussi...ça se sent rien qu'à regarder le ciel et la mer !

Les poissons volants arrivent avec l'Alizé denord-est, croché avant les Canaries. Il souffle sansgrains, sauf une fois entre Gran-Canaria et Téné-riffe, passées sous tourmentin* au lieu du génois,pendant quelques heures. En réalité, ce n'est pasun grain : l'Alizé donne force 6 à 7 dans ce passageentre les deux îles.

La moyenne remonte jour après jour, sur unemer toujours pleine de soleil, avec parfois un belarc-en-ciel jouant dans l'écume de la vagued'étrave. Je le filme, bien calé sur le balcon dubout-dehors*.

Le sillage s'étire, s'étire. Les Canaries sont main-tenant sur l'arrière, les îles du Cap-Vert à droite,l'Afrique à gauche.

Toujours du beau temps mais très peu de brise.La vitesse reste quand même surprenante carJoshua porte plus de 145 m 2 de toile : en plus de labonnette de génois, j'ai installé un tourmentin de5 m 2 en bonnette sous la bôme de grand-voile, etun autre tourmentin de 7 m2 en tissu léger pourservir de seconde trinquette*. La mer est calme, iln'y a pas de roulis, tout ce petit monde se porteà merveille et fait son boulot en ramassant le30

Joshua se traîne depuis des jours qui semblentdes semaines. Quand la brise tombe complète-ment, il faut tout border plat et amener le « génois-bonnette » de 60 m2 qui fatiguerait trop en battantau roulis contre la draille* de trinquette. Chaquefois que la brise revient, presque toujours instable,je dois renvoyer le génois et régler les écoutes aucentimètre près, pour capter les moindres risées,faire du sud à tout prix.

Je me nourris mal, je perds le mordant. J'ailaissé passer plusieurs occasions de faire un peu deroute utilevers le sud parce que j'étais écoeuré parla pluie, que je ne voulais pas me mouiller, que jene me sentais pas en forme, n'ayant pas pris unrepas correct depuis plusieurs jours.

Quand la pluie tombe, elle n'est même pas utile.Pour un voyage aussi long, chaque goutte d'eaudouce envoyée par le ciel est un grand cadeau.Mais j'ai quitté Plymouth avec de quoi atteindre laNouvelle-Zélande et aurai au moins dix occasionsde compléter le plein du réservoir, d'ici la Tasma-nie. Pourtant, j'ai récupéré cinquante litres entrehier et aujourd'hui, avec le seau suspendu pour cetusage sous la ferrure de bôme de grand-voile.C'était vraiment par principe, comme si je ne vou-lais pas quitter ce coin pourri avec les mains tout àfait vides.

Je me sens vide comme cette mer sans soleil,sans poissons, sans oiseaux, morte malgré cettegarce de houle qui secoue le bateau et fait souffrirla voilure pour achever de m'effriter le moral. Il32

faut tenter de recoller tout ça, ne pas mollir, réglerles écoutes vingt fois par heure, oublier la bellebonnette déchirée hier dans un grain, sortir à toutprix du Pot-au-Noir avant d'en avoir complète-ment marre de tout.

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Tétrodons et requins

Ce matin, je me suis étiré de tout mon long, len-tement, à gauche, puis à droite, puis en rond, fai-sant jouer L'une après l'autre chacune de mesarticulations, bâillant à fond jusqu'à ce que lesyeux se mouillent, remplissant mes poumons ettout mon corps avec un air nouveau. Et je sentaispénétrer en moi quelque chose qui ressemblait à lafois à une grande torpeur et à une grande force.C'est ainsi que la vie commence et je n'avais pasbesoin de quitter ma couchette pour percevoir partout mon être qu'aujourd'hui serait très différentd'hier.

Toute la nuit' dernière, l'eau bruissait le long dela coque, je l'entendais même en dormant me sem-blait-il. Et quand j'ouvrais un oeil et m'étirais avantde diriger le faisceau de la lampe torche sur lecompas fixé au pied de la couchette, je savais qu'ildirait sud-sud-ouest. Je me rendormais chaque fois

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en quelques secondes avec un immense espoir aucceur.

J'entendais parfois tapoter contre le mât la se-conde drisse de trinquette. J'avais oublié de remet-tre le sandow qui la maintient écartée vers leshaubans. D'ordinaire, ce bruit est déplaisant, iltrouble la conversation à mi-voix de la mer et dubateau. Mais cette nuit-là, ce léger tapotement par-ticipait au choeur des sons nécessaires à la vie dumarin, pour dire, lui aussi, que le vent était revenu,que les nuages auraient demain la forme et la cou-leur de l'Alizé, petits flocons ourlés de rose dans unciel qui bleuirait à mesure que monterait le soleil.

Je m'étire encore, cale bien le traversin sous levent, et me rendors aussitôt. Les joies du marinsont aussi simples que celles des enfants.

Joshua court au près à 6 nceuds dans l'Alizé desud-est encore léger mais vrai, croché par 4° delatitude nord le 17 septembre.

Le Pot-au-Noir était plus large que prévu : jem'attendais à 600 milles environ. Il en faisait900, où nous sommes passés. Joshua l'a traversé à90 milles de moyenne journalière, la plus mauvaisetraite n'ayant pas été inférieure à 50 milles dansles vingt-quatre heures. L'épreuve des calmeshumides n'a donc pas été vraiment féroce. Cepen-dant elle a duré dix jours, c'était long.

La moyenne générale est tombée de 143 millespour l'entrée du Pot-au-Noir, à 125,4 milles à lasortie. Ce sera dur à rattraper. Il est temps aussique je me refasse du lard. Je n'en avais pas beau-36

coup avant le Pot-au-Noir, il ne m'en reste plus dutout maintenant... mais le baromètre intérieur esten hausse rapide depuis la nuit dernière et j'aiingurgité un énorme porridge et trois moquesd'Ovomaltine ce matin, avec un appétit nouveau.

A part la belle bonnette déchirée qui est en trainde moisir dans la cabine, tout va bien, équipage etbateau, puisque le moral a retrouvé son altitude. Lesanatifes ont quand m ême profité des calmes pour secoller sur le gouverail et aussi, probablement, surla partie arrière de la carène. Je plongerai à la pre-mière occasion propice pour en débarrasser Joshua.

LeLes poissons volants sont revenus avec le vent.s dorades aussi, dour chasser ces petits planeurs

qui fusent en éventail par bandes si compactes par-37

fois que cela forme comme de grandes feuilles depalmier en nacre lumineuse, toutes scintillantes decentaines d'ailes argentées. Çà et là, un bref bouil-lonnement dit une vie et une mort.

On pourrait les croire à l'abri des dorades, grâceau miracle de leurs ailes. Pourtant, quand on as-siste à cette lutte pour la vie, on se demande com-ment il reste des petits poissons dans la mer.Mieux vaut, certes, s'envoler que zigzaguer commeune sardine devant la bouche d'une dorade. Maiselles nagent si vite qu'elles peuvent suivre en plon-gée un poisson volant, pour le cueillir à l'arrivée,parfois même en plein vol. C'est surtout par mercalme que ce petit monde inquiet court les plusgrands risques en restant pendant tout le planningdans le champ visuel d'une dorade qui les poursuitau ras de la surface.

Spectacle qui m'a coupé le souffle et que je voispour la troisième fois depuis mes années de navi-gation : un poisson volant surpris trop tard s'estélancé non pas au planning, mais à la verticale, parune détente qui l'a envoyé à sept ou huit mètres enchandelle. Une bécune de 1,50 m démarre derrièrelui et le saisit presque au sommet de la parabole.Mais le plus fantastique, c'est que cette bécune aobliqué un peu sur sa trajectoire, par des contor-sions de tout son corps et des battements de queueà la volée, pour réussir à suivre sa proie qui avaitdévié sur la gauche en atteignant le sommet de saparabole.

J'étais sorry pour le petit, mais tellement saisid'admiration pour la formidable beauté de ce38

coup, que j'ai poussé un grand Haaah!... C'étaitaussi fantastique que de voir un chat attraper unehirondelle au vol, en un bond de trois mètres.

L'air est tiède cette nuit, le vent doux, la mer peuhouleuse. Du cockpit, je peux entendre avec nettetéle bruissement de l'eau lorsqu'une grande bandedémarre au planning, poursuivie par Joshua oupar des dorades. Cela ressemble au frémissementdes feuilles de cocotier sur le bord d'un lagon parnuit calme, quand survient un souffle d'air.

J'étais descendu me coucher et j'écoutais l'eaucourir sur la carène, dans un demi-sommeil, quandun violent flap-flap retentit sur le pont. Je bondisen criant : « Poisson volant » et réussis à l'attraperdu premier coup car il est encore tout lumineux dela phosphorescence de l'eau. Mais je le lâche vite,il est tellement énorme que c'est un petit barra-cuda ou autre animal dangereux pour les doigts.En un éclair, j'ai revu la mésaventure d'un naviga-teur rencontré à Alicante

Il traînait une ligne et avait pris deux maque-reaux en fin d'après-midi. La nuit. vient. Il jette uncoup d'oeil derrière. La ligne est tendue. Il la ra-mène en disant « chic » et attrape le maquereau pourle saigner en lui brisant la nuque. C'était unegrosse vive'.

Il naviguait en solitaire, sans moteur. Il a atteintun port espagnol, le lendemain, presque dans lecoma.

1. Vive : poisson allongé dont la piqûre est extrêmementdouloureuse, et peut être même mortelle dans certains cas.

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Mon poisson à moi est bel et bien un poissonvolant du type «jamais vu de pareil». J'ai senti sesailes me frôler le poignet au moment où monréflexe me faisait le lâcher. Un second réflexereferme vite mes mains. Trop tard. Il bondit sur lepont, c'est comme si je voulais attraper une savon-nette dans le noir. Il s'échappe en me caressantune dernière fois de ses ailes immenses. J'en suismalade. Je salive en m'insultant.

Le poisson volant est ce que je préfère à tout. Çaressemble à la sardine, mais en beaucoup plus fin,plus parfumé. Bien que n'ayant pas vu clairementcelui-là, il était gigantesque, peut-être plus desoixante centimètres de long. Je ne suis pas certainque mes deux mains refermées sur lui auraient faitle tour de son corps. Quand je pense qu'unedorade finira peut-être par l'avoir, alors que je letenais à moins d'un mètre de ma poêle à frire !Bien sûr, j'en récolte d'autres sur le pont, mais cesont des petits, c'est ce gros-là que je voulais.

La mer est pleine de vie dans cette zone, ner-veuse par moments, puis de nouveau régulière.D'après la Pilot

Chart, nous sommes en plein cou-

rant équatorial portant à l'ouest, alors que cesalternances de mer hachée et de mer lisse sem-blent indiquer des veines de courant dirigées versl'est. Cela expliquerait peut-être une telle intensitéde la vie marine ici.

A l'aube, Joshua passe près d'un groupe d'unedizaine de gros poissons-globes (des tétrodons, jecrois) gonflés et couchés le ventre en l'air.40

C'est la première fois que je vois des tétrodonsgonflés le ventre en l'air, d'une manière naturelle,sans que j'aie eu besoin de leur gratter le ventreaprès les avoir pris à la ligne. Sur le coup, j'ai dit« Ça, alors, qu'est-ce qui a bien pu leur arriver?... »et j'ai cru qu'ils étaient morts, tous ensemble, pourune raison mystérieuse, peut-être à cause d'uneveine de courant contenant un plancton nocif pourles tétrodons.

Evidemment, mon raisonnement rapide est idiot.S'ils étaient vraiment morts d'un plancton véné-neux, ils ne flotteraient pas tous ensemble dans uncarré de trois mètres en ayant attrapé la colique àla même seconde. Je vois alors un aileron, puis unbouillonnement. L'une des boules blanches a dis-paru dans ce remous, avalée par le requin.

Les autres boules blanches ne s'affolent pas.Elles attendent bien sagement la voix du destin,souhaitant peut-être quand même que le prochaintour soit pour le voisin et que le requin en crève.

Joshua marche près de 7 noeuds, de sorte que jene vois pas la suite, et je suis plongé trop loin dansmes réflexions pour penser à grimper vite au mâtd'artimon*. Une chose est certaine : ce groupe detétrodons s'est gonflé d'air pour tromper le re-quin... mais le requin n'est pas dupe. J'aimeraismaintenant savoir comment se porte ce requin, carle tétrodon est empoisonné.

A l'île Maurice, j'ai assisté à l'agonie d'une por-tée de chatons qui avaient mangé un tétrodonabandonné sur la plage par un pêcheur. La chairde ce poisson est pourtant excellente, très fine.Yves et Elisabeth Jonville en ont fait une grosse

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consommation pendant leur escale aux Galapagos,à bord d'Ophélie. Mais ils prenaient bien soin de nepas consommer la tête ni, surtout, le foie et lapeau, qui sont extrêmement dangereux.

Toujours aux Galapagos, les de Roy m'ont ra-conté l'histoire d'un yachtman qui ne croyait pas àcette légende. Il a avalé le foie cru d'un tétrodon,devant André de Roy qui essayait par la force del'en empêcher. Sa langue est devenue énorme, ilétouffait et a failli en mourir.

Mais je pense qu'il n'arrivera rien de fâcheux àmon requin, si ce n'est, peut-être, d'éprouver lebesoin d'aller faire un brin de sieste. Je me sou-viens en effet d'une dorade en pleine forme, har-ponnée dix ou douze ans plus tôt du pont de Marie-Thérèse II, là où se trouve actuellement Joshua outout au moins sur la même latitude. Son estomaccontenait une dizaine de petits tétrodons. J'avaisété surpris que ces poissons, lents et apparemmentsans défense, aient pu se trouver là, à la merci den'importe quel ennemi, à 1 000 milles de la côte. Jeme demande pourquoi de telles inégalités existentpartout dans la nature, où dorades et requins, parexemple, peuvent manger les tétrodons qui, eux,ne peuvent rigoureusement rien faire pour s'entirer. Et les baleines? Elles n'ont pas besoin d'yvoir pour avaler une demi-tonne de vie à chaquebouchée. A quoi ça sert, tout ça? Pourtant, ça sertsûrement à quelque chose.

Je me demande pourquoi j'ai pensé à ces chosestrop simples et trop compliquées, cela m'a faitoublier de vite grimper au mât d'artimon pour voircombien de boules blanches restaient dans le sillage.42

Chaque matin le soleil teinte en rose et en mauvela base des petits cumulus suspendus comme delégers flocons. Puis il monte, clair dans un cielbleu pâle, ce ciel d'Alizé d'Atlantique Sud où letemps reste égal, sans grains, sans périodes decalme. Le vent insuffle aux voiles la vie du large,qui se transmet dans tout le bateau en petits sonsmêlés au fond sonore de l'eau taillée par l'étrave.

Joshua remonte l'Alizé à 159 milles de moyennejournalière depuis une semaine. J'écoute le bruitdu vent dans le gréement. J'écoute le bruit de l'eausur la carène. Je lis à petites gorgées Les Racinesdu ciel que j'alterne avec Terre des hommes. Jepasse de longs moments sur le pont à regarder lesbulles d'écume monter dans le sillage. Il y a tant dechoses dans les bulles d'écume et dans l'eau quicourt le long du bord !

Le soleil se lève, le soleil culmine, puis le soleilse couche et un jour pousse l'autre en beauté. Il ya seulement un mois que nous sommes partis, c'estcomme si j'étais en mer depuis toujours avec monbateau. Cette impression que rien ne changera,que la mer restera la même, dans son bleu lumi-neux. Le vent ne tombera plus, Joshua n'arrêterajamais de creuser son sillon dans l'océan, pour lajoie d'en faire naître des gerbes d'écume, pour leplaisir très simple de courir la mer sous le soleil etles étoiles.

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Pie-chercheuse

Le 26 septembre, Joshua se trouve par 16° 40' delatitude Sud, à deux cent cinquante milles au nordde la petite île de Trinidad, presque encalminé aucoucher du soleil. La Pilot Chart indique seulement1 % de calmes pour ce secteur... pas de chance, çatombe sur moi ! En fait nous sommes assez prèsdes Horses Latitudes, zone de transition entrel'Alizé de sud-est et les grandes brises d'ouest. Dieumerci, rien de comparable avec le Pot-au-Noir, leciel restant presque toujours beau sous les HorsesLatitudes, et les calmes vraiment plats, assez rares.

Pendant Tahiti-Alicante, il avait pourtant falludix jours à Joshua pour en venir à bout, par briseslégères de Nord à Nord-Nord-Est. Il avait perduson vieux génois en coton dans un grain et se traî-

1. Note de l'éditeur: Parti le 23-11-1965 de Tahiti, BernardMoitessier, accompagné de sa femme Françoise, ralliaitAlicante en une seule traite en doublant le cap Horn.14 216 milles et 126 jours de mer représentaient alors le pluslong voyage sans escale effectué par un yacht. Voir Cap Horn àla voile, éd. Arthaud.

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nait alors au près sous son foc* de route et sa trin-quette lourde, gagnant avec peine en latitude pouressayer de crocher l'Alizé.

Maintenant, la différence est énorme : Joshuaporte un bon génois, sa grande trinquette, et j'aienvoyé en plus un tourmentin de 7 m2 en tergalultraléger entre le capot avant et le pied du grandmât.

Tout cela tire bien, car la mer s'est beaucoup cal-mée depuis deux jours, et le peu de brise qui sub-siste vient du nord-est, portante. Je sens quandmême de légers picotements dans mon ventre cha-que fois que je pense à la belle bonnette de 25 m 2

perdue au passage du Pot-au-Noir... et je ne peuxm'empêcher d'y songer en me tournant et meretournant dans ma couchette. J'ai dû la jeter hierpar-dessus bord, elle était pourrie, irréparable.J'essaie de me consolerr en calculant que celareprésente vingt kilos d'encombrement et de poidsen moins à trimballer: toujours ça de gagné sur lesperformances.

Celles-ci dépassent d'assez loin mes espérancesles plus optimistes. L'Alizé de sud-est a été remontéau près bon plein en dix jours depuis le Pot-au-Noir, à 150,6 milles de moyenne journalière, avecdeux traites de 130 milles, une de 138 milles,deux de 151 milles, deux de 156 milles, deux de160 milles, et enfin une journée un peu fracassantede 174 milles.

Joshua n'avait jamais réalisé de si bonnesvitesses en remontant le vent. Pendant Tahiti-Ali-cante, sa meilleure journée au près bon plein avaitatteint 160 milles, une fois seulement, au large des46

îles du Cap-Vert. Les bonnes journées de près sesituaient, à cette époque, autour de 145 milles,entre la latitude du cap Vert et celle des Canaries.Pourtant, la mer y était plus régulière que ces der-niers jours.

La raison de cette meilleure vitesse actuellecontre le vent tient pour une grande part dansl'allégement relatif de Joshua par rapport à Tahiti-Alicante. Et aussi à une bien meilleure concentra-tion longitudinale des poids, car, moins chargé dematériel inutile (donc moins encombré), j'ai pudégager entièrement l'avant et l'arrière.

Autrefois, nous avions deux youyous démontésdans le poste avant, dont l'un était mort et l'autrebon à jeter, sans parler d'un invraisemblable fatrasde menues et grosses bricolés « ultra-précieuses »accumulées depuis des années. Il y avait, entreautres, un vieux génois coton de 65 à 70 m2 ,obtenu en échange de je ne sais quoi, trois ans plustôt. Pourri de A jusqu'à Z, il avait tenu pendanttreize heures seulement avant de mourir pour debon, entre Panama et les Galapagos. Il avait faillinous enlever une barre de flèche avant de s'ouvriren deux. Pourtant, nous l'aimions et ne pouvionspas nous résoudre à balancer une bonne fois par-dessus bord ses quarante kilos de pourriture,d'encombrement et de poids néfaste.

Ainsi, douze heures seulement après le début denotre premier coup de vent des hautes latitudes,Joshua s'était vu bien près de sancir, c'est-à-direde chavirer par l'avant, cul par-dessus tête : la merétait devenue dangereuse, certes... mais Joshua luiaussi était dangereusement chargé pour ce secteur

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que nous avons traversé en vivant un peu trop surnos nerfs, jusqu'au cap Horn, sans oser prendredes lames autrement que 3/4 arrière, même avecdes vents simplement frais, par crainte de sanciren butant de l'étrave dans une houle secondaire.

Alléger le bateau en cours de route? Plus facile àdire qu'à faire, dans ces mers où le pont est sou-vent recouvert par des lames croisées qui frappentparfois dangereusement, sans prévenir.

«Chat échaudé craint l'eau froide»... cela s'esttraduit par un coup de balai de grande envergurependant les préparatifs à Plymouth : débarquementdes moteur, guindeau*, youyou, de quatre ancres,des cartes non nécessaires, d'une valise de livres etdes Instructions nautiques ne faisant pas partie deszones prévues, de vingt-cinq kilos d'anodes deréserve, quatre cents kilos de chaînes, une grossepartie du mouillage nylon 18 mm de réserve, toutela peinture (125 kilos ! ... ), après un dernier bar-bouillage des oeuvres mortes.

C'est absolument incroyable ce qu'un voilier,équipé pour la croisière lointaine dans les Alizésavec escales peut contenir de matériel en réserve.Et je ne parle même pas de la multitude de petiteschoses invraisemblables, qui, accumulées les unessur les autres, totalisent un poids considérabletout ce petit monde s'est retrouvé dans les pou-belles montées sur roulettes de Milbay Dock, ousur les bateaux voisins... au grand soulagement dumien.

J'avais déjà retiré près de trois cents kilos de bri-coles et de matériel avant de quitter Toulon pour48

Plymouth, dont une grosse malle bourrée de cartescouvrant une bonne partie du monde, présent d'uncopain qui les avait « récupérées » à l'occasion dudésarmement d'un navire. Il y avait, entre autres, legolfe Persique et la mer Rouge, en détail, ainsi quetout le Japon, où je n'ai jamais eu l'intention de met-tre les pieds, pas plus que dans le golfe Persique.

Quand je songe à cette masse de bric-à-bracdébarquée avant le voyage, je me demande si laplupart de ceux qui vivent à bord de leur bateau nesont pas comme la « pie-chercheuse », cet oiseautellement hanté par la crainte de manquer un jourdu nécessaire, qu'il ramasse et accumule tout cequi passe dans sa ligne de mire.

A l'arrivée de Tahiti-Alicante, j'avais découvertun soufflet, parmi les cent bricoles conservées pré-cieusement dans le poste avant. J'en avais oubliél'existence. Il se trouvait quatre ans plus tôt sur unquai, et je me l'étais approprié, en me disant froi-dement que s'il n'était à personne, autant qu'il fûtà moi, car un soufflet, ça peut servir un jour. Aquoi? Je n'en savais rien, n'aimant pas les canotspneumatiques, trop difficiles à manier dans le ventet incapables d'arracher une ancre. Mais ce souf-flet pourrait certainement servir à autre chose qu'àgonfler un canot. Il pourrait, par exemple, envoyerde l'air dans une cloche à plongeur : Françoisepompe pendant que je me promène parmi lescoraux pour lui rapporter un joli poisson. (En fait,ce soufflet n'était pas assez puissant pour pulserl'air à plus de 40 cm sous la surface.)

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A Alicante, je redécouvre donc mon soufflet dansun recoin du poste avant, et en fais cadeau à unyacht français en partance pour les Antilles et lePacifique. Il m'avait donné un verre de lampe quine s'adapte à aucune de mes lampes. Mais sait-onjamais ?

Quelques semaines plus tard, mettant un peud'ordre dans la pagaille du poste avant, j'en sorsun tourmentin de 3 m2 en chanvre, lourd comme dela tôle et ralingué presque aussi gros que le poignet.On me l'avait donné. Il est parfaitement inutilisa-ble pour quelque bateau que ce soit. Je le sors avecprécaution pour lui faire prendre un peu l'air. Lecopain anglais du bateau voisin, attiré comme parun aimant, le caresse d'un oeil humide de ten-dresse. Je le lui donne. Il est tellement heureux quec'est un régal de le regarder étendre au soleil etépousseter ce tourmentin dont il ne pourra jamaisse servir, si ce n'est pour en faire des joints depompe à eau. Puis il range précieusement son tré-sor dans le poste avant et m'apporte un soufflet enme demandant si cela pourrait me servir. C'était lemien... que lui avait donné le propriétaire d'unyacht allemand parti la veille pour les Canaries, enéchange d'un morceau de tuyau galvanisé !

J'ai repris mon soufflet en me disant que si leciel l'avait remis sur mon chemin après de telsdétours, c'est qu'il y avait une raison importante àcela. Je ne sais toujours pas quelle était cette rai-son importante, car le soufflet est passé sur le quaide Plymouth, avec tout ce qui encombrait Joshuaet l'aurait aidé à mieux sancir sous les hautes lati-tudes.50

Chaque objet débarqué à Plymouth était d'abordpesé sur la balance de salle de bains que j'avaischipée à Françoise pour pouvoir surveiller mapetite santé au cours de ce voyage. Une tonne bonpoids de matériel a ainsi débarrassé Joshua, entre-posé en partie dans la remise d'un ami, où je leretrouverai à mon retour.

Bien entendu, je ne me suis pas démuni inconsi-dérément, malgré ces coupes sombres. Si j'ai em-porté le strict minimum de cartes, par exemple,elles couvrent en détail les atterrissages éventuelsdes parages de Bonne-Espérance, . Australie, Tas-manie, Nouvelle-Zélande Sud et Nord, ainsi queles eaux du Horn avec une partie des canaux dePatagonie, et même quelques atolls du Pacifique.En cas de pépin, je ne serai pas coincé le dos aumur.

J'ai donc quitté Plymouth avec seulement ce queje considère comme nécessaire pour ce voyage,mais aussi avec ce qui pourrait le devenir. Malgré lachasse au poids, j'ai conservé l'ancre C.Q.R. de25 kilos, la Colin Trigrip de 16 kilos, 60 mètres dechaîne 10 mm en trois longueurs (dans la quillecreuse) et une glène de 100 mètres nylon et 18 mmpour le mouillage.

Bien que très allégé, Joshua est donc paré à faireface à un atterrissage en cas d'avarie, de maladieou de découragement. Un voyage aussi long, mal-gré tout le soin apporté à sa préparation, comportedes données encore inconnues en ce qui concernela santé. Mais surtout, il y a une grande inconnue,elle, et de toute beauté : la mer.

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La moyenne générale est remontée à 132,5 mil-les par jour depuis le départ. Elle avait été de115,4 milles entre Tahiti et le Horn, et de 120 mil-les du Horn à la latitude de Madère, quelquesannées plus tôt, avec des vents meilleurs dansl'ensemble.

Il peut sembler étrange d'aligner des chiffres,alors que le vent et la mer passent bien au-delà deschiffres. Mais cette vision des milles tracés sur lacarte traduit pour le marin un sillage creusé dansla mer par la quille de son bateau, avec tout cequ'a donné le bateau, tout ce que le marin lui adonné. Et si nous sommes en course, ce n'est pasforcément contre d'autres marins et d'autresbateaux.

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Dimanche à Trinidad

Calmes, calmes, petites brises du secteur nord,calmes... Le soleil est là pour me remonter lemoral après le point de midi : seulement 45 millesparcourus dans les dernières vingt-quatre heures !C'est la plus faible traite depuis le départ.

La moyenne générale a baissé de deux crans,avec 130 milles contre 132,4 hier à la même heure.Ce sera dur à rattraper, tous les marins le savent.Ce qui me console tout de même, c'est que les45 milles tracés sur la carte se dirigent plein sud,vers la petite île Trinidad, la brise étant passée aunord-est.

Le lendemain 28 septembre, elle retourne ausud, toujours faible, et je vire, cap sur Bonne-Espé-rance. Nous n'allons pas vite mais c'est autant degagné sur la distance, puisque jusqu'à maintenant,Joshua descendait vers le sud-ouest, en serrant levent pour aller chercher les brises portantes quisoufflent en principe le long du 35e parallèle sud,en cette saison. Mieux vaut donc me diriger vers ce

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35e parallèle en faisant du sud-est qui me rap-proche en direct du cap de Bonne-Espérance, plu-tôt que de continuer vers le sud-ouest sans aucunbénéfice.

La moyenne est encore tombée d'un cran aupoint de midi : 129 milles contre 130 hier et 132,4avant-hier (n'oublions pas le «,4 » il est très impor-tant). Je ne m'affole pas, mais je médite sur lavanité des choses...

La brise repasse au sud-est, force 3 cette fois. Jevire de nouveau pour prendre l'autre amure*. L'îleTrinidad est à 90 milles dans le sud. La mer s'agited'une manière désagréable. La présence d'unegrosse houle de Sud à S.-S.-W. me surprend unpeu sous cette latitude (190 sud, pleine zone tropi-cale). Elle semblerait indiquer un coup de ventéloigné, mais très violent pour avoir pu envoyerune houle résiduelle aussi grosse tellement loinvers le nord.

Il faudra bien tâcher de ne pas descendre plus ausud que nécessaire : c'est encore le printemps, là-bas, avec ses coups de vent bien plus nombreuxqu'en été, et dont la trajectoire moyenne passe plusau nord que pendant la belle saison.

La brise ne sait vraiment pas ce qu'elle veut, tan-tôt Sud-Est tantôt plein Est, parfois même Nord-Est, toujours faible. Je profite de chaque variationfavorable pour diriger l'étrave sur Trinidad où54

Du 8 septembre au 25 octobre 1968

j'aimerais remettre un colis de pellicules destinéau Sunday Times. La vitesse se maintient à 4 noeudsdepuis hier. Si cette petite brise tient (comme lelaisse espérer l'aspect du ciel), Joshua devrait êtreen vue de terre demain dans la matinée, toutesplumes dehors.

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Petit vent d'est force 3 en début d'après-midi. Lemoral reprend de l'altitude. Pourtant, j'ai horreurdes atterrissages*. Ils perturbent le petit train-trainhabituel. Ils modifient le rythme intérieur très lentqui est devenu celui du marin, après quelquetemps passé loin des dangers de la côte, dans lasécurité du grand large où chaque chose a pris savraie place, sans pardon mais aussi sans infamies.

Pour le marin, la côte ressemble souvent à unegrande criminelle. Je préfère la tenir à longueur degaffe*. Et si je dois parfois la reconnaître, que cesoit du plus loin possible. De plus, à force de«chasser les poids» à Plymouth, j'ai tout simple-ment oublié d'emporter les Instructions nautiquesH IV du Brésil, dont fait partie cette île. Ce n'estpas très malin. Ayant lu la description de Trinidadpendant le voyage Tahiti-Alicante, je me souviensque les côtes sont assez franches sur la face est oùse trouve la petite agglomération. Ils ont probable-ment la radio et me signaleront au moins auLloyd's si je ne parvenais pas à remettre mon colis.Car demain, c'est dimanche.

J'espère que le radio (le seul probablement àsavoir ce que veulent dire les pavillons M.I.K.) neprofitera pas de ce dimanche pour faire la sieste de6 heures du matin à 6 heures du soir... Maisl'apparition d'un yacht rouge va sûrement secouerun peu la torpeur de ce petit monde tropical où lasieste est sacrée.

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Terre en vue tôt le lendemain 29 septembre. Levent tient du nord-est, force 3, régulier sous un cielabsolument bleu. Pas de problème, ce vent ne tom-bera pas. Je ne saurais pas dire pourquoi. Ce sontlà des choses qu'on sent d'instinct, par cent petitssignes du ciel et de la mer. Et cette fois, la terre estbien amicale, avec cette brise qui ne nous lâchera'pas, juste sur mesure.

Je me demande s'il y aura des cocotiers sur laplage. J'aimerais les caresser des yeux, juste enpassant !

Pour une fois, tout se déroulera presque exacte-ment comme je l'avais espéré hier. Trinidad gros-sit, grossit, révélant peu à peu ses couleurs, puisses détails.

L'île est haute, très découpée, avec de grandesfalaises et des à-pics dont les teintes virent du bleufoncé au mauve selon leur orientation par rapportau soleil. Il y a aussi des touches de rose, mais trèspeu de vert. Cette île est belle, très belle. J'aimeraisen faire le tour, à toute petite distance des falaises,perché sur la première barre de flèche pour sur-veiller les fonds. Je parie qu'elle est franche à tou-cher.

La brise est passée à force 4, toujours du nord-est. Dans les jumelles, je distingue bien la petiteagglomération. C'est minuscule, joli joli. Les toitssont verts. Il y a une chose longue et rouge, un peubizarre, juste au battant de la lame. Ça m'intrigue.On dirait une sorte de jetée. Qu'est-ce que celapeut bien être ?

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Joshua court vers la côte à 6 noeuds. Non, cen'est pas une jetée, c'est un bateau mouillé toutprès du bord, rouillé à mort. Il ressemble auxbaleiniers de Cape Town. La côte est donc francheà 100 % ; j'en étais sûr.

La distance s'amenuise assez vite. Je sens monbateau sous les pieds, bien manceuvrant, paré àvirer ou à empanner*, au choix, prêt à répondredans la seconde.

La mer est déjà beaucoup plus calme. Ce bateautout rouillé continue de m'intriguer. Si j'étais capi-taine de baleinier, je n'oserais jamais mouiller siprès du rivage. Je ne le lâche pas des yeux auxjumelles...

Nom de nom!... j'avais raison tout à l'heure,c'est une jetée ! Ou plutôt, c'est l'épave d'un vieuxbaleinier en acier, qui a été probablement coulé làà dessein et rempli de cailloux pour servir de brise-lames et protéger un minuscule port destiné auxembarcations.

Si ce port existe vraiment, il est caché derrièrel'épave et je ne peux le voir d'ici. Mais je ne dis-tingue ni pirogue ni canot sur la grève blanche desoleil. Il faut pourtant que ce petit abri artificielexiste, si lés gens du village veulent manger dupoisson de temps en temps. Peut-être suffit-il dejeter une ligne au moulinet, de la plage, pourprendree tout le poisson qu'on veut, dans ce pays?

Joshua est mis en panne vers 11 heures, trin-quette et génois à contre, à 300 mètres de l'épave.Je grimpe à la première barre de flèche pour voir58

s'il n'y aurait quand même pas de hauts fonds sousle vent. Rien : tout est d'un bleu profond, sauf prèsdu rivage où se distinguent des taches suspectes,plus claires, tirant sur le jaune et le vert.

C'est vraiment pratique, ces échelons vissés surles mâts. J'avais vu cela pour la première fois surLes Quatre Vents de Bardiaux, à son passage à l'îleMaurice. Puis sur Didikaï, à Cape Town, où étaitpassé Bardiaux. Puis sur cinq ou six autres ba-teaux. Nigel en a installé sur Victress. Bill Kingcherchait lui aussi une solution. C'était plus déli-cat : la voilure chinoise s'applique contre un côtédu mât, par un transfilage qui interdit les aspéri-tés. J'espère que Bill King a résolu le problème. Letemps de frapper trois fois dans les mains, et on seretrouve presque à la première barre de flèche.

Bardiaux avait fait mieux. Les Mauriciens sesouviennent l'avoir vu entrer dans une passe diffi-cile sous grand-voile et trinquette bômée, lou-voyant entre les pâtés de coraux qu'il détectait deloin, du haut des barres de flèche. Son poste d'ob-servation lui servait en plus de poste de pilotage,avec commande à distance branchée sur la barre.

Joshua dérive lentement. Tout est clair dans unrayon de 200 mètres au moins. Il y a une décolora-tion suspecte loin à droite du village, une autreloin à gauche, avec une tache marron qui dit bience qu'elle veut dire. Tout cela est gravé dans mamémoire, pour quelques heures au moins.

Je redescends. J'observe le village aux jumelles.Pas un chat. Les fenêtres semblent closes, par desvolets verts comme les toits. Je souffle dans la

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corne de brume. Je grille une bobine avec maBeaulieu. Je souffle de nouveau dans la corne debrume, puis empanne pour me rapprocher encoreavant de virer.

Voiles d'avant à contre, je choque* un peul'écoute de trinquette, avec beaucoup de barre des-sous, pour faire un cap au près, à vitesse trèsréduite, parallèlement à la rive. La Beaulieu estdans le cockpit et je filme entre deux coups decorne de brume. Les pavillons M.I.K. flottent auvent, bien entendu. Ils sont à poste depuis le dé-part, encore en bon état, à peine un peu délavésaprès cinq semaines mais bien identifiables auxjumelles. J'espère qu'ils ont au moins une paire dejumelles, à terre. Toujours pas un chat.

Corne de brume. Pas plus de succès. J'ai faimmalgré mon excitation. Midi passé. J'aimerais res-pirer les senteurs de cette terre mais la brise vientdu large. Elle ne doit pas sentir grand-chose, on yvoit si peu de vert.

Corne de brume. Rien. Après tout ce boulot, ceserait quand même trop bête de partir comme ça.Pourtant, j'ai, un peu envie de laisser tomber leSunday Times pour faire le tour de cette île telle-ment belle, en rasant ces cathédrales de roches quigrimpent les falaises. Je me réserverais juste lerayon nécessaire à un empannage si le génois mas-quait à cause d'un rvolin'.

1. Revolin : brusque changement dans la direction du vent,causé par la proximité d'une côte, d'une digue, d'un grosrocher, etc.60

Mais si je laisse tomber le Sunday Times, je laisseaussi tomber Françoise et les copains qui seraientheureux d'avoir de bonnes nouvelles. Et puis, si leSunday Times reçoit un message radio de Trinidad,la B.B.C. dira peut-être que Joshua a été vu teljour, que le même jour Bill King et Nigel étaient àtel endroit. Je resterai suspendu aux programmesde la B.B.C. pendant trois jours après Trinidad, çame ferait un tel plaisir de savoir comment vont lesautres, où ils sont. Quant à Loïck, nous en sommesau même point, sans émetteur. Je n'aurai sûre-ment pas de ses nouvelles.

Corne de brume. Rien. C'est pas possible... ilsdoivent être en train de se remplir le ventre en fai-sant grand tapage toutes fenêtres closes !

Ça y est!... Un... deux, trois, neuf... plus moyende les compter... les voilà qui dégringolent le per-ron d'une grande maison, c'est bien ça, ils étaienttous à s'empiffrer ce dimanche dans la même mai-son, et ça devait : faire un raffut du diable, là-dedans... C'est peu être un gosse mis au coin quia donné l'alarme en criant : « Bella barca! bella

barca ! »

Maintenant, il y a au moins vingt personnesentassées sur les marches de cet escalier. Ils res-tent là, sans bouger. Je fais de grands gestes. Pasde réaction. Si... il y en a un qui descend en cou-rant, prend sur la droite et entre toujours courantdans une petite maison. Il n'a pas d'uniforme. Lesautres ne bougent toujours pas. Il me semble quesi j'étais l'un d'eux, j'aurais déjà dégringolé les

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50 mètres qui les séparent de la grève et seraismaintenant avec de l'eau jusqu'aux genoux, sansavoir pris le temps d'enlever mon pantalon.

Je ne vois pas ce qu'ils ont derrière la tête. Entout cas, pas de canot dans ce patelin : en passanttout à l'heure dans le Sud du baleinier rouillé ettout percé, je n'ai distingué aucun abri. Il s'agitapparemment d'une simple épave, sans utilitéannexe.

Ces gens ne bougeront pas. Celui qui est entré encourant dans la petite maison en ressort avecquelque chose à la main. Vite, les jumelles : non, cen'est pas une mitraillette... lui aussi me regardeaux jumelles... mais ne répond pas aux signesd'amitié que je lui fais de la main. Cela m'inquiètevaguement.

J'empanne, débranche la roue, et embraye la gi-rouette du pilotage automatique, réglée pour le près,pour la sortie de cette baie où je n'ai rien à faire. Jemonte et descends quand même cinq ou six foisM.I.K.

Le gars aux jumelles a pu lire clairement le nomde Joshua, peint en grandes lettres noires surl'hiloire blanc du cockpit. J'espère qu'il l'a lu etqu'il a aussi remarqué le grand chiffre 2 cousudans la voile.

Joshua file vers le large, pavois presque au ras del'eau, pour parer de loin les taches vertes et bru-nes. Accroupi à la chinoise dans le cockpit, coude62

appuyé sur l'hiloire et menton dans la paume, jecontemple ces gens groupés qui n'ont pas bougédepuis tout à l'heure. Comme s'ils avaient peur.Comme s'ils voyaient le diable. Je suis presquesoulagé qu'ils n'aient pas de canot : je commence àme demander s'ils ne seraient pas venus, en armes,me « prier » de bien vouloir leur montrer le visa quim'autorise à venir espionner leur île.

Je ne comprends vraiment pas. Voilà des genstrès isolés, tout juste visités une ou deux fois l'anpar un ravitailleur militaire du Brésil peint en gris.Si j'étais l'un d'eux, ça me cognerait de sacréscoups dans le coeur, en voyant surgir-de l'horizonun petit bateau rouge, qui porte dans ses voiles desi vastes étendues. Pourquoi sont-ils comme ça?

Je me lève et fais le grand geste lent, du brasdroit. Ce geste que tout le monde comprend, mêmeles peuples les plus sauvages du monde : le gestequi veut dire «adieu». Alors, subitement, tousles bras s'agitent, tous courent jusqu'à la grèveen poussant de grands cris d'amitié. Trois garsentrent dans l'eau jusqu'à la ceinture. Je sensleur chaleur arriver jusqu'à moi. Ça me serre lagorge.

Maintenant je comprends... Ils croyaient tousque j'allais mouiller. Ils attendaient. Ils espéraientsans arriver à croire. Ils avaient peur que le rêves'envole, et à cause de ça ils ne bougeaient pas.

Moi non plus, je n'avais pas compris. Mais ilsn'ont pas de canot, je n'ai pas de youyou.

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Les bras continuent de s'agiter. Les appels de laterre se fondent dans le vroum-vroum de la mertaillée par l'étrave qui fonce vers l'horizon. Je mesens tout drôle. Un peu envie de chialer.

Au coucher du soleil, Trinidad est dans le sillage.Elle se découpe au loin, merveilleuse, irréelle, enbleu foncé dans l'orange du ciel.

Une petite dorade mord à la ligne de traîne, quej'avais filée d'instinct tout à l'heure. Mais je n'aipas faim ce soir. Je la décroche et la remets à l'eau.C'est la première fois que je remets un poisson àl'eau. J'aurais pu la garder pour demain. Mais jen'en ai pas envie. Elle a de la chance.

Je regarde Trinidad, toute petite maintenant,presque estompée dans le couchant. Je revois l'îleentière avec ses falaises, ses cathédrales de roches,ses couleurs, ses ombres et sa chaleur. Je revois levillage aux toits verts et les hommes courant sur lagrève qui agitent leurs bras avec de grandes cla-meurs.

Y avait-il des cocotiers? Je n'en sais rien. C'est laseule chose que j'ai oublié de regarder.

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Muchos pocoshacen un mucho

Depuis trois jours que Trinidad a disparu, Joshuaa traversé à 148 milles de moyenne journalière unpetit carreau marqué 5 % de calmes sur la PilotChart. C'est une vraie chance, sous les Horses Lati-tudes. Le cap est au sud-est pour laisser dans lenord deux autres carreaux marqués 6 % de calmesavec grosse prédominance de vents contraires endehors de ces maudits calmes.

Le loch* tourne bien rond. La brise a un peumolli mais les voiles restent gonflées et Joshuacourt encore vite au grand largue, sans tosser carla houle vient presque de l'arrière.

1. Pour faire un point astro, on peut commencer le calcul àpartir d'une position estimée délirante : la droite de hauteurramènera le bateau sur sa position. En cas d'intercept exagéré,il suffit de recommencer le calcul en partant de la nouvelleposition estimée qui, elle, est plus précise que celle qu'auraitindiquée le loch, surtout après la méridienne. Je me suisparfois amusé à choisir volontairement un point faux de600 milles. En deux calculs (vite faits avec les tables HO 249),le bateau retrouvait sa vraie position sur la carte.

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Avant le départ, je ne voyais pas l'utilité deremorquer continuellement un loch en pleinocéan : cela userait la mécanique pour rien, alorsque cet instrument est précieux pour le passagedes caps et en navigation côtière, où une bonneestime devient capitale. Ayant promis à la MaisonVion de traîner ce loch pendant toute la durée duvoyage (banc d'essai pour son matériel), je ne re-grette pas cette expérience, car le loch aide à mieuxsoigner les réglages de voilure : une variation d'unquart de noeud est difficile à estimer. Le lochl'indique. Or, un quart de noeud donne 6 milles demieux dans les vingt-quatre heures... La moyenneest remontée à 129,5 milles.

Le 3 octobre... le loch tourne beaucoup moinsvite. Le 4 plus du tout : à peine 93 et 23 milles enre-gistrés pour ces deux journées. La moyenne géné-rale est brutalement tombée à 126,2 milles, soit3 milles de moins qu'avant-hier, et cela pour deuxjours de poisse. En fait, ce n'est pas vraiment de lapoisse. J'avais eu beaucoup de chance avec labrise, depuis Trinidad. Il est normal que les condi-tions redeviennent celles des Horses Latitudes oùse trouve Joshua. Calme plat maintenant. Mais lamer est parcourue par une longue houle de sud-ouest et par une autre plus courte, de sud. De plus,le plafond était couvert de cirrus, hier, avec denombreux altocumulus ce matin. Ces signes disentbien que le vent reviendra bientôt.

J'enfile ma combinaison de plongée. C'est lemoment de m'occuper des anatifes qui ont dû66

prospérer depuis l'équateur et nous freinent sûre-ment un peu par faible brise. Il s'agit de crustacésmontés sur un pédoncule assez long pour mainte-nir leurs branchies en dehors de la zone empoi-sonnée par les meilleures peintures sous-marines.J'en trouve assez peu, mais ils sont gros, surtoutcontre les anodes de zinc qui protègent la carènede l'électrolyse, et sous les parties de la quille quin'ont pu être peintes au dernier carénage de juin, àToulon.

La mer frise et le vent revient, du sud-ouest pourla première fois, force 2 d'abord... puis force 4 bienétabli. C'est fantastique, par 26° de latitude. Joshuaa toutes les chances : 110 milles parcourus au pointdu 5 octobre, 147 le lendemain, 143 milles le 7. Lesvents d'ouest...

La mer s'est encore un peu refroidie, j'ai deuxpull-overs sur le dos et un pantalon de flanelle. Legénois de 45 m2 a regagné son sac, remplacé par lepetit foc de 15 m 2 , avec le tourmentin paré sur lebalcon du bout-dehors.

Les vents d'ouest sont crochés pour de vrai, dansun carreau marqué 6 % de calmes avec grosse pré-dominance de vents du secteur sud-est ! Et le baro-mètre baisse un peu ! ça va donc tenir. Je passe defréquentes périodes sur le pont, à tripoter leswinches d'écoute pour tirer le maximum de cevent miraculeux.

Régate? Et comment ! Je régate contre les sai-sons : on ne peut pas passer les trois caps à lameilleure période, mais il faut essayer de crava-

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cher un peu pour ne pas passer le Horn pendantl'automne austral. Si tout va normalement, Joshuadoublera Bonne-Espérance «un peu trop tôt» ensaison (pas le choix), Leeuwin et la Nouvelle-Zélande «juste à point », et le Horn « encore bon ».Mais il ne faut pas penser à tout cela pour lemoment, c'est loin encore. Il faut simplement tirerle meilleur de mon bateau.

J'ai établi le tourmentin de 7 m2 en plus de lagrande trinquette de 18, et un second tourmentinde 5 m2 en bonnette sous la bôme de grand-voile.Et je regarde tourner le loch, je regarde le sillage,j'étarque un rien la drisse de trinquette... non, c'esttrop... je choque un centimètre... oui, c'est ça, c'estparfait maintenant, la trinquette ramasse tout levent du ciel pour faire les bulles d'écume qui nais-sent du sillage. Et tout l'univers se concentre dansla trinquette.

Une troupe de dauphins nous accompagne. Ilsrestent près d'une demi-heure. Je viens de finir lebeau livre de Robert Merle : Un animal doué de rai-

son et suis plein d'images de dauphins jouant avecles hommes en leur apprenant la sagesse. Je croisque maintenant, j'oserais essayer de nager parmiles dauphins pendant un calme plat...

Je les filme longuement, de l'étrave, du bout-dehors, du grand mât. Trois bobines. Ils les méri-tent bien. Mais il faut que je commence à faireattention, j'ai déjà consommé quarante-sept bobi-nes de film sur les cent du départ !

Mes dauphins reviennent une heure plus tard.68

Deux d'entre eux se mettent à faire le tire-bouchondans l'air. Je me précipite vers la caméra que j'avaisremise dans son placard... trop tard. Ils repartentdéjà. Je m'en veux autant que si j'avais mouillé uneancre en oubliant de la maniller sur sa chaîne.Après avoir raté l'extraordinaire image de labécune attrapant le poisson volant en plein ciel, jem'étais pourtant juré de laisser la Beaulieu paréedans le cockpit, les jours de beau temps, avec unlinge dessus pour la protéger du soleil. Mais cen'est pas assez. Je commence à comprendre quec'est moi qu'il faudrait aussi protéger de cettecaméra.

Au début, je croyais qu'il suffisait d'appuyer sur ledéclencheur après avoir réglé l'objectif. Ce n'est pasdu tout ça. Il faut y mettre quelque chose d'autre,dans cette caméra. Elle essaie maintenant de mebouffer les tripes. Ce serait facile de la bourrerdans un des réservoirs étanches, et de l'oublier là.Mais c'est trop tard et de toute manière je neregrette rien.

Du point de vue technique, je suis sans expé-rience et n'ai fait ni film ni photos avant ce voyage.Françoise s'en occupait... et elle n'avait pas tort,car je n'avais jamais essayé de comprendre leshistoires de Din, A.S.A., ouverture et vitesse d'obtu-ration. Depuis, j'ai certainement fait de sérieuxprogrès, grâce à Cinéma et photo sur la mer, deQuéméré, excellent petit livre clair et précis, oùl'auteur a su se mettre dans la peau du débutantignare ou même hostile.

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Souvent, nous avions déploré de n'avoir pas decaméra pendant Tahiti-Alicante. Nous avions mêmepoussé l'inconscience au point de partir avec seu-lement trois rouleaux de vingt poses noir et blanc !Pourtant, nous n'avions pas osé photographier lamer, avant le Horn, et surtout au lendemain denotre gros coup de vent du Pacifique. Ce n'étaitpas à cause du danger ni de la fatigue, mais parceque nous sentions confusément que cela eût res-semblé à une profanation.

Je crois que le voyage précédent était « pour voiret pour sentir». J'aimerais que celui-ci aille plusloin.

C'est déjà la mer des hautes latitudes, longue,pleine de puissance contenue, un peu nerveuseparfois. Et le loch tourne, tourne, tourne. Et lebaromètre continue à baisser, très lentement, sanscrochets. Ne pas descendre trop vite au sud... tuvas voir... on va tenter une petite impasse, justepour se faire la main : passer à raser le dernier car-reau marqué 6 % de calmes et 47 % de vents desud-est... Ça réussit!... il est derrière nous deuxjours plus tard; et peut toujours cavaler pouressayer de nous rattraper... vas-y, Joshua, foncedans la plume !

Il y a eu un petit coup de vent, hier. Ça ressem-blait à une prise de contact avec les hautes lati-tudes : force 7 en moyenne, 8 par moments,toujours du sud-ouest. La dépression était doncloin dans le sud-est. Mer très maniable, très belleaussi. Quelques petits coups de surf, comme pour70

voir si ça va. Ça va, l'étrave soulage en beauté.L'allégement de Plymouth porte ses fruits.

Le baromètre est bien remonté aujourd'hui et labrise mollit à force 3. J'en profite pour enverguerla petite grand-voile, de 26 m 2 et le petit artimonde 14 m 2 , qui resteront à poste jusqu'après le Horn.C'est un gros travail, ce changement de voiles, sur-tout pour plier proprement la grand-voile d'Alizéet la descendre dans la cabine. Je l'ai posée à platsur le plancher, avec le sac du génois et celui del'artimon côte à côte par-dessus, bien coincés. Celam'encombre un peu, mais je préfère concentrer lepoids au maximum, c'est très important sous leshautes latitudes. Et ça le deviendra de plus en plus.

Je contemple Joshua qui court maintenant aussivite qu'avant sous sa nouvelle voilure des hauteslatitudes, petite, maniable, légère, avec des bandesde ris très haut et des renforts à faire bégayer unmaître voilier.

Il va quand même falloir commencer à ouvrirl'ceil sur le printemps de l'Atlantique Sud et sescoups fourrés : tout s'était bien passé pendant lepetit coup de vent d'hier. La mer était grosse, elledéferlait assez dur, mais sans danger. Joshua laprenait au grand largue, presque de l'arrière.

Puis le vent a un peu molli. Puis il a nettementdiminué, force 5 à peine. La mer ne déferlait plus,bien qu'encore assez grosse. Ensuite, le vent estpassé au S.-S.-W. toujours force 5. C'était la rota-tion normale et j'ai réglé le pilote automatiquepour continuer vent de travers.

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J'étais redescendu dans la cabine depuis uneminute à peine, quand une énorme déferlante afrappé à toute volée, couchant le bateau à plus de60°.

Joshua était à peine gîté lorsqu'elle a frappé.

La cabine a donc encaissé le choc de plein fouet et,sur le moment, j'ai cru que tous les hublots au ventétaient partis en éclats. Pas de dégâts... mais j'airéglé la girouette pour prendre les lames troisquarts arrière. Le cockpit était plein. .

Cette déferlante erratique était probablementdue au courant traversier d'environ 1 noeud portésur la Pilot Chart pour cette zone. De plus, nousn'étions pas loin de la ligne de convergence sub-tropicale des courants chaud et froid. Ce sont làdes petits détails dont il ne faut pas oublier de tenircompte. Ce premier coup de semonce s'est pour-tant produit par 311> de latitude sud, à peine...Attention au printemps austral. Ne pas oublier leharnais de sécurité lorsque je monterai sur le pontpour quelque raison que ce soit.

Bonne-Espérance, est à 1 500 milles, et le venttient bon. Une dizaine de jours à cette cadence...

Coup de vent, le 12 octobre. Il n'est pas méchantpour le moment, mais souffle du nord-ouest avecbaromètre en baisse et ciel bouché. La dépressionse trouve donc dans le sud-ouest et elle se rapproche. Deux ris* dans la grand-voile et deux risdans l'artimon à une heure du matin. Le foc de15 m 2 a été remplacé par le tourmentin de 3,5 m2.

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Joie de contempler mon bateau qui court si viteavec si peu de toile !

La mer n'est pas vraiment grosse. Elle ne ledevient jamais tellement, pendant la période denord-ouest d'une dépression. C'est après que celapeut devenir méchant, quand le vent effectue sarotation à l'ouest puis au sud-ouest, en formant deslames croisées.

Le vent augmente, avec rafales. La trinquette de18 m2 est réduite à 9 m2 depuis l'aube, par un ris.C'est moins compliqué qu'un changement de trin-quette, bien que pas toujours facile, car c'est ungros paquet, les 9 m2 de tergal en rabiot à serrerdans le vent et nouer par les garcettes. Mieux vautdes ongles coupés ras pour ce genre de manoeuvre.

Encore trop de toile : 7,8 noeuds au loch, et pro-bablement un peu plus de 8 noeuds dans les poin-tes. C'est illusoire, car les zigzags provoqués par lavitesse limite dans cette mer assez grosse augmen-tent la distance parcourue sans bénéfice réel.J'amène ce qui reste de grand-voile et trinquette.Impeccable : la vitesse se stabilise, régulière, à7 nceuds tout rond sous l'artimon au bas ris et lepetit tourmentin. Le gréement semble me diremerci, très soulagé. Et si ce coup de vent montrevraiment les dents d'ici le coucher du soleil, il suf-fira d'amener les .7 m2 d'artimon au bas ris pourque Joshua continue à bien se porter (Inch Allah!).

Nous sommes par 35° 30' sud.Il est à peine 9 heures du matin quand le ciel se

dégage. Le vent passe à l'ouest, force 4 seulement,tandis que le baromètre remonte de deux crans. Amidi, le vent tombe à force 2-3 et les voiles battent

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dans la grosse houle. Fausse alerte ! A larguer lesris.

Hier, au point de midi, Joshua avait parcouru182 milles dans les vingt-quatre heures. Aujour-d'hui, 173 seulement malgré ce coup de vent mo-déré. Le cap de Bonne-Espérance est à moins de1 000 milles. Inutile de descendre encore au sudpour le moment. Je prendrai la décision finale dansquelques jours : passer près de terre pour essayerde remettre un message à un pêcheur sur le bancdes Aiguilles, ou bien la route du large, par le suddu 40e parallèle, afin d'éviter la dangereuse zonede rencontre des courants chaud et froid qui peu-vent créer une mer monstrueuse (le mot n'est pastrop fort) dans les parages du banc des Aiguilles,par coup de vent. Pour le moment, Bonne-Espé-rance est très loin et très près à la fois. Très loinparce que à un millier de milles. Très près parceque nous y serons dans une semaine si tout sepasse normalement.

La brise souffle frais depuis des jours, entre sud-ouest et nord-ouest. Il y a souvent des grains dansle ciel et des ris dans les voiles, largués dès quepossible.Les menus se sont améliorés depuis deux semai-

nes et je me sens en pleine forme, toujours d'ac-cord pour prendre un ris, toujours d'accord pouren larguer un, selon le ciel, selon le temps. La nuit,le jour, c'est pareil, je ne dors que d'un ceil mais jedors bien parce que je fais bien mon boulot. La74

dernière semaine a donné 1 112 milles parcourus,malgré deux petites traites de 128 et 122 milles.

Quand le vent vient du sud-ouest, la températuredescend à 12°. Quand il vient du nord-ouest, ellemonte à 15 . ou 16. C'est curieux, moi qui n'aimepas le froid, je me sens tout guilleret quand la tem-pérature baisse, car je suis bien couvert et les ventsde sud-ouest soufflent dans un ciel de beau temps,même quand ils sont forts.

La mer est souvent grosse, les démarrages ausurf fréquents. L'avant soulage beaucoup mieuxqu'autrefois. La tonne de poids inutile retirée àPlymouth a augmenté la sécurité et les perfor-mances. De plus, Joshua porte seulement 400 litresd'eau douce au lieu des 900 litres de Tahiti-Ali-cante. Cela fait encore une demi-tonne de mieuxqui s'ajoute à tous les autres « mieux ». Mais unmarin n'est jamais pleinement satisfait de la sécu-rité et des performances du bateau, c'est normal.

Pour les hautes latitudes, c'est vital. Les Espa-gnols ont un proverbe : Muchos pocos hacen unmucho (beaucoup de petites choses font unegrande chose). Et hier, alors que le vent avait mollià force 4, j'en ai profité pour envoyer par-dessusbord un tas de petites choses sacrées dont la listem'aurait fait bondir deux mois plus tôt : une caissede biscuits de l'armée (15 kilos), une caisse de laitcondensé (18 à 20 kilos), vingt-cinq litres de vin,vingt kilos de riz, cinq kilos de sucre, dix à quinzekilos d'une confiture que je n'aime pas, une boîtede piles pour le magnétophone.

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Il me reste assez de provisions pour tenir encorehuit mois. Depuis bientôt deux mois, j'ai pu véri-fier soigneusement ma consommation.

Quant au pétrole, c'est la même chose : j'en aiemporté plus que le nécessaire... et hop ! quatrejerricans passent à la baille en même temps que10 litres d'alcool à brûler. Toujours ça de moins àtransporter. J'ai aussi jeté une glène de nylon18 mm pesant 25 à 30 kilos (s'il faut mouiller, j'aidu 14 mm).

Ça m'a quand même fait un peu mal aux tripes,le coup du nylon... Je revoyais les privations et lesnuits de travail dans le hangar désert du RoyalCape Yacht Club, avec Henry Wakelam, pour fabri-quer les écoutes de Wanda et Marie-Thérèse II à

l'aide de gros cordages nylon jetés par les balei-niers, pendant notre escale de clochards à CapeTown. A cette époque, nous nous serions traînéssur le ventre pendant un kilomètre, pour cetteglène de 18, presque aussi précieuse que nosbateaux ! Mais le jeu n'est plus le même qu'àl'époque des poubelles et du bateau miracle.

Grâce à cet allégement supplémentaire (environ170 kilos, entre les vivres, le pétrole et le nylon),j'ai pu débarrasser totalement l'avant et l'arrièrepour concentrer le poids au maximum vers le mi-lieu. Aussi minime que ce soit, cela m'a permis degagner encore un petit quelque chose sur les troistableaux

A) Plus rapide par petit temps. Ça n'a l'air de rien,mais je préfère que Joshua prenne le moins detemps possible pour ce voyage, où une semaine de76

gagnée peut modifier du tout au tout le problèmesanté.

B) Moins de voiles en l'air par vent frais, doncmoins de fatigue et de difficultés quand il faut ma-nceuvrer ou réduire encore la toile. Moins de fati-gue aussi dans le gréement, pour le même sillage.

C) Meilleure défense dans le gros mauvais tempsdu sud (et même dans le mauvais temps normal)grâce à ces 170 kilos de moins qui ont permis uneconcentration maximale des poids.

Ce dernier point est capital, malgré les Hindousqui crèvent de faim et les copains qui n'ont pastous de quoi offrir à leur bateau une belle glène denylon neuf. Car au-delà des Hindous et des copainsfauchés, je vois une image dure : le gros coup devent encaissé avec Françoise quelques années plustôt, et au cours duquel Joshua avait failli sancir.Devant cela, la glène de 18, le pétrole et même lanourriture gâchés n'ont aucune importance. Ledestin bat les cartes, mais c'est nous qui jouons.

A bientôt le jeu des hautes latitudes. Je le com-mencerai sans cartes encombrantes... sauf laBeaulieu peut-être.

Au point de midi, Bonne-Espérance est à 310 mil-les dans l'Est-Nord-Est. Je ne sais pas encore paroù je vais passer. Le baromètre est haut. Je croisque je sais. Mais ce n'est pas sûr. Tout peut chan-ger trop vite dans ces coins-là.

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Joué, perdu...Joué... gagné !

Cinquante-neuf jours après le départ, le point du19 octobre nous place à une quarantaine de millesdans le sud-ouest du cap des Aiguilles, pointeextrême de l'Afrique du Sud.

Toute la journée d'hier, le ciel était bouché, avecvent de nord-ouest force 5, qui est passé au sud-ouest la nuit. Le baromètre, déjà haut, montaitencore. Aujourd'hui, il a atteint la valeur anormalede 770 mm, signe que l'anticyclone permanent del'Atlantique Sud s'est beaucoup déplacé vers lazone où navigue Joshua. Depuis quelques jours,j'essaie de capter les bulletins météo sur les lon-gueurs d'ondes indiquées dans l'ouvrage n° 196:rien. Et même si j'entendais les tit-tit-tat des sta-tions d'Afrique du Sud, cela ne m'avancerait paspuisque ces émissions en morse sont transmisesselon un code international, de l'hébreu pour moi.

Hébreu ou pas, il est plus que probable qu'avecun baromètre aussi haut, le vent passera à l'estd'ici demain. Pas trop fort, je l'espère...

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Si j'avais joué selon les règles, Joshua seraitparti au plus vite vers le sud pour s'éloigner de labordure des hautes pressions et ne pas risquer deperdre les grandes brises d'ouest. Mais les jeuxsont faits depuis hier : mon intention est de passersur le banc des Aiguilles, près de terre, pour mefaire signaler au Lloyd's par un navire. Avec unpeu de chance (beaucoup de chance), Joshuadevrait même y rencontrer un bateau de pêche, àqui je lancerai un colis pour le Sunday Times.

J'ai photographié mon journal de bord, page parpage, en double exemplaire. Cela répartira lesrisques pendant le transbordement à la volée sur lepont du chalutier. Les rouleaux de pellicules sontenfermés dans deux sacs étanches en plastique •épais, fournis par Bob et Steeve, avec l'adresse duSundayTimes et des directives imprimées en qua-tre langues pour l'expédition. J'ai ajouté quelquesrouleaux de photos Trinidad aux toits verts, le foude Bassan qui lisait M.I.K., la dorade prise à latraîne au début de l'Alizé, une volée de poissonsvolants, des albatros, des bandes de petits oiseauxargentés aux pattes palmées, ressemblant un peu àdes alouettes et qui nous accompagnent depuisquelques jours, des dauphins jouant avec Joshua,la vie en mer, toute simple, toute transparente,avec ses calmes et ses déferlantes.

Je songe à la joie de Robert, Steeve, Bob, s'ilsrecevaient un de ces paquets contenant tant demerveilles. Je vois la joie de Françoise, compre-nant que tout va bien à bord, que je n'ai pas80

trempé tout mon linge, que je n'ai pas maigri (carelle ne saura pas que j'ai maigri, ce n'est pas sonaffaire). Je vois l'excitation de mes enfants criantdans toute la maison: «Joshua est en train de pas-ser Bonne-Espérance ! »

Pourtant, c'est une carte bien lourde à porter, cebesoin de rassurer la famille et les amis, de leur don-ner des nouvelles, des images, de la vie, de leurtransmettre ce quelque chose d'infiniment précieux,cette petite plante invisible qui s'appelle l'espoir. Laraison me crie de jouer seul, seul, sans m'encombrerdes autres. La raison voudrait que je file vers le sud-est, loin de terre, loin des navires, dans le domainedes grands vents d'ouest où tout est simple, sinonfacile, en laissant bien au nord la zone dangereusede convergence des courants chaud et froid.

Mais une autre voix insiste depuis plusieurs jours« Tu es seul, pourtant tu n'es pas seul, les autres ontbesoin de toi et tu as besoin d'eux. Sans eux, tun'arriverais nulle part et rien ne serait vrai. »

Le soleil est couché depuis longtemps lorsquemon coeur fait boum-boum-boum... le phare ducap des Aiguilles !

J'ai beau savoir que c'est normal, à notre époquedes Tables modernes et des tops horaires parradio, un atterrissage' impeccable restera toujours

1. Atterrir: reconnaître une terre, un amer, un phare, etc. Lecap des Aiguilles se trouve à l'extrême sud de l'Afrique etmarque la limite entre l'Atlantique et l'océan Indien. Le cap deBonne-Espérance se trouve dans l'Atlantique, à une cinquan-taine de milles au nord-ouest du cap des Aiguilles.

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pour moi nimbé de magie, comme la réponse desétoiles à qui, tout à l'heure, j'avais demandé « Oùsuis-je ? » Et les étoiles avaient répondu : « T'en faispas, tu verras le cap des Aiguilles avant minuit. » Çame fait chaud dans la poitrine, ce petit éclat duphare qui apparaît entre le noir des lames, là où jele cherchais aux jumelles deux heures après unpoint d'étoiles. Chaud dans la poitrine et un peufroid dans le dos... car ce cap est un grand cap.

Peu après le coucher du soleil, le vent avait viréau sud, en mollissant. Puis il était passé au sud-sud-est.

Joshua court maintenant au près, le phare bienvisible à une main sur la gauche du foc.

A 2 heures du matin, toutes les voiles sont au basris dans du sud-est force 7. Il fallait s'y attendre,avec un baromètre aussi haut. Pourtant je suisheureux sans pouvoir dire pourquoi.

Le phare n'est plus qu'à 8 ou 10 milles quand jedécide de mettre à la cape sur l'autre amure* pourattendre le jour avant de prendre une décision.

Je suis très fatigué d'un seul coup. Il me faut dor-mir, ne serait-ce qu'une heure ou deux. Curieux, àquel point la fatigue peut écraser un bonhomme,sans préavis : on tient, on tient, on tient... brusque-ment on s'effondre. Mais c'est seulement quandtout est clair qu'on s'effondre.

J'allume la loupiote et descends me coucher.Tout est clair, pas de navires là où capaye Joshua.Ils passent assez près de terre ou beaucoup plusloin au large, pour des questions de courants.82

Bientôt 4 heures du matin. J'ai dormi comme unplomb, toute ma fatigue s'est envolée. Je m'étire, jebâille, j'allume le réchaud. Une petite moque decafé suivie d'une grande moque d'Ovomaltine avectrois biscuits de l'armée tartinés de beurre et demarmelade d'orange. Je me sens en pleine forme.

J'ai remis en route, à l'empannage, sans avoirbesoin de toucher aux écoutes bordées pour leprès. Le phare est maintenant à un doigt sur ladroite du foc, le vent étant passé à l'est-sud-estpendant mon sommeil. Il a molli à force 4 ou 5.

Je ne largue pas les ris, tous les signes sont là,qui annoncent l'arrivée probable d'un coup de ventde sud-est. Inutile de vouloir le remonter au lou-voyage pendant des jours et des nuits sur le bancdes Aiguilles, avec en plus le courant contraire etles navires à veiller. La navigation est un compro-mis entre la distance parcourue et la fatiguedépensée, tant pour l'équipage que pour le bateau.Or, la fatigue peut faire très vite boule de neige.

La solution de tirer vers le sud ne serait pasmeilleure : Joshua tomberait tôt ou tard dans unezone de convergence des courants, à l'accore dubanc des Aiguilles. Ça ferait du vilain en cas de coupde vent, quelle que soit sa direction.

Reste la seule solution correcte : prendre la capeau large en attendant que le vent revienne à l'ouest,une affaire de deux ou trois jours. Mais avant demettre à la cape, je pourrai facilement longer lacôte vent arrière entre le cap des Aiguilles et le capde Bonne-Espérance pour faire un tour à l'inté-rieur de la baie Walker où la carte indique un petit

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port, donc quelques yachts. Nous sommes diman-che, j'en trouverai sûrement un dehors dans labaie et lui enverrai alors mes sacs de pellicules.

Ce sera tout simple. Ce sera même un coup dou-ble... car il me donnera sûrement des nouvelles deLoïck, Bill King et Nigel, grâce à des bribesd'informations récoltées çà et là dans les journaux.Je n'ai pas entendu une seule fois prononcer leursnoms au cours des émissions de la B.B.C. desti-nées à l'étranger. Des nouvelles de mes copains !Où sont-ils?...

Le vent augmente avec le jour, force 6 vers7 heures du matin, presque forcé 7 une heureaprès. Le ciel est magnifique, sans un nuage, lacôte est à 5 ou 6 milles, la mer un peu grosse maisJoshua court vent arrière.. Trois droites de hauteurtracées à quelques minutes d'intervalle confirmentma position : l'entrée de la baie Walker est à20 milles environ.

Force 7 bon poids maintenant. Le coup de ventest pour bientôt. Les embruns volent haut sur lesnavires qui font route vers le cap des Aiguilles.Pour les autres, ceux qui vont au nord, c'est dugâteau. Pour Joshua aussi... mais je me demandesi je trouverai un yacht dehors par ce temps-là,dans la baie Walker. J'ai remplacé mes vieux pavil-lons M.I.K. par un jeu neuf.

J'ai de plus en plus l'impression que je vais fairechou blanc, dans la baie Walker, où aucun yachtne mettra le nez dehors. C'est déjà presque le coup84

de vent. Et je suis peut-être signalé au Lloyd's parl'un des navires croisés depuis une heure. L'ennui,c'est qu'ils signaleront que je vais cap versl'Europe...

La baie Walker est à une quinzaine de millesmaintenant et je me sens tout vide, j'ai la convic-tion absolue qu'il n'y aura pas de yacht dehorsavec un vent pareil. Pas de pêcheur non pluspuisque nous sommes dimanche. Et tous ces car-gos que je croise ou qui me doublent peuvent liremes pavillons M.I.K... cap au Nord.

Il y en a un petit, tout noir, tout minable, avec ungros panache de fumée qui part de sa cheminée etcourt devant. Il doit marcher huit nceuds au maxi-mum, car Joshua en file sept et ça fait longtempsqu'il cherche à nous rattraper. Il ne passera pasloin...

Je descends vite écrire un message en doubleexemplaire, qui demande au capitaine de ralentiren tenant un cap bien droit pour que je puisse lerattraper et lui lancer un colis. Le message préciseégalement que je continue vers l'Australie, malgréles apparences. Je roule serrées mes deux feuillesmanuscrites et les introduis dans les petits tubesd'aluminium servant d'emballage pour les pelli-cules photo. Chaque tube est lesté d'un morceau deplomb. Si le premier message tombe à l'eau, il merestera son duplicata carbone. Quant au pont trèsbas de ce cargo, il se prêtera à merveille au trans-fert ultérieur des sacs en plastique que j'ai roulés

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serrés et ficelés (séparément, bien sûr) pour pou-voir les lancer assez loin malgré le vent.

Puis je regagne le cockpit avec mes deux projec-tiles et mon lance-pierres.

Le cargo noir est à 25 mètres sur ma droite. Dela passerelle, trois hommes me regardent. Flac...Mon message tombe sur la plage avant. L'un desofficiers vrille l'index contre sa tempe, comme pourme demander si je ne suis pas un peu cinglé deleur tirer dessus.

La passerelle arrive à ma hauteur. Je hurle« Message, message. » On me regarde avec des yeuxronds. A cette distance et avec des billes de plomb,je pourrais faire sauter leurs trois casquettes entrois coups. Ils n'auraient pas les yeux plus ronds!Quand j'étais gosse, l'entraînement au lance-pier-res consistait à faire mouche sur une boîte deconserve qu'un de mes frères lançait en l'air. Et lelance-pierres, c'est comme le ping-pong, on neperd pas la main, même après des années. Mais jen'ose pas leur envoyer sur la passerelle le dupli-cata de mon message, car ce tube d'aluminium estbeaucoup moins précis qu'une bille de plomb : jerisquerais de casser un carreau ou d'atteindre l'und'eux.

La passerelle est presque sur mon avant. Il fautessayer de rattraper ça par les cheveux, faire vite.Je brandis le colis, en faisant le geste de le leurdonner. Un officier fait signe de la main qu'il acompris, et envoie aussitôt un coup de barre pourrapprocher l'arrière. En quelques secondes, le86

pont central est à 10 ou 12 mètres. Je lance le colis.Impeccable !

Il est temps de me sauver... mais je vais com-mettre une lourde faute en lançant le second colisau lieu de foncer à la barre pour m'écarter. J'avaisgagné sur toute la ligne avec le premier coup. Jeperdrai sur toute la ligne avec le deuxième. Quandje me précipite à la barre, il est déjà trop tard.L'arrière du cargo continue de chasser vers moi. Deplus, je suis presque déventé par le navire qui m'adoublé sur tribord alors que je suis tribord amures.

Joshua s'éloigne... pas assez vite. Il s'en est fallud'un cheveu, mais la voûte arrière accroche legrand mât. Ça fait des bruits affreux, des paquetsde peinture noire descendent en pluie sur le pont ;le hauban de tête de mât est arraché, puis celui dela seconde barre de flèche. Mes tripes se tordent.La poussée sur le mât fait gîter Joshua qui part aulof vers le cargo... et vlan ! ... le bout-dehors est pliéà 20 ou 25°. Je reste hébété.

C'est fini, le monstre noir est passé. J'empannevite pour sauver le mât et prends la cape bâbord

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amures. La dérive m'éloignera de la côte, c'est l'es-sentiel dans l'immédiat, pour que je puisse réparerles haubans sans précipitation.

Le cargo, sans doute inquiet, a modifié son cap.Je lui fais signe que tout va bien, car il m'achève-,rait en venant m'aider!

Souvent un rien m'irrite et peut me mettre àplat. Mais dans un vrai coup dur c'est comme si jedevenais un observateur froid et lucide, venu d'unautre monde. Je n'ai même pas lu le nom de cecargo, m'attachant strictement à l'essentiel: sau-ver le mât.

Rien, en dehors de cela, n'a d'importance. Jen'éprouve ni colère, ni lassitude. Je n'ai pas mur-muré : « Le beau voyage est fini, tu ne pourras pascontinuer sans escale avec une telle avarie, il faudraréparer à Capetown ou à Sainte-Hélène. » Sauver lemât, sans penser à autre chose. Ensuite, je verraice qu'il me reste à faire. Mais surtout, surtout, nepas penser au bout-dehors tordu, irréparable parles moyens du bord.

J'ai joué, j'ai perdu, c'est tout et ce n'est pas undrame. Une sorte d'anesthésie provisoire. Après,peut-être, ça fera mal. Mais après, c'est loin, et cen'est pas le moment.

J'avais eu la même réaction, bien que multipliéeau centuple, lorsque je m'étais retrouvé balayapar-dessus bord au large de Durban, sur Marie

Thérèse II, à la cape dans un coup de sud-ouest.88

J'étais dans l'eau, une eau rendue très légèrepar l'infinité de bulles d'écume de l'énorme défer-lante qui avait retourné le bateau. J'avais eu letemps de voir, dans un éclair, le panneau de cabinearraché à ses glissières. Avec une telle ouverture etla quille au-dessus de l'eau, Marie-Thérèse II nepouvait faire autrement que d'aller par le fond. Etje n'avais ressenti aucun découragement, aucuneamertume. J'avais simplement murmuré : « Cettefois, mon petit vieux, les carottes sont cuites. » Etj'ai revu cette page de Terre des hommes sur le des-tin, sur ce besoin absolu de suivre son destin, quellequ'en soit l'issue. Moi aussi, j'allais finir comme lagazelle de Saint-Exupéry, dont le destin était debondir dans le soleil et de finir un jour sous lagriffe du lion. Mais je ne regrettais rien, dans cetteeau tiède et si légère d'où je m'apprêtais à partirpaisiblement pour mon dernier voyage.

Marie-Thérèse II s'était redressée avant d'avalerla dose mortelle par la grande ouverture du pan-neau. J'avais facilement regagné mon bord, enramenant le capot. Puis j'avais pompé cinq heuresde rang.

Les deux haubans sont réparés moins de deuxheures après la collision. Je n'ai pas eu besoin degrimper au mât, les serre-câbles du bas seuls ayantglissé.

Les barres de flèche n'ont pas bronché, grâce àleur liaison souple. Quant au mât, je suis pleind'admiration pour lui il ressemblait à une canne àpêche ployée par un gros thon, au moment du

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choc ! Cela a renforcé la confiance que je témoi-gnais d'instinct à ce bon vieux poteau télégra-phique. Au fond, j'ai eu beaucoup de chance dansma malchance.

Reste le problème du bout-dehors. Là, c'est plusgrave. Ce bout-dehors mesure 2,8 m. Il est consti-tué par un tube en acier de 80 mm de diamètre sur5 ou 6 mm d'épaisseur, renforcé par un second tubed'acier à l'intérieur. Ce bout-dehors s'étant trèslégèrement cintré lors de sa galvanisation à chaud,il m'avait fallu près d'une heure de travail sur unquai pour le redresser avec l'aide d'un copain.

Il faudra donc frapper l'étai* de foc sur l'étraveet me priver des bienfaits du bout-dehors... avecplus de 20 000 milles à courir jusqu'à Plymouth,sur un Joshua mutilé. Ça me flanque le cafard. Onverra ça demain, je suis trop fatigué.

21 octobre.

Coup de vent de sud-est. J'ai enfin capté le bulle-tin météo de Capetown, à l'heure des informations.Joshua capeye* paisiblement sous un soleil splen-dide qui fait scintiller l'écume des déferlantes.

J'ai peu dormi la nuit dernière. Je pensais tout letemps à mon bout-dehors. J'avais l'impressionqu'Henry Wakelam était là, près de moi. De tempsen temps, je murmurais « Bon Dieu, si tu étais là,tu aurais déjà trouvé un truc pour le redresser. »

Hier, lorsque je réparais mes haubans, le pro-blème du bout-dehors flottait en arrière-plan et jesentais près de moi la présence et le souffle de moncopain. De temps en temps je lui parlais. Je lui90

demandais de ne pas laisser tomber la clé à mo-lette qui nous servait à visser les serre-câbles. Et ilm'aidait calmement, sans m'injurier, sans un motau sujet du vrai problème. Les haubans, c'était dela bricole, du petit boulot simple à coups de clé, deserre-câbles, d'écrous de 6 mm. Cela ne demandaitaucun trait de génie, il suffisait de ne pas laisser lesclés se sauver par-dessus bord pendant un coup degîte à la cape. Le vrai gros morceau c'était le bout-dehors, sur lequel je ne devais pas me cristalliserd'une manière prématurée.

Lorsque Henry et moi devions résoudre ensembleun problème coriace, ni l'un ni l'autre n'avait ledroit d'en parler. Défense de s'écrier: «Dis doncj'ai une idée, que penses-tu de ça?... » C'était inter-dit car là chose n'avait pas suffisamment mûri, etd'avancer une idée non élaborée dans le détail fai-sait perdre du temps à l'autre, l'empêchant de « lais-ser mûrir». Et c'est seulement le soir ou le lende-main matin que nous confrontions les solutionsenvisagées. Le terrain était alors déblayé dans ledétail, il ne restait qu'à nous mettre au travail sanstâtonnements, par le plus court chemin.

22 octobre.

La mer est encore forte pendant la matinée, maisle coup de vent est passé.

Deux heures de l'après-midi: la mer est devenueà peu près correcte, Le vent a beaucoup diminué.Il en reste assez pour amortir le roulis. J'ai préparéun gros palan* à quatre brins et la bôme de secoursd'artimon qui servira à augmenter l'angle de tire

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du palan. Puis j'articule cet espar* sur la bitteavant, à l'aide d'une manille. Non, ça ne va pas, ilfaut une seconde manille pour faire cardan et per-mettre à l'espar de jouer dans les deux sens, hori-zontal et vertical.

Bon, maintenant ça va. La seconde drisse detrinquette sert de balancine*. Ça tient solide et çase balance gentiment. J'installe une chaîne de 10entre l'extrémité du bout-dehors et l'extrémité exté-rieure de l'espar (la chaîne ne s'étirera pas commele ferait un cordage) et frappe le palan à l'opposé,avec retour sur le gros winch Goïot.

Inimaginable, la puissance conjuguée d'un palanet d'un winch... je sens que je vais me mettre àpleurer tellement c'est beau... le bout-dehors com-mence à se redresser tout doux, tout doux, toutdoux, je suis fou de joie!

Henry... mon vieux copain... tu serais fier de tonélève !

Au coucher du soleil, tout est rentré dans l'ordre.Le bout-dehors est droit comme avant, sous-barbe*et moustaches* raidies. Elles sont en chaîne galva-nisée 10 mm. L'une d'elles s'était étirée de plu-sieurs centimètres pendant la collision et il m'asuffi d'en couper deux maillons. Avec des mous-taches et sous-barbe en câble métallique, l'avarieeût été bien plus difficile à réparer. Le balcon, quien avait pris un sacré coup, est en place lui aussi,bien redressé, bien boulonné, comme neuf.

Mort de fatigue et d'émotion, je me couche,92

, crevé, après avoir avalé une soupe en boîte pourtout dîner.

Avant-hier, j'avais joué et perdu. Je voyais alorsHenry et toute sa puissance. Je voyais aussi César,le contremaître, pendant la construction de Joshua.Lorsqu'une tôle ne voulait pas prendre sa place,César répétait: «L'homme est toujours le plus fort. »Et la tôle finissait par prendre sa forme.

Ma fatigue est très grande, pourtant je me senscomme bourré de dynamite, prêt à bouffer lemonde entier et à tout lui pardonner.

Aujourd'hui j'ai joué et gagné. J'ai retrouvé monbeau bateau.

Le 24 octobre, Joshua franchit la longitude ducap des Aiguilles, à 200 milles de terre. Il conti-nuera sa route vers le Sud-Sud-Est jusqu'à de-main, pour s'éloigner encore et laisser bien àbâbord la zone de convergence des courants.

C'est le soixante-troisième jour de mer, avec7 882 milles parcourus entre les points de midi.Cela représente le quart du voyage Plymouth-Ply-mouth par les trois caps.

L'Atlantique est dans le sillage. Devant, c'estl'océan Indien. En fait, Joshua n'est pas encore dansl'océan Indien, malgré les frontières théoriques, maisdans une sorte de no man's land : les eaux de Bonne-Espérance. Elles s'étendent entre la longitude duCap et celle de Durban, soit environ 600 milles.

Ces parages peuvent devenir dangereux - plusdangereux souvent que le Horn - à cause de lamer provoquée par le courant des Aiguilles. De

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Bonne-Espérance

DEUXIÈME PARTIE

nombreux yachts de 8 à 15 mètres s'en souvien-nent : Atom, roulé au large du Cap, s'est relevé rasécomme un ponton.,Awhannee a rencontré dans lesmêmes eaux le temps le plus terrible de sa carrière.Et il a connu le Horn. Marco Polo, Eve, Adios, WalkAbout, Wanda, Marie-Thérèse II, d'autres encore, sesont fait retourner ou très durement toucher entreDurban et Port-Elizabeth, par les déferlantes d'uncoup de vent soufflant contre le courant des Aiguil-les qui atteint cinq noeuds par endroits.

D'après les Instructions nautiques, le secteur leplus dangereux se trouve à l'accore sud-est dubanc des Aiguilles, où les coups de vent fréquentslèvent alors une mer énorme, renforcée par la ren-contre du courant chaud et salé venu de l'océanIndien avec le courant froid (moins salé) de l'An-tarctique. Quand on a observé les remous provo-qués par des différences de salinité au passage desécluses de Panama, on préfère passer à distancedes phénomènes de même origine transposés àl'échelle océanique.

Hier, coup de vent d'ouest. Aujourd'hui, Radio-Capetown annonce que rien n'est prévu jusqu'àminuit. Je devrais en profiter pour cravacher. Maisje laisse Joshua se traîner à 6 noeuds au bas risalors qu'il en marquerait plus de 7 si je remplaçai:le tourmentin de 5 m 2 par le foc de 15 et renvoyai:la grande trinquette au lieu de conserver l'actuemouchoir de 3,5 m2 . Il faut me rendre à l'évi-dence: je ne me sens plus beaucoup de ressort. J'a96

à peine dormi la nuit dernière où ça soufflait dur,avec une mer parfois hachée qui me faisait crain-dre une convergence de courants.

Maintenant, le ciel est assez beau, le vent varieentre 5 et 6, de l'ouest, sans vraies rafales, et lebaromètre semble se stabiliser à 760. Pourtant lamer est étrange. Elle s'apaise aussitôt que le ventdescend à force 5, pour grossir très vite, avec desérieuses déferlantes dès que le vent repasse àforce 6 dans les petits grains de beau temps. Aussi,j'appréhende de rétablir le foc de 15 m car si letemps se gâtait de nouveau, j'aurais du mal à leramasser. Hier, dans la nuit, j'ai eu des difficultéspour maîtriser ce foc et envoyer le tourmentin à laplace. Mes gestes étaient maladroits, peu efficaces,je mettais trois fois plus de temps pour nouerrabans et garcettes'. Et, ce qui était plus grave,mes réflexes répondaient avec retard : je me suislaissé surprendre d'une manière incompréhen-sible, de l'eau jusqu'aux genoux à l'extrémité dubout-dehors, sans avoir vu venir le coup. C'estpeut-être la sous-alimentation et la fatigue accu-mulées pendant les jours derniers.

Certes, j'aimerais passer ce sale coin en torchantde la toile. Mais si le temps se gâte, comme il peutle faire très vite ici, je suis beaucoup mieux parépour le recevoir sous cette voilure réduite. C'estplus sage, dans mon état de faiblesse actuel. Oh,

1. Raban : cordages de petite section, ou bandes de tissu,servant à ficeler les voiles (rabanter).

Garcettes : petits cordages solidaires de la voile, et servant àprendre les ris, c'est-à-dire diminuer la voilure. - Avec unbôme à rouleau, il n'y a pas de garcettes.

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rien d'inquiétant, loin de là... mais je demande àJoshua de faire de son mieux en attendant que j'aieremonté le courant.

Dehors, ce sont les hautes latitudes et la mergronde un peu sous le vent d'ouest force 6.Dedans, le calme et la paix de mon petit monde. Jefume en rêvant devant le globe terrestre offert parmes amis du

Damien. Ils sont partis vers le nord,

moi vers le sud. Et c'est la même chose puisquenous sommes au large, dans notre bateau.

1. Note de l'éditeur: Partis le 25 mai 1969 de La Rochellepour un tour du monde de cinq ans à bord du Damien, cotrefranc de 10,10 m à faible déplacement bois moulé, GérardJanichon et Jérôme Poncet (ainsi que Bernard Guyot jusqu'auxAntilles) ont effectué quelque 20 000 milles par des routes peufréquentées : Spitzberg, Groenland, Terre-Neuve puis Antilles,côte Est du continent sud-américain avec remontée de l'Ama-zone sur plus de 1 000 km. Enfin le cap Horn, qu'ils doublentle 4 mars 1971 d'est en ouest.

Alors qu'ils font voile vers le cap de Bonne-Espérance, à20 milles de la Géorgie du Sud, par un vent de 60 à 70 nceuds,le Damien est retourné par trois fois en une journée. Au coursd'un de ces chavirages, le bateau restera cinq minutes quille enl'air.

Le mât est perdu et il faudra 10 jours à l'équipage, sousgréement de fortune, pour regagner la Géorgie du Sud. Là,aidés par l'équipe du « British Antarctic Survey », ils retaillentles voiles et gréent le Damien à l'aide du tronçon du mât de'7 m, c'est sous ce gréement qu'ils atteindront Capetown, aprèsquelque 20 000 milles de navigation des plus variés...

Remis en état, le Damien se propose de repartir vers les Ker-guelen en octobre 1971, d'où il poursuivra son tour du monde.

Le récit de ces deux premières années de navigation feral'objet d'un premier livre en octobre 1972: Le Périple du

Damien (Ed. Arthaud).98

Je contemple la longue courbe tracée sur leglobe. C'est la route suivie par Joshua depuis l'An-gleterre, avec ses dauphins et ses albatros, avec sesjoies et quelquefois ses peines.

Pendant Tahiti-Alicante, de la même manièreFrançoise et moi tracions la route parcourue sur letout petit globe d'écolier que nous avaient envoyénos enfants. Et nous attendions toujours que Joshuaait franchi 10° de longitude ou de latitude avantd'allonger le trait. Le faire trop tôt eût porté mal-heur et attiré un coup de vent contraire ou uncalme éternel.

Je renvoie la grande trinquette au coucher dusoleil, mais conserve le tourmentin. Je largue unris à la grand-voile et un ris à l'artimon un peuavant minuit. L'étrave s'illumine de phosphores-cences et le sillage s'étire très loin sur l'arrière,plein d'étincelles.

Je songe aux anciens de la grande marine à voile.Pendant des siècles, ils ont sillonné les océans pourla découverte ou le commerce. Mais toujours pourla mer. Je songe à ce qu'ils nous ont légué dans lesdocuments nautiques où les mots voudraient direla mer et le ciel, où les flèches voudraient raconterles courants et les vents, avec les angoisses et

, les joies de ces marins, comme si c'était possible,comme si l'expérience des grandes lois de la merpouvait être transmise, comme si la. mer pouvaitêtre communiquée avec des mots et des flèches.

Pourtant... je me revois à l'île Maurice, il y a99

quinze ans, étudiant les Instructions nautiques etles Pilot Charts en vue du parcours de Port-Louis àDurban. Je soulignais en rouge les signes néfastesde l'approche d'un coup de vent de sud-ouest souf-flant contre le courant des Aiguilles, en bleu lesindications propices au retour ou à la tenue du beautemps. Fermant les yeux, je cherchais à voir et àsentir ce qui transpirait de ces flèches rectilignes,de ces phrases sans saveur, de toute cette austèretechnicité scientifique pleine de choses cachées quivoulaient se faire jour en moi.

Une fois parti vers Durban, il m'avait semblé, àplusieurs reprises, avoir déjà parcouru la mêmeétape. La mer s'était dégagée de la gangue des motset je revivais alors une route déjà faite, lisant àl'avance les messages de guerre ou de paix del'océan Indien.

164 milles marqués au point du lendemain.Joshua se trouve à 70 milles à l'intérieur de lalimite extrême des icebergs, mais il a atteint le40e parallèle et peut faire maintenant de l'E.-N.-E.pour quitter demain la zone des glaces tout en res-tant au large de la convergence des courants.

Le ciel est couvert de cumulus nombreux et apla-tis, vrais nuages de beau temps pour ces latitudes,avec parfois de grands espaces de ciel bleu, pres-que sans cirrus. Le vent, force 6 depuis l'aube, aviré à l'W.-N.-W. Cette rotation m'inquiète un peu,d'autant que je n'ai pas pu capter le bulletin météo.Mais le baromètre est stable, c'est le plus impor-100

tant. La mer est très belle, je veux dire très grosse.Par contre, les déferlantes sont peu nombreuses etpas trop dures dans l'ensemble.

'J'ai encore passé la plus grande partie de la nuitdans le cockpit à cause de la ligne pointillée enrouge sur la Pilot Chart (limite des glaces). Cetteseconde nuit de veille ne m'a pas fatigué. Il estquand même temps que je quitte cette zone, sansquoi mes provisions de tabac et de café ne suffirontpas pour terminer le voyage ! Joshua marche à7 nceuds. A ce train, nous aurons bientôt passé lafrontière.

Je me demande si mon absence de fatigue appa-rente ne serait pas plutôt une sorte d'anesthésiehypnotique au contact de cette mer d'où se déga-gent tant de forces pures, bruissante des fantômesde tous les beaux navires morts dans les parages etqui nous font escorte. Je suis plein de vie commecette mer que je contemple, intensément. Je sensqu'elle me regarde, elle aussi, et que nous sommespourtant amis.

J'ai commis aujourd'hui mes deux premièresfautes lourdes depuis le début du voyage. J'avaisrelevé la méridienne. Au lieu de rentrer tout desuite le sextant, comme toujours sous ces latitudes,je l'ai simplement remis dans son coffret, et calécelui-ci dans un coin du cockpit : il y avait un petitréglage de voiles très important à faire avant de

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redescendre, oh, juste quelques secondes. En réa-,lité ça pouvait très bien attendre.

J'étais occupé à reprendre du mou dans la rete-nue nue d'artimon quand une déferlante assez grossecoiffe le gouvernail. Je l'avais mesurée du coin del'oeil et suis déjà dans les haubans, genoux relevés

jusqu'au menton pour ne pas me faire doucher aumoment où elle recouvre la cabine arrière et rem-

plit le cockpit à ras bord. Le sextant barbote.Heureusement, je n'avais pas capelé mon har-

nais et suis pieds nus, ultramobile. Je bondis avant,

que le coup de roulis qui va suivre n'envoie le sex-tant par-dessus bord avec la moitié ou les trois

quarts de l'eau contenue dans le cockpit. Je suisdéjà dans la cabine, tout fier et tout honteux à lafois de mon double coup d'éclat.

Je retire le sextant de sa boîte, l'essuie au chiffon;et le cale avec des oreillers au fond de la couchette.bâbord, tu reviens de loin, mon petit vieux. Il fautrincer l'intérieur de la boîte pour éliminer d'abord.le sel qui réabsorberait l'humidité ambiante etdétériorerait les miroirs en peu de temps.

Puis j'allume le réchaud pour sécher la boîte à feudoux sur une plaque d'amiante et monte prendre unsecond ris à la grand-voile, un second ris à l'artimon,un ris à la trinquette. Le vent, toujours à 1'W.-N.-W.souffle à peu près force 7, soutenu maintenant. C'estencore un ciel de beau temps pour ces latitudes.

Lorsque je redescends, les yeux me piquent. Laboîte du sextant n'est pas vraiment en train de

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brûler, mais pour sûr elle est sèche ! J'éteins le

réchaud, retire mes bottes, mon harnais, mon ciré,,ni essuie les mains, la.figure et le cou, enfile mes

Maussons fourrés et me roule une cigarette. Un

petit café? Un petit café ! Bon Dieu, qu'on est biendans quand ça gronde dehors !

-Je suis content de moi pour cette réduction devoilure : réflexes bons, poigne solide. La trinquette

a dit oui sans faire d'histoires quand je lui ai faitavaler 7 m2 d'un coup dans son ris, pas une gar-cette ne m'a glissé des mains.

Je fume en rêvant devant la carte. Joshua secomporte magnifiquement sous si peu de toile, pres-

que pas d'embardées malgré la vitesse limite. De-main, on sera loin. 180 milles? 190? La Pilot Chartdonne un noeud de courant favorable pour le sec-

teur. Cela veut dire qu'on crèvera peut-être bien le

plafond des 200 milles si le vent tient. Je ne suis, pas fatigué. Je n'ai jamais été fatigué.

Alors, Joshua, on est en train de s'envoyerBonne-Espérance à l'arraché, hein?

Ma cigarette n'était pas terminée quand une

, énorme déferlante frappe de plein fouet par le tra-` vers bâbord et nous couche à l'horizontale. Tousles hublots ont volé en éclats... Non, ils sont intacts{ceux de ma cabine, tout au moins), et je n'en

` reviens pas. En même temps que le bruit assourdidé cascade, on aurait cru entendre le son d'une

plaque de tôle sous la masse d'un forgeron., J'ouvre le panneau et sors la tête. Les voilesbattent car le bateau a lofé. A peine croyable, les

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bômes n'ont pas cassé malgré les retenues'. J'avaisdonné du mou à celle de la grand-voile en cas de,coup de gîte brutal au grand largue. Une chance. La ,retenue d'artimon, en nylon 10 mm, a cassé. C'étaitun cordage vieux de trois ans, j'aurais peut-être dû,.le remplacer depuis longtemps.., mais je l'aimais _bien, je m'y étais habitué, il avait fait Tahiti-Ali-cante. Sa rupture a probablement sauvé la bôme,d'artimon, mais. celle-ci, en se rabattant vers le cen-tre sous la poussée de l'eau, a brisé net le manche àbalai de la girouette. Pas grave : il suffit de dix àtrente secondes pour changer de girouette, grâce àun montage très simple. J'en ai encore sept enréserve, et de quoi en fabriquer d'autres s'il le fallait,

Je sors brancher la roue et rentre vite, déjà,trempé par une gifle d'embruns. Les hublots de la,cabine arrière sont intacts, ça m'a fait chaud ancoeur de les voir tous là. Je remets du vent dans lesvoiles avec la roue intérieure et, remonte sur lepont remplacer la girouette par une autre beau-coup plus petite, réglée vent arrière puisqueJoshua courait grand large quand la déferlante afrappé. Reste la retenue d'artimon à remplacer pardu neuf. Vite fait. Cette fois, je lui donne un paquetde mou, comme pour la grand-voile.

1. Retenue : cordage frappé en bout de bôme et dont onamarre l'autre extrémité vers l'avant du bateau. Cela empêchela voile de passer sur l'autre bord en cas d'embardée au ventarrière, ce qui pourrait provoquer des avaries. Les retenuessont également utiles par petit temps pour limiter le frottementdes voiles contre les haubans (usure), et empêcher aussi labôme d'artimon de heurter la girouette du pilote automatique,à la faveur d'un coup de roulis, lorsque le vent est insuffisantpour maintenir toujours la voile pleine.104

Tout est maintenant en ordre sur le pont. Je peuxdescendre me mettre au chaud et faire un peud'ordre dans la cabine.

Je ramasse le globe dans l'évier, à tribord, et lerecoince à sa place, côté bâbord. L'île de Java estun peu écorchée.

Le sextant... Je l'avais oublié sur la couchettebâbord, enfoui dans ses oreillers. Maintenant il meregarde, sur la couchette tribord. Pauvre vieux, s'iln'a pas eu son compte ce coup-là, c'est qu'il y avraiment un bon Dieu pour les sextants, et aussipour les abrutis. Premier coup je l'oublie dans lecockpit, deuxième coup sur la couchette au vent...Il a fait une chute libre de 2,50 m à travers lacabine quand Joshua s'est couché. L'une des troispattes s'est cassée au ras du filetage. Elle fait pour-tant 5 ou 6 mm de diamètre. Il y a trois trous sur laface en contre-plaqué de l'un des tiroirs. Le trou degauche est profond d'au moins 5 mm, celui dedroite un peu moins, celui du haut à peine marqué.Ce sont les trous faits par les pattes quand le sex-tant s'est planté dans le tiroir.

Joshua dispose d'un second sextant, le grand Pou-lin à tambour, très précis et d'une lecture rapideparticulièrement utile pour les points d'étoiles, avecéclairage incorporé dans la poignée. L'autre (celuiqui a maintenant une patte en moins) est un vieuxmodèle à vernier, que j'aime beaucoup pour les ob-servations de soleil sous les hautes latitudes, parcequ'il est petit, léger, maniable. Je tâcherai de luirecoller sa patte à l'Araldite, quand je l'aurai retrou-

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vée. Il faudra aussi régler les miroirs, qui doiventêtre tous deux sérieusement faussés par un telchoc.

A peine une heure plus tard, Joshua retourne autapis pour la seconde fois. Là, j'ai presque tout vu.

Accroupi sur la chaise du poste de pilotage inté-rieur, j'observais la mer à travers les petits hublotsrectangulaires de la coupole métallique. Le ventavait diminué d'une manière sensible depuis lepremier knock-down, force 6 tout au plus. Mais lamer était devenue étrange, avec des zones paisiblesoù, bien que très grosse, elle restait assez régulière,sans déferlantes dangereuses. Dans ces zones, j' au-rais pu faire vingt fois le tour du pont avec un ban-deau sur les yeux. Puis, sans transition, elle deve-nait nerveuse, cahotante, avec des chevauchementsde hautes lames croisées qui provoquaient alorsdes déferlements traversiers parfois très puissants.C'est probablement une lame croisée de ce genrequi a frappé tout à l'heure. Puis Joshua courait denouveau dans une zone paisible pendant dixminutes ou plus. Puis dans une autre zone tumul-tueuse.

De temps en temps, je me tenais debout sur lachaise pour respirer de grandes goulées d'air etmieux sentir ce qui nous entourait. Je sortais aussidu cockpit pendant les périodes de mer paisible,mais sans lâcher la poignée du capot, paré à ren-trer à la volée.

Si je devais passer une seconde fois Bonne-Espérance dans le même sens, je me tiendrais proba-106

lement entre le 41e et le 42e parallèle (au lieu du4Oe), pour être sûr de ne pas frôler d'un peu tropprès la zone de convergence des courants chaud etfroid. Il est vrai que cela me ferait pénétrer beau-,coup plus profondément au-delà du pointillé rougede la Pilot Chart, avec une veille en proportion. J'aiassez veillé les glaces la nuit dernière, et n'auraipresque plus à le faire cette nuit; nous serons

, pratiquement dégagés du pointillé rouge. Alors, sic'était à refaire, je ferais peut-être tout simplement

~Zomme maintenant, à condition que le baromètrese tienne tranquille. C'est le cas. Il a même ten-dance à monter depuis ce matin.

J'étais redescendu sucer la boîte de lait condenséet me rouler une cigarette. Puis j'avais regagnémon perchoir et observais de nouveau la mer à tra-vers la coupole fermée. Nous traversions une nou-velle zone nerveuse.

Une lame exceptionnelle s'est élevée sur l'ar-rière, semblable à une petite dune. Elle n'était pastrès escarpée, mais peut-être deux fois plus hauteque les autres, si ce n'est davantage. Elle ne défer-lait pas encore et j'avais l'impression qu'elle ne dé-ferlerait pas, qu'elle n'aurait pas besoin de déferler.

J'ai sauté sur le plancher et me suis cramponnédes deux bras à la table à cartes, en y plaquant toutmon buste, jambes arc-boutées. J'ai nettementsenti la brusque accélération lorsque Joshua s'estfait lancer en avant. Puis le bateau a un peu gîté, ily a eu comme un coup de frein et Joshua s'est cou-

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ché brutalement. L'eau giclait avec force par lejoint du capot mais je ne suis pas sûr que la lameresponsable ait déferlé.

Joshua s'est redressé en quatre ou cinq secon-des. C'était plus long que pendant la premièredéferlante. On aurait dit qu'une force énorme lemaintenait plaqué sur la mer.

Là encore, pas d'avarie. Mâts et barres de flècheont tenu. Les voiles ne sont pas défoncées. Heu-reusement qu'il y avait beaucoup de mou dans lesretenues, et que le nylon est élastique. Si les chosesqui nous paraissent inertes pouvaient s'exprimerautrement qu'en serrant les dents, j'aurais entendude sacrées gueulantes, là-haut sur le pont. Même la

petite girouette miraculeuse a tenu et Joshua sem-ble n'avoir pas lofé car il court de nouveau ventarrière, comme si tout était déjà oublié. Je suisquand même stupéfait d'apercevoir le réflecteurradar à sa place, en tête de mât, sur son pivot. Luiaussi, il a déjà oublié.

Maintenant, je regrette presque de n'être pasresté collé à la chaise pour assister à la scèneentière, les yeux rivés sur les petits hublots de lacoupole... mais quand j'ai vu cette dune, j'ai sentique Joshua allait peut-être sancir', et dans ce cas,j'aurais eu la nuque brisée contre l'hiloire ducapot.

Sancir par force 6... je sais bien que c'est impos-sible... mais tout est possible dans ces coins-là.

Le vent baisse encore en fin d'après-midi. Lamer retrouve sa grandeur à la fois tranquille etpuissante.

Je sens que la nuit sera belle, sans coups fourrés.Je, devrais essayer de m'étendre une heure sur lacouchette avant la veille de cette nuit (glaces pos-sibles) car je suis sur la brèche depuis l'aube...depuis plusieurs aubes. Mais le soleil se coucherabientôt et je ne parviens pas à m'arracher à macontemplation de la mer et du bateau.

1. Sancir: chavirer par l'avant, cul par-dessus tête. C'étaitarrivé à Tzu-Hang et à Sandefjord. Quand un bateau sancit, lechoc est effroyable. La doghouse de Tzu-Hang a été enlevéeqet, comme par un coup de gourdin géant. Joshua avait étéune fois sur le point de sancir pendant un coup de vent, lors deTahiti-Alicante. Il était très lourd à cette époque.

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Il faudrait pourtant que je dorme davantage, par

petits bouts, c'est facile. Il faudrait que je me pour-,risse d'une façon plus sérieuse. Je roule trop volon-tiers au tabac et au -café. Je me soutiens en

grappillant de-ci de-là. Je devrais trouver le tempspour de bonnes tranches de sommeil, pour de, vraisrepas copieux. Car il n'y a pas beaucoup à faire surun bateau, même pour passer Bonne-Espérance..Même pour le Horn. Mais il y a beaucoup à sentir,dans les eaux d'un grand cap. Et il faut tout sontemps pour cela.

Alors, on s'oublie, on oublie tout, pour ne voir

que le jeu du bateau avec la mer, le jeu de la merautour du bateau, laissant de côté tout ce qui n'est

pas essentiel au jeu dans le présent immédiat.Il faut faire attention, ne pas aller plus loin que

nécessaire au fond du jeu. Et c'est ça qui est diffi-cile.

Le temps devient très beau dès le lendemain.Pendant deux jours, la brise joue du nord-ouest ausud-ouest, avec un baromètre haut et du soleil quifait briller l'arrondi de la longue houle d'ouest. Ondirait que la mer, elle aussi, 'est heureuse de sereposer.

Je me remplis le ventre avec un appétit énorme,

je dors tout mon saoul, la nuit, et fais de petitssommes en plus dans la journée, comme ça, quand

ça me prend. Le point du 26 octobre a donné seu-lement cent dix-sept milles parcourus, et celui dulendemain soixante-huit milles à peine, dont une

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partie grâce au courant. Mais c'est bon, un peu decalmes et de brises légères, nous en avions besointous les deux. Je bricole à de menus travaux quireprésentent mon univers, tranquillement, sanshâte : recollage à l'Araldite de la patte du sextant,réglage des miroirs, remplacement de cinq amar-rages de coulisseaux usés à la grand-voile et detrois à l'artimon, épissures aux drisses de trin-

quette et d'artimon (elles sont en tergal alors queles drisses de foc et grand-voile sont en acier) pourdéplacer les points de friction contre les poulies.Calme plat.

Mon épissoir suédois tombe à l'eau et je plongeen un clin d'cail, tout habillé. Il n'a pas eu le temps

de se sauver bien profond, grâce à son manche enbois et à son fer en forme de gouge, léger.

Je suis heureux et tout fier de le ramener à bord,car ainsi Joshua n'a pas perdu la moindre plume

depuis le départ ! Et moi, j'ai plongé dans l'eau gla-cée, alors que ce n'était pas nécessaire puisqu'il y aun autre épissoir en réserve. Mais c'était néces-saire... pas une plume en moins !

. Joshua porte le grand pavois car ce bon soleilsèche dans les haubans tous les pulls et pantalons

de laine mouillés depuis les hautes latitudes. Dulinge imprégné de sel devient poisseux dès que l'airs'humidifie. Mais si on le secoue très fort pendant

qu'il est bien sec, les cristaux se détachent et lelinge restera sec (ou à peu près). Jean Gau mel'avait appris pendant l'escale d'Atom et de Marie-

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Thérèse II à Durban. Il portait des chemises impec-cables, lavées à l'eau de mer avec du Teepol, etmises à sécher le plus haut possible, hors de portéedes embruns. Le vent, en faisant claquer le tissu,chassait les cristaux.

La brise est trop douce en ce moment pour faireclaquer mes lourds lainages, et c'est moi qui lessecoue violemment et leur donne un coup debrosse de temps en temps. Ça marche impeccable,on peut voir sauter les cristaux.

La grande couverture à carreaux verts et bleus,devenue un peu moite, se gorge elle aussi de soleilsur le pont chaud. Elle regagnera la couchettedouce et légère comme à Plymouth. Vraiment,Joshua n'a pas perdu une plume. Il est dans lamême forme qu'au départ d'Angleterre, encoreallégé par deux mois de mer, mieux taillé pour sedéfendre dans le gros temps. Les voiles sont commeneuves, je n'ai pas eu à'remplacer un seul mous-queton Goïot. Ils ne présentent même pas unetrace d'usure réelle, après soixante-cinq jours defrotti-frotta, sans compter les trente jours de Tou-lon-Plymouth.

Quant à la carène, elle doit être impeccable, sij'en juge par l'aspect du gouvernail que je peuxtrès bien voir pendant les périodes de calme. Lesanatifes retirés après Trinidad n'ont pas repoussé,l'antifouling ne porte aucune salissure. Moi? Çava.

Jean Knocker, l'architecte de Joshua, m'avaitconfié trois bouteilles de champagne pendant sonescale à Plymouth sur Casarca. Je devais en boireune à chaque cap.

Je voulais attendre que Joshua ait franchi le30e méridien (encore 160 milles) pour déboucherla première. Si je me la versais trop tôt dans legosier, Bonne-Espérance pourrait me voir et semettre en colère avant que j'aie le temps de mesauver. Son point géographique est déjà à plus dequatre cents milles dans le sillage, mais il a le braslong, ce diable de cap. Il pourrait encore me dire« Viens par ici, mon petit, viens prendre ta fessée,parce que tu sais, les deux déferlantes miniatures del'autre jour, c'était juste pour rire, approche un peu,mon trésor, que je t'en montre, moi, des déferlantessignées Bonne-Espérance!»

Ce soir, je suis presque sûr que Bonne-Espé-rance est passé. Je réchauffe à petit feu dans laCocotte-Minute le contenu d'une grosse boîte desoupe de poisson. Elle restera chaude longtemps.Pour lui donner du corps, j'y ajoute une poignée deriz cuit qui me restait du déjeuner, plus un grosmorceau de beurre.

Le soleil s'était couché bien.rouge, le baromètreest haut, 767 mm. Le peu de brise qui subsistait cetaprès-midi est tombé complètement, et j'ai mis enpanne pour passer la nuit vraiment tranquille,écoutes à contré, barre dessous et voiles au bas ris,afin qu'aucune surprise ne puisse nous toucher.

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Repos total, pas de décisions à prendre. Joshua

attend que le vent revienne, comme les mouettes etles albatros posés tout autour sur la mer.

Il fait nuit maintenant. Pas beaucoup de lunemais elle est haute et la nuit en est tout éclairéetant le ciel est pur. Pas de cirrus, toujours pas decirrus' .

Une grande moque brûlante serrée dans mesmains, j'aspire ma soupe de poisson à toutes petiteslampées. Et la soupe de poisson devient sang etchaleur en moi. Le speaker de Radio-Capetown,que depuis quatre jours je ne parvenais pas à cap-ter, annonce qu'il n'y aura pas de coup de vent surles côtes d'Afrique du Sud. Je le savais. La mer, leciel, les albatros, les cirrus qui ne sont pas là, tousme l'avaient dit déjà. Mais c'est bon de l'entendreconfirmer par cette voix amicale.

J'aime ce speaker de Radio-Capetown. Quand ilannonce un coup de vent, on le sent inquiet, ilrépète deux fois l'avis, plus une troisième fois à lafin du bulletin. Il ne s'écoute pas parler, il ne seberce pas du son de sa voix. Il communique avecceux qui sont en mer, simplement, et on sent qu'ilnous apporte tout ce qu'il peut nous apporter. Ilfait oeuvre humaine.

Etant donné que les coups de vent du secteurouest annoncés par Le Cap sont liés à des dépres-sions circulant d'ouest en est, repérées dans

1. Les cirrus se forment à l'avant des perturbations, ils indi-quent en général leur approche.114

l'Atlantique Sud, je sais pouvoir compter encoresur deux jours de bons à partir de maintenant,même si un coup de vent atteignait demain l'Afri-que du Sud sans avoir été repéré. (Joshua est déjàà 430 milles dans l'est du cap des Aiguilles.)

Je n'aime pas les cérémonies... mais j'ai vrai-ment très envie de ce champagne ! Et boum... lebouchon saute.

Je bois tout doux tout doux et finis la bouteille àpetites foulées. La soupe de poisson entre presqueen ébullition dans mes veines. C'est fou ce que jesuis heureux. Je me sens même tellement heureux,tellement en paix avec l'univers tout entier, que mevoilà tout hilare en montant sur le pont pour unbesoin bien normal après tant de liquide. Mais là,alors, j'ai assisté à une scène tellement stupéfiantequ'on ne me croirait pas si je le racontais.

Eh bien, il y avait un type debout à l'arrière, oui,parfaitement. Il avait l'air heureux comme paspossible et il disait en rigolant (je répète textuelle-ment) : « Dis donc, Bonne-Espérance, puisque t'as lebras si long, ça doit être vachement pratique pour tegratter le derrière, hein ? »

Il y avait de quoi être un peu inquiet mais le garss'est envolé sans que je l'aie vu partir, pendant queje me dirigeais vers l'arrière pour le faire taire. J'aijeté la bouteille vide à la mer, je suis redescendudans la cabine et, à ce moment-là, j'ai vu la Croixdu Sud sur bâbord, Joshua ayant pivoté peu à peudans ce calme plat, sans que je m'en sois rendu

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compte. L'autre, tout à l'heure, avait donc blas-phémé en tournant le dos à Bonne-Espérance. Riende grave, Dieu merci.

Les étoiles scintillent très fort, là-haut dans lanuit. Quand j'étais gosse, un vieux pêcheur d'Indo-chine m'a expliqué pourquoi les étoiles scintillent,et pourquoi, lorsqu'elles scintillent très fort, ellesannoncent que le vent reviendra. Mais je ne peuxpas raconter ça ce soir, j'ai trop sommeil.

Bien dormi. Le vent est revenu, comme mel'avaient promis les étoiles. Le point du 28 octobreannonce cent quatre-vingt-huit milles parcourusdans les vingt-quatre heures. Nous marchons à lavitesse limite. C'est un spectacle formidable, danscette mer grosse qui brille sous le soleil. Je resteprès d'une heure assis sur le balcon du bout-dehors, sans pouvoir m'arracher à cette vision deJoshua défonçant la mer avec son étrave. Quand jesonge que j'ai failli ne plus avoir de bout-dehors !Cent quatre vingt-huit milles... il n'aurait jamaisatteint ce chiffre, même aidé par le courant. Lebout-dehors de Joshua, c'est son membre viril.

J'ai mis le riz à cuire à deux heures de l'après-midi, car malgré ma faim je ne pouvais pas m'ar-racher à cette contemplation proche de l'hypnose,de mon bateau fonçant dans l'écume et le soleil. Letrait s'est encore allongé sur le globe du Damien.Bonne-Espérance est dans le sillage. Restent Leeu-win et le Horn.

Non... reste Leeuwin seulement. Une chose à lafois, comme du temps où je construisais Joshua. Sij'avais voulu construire tout le bateau, l'énormité116

de la tâche m'aurait écrasé. Il fallait tout mettredans la coque seulement, sans penser au reste. Lereste viendrait ensuite... avec l'aide des dieux.

C'est un peu la même chose pour un tour dumonde sans escale, je crois que personne n'a lesmoyens, au départ, de le réussir.

Restent Leeuwin... et toute ma foi.

Sillage en dents de scie

8

Joshua court cap à l'est sur le 39e parallèle. Lalimite des glaces est maintenant loin dans le sud, àcent cinquante milles environ. Le temps est encorebeau, parée qu'il ne faut pas se montrer difficiledans ces coins-là. Mais la brise a beaucoup molli,avec parfois des périodes presque calmes, et unehoule d'est que je n'aime pas. De plus, le baro-mètre est trop haut, signe que l'anticyclone s'estrapproché du sud. Si je voulais jouer d'une ma-nière techniquement pure, je me rapprocherais du40e parallèle pour être sûr de rester dans la zonedes vents d'ouest. Mais j'hésite, car cette manièrede jouer, «techniquement pure», correspond à lafaute que j'ai commise trois ans plus tôt, en des-cendant plus bas que nécessaire dans le sud, oùJoshua a failli se faire étendre par le plus groscoup de vent de sa carrière, loin avant le Horn.

Si ce vent d'est, annoncé par la houle et par lahausse barométrique ne se manifeste pas d'icideux jours, je mettrai peut-être un peu de norddans mon est, à cause du printemps austral. En

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réalité, je pense dans le vide, puisque je ne sais pasce que je ferai... ça dépend de trop de petiteschoses, comme toujours en mer!

Le premier coup de vent de l'océan Indien arrivele 30 octobre, du sud-est. La radio parle d'un coupde nord-est sur les côtes du Natal, avec rotationprochaine à l'ouest, en mollissant. Le Natal est loinderrière, mais c'est toujours utile de savoir ce quis'y passe.

Ici, il serait possible de faire du près car le ventn'atteint force 8 que dans les rafales. Je mets quandmême Joshua à la cape sous grand-voile et artimon'à deux ris, trinquette de 5 m2 et tourmentin àcontre, barre dessous. Non seulement c'est beau-.coup moins fatigant que de rentrer dans la plumeau près bon plein, mais je tiens aussi à refaire pru-demment connaissance avec l'océan Indien, leplus sauvage des trois.

Le vent tourne au nord-est dans la nuit, sans for-cir davantage. Je remets la barre presque au centreet borde l'écoute de trinquette pour le près bonplein, tourmentin toujours à contre, afin de faireroute à petite vitesse vers l'E.-S.-E. Le remous dedérive ne nous protège plus, mais les déferlantesrestent d'un calibre modéré, c'est normal par coupde vent de secteur est. Joshua encaisse deux pa-quets sans faire d'histoires.

Puis le vent passe au nord, et enfin au nord-ouestdans la matinée, pour tomber à force 3... La merdevient excessivement hachée. A un moment, le120

bateau embarque simultanément par l'avant et parl'arrière. Ça fait une drôle d'impression, mais c'estsans danger. Les lames sont devenues extrêmementescarpées avec,, au sommet, des cônes d'écume quirestent sur le dos des houles principales venant del'ouest et du sud-ouest. Cela ressemble beaucoup àla mer étrange que Joshua avait rencontrée justeaprès le Horn quelques années plus tôt, dans uncalme presque plat. Je suis content qu'il reste encoreun peu de vent pour appuyer la voilure. Quelquesdéferlantes assez grosses de loin en loin.

Peu à peu, les déferlantes sérieuses s'espacent.Le ciel devient entièrement bleu, au vent, sanstrace de nuages à l'horizon. Le baromètre, qui étaitdescendu de 5 mm, commence à remonter. Lereste de brise (force 2 maintenant) vient encore dunord-ouest. Mais ça changera bientôt... rien nedemeure longtemps identique dans ces zones.

Je laisse la voilure au bas ris et ne remplacemême pas les voiles d'avant, car nous n'avance-rions pas mieux dans cet énorme clapot qui vientde partout à la fois et secoue très dur le gréement.En réalité... avant Bonne-Espérance, je n'auraispas supporté ce tourmentin un quart d'heure deplus. Depuis Bonne-Espérance, j'ai tendance àm'économiser.

La mer devient toute bruissante en fin d'après-midi. Elle me rappelle une termitière en colère,quand les termites soldats qui encadrent les ouvriè-res se mettent à claquer des mandibules ensemble

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par milliers. Ces termites d'Indochine ont desmandibules si puissantes que des colons ont pu lesutiliser pour faire des points de suture lorsqu'il n'yavait pas de médecin dans la brousse. Là, toute lasurface de la mer frémit du même bruissement defeuilles mortes. Chaque crête est couverte d'écume,sans aucun déferlement dangereux, sans mêmequ'on puisse appeler cela des moutons. Et tout çapar calme presque plat. Je n'avais jamais vu unechose pareille. Un coup de vent là-dessus, et çadeviendrait peut-être terrible.

Après quelques heures, plus un bruit, juste lalongue houle, coupée par plusieurs trains de houlessecondaires. Plus un souffle. Les voiles battent etfatiguent, il faut tout border plat.

J'ai mis la barre dessous et remettrai Joshua enroute quand il prendra de la gîte. Conor O'Brien,dont je relis la traversée de l'océan Indien, con-seille une bonne journée de repos de temps entemps, lorsqu'il n'est pas payant de se fatiguer àmanoeuvrer. Conor O'Brien ajoute qu'il est d'unenature trop remuante pour appliquer ce précepte,mais moi, il me convient. On est bien, dans sa cou-chette. Ça ne bouge presque plus maintenant. Levent reviendra.

Je pense à cette petite planche sciée bien àl'équerre, bien rabotée, bien propre, sans une algue,que j'ai vue ce matin tout près du bord. Elle semblaitavoir été déposée là par une main invisible et j'avaisjeté un long coup d'oeil circulaire. Rien. Juste lapetite planche qui disparaissait déjà dans le sillagedu coup de vent... ce signe d'une présence humaine122

tellement proche, tellement fugitive, dans une zonefréquentée seulement par les oiseaux de mer.

Où sont Bill King, Nigel, Loïck ? J'espérais avoirdes nouvelles d'eux par la B.B.C. ou Capetown, àla suite de mon message au petit cargo noir. Pasune allusion. On est seul pour jouer avec la mertout entière, seul avec le passé, le présent et lefutur. C'est peut-être mieux ainsi... mais j'auraisaimé avoir des nouvelles des copains.

Loïck est sans doute à une semaine de Bonne-Espérance, en train de surveiller l'humeur dubaromètre en se demandant s'il vaut mieux passerprès de la terre comme Vito Dumas et ConorO'Brien, .ou loin au large du banc des Aiguilles. A-t-il fait pousser les graines dans les soucoupes enplastique que nous avions achetées ensemble à Ply-

Du 21 octobre au 20 décembre 1968123

mouth ? C'est très facile : dans le fond de quelquessoucoupes percées de trous, on place sur un mor-ceau de tissu les graines de soja, de cresson et deblé. On empile les soucoupes et on verse un peud'eau pour humidifier. Au bout de quelques jours,les germes sont assez hauts, on les mange en saladeou bouillis. Je préfère l'Ovomaltine qui contientaussi du germe d'orge, avec des tas de bonneschoses en plus. J'ai balancé mes petits paquets degraines par-dessus bord après un mois de mer.

Nigel regardait nos expériences de germinationen rigolant. Il trouvait que nous nous compli-quions beaucoup la vie pour pas grand-chose et jepense qu'il n'avait pas tort ! Où est Nigel ? Jusqu'oùira-t-il avec son trimaran?

Et Bill King, où est-il? Peut-être très loin devant,peut-être derrière s'il s'est fait coincer longtempsdans le Pot-au-Noir, peut-être tout près si les dieuxen ont décidé ainsi. Une belle victoire pour noustous, si le voyage de Bill King permettait de mettreau point un gréement eurasien assez proche de laperfection grâce à son extrême simplicité de ma-noeuvre. Mais c'est quand même surprenant que jen'aie entendu parler de personne à la B.B.C. ni ail-leurs, alors que lui et Nigel communiquent par radiochaque semaine avec le journal qui les patronne.

Peut-être ont-ils tout envoyé dinguer... poste émet-teur, batteries, générateur abrutissant, jerricansd'essence explosifs, allez hop!... tout par-dessusbord pour avoir la paix !

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Bientôt minuit. J'ai dormi quelques heures,comme d'habitude. Le rythme de la mer n'est pasle même qu'à terre. En mer, je me réveille presqueautomatiquement aux environs de minuit, bienfrais, pour me rendormir une heure plus tard. Ça

`me laisse tout le temps d'un petit tour de pont afinde palper le milieu de la nuit et sentir ce qu'il y aautour. Puis je me roule une cigarette sur la tableà carte en rêvant devant le globe du Damien.

Quand je suis vraiment sérieux, j'en profite pourme préparer une moque d'Ovomaltine et croquerun biscuit. Quand je suis moins sérieux, c'est unpetit café bouillant et une deuxième cigarette. Pastrop épaisse car le paquet de bleu doit durer troisjours.

La mer est redevenue belle en très peu de temps.Il y a douze heures à peine, elle déferlait sous unciel bouché. Puis elle s'est mise à bouillir sous leslames croisées du secteur est, quand le ciel s'estcalmé. Maintenant, elle est toute souriante dans leclair de lune, et la brise est revenue, de l'ouest,force 2. Je remets en route, largue les ris et renvoiela grande trinquette. J'attendrai l'aube pour rem-placer le tourmentin par le foc.

Le milieu de la nuit est mon instant préféré parbeau temps, comme si la prochaine belle journéecommençait maintenant au lieu de commencer àl'aube. Mais la cigarette et le café ont déjà moinsde parfum, parce que ça me rend un peu maladede sentir que Joshua marque un noeud de moinspar un si joli temps. Je renvoie le foc et m'offre un

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petit café supplémentaire avant d'aller me loverdans ma couchette.

A terre, le café m'empêche de dormir. Pas ici. Etje peux même dormir tant que je veux dans la jour-née. On imagine souvent que nous sommes des for-ces de la nature, que nous ne dormons presque pas,que nous passons notre temps à manoeuvrer lesvoiles, que nous mangeons froid. Si l'on savait...

Le vent est revenu. Joshua court cap à l'est, dansune bande comprise entre le 37e et le 38e parallèle,où il restera en principe jusqu'à environ deux millemilles de l'Australie, avant de remettre un peu desud dans son est pour passer au large du cap Leeu-win et de la Tasmanie. C'est la tactique qu'avaitadoptée Conor O'Brien, modèle de lucidité et desens marin, afin d'éviter la zone plus au sud, où lepourcentage de coups de vent devient important.Vito Dumas, qui était monté très au nord à un mo-ment, jusqu'au 35e parallèle, a connu là d'assez lon-gues périodes de calmes et de faibles brises varia-bles.

Je déteste la tempête mais les calmes me minentle moral. Et il faudra que je fasse attention de nepas commettre de trop grosses erreurs stratégi-ques, car je ne me sens plus aussi solide qu'avant.Je sais aussi que malgré tout le soin apporté àl'étude technique de la meilleure route à suivre,c'est le Ciel, en fin de compte, qui décide de don-ner ou de ne nas donner le vent.

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Un bon quart de l'océan Indien est déjà surl'arrière et il fait assez beau depuis quelques jours.De vastes systèmes nuageux passent de temps entemps, laissent tomber un peu de pluie. Les quel-ques litres récupérés dans les seaux suspendus aux

bômes demeurent imbuvables. Les voiles s'étaientcouvertes d'une mince croûte de sel pendant lesjours de cape, à l'ouest de Bonne-Espérance. Lesoleil clair et le vent chargé d'embruns séchaienttout en quelques secondes. Une grosse pluie seranécessaire, pour venir à bout de ce sel.

Je ne me fais pas encore de souci, ce n'est pas lapluie qui manque sous les hautes latitudes... maisj'aimerais quand même voir remonter le niveau demon réservoir. Il y reste environ deux cent cin-quante litres (sur les quatre cents litres du départ),soit cent jours d'autonomie, en comptant sur uneconsommation normale de deux litres et demi parjour.

Les jours succèdent aux jours, jamais monotones.Même lorsqu'ils peuvent paraître exactement sem-blables, ils ne le sont jamais tout à fait. Et c'est celaqui donne à la vie en mer cette dimension particu-lière, faite de contemplation et de reliefs très sim-ples. Mer, vents, calmes, soleil, nuages, oiseaux,dauphins. Paix et joie de vivre en harmonie avecl'univers.

Albatros, malamocks, pigeons du Cap, et deuxautres races dont je ne connais pas le nom et queje baptise « alouettes du Cap » et « corneilles duCap », accompagnent Joshua depuis les environs

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du 35e parallèle de l'Atlantique. Ils semblent senourrir exclusivement d'embruns ou d'air pur,volant au ras des lames sans y plonger le bec.

Albatros et malamocks restent isolés. Les autresse groupent en communautés d'autant plus densesqu'ils sont plus petits, comme les alouettes du Cap.Joshua traverse des bandes de plus d'une centainede ces oiseaux très vifs, de la taille d'une grossealouette au plumage argenté dont le vol, tout encrochets rapides et glissades sur l'aile, rappelle unpeu celui de l'hirondelle avant la pluie. Le dessousde leur corps est blanc, leur queue gris foncé, etleurs ailes portent un grand W' sur le dessus. Ilszigzaguent très près de l'eau et y trempent souventune patte, comme pour aider un virage. Rien à voiravec la minuscule hirondelle de mer noir et blancqui ressemble à un papillon tant son vol est léger.Elle aussi prend souvent ses virages en poussantd'une patte sur l'eau.

Vito Dumas parle de son pigeon du Cap appri-voisé comme d'un oiseau noir orné de belles tachesblanches. Sans cette description, je me sentiraisparfois inquiet, car le vol des alouettes du Cap rap-pelle tout à fait celui du pigeon lorsqu'elles sontvues de face. Or, j'ai lu quelque "part que les pigeonsdu Cap lorsqu'ils apparaissent par grandes bandes,sont un signe certain de la proximité des glaces. Etle texte en question, destiné aux navigateurs, nedonnait aucune description de cet oiseau. Deux outrois pigeons du Cap nous accompagnent depuisBonne-Espérance. Ils correspondent bien à la des-cription de Vito Dumas, avec leurs larges taches128

blanches dont les bords s'estompent sur le noir desailes.

Les corneilles du Cap, de la taille d'une grossemouette, ressemblent beaucoup à des corbeauxlorsqu'elles sont posées sur la mer. Leur plumageuni, marron très foncé, a des reflets presque rougesdans le soleil, mais paraît noir par temps couvert.Elles planent sans battre des ailes, un peu voûtées,en groupe de huit à quinze, souvent de front. Ondirait qu'elles ratissent la mer en équipe, prenantleurs virages harmonieux et souples presqueensemble. Le même groupe nous accompagne de-puis longtemps. J'en reconnais une à qui il man-que une plume au milieu de l'aile gauche.

Les plus beaux, ce sont les malamocks, genred'albatros en moins grand, plus élancé, infinimentplus racé, d'environ deux mètres d'envergure.Tous ceux que je vois ont la même robe, ou pres-que : ventre blanc, cou blanc, queue blanche, des-sus des ailes gris foncé, dessous des ailes gris perlele long du bord d'attaque et gris très clair oupresque blanc parfois sur le bord de fuite. Tousprésentent un joli dessin autour de l'ceil en formed'amandé très allongée, comme un maquillage devamp.

Le malamock a des plumes qui sont des plumes,alors que l'albatros (plus de trois mètres d'enver-gure parfois) semble couvert d'un duvet laineux.Mais aucun albatros ne ressemble exactement à unautre, chacun possède sa robe personnelle et on nepeut pas confondre un albatros avec un autre alba-tros. Il y en a un que je cherche toujours des yeuxquand je monte sur le pont, très grand, tout cendré

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par-dessous et presque noir dessus, avec une tachemarron sous l'oeil gauche. Par contre, il faudraitêtre excellent observateur pour différencier un ma-lamock parmi vingt autres, même après un moisde fréquentation journalière.

Ces oiseaux des hautes latitudes ont un compor-tement diamétralement opposé à ceux des tro-piques. Là-bas, c'est la gaieté, les cris et les plon-geons. Je connais peu de spectacles comparables àcelui d'une quarantaine de fous de Bassan dégrin-golant du ciel comme des roquettes sur un banc desardines. Je trépignais et criais avec eux, sur lepont de Marie-Thérèse II, en les voyant travailleravec une ' telle joie de vivre, entre Capetown etSainte-Hélène. Souvent l'un d'eux se détachait dugroupe et venait planer un moment tout près del'artimon avant de repartir à la pêche. Les wide-awake et les paille-en-queue étaient amicaux, euxaussi. Et même les frégates, assez distantes engénéral, s'intéressaient à Marie-Thérèse II.

Ici, albatros, malamocks, corneilles, pigeons duCap, et aussi les minuscules hirondelles, planent,indifférents. Pour eux Joshua n'existe pas. Pour-tant, il doit exister, puisque mon grand albatroscendré est souvent là, ainsi que ma corneille à quiil manque une plume. Mais ils semblent avant toutchercher quelque chose de très important, je nesais quoi, dans le vent et les embruns.

Cependant, les alouettes du Cap sont parfoisamicales et curieuses le temps d'une rencontre. Illeur arrive de venir, pour rien, faire l'inventaire dugréement par petits groupes de deux ou trois, etjouer avec les remous d'air sous le vent des voiles.130

Leurs glissades sont si vives qu'il m'est impossiblede les tenir dans le viseur de ma Beaulieu.

Je donnerais beaucoup pour apprivoiser unealouette du Cap. Elles ne restent pas assez long-temps, et chaque bande rencontrée se cantonne àson secteur.

Bien qu'ayant presque atteint le 37e parallèle, letemps change continuellement, avec brutalité par-fois. Il avait plu ou crachiné toute la nuit dernière,et j'avais récolté vingt-cinq litres d'eau, les voilesétant enfin rincées. Au lever du soleil, une bandeclaire, loin au vent, raye le plafond de nuages bas.Une heure plus tard, le ciel est bleu, avec de petitscumulus ronds et un vent de sud-ouest, présage debeau temps. Vers onze heures, je commence pour-tant à me demander si je trouverai le soleil àl'heure de la méridienne et je prends une hauteurpar précaution car le ciel se couvre par l'ouest,très vite, avec des altocumulus épais et probable-ment des stratus. J'attrape quand même le soleil àtravers le voile de stratus pendant le passage à laméridienne. Puis ça s'éclaircit. Mais un peu plustard, l'horizon est barré vers le sud par une trèsgrosse formation nuageuse, avec protubérances etpluie visible. J'avais largué les ris le matin, je lesremets : un dans la grand-voile, un dans l'artimon.J'hésite un peu pour la trinquette. Non, pas de risdans la trinquette. Puisqu'il faut que je reste sur lepont, je l'amènerai, s'il y a des rafales, et la ren-verrai ensuite, ce sera plus simple.

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Pas de rafales. Pourtant la mer grossit et déferlesans que le vent ait augmenté d'une manière trèssensible. Puis le ciel crachine et le vent mollit àforce 4, en virant au S.-S.-W. Je descends avaler uncamembert en boîte avec des biscuits de l'armée etde la crème en boîte, car je n'ai pas encore déjeunéà 2 heures de l'après-midi. Quand je remonte sur lepont, dix minutes plus tard, je trouve cinq litresd'eau répartis dans les deux seaux suspendus auxbômes. Je la transvase dans le jerrican en remer-ciant le ciel et en maudissant ce temps instable, carle vent est tombé à force 3 et la mer, hachée, faitsouffrir les voiles.

Je largue les ris à 15 heures, sous un ciel couvertd'un horizon à l'autre. Le loch marque quand mêmedix-huit milles parcourus depuis midi, ça fait sixnoeuds pour le moment. Mais les milles ne segagnent pas facilement dans cette zone. Vent deS.-W. force 5 de nouveau à 15 h 30. Même ciel,même type de temps. Baromètre en baisse légère.Petite sieste.

Cent soixante milles sont marqués au point dulendemain. Grand beau temps de S.-W., vent force5 à 6, mer très formée, très bleue, très belle. Lescumulus sont bien ronds, au lieu d'être aplatiscomme ils le sont en général sous ces latitudes. Il aencore plu ou bruiné la nuit dernière, malgré cevent de S.-W. habituellement sec, et je m'étais levépour récupérer l'eau des seaux. Il y en a encoredeux ce matin, presque pleins. Me voilà donc enpossession de cinquante litres, en jerricans, que je132

transvase dans le tank. Cette quasi-absence de pluiedepuis deux mois m'inquiétait, comme l'entêtementdes voiles à transpirer leur sel.

Je me sens fatigué depuis une semaine. De plus,je souffre d'un tour de reins provoqué sans doutepar l'affaiblissement de ma musculature, dû aumanque d'exercice et à une certaine monotoniealimentaire. J'étais déjà à trois kilos de moins quemon poids normal, au départ de Plymouth. Il y aquelques jours, j'ai réussi à me peser pendant uncalme plat' : encore un kilo perdu en trois mois.

Il m'arrive de contempler longuement l'île Mau-rice sur la carte, pas très loin au nord. C'est la plusbelle escale que je connaisse, avec Sainte-Hélène.Mais Sainte-Hélène est très loin, très loin, derrièrele Horn, à l'autre bout du monde, et je n'ose pas ypenser. Tandis que l'île Maurice est tout près, tropprès, pleine du souvenir de mes amis mauricienschez qui j'ai passé trois des plus belles années dema vie. Je me sens très las parfois. Si je ne remontepas le courant, Joshua n'arrivera pas au longruban d'écume qui doit finir à Plymouth. Mais il ya maintenant des moments de grand vide en moi,pendant lesquels je ne sais où il faut aller.

J'ai commencé une cure de Pentavit (vitamines B)et la poursuivrai pendant un mois, car ma fatigue

1. Je me sers d'une balance de salle de bains qui m'a étéutile pour peser tout ce qui est passé sur le quai avant ledépart. Il est très difficile de se peser en mer, même par calmeplat. On y arrive avec de la patience, en faisant de nombreusesmoyennes entre les poids maxi et mini indiqués selon le roulis.

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provient peut-être d'une carence vitaminique. Maisil faudrait m'intéresser aussi davantage à la cuisine,aucune vitamine synthétique ne remplacera jamaisun bon appétit. Et surtout, me remettre à la culturephysique, comme autrefois. Et monter plus souventrespirer sur le pont, quel que soit le temps. Le ventet la mer guérissent de beaucoup de choses, quandon reste avec eux longtemps sur le pont.

Peut-être vaudrait-il mieux, aussi, que je memaintienne dans les parages du 36e parallèle poury laisser repousser mes plumes sous un climatmoins rude, avant de prendre le virage du capLeeuwin et de la Tasmanie. Mais comme tout celame semble loin et vain, quand j'y pense vraiment.

Prendre les ris, larguer les ris, prendre les ris,larguer les ris, vivre avec la mer, vivre avec lesoiseaux, vivre avec le présent, ne jamais regarderau-delà d'aujourd'hui, savoir que tout s'arrangeavec le temps...

La progression n'est pas rapide car le temps esttrès instable, et aussi parce que j'ai décidé de neplus porter le maximum de toile entre le coucherdu soleil et l'aube pour passer mes nuits sansinquiétude pendant une semaine : un jour c'étaitcent trente-six milles parcourus au point de midi,cent trente-quatre le lendemain, puis vingt'-neufà peine, à cause d'un grand calme plein de soleilheureusement, quatre-vingt-huit milles, cent cin-quante-neuf milles, cent trente et un milles, centdix-neuf milles, cent soixante milles, cent soixante-sept milles... un vrai sillage en dents de scie.134

Coup de vent de sud-est les 10 et 11 novembre. Ila fallu prendre la cape tribord amures et dérivervingt-quatre heures vers le nord afin de ne pastomber trop sud. Puis cent quarante-cinq milles lelendemain sur le 36e parallèle, puis cent soixante-deux milles, puis cent quatre-vingt-trois sous uncoup de vent de S.-S.-W. qui lève de très gros rou-leaux. Ils m'obligent à les prendre presque del'arrière, en perdant encore en latitude, pour éviterdes avaries sérieuses. Puis cent quarante-six millesle 15 dans une mer terriblement hachée, cent cin-quante milles le 16... et me voilà maintenant encal-miné le 17 novembre par 34° 38' de latitude, avecquarante-cinq milles à peine marqués depuis laveille. Moi qui calculais mes coups pour éviter soi-gneusement l'erreur de Vito Dumas, je suis tombéen plein dans le même piège.

Mais le trait s'est encore allongé sur le globe duDamien, nous sommes presque à mi-chemin entreBonne-Espérance et la Tasmanie. Le soleil estmagnifique et je suis content de me reposer un peuaujourd'hui en regardant le calme pendant que laliterie s'aère sur le pont.

Je descends mettre de l'ordre dans la cabinearrière où se trouvent pamplemousses, citrons, ailet oignons.

L'ail peut tenir encore cent ans ! Les citrons sontparfaitement conservés, eux aussi. Françoise lesavait enveloppés chacun dans une page du Rea-

ders' Digest, qui fait juste la bonne dimension. Jemangerai aujourd'hui mon dernier pamplemousse.Sur la centaine embarquée voilà trois mois, cinqou six seulement se sont gâtés.

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Les petits oignons violets du Maroc que Loïckm'avait donnés à Plymouth sont encore en très bonétat : tout juste quelques germes, que je ne perdspas puisque je les mets habituellement dans monriz. Par contre, inutile de trier encore une fois lesgros oignons blancs. Ils sont pourris, bien pourris.Je balance le sac par-dessus bord.

Sept malamocks et un groupe de corneilles duCap planaient à ce moment dans les parages. Plu-sieurs passent au-dessus du sac d'oignons, sans levoir, car leurs yeux étaient réglés sur la longueurd'onde qui leur permet de discerner ce qu'ils cher-chent (quoi au juste, j'aimerais savoir...). Enfin, l'und'eux s'aperçoit de la présence du sac d'oignons etfait un brusque crochet pour se poser à côté. C'estseulement à ce moment-là que les autres ont sentiqu'il se passait quelque chose d'intéressant et ilssont venus se poser l'un après l'autre près du pre-mier. Mais que peuvent-ils bien chercher au rasdes lames ? Ça doit être très difficile à trouver,pour qu'ils soient passés dix fois de suite devantcette chose énorme sans la voir!

Et toi, vieux frère, tu cherches quoi?

Calme plat absolu, soleil partout, en haut et enbas. Prenant un seau d'eau pour la vaisselle, jem'aperçois que la mer est couverte de plancton.Celui-ci est constitué d'animaux minuscules, pluspetits qu'une tête d'épingle, qui courent en zigzagsur l'eau calme. En raclant la surface, le seau enrécolte une bonne centaine, alors que vingt ou136

trente centimètres plus bas, il ne ramène que troisou quatre grains vivants.

Il y a aussi comme un tapis de jolies médusesplates, de la taille d'une pièce d'un centime, que jene connaissais pas, et quelques argonautes, trèsbeaux sous le soleil. Ils ressemblent à de petits bal-lons allongés, aux reflets bleus, surmontés par unecrête translucide qui leur sert de voile pour navi-guer au près... lorsque le vent.est là.

Le calme devient un souffle presque transparentmais régulier. Le sillage se dessine sur la mer lisse.J'aurais aimé voir aujourd'hui les araignées demer qui se sauvaient devant l'étrave de Joshua à lasortie du Pot-au-Noir. J'avais grillé en vain deuxbobines pour tenter de filmer ces insectes dont lecorps n'est pas plus gros que celui d'une moucheet les pattes très longues. Trop vives, impossible deles attraper dans l'objectif, le bateau les effrayaitcar il marchait à quatre nceuds. Aujourd'hui ceserait facile, elles resteraient tranquilles dans lesreflets du soleil.

C'étaient les mêmes araignées d'eau que cellesdes ruisseaux d'Europe et d'Asie, et j'en avais ren-contré des quantités avec Marie-Thérèse II, en pleinocéan Indien, très loin dans l'ouest de Sumatra. Audébut, je n'arrivais pas à y croire. Pourtant c'étaientbien elles qui couraient sur la mer, avec leurs lon-gues pattes arquées. Comme elles ne plongent paset qu'elles sont carnassières, il faut bien croirequ'il existe des vies invisibles à la surface de lamer. Comment faisaient-elles, si fragiles en appa-

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rence, quand la mer devenait mauvaise? Elles sedébrouillaient parfaitement puisqu'il y en avait desmilliers autour de Marie-Thérèse.

C'était un jour de calme. La veille, nous étions àla cape.

Deux petites bêtes nagent le long du bord. Ellesse poursuivent, s'attrapent, se lâchent, se rattra-pent. Elles se battent. Je les prends dans le seaupour les regarder de tout près. On dirait deuxcigales en miniature. Elles ne se battent pas, ellesprocréent. C'est formidable, cette vie qui s'accom-plit si loin de tout et malgré tout.

J'essaie d'en trouver d'autres pendant que Joshuadérive sous les souffles légers. Mais il n'y avait queces deux cigales, pas plus longues qu'une phalangede bébé, pour la mer entière. Et' pourtant elles sesont retrouvées, malgré les dangers de cette eausi grande.

Quand j'étais gosse, ma mère me disait que Dieua peint le ciel en bleu parce que le bleu est la cou-leur de l'espérance. Il a dû peindre aussi la mer enbleu pour la même raison. J'ai l'impression deremonter très loin dans mon enfance d'Indochine,à l'époque où je chassais pieds nus avec monlance-pierres. Ce n'était pas tant pour tuer lesoiseaux que pour épier les murmures, les reflets,les craquements imperceptibles et les brusquessilences de la forêt, pleins d'indices et de chosessecrètes.

J'essuie ma Beaulieu, lentement, avec amitié.Peu à peu, elle est devenue autre chose qu'un138

simple outil. Il ne reste que vingt-sept bobinespour terminer ce voyage à peine commencé. Maissera-t-il possible d'en rapporter des images où toutserait dit sans avoir besoin d'être expliqué?

La brise revient après la méridienne, du nord,force 3 à 4. Le baromètre ne s'est pas énervé de-puis trois jours et Joshua court très vite sur unemer encore plate, vers le sud-est pour ne pas per-dre le vent. J'ai ajouté une bonnette sous la bômede grand-voile, une trinquette et un tourmentin sup-plémentaires sur l'avant, et une autre trinquetteen voile d'étai sur l'artimon. Cent mètres carrés detoile en tout !

Je contemple mon bateau du sommet du grandmât. Sa force, sa beauté, ses voiles blanches enordre dans un gréement en ordre. L'écume, lesillage, les onze dauphins venus de chaque côté dubout-dehors. Ce sont des dauphins noir et blanc,les plus beaux que je connaisse. Ils respirent à lavolée, presque sans faire surface, sans s'écarter ducap, et tirent Joshua à près de 8 nceuds par desliens invisibles. Pas question de descendre cher-cher la Beaulieu, je perdrais tout et ce qu'ils medonnent est trop précieux, un objectif l'abîmerait.Ils s'en vont sans que je les aie touchés, mais lesliens sont toujours là.

Mon grand albatros cendré, les malamocks et lescorneilles du Cap ont repris leur quête de cequelque chose qu'ils cherchent éternellement auras des lames. Ils s'étaient presque tous posés pen-dant le calme, sans s'intéresser à Joshua. Je leur

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avais lancé quelques morceaux de la dorade pêchéedans l'Alizé, et qui sèche depuis deux mois dans leshaubans de l'artimon, au gré du temps, sans pour-rir ni sentir mauvais. Ça ne les intéressait pas nonplus. Deux corneilles avaient tout de même plongéla tête sous l'eau pour regarder les petits cubess'éloigner vers le fond.

Tous planent maintenant, heureux comme moique le vent soit revenu. Leurs fines ailes immobilesfrémissent aux extrémités comme si elles palpaientl'air, aussi sensibles que les doigts des aveugles.Les alouettes du Cap ne sont plus là depuis unebonne semaine. Peut-être suis-je monté trop aunord pour elles.

Ma corneille à qui il manque une plume à l'ailegauche n'est pas là non plus. Mais ce n'est pas lapremière fois qu'elle disparaît et je sais qu'ellerevient toujours.

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Les jours et les nuits

Le vent n'est pas régulier en force, mais c'estmaintenant une navigation reposante, avec unbaromètre sage depuis des jours. Il y a des alter-nances de grand soleil et de crachin. Je passe mesjournées à lire, à dormir, à manger. La bonne vietranquille avec rien à faire. Et le réservoir conti-nue à se remplir par petites doses.

Les programmes radio d'Australie sont de plusen plus clairs, la radio vietnamienne aussi. Maisaprès vingt ans hors de mon pays natal, je ne com-prends presque plus rien à cette langue que je par-lais couramment. C'est tout juste maintenant si jeparviens à saisir un mot de temps en temps, unephrase simple. Pourtant je laisse la radio branchéependant des heures sur Saïgon, ça remue mesvieux souvenirs d'Indochine. Le speaker parlaitaujourd'hui de Rach-Gia. J'écoutais de toutes mesoreilles... sans parvenir à retrouver les clés de malangue natale. Mais je revoyais ma belle jonque etmes transports de riz dans le golfe de Siam. Monriz était chargé à Rach-Gia, en Cochinchine, et de

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là, transporté à Kampot ou à Réam, au Cambodge,parfois jusqu'à Koh-Rong, pas loin de la frontièresiamoise. Puis je revenais sur Rach-Gia avec unchargement de bois ou de sucre de palme en jarres...mais surtout avec ma belle jonque, en louvoyantà travers l'archipel de Hong-Ray, aux îles toutespleines de mes souvenirs d'enfance en compagniedes pêcheurs vietnamiens.

La police française me soupçonnait de traficd'armes avec le Viêt-minh, par l'intermédiaire duSiam. Peut-être ai-je trafiqué à chaque occasion lacrevette séchée de la région de Ca-Mau avec lescommerçants chinois, mais jamais les armes. Lapolice me menait la vie dure parfois, car elle com-prenait mal, en cette époque troublée, que j'aime legolfe de Siam, simplement, que j'aime ma jonque,comme on aime à cet âge, que ma jonque était nonseulement toute ma vie présente, mais que d'ellenaîtrait tout le reste.

Le port de Rach-Gia, ses grosses jonques ven-trues, venues déposer leur nuoc-mâm de Phu Quoc,celles de Ca-Mau, fines et racées, sentant la cre-vette séchée, avec leurs voiles à antennes rouléesjusqu'à la vergue, les jonques de Koh-Rong à fondplat, bourrées de poteries, avec, un gouvernail laté-ral tenu sous le vent par un cerclage en écorce debambou et qu'il fallait changer de bord à chaquevibrement.

Cette vie du port de Rach-Gia... c'était le plusriche de la côte, le plus coloré, avec celui de Kam-pot au Cambodge. Mais pour des raisons obscures,les crevettes séchées de Rach-Gia n'avaient pas ledroit de débarquer au Cambodge. Alors, on char-142

geait du riz, bien gentiment, et la concurrence étaitdure.

Ma jonque portait vingt tonnes de riz en tempsnormal, vingt-cinq tonnes par très beau temps,mais entre quinze et dix-sept seulement pendant lamousson du sud-ouest, car la mer était plus grosse,le vent venant alors du large à cette époque-là. Lessacs de crevettes séchées... c'était en plus, sans lecrier sur tous les toits, ça ne pesait pas lourd maispermettait de mieux entretenir ma jonque. Elleétait gréée à la manière chinoise, avec des mâtshaubanés, comme presque toutes les jonques dugolfe de Siam. Le petit mât avant portait une voilelattée de faible surface qu'un homme pouvait his-ser seul, sans palan. Par contre, il fallait six per-sonnes pour porter la grand-voile, dont chaquelatte était formée d'un double bambou mâle. Pour-tant, rien n'est plus simple qu'une voile chinoisedans le mauvais temps : un homme suffisait pourréduire cette énorme surface, quelle que soit laforce du vent et l'allure. Il mollissait la drisse et lapremière latte venait se placer toute seule contre labôme, comme un éventail qui se referme. Encoreun ris, l'éventail se refermait un peu plus pendantque le système d'écoutes multiples passant dans lespoulies à l'extrémité de chaque latte se réglait delui-même.

Cette grande et belle voile chinoise, qui faisaitsonger à l'aile d'une chauve-souris géante, n'avaitpas que des qualités. Je la revois en train de battrede tout son poids au roulis, quand le vent tombait.C'était une grosse mangeuse de cordages à causede l'usure et il lui fallait un jeu d'écoutes (50 à

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60 m) toutes les trois semaines, un jeu de balan-cines par mois. Elle mangeait aussi un jeu devoiles en cinq mois pendant la saison sèche, entrois mois pendant la saison des pluies, parce queles voiles, là-bas, sont faites en feuilles de lataniertressées. Les commerçants chinois vendaient cematériau très bon marché en laizes d'environsoixante centimètres de largeur, qu'il suffisait decoudre ensemble avec de la grosse ficelle de cocoet les aiguilles courbes généralement utilisées pourcoudre les sacs de jute en Europe. Une journée suf-fisait, avec tout l'équipage, pour coudre, ralingueret gréer la grand-voile avec ses cinq doubles lattes,sa bôme, sa vergue et ses balancines. Puis on lalaissait tremper une nuit le long du bord pour quele sel la protège de la pourriture. Et deux fois parjour, à l'aube et au coucher, les voiles étaient arro-sées à l'aide d'un godet de bambou emmanché surune longue perche flexible, permettant de projeterl'eau de mer jusqu'au sommet de la vergue. Mais ilfallait quand même un nouveau jeu de voiles, troismois plus tard, en saison des pluies.

Tout ce qui flottait dans l'air de l'Asie à cetteépoque qui a été la plus riche, la plus déterminantede ma vie... je le retrouve avec, une netteté extra-ordinaire. Je sens l'odeur d'huile de bois dont ilétait imprégné, l'odeur du sucre en jarres desvoyages de retour sur Rach-Gia, le petit bruit despoulies multiples, les crissements de lourdes lattes.De tout cela sont nés le Snark, mes deux Marie-Thérèse, puis Joshua et sa recherche d'une véritéque j'avais peut-être perdue mais qui renaît peu àpeu dans le sillage.144

Le vent n'est toujours pas régulier en force : centsoixante-quinze milles, cent quatre-vingts milles,puis cent cinq et cent vingt et un parce que la briseest tombée de nouveau. Encore cent quatre-vingts,cent cinquante-deux, cent cinquante et un, avecsoixante litres d'eau de pluie récoltés dans lesbruits simples de la mer.

Joshua marche étonnamment vite pour si peu devent. La peinture de carène avait été passée aurouleau, car je n'avais pas trouvé de pistolet dispo-nible et le pinceau était exclu à cause de l'épaisseurde cette peinture. Je m'étais inquiété de l'aspect« peau d'orange » que présente une surface peinteau rouleau, ces milliers d'irrégularités freineraientsûrement. Mais l'ingénieur chimiste chargé despeintures à l'arsenal de Toulon m'avait assuré quel'effet de lamination des filets d'eau sur la carènerendrait celle-ci parfaitement lisse en quelquessemaines. Il ne s'était pas trompé. De plus, Joshuas'est beaucoup allégé en trois mois, depuis le départ.

Le cap Leeuwin est maintenant à neuf centsmilles dans l'E.-N.-E. Les oiseaux sont de plus enplus nombreux, toujours aussi indifférents semble-t-il. Les corneilles, pourtant, restent parfois dans lesillage pour récupérer les restes de ma cuisine.

Je contemple pensivement le réflecteur radar entête de mât, qui est incliné de 45° sur tribord. Je leredresse. Hier, j'étais monté huiler le portage desdrisses d'acier contre les réas des poulies, comme

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je le fais chaque semaine. Le réflecteur radar étaitdroit. Même les deux knock-down de Bonne-Espé-rance ne l'avaient pas fait broncher. Il lui a falluune sacrée châtaigne pour que son pivot se soitplié à 45°. C'est sans doute un albatros ou un mala-mock qui lui est rentré dedans sans le voir. En toutcas, ça ne peut pas être une étoile filante. Mais jene trouve pas de plumes accrochées au réflecteur.

Je me demande quelle tête je ferais si je voyaisun jour un grand trou dans la voile, comme ça,sans raison, après le petit déjeuner. Je me frotte-rais les yeux, bien sûr. Pourtant, un grand trou dansla voile ne me surprendrait qu'à moitié depuis quej'ai vu un albatros éviter de justesse le bout-dehors,qu'il était sur le point de percuter à pleine vitesse.J'ai terminé Avant que nature meure de Jean Dorst.Toute la beauté de notre terre... tous les saccagesque nous lui faisons subir. Dieu', que je suis bienici, pas pressé de rentrer.

Le vent faiblit, le baromètre est toujours haut.Nous sommes protégés par la bordure ouest del'anticyclone australien. Il chasse les dépressionspossibles vers le sud, mais risque en échange de,nous offrir des calmes, peut-être même des brisescontraires. La radio australienne parle fréquem-ment de vents faibles à modérés de secteur est, surtoute la côte sud du continent, avec de fréquentsincendies de forêt causés par la sécheresse. Noussommes encore loin et sur une latitude déjà beau-coup plus sud que celle du cap Leeuwin. Ce serait146

le moment de prendre le virage pour descendre au-delà du 40e parallèle.

Quelle tactique aura choisie Bill King dansl'océan Indien? La route demi-tranquille, ou bienla route à l'arraché toujours au sud du 40e paral-lèle ? Et Loïck ? Au départ de Plymouth, nous envi-sagions tous deux la route demi-tranquille. Je penseque c'est aussi celle que prendra Nigel avec son tri-maran, d'après ce qui ressortait de nos discus-sions. Je ne regrette pas ma route demi-tranquille,malgré la moyenne qui n'est pas très élevée. Elleest pleine de soleil en ce moment et les corneillesdeviennent plus familières. Je les appelle chaquefois que je lave ma vaisselle sur le pont. Alors ellesviennent regarder dans le sillage. Albatros et mala-mocks restent complètement indifférents. Le grand,cendré par-dessous, est toujours là.

Le vent diminue encore puis il tombe. Calmeplat. Les oiseaux sont très nombreux maintenant,tous posés autour du bateau, les corneilles assezprès, presque amicales, les albatros et les mala-mocks plus loin, dédaigneux.

Je suppose que mes oiseaux ne trouveraient pasgrand-chose à manger s'ils continuaient à planeret qu'ils préfèrent réserver leurs forces pour destemps meilleurs. Plusieurs corneilles dorment la têtesous l'aile, en plein soleil. Je n'avais jamais vu cela,et présume que la période de calme sera assezlongue. Les oiseaux semblent savoir que le calmeva durer.

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Calme... Calme... Les corneilles sont plus prèsqu'hier. Je leur envoie de grosses miettes de bis-,cuits. Elles viennent voir, sans se presser, maisça ne leur plaît pas. Par contre les morceaux de,dorade séchée provoquent quelques discussions.Elles y goûtent, apprécient, commencent à se dis-puter.

Peu à peu, elles s'approchent. Je hurle : « kiou-kiou » à chaque morceau lancé. Ma voix ne leseffraie pas. Elles reconnaissent bientôt ce cri deralliement, s'approchent encore, et je les filme àbout portant lorsqu'elles plongent la tête ou dispa-raissent sous l'eau pour attraper un morceau depoisson sec. Quelques malamocks sont aussi de lafête, mais beaucoup moins vifs que les corneilles,et peut-être moins confiants.

Calme... Calme... A l'aube, une bonne soixan-taine de corneilles sont posées dans les parages.Elles n'ont aucune réaction tout le temps que jenettoie ma casserole de porridge sur le pont maiscessent de se lisser les plumes, dressent la tête ets'approchent dès qu'elles entendent mon cri de ral-liement.

La dorade a été terminée hier. Aujourd'hui, jeleur offre du fromage avec mon amitié. Elles pré-fèrent ça, de loin, à la dorade séchée. Et à force depatience, une corneille finit par venir manger dansma main.

Elle s'y est décidée peu avant le coucher dusoleil, avec une douceur extraordinaire, sans hâte,presque sans crainte. Elle tend le bec lentement,148

prend le morceau blanc dans mes doigts, le trempedans la mer comme pour le diluer un peu, etl'avale sans me surveiller. Puis elle s'ébroue, tendde nouveau le bec pour le prochain morceau.

Les autres sont là, en demi-cercle, presque à tou-cher mais n'osent pas. Je leur envoie à elles aussides morceaux de fromage qu'elles se disputentbruyamment. Ma corneille attend pour les prendredans ma main. Je voudrais être cette corneille,juste une minute, pour connaître sa joie très sim-ple devant un tel miracle. Ce serait peut-être lamême joie toute simple que j'éprouve moi-même.

Je me lève très tôt pour attendre l'aube dans lecalme toujours plat. Dès, que les corneilles mevoient, les plus intelligentes (du moins je le crois)se rapprochent à coups de palmes, tout en plon-geant la tête sous l'eau pour voir si je n'aurais paslancé du fromage ! A mes appels, tout le groupe serapproche, et quand j'envoie le fromage coupé enpetits morceaux, la fête des autres jours recom-mence.

La corneille que je nourrissais hier est contre lebord, bec tendu. Les autres jacassent, celle-là s'ex-prime réellement par des piaillements modulés,différents des cris de la bande. Peut-être me fait-elle des reproches parce que je donne aussi à man-ger aux autres... En tout cas elle s'exprime.

Par sa taille et son aspect, je pense que c'est laplus âgée de la bande. Elle se refuse à plonger,même peu profond. Les autres descendent à plusde quatre mètres pour attraper une boîte de fro-

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mage presque pleine échappée pendant la bagarre.Comme elles se trouvent à la verticale du bateau,elles me montrent qu'elles volent sous l'eau, qu'ellesvolent vraiment, en godillant avec les ailes.

Je ne sais plus très bien depuis quand dure cecalme. J'écoute distraitement les bulletins météod'Australie. Mais il suffit de regarder le baromètre,toujours haut, pour savoir ce que dira le speakeranticyclone, beau temps, vents faibles ou calmes.Je ne suis pas pressé. J'espère que je ne seraijamais plus pressé dans la vie.

Il y a des éclaboussures jusque sur la Beaulieu,avec de vraies bagarres, genre mêlées de rugby. Ilne me reste que dix-neuf bobines. J'en grille encoreune à bout portant. Je n'ai jamais vu des oiseauxaussi déchaînés ni aussi confiants. De plus, ces cor-neilles ont l'esprit sportif et ne se font pas de coupsfourrés entre elles, c'est la plus vive qui gagne, etquand elle a gagné on la laisse tranquille, c'estjuste, alors que dans d'autres eaux, les frégates parexemple abrutissent les mouettes et les fous deBassan jusqu'à leur faire vomir le poisson qu'ilsont pris, afin de s'en emparer, puis se font vomirentre elles. J'ai vu un poisson passer dans quatreestomacs différents, avant de trouver le bon. Maisici, il n'y a pas de crocs-en-jambe.

Ma corneille revient manger dans ma main. Je lareconnais maintenant à des détails infimes de soncomportement, sa manière de prendre le fromageen tournant légèrement la tête vers la gauche, lamanière dont elle se place toujours un peu de trois150

quarts, la manière dont elle trempe le fromagedans l'eau avant de l'avaler, sa façon de s'ébrouerensuite. Et toujours ces petits cris modulés que jereconnaîtrais les yeux fermés. Ce qui me surprendun peu, c'est que les autres n'osent toujours pas.Cette corneille est sûrement un chef respecté ! Ellecontinue à refuser de plonger, laissant cela à laracaille bruyante et sympathique.

Calme:.. Calme... Il n'y a pas loin de cent cor-neilles autour de Joshua au petit matin. Ma provi-sion de fromage peut encore tenir le choc, mais enfouillant la cale aux provisions je découvre un grospot en matière plastique plein de beurre. C'estFrançoise qui l'avait préparé en faisant fondre dubeurre frais mélangé avec du sel. Je me dis : « Cebeurre est sûrement rance, je vais en donner auxcorneilles, elles l'aimeront peut-être » (en fait, cebeurre est parfaitement conservé).

Les corneilles adorent le fromage, mais je nem'attendais pas à ce qu'elles soient folles du beurreà ce point. A un moment deux corneilles se jettentensemble sur un gros morceau. Celle de gauchel'avale d'un coup au lieu de partager un peu. L'autrela bouscule avec tant de violence et de colère quela première corneille se retrouve sur le dos, battantdes ailes dans l'eau, hurlant de terreur ou de rage.L'agresseur se tient sur son ventre pour l'empê-cher de s'enfuir. Brusquement, elle profite du becouvert pour lui plonger la tête presque entièredans le gosier et récupérer une partie du beurre.

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Malamocks et albatros restent un peu à l'écart.Ils commencent tout de même à se poser des ques-tions, mais n'osent encore s'approcher.

Calme... Calme... Depuis quand? Je ne sais pluset ça n'importe pas. Les oiseaux sont là, dès l'aube.Ils ont l'air de m'attendre. Tous les oiseaux del'océan Indien ont l'air de m'attendre.

Je grille encore deux bobines avec la Beaulieupour des scènes de corneilles complètement déchaî-nées. L'albatros géant est lui aussi filmé de tout près.Il éprouve des difficultés à décoller par ce calme etne s'y décide qu'avec réticence, quand les cris descorneilles se battant pour le beurre lui chatouillentvraiment trop fort le palais. Alors, il décolle pe-samment en courant sur l'eau, et amerrit sur sespalmes tendues vers l'avant comme deux petitsaquaplanes. Dans sa rage d'arriver trop tard, ildonne de grands coups de bec dans le tas des cor-neilles vociférantes qui chipent le beurre jusquesous le bec de ce gros lourdaud. Il parvient parfoisà en saisir quelques miettes, ça le rend encore plusfurieux. Il sait que c'est bon, il commence à recon-naître vaguement le cri de ralliement mais il esttoujours en retard d'une bonne mesure sur les cor-neilles.

Le vent ne reviendra jamais. Pourtant je me sensplus léger à chaque aube, heureux de vivre, heu-reux de sentir toute cette vie autour du bateau. Ilfait beau, le soleil est là, les oiseaux sont là.152

Chaque offrande est toujours accompagnée demon cri de ralliement que je lance à pleins pou-mons. Mes corneilles peuvent l'entendre à plu-sieurs centaines de mètres. Cela se traduit par desdémarrages instantanés, des éclaboussements surtoute la mer pendant qu'elles accourent.

Même lorsqu'elles sont près du bord, je ne baissepas la voix. Il est curieux qu'un bruit aussi fort neles effraie jamais, alors que ma voix est sans rap-port aucun avec la douceur des bruits de la mer,même lorsqu'elle déferle en gros rouleaux dans sesplus mauvais jours.

Trois corneilles suivent le bateau à la nage(vitesse 1/2 noeud). N'ayant plus de beurre, je leurlance quelques morceaux de crème de gruyère.Elles emploient sans hésiter leur première tech-nique : plonger la tête sous l'eau, repérer le mor-ceau de fromage, puis essayer de s'en saisir avantles autres (la crème de gruyère coule). Elles ontune bonne mémoire puisque cela faisait deux joursque je les nourrissais au beurre, qui flotte. Or ellesont retrouvé immédiatement la technique de lacrème de gruyère.

J'essaie autre chose d'aussi appétissant et ouvreune boîte de pâté de foie. Dès que j'envoie le cri deralliement, toutes les corneilles qui suivaient lebateau dans le sillage (et qui s'étaient laissé distan-cer pendant que j'ouvrais la boîte dans la cabine)démarrent en courant sur l'eau et viennent se pla-cer en paquets le long du bord.

Je découpe un morceau de pâté et le lance àquelques mètres devant le groupe. Toute la bande

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(une dizaine maintenant) se précipite là où esttombé le morceau. Et toutes les têtes plongent sousl'eau en regardant vite à droite et à gauche, vers leniveau où devrait se trouver normalement le petitcube bien blanc (blanc, si c'était du fromage). Rien.Le pâté est rosâtre et il flotte. L'une d'elles l'aper-çoit enfin, et l'avale. Ça semble bon.

Deuxième morceau. Toutes les têtes cherchentsous l'eau, sans arriver à comprendre ce mystère,à l'exception de la première corneille qui, sans unehésitation, saisit le morceau en surface. Elle avaitdéjà compris.

Troisième morceau : toutes les têtes plongent saufcelle de la première corneille qui avait trouvé parhasard le premier morceau, avait saisi sans hésiterle second morceau et prenait le troisième de lamême manière, et faisait semblant de chercher sousl'eau pour donner le change, car elle n'était pasprès d'expliquer aux autres le mystère du fromageinvisible. Bien entendu, les autres ont fini par com-prendre avant la fin de la boîte de pâté.

Ma corneille apprivoisée est revenue. Elle amangé 160 grammes de pâté en deux séances demoins d'une heure. Et je crois qu'elle pourrait enavaler encore une boîte de 80 grammes.

Comment cet oiseau, qui a ingurgité en peu detemps 160 grammes d'une nourriture riche, par-vient-il à trouver dans cette mer où je ne vois abso-lument rien, sa ration journalière habituelle, qui semonte probablement à plus de 200 grammes? Et siune corneille pesant tout au plus un kilo et demi154

prélève plusieurs centaines de grammes de nourri-ture par jour, que penser des albatros, dont lepoids ne doit pas être bien éloigné d'une dizaine dekilos? Et je n'ai jamais vu l'un de ces oiseaux deshautes latitudes plonger le bec dans la mer. J'aime-rais savoir de quoi ils se nourrissent et comment ilsse nourrissent. Existe-t-il une variété de « planctonvolant » ? Il y a bien des poissons volants sous lestropiques.

Une manière assez simple de répondre à cettequestion serait d'en attraper un (à l'aide d'un mor-ceau de fromage sur un hameçon) et de lui ouvrirle ventre pour voir ce qu'il y a dedans! Je plaisantebien sûr, car à moins d'être sur le point de mourirde faim, je considère maintenant comme un crimecontre la nature, de tuer un oiseau de mer. Mais jen'ai pas toujours été de cet avis, puisque j'ai mangéun bon nombre de mouettes et de cormorans dansma vie, et même un pélican, et même des pin-gouins. Jamais en pleine mer cependant...

Il y a les jours, il y a les nuits, puis encore lesjours et les nuits. La mer est plate jusqu'à l'horizon.Même la longue houle de sud-ouest s'est endormie.

Parfois un air léger prend le relais du calme pen-dant une heure ou deux. Tout ce qui m'entouresemble alors bâiller et s'étirer, Joshua reprend saroute, les oiseaux reprennent leur vol.

Puis le calme s'installe de nouveau et je n'aimême pas besoin d'amener le foc, il n'y a aucunroulis, il ne fatigue pas contre la draille de trin-quette. D'ordinaire les calmes sont mortels pour le

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marin et pour le bateau. Ici, non, car la mer n'estpas hargneuse et le soleil brille toute la journée.Tout prend l'air, tout se gorge de soleil, tout vit.

C'est merveilleux d'avoir du vent. C'est mer-veilleux aussi d'avoir du calme quand on ne saitplus depuis quand il dure. J'ai le sentiment deconnaître mes oiseaux depuis toujours, d'être icidepuis toujours, sans que le temps ait passé. Il n'apas passé. C'est comme un grand livre d'imagesqu'on peut feuilleter éternellement sans se lasser.

Le vent va revenir. Mes oiseaux l'ont senti â je nesais quoi, qui devait flotter dans l'air. Je crois l'avoirsenti hier soir, moi aussi, en regardant les étoiles.Elles scintillaient un peu plus que ces dernierstemps. Le baromètre a très légèrement baissé, luiaussi. Mais il y aura une page inachevée. Ça ne faitrien. Le vent va revenir et me donnera d'autrespages pour remplacer celle que mes oiseaux n'ontpas terminée jusqu'au bout. C'était une nuit, il y aquelque temps de cela, pendant le grand calme.

J'étais dans ma couchette et suis monté borderplat la grand-voile et l'artimon qui faisait un peude bruit au très léger roulis. La lune, à son premierquartier, se trouvait à mi-ciel. Trois corneillesposées sur l'eau dormaient à quelques mètres del'arrière. Elles n'ont pas changé de place pendantque je manoeuvrais. Pourtant, je les avais réveil-lées. Deux d'entre elles se sont ébrouées, la troi-sième s'est lissé les plumes.

Je m'apprêtais à redescendre me coucher maisles voyant là, occupées à leur petite toilette, je me156

suis approché de l'arrière et leur ai parlé, commeça, tout doucement. Alors elles sont venues, toutcontre le bord. Pourtant, je n'avais pas prononcé lemot magique.

J'ai continué à leur parler, très doucement. Etelles levaient la tête vers moi, la tournant sur lecôté, de droite et de gauche, avec de temps entemps un tout petit cri, à peine audible, pour merépondre, comme si elles essayaient elles aussi deme dire qu'elles m'aimaient bien. Peut-être ajou-taient-elles qu'elles aimaient le fromage, mais jepouvais sentir, d'une manière presque charnelle,qu'il y avait autre chose que des histoires de nour-riture dans cette conversation à mi-voix, quelquechose de très émouvant : l'amitié qu'elles me ren-daient. Je suis descendu chercher un morceau defromage que j'ai coupé en petits cubes. Quand jesuis remonté, elles avaient repris leur place àquelques mètres de l'arrière, comme tout à l'heure.Elles ne se sont pas rapprochées quand je suisrevenu près de la barre en silence. Mais aussitôtque je leur ai parlé, doucement, sans « kiou-kiou »,elles ont nagé vers moi, avec un léger sillagebrillant dans le clair de lune. Je me suis allongé surle pont pour qu'elles puissent prendre le fromagedans ma main.

Elles lé prenaient, sans se disputer. Et j'avaisl'impression, une impression presque charnelleencore, que ma main les attirait plus que le fro-mage. J'ai eu envie de les caresser, tout au moinsd'essayer. Mais je n'ai pas osé, c'était peut-êtreencore trop tôt. Je risquais, par un geste maladroitet prématuré, de briser quelque chose de très fra-

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gile. Il fallait attendre encore un peu. Ne rien brus-quer, ne rien forcer. Attendre que les ondes del'amitié, faites de vibrations invisibles, aient atteintleur maturité complète. On peut tout détruire envoulant aller plus vite que la nature.

Le vent est revenu. Les oiseaux ont repris leurvol, et planent entre le bleu du ciel et le bleu de lamer, comme avant le grand calme.

Les corneilles ne s'intéressent plus à la nourri-ture que je leur offre, mais elles répondent par unpetit tressaillement. J'aime ce signe léger qu'ellesfont avec leurs ailes pour me dire qu'elles recon-naissent mon appel... « tu es notre copain... tu esnotre copain... mais nous cherchons le jour la nuittoujours... laisse-nous faire notre boulot de cor-neilles... tu es notre copain... tu es notre copain... lejour la nuit toujours ».

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La longue route

Le vent tient bon depuis une semaine. Mala-mocks et albatros sont toujours là, indifférents etamicaux ensemble. Le grand cendré par-dessousne m'a jamais quitté plus d'un jour ou deux, depuisque nous nous sommes rencontrés dans les para-ges de Bonne-Espérance. Il m'aime bien, lui aussi.

Mais toutes les corneilles sont absentes, sauf une,que je verrai quelques jours encore. Puis elle dis-paraîtra à son tour. Le domaine des corneilles estsans doute plus à l'ouest, personne n'y peut rien.

Le cap Leeuwin est maintenant à quatre centcinquante milles dans le nord, et Joshua vient depasser le 42e parallèle. Il ne devrait plus manquerde vent.

J'ai sorti la carte générale qui couvre l'Australiedu Sud, du cap Leeuwin à la Tasmanie. Elle mar-que la dernière partie d'une longue étape. Je regar-de l'Australie entière étalée sous mes yeux, avec sesplages, ses centaines de petites îles dans la grandebaie du Sud, le détroit de Bass encore loin devantl'étrave, les petits lacs salés au milieu de la terre.

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J'ai sorti aussi les cartes de détail. La sagesse, lavraie sagesse, ce serait de les jeter toutes à la merafin de ne plus oser approcher de la côte pour don-ner des nouvelles par un navire ou un pêcheurdans le dangereux détroit de Bass, entre l'Australieet la Tasmanie. Là, je serais sûr de rencontrerquelqu'un... mais il y aurait la fatigue d'une navi-gation dans les courants et les cailloux, sans parlerde la brume possible, épuisante pour les nerfs. Jevoudrais pourtant faire savoir à ma famille et àmes amis que tout va bien, leur raconter lesoiseaux et les dauphins, les vents et les calmes. Jeme souviens aussi du petit cargo noir. Et c'est tou-jours l'éternel combat entre la prudence et lagrande vague qui nous relie aux autres.

Comme avant Bonne-Espérance, j'ai photogra-phié mon journal de bord, page par page. Mais j'aipeur. Je ne sais même pas si le risque pris avec lecargo a servi à quelque chose. Peut-être n'a-t-il pastransmis les sacs en plastique au Sunday Times,par crainte de complications.

Cent quarante milles, cent dix milles seulement,cent vingt-trois milles et un peu de soleil aujour-d'hui. Je mets la dernière main à deux petits voiliersconstruits pendant le long calme des oiseaux. Leplus grand est un catamaran d'environ 1,20 m fa-briqué avec deux rondins de bourao, bois très légerque Joshua traîne depuis Tahiti dans le poste avant.Il est gréé en voile carrée, noire, visible de loin, avecun foc blanc sur lequel est écrit message ». L'autre160

est un ketch de 60 cm découpé dans un morceau deKlégécel pris en sandwich entre deux plaques decontre-plaqué. Sa carène n'est pas mal profilée dutout, il a un foc en tête de mât et il est muni d'unequille. Chacun porte une bouteille en plastiqueamarrée sur le pont avec des extraits du journal debord et une lettre pour celui qui le trouvera, lui sou-haitant une bonne année et le priant de faire suivrele courrier... La vie serait bien triste si l'on necroyait pas de temps en temps au Père Noël'.

L'idéal aurait été de quitter Plymouth avec unecargaison de petits bateaux en plastique. Loïck etmoi aurions alors pu en envoyer une flottille aupassage de Bonne-Espérance, de l'Australie et dela Nouvelle-Zélande, avec des pellicules du journalde bord.. Largués à une demi-journée d'intervalle,bâbord amures et barre amarrée, cela aurait faitplusieurs coups au but, sans prendre le risque deflirter avec la terre.

Cent soixante-neuf milles et un halo autour dusoleil 2 , cent quatre-vingts milles et un grand arc-en-ciel après la pluie, cent cinquante-quatre milles

1. Note de l'éditeur: Ces deux maquettes porteuses de mes-sage ont été recueillies plus d'un an après leur mise à l'eau,l'une sur une plage de Tasmanie, l'autre en Nouvelle-Zélande.Le courrier que portaient ces bateaux est parvenu aux destina-taires, parfaitement lisible.

2. Un halo autour du soleil ou de la lune indique la présencede cirrostratus annonciateurs d'une perturbation. Le halo faittoujours 22°, et ne doit pas être confondu avec la « couronne »,beaucoup plus petite, qui n'annonce rien de mauvais. Les cir-rus aussi annoncent la proximité d'une perturbation.

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et beaucoup de cirrus... mais pas de coup de ventencore.

Depuis bientôt une semaine, la ligne tracée parle barographe est parcourue de crochets et de;petits frémissements comme si les dieux de l'océanIndien retenaient leur colère: Il y en a qui disent:« On va le matraquer. » D'autres essaient de les rete-nir : « Mais laissez donc tranquille ce petit bateaurouge et blanc, vous voyez bien qu'il n'a pas unetête à vous bouffer vos icebergs. Et ça discuteferme entre les dieux, là-haut, à coups de cirrus, dehalos et d'arcs-en-ciel.

J'écoute les bruits de l'eau qui court sur lacarène, je sens la houle principale de S.-W., régu-lière malgré les frémissements du barographe, ettous mes sens essaient de détecter une houle secon-daire de N.-W. qui expliquerait pourquoi le ciel estsi nerveux.

Avec les pêcheurs du golfe de Siam pendant monenfance d'Indochine, le taïcong me disait parexemple « garde la houle à deux doigts sur le tra-vers de l'arrière et tu devras toujours sentir la brisederrière l'oreille gauche en regardant vers l'avant.Et quand la lune sera à une grande main plus unepetite main sur l'horizon, ou cette étoile à un brasde l'autre côté pour le cas où un nuage cacherait lalune, alors la mer deviendra plus phosphorescenteet plus calme, nous serons sous le vent de l'île pourmouiller les premières lignes ».

Il n'y avait pas de compas sur les jonques dugolfe de Siam et je ne voulais pas qu'on l'utilisependant mes croisières-écoles de Méditerranée. Aulieu de prendre le cap 110 de Porquerolles à Calvi,162

mes équipiers devaient barrer en gardant la houlede mistral très légèrement sur tribord de l'arrière.La nuit, c'était l'étoile Polaire à une petite main surl'arrière du travers bâbord. Et s'il n'y avait ni houleprécise ni étoile, il fallait se débrouiller avec cequ'on avait. Je le voulais ainsi, car se concentrersur une aiguille aimantée empêche de participerà l'univers réel, visible et invisible, où se meut unvoilier.

Au début, ils ne comprenaient pas mon obstina-tion à écarter le compas, ce dieu de l'Occident.Mais en échange, ils commençaient à entendreparler le ciel et la mer avec le bateau. Et lorsque laterre bleutée naissait à l'horizon, comme la voyaientles anciens navigateurs, toute nimbée de mystère,quelques-uns parmi eux sentaient que nos techni-ques rigoureuses doivent laisser une porte ouverteaux dieux que le monde moderne essaie à touteforce de bannir.

Le vent, la mer, le halo, l'arc-en-ciel, les cirrusen moustaches de chat dans les clapotis et les mur-mures de l'eau pleins de choses inquiètes et d'es-poirs aussi. Et j'essaie de percevoir la houle secon-daire de nord-ouest pendant que le sillage s'allongetoujours plus loin vers l'est.

Dans un petit port indonésien, j'avais suivi lapréparation d'une jonque chinoise qui devait por-ter une cargaison à Jakarta, en traversant l'archi-pel des Mille I1es, semé de récifs et de cailloux. Letaïcong était resté encore trois jours après le char-gement, accroupi, sans un mot, sans un geste, à

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contempler le ciel et la mer, en communion avecles forces immatérielles. Puis la jonque avait levél'ancre par jolie brise de travers, sans carte et sansboussole. Je sentais qu'elle était protégée par lesdieux de l'Asie et par le gros ceil gravé de chaquecôté de son étrave.

Bientôt quatre mois que nous avons quitté Ply-mouth. Je savais que mon voyage irait loin, mais jene pouvais pas savoir qu'il irait peut-être plus loin,parmi les jalons impalpables de la mer et du temps.Déjà quatre mois de ciel et d'étoiles avec des ventsfrais, des calmes, des coups de vent suivis de cal-mes, des calmes suivis de brises légères, puis d'au-tres calmes et des vents frais. Et maintenantj'écoute une menace de coup de vent dans les cir-rus et les bruits de la mer.

J'étais bien trop jeune à l'époque de ma jonquedu golfe de Siam pour en être le taïcong. L'équi-page ne lui adressait jamais la parole, car un taï-cong a besoin de toute sa paix pour communiquer.avec les dieux et lire sur leur visage. A l'heure durepas, l'équipage se groupait autour du chaudronde riz fumant, à l'avant si le temps était beau, aumilieu du pont quand il y avait de la mer. Mais tou-jours loin du taïcong, sans parler haut, afin de nepas le gêner dans sa communion. Le petit mousselui présentait son bol de riz, des deux mains, res-pectueusement, à l'arrière sans un mot. Puis ilrejoignait les autres, glissant comme une ombresur ses pieds nus.

La moyenne a nettement remonté, le sillage s'estbien allongé, le cap Leeuwin est maintenant loinderrière, la Tasmanie pas très loin devant. A lacadence de ces derniers jours nous y serons dansmoins d'une semaine. Et il n'y aura peut-être pasde coup de vent, parce que les cirrus commencentà redescendre et que les étoiles scintillent assezpeu ce soir, pour me dire que le vent n'est plus encolère, là-haut.

Lorsque les vents sont forts dans la haute atmo-sphère, ils provoquent d'importantes différencesde densité entre les couches d'air qui n'ont pas lamême température. Alors les étoiles scintillent plusque d'ordinaire à cause de la réfraction accrue quidévie la lumière. Et lorsque les vents d'altitudeatteignent une grande violence, cela indique pres-que toujours l'approche d'une perturbation, outout au moins d'un temps perturbé.

Une nuit de grand beau temps, un taïcongpêcheur m'avait dit pourquoi les étoiles annoncentle vent lorsqu'elles scintillent fort.

C'est parce qu'il y a du vent là-haut, il souffle surles petites flammes des étoiles, exactement commesur les bougies. Alors, les étoiles s'agitent. Mais levent a beau souffler de toutes ses forces, il n'arrivepas à les éteindre et il se fâche et descend sur lamer pour se venger de n'avoir pu éteindre aucuneétoile, même les plus basses. Là, elles ne pour-raient plus résister au vent, qui peut souffler trèsfort quand il se met vraiment en colère. Mais il y aun dieu près de l'horizon, pour protéger les étoilesbasses.

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S'il n'y avait pas le dieu de l'horizon, le vent lesferait disparaître l'une après l'autre. Ensuite ilattendrait que les étoiles hautes se rapprochent dela terre pour les faire disparaître à leur tour. Et leshommes ne pourraient plus vivre parce qu'il n'yaurait plus d'étoiles.

Longtemps après, j'ai su que les étoiles bassesscintillent toujours plus que les étoiles hautes parceque la lumière provenant des étoiles de l'horizontraverse des couches d'air beaucoup plus impor-tantes, d'où une réfraction accrue.

Je crois que la science permettra peut-être auxhommes d'atteindre-les étoiles avec leurs fusées. Jecrois surtout au vieil Orient qui me permet d'yaller quand je veux avec une bougie et du vent. Etje peindrai un gros oeil noir et blanc sur l'étrave deJoshua quand il aura terminé sa "route après avoirretrouvé son chemin parmi les dieux de mon Asienatale.

La Tasmanie est à peine à deux cents milles dansl'Est-Nord-Est, le ciel se couvre de nuages bas,ceux qui donnent parfois du crachin avec pas tropde vent. Je lâche mes deux petits bateaux porteursde bouteilles... et ils partent vers le sud, où il n'y apersonne. Mais je sais qu'ils mettront le cap aunord, vers la terre, quand le moment sera venu. .

La mer est assez calme, je les suis longtemps desyeux. J'imagine la surprise de celui qui en verraun, de loin, sur une plage d'Australie. Puis son166

étonnement en approchant et en voyant que c'estpeut-être comme dans les contes de fées. Et ensuitel'émotion qui commencera à lui serrer la gorgelorsqu'il sentira que le petit bateau revient peut-être des bordures de l'au-delà.

Un peu de pluie tombe dans un grain léger. Levent est tiède, il vient des sables d'Australie. Si lavisibilité ne s'améliore pas, il faudra renoncer àdonner des nouvelles à Hobart. Le sud de la Tas-manie est vraiment trop plein d'embûches avec sescailloux qui débordent la côte assez loin. Le détroitde Bass, par le nord, est encore plus dangereuxpar mauvaise visibilité, avec des rochers partout.De plus, nous sommes en période de nouvelle lune,les courants de marée sont forts, la nuit très noire.

Depuis quand les miens sont-ils sans nouvelles?Le petit cargo noir a-t-il transmis le colis de Bonne-Espérance? Je n'en sais rien et ne sais rien de mescamarades. Pourtant je suis joyeux, tout seul surmon bateau depuis quatre mois.

Seul avec les nuages et les vagues, le soleil et lesétoiles, les jalons de la mer qui sont partout et nullepart, un peu comme cette mouette solitaire à qui jedonnais une boîte de pâté ce matin.

Etait-ce vraiment ce matin ou hier matin? Je neme souviens déjà plus très bien et j'écoute le bruitde l'eau sur la carène. C'était un matin parcequ'elle se posait sur l'arrière du travers et ses plu-mes prenaient alors des reflets ocre dans le soleillevant. Comme les trois mouettes que j'ai faillicaresser, une nuit. C'était quand? Deux semaines?

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Deux mois? Je n'en sais plus rien. Je sais seule-ment qu'elles me tiennent chaud et qu'elles metiendront chaud longtemps.

Quatre mois que je suis parti, cela pourrait êtreune semaine comme un an, il me semble que ceserait la même chose, le temps a changé de dimen-sion. Dehors il crachine sur une mer très calmepour cette zone, avec un petit force 3 régulier quitire Joshua à six noeuds. Il fait bon dans ma cabine,au chaud, pleine de la fumée de ma cigarette.

La pluie crépite imperceptiblement sur le pont,avec une note plus claire sur la mince coupole duposte de pilotage, le roulis est à peine sensible, onse croirait presque au mouillage dans un atoll tanttout est calme autour. Tout ce que l'océan Indienm'a donné : la fatigue du début, les coups de ventpas trop méchants, les calmes, les deux cigales demer qui s'étaient retrouvées, les oiseaux qui cher-chaient, les dauphins noir et blanc et les oiseauxencore et beaucoup de joies depuis que ma fatigueest dépassée !

Ce soir je n'ai pas sommeil, je respire la paix quim'entoure, l'eau descend par les voiles qui larelient au ciel, elle remplit les seaux, je peux l'en-tendre d'ici quand la bôme se relève un peu enlibérant d'un coup toute l'eau prise dans , le pli dupremier ris que je n'ai pas largué. Le jerrican estpresque plein, je vais le transvaser bientôt dans letank. J'ai pourtant bien assez d'eau pour atteindrele Pot-au-Noir de l'Atlantique, mais je la verse dansle tank et ne m'arrêterai que lorsqu'il sera plein.168

Je revois la petite île déserte de Barrington, auxGalapagos, que nous avions failli quitter parce quela pluie ne venait pas. Beaucoup de liens nous atta-chaient déjà aux phoques et aux oiseaux de Bar-rington, mais il ne nous restait qu'un demi jerricanen réserve et nous devions partir le lendemain,Françoise et moi. Alors le ciel s'est couvert d'énor-mes cumulus et le premier orage de la saison despluies est tombé pendant la nuit. Nous regardionsl'eau couler du taud comme un miracle et remplirle réservoir pour maintenir le lien avec l'île.

La lampe à pétrole luit tendrement dans lacabine, comme une étoile lointaine et toute procheensemble. Elle donne à mon eau son poids exact,rend à toute chose sa vraie valeur. Et c'est bienplus que le miracle de ma liberté, c'est autre chose,quelque chose que j'ai senti plusieurs fois dansmon ventre.

J'écoute la mer, j'écoute le vent, j'écoute lesvoiles qui parlent avec la pluie et les étoiles dansles bruits de la mer et je n'ai pas sommeil. Je penseà William Willis, tout seul sur son radeau de balsapendant des mois et des mois dans le Pacifique,avec la mer à lui tout seul au milieu de l'univers.

Et parfois, il entendait le « Chant », par toutes lesfibres de son être. Je l'entends aussi depuis quel-que temps. Et c'est peut-être ça, la longue route.Mais je ne pourrai pas le dire ni le laisser sentir aupassage de la Tasmanie, la terre est trop loin enregard des questions que me posent les étoiles. Jene pourrai leur donner que mon premier journal

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de bord, avec des oiseaux, du vent, de la mer, despoints journaliers et des petits problèmes de la viequotidienne. Le vrai journal est écrit dans la meret dans le ciel, on ne peut pas le photographierpour le donner aux autres. Il est né peu à peu detout ce qui nous entoure depuis des mois, les bruitsde l'eau sur la carène, les bruits du vent qui glissesur les voiles, les silences pleins de choses secrètesentre mon bateau et moi, comme lorsque j'écoutaisparler la forêt quand j'étais gosse.

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La règle du jeu

Joshua se présente une semaine avant Noëldevant l'entrée du chenal d'Entrecasteaux, en Tas-manie, et longe le phare du cap Bruny qui est encommunication avec le Lloyd's. Mes pavillonsM.I.K. flottent, bien clairs sur leur drisse.

Ce n'est plus le noir de tout à l'heure. Ce n'estpas encore l'aube non plus. Le ciel est plein degrains. Je n'ai pas fermé l'oeil depuis hier, la nuit aété dure. Je mets en panne, barre dessous et trin-quette à contre, en espérant qu'un pêcheur passeraà proximité. Mais je n'y crois pas. Je suis trop fati-gué pour croire à quoi que ce soit en ce moment.

Mes yeux se brouillent quand j'étudie pour ladixième fois la carte de détail. J'y cherche unepetite anse pas trop profonde, assez profonde aussi.Cette anse idéale, je l'ai repérée dix fois de suitesur la carte, et dix fois de suite j'ai oublié où elleétait exactement. Ce n'est pas pour me reposer queje veux y aller, c'est pour y mouiller un bidon enplastique. Il est prêt, avec sa longue ligne en nylonmunie d'un morceau de chaîne et d'un poids pour

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lui servir d'ancre en attendant que quelqu'un letrouve. Dessus j'ai écrit « message ».

Dedans, j'ai mis une lettre destinée à celui qui letrouvera, lui demandant de remettre le tout aucommodore du yacht-club de Hobart. Une autrelettre au commodore du club le prie d'avoir la gen-tillesse de poster les enveloppes et le colis de pelli-cules contenues dans ce bidon.

Café... café... C'est l'aube maintenant. Joshuadérive lentement. J'ai les yeux moins rouges quetout à l'heure, mon cerveau commence à tournerplus librement.

C'est presque toujours avec l'aube que les chosess'arrangent. Si on peut tenir jusqu'à l'aube, on tien-dra en principe jusqu'au bout. J'empanne pourprendre l'autre amure et attendre encore un peu.J'ai entendu deux fois le «pom-pom » d'un pê-cheur. Mais les deux bateaux étaient passés troploin pour pouvoir leur remettre le bidon. J'ai déjàfait 99 % de l'effort pour arriver jusqu'ici, ce seraittrop bête de repartir comme ça, en larguant lebidon au hasard dans la petite anse, il ne seraitpeut-être pas trouvé avant Noël. Peut-être mêmejamais, si la ligne se coupait sous un rocher oudans l'hélice d'un pêcheur, la nuit.

Je descends me préparer une moque d'Ovomal-tine et manger des biscuits avec du beurre en boîteet de la marmelade d'orange. Puis je m'allonge surla couchette. La minuterie est réglée à un quartd'heure. Je me sens nettement mieux. Il n'y a plusde grains. Joshua est à peine gîté.172

Le soleil est apparu entre les nuages, à troisdoigts sur l'horizon. Les cumulus de beau temps ontremplacé les stratus. Un pêcheur passe à un demi-mille entre le soleil et Joshua. Je le prends dans leviseur de mon miroir destiné aux naufragés. Et enmoins de dix secondes le miracle se dessine. Lepêcheur a changé de cap. Il se dirige vers moi.C'est maintenant à lui de jouer.

J'empanne une seconde fois pour prendre l'autreamure, et ne pas risquer d'avoir à manceuvreravant que ce soit fini. Toute ma fatigue a disparu,mon cerveau tourne à pleine vitesse. 99 % desefforts sont déjà loin dans le sillage.

La nuit dernière, alors que je cherchais dans lesjumelles un gros rocher en forme de tour, placépar le bon Dieu à vingt milles de la côte, sans par-venir à le trouver dans les grains de pluie et lapurée de pois, il s'en était fallu de peu que j'aban-donne mon projet de donner des nouvelles contretant de risques et de fatigue. Mais il y avait unelueur inquiétante, semblable au halo d'une agglo-mération, carrément au large, là où on ne pouvaittrouver que de l'eau jusqu'à la terre Adélie. Pas delune, des grains, de la pluie, un ciel noir. Cettelueur au large m'avait terriblement inquiété. Cen'était pas un bateau, pas une ville surgie de lamer, non plus. Je ne pouvais pas croire qu'il s'agis-sait de la phosphorescence provoquée par lalongue houle d'ouest brisant sur le récif que jecherchais à découvrir sur ma gauche, alors quecette lueur se trouvait à l'opposé. Si je n'ai pasrepris le large, c'est qu'elle me barrait la route.

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J'avais mis en panne à plusieurs reprises, entre lesgrains, pour essayer d'entendre le signal d'un dan-ger, dans tout ce noir.

D'habitude la nuit n'est pas du noir pour moi.J'ai toujours aimé la nuit, il y a des tas de chosesdedans qui parlent, qui chantent ou qui racontent.Mais là, j'avais eu peur. Une peur sourde qu'on nepeut définir et qui venait de ce que la nuit ne par-lait plus. Je sentais le piège, quelque part dans lenoir, mais aucune onde de la nuit ne me disait s'ilse trouvait vraiment sur ma gauche, comme je lepensais... ou bien à droite, ou bien devant l'étrave.

Enfin, j'avais accroché dans les jumelles la sil-houette du gros rocher. Et toute la nuit s'était miseà chanter, malgré le ciel bouché, les grains, la fati-gue. Parce qu'il n'y avait plus la peur. Le gros ro-cher que j'avais entrevu avec netteté, à un ou deuxmilles (46 mètres de haut) me disait que l'autrerécif à fleur d'eau, vraiment meurtrier, était large-ment paré sur ma gauche. Et la nuit annonçait alorsque tout était clair maintenant jusqu'au phare ducap Bruny dont la lueur se voyait parfois entre lesgrains de pluie. Mais je m'étais juré de ne jamaisplus essayer de rassurer les miens, même pour lamoitié de ce prix. Pourtant je n'avais pris aucun vrairisque et ma navigation avait été parfaite, en me fai-sant passer à trois ou quatre milles du récif à fleurd'eau.

Tout cela est déjà bien loin, le noir, la fatigue, lesserments. Le pêcheur est arrivé à une trentaine demètres. Il bat arrière pour casser l'erre à distance de174

sécurité. Puis il bouchonne une minute pour compa-rer sa dérive à celle de Joshua. Un marin, il sait jouer.

Le petit bateau blanc s'approche sur le bon bord,je lui lance le bidon que l'un des trois hommesattrape avec souplesse, on bavarde quelques minu-tes... et en route, c'est réglé. Le patron m'a promisde remettre le tout au commodore du club, en mainpropre, dans trois jours, à son retour de pêche.Personne n'a pu me donner des nouvelles des co-pains. Quelqu'un aurait entendu parler d'un Anglaispassé en Nouvelle-Zélande sans avoir fait escaleentre-temps. Quand? Les pêcheurs ne savent pasau juste. Ils pensent se souvenir que la radio en aparlé le mois dernier. C'est vague. Je ne pense pasqu'il s'agisse de Bill King. Peut-être Knox-John-ston. Des.trois qui sont partis vers le mois de juin,seul Knox-Johnston a un bateau qui soit un bateau.Les deux autres s'étaient embarqués sur de petitsengins en plastique, nettement fragiles pour unaussi long voyage sous les hautes latitudes. J'avaisappris l'abandon de l'un d'eux, bien avant Bonne-Espérance, vers le début du mois d'août.

Je resterai quelques jours à l'écoute des émis-sions australiennes. Peut-être parleront-ils du pas-sage de Joshua dans leurs eaux. Ils en profiterontalors pour donner des nouvelles d'ensemble et direoù sont les autres. Mais je ne me fais pas tropd'illusions... nous sommes seuls, face à l'infini.

Le ciel est très, très beau, la brise tiède passe surles voiles comme une caresse venue de l'ouest,avec toutes les promesses de l'ouest et de l'est

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ensemble. La mer est verte sous le soleil, d'un vertque je n'ai jamais vu, sauf dans les parages duHorn. Le sillage est vert, l'écume est verte, tout estvert, aussi vert que l'herbe.

La Tasmanie est à peine à dix milles dans lesillage vert, et c'est déjà comme si elle n'avaitjamais existé. Cela m'a fait pourtant plaisir de ren-contrer ces chics pêcheurs qui ont pris sur leurtemps pour me rendre service. Mais de là à parlerde merveilleuses retrouvailles avec l'humanité, non.Nous avons bavardé amicalement, avec un réelplaisir, et nous nous sommes quittés, chacun pourson boulot, sans regret, avec la même simplicité.Ils ont fait ce qu'ils devaient faire en se chargeantde mon colis, j'ai fait ce que je devais faire en leleur apportant.

J'ai retrouvé ma couchette avec une joie énorme.J'ai l'impression d'entendre encore ce grillon quej'écoutais lorsque Joshua passait tout près duphare avant de prendre le large, ce matin. Il y avaitle grillon bien clair et l'odeur des arbres avec cellede la terre mouillée. Je m'étire sous la couvertureen fredonnant une chanson dont j'ai oublié l'air etles paroles, sauf une petite bribe : « ... et disparaîtdans le soleil sans régler sa consommation... » J'aipayé la mienne, et en même temps je ne l'ai paspayée, et c'est formidable d'être libre à ce point. Jeme sens heureux, léger, détaché de tout et maîtrede tout à la fois, comme lorsque toutes les dettessont effacées d'un coup d'éponge et qu'on peutvivre alors sa vie.

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Au point du lendemain, la Tasmanie est àsoixante-treize milles sur l'arrière. Et le sillage estbleu car la mer est redevenue bleue. Le vent n'estpas bien régulier mais j'ai récupéré de toute mafatigue. Ce n'était qu'une fatigue de surface, pas lafatigue profonde que j'avais connue après Bonne-Espérance, et qui me faisait contempler l'île Mau-rice. C'est la Nouvelle-Zélande que je regarde main-tenant sur le petit globe du Damien. Et mon regardglisse parfois en direction du Horn. Et je sensque ça va, que tout va. Je crois que tout ira en cequi concerne Joshua et moi. Le reste dépendra desdieux.

Encore cent cinq milles avec des vents irrégu-liers, puis cent soixante-quatre, cent quarante-sept,cent cinquante-trois. Il y a maintenant des grainsdans l'air et des ris dans les voiles. Joshua fonce à8 noeuds pendant les surventes, à 7,3 noeuds lereste du temps.

Des heures à contempler l'eau qui court le longdu bord, par les hublots sous le vent, hypnose de lavitesse pendant les pointes. Je comprends que desgens se passionnent pour les multicoques, ce doitêtre extraordinaire de foncer à 15 ou 18 noeuds,avec des pointes à plus de 20 noeuds. Mais cinq mul-ticoques se sont perdus l'an dernier dans les eauxaustraliennes, avec tous les équipages. Et quinzehommes ne sont jamais revenus. Et Piver, le pèredes multicoques, s'est perdu lui aussi cet été avecson trimaran.

Où est Nigel? Si tout s'est bien passé, il est peut-être dans l'océan Indien. Et ensuite? Ça me flan-querait un sacré coup si j'apprenais un jour que

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178 179

Du 17 décembre 1968 au 8 février 1969

Nigel ne reviendrait plus. Où est-il? Où sont BillKing et Loïck ?

Le pêcheur de Hobart a forcément remis malettre et mon colis au commodore du yacht-club, etj'écoute assidûment l'Australie et la B.B.C. Le Sun-day Times a été forcément averti, en priorité. LaB.B.C. aussi. Rien pourtant, pas un mot, pas uneallusion.

Peut-être la B.B.C. est-elle simplement contrel'esprit de régate pour un tel voyage. Peut-être est-ce pour cela que je ne l'ai jamais entendue en par-ler. Pourtant elle était là, au départ de Plymouth,avec micros, caméras et tout le tralala. Alors,quoi? Quatre copains partent à la même époquepour faire le tour du monde sans escale, et on leslaisse sans nouvelles les uns des autres.

C'est bientôt Noël, je sens que je n'aurai aucunenouvelle d'eux, que je n'en aurai jamais. J'ai unpeu le bourdon. Et j'en veux à la presse. Je suispeut-être injuste, puisque j'avais accepté la règledu jeu au départ : tour du monde en solitaire.

Je n'ai besoin de rien. J'aimerais seulement avoirun peu de leurs nouvelles de temps en temps.

J'étudie les cartes de détail de Nouvelle-Zélande.La côte sud, qui est sur ma route, n'est pas sympa-thique du tout, avec ses dangereux récifs qui ladébordent très loin parfois. La carte anglaise, quicouvre l'ensemble de la zone, signale des dépôts devivres et de vêtements dans plusieurs de ces îlesdésertes, et même des baleinières en certains points.Cette carte précise aussi que ces îles sont visitées180

une fois l'an par un bateau du gouvernement. Jepense que c'est pour les naufragés éventuels.

Par contre je cherche en vain les Instructionsnautiques relatives à cette zone... et je dois bientôtme rendre à l'évidence : pendant ma chasse auxpoids sur les quais de Plymouth j'ai débarqué cevolume, en le confondant avec un autre ! Encoreheureux que j'aie les cartes de détail...

Je suis bien content d'avoir réussi à donner de. mes nouvelles en Tasmanie, car ce serait une erreurde ne pas passer très au large de la côte sud.J'attendrai d'avoir doublé la Nouvelle-Zélandepour boire la seconde bouteille de Knocker. A cemoment-là, je serai vraiment au-delà du derniercap avant le Horn. Si Joshua continue à ce train, jeréveillonnerai au champagne et ça fera coupdouble !

J'étais trop optimiste... coup de vent modéré deS.-E. plein debout, dans un ciel bleu. Il faut pren-dre la cape. Moi qui espérais tellement passer Noëlde l'autre côté de la Nouvelle-Zélande...

Le vent diminue avant la nuit, et je remets enroute, au près dans une grosse houle. Je m'en veuxd'avoir suivi un cap direct depuis la Tasmanie, aulieu d'obliquer dès le début vers le Sud, en prévi-sion d'une période éventuelle de vents d'est.

Le vent diminue encore. Joshua se traîne dans lanuit. J'écoute la B.B.C. Toujours pas de nouvelles.

A l'aube le vent, est presque tombé. La mer com-mence à s'apaiser. Une boule noire me regarde avecde grands yeux, plonge, reparaît. C'est un petit pho-que, le premier que je vois depuis les Galapagos.

Il fait le tour du bateau, s'en va, revient en bon-dissant au ras de la mer, avec une souplesse infi-

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Noël et le Rat

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nie. Je ne pense pas qu'il existe habitant des mersaussi gracieux que le phoque. Celui-ci est sûrementtout jeune, il ne témoigne aucune méfiance.

Et maintenant c'est Noël. Calme plat. La mer estpresque plate, elle aussi, avec du grand soleil. Lepetit phoque (ou son frère) revient jouer près dubateau, mais sans faire de bonds comme hier. Detemps en temps, il sort ses palmes postérieures etles maintient au-dessus de l'eau en les agitant len-tement, comme pour me dire bonjour-bonjour. Sil'eau n'était pas si froide, j'irais moi aussi lui direbonjour. Aux Galapagos, les enfants phoques se frot-taient presque contre nous tant ils étaient curieuxet amicaux. Leurs parents n'aimaient pas ça etnous chassaient parfois de l'eau. Mais je ne saispas si celui-là est un tout jeune ou s'il fait partied'une petite race. Il mesure à peine 1,20 m.

Bain de soleil intégral sur le 46e parallèle sud !Les voiles battent un peu, l'air est tiède, presquechaud, avec un souffle léger du nord. Au fond, jesuis bien ici. J'espérais quand même me trouverpour Noël à l'est de la Nouvelle-Zélande. J'avaismême tiré des plans pour tenter, si le temps étaittrès beau, de réveillonner tout près de Dunedin oude Molineux, en compagnie d'un yacht néo-zélan-dais qui se serait trouvé par hasard dans les para-ges. J'aurais appelé le gars avec mon haut-parleurà piles

- Ohé du bateau ! tu viens casser la croûte chezmoi? J'ai du champagne pour le réveillon ! Et duvin en pagaille184

- Champagne? French champagne? Frenchvine?...- Mets en panne à cent yards et rapplique en

youyou!- O.K. l... j'amène aussi mon gin, des fois que

ton champagne et ton french vine ne feraient pasle poids !

Et voilà... on se raconte des petites histoires,quand on est seul en mer. Quelquefois elles se réa-lisent.

L'air est d'une extraordinaire transparence, lesillage à peine visible sur la mer lisse. Plusieurs foisJoshua passe à travers des formations de grandesalgues bizarres.

Ce ne sont pas des algues, mais les palmes desphoques qui dorment en groupe au soleil. Leurspalmes antérieures, croisées sur la poitrine, ressem-blent à des algues. Les gros plongent aussitôtréveillés, et reparaissent beaucoup plus loin. Lespetits viennent jouer chaque fois mais les mèresinquiètes les regroupent pour les emmener.

Ces phoques qui dorment couchés sur le dosseront mon cadeau de Noël, les petits surtout, bienplus jolis que des trains électriques. Si les parentsles laissaient faire, je me demande s'ils n'essaie-raient pas de monter à bord... on passerait leréveillon ensemble.

Je profite de ce beau soleil, et aussi de Noël,pour déballer le jambon fumé d'York préparé avecun soin particulier par Marsh Baxter, pour Loïck

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et pour moi, sur la recommandation de nos amisJim et Elizabeth Cooper. Je l'avais conservé dansla cale, sous son emballage d'origine, le réservantpour les hautes latitudes où il ne risquerait pasd'attraper un coup de chaud.

Il est impeccable, sans trace de moisissure aprèsquatre mois en atmosphère humide. Voilà que jeme mets à saliver comme un chien à qui on montreun os dont il a très envie. Mon organisme avaitsûrement besoin de jambon depuis longtemps...j'avale sur le tas un morceau de lard presque aussigros que le poing, ça me fond dans la bouche.

Pour midi je me prépare un repas -somptueux,avec une boîte d'un kilo de coeurs de laitues, bienrincés à l'eau de mer. Je la verse dans une casse-role où ont mijoté un morceau de lard, troisoignons coupés en rondelles, trois gousses d'ail,une petite boîte de purée de tomate et deux mor-ceaux de sucre. C'est Jean Gau qui m'a expliquéqu'on doit toujours mettre un peu de sucre pourneutraliser l'acidité de la tomate.

Enfin, j'ajoute un quart de camembert en boîte,découpé en tout petits cubes sur le dessus descoeurs de laitues, avec un gros, morceau de beurre.

... Ça embaume jusqu'au fond de la cabine pen-dant que ça mijote tout doux sur la plaque d'amiante.Faire mijoter longtemps, longtemps, à cause dufromage. Ça aussi c'est un secret, c'est avec YvesJonville, sur Ophélie, que je l'ai appris. Un soir,Yves m'avait dit de rester dîner à bord. Alors safemme Babette a fait mijoter du fromage dans unecasserole pendant très longtemps. C'était à la fois186

le hors-d'oeuvre, le plat de résistance et le dessert.On trempait du pain avec une fourchette, directe-ment dans la casserole, et on buvait du vin enmême temps. Et s'il y avait eu un Mauricien cesoir-là, il aurait dit que c'était une jouissance decanard Manille tellement c'était bon, parce que lecanard Manille tombe sur le dos quand il a fini etreste là sans pouvoir bouger.

Terre en vue!... Je n'en reviens pas. Les mon-tagnes de la Nouvelle-Zélande se découpent, trèsnettes sur l'horizon, à cinquante milles. Je suis stu-péfait d'une telle visibilité, mais c'est bien ça, lesextant confirme ma position.

Joshua se traîne à moins d'un noeud sur la merplate et passe à une vingtaine de mètres d'unefamille de phoques endormis, sans les réveiller. Ilssont déjà sur l'arrière quand l'un d'eux donnel'alarme. Je le voyais s'agiter dans son sommeil etremuer ses palmes au lieu de les garder croiséessur sa poitrine. On aurait dit qu'il rêvait. Je medemande pourquoi les phoques sont si craintifsdans cette région, alors que ceux des Galapagosnous traitaient d'égal à égal. C'est peut-être parceque les phoques des Galapagos sont des otaries...leur peau n'a pas de valeur marchande.

Le soleil se couche. Le peu de brise qu'il y avaitaujourd'hui tombe complètement. Il y a une grandepaix tout autour. Je passerai le réveillon bien tran-quille, en compagnie des étoiles.

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Calme... Calme... Ce soir j'ai le cafard. Je penseaux amis, je pense à ma famille. J'ai tout ce qu'ilme faut ici, tout le calme, toutes les étoiles, toute lapaix. Mais je n'ai pas la chaleur des hommes. Audîner, j'ai ajouté une boîte de corned-beef dans cequi reste du rata de midi pour le rendre. man-geable. Et j'ai débouché la bouteille de champa-gne. Je ne devais pas y toucher avant d'avoir laissédans le sillage les derniers dangers de la Nouvelle-Zélande. Mais bien que n'étant pas tout à fait del'autre côté du second cap, c'est Noël, c'est pres-que le calme plat, les cailloux- sont à cinquantemilles et je ne me dirige pas vers eux. Et surtout,j'ai le cafard, c'est pourquoi j'ai débouché la secondebouteille de Knocker, celle du cap Leeuwin.

C'est bon, le champagne, ça fait un peu rotermais ça chasse le cafard. Ça fait remonter les sou-venirs, en même temps que descend le niveau de labouteille. J'ai vraiment du vague à l'âme. Je rêved'un coin de verdure avec un bel arbre touffu, souslequel je passerais quelques instants en compagniede ma famille et de mes copains, ce soir.

J'inviterais aussi tous les chiens et les chats duvoisinage à venir partager le réveillon. Et mêmeles rats. Parce que pour moi, Noël, c'est la grandetrêve avec le monde entier.

L'ombre du rat passe devant mes yeux. Il meregarde gravement. Je l'ai revu plusieurs fois de-puis cette vieille histoire. Mais ces histoires ne188

vieillissent jamais. Elles peuvent seulement chan-ger parfois de forme.

C'était la veille du départ Tahiti-Alicante. Il fai-sait nuit. Un rat s'était laissé tomber sur une as-siette de la cuisine, en passant par le hublot ouvert.J'avais réussi à le coincer contre le plancher à l'aided'un livre, avant qu'il n'ait eu le temps de se cacherdans les fonds.

Nous n'avions pas de bâton sous la main pourfrapper. Françoise m'a passé le lance-pierres. Jemaintenais le rat plaqué contre le plancher, enappuyant du pied sur le livre. Mais j'ai tiré un peuhaut par crainte de me blesser, et le rat n'a pas ététouché.

Quand j'ai bandé mon lance-pierres pour le se-cond coup, le rat m'a regardé. Il savait que j'allaisle tuer. Mais ses yeux disaient aussi que j'avaisencore le choix.

C'était un gros rat, très beau, assez jeune sansdoute, avec un poil marron luisant de santé. Un belanimal, bien sain, bien vivant, plein d'espérances,plein de vie.

J'ai eu envie de le prendre par la queue et de lerenvoyer à ses cocotiers en lui disant : « Ça va pour

cette fois mais ne reviens plus jamais. » Et il neserait jamais plus revenu, car c'était un rat de coco-tier, pas un rat d'égout. Mais je crois que l'hommeporte dans son coeur la haine du rat. J'ai tiré à boutportant et l'ai tué d'une pierre dans la tête.

S'il n'y avait pas eu ce regard, avant, un rat deplus ou de moins n'aurait pas eu d'importance.Mais il y avait eu ce regard, qui me plaçait en facede moi-même.

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Bientôt minuit. La bouteille du cap Leeuwin estpresque vide. Je crois que j'ai mon compte.L'ombre du rat est devenue amicale, son regard neporte plus l'immense question à laquelle je n'avaispas donné sa seule réponse. J'ai coupé la radiodepuis hier. Ils commençaient à m'énerver sérieu-sement avec leur Enfant Jésus. On s'en sert commed'un paravent pour continuer à faire tranquille-ment toutes nos saloperies de petits minables avecdes signes de croix dans tous les sens pour fairesemblant de se regarder en face. Comment avons-nous pu perdre à ce point le sens du divin, le sensde la vie? Je relisais Steinbeck, Terre des hommes,Avant que nature meure, Les Racines du ciel, cesderniers temps. Je fermais parfois les yeux aprèsune ligne, un paragraphe, une page, quand celaavait éveillé en moi une résonance particulière.J'ai maintenant l'impression que ceux qui ont écritces livres ne s'exprimaient pas seulement avec desmots et des idées, mais avec des vibrations. Et cesvibrations vont bien au-delà de nos pauvres petitsmots inventés par les hommes.

« Au début était le Verbe. » Je n'ai pas lu la Bible.C'était écrit trop petit. Et il paraît que « Dieu » esttraduit de travers, le texte hébreu dit « les dieux ».Mais ça n'a aucune importance puisqu'il y a leVerbe. Et le Verbe passe bien au-delà de tout, aucunetraduction ne peut le déranger. Je me demande sile Verbe ne serait pas une vibration. Une vibrationd'une telle intensité que d'elle est né l'univers. Jene sais pas si j'ai lu ça quelque part, il y a long-temps, à une époque où toutes ces choses ne trou-190

vaient en moi aucun écho, ou si je l'ai senti de moi-même en cette nuit de Noël. Je pense que c'est plu-tôt un écho très lointain et j'ai l'impression, aussi,que ces livres que je relis depuis le départ n'ont pasété écrits seulement par Jean Dorst, Romain Gary,Saint-Exupéry, Steinbeck, c'est-à-dire par des hom-mes, mais par les hommes. Et que ces oeuvres sontnotre oeuvre à tous et notre héritage ensemble.

La bouteille du cap Leeuwin est vide. Ce coup-làj'ai mon compte pour de bon, d'autant que j'avaisbu deux moques de vin en plus. J'aurais voulu par-tager tout ça avec le gars du yacht néo-zélandais. Ilavait peut-être besoin d'une chaleur, lui aussi, àNoël. Du reste, il faudrait que ce soit tous les joursNoël, comme ça les gens finiraient par se mettreensemble pour porter l'héritage. Allez... va dor-mir!... tu n'arrives même plus à lire l'heure, lesaiguilles se mélangent.

Je me sens un peu groggy ce matin. Pas troppourtant: C'est bon, le calme. Le ciel s'est couvert.En tout. cas, on ne me reprendra pas ma nuit deNoël. Le vent est revenu, à peine sensible. Encoredes phoques. Bonjour-bonjour. Joshua glisse sur lamer plate, à 4 noeuds, cap au sud, pour arrondir leplus loin possible l'île Stewart qui se trouve à centmilles dans le sud-est. La pointe S.-O. de la Nou-velle-Zélande est à quarante milles dans l'est, c'estle point de midi qui l'a mise à sa place exacte surla carte, malgré le ciel couvert.

Puis le vent tombe. Puis il revient peu après, del'ouest cette fois, dès le début de la nuit, tout douxmais de l'ouest. On entend le frou-frou régulier del'eau coupée par l'étrave, sur une seule note parcequ'il n'y a aucun tangage. Je dors, je veille, je merendors, je remonte sur le pont pour écouter lanuit. Toute la nuit j'entendrai le frou-frou régulierde l'eau coupée par l'étrave, dans la grande paixde la mer et de la nuit.

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Le tempsdes Tout Commencements

13

Cent milles sont marqués au point du lendemain.L'île Stewart, au sud de la Nouvelle-Zélande, estmaintenant à trente-deux milles dans l'est-nord-estet les dangereux récifs isolés de South Trap à qua-rante-quatre milles à peine, plein est.

Ensuite tout sera clair, ce sera le Pacifique pourmoi tout seul, avec seulement la mer et le vent jus-qu'au Horn. Mais pour le moment, il n'y a pas deHorn. Il n'y a que l'île Stewart bordée de récifsloin au large, et le South Trap à fleur d'eau, tousdeux dans la boucaille.

De temps en temps, le disque pâle du soleil sedistingue à travers les nuages, et j'ai pu faire unpoint impeccable à midi. L'air était sec la nuit der-nière, il n'y avait pas eu de rosée sur le pont, lesnuages étaient des stratus ou autre chose de lamême famille, sans coups fourrés à l'intérieur.Seulement un peu de mauvaise visibilité, rien degrave.

Le plafond de nuages s'amincit, et qu'est-ce queje vois?... l'île Stewart à la bonne place, petitsmamelons bleutés flottant sur l'horizon bâbord. Jeme sens tout remué de sentir le Pacifique si près.Mais le vent mollit, force 1 à 2. Je continue vers lesud-est pour passer loin, à cause des courants demarée qui risqueraient de me porter sur les récifsà fleur d'eau de South Trap, placés à vingt millesde l'île Stewart. Je la contemple longuement. C'estla dernière balise visible avant le Pacifique. Puis194

elle disparaît de nouveau dans la boucaille, repa-raît encore pendant quelques minutes pour secacher derrière un stratus. Compas de relèvement.

Brusquement je m'aperçois que je meurs defaim. C'est toujours comme ça aux atterrissages. Jemets quatre oignons à revenir avec un gros mor-ceau de lard, une moque de riz, une tête d'ail, etreferme la Cocotte-Minute.

Le vent passe au sud-ouest force 4, baromètrestable 761 mm, vitesse presque 7 noeuds. La voiled'étai est en l'air depuis l'aube, avec en plus unetrinquette supplémentaire de 8 m 2 , ce qui donne18 m2 de mieux. Hue ! Joshua... à la cravache !tâche de laisser South Trap dans le sillage avant lanuit. Vitesse 7,2 noeuds. L'étrave ronronne de plai-sir. Une. délicieuse odeur de risotto méthode Flo-rence Herbulot vient_ me tenir compagnie jusqu'àl'étai de trinquette... il faut éteindre le réchaud,sans quoi ça va cramer. Vive la vie, avec ce bonpaquet de vent dans les voiles quand la côte n'estpas loin !

Le ciel se dégage tandis que le vent fraîchit àforce 5, de l'ouest. C'est le vrai beau temps quirevient! Joshua fonce à 7,7 noeuds.

Café, cigarette. Je monte sur le pont pour regar-der; je redescends me rouler une autre cigarette etrêver en écoutant l'eau gronder sur la carène, jeremonte l'écouter sur le pont, devant, derrière,partout, je règle une écoute qui est déjà réglée,j'étarque encore la trinquette qui est parfaitementétarquée depuis tout, à l'heure, mais il faut quand

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même l'étarquer encore, c'est ainsi. Et la Cocotte-Minute est en train de refroidir, je m'en fous, jen'ai pas le temps de m'en occuper. Quand Joshuaaura franchi la longitude de South Trap (ce quiveut dire « Piège du Sud »), alors oui, je pourraidormir avec des milliers de milles d'eaux libresdevant l'étrave. Mais South Trap est encore àvingt-trois milles dans le nord-est.

J'ai mangé un peu, quand même.

Je rêvasse, assis en tailleur devant la table àcartes, buvant du café, ou fumant, ou jetant un coupd'oeil sur la carte, ou sortant la tête par le panneaupour regarder dehors, sur l'avant, puis sur le loch.Pas nerveux, non. Je fais simplement ce qu'il fautpour conduire Joshua le plus vite possible par lechemin le plus court et le plus sûr à la fois, qui luifera parer le dernier tas de cailloux placé sur saroute à l'entrée du Pacifique.

Le ciel, en très peu de temps, s'est de nouveaucouvert d'un horizon à l'autre. Mais le vent tientbon, la mer reste calme ou tout au moins très peuagitée. Elle n'a pas eu le temps de reformer seslames, après le grand repos des deux jours précé-dents. Fait assez curieux, pour une latitude aussiélevée (presque 48° Sud) la grande houle très lon-gue, très haute, qui vient d'habitude du sud-ouestou de l'ouest, n'est pas présente aujourd'hui. On secroirait presque en Méditerranée, sous un début demistral, mais avec un ciel couvert à la place.

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J'entends des sifflements familiers. Je sors vite,comme toujours lorsque les dauphins sont là. Maiscette fois, je ne crois pas en avoir jamais vu autant.L'eau est blanche de leurs éclaboussements, sillon-née en tous sens par le couteau de leur dorsale. Ilsne sont pas loin d'une centaine.

J'aimerais prendre un bout de film, mais le tempsest trop sombre, les images seraient mauvaises, etil ne me reste pas assez de pellicule pour risquerd'en gâcher. Une heure plus tôt, ils m'auraientdonné les plus belles images du voyage, avec toutle soleil autour.

Une ligne serrée de vingt-cinq dauphins nageantde front passe de l'arrière à l'avant du bateau, surtribord, en trois respirations, puis tout le groupevire sur la droite et fonce à 90°, toutes les dorsalescoupant l'eau ensemble dans une même respira-tion à la volée.

Plus de dix fois ils répètent la même chose.Même si le soleil revenait, je ne pourrais plusm'arracher à toute cette joie, à toute cette vie, pourredescendre chercher la Beaulieu. Jamais je n'avaisvu un ballet aussi parfaitement orchestré. Et c'esttoujours sur la droite qu'ils foncent à 90° pendantune trentaine de mètres en faisant blanchir la mer.Ils obéissent à un commandement précis. C'estsûr. Mais je ne sais pas s'il s'agit toujours du mêmegroupe de vingt à vingt-cinq, il y a trop de dau-phins pour pouvoir les reconnaître. Ils ont l'airnerveux. Je ne comprends pas. Les autres aussi ontl'air nerveux, et nagent en zigzag avec beaucoupd'éclaboussures, en frappant souvent l'eau de leur

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queue, au lieu de jouer avec l'étrave comme ils fontd'ordinaire. La mer entière siffle de leurs cris.

Encore un passage de l'arrière à l'avant, avec cemême virage brutal et souple sur la droite. A quoijouent-ils aujourd'hui? Je n'ai jamais vu ça...Pourquoi sont-ils nerveux? Parce qu'ils sont ner-veux, ça j'en suis sûr. Et ça non plus, je ne l'avaisjamais vu.

Quelque chose me tire, quelque chose me pousse,je regarde le compas... Joshua court vent derrièreà 7 nceuds, en plein sur l'île Stewart cachée dansles stratus. Le vent d'ouest, bien établi, a tourné ausud sans que je m'en sois rendu compte. Le chan-gement de cap n'a pas été détecté à cause de lamer très peu agitée, sans houle, dans laquelleJoshua ne bute pas du tout, ne roule pas non plus.D'habitude, Joshua me prévient des changementsde cap sans que j'aie besoin de regarder le compassi le ciel est bouché. Mais là, il ne pouvait pasm'avertir.

J'amène la voile d'étai, puis borde les écoutes etrègle la girouette pour l'allure du près. Nous som-mes sûrement à plus de quinze milles des caillouxaffleurants qui débordent l'île Stewart. Mais depuisquand Joshua courait-il vers la côte cachée dansles stratus ? Etait-ce juste avant le dernier passagedes dauphins avec virage à 900 sur la droite... oubien avant leur arrivée, avant même leurs pre-mières manifestations?

Je descends enfiler mon ciré car il crachine, plusles embruns puisque nous sommes au près. Le vent198

a un peu diminué, mais il n'est pas tombé malgréle crachin. Je me sèche bien les mains et me rouleune cigarette, au sec dans la cabine. Je songe auxdauphins, dont les sifflements s'entendent tou-jours. J'essaie de détecter un changement d'inten-sité dans leurs sifflements.

Je ne suis pas sûr qu'il y ait une différence. Ceserait extraordinaire s'il y en avait une. Mais monoreille n'est pas assez sensible, ma mémoire audi-tive peut me tromper. Si j'étais aveugle, je pourraisrépondre à coup sûr. Les aveugles se souviennentexactement de tous les sons. Je ne sais plus. C'est sifacile de se tromper, et de croire alors à n'importequoi. Et de raconter ensuite n'importe quoi.

Je remonte sur le pont, après avoir tiré quelquesbouffées seulement de ma cigarette. Ils sont aussinombreux que tout à l'heure. Mais maintenant ilsjouent avec Joshua, en éventail sur l'avant, en filesur les côtés, avec les mouvements très souples ettrès gais que j'ai toujours connus aux dauphins.

Et c'est là que je connaîtrai la chose fantastiqueun grand dauphin noir et blanc bondit à trois ouquatre mètres de hauteur dans un formidable sautpérilleux, avec deux tonneaux complets. Et ilretombe à plat, la queue vers l'avant.

Trois fois de suite il répète son double tonneau,dans lequel éclate une joie énorme. On dirait qu'ilcrie, pour moi et pour tous les autres dauphins« L'homme a compris que nous lui disions d'aller àdroite!... Tu as compris... tu as compris!... Conti-nue comme ça, tout est clair devant l'étrave!... »

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Debout, avec mon ciré, mon capuchon, mesbottes et mes gants de cuir, je tiens d'une main unhauban du grand mât, au vent. Presque tous mesdauphins nagent maintenant sur le bord au vent,eux aussi. Cela me surprend encore un peu.

Parfois ils se tournent sur le côté. Leur oeil gau-che se distingue alors nettement. Je crois qu'ils meregardent. Ils doivent très bien me voir, grâce auciré jaune qui se détache sur le blanc des voiles au-dessus de la coque rouge.

Mes dauphins nagent depuis plus de deux heuresautour de Joshua. Les dauphins que j'ai rencontrésont rarement joué plus d'une quinzaine de minutesavant de continuer leur chemin. Ceux-là resterontplus de deux heures, au complet.

Quand ils sont partis, tous ensemble, deuxd'entre eux sont restés près de moi jusqu'au cré-puscule, cinq heures pleines au total. Ils nagentavec l'air de s'ennuyer un peu, l'un à droite, l'autreà gauche.

Pendant trois heures ils nagent, comme ça, cha-cun sur son bord, sans jouer, en réglant leur vitessesur celle de Joshua, à deux ou trois mètres dubateau. Jamais je n'avais vu ça. Jamais je n'ai étéaccompagné si longtemps par des dauphins. Jesuis sûr qu'ils avaient reçu l'ordre de rester près demoi jusqu'à ce que Joshua soit absolument hors dedanger.

Je ne les regarde pas tout le temps, parce que jesuis un peu épuisé par cette journée, cette tensionénorme qu'on ne sent pas sur le moment, quand on200

doit mettre toutes ses tripes pour passer dans unnouvel océan.

Je descends m'étendre un peu, je remonte, jerelève l'indication du loch. Mes deux dauphins sonttoujours là, à la même place. Je descends porter ladernière distance parcourue sur la carte, je merecouche un moment. Quand je reviens sur le pontet grimpe au mât pour la dixième fois afin de voirplus loin, mes deux dauphins sont encore là, sem-blables à deux fées dans la lumière qui baisse.Alors je redescends m'allonger un moment.

C'est la première fois qu'il y a une telle paix enmoi, car cette paix est devenue une certitude, unechose qu'on ne peut pas expliquer, comme la foi.Je sais que je réussirai, et je trouve ça absolumentnaturel, cette certitude absolue où il n'y a ni crainte,ni orgueil, ni étonnement. Toute la mer chante,simplement, sur une octave que je ne connaissaispas encore, et cela me remplit de ce qui est à la foisla question et la réponse.

A un moment, pourtant, je suis tenté de remettrele cap sur les récifs, pour voir ce que diraient mesdauphins. Quelque chose me retient. Quand j'étaispetit garçon, ma mère me racontait des contes defées. Et une fois, un pêcheur très pauvre avait prisun gros poisson aux couleurs d'arc-en-ciel. Et lebeau poisson l'avait supplié de lui laisser la vie.Alors le pêcheur lui a rendu sa vie, et le poissonmagique lui a dit de faire un voeu chaque fois qu'ilaurait besoin de quelque chose. Le pêcheur ademandé au poisson que sa chaumière ne fasseplus d'eau par le toit, et qu'il ait à manger un peu

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moins rarement, si c'était possible. Et quand il estrentré dans sa chaumière, elle avait un toit neuf, lecouvert était mis, et la soupière était pleine desoupe de lentilles avec des croûtons dessus. Et lepauvre pêcheur n'avait jamais été aussi heureux enmangeant sa soupe de lentilles bien chaude avecles croûtons qui nageaient dessus, dans sa chau-mière qui ne faisait plus d'eau par le toit. Et enplus le lit était fait, avec une paillasse bien sèche etune couverture toute neuve, épaisse comme ça. Maisle pêcheur a demandé d'autres choses ensuite, etencore d'autres choses, et toujours d'autres choses.Et plus il avait de choses, plus il en voulait. Pour-tant, même quand il a eu un palais avec des tas deserviteurs et tout plein de carrosses dans la cour, ilétait beaucoup moins heureux que lorsqu'il man-geait sa soupe de lentilles avec les croûtons dessus,dans sa chaumière qui ne faisait pas d'eau par letoit, et qu'il s'endormait ensuite sur sa paillassebien sèche dans les tout premiers temps de sonamitié avec le poisson magique aux couleurs d'arc-en-ciel. Alors il a demandé à être le Roi. Là, lepoisson magique s'est fâché pour de vrai, il lui aretiré son amitié et rendu sa chaumière avec le toitqui faisait de l'eau et la paillasse humide et riendans la soupière.

Des choses merveilleuses remuent dans ma têteet dans mon coeur, comme quand ça va déborder.Ce serait facile de choquer les écoutes et de partirvent arrière quelques minutes vers les récifs invi-sibles, pour voir ce que feraient mes dauphins.

Ce serait facile... mais la mer est, encore toute202

pleine de leurs sifflements amicaux, je n'ose pasrisquer d'abîmer ce qu'ils m'ont déjà donné. Et jesens que j'ai raison, parce qu'il ne faut jamaisjouer à la légère avec les contes de fées. Ils m'ontappris à comprendre beaucoup de choses et à lesrespecter. C'est grâce aux contes de Kipling que jesais comment Pau Amna le grand crabe a inventéles marées au temps des Tout Commencements, etpourquoi tous les crabes de maintenant ont despinces (c'est grâce aux ciseaux d'or de la petitefille), et comment l'éléphant a eu sa trompe à forcede poser des questions, et comment le léopard a euses taches, et comment je passerai peut-être leHorn grâce à mes dauphins et aux contes de fées,qui m'ont aidé à retrouver le temps des Tout Com-mencements où toutes choses sont simples.

Et quand j'ai porté sur la carte le dernier pointestimé, qui me place enfin au-delà du récif à fleurd'eau, je suis vite remonté sur le pont. Mes deuxdauphins n'étaient plus là.

Il fait nuit. Le ciel s'est dégagé, le vent est revenuà l'ouest. La lune, à son premier quartier, semblesuspendue derrière la voile d'artimon et fait brillerla mer dans le sillage. Le récif est paré, mes dau-phins sont loin, la route est libre jusqu'au Horn.

Libre à droite, libre à gauche, libre partout.

TROISIÈME PARTIE

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Frère Aîné

L'océan Indien s'était montré clément, avecbeaucoup de calmes et de chaud soleil. La mer deTasmanie aussi. Et voilà que le Pacifique sembleprendre le même chemin, avec des traites journa-lières de cent vingt à cent cinquante milles.

Pas un ris n'a été pris depuis longtemps. Pas uncoup de vent n'a frappé depuis une éternité. Hier,le vent soufflait à force 5, puis il est descendu à 4,puis à 3... et maintenant c'est tout juste du 2. Maisil vient de la bonne direction, c'est l'essentiel.

Quatre-vingts milles, vingt milles.... soixante-troismilles, cinquante-cinq milles, puis cent trente etcent quarante milles. A un moment, le vent étaitpassé au secteur est, faiblard. Il est revenu àl'ouest, Dieu merci. Soleil, soleil !

Avec ce bel été et toute cette chaleur du ciel quiva peut-être encore très loin vers le sud, j'espèrequ'il n'y aura pas d'icebergs sur ma route.

205

Cet inconnu me tourmentait un peu, et j'avaisécrit à une quinzaine d'anciens cap-horniers pourleur demander de me faire bénéficier de leur expé-rience personnelle concernant les glaces dérivan-tes : « En dehors de la détection à vue, quels étaientles signes annonçant la proximité d'un iceberg sousle vent de votre navire? » Les Instructions nautiquessont un peu vagues à ce sujet depuis l'ère du radar,et je n'avais pas eu le temps d'aller fouiller à Parisdans les archives de la vieille Marine.

Je demandais aussi quelles étaient les zones répu-tées les plus dangereuses pour un voyage d'ouesten est, compte tenu du fait que les glaces éven-tuelles se trouvaient alors sous le vent du navire etque la houle ne changeait donc pas d'aspect, ets'ils avaient souvent rencontré des glaces dans lesparages des Falkland, après le passage du Horn.C'est surtout là que les icebergs sont à craindre,car ils remontent parfois loin vers le nord à causedu courant. Toutes mes lettres avaient été envoyéesau hasard, en prenant les adresses de chacun dansla liste de l'Amicale des cap-horniers.

Le commandant François Le Bourdais, que jeconnaissais personnellement, m'avait tout de suiterassuré. Il revenait d'une réunion de cap-horniers,et aucun de ses camarades présents n'avait ren-contré de glaces au cours de sa carrière. Lui-mêmen'en avait jamais vu. Certes, les glaces existent, ellespeuvent être mortelles... mais on ne les rencontrepas couramment, même sous les latitudes très éle-vées où passaient les anciens grands voiliers.

Réponse identique des quinze cap-horniers aux-quels j'avais écrit : ils n'avaient pas trouvé de206

glaces, sauf trois d'entre eux, dont Georges Aubin,auteur de L'Empreinte de la voile', mon livre demer préféré, avec celui de Slocum. Georges Aubinavait vu des icebergs à l'est des Falkland, mais pasau nord.

Les deux autres réponses affirmatives venaientdes commandants Francisque Le Goff (sept pas-sages du Horn) et Pierre Stéphan (onze passages),qui n'avaient rencontré qu'une seule fois desglaces au cours de leur longue carrière sous leshautes latitudes.

Racontant l'un de ses voyages au Chili, Fran-cisque Le Goff m'écrivait

« ... Ayant mis une vingtaine de jours avant depouvoir doubler le Horn et nous trouver suffisam-ment ouest pour faire route au nord, nous avons ren-contré de nombreuses banquises et champs deglaçons. Contrairement aux glaces du banc de Terre-Neuve, qui ne se voient pas la nuit, celles du capHorn se voyaient très bien. Pourquoi cette différencede visibilité? Je suppose que ces glaces étaient com-posées d eau de mer à forte salinité, tandis que cellesde Terre-Neuve doivent provenir des glaciers duGroenland et sont constituées par de l'eau douce.

« ... Après avoir bien bourlingué, et nous trouvantassez ouest, nous faisions route sous les perroquetsvolants quand nous rentrâmes dans un banc debrume. Aussitôt, nous fûmes entourés d'une nuée de

1. L Empreinte de la voile, éd. Flammarion.207

petits glaçons. La veille fut aussitôt doublée et,

quelques minutes après, la vigie du gaillard d'avant

signala des icebergs droit devant. Le capitaine or-

donna la manceuvre nécessaire et nous longeâmes à

environ un mille deux vraies îles flottantes reliées

par une mer de glace...

... Que faut-il en conclure, sinon qu'à proximité

des banquises il y a des quantités de petits glaçons?

Glaçons qui ne sont pas toujours un signe avant-

coureur de leur proximité, car les banquises, déri-

vant plus vite, laissent souvent derrière elles des

champs de glaçons... »

Je relis mes quinze lettres, lentement. J'ai letemps, ici. Beaucoup sont belles. Toutes sont encou-rageantes.

« ... Ayant presque perdu la vue et voyant à peine

ce que j'écris, je vous demande toute votre indul-

gence pour ce que peut avoir de décousu ce que vous

lirez, car je vais vous répondre au fil de mes souve-

nirs, bien précis malgré mes quatre-vingt-huit ans,

mais je ne peux pas me relire... »

Et les souvenirs de ce vieux cap-hornier sontpleins de mer et de vent. Il y a huit pages de ceschoses dans la lettre du commandant Pierre Sté-phan, avec toutes les routes du Sud et onze capHorn dans son sillage.

« ... Un peu à l'est du Horn, plusieurs navires ontété entourés de glaces flottantes détachées du pack

plus au sud. C'est ainsi que le beau trois-mâts Han-208

tot, de 3 500 tonnes de port en lourd, parti de Nou-

velle-Calédonie quinze jours avant moi, alors capi-

taine du quatre-mâts Président Félix-Faure, de

3 800 tonnes, a dû être pris dans les glaces après son

passage du Horn. En tout cas, on ne l'a jamais

revu...

« ... Le seul iceberg aperçu par moi dans l'Atlan-

tique Sud était échoué sur le banc des Falkland, au

sud de ces îles. Nous l'avons aperçuu au lever du jour.

Le temps était très maniable et j'ai donné la route

pour passer à deux ou trois milles de cet énorme ice-

berg, ce qui nous a permis d'en connaître les dimen-

sions au sextant: quatre-vingts mètres de haut, et

huit cent cinquante à neuf cents mètres de long.

Il était magnifique, d'une masse énorme, et nous

aurions pu aussi bien nous fracasser contre lui s'il y

avait eu de la brume. Nous n'avons pas senti de dif-

férence de température en passant sous le vent de cet

iceberg. Il est vrai que nous en étions à deux milles

de distance... »

Je remets toutes mes lettres de cap-horniersdans la même grosse enveloppe fourrée. Elles nem'apportent pas grand-chose du point de vue pra-tique, pourtant elles me donnent beaucoup. Etmoi... je ne leur ai même pas répondu, en cetteépoque nerveuse et agitée de mes préparatifs. Je neles ai pas remerciés, pourtant leurs lettres sont là,avec leurs souhaits et leurs encouragements trèssimples de vieux marins qui savent que certainsbateaux passent toujours, et d'autres pas. Où sontBill King, Nigel, Loïck? Je n'écoute même plus laB.B.C., ça ne sert à rien. Knox-Johnston est peut-

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être de l'autre côté du Horn, si c'est bien de lui queles pêcheurs de Hobart m'ont parlé. Bonne chanceà tous, s'il est vrai qu'on n'est pas tout à fait seuldans ce jeu-là.

La Croix du Sud est haut dans le ciel, beaucoupplus haut que prévu au départ, car le temps restebeau et je maintiens Joshua bas en latitude, auxenvirons du 48e parallèle, presque sur le pointillérouge de la limite des glaces indiquée sur la carte.

Dans une année moyenne, j'aurais tout de suitefait du Nord-Est après la Nouvelle-Zélande, pourrejoindre le 40e parallèle et rester loin des coups degros mauvais temps habituels sous les hautes lati-tudes, même en été. Puis j'aurais longé le 40e pa-rallèle le plus longtemps possible avant de prendrele virage du Horn. Mais là, je crois que nous béné-ficions d'une année exceptionnelle. Il est vrai quel'été austral bat son plein... mais le temps est toutde même surprenant pour une latitude aussi haute,avec ce ciel tout bleu en général, et cette mer rela-tivement calme à part la longue houle habituelle desud-ouest qui ressemble depuis si longtemps à larespiration paisible de l'univers.

Presque toutes les étoiles sont visibles à un mo-ment ou à un autre de la nuit, jusque très bas surl'horizon, malgré la pleine lune. Des nuages, sou-vent, mais bien ronds, pas gros, avec très peu decirrus tout là-haut dans le ciel. Et il n'y a pas eu unseul halo solaire depuis les approches du cap Leeu-win, voilà des semaines et des semaines.

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La lune se lève chaque nuit plus tard, elle changechaque nuit de forme, de plus en plus petite. Jecomprends que les peuples d'Asie préfèrent mesu-rer le temps avec la lune, qui change, s'en va etpuis revient. Elle aide à mieux sentir je ne sais quoiexactement, mais je crois que tous ceux qui vontsur la mer préfèrent la lune au soleil.

Cent trente milles, cent quarante-six milles, centquarante-huit milles, cent quarante-trois milles, centquarante-neuf milles, cent quarante-huit milles.Rien de fracassant, mais toujours pas de ris dansles voiles, toujours mes nuits franches avec quel-ques petits tours de pont sans ciré, toujours pas degrimaces dans le ciel ni de cirrus en moustachesde chat, et la ligne tracée sur le globe du Damiens'allonge régulièrement. Elle est déjà presque aumilieu du Pacifique, pourtant la mer ne gronde pasencore, le capot de cabine reste presque toujoursouvert, tout est bien sec à l'intérieur, les embrunssont rares sur le pont.

Trois ans plus tôt, sur la même route mais beau-coup plus au nord, le capot était fermé en perma-nence à partir du 40e parallèle, avec un bon jointdécoupé dans une serviette-éponge pour empêcherl'eau glacée de passer sous pression. Et il étaitexceptionnel que Françoise ou moi sortions ma-nœuvrer - ou simplement prendre l'air sur le pontsans nous amarrer. Quant à prendre un bain desoleil, nous n'y rêvions même pas, à cette époquede Tahiti-Alicante.

Pour le voyage actuel, je n'ai pas encore senti lebesoin de m'amarrer depuis Bonne-Espérance, saufde temps en temps pour prendre un ris de nuit à la

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trinquette au début de l'océan Indien. Et mon corpsest gavé de soleil, bronzé comme sous l'Alizé.

Le fond sonore de Tahiti-Alicante avait été legrondement continuel de la mer pendant toute latraversée du Pacifique. Un grondement puissantou tout juste perceptible selon le temps. Mais il yavait toujours eu ce grondement autour de nous,jusqu'après le Horn, où l'immense houle d'ouest sevoit barrée par la Terre de Feu. Alors, nous avionsété surpris de ne plus entendre ce bruit de fond,qui ressemblait à celui d'une plage de galets rouléspar la mer.

C'est vraiment une année favorable, une de cesannées qu'on ne doit pas rencontrer souvent surcette route du Sud. Je revois les doubles chaus-settes de laine par-dessus lesquelles nous enfilionsun sac en plastique maintenu serré aux chevillespar un élastique, afin de ne pas mouiller nos pré-cieuses chaussettes en marchant sur le planchertoujours moite de la cabine. Les gants -de laine àl'intérieur, les moufles, les gants de cuir pour ma-noeuvrer sur le pont, les gerçures aux doigts, lesbottes indispensables, le menu , linge que nous fai-sions sécher tous les jours au-dessus du réchaud.Même les couvertures étaient plus ou moins trem-pées et incrustées de sel.

Maintenant... la température est de 24° à mididans la cabine non chauffée, de 13° à l'aube. Maprovision de sacs en plastique est intacte, je suispresque toujours pieds nus pour manceuvrer sur lepont, souvent même entièrement nu pendant la21 2

méridienne. Et tout le linge est sec, comme audépart.

Par contre, ce beau temps qui dure depuis plusde deux mois' a sûrement provoqué une débâcleprécoce des glaces dans le Grand Sud, et je neserais pas surpris d'apprendre que les icebergs sontremontés au-delà de leur limite habituelle cetteannée. De toute manière, je n'en sais rigoureuse-ment rien, et je pense encore dans le vide, selonma vieille habitude, comme souvent lorsque toutva pour le mieux et qu'il suffit de continuer à res-pirer paisiblement en remerciant le ciel de sesdons. Du reste, il est fort possible que la débâcle dela banquise, qui libère alors les icebergs, soit liée àdes secousses telluriques et à de gros coups devent, plutôt qu'au soleil. Ça y est... me voilà repartià penser dans tous les sens ! Mais ce n'est pas avecangoisse, au contraire. Je me sens joyeux, commeprotégé par quelque chose qui flotte dans l'air au-tour de moi et que j'appelle « Frère Aîné », commeon appelle ses amis en Asie. Je lui parle souvent, ilne répond pas. Je crois pourtant que nous sommesdu même avis, mais il doit avoir beaucoup à fairepour écarter les dépressions. Ou bien estime-t-ilque je dois trouver tout seul, dans ma solitude sigrande meublée de tant de choses? Mes cheveuxont beaucoup poussé, ils me couvrent la nuque pres-que jusqu'aux épaules. Ma barbe aussi est devenuelongue au point que je dois la couper autour deslèvres chaque semaine pour pouvoir manger monporridge le matin sans me tartiner la figure. Mondernier savonnage complet remonte à un grain de

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pluie du Pot-au-Noir, cela fait des mois... pourtantil n'y a pas le moindre bouton sur ma peau.

Il paraît qu'un peuple guerrier de je ne sais quelleépoque passait par les armes tout homme de sonarmée pris à se laver, parce que cela lui faisaitperdre sa virilité. Et un beau jour le général a étésurpris dans le Gange où il faisait trempette. Enconseil de guerre, il s'en est tiré in extremis enassurant qu'il avait perdu l'anneau de sa fiancée,et qu'un brahmane lui avait dit que l'anneau étaittombé à l'endroit où il cherchait. Enfin... le maré-chal a passé l'éponge pour cette fois, peut-être parcequ'il tenait beaucoup à ce chef, peut-être aussiparce que la prochaine grande bataille n'aurait paslieu avant quelque temps, ce qui laisserait au géné-ral assez de recul pour retrouver sa virilité.

J'aimerais prendre un bain dans le Gange... paspour me laver, je n'en ai pas besoin, non, justecomme ça.

Joshua est à mi-chemin du Horn. La moyenne semaintient. Cela fait cinq jours à la file que je faismes exercices de yoga entièrement nu dans lecockpit, avant la méridienne. Je sens le soleil ren-trer en moi et me donner sa force. Quand il n'y apas de soleil, ou en fin d'après-midi, je garde unpull et un pantalon de laine. L'air que je respire medonne alors sa force.

Un tel équilibre physique et nerveux après cinqmois de mer me surprend malgré moi, quand jecontemple la boucle déjà si longue tracée sur lepetit globe. Certes, je savais au départ que c'était21 4

possible. Tout est possible... c'est une questiond'attitude en face des choses, une question d'adap-tation instinctive. Mais je n'aurais jamais cru pou-voir atteindre cette plénitude du corps et de l'espritau bout de cinq mois en circuit fermé, avec unulcère de l'estomac que je traîne depuis dix ans.

Je ne parviens pas à vérifier mon poids car lahoule d'ouest, bien présente malgré le beau temps,fausse complètement la lecture de la balance. Il estpourtant probable que j'ai gagné encore un petitkilo depuis la Tasmanie. Je me suis rarement sentien aussi bonne santé. Mon ulcère ne me fait plussouffrir depuis le milieu de l'océan Indien, monappétit est excellent.

Si beaucoup d'équipages se voyaient déciméspar la maladie et le scorbut pendant les longs voya-ges d'exploration des siècles passés, d'autres reve-naient à peu près intacts (ceux du capitaine Cooken particulier) malgré des mois et dès mois de merdans des conditions souvent extrêmement dures.Cook avait trouvé une parade à l'avitaminose enobligeant ses hommes à consommer chaque jourune sorte de «bière» fabriquée à bord avec desaiguilles de pin macérées.

Avant le départ, j'avais fait une longue visite àJean Rivolier, médecin-chef des Expéditions polai-res françaises (Missions Paul-Emile Victor)'. Sonexpérience pratique est réelle grâce à ses expérien-ces arctiques et antarctiques ainsi qu'en haute mon-tagne. J'avais noté l'essentiel de nos entretiens.

1. Le docteur Rivolier est aussi l'auteur de Médecine et Mon-

tagne, éd. Arthaud (épuisé).

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« Pour une navigation au long cours du genre decelle que j'envisageais, les besoins de l'organisme sesituent autour de 3 000 calories par jour au maxi-mum. Certaines personnes mangent plus que d'au-tres. Il ne faut pas contrarier sa nature ni seshabitudes.

« Il est indispensable que la nourriture soit équili-brée en glucides, protides et lipides. Les glucides(sucre, céréales, pommes de terre, riz) sont les plusutiles pour le rendement énergétique. Les protides(viande, œufs, poisson, certains féculents tels que lesoja) permettent une meilleure récupération aprèsl'amaigrissement. Les lipides (graisses, huiles végé-tales, beurre) facilitent la lutte contre le froid et don-nent aussi de l'énergie.

« Se méfier de la déshydratation qui peut passerinaperçue, et dont les conséquences sont graves.Quelques gorgées d'eau de mer, en plus, apportentaussi des sels minéraux.

« Il n'existe aucun risque d'avitaminose à consom-mer exclusivement des conserves en boîte, à condi-tion de manger de tout. L'analyse de certainesconserves de légumes et de fruits indique souvent untaux vitaminique supérieur à celui des mêmes pro-duits consommés frais dans des conditions citadines(lorsque ces légumes frais sont restés trop long-temps sur un étalage par exemple). Les grandsdrames du passé étaient liés à une consommationexclusive ou presque de produits secs ou salés, sansvariété.

« Il est inutile de consommer des vitamines addi-tionnelles synthétiques, mais il ne faut pas s'en pri-ver si cela doit apporter la paix de l'esprit. En tout216

cas, le surdosage vitaminique, qui consiste à prendredes vitamines synthétiques comme médicaments, àdoses supérieures au régime équilibré, n'apporte pas,chez l'homme, un meilleur rendement en ce quiconcerne l'adaptation au froid, à la chaleur, à l'alti-tude ou à l'effort. »

Jean Rivolier m'avait donc rassuré : il suffiraitd'être assez raisonnable pour me cuisiner des repasappétissants et variés, sans jamais me laisser glis-ser sur la pente dangereuse de l'anarchie alimen-taire, qui consisterait par exemple à manger tropsouvent la même chose, préparée de la même ma-nière ou pas préparée du tout.

J'ai des tas de conserves de toutes sortes, de quoitenir un an s'il le faut, en cas de démâtage ou pourrester indépendant et parer à toute éventualité siun pépin m'oblige à gagner un atoll perdu sansautre ressource que les cocos du Bon Dieu et lesoursins du récif (le poisson est trop souvent empoi-sonné dans les atolls). J'ai vraiment tout ce qu'ilme faut à bord... sauf du talent pour la cuisine. Il ymanque toujours quelque chose, ou bien il y aquelque chose en trop, mais quoi, je ne sais jamais.On est doué ou on ne l'est pas. Moi, je ne le suispas, et la cuisine me fait un peu penser à la bellemusique : je suis capable de l'apprécier, de m'enrégaler, mais pas de la faire.

Cela fait à peine cinq mois que je suis en mer.Les vingt-huit hommes de L'Endurance y étaientdepuis onze mois déjà lorsque le bateau, écrasépar les glaces de la mer de Weddell, a dû être

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abandonné. Et pendant dix autres mois ceshommes ont continué à pied sur la banquise enremorquant deux baleinières à travers les blocs deglace'. Tous sont revenus intacts, sauf un piedgelé, vingt et un mois après avoir levé l'ancre.

A part quelques hommes exceptionnels danscette équipe, les autres faisaient sans doute partiede la bonne moyenne. Mais les limites de la résis-tance humaine se trouvent bien au-delà de ce qu'onpense à première vue. J'ai pu voir, en Asie, ce quesavent encaisser des coolies travaillant du matinau soir avec seulement un peu de riz, de poisson etde bouillon où flottent quelques herbes.

Le baromètre commence à baisser. Le ciel estcouvert de cirrus en forme de vagues. Il y a beau-coup de vent là-haut, et la ligne du barographe estparcourue de crochets. Après deux mois de beautemps, ça devait quand même arriver un jour oul'autre, malgré la protection des dieux. La mer negronde pas encore, mais elle rappelle déjà la lignedu barographe, pleine de frissons nerveux.

Toutes les dispositions sont prises sur le ponttourmentin de 5 m2 , un ris dans la trinquette, deuxris dans la grand-voile, artimon au bas ris. J'airemplacé la girouette normale par une autre pluspetite de moitié, et modifié le cap vers l'E.-N.-E.(presque Nord-Est) pour m'éloigner à la fois duchemin de cette dépression et de la limite des glaces.

Peut-être y aura-t-il plusieurs jours et plusieurs1. Les Rescapés de L'Endurance, éd. Laffont.

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nuits à la barre intérieure si ce coup de vent frappepour de bon. A deux reprises j'avais dû rester auposte de manceuvre pendant soixante-douze heures,la première fois sur Marie-Thérèse dans le détroitde Malacca pour veiller la côte et les récifs, laseconde fois sur Marie-Thérèse II au passage deBonne-Espérance. Là, j'avais barré en m'endor-mant profondément dans les creux et en me ré-veillant juste avant chaque lame pour lui présenterl'arrière.

Lors du gros coup de vent prolongé de Tahiti-Ali-cante, c'était très fatigant, car je n'avais pas trouvétout de suite le bon rythme et j'avais atteint trop tôtle bord de l'épuisement.

Maintenant, je suis probablement beaucoup mieuxparé pour faire face à une fatigue prolongée, grâceau yoga que je pratique chaque jour depuis le dan-gereux passage à vide du début de l'océan Indien.J'étais alors sur le point d'abandonner et de faireroute sur l'île Maurice. Je souffrais de mon ulcère.Ça n'allait plus du tout, au moral comme au phy-sique.

Un an avant le départ, un ami m'avait envoyéYoga pour tous, de Desmond Dunne, avec unelettre où il essayait de m'expliquer que j'étais ner-veux et fatigué par le rythme de l'Europe. Cettediscipline du yoga, qu'il pratiquait depuis deux ans,lui avait rendu son équilibre, ainsi qu'à sa femme.Tout ce qu'il me disait était vrai, je le savais. Je lesavais même depuis longtemps...

Lorsque je l'ai feuilleté, pour la première fois,dans l'océan Indien, j'en ai vu se dégager toutes lesvaleurs de mon Asie natale, toute la sagesse du

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vieil Orient, et j'y ai retrouvé quelques-uns de cespetits exercices que je faisais d'instinct, depuis tou-jours, quand j'étais fatigué. Mon ulcère a cessé deme faire souffrir. Et je n'ai plus eu de lumbagos.Mais surtout, j'ai trouvé quelque chose en plus.Une sorte d'état de grâce, indéfinissable. Les uns lepossèdent peut-être de naissance ou d'instinct.D'autres peuvent le rencontrer un jour sur la routede leur vie, on ne saura jamais, et cela n'a pasd'importance. L'essentiel, c'est que ça existe, et avecça, les choses reprennent leur place naturelle, leuréquilibre dans l'univers intérieur.

Il n'y a plus de lune. Elle reviendra dans quel-ques jours, comme un sourire, timide d'abord, puisde plus en plus grande.

Le baromètre baisse mais la vie coule à sonrythme normal, même quand il y a menace de coupde vent. Elle va durer encore combien de temps,cette paix que j'ai trouvée en mer?

C'est toute la vie que je contemple, le soleil, lesnuages, la mer, le temps qui passe et reste là. C'estaussi, parfois, cet autre monde devenu étranger,que j'ai quitté depuis des siècles. Ce monde mo-derne artificiel où l'homme a été transformé enmachine à gagner de l'argent pour assouvir defaux besoins, pour de fausses joies.

La mer est devenue blanche d'écume avec lecoup de vent. J'ai amené la grand-voile, ensuitel'artimon. Joshua court dans la nuit sous la trin-quette à un ris et le tourmentin, surfant de loin en220

loin sur la pente des vagues. La petite girouettes'occupe de tout, corrige les embardées, profite dela paix des creux pour reprendre le bon cap.

Assis sur la chaise du poste de pilotage intérieur,je regarde l'eau phosphorescente à travers leshublots de la coupole qui me protège des défer-lantes et m'en rapproche. Je suis presque arrivé autournant de ma route. Je sais, depuis l'océan Indien,que je ne veux plus rentrer là-bas.

Le grondement de la mer est bien atténué, del'intérieur, et il me dit des tas de choses. Les cho-ses présentes, les choses passées, les choses futures.Tout est là, dans la mer, et je crois que la joie est laplus haute expression de la pensée. Mais je saisque le vrai tournant sera après le Horn.

Si je tiens toujours, si Joshua tient toujours, alorson essaiera de continuer. Repasser Bonne-Espé-rance... repasser Leeuwin et la Tasmanie et laNouvelle-Zélande... traverser encore tout l'océanIndien, tout le Pacifique... mouiller l'ancre auxGalapagos pour y faire tranquillement le bilan.

Maintenant aussi, je pourrais aller aux Galapa-gos, il suffirait de mettre un peu de barre à droite,vers le nord, c'est tout près, je pourrais y être dansquelques semaines. Mais c'est trop tôt pour lesGalapagos, je n'ai pas encore vraiment trouvé monGange, je me le reprocherais toute ma vie, ce seraitcomme si je n'avais même pas essayé. Je me sou-viens d'un petit temple que j'ai trouvé dans laforêt... non, je ne me souviens de rien, il ne fautplus me souvenir de rien.

Et jusqu'au Horn, ne pas regarder autre choseque mon bateau, petite planète rouge et blanc faite

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d'espace, d'air pur, d'étoiles, de nuages et , deliberté dans son sens le plus profond, le plus natu-rel. Et oublier totalement la Terre, ses villes impi-toyables, ses foules sans regard et sa soif d'unrythme d'existence dénué de sens. Là-bas,.. si unmarchand pouvait éteindre les étoiles pour que sespanneaux publicitaires se voient mieux dans lanuit, peut-être le ferait-il ! Oublier tout ça.

Ne vivre qu'avec la mer et mon bateau, pour lamer et pour mon bateau.

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Joshua contre Joshua

Le coup de vent passe. Pas grave. Vingt heures àforce 8, avec du 9 dans les rafales et la girouettecassée de nuit par une déferlante. Vite remplacéepar une autre, toute prête.

En général, un coup de vent de secteur ouestsous les hautes latitudes australes est lié à unedépression où le vent souffle d'abord fort du N.-W.avant de passer à l'W. puis au S.-W. Alors, lagrosse mer hachée levée par la première phase ducoup de vent croise et chevauche la houle d'W.constante, devenue très grosse sous la poussée duvent d'ouest. Cela provoque des déferlements par-fois dangereux qui frappent sur le travers del'arrière et obligent à modifier le cap vers le sud del'est lorsque la mer se fâche vraiment.

Elle se fâche, mais pas trop. Je n'ai même pasbesoin de barrer. La mer est devenue rapidementtrès grosse, Joshua part au surf, mais je le sensd'accord. Il s'est encore allégé au fil des mois,

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entre les vivres et le pétrole en moins. L'avant sou-lage très bien, il peut surfer sans danger de san-cir... du moins avec cette mer.

Le temps reste maussade. Le vent diminue enpassant au S.-W. Puis le ciel se dégage en moinsd'une demi-heure. Soleil... grand soleil !

Je profite du seau d'eau douce récolté par lagrand-voile pour rincer quatre paires de chausset-tes. Je les mets à sécher haut dans les haubans del'artimon après les avoir enfilées en chapelet surune petite ligne, comme on enfile des poissons parles ouïes. Ça fait peut-être éclater quelques mailles,mais c'est plus sûr que les pinces à linge et je pré-fère des chaussettes avec des mailles éclatées à deschaussettes emportées par le vent ! J'en use beau-coup en ce moment. J'ai beau ne jamais oublier larondelle de chambre à air qui sert à maintenir lepantalon de ciré plaqué aux bottes pour empêcherl'eau de passer, elle passe souvent. J'ai beau mejurer chaque fois de remettre la paire de chaus-settes mouillées quand j'ai besoin d'aller manoeu-vrer sur le pont... je garde aux pieds les chaus-settes sèches enfilées dans là cabine, et elles semouillent une fois sur trois quand je reste dehorsplus que nécessaire.

Il commence à faire froid. La mer est glacée.Elle l'était sûrement avant, mais comme elle nemontait pas sur le pont, je ne me rendais pascompte à quel point elle est froide ici. Quand elleentre dans les bottes, ça me fait dresser les poilssur la peau pendant quelques secondes.224

Ce premier coup de vent du Pacifique sembleavoir marqué comme une sorte de frontière entre« avant » et « après ». Cela sent vraiment les hauteslatitudes, où la mer est toujours un peu en colère,même quand tout va bien.

Le ciel se couvre de nouveau. Cirrus en forme devagues. Cirrus en moustaches de chat. Cirrostratusinvisibles, décelables seulement par le halo solaire.Ligne du barographe parcourue de frissons. Quatrealbatros et trois malamocks. Et le loch tourne,tourne, tourne.

Cent cinquante-deux milles, cent soixante-six, centcinquante-huit, cent quarante-sept, cent soixante-deux, cent soixante-neuf milles.

L'étrave gronde jour et nuit. Grondement in-quiet, grondement tranquille, grondement joyeux,tout dépend de petites choses, un rayon de soleilperçant parfois les nuages, la ligne du barographe,la houle de nord-ouest, la longue houle d'ouest.

Joshua abat régulièrement ses dix degrés de lon-gitude tous les trois jours, plus de mille milles parsemaine. Et deux bateaux qui sont le même font lacourse l'un contre l'autre, sur la carte où j'avaispointé, trois ans plus tôt, les positions journalièresde Tahiti-Alicante. Le sillage actuel est presquedroit, rapide, net, sur la carte et sur le globe duDamien où j'appuie fort au stylo à bille, bien ausud, sur la route la plus courte qui reste raison-nable tout en étant possible, loin du trait timide aucrayon de Tahiti-Alicante, nettement plus au nord,

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nettement plus lent, un peu irrégulier, commetenaillé par une forme de peur. Maintenant aussi,j'ai un peu peur. Mais ce n'est pas la même chose.

Cela fait, me semble-t-il, des jours et des joursque le panneau est bouclé, le ciel presque toujoursgris. Il me faut parfois plus d'une heure de stationsur le pont pour parvenir à saisir un soleil toutpâle dans le sextant, entre deux bancs de stratus. Ilpleut souvent et la mer gronde sans interruption.Des lames croisées fréquentes giflent dur, sansprévenir. Alors des torrents d'eau solide dévalentle pont sous le vent et emporteraient n'importequoi. Il faudrait une tenue de scaphandrier lourdpour que les chaussettes ne se mouillent plus. Troispaires pendent au-dessus du réchaud.

Plus question de manceuvrer sans harnais, celapourrait être mortel un jour ou l'autre. Mais je n'aipas encore réussi à m'habituer tout à fait au har-nais, je m'y sens comme empêtré, pas maître demes mouvements. Pour être sûr de ne pas l'ou-blier, je le fourre dans la poche-poitrine du ciré,aussitôt celui-ci décapelé dans la cabine après unemanceuvre. Ainsi, je l'ai toujours sous la mainpuisque je ne monte plus sans ciré.

Lorsque je vais simplement prendre l'air dans lecockpit pour me remplir les poumons et bavarderavec la mer, je laisse le harnais dans la poche, carje tiens alors la poignée du panneau de cabine, lesyeux et les oreilles partout à la fois pour surveillerles déferlantes erratiques, paré à ouvrir le capot età sauter à l'abri en une seconde et demie. C'est letemps maximum dont j'ai besoin pour ouvrir le226

capot, enjamber le panneau, m'asseoir vite sur lachaise du poste de pilotage intérieur et claquer lecapot au-dessus de ma tête en tirant bien pour quele joint de néoprène plaque sur toute sa surface dejonction. Avec le harnais, je me sentirais moinsmobile. Et puis, je ne sais pas... je crois qu'il y aquelque chose d'autre, d'important, qui est la parti-cipation intime aux choses qui m'entourent. Leharnais me relierait seulement à un taquet d'acier,pas au reste. Il est marqué «Annie » à l'encre deChine. Il faisait partie de l'armement de CaptainBrowne quand Loïck a acheté ce bateau aux Van deWiele. Loïck a gardé le harnais de Louis et m'adonné celui d'Annie. J'ai retiré les bretelles tropcourtes pour moi, et qui m'auraient gêné de toutemanière. Sans bretelles c'est moins technique, maisplus vite capelé et décapelé. Et puis... je me sensmoins prisonnier, sans bretelles.

La descente vers le Horn est amorcée depuis unesemaine, un peu hésitante d'abord pour laisserpasser un second coup de vent.

Pluie, grêle, grosses déferlantes, coups de surfparfois impressionnants. Pas de casse, pas d'émo-tions trop fortes à part la beauté de Joshua courantau bas ris dans la lumière du ciel et de la merlorsque le vent est passé au S.-W. après sa rotation.

Pas de casse... mais j'ai bien peur que ma Beau-lieu ne soit morte. Elle a pris un gros paquetd'embruns pendant que je filmais les déferlantes,et de l'eau est entrée par le trou latéral qui sert à

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brancher la prise de commande à distance. J'au-rais dû fermer ce trou avec du chatterton.

Sans trop y croire, j'introduis une allumetteentourée d'un morceau de coton dans la prise decommande à distance, pour absorber l'eau salée. Jerecommence cinq ou six fois, jusqu'à ce que le cotonrevienne sec. Puis je continue avec du coton légère-ment mouillé d'eau douce pour dissoudre le sel quiserait resté, puis encore du coton passé au-dessus déla flamme pour qu'il soit bien chaud et sèche tout.

J'essaie le déclencheur. Miracle... ça marche!Elle commence à ressusciter en toussant un peud'abord. Je rembobine le film à petits coups : il estsauvé. C'est une chance. J'espère que j'y verrai ladéferlante qui a fait le coup. Je retire la bobinepour pouvoir chauffer doucement la caméra au-dessus du Primus, et la bourre de papier journalchaud et sec.

Maintenant je fais chauffer dans une casseroleles sachets de Silica-gel qui servent à absorber l'hu-midité. Je chauffe encore des journaux, je remetsles objectifs que j'avais dévissés pendant l'opéra-tion Primus, j'enveloppe la Beaulieu dans ces jour-naux chauds avec les sachets de Silica après avoirvérifié qu'elle tourne vraiment rond. Ça m'auraitflanqué un sacré coup si elle m'avait laissé tomber.Elle m'a aidé à voir des choses que je n'aurais pasvues aussi nettement sans elle pendant ce voyage.

Le baromètre se stabilise, mais ça souffle 6 à 7.Puis le vent diminue jusqu'à force 3 et retourne aunord-ouest force 4 avec crachin le lendemain. Je22 8

n'aime pas les vents de nord-ouest, c'est presquetoujours par là que commencent les ennuis.

Encore un seau d'eau sous la bôme de grand-voile. La quantité récupérée jusqu'à maintenantdans le Pacifique est de 72 litres, les trois quarts dema consommation en trente-cinq jours (2,5 litrespar jour). J'avais récolté un peu plus que mes be-soins dans l'océan Indien, avec 150 litres pour unetraversée de cinquante-six jours pendant laquellej'avais consommé environ 130 litres.

L'un dans l'autre, je suis donc paré, le niveau duréservoir est presque identique à ce qu'il était audépart (400 litres). Je crois qu'un bateau assez grandpour emporter suffisamment de vivres et de maté-riel de rechange pourrait tourner plusieurs foisautour du globe, en comptant sur l'eau du ciel seu-lement.

J'utilise mon seau d'eau de ce matin pour laverle torchon de la cuisine. C'est une faute. Ce tor-chon pas lavé depuis le Pot-au-Noir de l'Atlantiquem'aidait à prévoir les variations atmosphériquesmaintenant que jene suis plus sujet aux lumbagoset que mon dos me laisse en paix pendant les chan-gements subtils de degré hygrométrique.

Quand le torchon de la cuisine se tenait bienraide, c'est que l'air était sec et je pouvais m'atten-dre à une certaine persistance des vents de sud-ouest avec beau temps relatif et ciel assez bleu àpart les cirrus. Quand il se tenait moins raide parvents de sud-ouest, c'était presque toujours le signed'une rotation prochaine à l'ouest, l'air devenant

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déjà moins sec. Et quand je voyais mon torchontout flasque et poisseux comme s'il avait essuyétous les péchés du monde, il fallait m'attendre à lavenue des vents de secteur nord, chargés d'humi-dité.

Mais ça ne fait rien, ma combinaison fourrée aupetit oiseau qui chante et au poisson qui fait desbulles me prévient un peu de la même manière.Elle ne vaut pourtant pas le torchon du temps desa splendeur.

Il sèche en fouettant gaiement avec six pinces àlinge, le plus haut possible dans les haubans del'artimon.

Quatre journées paisibles avec cent trente, centonze, cent quarante-sept et cent quarante-deuxmilles, presque sans éclaboussures sur le pont. Leciel se dégage complètement vers 10 heures, et jem'offre le luxe d'un bain de soleil intégral pendantla méridienne, par 49° de latitude, à un millier demilles du Horn.

L'air est sec, je pends deux couvertures dans leshaubans de l'artimon, je secoue les taies d'oreillertrès fort sur le pont, le panneau, est ouvert en grandpour la première fois depuis longtemps. Toutrentre sec, comme au jour du départ !

Il y a quand même beaucoup de cirrus et decirrocumulus, le ciel en est couvert de nouveau, lesoleil chauffe timidement. Mais la mer est belle,sans embruns ni moutons, le vent tombe à force 3seulement. Tous ces nuages élevés coupent le ventde surface à angle droit, et ils viennent de la230

gauche quand on fait face au vent. C'est le signed'une dépression qui s'approche par l'ouest ou lesud-ouest, d'autant qu'il y avait un halo de 22°autour du soleil à midi. Mais le baromètre ne ditrien, sa ligne est régulière, pas un frisson. Il estmême deux millimètres plus haut que la normaleet je ne parviens pas à déceler la houle caractéris-tique de N.-W.

Ciel bouché, crachin, vent d'ouest-sud-ouest fraisà fort malgré le crachin. J'attrape le soleil -parmiracle à travers le voile de stratus bas, après êtreresté deux heures sur le pont à me geler les piedspendant ce jeu de cache-cache.

Tahiti-Alicante continue de prendre entre vingtet quarante milles par jour dans la vue. Il ne .nousa battus que deux fois en trois semaines sur destraites de vingt-quatre heures. Mais l'énorme avan-tage est encore pour Tahiti-Alicantë... il a déjàpassé le Horn sans se faire étendre.

Je passe de longs moments sur le pont, le jour etla nuit. Dans la cabine, je contemple souvent lepetit globe du Damien. Les Galapagos sont à troismille milles dans le nord. Tout près. Ça fera encoreun sacré bout de chemin par l'Est. Ne faut pas tropregarder vers l'Est...

Je ne suis ni gai ni triste. Ni vraiment tendu, nivraiment décontracté. C'est peut-être comme quandun homme regarde les étoiles en se posant des ques-tions auxquelles il n'est pas assez mûr pourrépondre. Alors un jour il est gai, un jour il estvaguement triste sans savoir pourquoi. Ça res-

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semble un peu à l'horizon, on a beau voir distincte-ment le ciel et la mer s'unir sur la même ligne, on abeau aller toujours vers lui, il est à la même dis-tance, tout proche et inaccessible. Pourtant, on saitau fond de soi que seul compte le chemin parcouru.

La Tasmanie est à plus de cinq mille milles dansle sillage, le Horn à neuf cents milles sur l'avant.Joshua se trouve maintenant à peine un peu au sudde la route qu'il traçait voilà trois ans. Nous avionsle même type de temps. Inquiets comme Chuchun-dra le rat musqué qui rase les murs sans oser cou-rir au milieu des chambres, nous nous étions tenusle plus longtemps possible au nord de la route avantde prendre le virage, pour longer une zone où lescoups de vent étaient moins fréquents. Moins vio-lents aussi que plus au sud. Car nous venions deramasser une terrible raclée sur le 43e parallèle.Une de ces raclées dont on garde le souvenirjusqu'à la fin de ses jours. L'expérience ne pèse pasgrand-chose devant un vrai coup de vent deshautes latitudes sud, où la mer peut devenir mons-trueuse, avec des déferlantes difficiles à imaginer.J'avais cru pendant longtemps qu'elles pouvaientfrapper à des vitesses de quinze à vingt-cinqnoeuds. En fait, les déferlantes du plus gros coupde vent jamais encaissé par Joshua trois ans plustôt dans le Pacifique Sud ne dépassaient pas quinzenoeuds au grand maximum, et leur vitesse defrappe se situait aux alentours de dix à onzenoeuds, puisque le bateau courait devant. J'avais puconnaître cette vitesse des déferlantes avec une232

assez bonne exactitude en chronométrant le tempsqu'elles mettaient pour passer de l'étambot àl'étrave. Et une déferlante qui frappe à dix ou onzenoeuds de vitesse relative, c'est très supportablepour un bateau correct si on la reçoit surl'arrière... à condition de ne pas courir le risque desancir.

Pendant le même coup de vent, j'avais vu ce queles marins anglais appellent une « lame pyrami-dale », provoquée par le chevauchement de plu-sieurs grosses lames se coupant juste ensemble sousdifférentes incidentes pour former alors une lamecolossale. Elle s'est écroulée comme une ava-lanche, son bruit a couvert pendant de longuessecondes le fond sonore entier de la mer et dubateau. On aurait cru entendre le roulement d'unorage dans le lointain. Pourtant, elle avait déferlé àdeux cents ou trois cents mètres, et la mer grondaitfort partout autour. Mais on n'entendait plus lamer ni le bateau, seulement le roulement d'oragesous la gigantesque avalanche. Je regardais, j'écou-tais, les yeux agrandis et le souffle coupé, tous lespoils dressés sur la peau.

Depuis deux semaines que la mer gronde, j'uti-lise toujours pour les manoeuvres le câble d'acier5 mm tendu à plat pont de l'avant à l'arrière surchaque bord. Bill King m'en avait donné l'idée. Ilest tenu d'employer ce système de sécurité, sonbateau n'ayant ni filières ni haubans où se tenir.Puis je l'avais vu sur Corsen, de Jean-Michel Bar-rault, quelques semaines avant le départ, et nousnous étions dépêchés, Loïck et moi, d'équiper nos

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bateaux de la même façon. C'est tellement pratiqueque j'aurais du mal à m'en passer maintenant : ilsuffit d'y crocher le mousqueton du harnais, et oncircule ensuite librement sans avoir besoin dechanger le point fixe, il coulisse le long du câble.Le second mousqueton est tenu à la main, paré àcrocher dans un hauban ou ailleurs. C'est sûr,presque à 100 %, il faudrait une déferlante terriblepour vous arracher du pont, d'autant qu'on a lesdeux mains libres pour attraper n'importe quoi aupassage. Mais ça n'empêche pas de barboter detemps en temps sur le pont avec les bottes pleinesd'eau glacée, sans parler de celle qui entre par lecol et les manches du ciré.

Le vent passe à l'ouest-nord-ouest et une grossehoule vient du nord-ouest. Le baromètre continuede baisser. Ça souffle force 6 avec parfois du 7. Ilne manque donc aucun indice, je ramasserai lavoile d'étai puis mettrai probablement un ris deplus dans l'artimon et dans la grand-voile avant lecrépuscule. Ensuite, je passerai la nuit en demi-veille et en demi-sommeil comme un chat quiattend le moment d'agir mais fie bouge pas un poilavant l'instant précis. Le vent, le calme, le brouil-lard, le soleil, c'est la même chose, ça vit, ça fré-mit, c'est une seule présence où tout se -mêle et seconfond dans une grande lumière qui est la vie.Plénitude animale du corps et de l'esprit.

Parfois il y a aussi l'angoisse. Mais tout au fondde cette angoisse, la joie intérieure de la mer.Alors, ça balaie tout le reste.234

Le coup de vent est pour bientôt, c'est pres-que sûr. Pourtant ça ne m'inquiète pas... presquepas.

Cent soixante-seize milles... et pas de coup devent ! Je me sens léger. Mais je regrette presque den'être pas équipé pour bavarder avec les radiosamateurs, ils m'auraient donné des nouvelles descopains, on aurait communiqué grâce à eux.

Le 50e parallèle est crevé depuis hier, et noussommes bien sous les hautes latitudes où le tempschange si vite, en bon comme en mauvais.

Hier, avant le coucher du soleil, le vent forcissaità 7 bon poids et j'avais retiré la voile d'étai, pris unris de plus à la grand-voile, un autre à l'artimon,comme prévu. Deux heures plus tard, le ciel sedégageait partiellement, la grosse houle de nord-ouest diminuait de hauteur, et je savais déjà qu'iln'y aurait pas de coup de vent. Un peu de pluie étaittombée vers 11 heures du soir au passage d'un groscumulonimbus et j'avais transvasé dans labouilloire un litre et demi d'eau douce recueillie parla grand-voile. Cela m'avait fait une impressionétrange, cette eau de pluie transférée directementdes voiles dans la bouilloire en prévision du petitdéjeuner. Et je m'étais fait un café tout de suite,savouré avec une cigarette. Le baromètre ne bais-sait plus, le vent ne dépassait pas force 6, la lunepresque pleine éclairait toute la mer sur l'arrièrelorsqu'elle sortait entre les masses de cumulus, iln'y avait plus de cirrus là-haut, les étoiles scin-tillaient normalement. J'ai largué un ris à la grand-voile et un ris à l'artimon. Le vent s'apprêtait à

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passer à l'ouest, puis au sud-ouest. Il forcirait unpeu en même temps que le baromètre remonterait.Mais peut-être forcirait-il beaucoup au moment desa rotation. Finalement j'ai préféré remettre lesecond ris à la grand-voile et le second ris à l'arti-mon vers 1 heure du matin, pour pouvoir dormird'un sommeil tranquille jusqu'à l'aube. Puis je mesuis fait chauffer un second café que j'ai dégusté àpetites lampées, assis sur la chaise du poste de pilo-tage intérieur, en observant la grande bande clairequi s'approchait par l'ouest. Les étoiles apparais-saient de plus en plus nombreuses, envahissaient leciel sur le travers de l'arrière. La rotation à l'ouest.Pas fort. Je suis monté border un peu les écoutes etJoshua partait au surf sur le versant de la houle denord-ouest devenue amicale, ronde, régulière.

Ensuite, je me suis lové dans ma couchette, bienau chaud, bien au sec, après avoir regardé encorela boucle sur le globe. Elle est tout près du Hornencore cinq ou six jours si tout se passe comme ilfaut. Mais je me défends de voir plus loin que leHorn. Je pense seulement que ma combinaisonfourrée sera moins poisseuse demain aux genoux,et cette pensée me remplit de paix.

L'aube est correcte. Je suis toujours debout avantl'aube. Sous les hautes latitudes, c'est l'aube qui ditce que sera le temps. Lorsque le soleil se lèverouge, c'est un mauvais présage. Il faut qu'ici l'aubesoit un peu laiteuse. C'est le contraire de l'Alizé, oùun soleil rouge au levant annonce une belle jour-née, plus belle que d'habitude.236

Aujourd'hui l'aube est simplement correcte. C'estdéjà beaucoup, et je largue tous les ris, y compriscelui de la trinquette.

Cent soixante-neuf milles au point de midi, sansfatigue exagérée, en restant toujours bien en deçàde mon effort limite. Et Tahiti-Alicante a encorepris quarante milles dans la vue. Cette différenced'efficacité provient en grande partie du jeu depetites voiles maniables bourrées de bandes de risque j'ai offertes à mon bateau pour ce voyage, etaussi aux winches qui n'existaient pas à bordautrefois.

Trois ans plus tôt, Joshua n'aurait pas marquéplus de cent vingt à cent trente milles en vingt-quatre heures dans ces conditions d'instabilité mé-téorologique. Nous aurions rentré le tourmentinavant la nuit, l'ancien tourmentin mesurant 8 m2 ,beaucoup trop en cas de vrai coup de vent. Nousaurions très probablement amené aussi la grand-voile hier soir, les 18 m2 de surface au bas ris del'ancienne grand-voile pouvant poser de sérieuxproblèmes pour l'affalage et le ferlage si le tempss'était brusquement gâté. Et Joshua aurait trottinéà petite vitesse toute la nuit.

Pour les mêmes raisons, j'hésitais souvent à lar-guer un ris dans la grand-voile, me disant que s'ilfallait le reprendre un peu plus tard, ce serait unemanoeuvre difficile. Et ça faisait encore des millesen moins. L'étarquage de la voilure après une prisede ris ou après en avoir largué un était pénible éga-lement. Il fallait tout faire à la main et terminer aupalan, sans oublier les gants pour ne pas enveni-

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mer les gerçures. Deux tours sur le winch, mainte-nant, et hop 1... la voile est étarquée raide, sans sefaire supplier.

Et voilà... encore cent soixante-douze milles aulieu de cent quarante à cent quarante-cinq quenous aurions marqués il y a trois ans. Et je n'aipresque pas de gerçures aux doigts. Je les soigned'avance en les frottant deux fois par jour avec unbâton de Dermophile Indien après m'être bienrincé les mains à l'eau douce.

Ma santé générale est toujours très bonne. Jedors, je veille, je me nourris, je lis, je me rendors,je me réveille aussi dispos, je me tiens souvent depetites conversations à mi-voix

- Qu'est-ce qu'on fait?... On en largue un à lagrand-voile ?

- On sera obligé de le reprendre avant la méri-dienne...

- C'est facile, allez, amène-toi, fainéant, et qu'onlargue ce ris, on se traîne !

Grains force 8 et grêle. Il faut aider la barre pourne pas trop embarder, et passer vent arrière par-fois, ça soulage la voilure. Force 5 seulement entreles grains, ça va.

Les nuages sont pleins de haubans dans le soleilcouchant. Les haubans dans les nuages, c'est mau-vais signe, mais ça fait aussi partie des choses de lamer et c'est beau à regarder.

Tout se tasse en début de nuit, les cumulus dimi-nuent de taille, les grains ne dépassent plus force 6,238

l'horizon se dégage à l'ouest et les étoiles sortentdans la nuit qui commence.

Je renvoie la voile d'étai sous le clair de lune.Elle est pleine ce soir, elle le sera encore au pas-sage du Horn, dans moins de quarante-huit heuresà cette cadence.

Je n'ai pas sommeil, je reste longtemps dans lecockpit ; le Horn est si près, la mer est si belle, ellerespire vraiment. Un rayon de la pleine lunericoche sur le dos d'un nuage très loin dans le Sudet se transforme en un mince faisceau de lumièrevaguement phosphorescente qui monte droit auciel. Je reste sidéré. Comment la lune a-t-elle réussiun aussi joli coup?...

Le faisceau s'élargit, devient très phosphores-cent. On dirait un énorme projecteur qui cherchedans les étoiles. J'ai vu trois fois dans ma vie lerayon vert au-dessus du soleil, couchant, cettelangue d'émeraude qui part comme un flash, maisjamais je n'aurais cru possible cet autre miracle dela lune jouant avec un nuage.

Brusquement, j'ai un peu froid partout. Ce n'estpas la lune qui joue avec un nuage, c'est quelquechose d'exceptionnel que je ne connais pas. Sansdoute l'arche du cap Horn, cette chose terrifiantedont parle Slocum, et qui annonce ici un gros coupde vent. La mer me semble menaçante, les étoilesbrillent d'un éclat très dur, la lune est devenue gla-ciale.

Un second faisceau s'élève à côté du premier.Puis un troisième. Bientôt il y en a une dizaine,comme un gros bouquet de lumières surnaturelles

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dans le sud. Et je comprends maintenant que cen'est pas l'arche maudite. C'est une aurore aus-trale, la première de ma vie, peut-être le plusgrand cadeau que m'aura donné ce voyage.

Elle s'embellit de nouveaux rameaux, s'élargit,monte comme une gerbe. L'un des faisceaux, de-venu presque aussi large que la main, s'élève àplus de soixante degrés jusqu'à la Croix du Suddont les quatre étoiles luisent au second plan.D'autres rayons de lumière fluorescente se rapetis-sent, hésitent, sur le point de disparaître, puisrepartent au ciel avec des mouvements de balayageextrêmement ralentis qui font penser aux longspiquants de certains oursins bleutés lorsqu'on ap-proche la main. Maintenant, presque tous les fais-ceaux ont du rose et du bleu au sommet, toute lagerbe vit comme le feu, avec la force et la douceurdu feu, au-dessus du blanc réfléchi par la banquise,très loin dans le sud.

Les stratus reviennent dans la nuit. Ils cachentd'abord la lune, puis les étoiles, au-dessus dubateau, puis mon aurore. Je l'aurai contempléependant presque une heure, et c'est ce que j'ai vude plus beau dans ma vie.

L'aube n'est pas fameuse. Ciel bouché, crachin,brouillard. Pourtant, Frère Aîné s'est rudementbien débrouillé, en faisant descendre l'anticycloneloin vers le Sud, car le baromètre est plus haut quela normale. J'espère qu'il se cramponnera au mêmechiffre pendant deux jours encore. Baromètre...240

petit génie à la fois malfaisant et plein de gen-tillesse selon son humeur. J'ai toujours un peuenvie de le battre quand il descend et de lui fairedes baisers quand il monte.

Cent vingt-huit milles de moyenne journalièrepour le Pacifique, contre cent quinze milles troisans plus tôt... mais pour le moment, c'est encoreTahiti-Alicante qui est devant. Et Chuchundracourt le plus vite possible.

16

Une nuit...

La nuit est enveloppée dans une ouate laiteuse.La pleine lune transparaît de temps en temps lors-que les bancs de brouillard deviennent plus fluidessous les stratus. Toute la mer luit de plaques ver-dâtres phosphorescentes. Elle gronde peu. C'estparce que le brouillard étouffe les bruits. Peut-êtreaussi parce que le Horn est très près maintenant etque les trains de houle secondaires ne sont plus lesmêmes que ceux du grand large.

D'un côté il y a la Terre de Feu, à distance desécurité mais suffisamment proche déjà pourqu'aucune houle majeure ne vienne de là. Del'autre, la terre de Graham avec ses banquises, àcinq cents milles dans le Sud-Sud-Est, très loin àmon échelle, tout près à celle du globe. Et devant,l'île Horn avec d'autres îles à côté, qui barrent laroute aux houles pouvant venir de l'est.

C'est sans doute la raison pour laquelle la mergronde peu malgré le vent et la hauteur surpre-

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nante des lames dans ces parages du Horn. Il y aaussi que le vent vient du nord-ouest, presque dunord-nord-ouest.

Ce n'est pas un coup de vent au sens réel du mot,car le baromètre est presque sage, bien qu'en baisselégère. Le vent souffle pourtant force 7 bon poidset Joshua court sous l'artimon au bas ris, la grand-voile à deux ris, la trinquette à un ris et le tour-mentin de 5 m 2 . Il va très vite en zigzaguant un peutrop dans la grosse mer. Mais c'est dur de se résou-dre à réduire la toile tant qu'il n'y a pas menaceréelle et qu'on a envie de se retrouver le plus vitepossible de l'autre côté.

J'avais réussi de justesse un point impeccabledans la matinée. Le soleil n'avait pas voulu semontrer pendant des heures, puis il a eu un mo-ment d'inattention au passage d'un stratus moinsépais, et j'ai pu envoyer sa sale gueule toute pâle surl'horizon. Même coup de chance pour la secondedroite, à peine deux heures plus tard. Deux heuresentre deux droites ce n'est pas l'idéal, mais j'étaisbien content car il pleuvait pour la méridienne, etdepuis, le soleil ne s'est plus montré.

J'espère le voir un petit moment demain matin,pour n'être pas obligé de passer à tâtons entreDiego Ramirez et le Horn. Trop au nord, c'est laTerre de Feu, trop au sud les risques d'icebergs.

L'étrave gronde dans la nuit cotonneuse. Il fauts'en approcher pour bien l'entendre. Par contre,on l'entend partout dans la cabine. Ça marche trèsfort.244

Le soleil s'est couché à 20 heures d'après leséphémérides. Je ne l'ai pas vu à cause du tempsbouché. Mais la lune est là, au-dessus des stratus ;elle éclaire la nuit. De plus il fait jour encore sur labanquise, loin dans le Sud. Si le ciel n'était pascouvert, je verrais tout l'horizon blanc à droitegrâce aux rayons du soleil réfléchis par la glace.Naviguer dans les chenaux libres de la banquise...J'aurais quand même peur d'aller si loin au paysde la blancheur.

Juste après la Nouvelle-Zélande, quand le tempsétait si beau, je regardais souvent vers là-bas. Faireun crochet, voir, sentir, et repartir bien vite avantqu'il soit trop tard, en emportant ce rêve blancpiqué d'icebergs bleutés au fond de moi pour tou-jours.

Voilà des heures que je suis au pied du mât, paréà amener la grand-voile, les deux mousquetons duharnais crochés en deux points différents. Joshua

court à l'extrême limite du trop et du pas assez, surcette mer très haute tapissée de longues plaquesd'écume blafarde. Et toujours cette nuit laiteusequi amortit les bruits.

Le vent monte à force 8. Je suis rudement contentd'avoir envoyé le tourmentin à la place du foc cematin. Entreprendre maintenant ce changementde voiles m'ennuierait pour des tas de raisons. J'aienvie d'être tranquille et je le suis.

Très peu d'eau sur le pont, à part les embruns.Mes pieds sont au chaud, confortables dans leurs

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chaussettes de laine au fond des bottes. Ce sont lesmêmes bottes qui m'ont servi pour Tahiti-Alicante.Des bottes de paysan dont j'avais entaillé au cou-teau les grosses semelles épaisses pour les rendreantidérapantes. Elles sont devenues excellentesaprès ce travail de patience qui m'avait demandéune journée entière, et comme elles sont en caout-chouc, sans toile, elles peuvent sécher à l'intérieuret mes pieds sont au chaud. Je les préfère de loin àmes vraies bottes de mer qui restent toujoursmoites à cause de l'entoilage.

J'enlève un gant de temps en temps et le remetslorsque les doigts commencent à s'engourdir deefroid. Puis je retire ma cagoule de laine et laremets quand les oreilles me brûlent. Ce soir plusque jamais j'éprouve le besoin viscéral de laisserune partie de mon corps en contact direct avecl'extérieur pour pressentir et tâter les choses quivivent tout au fond de la nuit. Les yeux, les oreilles,les mains. Et même la nuque. Si je pouvais êtrepieds nus... mais ce n'est pas possible.

Je cherche une odeur, celle des glaciers et desalgues de la Terre de Feu. Je respire la nuit jus-qu'au fond de mes fibres, et je,sens comme des pré-sences amies qui cherchent cette odeur avec moi.Mais les algues et les glaciers sont bien trop loin,plus de cent milles sur la gauche.

La température est un peu basse pour le vent denord-ouest, en cette saison. Je pense qu'il souffleen ce moment du nord sur les canaux de Patago-246

nie, en se refroidissant au contact de la terre gla-cée. Et c'est sans doute au large qu'il est dévié àgauche par la ceinture des vents d'ouest, pourdevenir vent de nord-ouest froid, contre toute rai-son apparente. Ça expliquerait ce coup de vent quin'en est pas un vrai, puisque le baromètre n'est pastrop bas. Ça expliquerait cette mer assez régulièremalgré la hauteur exceptionnelle des lames. Ellesdéferlent en grandes plaques, mais pas trop hautes,pas en lourdes cascades comme elles feraient dansun vrai coup de vent. C'est pourquoi il y a si peud'eau sur le pont, à part les embruns glacés quisecouent ma torpeur.

Une houle aussi haute annonce peut-être un coupde vent du secteur ouest pour demain ou pouraprès-demain. Et il faut courir très vite, essayer derester à cheval sur la limite. Si c'est après-demain,je serai protégé par le Horn qui brisera la houlecar Joshua fera déjà cap sur les Falkland en Atlan-tique. Mais si c'est pour demain, dans les para-ges des fonds de cent mètres où l'énorme houlepeut se relever comme elle fait en bordure de nosplages, alors j'espère qu'il y aura au moins un peude soleil avant Diego Ramirez, pour viser juste, pastrop loin et pas trop près. En attendant... à la cra-vache.

La partie basse de la trinquette est pleine deperles vivantes. Elles remontent presque au tiersde la voile, puis s'écoulent le long du boudin formépar le ris. C'est l'écume phosphorescente soulevée

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par l'étrave et pulvérisée dans la chaîne de mous-taches. En plein jour, avec le soleil du bon côté, ily aurait un grand arc-en-ciel horizontal étalé àquinze mètres sous le vent de l'étrave. Ce ne seraitpas plus beau que ces milliers d'astres verts quibrillent dans le demi-jour de la nuit australe. Lebout-dehors aussi en est tout plein, plus brillantesque celles de la trinquette parce que le bout-dehorspeint en noir se détache net sur le fond clair de lanuit.

Çà et là, de grosses lueurs de la taille d'un ballonapparaissent dans la mer comme des vers luisantsgéants d'un éclat très vif. J'ai vu les mêmes dansl'Alizé, souvent, et les ai suivies des yeux pendantplus de trente secondes parfois, avant qu'elles s'étei-gnent. Au début, j'y voyais les yeux d'animauxétranges surgis des profondeurs. J'en avais har-ponné, du pont de ma seconde Marie-Thérèse, déçuet soulagé à la fois de ne pas remonter un calmargéant grinçant du bec au bout de mon harpon...

Bientôt minuit. Je n'ai pas sommeil. J'attends,au pied du grand mât. Je le sens frémir sous mamain pendant les surventes. Ça peut encore aller...

Je suis presque sûr que le vent diminuera car ilest passé au nord-nord-ouest, preuve absolue qu'ilne s'agit pas d'une dépression. Je sais pourtantqu'il n'y a pas de preuve absolue sous les hauteslatitudes. La preuve vient après, quand on est passé.Et ce n'est pas toujours une preuve...

Je me décide quand même à prendre le dernier248

ris à la grand-voile. Elle est minuscule maintenant,avec son grand chiffre « 2 » tout près de la bôme. Jeme sens mieux, mes pieds sont plus au chaud qu'ily a dix minutes.

Le mât ne frémit pas, sauf lorsque la trinquettetire dans une rafale. Pas question de lui mettre sondeuxième ris, à celle-là. Le deuxième ris dans latrinquette, c'est seulement pour quand ça souffle àmort.

L'éclaircie que j'attendais sans trop oser y croirepar crainte du mauvais ceil. L'éclaircie des hauteslatitudes ! Elle vient comme une grande lumière.Le ciel se dégage au vent, toute sa clarté recouvrele bateau et pousse dans le sud-est les derniers bancsde stratus avec la brume qui était dessous.

En quelques minutes, les étoiles ont repris leciel. Il y a beaucoup de vent là-haut, elles scin-tillent très fort. Mais les cirrus sont peu nombreuxdevant la lune toute ronde. J'espère qu'elle sera làau passage du Horn, demain en début de nuit sitout va bien. Elle est basse, bien qu'ayant tout justepassé sa hauteur méridienne, car sa déclinaisonest au nord tandis que nous sommes par 56° delatitude. Jamais je n'ai vu la Croix du Sud aussihaute, ni aussi brillante. Les deux petites nébu-leuses qui se trouvent dans le prolongement de sabranche la plus longue, juste à l'aplomb du pôle,me font penser à deux îles phosphorescentes. Pour-tant le ciel ressemble à l'aube. A gauche la pleine

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lune, à droite le reflet de la banquise dans le cieldu Sud, et tout autour le tapis argenté de la merqui déferle longuement.

Les boules de feu que je voyais tout à l'heuredans les lames se distinguent jusqu'à plus de centmètres, maintenant que le brouillard est parti. Cesont des agglomérats de plancton, non pas desyeux de calmars géants, j'ai lu cette explicationquelque part. Mais je ne saurai sans doute jamaispourquoi elles lancent une telle clarté, pour s'étein-dre si brusquement sans raison apparente. J'aime-rais que Joshua en percute une dans un coup desurf. Cela ferait un formidable feu d'artifice dansla trinquette, à cette vitesse.

Minuit passé. Le vent ne mollit pas. Les lamessont hautes, très hautes. La présence de la luneaccentue probablement cette impression de hau-teur, en laissant dans l'ombre leur face d'attaquequi reste sombre en regard de tout le blanc qui lesentoure. Je devrais amener le reste de la grand-voile, et peut-être aussi la trinquette. Joshua mar-cherait encore très bien, et se maintiendrait endeçà de la bordure du trop. Mais les coups de surfsont là, stupéfiants parfois, et le loch a déjà mar-qué quarante-neuf milles en six heures. La vitesselimite de carène est dépassée. Et puis je ne saispas... réduire la toile en ce moment, non. Quelquechose serait rompu. Le Horn est trop près pourpermettre de réduire la toile tant que les chosesvont encore, même si ça ne va plus tout à fait.250

Des surventes force 9 durent quelques secondesà chaque lame, pendant le dernier tiers du versantd'attaque. Alors tout devient blanc autour, le ba-teau lofe d'une dizaine de degrés pendant la rafaleet je serre plus fort la drisse de grand-voile. Ce der-nier tiers du versant d'attaque provoque toujourscette rafale qui refuse d'une dizaine de degrés,remplit les voiles à bloc, et déclenche le coup desurf. J'ai une terrible envie d'aller sur le balcon dubout-dehors... Je n'ose pas dépasser la trinquette.Elle marque l'extrême limite de la sagesse. L'eau,dans un coup de surf, ce n'est plus de l'eau, c'estde la roche.

Les tourbillons d'écume levés par l'étrave volentquelques secondes sous le vent de la coque. Ça faitun brouillard léger suspendu aux remous d'air dela trinquette, du côté de sa face gonflée. Le tour-billon poursuit sa route et le bateau essaie de lerattraper. Il y arrive parfois pendant les descentesen surf. Jeu dangereux, terriblement exaltant dansce monde un peu irréel. Ivresse de la vitesse...mais c'est bien plus encore.

Les oreilles me brûlent. Je remets ma cagoule,rabats le capuchon du ciré par-dessus, et le bruitde la mer devient un grondement lointain, commequand on l'écoute dans un coquillage.

J'écoute, je sens, je cherche à travers l'invisible.Une chaleur délicieuse descend le long de ma jambe.J'en suis vaguement surpris, c'est déjà loin, ça m'aévité toutes les complications de fermeture Eclair

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et de boutons de pantalon, qui auraient pu m'em-pêcher de percevoir quelque chose d'essentiel.

J'essaie de sentir la glace et le varech qui viventdans le flou du lointain. Je sais bien que c'est im-possible à une telle distance, mais j'ai besoin dechercher leur odeur pour voir plus loin que l'odeur.

Un tourbillon d'écume passe au ras de l'eau, lelong du bord au vent. Conique au début, il prend laforme d'une petite vague au moment où un remousde l'étrave le dévie sur la droite. La nuit est siclaire que je le vois changer de forme. Joshua courtaprès dans un coup de surf qui l'a fait beaucoupembarder sur la droite, à la poursuite du petit fan-tôme. Embarder à l'abattée... pas au lof, comme ilaurait dû.

Une rafale. Joshua lofe avec plus de gîte cettefois. Le bout-dehors plonge pendant le coup desurf en diagonale et l'eau solide gronde sur le pont.Je tiens dur l'étai de trinquette. Bottes pleines. Lapetite girouette est toujours là, elle a sûrementtrempé dans la mer pendant le coup de gîte maisn'a pas cassé. Je lui envoie un baiser.

Une lame approche, assez haute, toute claire ausommet, noire en bas... et vroouuu... la quille nedévie presque pas pendant les vingt à vingt-cinqmètres. Une grande gerbe s'élève de chaque côtéde l'étrave, monte très haut, remplie de tourbillonsque le vent rabat dans la trinquette et même unpeu dans le tourmentin.

J'écoute. Un coup de surf mal emmanché dans la252

nuit claire... et mon bel oiseau des caps poursui-vrait sa route en compagnie des fantômes de l'écu-me et des beaux voiliers qui passaient là autrefois,guidé par une mouette ou un' dauphin. Je ne saispas encore ce que je préférerais, une mouette ouun dauphin?

Joshua fonce vers le Horn sous l'éclat des étoileset la tendresse un peu lointaine de la lune. Lesperles coulent de la trinquette, on voudrait lesprendre dans la main, ce sont de vraies pierresprécieuses qu'on garde dans les yeux seulement etle sillage serpente très loin derrière jusqu'en hautde la pente des lames comme une langue de feu.

Les voiles au bas ris se découpent dans le cielclair de leur plus haute latitude, avec la lune. quifait briller la mer sur le travers de l'arrière. Lereflet blanc des glaces dans le Sud. Les larges pla-ques verdâtres de l'écume sur l'eau. Les lamespointues semblables à des dents qui masquentl'horizon, le grondement sourd de l'étrave qui lutteet joue avec la mer.

Toute la mer est blanche, tout le ciel est blanc. Jene sais plus très bien où j'en suis, si ce n'est quenous courons depuis longtemps au-delà des fron-tières du trop. Mais jamais je n'ai senti mon bateauaussi fort, jamais il ne m'avait donné autant.

Je n'ai pas quitté mon ciré depuis hier matin,mon pull est mouillé au col et aux manches, monpantalon trempé dedans et je n'ai avalé que deux

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boîtes de sardines pour dîner. Et je n'éprouveaucune fatigue, aucune lassitude, comme lorsqueaprès un long effort en natation, l'esprit commenceà flotter au-dessus du corps. Mille mètres, mille cinqcents, deux mille, deux mille cinq cents... ensuiteon perd le compte des bassins, on évolue en bor-dure d'une chose diaphane où la chair et ce qu'il ya dedans se rapprochent pour effleurer ensembleune autre dimension. Et il ne reste alors ni air nieau, ni effort ni fatigue.

Les souvenirs de mon enfance reviennent envagues chaudes, je les chasse doucement, ce n'estpas le moment. Ils reviennent, s'en vont gentimentquand je leur dis de me laisser seul ce soir avec leHorn, reviennent encore me caresser avec une ten-dresse infinie... les longues courses pieds nus dansla forêt d'Indochine avec mes frères pour le mielsauvage... les piqûres d'abeilles... les chasses aulance-pierres... la mer du golfe de Siam avec nos.fines pirogues... c'est étrange, ce ciel de l'Indo-chine et celui du Horn, si près, à se toucher.

Le balcon du bout-dehors tout entier disparaîtsous les embruns dans un coup de surf fantastiqueoù la lune réussit un arc-en-ciel tout pâle à gauchede l'étrave pendant une fraction 'de seconde. Joshuaa rebondi, un peu comme un dériveur léger, et onaurait dit que la carène avait touché quelque chosede dur à cause du son qu'elle a rendu. Je rabatsmon capuchon, retire ma cagoule et la bourre dansla poche ventrale du ciré.

L'air est glacé. J'écoute. Je sens de toutes mesforces avec une lucidité effrayante qu'il faut ré-duire la toile, ralentir, ne plus surfer. Et en même254

temps il y a cette chose que je perçois en moi, cettechose qui chante, et que je voudrais entendreencore, plus loin encore, la grande onde lumineuseoù l'on nagerait l'éternité. Revenir au pied dumât... revenir absolument... ne plus jouer avec lesfantômes de l'écume et les mouettes et les. dau-phins... revenir vite au pied du mât pour amenerla grand-voile et tenir ferme mon bateau et maraison.

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Un jour... une nuit...

Le vent diminue, la vitesse aussi. J'ai l'impres-sion de sortir d'un rêve. Je regrette un peu d'avoiramené la grand-voile. On oublie vite...

Il se peut que les lames déferlent bientôt de façondangereuse, comme souvent lorsqu'une forte brises'apaise après avoir levé une grosse mer. A Bonne-Espérance, elle s'arrondissait aussitôt que le ventbaissait d'un cran. Ici, je ne sais pas encore. Ce serapeut-être la même chose. Peut-être le contraire.Ici, trois ans plus tôt, elle s'apaisait dès que le ventdiminuait. Mais il faudrait passer dix fois le Hornpour savoir exactement... et encore.

Je descends tapoter le baromètre et suis surprisqu'il ait nettement baissé pendant ce coup de ventqui n'en était pas un vrai, puisque sa direction n'apas varié après l'éclaircie : toujours entre nord-ouest et nord-nord-ouest. Curieux, cette baisse de10 mm.

Je remonte flairer la nuit, après avoir allumé le257

réchaud pour le café. Le vent est tombé à force 6.Ce ne sont plus des dents qui se profilent sur leciel, mais de belles dunes argentées. La grand-voileme regarde, ferlée serrée, bien proprement. L'en-voie?... l'envoie pas?... Finalement, je largue unris à l'artimon. C'est la solution simple et sage.

Coup d'oeil sur le loch. Je tiens la torche élec-trique dans la bouche pour garder les mains libres.La vitesse est passée de 6 noeuds à 6,6 noeudsgrâce au ris largué dans l'artimon. Ça va. Pas troplent, pas trop rapide non plus. En cas de grossedéferlante provoquée par je ne sais quoi, la grand-voile restera à l'abri et ne pourra pas causer d'ava-ries dans le gréement. Je la renverrai dans deuxheures s'il n'y a pas de coup fourré entre-temps.

Plus de dauphins, plus de mouettes, plus de fan-tômes. J'ai repris complètement la situation enmain. Pas question de circuler sans harnais, il suf-firait d'un coup vicieux, et flac!... comme une balledans la tête, plus personne sur le pont.

Je descends me faire un café. Je le bois lente-ment, les deux mains serrant la moque chaude.Bon Dieu que c'est bon. Je ne savais pas que mesmains avaient tellement froid. Et elles sont toutesboursouflées pour avoir macéré si longtemps dansl'humidité à l'intérieur des gants.

Pas moyen de rester en place. Je remonte voir.On peut quand même circuler sans harnais, la nuitest si claire qu'il faudrait être le dernier des abru-tis pour se laisser surprendre... Fais pas l'idiot,garde le harnais... Bon, d'accord, je le garde. Mais25 8

avec un seul mousqueton, et uniquement quand jereste sans bouger dans le cockpit, pas quand je mepromène entre le bout-dehors et l'artimon.

Encore un coup d'oeil au loch avant de pointer laposition estimée sur la carte et de dormir un peu.On a rudement bien marché depuis hier midi,presque 8 noeuds de moyenne, sans parler du cou-rant favorable qui devrait faire son petit noeud gen-til-gentil. L'île Horn est à cent trente milles à toutcasser, et il est presque 2 heures du matin. Ontâchera de renvoyer bientôt la grand-voile pourque cette belle moyenne ne tombe pas à plat. Et sitout se passe bien, le Horn sera sur l'étrave au cou-cher du soleil. Je descends dormir un moment.

Le clair de la nuit et des étoiles est passé. Le jourse lève. Je n'ai pas vu l'aube. Je me dépêche d'en-voyer la grand-voile et de larguer les ris, sauf celuide la trinquette qui est difficile à prendre quand çacogne. Il y a de la joie et du soleil plein le ciel. Jen'ai pas vu l'aube, mais je sais que la journée serabelle.

Toute la mer est bleue. Elle devrait être verted'après les Instructions nautiques, à cause d'uncertain plancton qui donne aux eaux du Hornune couleur vert bouteille. Mais elle est bleue, c'estainsi.

Le soleil monte. Le vent augmente, et la grand-voile se retrouve au bas ris. Le vent augmenteencore en reculant progressivement du nord-ouest

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à l'ouest-sud-ouest. Il faut amener la grand-voile etmettre l'artimon au bas ris, lui aussi.

Le baromètre n'a pas baissé davantage depuis lecoup de vent de la nuit passée, et il n'est pas bienbas pour la région. Il y a un soleil extraordinaire.Mais le point de midi m'apporte une déception,.avec cent soixante et onze milles à peine marquésdans les dernières vingt-quatre heures. Je m'atten-dais à vingt milles de mieux.

Diego Ramirez est encore à quarante-sept milles.Le Horn ne sera donc pas passé avant la nuit, quiviendra vers 10 heures du soir.

La mer devient très grosse, très longue, trèshaute, sous le vent qui souffle force 9 depuis laméridienne. Observé de la première barre de flè-che, le spectacle est saisissant avec l'artimon mi-nuscule devant ces lames qui semblent souvent surle point de tout capeler. Les masses provoquentsûrement un effet hypnotique. On regarde, onregarde, on regarde... Je suis vaguement inquiet,mais je sens aussi qu'il n'y a pas de vrai dangergrâce au courant assez fort (1,5 nceud en principe)qui va dans le sens du vent, de sorte que les lamessont régulières. De plus, la côte est trop proche surla gauche (quarante milles) pour qu'aucune houlesecondaire vienne de là. Pourtant la mer est grosse,vraiment grosse. Elle avance en hautes et longuescrêtes presque horizontales, sauf les mamelonsannexes et les crevasses, mais plus du tout commeles dents pointues ou les dunes irrégulières de lanuit passée.260

Parfois une crête plus haute que les autres de-vient un mur liquide dont le soleil pénètre en biaisle sommet translucide en lui donnant des refletsbleu-vert. On dirait alors que la mer a envie dechanger de robe. Mais le reste demeure d'un bleuprofond où les nuances se fondent à chaque instantdans d'autres tons de bleu, comme une grandeonde musicale en perpétuelle vibration. Et le blancruisselle sur la pente, irisé d'une infinité de bleus,où le vert transparaît aussi dans de brefs miroite-ments. De loin en loin, une parcelle du mur sedétache du sommet, bascule en avant, et ça fait unénorme grondement qui rebondit en cascade.

Le vent souffle aussi fort, toujours de l'ouest-sud-ouest. Le soleil passe lentement sur l'arrière. Lesreflets verts disparaissent, les bleus deviennent pres-que violets. De lourds nuages frangés de rose loindans le Nord me disent où est la terre, mais je suisheureux de ne pas la voir en ce moment, sa placen'est pas ici.

La mer grossit encore. J'amène l'artimon pourlimiter les coups de surf. On ne peut jamais prévoirexactement ce qui se passera pendant un coup desurf sous les hautes latitudes. Le bateau a l'air tel-lement heureux qu'on peut craindre de le voirinventer quelque chose de nouveau. Je me de-mande comment j'ai pu oser aller si loin la nuitdernière. Ivresse des grands caps...

Debout sur le balcon du bout-dehors, je cherchela tache bleutée de Diego-Ramirez parmi les pla-ques blanches qui scintillent à l'horizon. La ralin-

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gue du tourmentin caresse mon poing ganté quitient ferme la draille. Ça me fait doux. J'avais telle-ment harcelé le maître voilier au sujet des renforts,qu'il m'avait donné l'adresse de son concurrent pourque je lui foute la paix. Alors j'avais senti que c'étaitcomme une religion, j'avais repris mon tourmentinet fait moi-même le renfort du point d'écoute afinque la cosse ne s'arrache jamais, quoi qu'il arrive.Et maintenant il est là, il ramasse tout le vent quipasse et caresse mon poing ganté en poussant detoute sa petite force.

Je n'ai rien mangé ce matin, rien mangé à midi.Ce n'est ni paresse ni nervosité. Simplement, jen'ai pas envie. Les pingouins et les phoques restentun temps considérable sans nourriture pendant lapériode des amours. D'autres animaux en fontautant lors des grandes migrations. Et il y a aufond de l'homme ce même instinct puissant qui lepousse à dédaigner la nourriture, comme font lesbêtes dans les choses graves de leur vie.

Je regarde cette mer formidable, je respire sesembruns et je sens s'épanouir ici dans le vent etl'espace une chose qui veut l'immensité de l'uni-vers pour s'accomplir.

Diego-Ramirez naît enfin, petite vie bleu foncésur l'horizon incertain. Et chaque fois que Joshuaest porté par une crête la petite vie apparaît plusnette. Et chaque fois, c'est comme le flash d'unphare tout au fond de mon coeur.

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Le soleil est proche de l'horizon, avec Diego-Ramirez toute petite de nouveau, profilée en traitsnets, loin derrière. Le vent a beaucoup molli, force6 à 7. La mer s'est arrondie, son grondement adiminué peu à peu. Maintenant on n'entend plusque les bruits du bateau dans la mer.

Dessin de l'auteur

Le Horn est tout près, une trentaine de milles àpeine, invisible sous les gros cumulus qui cachentles montagnes de la Terre de Feu. Parfois il mesemble distinguer vaguement quelque chose à unemain sur la gauche de l'étrave. Et Diego-Ramirezqui était toute ma vie quand je l'ai vue naîtrequelques heures plus tôt est déjà un beau souvenirde la route du Sud.

Le soleil s'est couché. Tout le ciel se préparepour la nuit. Les premières planètes apparaissent.La lune se lèvera dans une heure. Elle se lèveravraiment, car l'horizon est clair de son côté aussi.Clair devant, clair derrière, clair à droite et clairen haut. Déjà les étoiles, presque invisibles encore.Elles seront grosses tout à l'heure. Cette limpidité

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du ciel est exceptionnelle ici, elle a déjà duré plusde quinze heures. Et le baromètre est clair commele ciel, presque sans un frisson.

Il fait nuit, une nuit pleine d'étoiles. Mon corps,épuisé repose sur la couchette, mais je suis toutentier dans le gréement et dans les voiles pourécouter la mer, palper l'air qui devient plus fraisavec les étoiles, palper le vent qui s'apaise encoreet me dit que la nuit sera vraiment belle.

Tout s'étire, tout se fond. La grande vague meberce. Un dernier regard lucide : sonnerie régléepour une heure du matin... la route fera passer àvingt milles du Horn... je serai sur le pont bienavant pour le cas où ... mais le vent n'augmenterapas et ne tournera pas au sud-sud-ouest, ni mêmeau sud-ouest... Dors, petit frère, dors, tu as fait toutce qu'il fallait faire, c'est à' moi maintenant de veillersur toi... La grande vague me recouvre, légère, et jevois ce petit îlot que j'avais découvert avec mesfrères dans notre enfance du golfe de Siam. Saminuscule plage de galets face à la mousson de sud-ouest, son autre plage en sable blanc, minusculeaussi, du côté de la mousson de nord-est. Ni eau nifruits. Seulement les crabes et les bigorneaux, alorsnous apportions l'eau avec nous dans nos pirogueset nous mangions les crabes et les bigorneaux, etc'était le bout du monde, notre îlot tout pur, toutvert, ses arbres d'Indochine, ses rochers noirs, sesgalets d'un côté, son sable blanc de l'autre, et par-tout le soleil de la mer et de la forêt, le soleil desgrands voyages de découverte. Beaucoup de mous-264

sons plus tard pendant un voyage de Kampot àRach-Gia sur ma grande jonque pleine de sucre enjarres et d'un peu de contrebande, j'avais plantétrois cocos germés et un noyau de mangue pourqu'il y ait aussi de l'eau et des fruits sur l'îlot denotre enfance. Un cocotier pour chacun de mesfrères et le manguier pour moi. Ils ont vingt-cinqans maintenant, si rien ne les a détruits... Dors tran-

quille, petit frère, je viens d'aller voir... il y a unejonque de Kampot mouillée court devant la plage degalets, avec sa voile à antenne bien roulée, et troispêcheurs sous les cocotiers. Il y a aussi un jeune gar-çon qui tire au lance-pierres sur les nids que les four-mis jaunes ont cousus avec les feuilles de tonmanguier... La grande vague m'enveloppe et mecaresse, je dors et je ne le sais pas.

Je vois un phare dans la nuit, il clignote entre lesvagues et je m'éveille lentement. La lune entre parle hublot bâbord, frôle mes paupières, descendvers le menton, revient sur mes yeux juste unefraction de seconde, s'en va regarder ce qu'il y asur le réchaud, revient effleurer mes yeux, insistedoucement, repart, revient sur moi.

Je reste étendu sans bouger. J'écoute. Le vent adiminué encore. Tout à l'heure, il faisait un chu-chotement léger sur le bord du panneau entrou-vert, comme une conversation à mi-voix. Main-tenant aussi, mais plus bas. Les bruits de l'eau ontchangé, eux aussi. Et il y a un léger roulis sur tri-bord qui n'existait pas quand je me suis couché.J'essaie de deviner si le roulis vient de ce que le

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vent appuie moins sur les voiles, ou bien s'il s'agitd'une différence de cap. Mais je ne comprends pas;puisque la lune est à la bonne place dans le ciel:Elle ne pourrait pas entrer par le hublot commeelle fait en ce moment si le cap avait changé vers lacôte. Le roulis dit qu'il a changé vers la côte et lalune dit le contraire. Je cherche qui a raison, entâtant avec mes sens. J'ai le temps, il n'y a pas dedanger. S'il y avait danger, le combat de la houleavec la côte emplirait la cabine de son gronde-ment. Et je n'entends que le murmure de l'eau surla carène, un murmure qui sort des entrailles deJoshua et me dit que tout est bien malgré la disputeentre la lune et le roulis. Je ne veux pas éclairer lecompas pour savoir, il faut que ça vienne tout seul.

Oui, c'est bien ça, la lune a raison, et le roulis araison, et Joshua a raison. Je n'ai pas besoin deregarder ma montre pour savoir que je n'ai pasentendu la sonnerie de une heure. Et je n'ai pasbesoin d'éclairer le compas pour savoir que le ventest passé au sud-ouest et que le bateau a incliné saroute de 15° environ vers le Horn. Et je sais exac-tement où est le Horn : il est à quinze milles, justesous la lune, à quelques doigts près, je peux le voirsans quitter ma couchette. Pas le voir vraiment,car quinze milles sont quinze milles, même par nuitclaire, et il y a presque toujours, même par beautemps, des nuages sur les reliefs de cette côte. Jesais aussi que Joshua est en Atlantique depuis uneheure environ puisque la lune a voyagé à peu prèsde 10 à 15° dans l'ouest de sa méridienne et que leHorn est juste dessous à quelques doigts près, nel'oublions pas.266

Je m'étire, je me lève. Je jette quand même' uncoup d'oeil sur l'avant par le hublot. Je sais bienqu'il ne peut pas être devant l'étrave... mais ça faitpartie des choses toujours possibles en mer. Rien,bien sûr. Et je sens la présence de cette chose colos-sale à quinze milles sur notre gauche. Je regrettede n'avoir pas entendu le réveil, quand il a sonné àune heure. J'aurais modifié le cap pour passer toutprès. Maintenant les jeux sont faits, le Horn est surl'arrière du travers, nous sommes en Atlantique etil ne faut pas traîner dans le coin. En ce moment,c'est beau, dans douze heures ce sera peut-être trèsmauvais, mieux vaut être loin quand ce sera mau-vais. Je me sens gai, joyeux, ému, j'ai envie de rire,de plaisanter et de prier tout ensemble.

Encore un long regard sur l'avant par le hublot,pour les icebergs. Je ne m'en étais pas inquiétévraiment jusqu'ici. En principe il n'y en a pas siprès du Horn. Je sors la tête par le panneau pourmieux voir. J'aimerais qu'il y en ait un, il seraitcomme phosphorescent sous ce clair de lune...mais ensuite je ne dormirais plus pendant deuxsemaines...

L'air est froid, vent force 5 seulement. Je regardeà bâbord vers le Horn. Rien. De toute manière, nousserions trop loin pour le voir. Un petit nuage sousla lune, et de gros nuages à sa gauche. Dommage...on le verrait peut-être, même à cette distance, l'airest si pur.

Mes oreilles commencent à picoter. Je referme lepanneau. J'allume le réchaud, pose la bouilloiredessus. Mes gestes sont lents, mesurés, comme s'ilne s'était rien passé. Comme si Joshua ne venait

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pas de retrouver l'Atlantique, avec ses trois grandscaps dans le sillage.

Non... pas tout à fait trois caps, la mer reste lamer, et il ne faut jamais l'oublier. Bonne-Espé:rance a été passé pour de bon une semaine aprèsson point géographique, cinq cents milles plus loin.Leeuwin. était vraiment derrière à la secondemême où les deux dauphins nous ont quittés aprèsle dernier danger de la Nouvelle-Zélande, à deux,mille cinq cents milles du cap Leeuwin. Et le Hornsera dans le sillage quand les Falkland y serontaussi, pas avant.

. Car la géographie du marin n'est pas toujourscelle du. cartographe, pour qui un cap est un cap,avec sa longitude et sa latitude. Pour le marin, ungrand cap représente un ensemble à la fois trèssimple et extrêmement compliqué de cailloux, decourants, de mers déferlantes et de mers belles, dejolies brises et de coups de vent, de joies et de peurs,de fatigues, de rêves, de mains qui font mal, deventre vide, de minutes merveilleuses et parfois desouffrance.

Un grand cap, pour nous, ne peut pas être tra-duit seulement en longitude et latitude. Un grandcap a une âme, avec ses ombres et ses couleurs,très douces, très violentes. Une âme aussi lisse quecelle d'un enfant, aussi dure que celle d'un crimi-nel. Et c'est pour ça qu'on y va.

J'enfile mes bottes pour aller faire un tour depont. La routine. La routine, mais aussi, mais sur-tout, la religion des nuits de mer, où mon bateauest la plus belle constellation.

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Le petit nuage qui était sous la lune est parti versla droite. Je regarde... « Il » est là, tout près, moinsde dix milles, juste sous la lune. Et il n'y a plus rienque le ciel et lui, le ciel qui permet à la lune dejouer avec lui.

Je regarde. Je n'arrive pas à y croire. Si petit etsi grand. Un monticule pâle et tendre dans le clairde lune, un rocher colossal, dur comme le diamant.Le Horn, c'est long, toute la Terre de Feu depuis50° de latitude Pacifique jusqu'à 50 0 de latitudeAtlantique. Pourtant c'est ce rocher posé seul surla mer, seul sous la lune, et qui porte toute la gran-deur des glaciers, des montagnes, des canaux, desicebergs, des coups de vent et des belles journéesde la Terre de Feu, l'odeur du varech, les couleursde toutes les aurores australes et la sécurité inac-cessible des grands albatros aux ailes immensesqui planent au ras de l'eau sans bouger une plume,dans les creux et sur les crêtes, et pour qui touteschoses sont égales.

La bouilloire m'appelle en sifflant. Je souris.Peut-être bien qu'elle a sa petite âme, elle aussi,depuis le temps qu'elle est avec nous.

Je descends, je me sèche bien les mains, je meroule une cigarette et la fume lentement avec uncafé brûlant. Des milliers de petites choses chau-des traversent tout mon être. Je monte un peu lamèche de la lampe à pétrole et les ombres s'ani-ment. Je monte encore un peu la mèche et monpetit univers luit doucement dans la demi-pé-nombre. Je revois mon aurore australe avec les

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yeux du dedans, telle que je l'avais vue l'autre nuitdans le ciel. Il paraît que c'est un phénomène ma-gnétique parfaitement expliqué, une histoire d'ioni-sation de je ne sais quoi dans la stratosphère. Pourmoi, ce n'est pas mieux expliqué que le feu, la fleurrouge et jaune et qui danse, et que Mowgli nour-rissait des brindilles de la forêt pour qu'elle nemeure jamais.

Je prends le globe du Damien et regarde longue-ment l'immense boucle tracée depuis le départ.Plymouth si près, dix mille milles à peine vers lenord... mais partir de Plymouth pour rentrer à Ply-mouth, c'est devenu au fil du temps comme partirde nulle part pour aller nulle part. C'est formi-dable, ce petit globe que je tiens dans mes mains!

Et nous sommes seuls, mon bateau et moi. Seulsavec la mer immense pour nous tout seuls.

QUATRIÈME PARTIE

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Rêves vrais... et faux rêves

Où est Nigel ? Où est Loïck ? Où est Bill King ? EtKnox-Johnston ? Est-ce vraiment lui dont les troispêcheurs de Hobart ont entendu parler? Je n'ai denouvelles de personne depuis si longtemps. Plus desix mois sans savoir où sont les copains de lalongue route...

Le Horn est déjà à treize cents milles sur l'ar-rière, et dans trois jours Joshua se trouvera hors dela zone où il pourrait encore rencontrer un ice-berg. Mais où sont les autres? C'est surtout à Nigelque je. pense, tellement vulnérable sur son trima-ran. Ces trucs-là, ça peut chavirer, et tu peux tou-jours courir pour les redresser. Ça peut casser aussi.Cinq multicoques perdus l'an dernier dans leseaux australiennes, quinze morts, aucun rescapé.

Loïck et moi avions essayé de persuader Nigeld'emporter une bonne grosse scie bien affûtée,solide, avec beaucoup de voie afin qu'elle ne

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coince pas dans le bois mouillé. Ça lui aurait per-mis de couper l'un des bras en cas de chavirage etde continuer ensuite tranquillement vers une île duPacifique, sur un flotteur transformé en pirogue.Un flotteur de trimaran, ça fait une jolie pirogue,et ça doit pouvoir marcher très bien à la voile.Alain Brun et Jean Pélissier avaient construit unpetit radeau en pleine mer, avec les morceaux dugrand radeau d'Erick de Bishop qui coulait.

Pierre Auboiroux aussi avait construit un radeauminiature dans le cockpit de Néo-Vent, avec des jer-ricans et un châssis découpé dans ses tangons defoc, pour pouvoir sauver sa peau dans l'océan In-dien, alors que son bateau était sur le point de cou-ler.

Mais Nigel ne voulait pas entendre parler denotre scie grand modèle, il croyait qu'on plaisan-tait. On ne plaisantait pas, Nigel était notre copainet on voulait le revoir. Il avait quand même achetéune combinaison de plongée pour pouvoir travail-ler dans l'eau glacée sans en mourir immédiate-ment. En plus, il avait consenti à prendre un secondcanot gonflable de survie. Comme ça, si le canotamarré dehors à l'arrière était arraché par unedéferlante, il resterait un canot à l'intérieur, prèsde la descente. Et si Victress se faisait retournercomme une crêpe sans que le canot de dehors sedétache, Nigel l'aurait sous la main sans avoirbesoin de plonger dans le noir. Mais où est-il main-tenant? Comment vont les autres?

272

Moi, ça va. Mais j'ai traversé une mauvaise passeaprès le coup manqué des Falkland. J'étais trèsfatigué par l'énorme tension nerveuse liée au pas-sage du Horn et je tenais à peine debout quandJoshua est arrivé en vue du phare de Port Stanley,à l'entrée de la calanque, le 9 février, quatre joursaprès le Horn.

Je voulais attirer l'attention par des signaux demiroir et remettre alors un message au pilote,pour qu'il signale au Lloyd's le passage de Joshua.Famille et amis auraient été tout de suite rassurés.Mais c'était un dimanche, le phare semblait vide,personne n'a répondu aux petits éclats de monmiroir. Le vent était dur depuis le matin, en pleindans le nez vers la fin. J'avais lutté longtemps, unbrouillard devant les yeux par moments, pouressayer d'atteindre au moins l'entrée de la ca-lanque.

On peut ou on ne peut pas. Mais la limite estfloue parfois. J'aurais pu... mais ensuite il restaitencore seize milles -à faire dans la nuit et dans lescourants de marée pour atteindre Port Stanley,tout au fond de la calanque. Avec des rafales à vouscoucher, et des trous de calmes redoutables où ilfaut faire parfois du rase-cailloux. Tout cela pourdemander par haut-parleur ou d'un coup de lance-pierres à un gars endormi, et peut-être fin saoul cedimanche, qu'il veuille bien me signaler au Lloyd's.Ensuite, ressortir de la calanque en vomissant defatigue. Et la lune ne serait plus là pour me dire lechemin.

Trop de risques, des lucioles qui commencent àdanser devant mes yeux. Je connais ça. On s'obs-

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tine, non plus par volonté mais parce que le cer-veau est figé, comme mort, dans la direction deslucioles. On les suit toujours et... le beau voyage setermine sur un rocher à fleur d'eau. C'était tropbête, après trois caps en beauté sur la même lan-cée.

Tout ça, j'avais pu le voir distinctement dans unéclair de lucidité, je m'étais cramponné à l'éclair etavais mis vite à la cape, à un mille du phare, loindu danger. Me reposer un peu, me laisser bercerdoucement par mon bateau redevenu calme dansce vent de dingue qui soufflait force 7 bon poidssur le dur clapot du courant de marée. La cape,c'est vraiment ce qu'il y a de mieux quand on nesait plus que faire : on vire sans toucher aux

274Du 5 février au 26 mars 1969

écoutes, on laisse le foc à contre, on met la barredessous, on s'allonge dans le cockpit en fermantles yeux, et on voit alors les choses comme ellessont... l'énorme fatigue accumulée ces dernierstemps avec le Horn, le petit coup de vent pas mé-chant sur le banc de Burdwood le lendemain -pas méchant, mais avec la hantise d'un icebergéchoué sur les petites profondeurs - la veille denuit et de jour, l'atterrissage sur les Falkland avecun point attrapé par les cheveux, la brume, la fati-gue qui devient immense, s'en va brusquement, vousrenvoie au tapis avec plein d'étoiles dans le crâne.

La cape permet de tout revoir dans l'ensemble etle détail pendant que le corps, les nerfs, le cerveause détendent, retrouvent le rythme simple de lamer. Après un petit quart d'heure bien tranquille àrêver, tout était redevenu clair, tout avait retrouvéson juste poids. Et j'avais choqué les écoutes pourlaisser Port Stanley dans le sillage, je m'étais lovédans ma couchette, j'avais tout oublié, baromètre,vent, mer, bateau, voyage, tout. Plus rien que legrand repos, la seule porte ouverte. Je ne m'étaismême pas levé une seule fois dans la nuit; la grosseenveloppe fourrée contenant les lettres de mesamis cap-horniers saurait guider Joshua au largedes icebergs, s'il s'en trouvait un sur la route. Plusrien que le bruit de l'eau et du bateau que j'enten-dais au fond de moi.

Le lendemain, j'ai su vraiment à quoi ressemblel'épuisement. Un grand vide qui remet tout enquestion. Heureusement, il fallait de toute manièrecontinuer vers le nord-est pendant une dizaine de

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jours pour nous dégager de la zone des glaces.Alors, j'ai mis à la «cape morale» en attendant.C'est en lisant Monfreid, tout gosse, que j'avaisappris ce truc de la cape morale : ne plus penser,ne plus agir, ne rien décider, laisser faire le tempsqui apaise tout. Le point, la tambouille, une bonnetambouille soignée, en bavardant avec le réchaudet les casseroles, en leur demandant des tas deconseils, de longues siestes, de bons bouquins, merendormir après quelques pages, monter trois ouquatre fois par jour en tête de mât pour chercherles icebergs inexistants et contempler l'immensité,mon yoga matin et soir... que j'oubliais de tempsen temps... ne penser ni à Plymouth, ni au Paci-fique, ni à rien. Alors les toxines de la fatigue ontquitté peu à peu mon cerveau et la question de laroute à suivre ne se pose plus.

Encore quelques jours vers le nord-est pour enfinir avec la zone des glaces, et je pourrai mettre lecap à l'est, vers Bonne-Espérance, Leeuwin et lePacifique.

Nous voilà déjà loin du Horn, bien qu'encoredans la zone où une rencontre' avec les glaces neserait pas impossible. Pourtant la mer s'est beau-coup réchauffée, la brise a perdu ses dents depuisles hautes latitudes, elle est même un peu molleparfois, et il y a du calme aujourd'hui. La tempéra-ture était de 8° aux environs du Horn, douze joursplus tôt. Elle est maintenant de 25° dans la cabine.

Je profite de ce calme pour descendre vérifier lacarène, en combinaison de plongée. L'eau n'est276

pas vraiment froide, mais elle n'est pas chaude nonplus.

Beaucoup d'anatifes. Ils ont poussé serrés, de lataille d'une phalange, sur toute la partie arrière, etauraient nettement ralenti Joshua par petite erre.Il y en a aussi une variété que je ne connaissaispas, sans coquille, mesurant jusqu'à quinze centi-mètres de long. J'ai presque envie de les mangeren vinaigrette pour varier l'ordinaire mais jecrains un empoisonnement provoqué par la pein-ture sous-marine toxique, dont ils semblent se réga-ler. Je crois que les meilleures antifoulings restentsans grand effet sur les anatifes, j'en avais trouvésur toutes les carènes de yachts à la Martinique,après une traversée de l'Atlantique.

Mes anatifes géants ne prolifèrent que dans levoisinage immédiat des anodes en zinc de la partiearrière, et aux emplacements qui n'ont pu êtrepeints à l'antifouling, sous la quille. Je racle dou-cement tous ces indésirables grands et petits avecun couteau à mastic, en prenant bien soin de nepas abîmer la peinture.

Aujourd'hui, c'est comme la mi-temps d'un longmatch, une récréation spéciale. Je n'étais jamaisresté tant de mois sans nager. C'est bon de retrou-ver cette grande chose où le corps se repose, déli-vré de toute pesanteur. La crainte des requins neme hante pas. Il m'est arrivé. d'en voir, mais rare-ment, et' jamais pendant mes très nombreuses séan-ces de natation dans les mers chaudes. J'ai nagédes kilomètres en périodes de calme ou de faible

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brise, depuis mon premier départ d'Indochine surMarie-Thérèse. Quand je le fais par faible brise, jereste très près de l'étrave et un peu sous le vent,paré à remonter par la sous-barbe si le petit souffleaugmentait de façon inquiétante ou si un requinfaisait son apparition. Avec ma première Marie-

Thérèse (sans bout-dehors), je nageais contre le bordsous le vent, au point le plus bas du pont, pour lesmêmes raisons. Je laissais très rarement traîner uncordage sur l'arrière, puisque je pouvais faire despointes de cinquante mètres en moins de vingt-huitsecondes à cette époque.

Un requin animé de mauvaises intentions serepère en général au premier coup d'ceil, par sanage saccadée, nerveuse, très différente de soncomportement habituel plein de souplesse et d'in-différence. Mais la grande majorité des requinssont timides, apeurés par un mouvement brusquede l'homme. Sauf, peut-êtré, les très gros. Je les aitant fréquentés en chasse sous-marine à l'île Mau-rice que nager avec cinq mille mètres sous la quillene m'impressionne plus du tout, à condition derester sur le qui-vive, paré à grimper en vitesse.

Lorsqu'il me faut travailler sur la carène, commeaujourd'hui, j'amène habituellement les voilesd'avant et borde plat la grand-voile et l'artimonpour limiter le roulis. En un peu plus d'une demi-heure, tout a été fait tranquillement.

Ce n'était pas le cas la nuit dernière, quand laligne de loch s'est engagée dans le fletner à lafaveur d'un calme. J'avais déjà perdu six hélicesdepuis le départ (ligne coupée par usure contre leplomb) et il ne m'en restait que deux en réserve278

dans la cale, plus celle-ci, qui serait partie avantl'aube si je ne me débrouillais pas pour la libérer.Impossible avec la gaffe, j'avais essayé pendant plusde dix minutes. Deux hélices en réserve, ce ne seraitpas assez pour que le loch tourne tout le voyage,comme promis à Vion. Alors, je me suis déshabilléet j'ai plongé après de longues hésitations. Impres-sion horrible : je sentais tous les requins du mondeclaquant des mâchoires autour de moi pendantque je décrochais vite vite la ligne engagée dans lefletner. J'étais de retour sur le pont en quelquessecondes, mission accomplie, mais jurant qu'il fal-lait être complètement cinglé et que je ne recom-mencerais jamais plus une telle folie.

Les Polynésiens riraient bien, car ils pêchent lalangouste pendant les nuits sans lune, en plongée,à l'aide d'une lampe torche étanche. Pourtant... ilsdoivent savoir, eux aussi, que les requins se nour-rissent de préférence la nuit.

Ce calme est bon. Le calme est toujours bonquand on a le temps. J'amène la grand-voile etrévise quelques coutures qui ont lâché, -par ragagecontre un hauban. C'est la première fois que jereprends une couture depuis le départ. Puis je véri-fie les attaches de coulisseaux, dont plusieurs sontà remplacer (les attaches, pas les coulisseaux).

En définitive, le matériel a remarquablement bientenu depuis plus de six mois que Joshua a quittéterre. Tout est à peu près neuf, pas une drisse n'alâché, je monte au moins une fois par semaine hui-ler le portage des poulies de mât, grâce aux petits

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échelons vissés aux mâts, qui rendent ce travail sifacile. Je n'ai remplacé que l'écoute de trinquetteavant d'amorcer la descente vers le Horn. La ca-rène, débarrassée de ses anatifes âgés de quatremois et demi (je l'avais nettoyée dans l'Atlantique,après l'île Trinidad) est aussi lisse que le jour dudépart.

Joshua est enfin dégagé du pointillé rouge quimarque l'extrême limite des glaces sur la PilotChart. Plus le moindre risque, plus de veilles, il n'ya qu'à se laisser vivre, cap à l'est vers le Pacifique.Pourtant, je me sens parfois vaguement inquiet: pasune goutte d'eau n'est venue du ciel depuis bienlongtemps.

Mais les jours coulent sans histoire et la lunecommence à grandir de nouveau. Et nous voilà àmi-chemin entre le Horn et Bonne-Espérance.

Pendant la sieste, j'ai fait un rêve étrange. Loïcket Nicole Van de Kerchove étaient à Plymouth.C'était bien Plymouth, et pourtant rien ne me rap-pelait ce port. Nous bavardions du voyage. Loïckme disait que son tour du monde était terminé,mais je ne voyais pas son bateau, et Joshua se trou-vait enfermé dans un bassin. J'essayais désespéré-ment de regagner mon bord en grimpant par-dessus un toit pour pouvoir continuer le voyage.J'étais angoissé, je criais à Loïck que mon voyagen'était pas fini, et pendant ce temps Loïck se ren-dait à la gare avec Nicole.

Il paraît qu'on ne peut pas voir les traits d'un280

mort en rêve. Loïck serait donc vivant. Cela nem'étonne pas, il a un bon bateau et sait naviguer.Mais où est-il? Où est Nicole? Quand nous quit-tions Plymouth, elle terminait la construction deson cotre d'acier Esquilo et devait bientôt partirvers les Antilles. Où est-elle maintenant? Où sontBill King et Nigel ? C'est à Nigel que je pense leplus souvent, pourtant je ne l'ai jamais vu dans mesrêves. Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à Nigel...

J'allume le réchaud et prépare le thé. C'est unrite presque sacré après là sieste. L'émail de mamoque est tout jauni par les dépôts de la feuilled'Orient. Je me demande combien de milliers d'an-nées il a fallu à l'homme pour découvrir les pro-priétés apaisantes de cette plante. Et il reste encoretant à découvrir - à redécouvrir - dans desdomaines que nous ne semblons pas vouloir soup-çonner.

Un jour, nous aurons de minuscules talkies-wal-kies à piles pas plus gros qu'un paquet de cigaretteset portant à des milliers de milles, pour que lescopains puissent communiquer entre eux sans pas-ser par les oreilles des autres... Dis donc vieux, onest mouillés à huit bateaux dans un petit coin vrai-ment paisible, cinq couples ont chacun un enfant,les trois autres ont décidé de ne pas en avoir, maisc'est comme s'ils avaient chacun cinq gosses. Et noscinq enfants uniques, ils ont quatre frères et sceurs,viens vite nous rejoindre... - Et qu'est-ce que vousfaites dans ce petit coin paisible?... - On ne faitrien, on vit, simplement, on a planté des choses dansla terre et ça pousse, des patates, des taros, de lasalade, on a semé partout les graines de notre plante,

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les petites feuilles à cinq doigts poussent déjà! Et ona des livres à l'échelle planétaire écrits par de vraissavants. Viens, on n'a plus besoin de prononcer le

mot « fric » depuis qu'on est là ensemble, les autresils nous rejoindront un jour, ceux qui veulent, tu ver-ras, viens !

Le soleil se pose sur l'horizon, net, sans unebavure, rouge dans un ciel totalement dégagé. Plustard dans la nuit, j'assiste presque au coucher deVénus tant le ciel est limpide. J'avais pu faire monyoga en tenue de bain de soleil intégral, avant laméridienne. La brise force 4 était douce et tiède, jela sentais entrer en moi avec le soleil.

La vie est une chose merveilleuse quand on peutla vivre vraiment, quand seul compte l'instant pré-sent, comme pour les animaux. Je voudrais cares-ser les phoques et les pingouins des Galapagos.

J'écoute les bruits de l'eau, je lis, je bricole à .depetites choses, je dors beaucoup. Mais tout le tempsj'écoute les bruits de l'eau, quand je bricole, quandje dors, quand je ne fais rien. Le baromètre baissemais c'est sans importance car tout est bien ici,toutes les choses ont retrouvé leur place naturelle.

Il y a une semaine, Joshua recoupait la longitudequ'il avait passée le 29 septembre. Il était en routepour Bonne-Espérance et il voulait faire le tour dumonde. Maintenant, il a fait le tour du monde et ilest toujours en route pour Bonne-Espérance.

Il a fait le tour du monde... mais qu'est-ce que le282

tour du monde puisque l'horizon est éternel? Letour du monde va plus loin que le bout du monde,aussi loin que la vie, plus loin encore peut-être.Quand on entrevoit ça, on a un peu le vertige, on aun peu peur. Et en même temps ce qu'on entrevoitlà est tellement...

Tellement quoi? Je ne sais pas. Plus loin que lebout du monde...

Le coup de vent est passé au Sud, assez loind'après la houle qu'il a envoyée ici. Et dans notresecteur, la brise reste douce ou modérée, force 4 à5. Nous longeons toujours le 40e parallèle en direc-tion de l'Orient. Le soleil se lève devant l'étrave etse couche dans le sillage, comme avant. La lune abien grandi.

Rien n'a changé... L'espace et le temps n'exis-tent absolument plus, comme une sorte de satelli-sation, avec l'horizon qui est toujours là, éternel.

Je ne sais pas encore si j'essaierai de me fairesignaler en approchant Bonne-Espérance, ou si jeprendrai la sage route du Sud, au large de tout. Sij'opte pour cette seconde solution, famille et amiss'inquiéteront beaucoup, sans nouvelles depuis laTasmanie. Mais j'ai pris une telle raclée la dernièrefois, avec l'abordage du cargo noir, les avaries, lafatigue, le retard !

Ne pas penser à tout cela, ça dépendra de tropde choses que je ne connais pas encore. La flotta-bilité de Joshua me laisse un peu songeur. Il s'estconsidérablement allégé, avec seulement cent cin-quante litres d'eau dans son réservoir qui en tenaitquatre cents d'habitude, et toute la nourritureconsommée depuis plus de six mois. Les vivres ne

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posent pas de problème, il m'en reste largement.Mais l'eau?...

J'espère n'être pas obligé de m'arrêter en Aus-tralie par manque d'eau. Je pense souvent à Bom-bard ces temps-ci. Il est allé vraiment jusqu'aubout de ses tripes. J'essaie parfois de l'imaginer,sur son petit canot en caoutchouc sans abri, bu-vant de l'eau de mer, récoltant un peu de pluie dansles grains pour essayer de faire l'appoint, harpon-nant des dorades pour en extraire le jus et ne pasmourir de faim. Tout cela pendant plus de deuxmois de souffrances et d'angoisses, porté par sa foiet par sa vérité, alors que ceux du Pamir sontmorts presque tous, malgré une discipline et uneorganisation technique qui pouvaient sembler par-faites au départ. Quatre-vingts morts en quelquesjours, quelques heures parfois, après le naufragede ce navire-école. Morts de découragement. Et siles vingt-huit gars de L'Endurance écrasée dans lesglaces de la mer de Weddell sont tous revenusaprès dix mois passés sur la banquise, c'est qu'ilsavaient retrouvé ce qui unit l'âme à l'essentiel, au-delà de l'épuisement et du froid polaire. Henri etJosé Bourdens s'en sont tirés eux aussi, sur leurradeau, avec des bouts de ficelle... et autre choseen plus'.

Des milliers et des milliers d'alouettes du Capvolent dans ces parages depuis hier, jamais je n'enai vu autant, ça fait de vrais nuages parfois. Si je

1. Croisière cruelle, de Henri Bourdens, Naufragé volontaire,d'Alain Bombard, éd. Arthaud.284

n'étais pas certain d'avoir quitté depuis longtempsla zone des icebergs, une telle densité d'oiseauxm'empêcherait de dormir tranquille car je soup-çonnerais la présence de glaces pas loin. Je re-garde s'il y a des manchots. Pas de manchots. Lamer serait trop chaude pour eux. S'il y avait desmanchots, cela voudrait dire que des icebergs exis-tent. Allez, va dormir, il n'y a plus de glaces!...

Voir un iceberg par beau temps ensoleillé. C'estsûrement la plus belle chose que puisse contemplerun marin, ce diamant de mille tonnes posé sur lamer, étincelant dans le soleil des hautes latitudes.Ça me suffirait peut-être pour le reste de ma vie.

Le vent faiblit. Je m'occupe beaucoup des régla-ges de voilure, pour tirer le maximum. Mon oreilleest devenue tellement sensible au langage dubateau que je parviens à déceler des différencesinfimes dans la vitesse. La saison avance, l'au-tomne remplacera bientôt le bel été de ces derniersmois. Ne pas traîner en chemin si je ne veux pasarriver un peu tard en mer de Tasmanie, puis aularge de la Nouvelle-Zélande. Car à partir de là, ily aura encore plusieurs semaines sous les hauteslatitudes avant de pouvoir commencer à mettre duNord dans mon Orient, pour Tahiti ou les Galapa-gos.

Laquelle des deux? Tahiti ou les Galapagos ?Quand on a côtoyé si longtemps les grandes éten-dues qui vont jusqu'aux étoiles, plus loin que lesétoiles, on en revient avec d'autres yeux. Alors,j'hésite entre Tahiti - et son quai solide pour frap-per les amarres - et les Galapagos où il n'y a rien.Où il y a la paix. Où je pourrais reprendre tout

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doucement contact avec mes semblables, sans,qu'ils me brutalisent, sans que je les brutalise.

Tout me parle des Galapagos, avec les phoqueset les pingouins qu'on peut caresser... tout me parlede Tahiti où il y a les copains avec qui on peuts'engueuler de temps en temps pour ne pas perdrela main.

La chaleur des copains... la confiance sanslimites des phoques et des pingouins qui s'expri-ment dans un langage secret. Où est la vérité?

Où est ma vérité?

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Les deux tiers de l'Atlantique sont couverts. Surla carte, le Horn semble tout petit, minuscule,presque irréel dans les bruits de l'eau qui se fontplus doux car le vent mollit, encore. A peine unmurmure parfois, surtout la nuit. Et la lune conti-nue de grandir.

Je me lance dans une grande séance de trimbali-trimbala entre la cabine arrière et le carré-cuisine,pour concentrer une dernière fois tous les poidsvers le milieu du bateau. Deux heures de travailtranquille. L'air est doux, pourtant je transpireplus que la normale. J'ai l'impression de me fati-

guer un peu vite. Le manque d'entraînement, sansdoute. A force de ne rien faire et de se laisser vivre,le moindre petit effort épuise le bonhomme.

Un jour, j'avais dit à un ami qui faisait du bateauque la navigation hauturière était la plus belle curede sommeil que je connaisse. Il n'a jamais su si jeplaisantais ou pas. Moi non plus.

Mes cheveux sont devenus si longs qu'ils font desnoeuds sur le dessus de ma tête, le peigne ne peutplus y passer depuis quelques semaines. Je croyaism'être collé du goudron sur la tête en m'appuyantcontre le mât d'artimon. J'ai mis beaucoup de tempsà comprendre que c'étaient des nceuds, pas dugoudron. Ça ne me gêne pas.

Mais ce qui est vraiment étonnant, c'est quema peau soit toujours parfaitement intacte, sanssavonnage depuis si longtemps. Tiens... j'aurai faitle tour du monde sans me laver ni en éprouver lebesoin puisque mon dernier savonnage remonte auPot-au-Noir de l'Atlantique, et nous venons justede passer la longitude où Joshua était à moitiénoyé sous des trombes de pluie tiède. Cela fait pra-tiquement six mois ! Et toujours pas un bouton surla peau, jamais envie de me gratter.

Hier, vent force 7 de l'ouest-sud-ouest; mais lamer n'a pas eu le temps de se former. Elle estcalme aujourd'hui de nouveau. C'est un été excep-tionnel pour le 40e parallèle. Le vent tombe.

Je passe encore par-dessus bord le jerrican devingt kilos contenant le ciment et le plâtre destinésaux réparations sous l'eau en cas de déchirurecontre un iceberg. (Voir en appendice la rubrique« Réparations ».) Il n'y aura plus d'icebergs, inutile

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d'encombrer Joshua de ce poids qui prend de laplace et gêne la concentration des choses indispen-sables. Je malaxe distraitement la motte d'argile,inutile, elle aussi, maintenant que le plâtre et leciment ne sont plus là.

Etrange... cette chose douce et tiède que je pétrisdans mes mains, et dont j'avais oublié la consis-tance. Je l'approche de mon visage. Son odeur mepénètre lentement d'abord... et ensuite je ne saisplus très bien ce qui se passe, la terre entière entreen moi, comme un éclair.

Je revois ma nourrice chinoise lorsqu'elle m'ap-prenait, enfant, à me coucher face contre terrequand j'étais épuisé par un effort trop violent ouque j'étais méchant. Et plus tard, quand j'aigrandi, elle me disait que la terre donne sa force etsa paix à ceux qui l'aiment et savent reconnaîtreson haleine.

Le vent revient très doux, la mer est calme, trèscalme, et l'eau le long du bord chante sur uneseule note. J'écoute. Il y a des mois et des mois quej'écoute.

Est-ce que la terre vit? Bien sûr, puisque lesplantes vivent. Elles respirent, elles entendent,elles sentent, elles peuvent être heureuses ou mal-heureuses, comme nous. Un homme de science l'aprouvé d'une manière irréfutable. Il s'était proba-blement aidé d'un microscope électronique. Maisil avait ajouté quelque chose à lui, en plus du mi-croscope électronique, sans quoi il n'aurait jamaisrien compris.288

J'écoute les bruits de l'eau et je pétris ma motted'argile et je sais que la terre vit. Elle vit sur unrythme très lent, très profond, très puissant, trèspaisible. Un rythme trop différent du nôtre pourque nous puissions mesurer cette vie. Mais elle vitvraiment.

Le soleil chauffe doucement mon corps étendudans le cockpit. Derrière mes paupières, je revoisla terre telle que je l'aime, celle qui sent la terre,celle où l'on peut vivre. Et je revois la page la plusbelle et la plus terrible des Raisins de la colère, oùSteinbeck montre le viol de la terre par un mons-tre. Ce monstre qui est entré en l'homme.

Dans mon Asie natale, les gens se saluent en joi-gnant les mains contre la poitrine, exactementcomme lorsqu'on s'adresse à une divinité. Et çaveut dire simplement : « Je salue le dieu qui est entoi. »

Et dans les contes de la terre d'Asie, il y a aussile Monstre qui essaie de tuer le dieu qui est ennous. Mais il ne peut rien lui faire tant qu'on aimela terre, parce que le dieu qui est en nous est uneparcelle de terre, toute la terre le protège. Manourrice chinoise me disait aussi que la terre nepouvait pas protéger ce dieu qui est en nous si onne la respectait pas.

Elle disait beaucoup de choses encore. Je necomprenais pas très bien tout ça, je croyais quec'étaient des contes.

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Le vent revient bien frais, l'étrave gronde le jouret la nuit, tout le ciel est à moi, toute la mer est àmoi, et toute la terre aussi. Je suis tellement heu-reux que je voudrais le dire à mes amis qui sontrestés là-bas, ne pas le garder pour moi tout seul,leur dire comment c'est ici, en mer, après si long-temps. Si longtemps qu'on ne se souvient presqueplus. Et c'est ça qui compte, ce qui reste quand onne se souvient presque plus.

Les photos de mes enfants sur la cloison de lacouchette sont floues devant mes yeux, Dieu saitpourtant que je les aime. Mais tous les enfants dumonde sont devenus mes enfants, c'est tellementmerveilleux que je voudrais qu'ils puissent le sentircomme je le sens.

J'ai trouvé un petit temple d'une époque oubliée,perdu dans la forêt, très loin. Je suis resté long-temps tout près de lui, tout seul, pour déchiffrer lessignes gravés sur sa pierre. Il ne me restait plusrien des choses que j'avais emportées, je me nour-rissais de racines et de miel sauvage pour pouvoirrester près du temple le temps qu'il fallait, et trou-ver. Alors, peu à peu, très lentement, un nom est

sorti de la pierre pour me dire d'aller encore, dechercher la vraie chose à l'intérieur des choses,plus loin.

Mais comment leur dire?Comment leur dire que les bruits de l'eau et les

bruits du silence et les bulles d'écume sur la mer,c'est comme les bruits de la pierre et du vent, çam'a aidé à chercher ma route. Comment leur diretoutes ces choses qui n'ont pas de nom... leur direqu'elles me conduisent vers la vraie terre?

Le leur dire sans qu'ils aient peur, sans qu'ils mecroient devenu fou.

19

Le temps de choisir

25 février.

Bonne-Espérance est à deux semaines, si çacontinue au rythme de ces jours derniers, troissemaines au maximum.

Coup de vent modéré de nord-ouest et très fortepluie dans les grains avec des volées d'embruns. Jeréussis quand même à ramasser cinquante litresd'eau, moitié de jour, moitié de nuit, soit encorevingt jours d'autonomie supplémentaires. Mais lemoral n'y est plus.

Je ne sais pas comment leur expliquer mon besoinde continuer vers le Pacifique. Ils ne comprendrontpas. Je sais que j'ai raison, je le sens profondément.Je sais exactement où je vais, même si je ne le saispas. Comment pourraient-ils piger ça? Pourtant,c'est tout simple. Mais ça ne s'explique pas avec desmots, ce serait totalement inutile d'essayer.

Le crachin s'est arrêté. Le soleil se lève, très purdevant l'étrave. C'est mauvais signe, sous leshautes latitudes.

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Je suis vraiment fatigué, pas dormi de la nuit. Ily a quelque chose de mal emmanché dans le ciel.

Le ciel est bleu partout maintenant, le vent frais,du sud-ouest, et le baromètre bien sage. Le signede l'aube était faux. Je devrais être heureux que lebeau temps soit revenu si vite. Mais je ne sais plusou j en suis.

Françoise et mes enfants sauront-ils sentir queles règles du jeu ont changé peu à peu, que lesanciennes ont disparu dans le sillage pour laisserla place à de nouvelles, d'un autre ordre? Et ça, jene peux absolument pas l'exprimer. Il faudrait desheures et des heures au coin du feu...

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27 février.Parcouru 94 milles. Ciel bleu et mer bleue.

Néant.

28 février.J'abandonne... mon instinct me dit que c'est la

sagesse.Depuis une semaine, j'avais le moral en dents de

scie. Je me sentais fatigué physiquement. Monappétit avait diminué, la fatigue accumulée sousles hautes latitudes et au passage du Horn ne s'étaitpas vraiment éliminée.

Pendant le petit coup de vent modéré, il y a trois

jours, j'avais passé la journée sur le pont pourrécupérer le plus possible d'eau de pluie. Celam'avait épuisé. Ce n'était qu'un coup de vent trèsmodéré, pas plus de force 8, de l'arrière. Pourtantj'avais les jambes comme du coton, et je me sou-viens m'être posé cette question : « Pourras-tu tenirencore quatre mois jusqu'à Tahiti, dont trois sousles hautes latitudes, avec encore deux grands capsà passer, et des coups de vent qui ne seront plusdes coups de vent d'été? Souviens-toi de Tahiti-Ali-cante, de ce coup de vent formidable qui avait durésix jours... Souviens-toi, dans Le Vieil Homme et lamer, il se posait une question assez semblable. Etsa réponse était: .« Parce que je suis allé trop loin. »

Je sens que mes forces faiblissent, j'ai besoin dusoleil de l'Alizé si je ne veux pas tomber malade.J'ai besoin de sentir couler sur mon corps desseaux d'eau tiède, celle de l'Alizé. J'ai besoin dem'étendre sur le pont pour que le soleil entre enmoi et me donne sa force. Il faut que le soleil soitchaud, très chaud, qu'il puisse pénétrer jusqu'àmes os. J'en ai besoin.

J'ai besoin d'autre chose aussi : rassurer lesmiens, car ils resteraient encore sans un signe pen-dant des mois si je continuais vers le Pacifique. Jene pourrais vraiment pas prendre le risque d'aug-menter ma fatigue en approchant de terre pourremettre du courrier au passage de Bonne-Espé-rance, ni en Tasmanie. Et de toute manière, qu'est-ce que je leur dirais ?...

Et puis, je voudrais revoir ma mère. Je ne saispas quand je pourrai l'embrasser si j'atterris dansle Pacifique. Le Pacifique est si loin de la France, il

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26 février.Parcouru 172 milles. Ciel couvert et mer grise.

Néant.

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se repose... cordages de mouillage, peinture, you-you, voiles de rechange que j'avais en trop pour cevoyage mais dont Joshua aura besoin plus tard,ancres, chaînes, anodes en zinc, et même le petitmoteur de quarante-cinq kilos, bien commode pourchanger de mouillage par calme plat. Je pensaisabandonner carrément tout ce matériel, demanderà Jim de le vendre ou de le donner, et me rééquiperlentement à Tahiti. Plus facile à dire qu'à faire...

Et je ne sais même pas si je voudrai aller àTahiti, une fois le Pacifique atteint. Je continueraipeut-être jusqu'aux Galapagos, pour les phoques etles manchots, porté par l'instinct. Alors, je n'auraismême pas un pot de peinture pour les soins indis-pensables à donner à mon bateau, même pas unmouillage sérieux puisque j'ai jeté la glène denylon 20 mm avant le premier passage de Bonne-Espérance. Pas de youyou pour aller à terre, ni dequoi en construire un avec les moyens du bord. Etaucune possibilité de me réapprovisionner, là-bas,au bout du monde.

Fatigue excessive pour moi, inquiétude, angoisseet chagrin pour ma famille et mes amis, besoin derevoir ma mère, soins à Joshua... il faut mettre lecap au Nord vers l'Europe. Là, je pourrai toutfignoler pour un autre départ sur les Galapagos etles îles du Pacifique, avec Joshua remis à neuf,bien équipé en ancres, cordages, vivres et matériel.

Je pense aussi à mes films. Quatre-vingt-douzebobines de trente mètres utilisées. Presque tout lestock. J'espère qu'elles se sont bien conservées...Mais si j'attendais trop, peut-être seraient-elles per-dues à jamais. Et il y a tant de choses dans ces

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est si vaste... le temps y prend une autre dimen-sion.

Je pense aussi à Joshua. Son guindeau est à Ply-mouth chez Jim et Elizabeth, avec une quantitéd'autres choses indispensables pour un bateau qui

images. Tant de choses vraies que j'aimerais fairepartager aux autres.

Cap au Nord ! Ce n'est pas de l'abandon, c'est lasimple sagesse , au lieu d'avaler le morceau en uneseule fois, en risquant de m'étouffer et d'étoufferles miens, eh bien, je l'avalerai en deux fois.

Le vent passe à l'est-nord-est, force 3. Encore unsigne du ciel, ce vent contraire pour Bonne-Espé-rance... et favorable pour la route d'Europe. Jesuis partant pour me faire signaler au Lloyd'spar l'île Tristan da Cunha, toute proche, à peinequatre-vingt-dix milles dans le nord-ouest. J'y seraidemain !

Non... je n'en ai pas la carte à grande échelle. Ceserait trop bête de prendre un risque avec les récifsqui débordent cette terre.

Sainte-Hélène est à treize cents milles. Rien qu'àregarder la carte, je peux sentir toute la douceurde l'Alizé dans la cabine. Çà me caresse, c'est bon,c'est doux. Je regarde un peu plus vers le Nord.Ascension, dix-sept cents milles, presque sur laroute directe. Alors, mieux vaut Ascension. Si jeme débrouille bien avec le ciel pour crocher l'Alizésans tarder, je devrais toucher Ascension dansdeux • semaines au maximum, 'en dormant vingtheures par jour si ça me fait plaisir.

Deux semaines ! Quel soulagement pour tous lesmiens ! Et pour moi donc !

Je me sens bien, maintenant qu'une décision rai-sonnable pour tous a été prise.

Je rêve du soleil de l'Alizé, de sa mer tiède où je298

nagerai à la première journée de calme. Nager...nager... je nagerais des jours et des jours sansm'arrêter.

Peut-être Sainte-Hélène au lieu d'Ascension. J'aile temps de voir, d'ici là. Peut-être même très long-temps à Sainte-Hélène. Cette île est tellementbelle. Mais peut-être que je choisirai. Ascension, àcause de son immense plage toute blanche et doréeensemble, pleine de tortues et de soleil. On verra,on a le temps, on n'est pas pressé de choisir.

Avoir le temps... pouvoir choisir... ne pas savoiroù l'on va, et y aller quand même, bien tranquille,sans soucis, sans plus se poser de questions.

20

Le tournant

J'ai remis le cap vers le Pacifique... la nuit der-nière a été trop pénible, je me sentais devenir vrai-ment malade à l'idée de regagner l'Europe. J'étaisphysiquement fatigué par le Horn, le moral a suivila même pente et flanché quand j'ai décidé d'aban-donner.

Certes, il y avait des raisons valables, sérieuses.Mais est-ce la sagesse que de se diriger vers un lieuoù l'on sait qu'on ne retrouvera pas sa paix?Sainte-Hélène ou l'Ascension, oui... et je ne meserais pas arrêté, j'aurais cravaché dans l'Alizé, jeme serais dit : « C est vraiment trop bête, autant faireun petit effort pour essayer de ramasser le prix duSunday Times, et repartir tout de suite après... » Jeconnais l'engrenage !

Il y a risque à vouloir atteindre Tahiti sansescale. Mais le risque serait bien plus grand vers leNord. Plus j'en approcherais, plus je deviendraismalade. Si je ne tiens pas le coup physiquement

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vers le Pacifique, il y aura toujours une Ile, quel-que part.

L'Ile Maurice... une île pleine d'amis de l'océanIndien, juste après Bonne-Espérance. Mais je tien-drai le coup jusqu'au Pacifique, je sens que jepeux, et que ça en vaut la peine.

Ma mère... elle a une morale tellement élevée,une vie intérieure si riche ! Je sais qu'elle ne se ferapas de souci et que je la reverrai. Mais il ne faudrapeut-être pas que j'aille aussi loin que les Galapa-gos. Françoise et mes enfants : ils tiendront lecoup, eux aussi.

Je n'en peux plus des faux dieux de l'Occidenttoujours à l'affût comme des araignées, qui nousmangent le foie, nous sucent la moelle. Et je porteplainte contre le Monde Moderne, c'est lui, le Mons-tre. Il détruit notre terre, il piétine l'âme deshommes.

- C'est pourtant grâce à notre Monde Moderneque tu as un bon bateau avec des winches, desvoiles en tergal, une coque métallique qui te laisseen paix, soudée, étanche et solide.

- C'est vrai, mais c'est à cause du Monde Mo-derne, à cause de sa prétendue « Civilisation », àcause de ses prétendus « Progrès » que je me tireavec mon beau bateau.

- Eh bien, tu es libre de te « tirer », personne net'en empêche, tout le monde est libre, ici, tant queça ne gêne pas les autres.

- Libre pour le moment... mais un jour pluspersonne ne le sera si les choses continuent sur lamême pente. Elles sont déjà inhumaines. Alors, il ya ceux qui partent sur les mers, ou sur les routes,302

pour chercher la vérité perdue. Et ceux qui ne peu-vent pas, ou qui ne veulent plus, qui ont perdujusqu'à l'espoir. La «Civilisation occidentale» de-venue presque entièrement technocratique n'estplus une civilisation.

- Si on prenait l'avis des gens de ton espèce,plus ou moins vagabonds, plus ou moins va-nu-pieds, on en serait encore à la bicyclette !

- Justement, on roulerait à bicyclette dans lesvilles, il n'y aurait plus ces milliers .d'autos avecdes gens durs et fermés tout seuls dedans, on ver-rait des garçons et des filles bras dessus bras des-sous, on entendrait des rires, on entendrait chan-ter, on verrait des choses jolies sur les visages, lajoie et l'amour renaîtraient partout, les oiseauxreviendraient sur les quelques arbres qui restentdans nos rues et on replanterait les arbres tués parle Monstre. Alors on sentirait les vraies' ombres etles vraies couleurs et les vrais bruits, nos villesretrouveraient leur âme et les gens aussi.

Et tout ça, je sais très bien que ce n'est pas unrêve, tout ce que les hommes ont fait de beau et debien, ils l'ont construit avec leurs rêves... Mais là-bas, le Monstre a pris le relais des hommes, c'estlui qui rêve à notre place. Il veut nous faire croireque l'homme est le nombril du monde, qu'il a tousles droits, sous prétexte que l'homme a inventé lamachine à vapeur et beaucoup d'autres machines,et qu'il ira un jour dans les étoiles s'il se dépêchequand même un peu avant la prochaine bombe.

Mais il n'y a pas de souci à se faire là-dessus, leMonstre est bien d'accord pour qu'on se dépê-

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che... il nous aide à nous dépêcher... le tempspresse... on n'a presque plus le temps... Courez!courez!... ne vous arrêtez surtout pas pour penser,c'est moi le Monstre qui pense pour vous... courezvers le destin que je vous ai tracé... courez sans vousarrêter jusqu'au bout de la route où j'ai placé laBombe ou l'abrutissement total de l'humanité...on est presque arrivés, courez les yeux fermés, c'estplus facile, criez tous ensemble : Justice - Patrie -Progrès - Intelligence - Dignité - Civilisation...Quoi ! tu ne cours pas, toi... tu te promènes sur tonbateau pour penser!... et tu oses protester dans tonmagnétophone!... tu dis ce que tu as dans le cceur...Attends un peu, pauvre imbécile, je vais te faire des-cendre en flammes... les gars qui se fâchent touthaut c'est très dangereux pour moi, je dois leur fer-mer leurs gueules... s'il y en avait trop qui sefâchaient, je ne pourrais plus faire courir le bétailhumain selon ma loi, les yeux et les oreilles bouchéspar l'Orgueil, la Bêtise et la Lâcheté... Je suis presséqu'ils arrivent, satisfaits et bêlants, là où je lesmène...

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Les choses violentes qui grondaient en moi sesont apaisées dans la nuit. Je regarde la mer et elleme répond que j'ai échappé, à un très grand dan-ger. Je ne veux pas trop croire aux miracles...pourtant il y a des miracles dans la vie. Si le tempsétait resté mauvais quelques jours de plus avec desvents d'Est, je serais très au nord maintenant, j'au-rais continué vers le nord, croyant sincèrementque c'était mon destin. En me laissant porter parl'Alizé, comme dans un courant facile sans tour-billons ni choses mauvaises. En croyant que c'étaitvrai... et en me trompant. Les choses essentiellestiennent parfois à un fil. Alors peut-être ne doit-onpas juger ceux qui abandonnent et ceux qui n'aban-donnent pas. Pour la même raison... le fil dumiracle. J'ai failli abandonner. Pourtant je suis lemême, avânt comme après.

Dieu a créé la mer et il l'a peinte en bleu pourqu'on soit bien dessus. Et je suis là, en paix,l'étrave pointée vers l'Orient, alors que j'aurais pume trouver cap au Nord, avec un drame au fond demoi.

Le temps est beau, le sillage se déroule douce-ment. Assis en tailleur dans le cockpit, je regardela mer en écoutant la note qui chante contrel'étrave. Et je vois une petite mouette posée surmon genou.

Je n'ose pas bouger, je n'ose pas respirer tant j'aipeur qu'elle s'envole et ne revienne plus. Elle esttoute blanche, presque transparente, avec des yeuxnoirs très grands et un bec très fin. Je ne l'avaispas vue venir, je n'avais pas perçu le battementplus rapide de ses ailes lorsqu'elle s'est posée. Mon

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corps est nu sous le soleil, pourtant je ne la senspas sur la peau nue de mon genou. Elle ne pèseaucun poids perceptible.

Lentement, j'approche la main. Elle me regardeen se lissant les plumes. J'approche encore lamain. Elle cesse de lisser ses plumes et me regardesans crainte. Et ses yeux semblent me parler.

J'approche encore un peu la main... et je com-mence à lui caresser doucement le dos, tout dou-cement, comme ça. Alors elle me parle, et jecomprends à ce moment-là que ce n'est pas unmiracle mais une chose tout à fait naturelle. Et elleme raconte l'histoire du Beau Voilier chargé d'êtreshumains. Des centaines de millions d'êtres humains.

Au départ, il s'agissait d'un long voyage d'explo-ration. Ces hommes voulaient savoir d'où ils ve-naient, où ils allaient. Mais ils ont complètementoublié pourquoi ils sont sur ce bateau. Alors, peu àpeu, ils ont engraissé, ils sont devenus des passa-gers exigeants, la vie de la mer et du bateau ne lesintéresse plus. Ce qui les intéresse, c'est leur petitconfort. Ils ont accepté de devenir médiocres, etlorsqu'ils disent : « C'est la vie », ils acceptent de serésigner à la veulerie.

Le capitaine s'est résigné, lui aussi, parce qu'il apeur d'indisposer ses passagers en virant de bordpour éviter les récifs inconnus qu'il perçoit du fondde son instinct. La visibilité baisse, le vent aug-mente, le Beau Voilier continue au même cap. Lecapitaine espère qu'un miracle se produira pour306

calmer la mer et permettre de virer de bord sansdéranger personne.

Le soleil est monté jusqu'à la méridienne. Il apassé la méridienne, et je n'ai toujours pas bougé.Maintenant, ma mouette dort sur mon genou.

Je la connais depuis longtemps. C'est la GoéletteBlanche, elle vit sur toutes les 11es où le soleil est ledieu des hommes. Elle part en mer le matin etregagne toujours son Ile le soir. Alors, il suffit de lasuivre. Et elle est venue m'avertir à plus de septcents milles aujourd'hui, pourtant elle ne s'éloignepas à plus de trente ou quarante milles d'habitude.Je l'avais cherchée en vain dans l'océan Indienpendant que Marie-Thérèse courait vers les récifs.Et j'avais perdu mon bateau dans la nuit.

La vérité, c'est que je dormais l'après-midi dansle confort de ma cabine quand la Goélette Blanchevoulait me montrer l'Ile cachée derrière ses récifs.

Alors elle se réveille et me raconte encore leBeau Voilier où bon nombre d'hommes sont restésdes marins. Ceux-là ne portent pas de gants, pourmieux sentir la vie des cordages et des voiles, ilsmarchent pieds nus et conservent le contact avecleur bateau si grand, si beau, si haut, dont les mâtsarrivent jusqu'au ciel tout là-haut. Ils parlent peu,observent le temps, lisent dans les étoiles et dans levol des mouettes, reconnaissent les signes que leurfont les dauphins. Et ils savent que leur Beau Voi-lier court à la catastrophe.

Mais ils n'ont pas accès à la barre ni auxcabillots, tas de va-nu-pieds tenus à longueur degaffe. On leur cuit qu'ils sentent mauvais, on leurdit d'aller se laver. Et plusieurs ont été pendus

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pour avoir tenté de border les écoutes des voilesd'arrière et choquer celles des voiles d'avant afinde modifier au moins un peu le cap.

Le capitaine attend le miracle, entre le bar et lesalon. Il a raison de croire aux miracles... mais il a'

oublié qu'un miracle ne peut naître que si leshommes le créent eux-mêmes, en y mettant leurpropre substance.

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C'est un été prodigieux pour ces latitudes, j'aitoutes les chances dans ma main depuis le départ,tous les miracles ensemble, et je rêve ma vie dansla lumière du ciel en écoutant la mer. Cela fait desmois et des mois que je rêve ma vie, pourtant je lavis vraiment.

Pendant dix jours la brise restera faible, avec descalmes parfois prolongés à part un coup de ventmodéré de sud-est pris à la cape d'abord, puis au

près quand le vent a molli. Puis du calme encore,et des petites brises. Très souvent le soleil se cou-chera rouge.

J'ai longuement bavardé avec mes amis. Plusieursminicassettes pleines de choses. De toutes les cho-ses. Le bon et le mauvais, les coups de vent, lessoleils couchants, les mouettes, les dauphins, leHorn, la solitude, l'amour aussi. Les choses sim-ples de la mer où j'englobe tous les hommes, où jerefuse tout en bloc. Sans renier l'homme.

Encore deux jours peut-être, et nous seronsdevant le port de Capetown, avec la montagne dela Table toute droite au-dessus de nous. J'écoute lanote qui chante sur l'étrave. Une autre note grondeen sourdine, à cause de la très légère houle de sud-est qui subsiste du dernier coup de vent. Jen'écoute pas la note qui gronde, j'entends seule-ment celle qui chante comme un ruisseau clair encoulant le long de l'étrave, c'est la plus belle et laplus vraie, j'ai choisi la meilleure part.

La montagne de la Table est visible dans le loin-tain, à trente milles environ. La météo de Cape-town annonce du brouillard pour la nuit. Enattendant, le ciel est d'une limpidité absolue, avecce vent léger du sud-sud-est sur le point de tombercomplètement. Je sens qu'il passera au nord-ouestléger dans la nuit, et le brouillard viendra alors.

Cormorans et fous de Bassan convergent vers laterre. Ils auront rejoint leurs nids au coucher dusoleil pour donner la becquée aux petits. Je songeà mes enfants. Je sais qu'ils comprendront. Fran-

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Dessin de l'auteur

çoise aussi. Et je suis là, tout seul, avec la grandepaix tendre et chaude. Et toute l'humanité est là,amicale, dans la cabine où la petite lampe est déjàallumée.

Tout est en ordre. Je sens une grande paix, unegrande force en moi. Je suis libre. Libre comme jen'ai jamais été. Uni à tous pourtant, mais seul enface du destin.

C'est l'aube. Le brouillard s'est dissipé. Les mai-sons de Capetown sont bien visibles, très procheset si lointaines. De grandes bouffées chaudes tra-versent la baie, venues de tous ces foyers. Puis c'estle froid, l'indifférence... puis la chaleur encore.Comme des vagues.

Je referme le jerrican en plastique. Dedans, j'aimis les minicassettes, dix bobines de film couleur16 mm et deux bonnes poignées de pelliculesphoto, dont le journal de bord. S'il m'arrivait unaccident, mon éditeur aurait tous les éléments pourécrire le bouquin à ma place. Et ma famille seraità l'abri.

Brusquement, la grande vague arrive, brûlante,me recouvre et appuie de toute sa force. Une envieirrésistible de m'arrêter à Capetown, me reposerdeux ou trois mois dans ce yacht-club si sympa-thique où j'ai déjà passé un an avec Henry. M'ar-rêter...

Il y a longtemps, longtemps, les Indiens tuaientles Blancs qui pénétraient dans leur forêt. Et lestrappeurs blancs allaient toujours plus loin dans laforêt, même si c'était leur destin de se coucher unjour au pied d'un arbre, percés de flèches silen-31 0

cieuses. Certains étaient épargnés. Ils ne savaientpas pourquoi. Personne ne savait pourquoi. Ceux-là, les Indiens les laissaient partir avec les four-rures précieuses qu'ils étaient venus chercher aucoeur de la forêt profonde. Alors les gens parlaientde miracle ou de trahison.

Eux ne disaient rien. Ils avaient appris le silenceen écoutant les signes magiques sur les pistes secrè-tes. Pourtant ils avaient parfois peur d'aller troploin. Et leur pas souple et silencieux les conduisaittoujours plus loin au coeur profond de la forêt.

Bien sûr, je vais continuer vers le Pacifique. Jene me souviens plus qui disait : « Il y a deux chosesterribles pour un homme: n'avoir pas réalisé sonrêve... ou l'avoir réalisé. »

Peut-être arriverai-je à dépasser mon rêve,entrer à l'intérieur de lui, là où se trouve la vraiechose, la seule fourrure qui soit vraiment pré-cieuse, celle qui donne chaud pour toujours, àjamais. La trouver ou ne plus revenir, peut-être.

La petite vedette arrive. Je l'avais appelée avecun rayon de soleil dans le miroir de Tasmanie. Deloin je la croyais noire, elle approche et elle estbleue. Je mets en panne, voiles à contre et barredessous. Je prépare le haut-parleur à piles pour luidemander de ne pas accoster. La mer .est platedans la baie... mais un hauban, cela s'arrache faci-lement si on frotte dessus avec quelques tonnes devedette.

Je lance le jerrican. Un matelot l'attrape au vol.Le patron est un shipchandler. Je lui demande s'il

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peut porter d'urgence le colis au consul de France.Il me promet de le faire tout de suite. Je lui de-mande s'il a des nouvelles de ceux de la longueroute. Il me répond que quatre se sont fait étendre.Mais il ne connaît pas les noms. A-t-il entendu par-ler d'un trimaran? Il ne sait pas. Bon Dieu, pourvuque Nigel...

Et voilà, c'est déjà fini, la vedette repart versl'entrée de la digue. Le consul de France enverra lejerrican à mon éditeur.

Je repasse les écoutes du bon côté, et mets le capsur un grand pétrolier à l'ancre dans la baie.Flac 1... en plein dans la passerelle. C'est un mes-sage au lance-pierres à câbler pour Robert, duSunday Times

« Cher Robert, le Horn a été arrondi le 5 février etnous sommes le 18 mars. Je continue sans escalevers les îles du Pacifique parce que je suis heureuxen mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »

Le projectile à peine envoyé, me voilà pris d'unelégère inquiétude. Comprendront-ils là-bas ? Il yavait une fois un mot de passe. C'était « Esope ». Lasentinelle avait compris « Et zob » !

Ne vous inquiétez pas, même si vous ne compre-nez pas très bien, ne vous inquiétez pas, vous nepouvez pas tous comprendre à quel point je suisheureux en ce moment sur le bout-dehors enregardant mon bateau courir à plus de 7 noeudsavec un grand arc-en-ciel sous le vent de l'étravepour doubler Bonne-Espérance.

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Bonne-Espérance est doublé dans les bruits del'eau, les bruits du vent, le chant de toutes lesétoiles et de tous les soleils et de tous les clairs delune ensemble, le combat et l'amour de l'homme etdu bateau avec le vieil océan sur les vagues sigrandes et les signes magiques venus du coeur pro-fond de la mer profonde.

La terre s'éloigne. Et maintenant c'est une his-toire entre Joshua et moi, entre moi et le ciel, unebelle histoire à nous tout seuls, une grande histoired'amour qui ne regarde plus les autres.

La terre est loin, loin, loin... plus loin que le boutdu monde. Une belle histoire à nous tout seuls,dans les bruits du bateau qui court à l'horizon surles bruits de la mer et la lumière du ciel. Alors nevous inquiétez plus, là-bas, même si Joshua devaitpoursuivre sa route au-delà, très au-delà des caps,guidé par une mouette.

Mais vous, là-bas, quand vous voyez les mouet-tes, donnez-leur un peu de votre chaleur, elles enont besoin. Et vous aussi, vous avez besoin d'elles,elles volent dans le vent de la mer et le vent de lamer repasse sur la terre, toujours.

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Du 25 mars au 5 mai 1969En pointillé: la première traversée de Joshua

du 21 octobre au 30 décembre 1968

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Écoute, Joshua...

Coups de vent épuisants, lames dangereuses,nuages sombres qui courent au ras de l'eau et por-tent toute la tristesse du monde, tout son découra-gement.

On continue quand même, peut-être parce qu'onsait qu'il faut continuer, même si on ne comprendplus pourquoi.

Ciels limpides, couchers de soleil couleur de sang,couleur de vie, sur une mer qui étincelle de puis-sance et de lumière, et vous donne toute sa force,toute sa vérité.

Alors on sait pourquoi on continue, pourquoi onira jusqu'au bout. Et on voudrait aller encore plusloin.

Bruits de l'eau... bruits de l'eau... bruits del'eau...

Autrefois l'Alchimiste pétrissait la matière pen-dant longtemps, longtemps, longtemps. Très long-temps, très longtemps, très longtemps. Et les genscroyaient qu'il voulait fabriquer la Pierre Magique,celle qui change les Choses en Or.

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Ce que cherchait l'Alchimiste en vérité, ce n'étaitpas la Pierre Magique, celle qui change les Chosesen Or. C'était seulement la transformation del'Alchimiste lui-même, par le temps et la patienceet par le temps encore. Et parfois, l'Alchimisteallait trop loin.

Mais sous les hautes latitudes, si l'homme estécrasé par le sentiment de sa petitesse, il est portéaussi, protégé, par celui de sa grandeur. C'est là,dans l'immense désert de l'océan Austral, que jesens pleinement à quel point l'homme est à la foisun atome et un dieu.

Et quand je monte sur le pont à l'aube, ilm'arrive de hurler ma joie de vivre en regardant le

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Du 5 mai au 21 juin 1969En pointillé : première traversée de Joshua

du 17 décembre 1968 au 4 février 1969,

ciel blanchir sur les longues traînées d'écume decette mer colossale de force et de beauté, qui par-fois cherche à tuer. Je vis, de tout mon être. Ce quis'appelle vivre. Et peut-être faut-il aller plus loinencore en regardant la mer.

On peut la regarder pendant des heures et desjours et des semaines et des mois. Et des annéespeut-être. Et on peut voyager très vite et très loinavec elle et dans elle. Il suffit pour cela de poser leregard sur une vague. Une vague pas trop petite etpas trop grosse, juste la taille qu'il faut. Alors ellenous emmène à sa plage et on revient sur le bateauquand on en a envie. On peut choisir, en disant à lavague d'aller sur du sable blanc ou sur du sablenoir. Ou bien sur du corail de la couleur qu'onveut, ou sur des rochers lisses avec des algues vertes,comme on veut. Tout ce qu'on veut.

On peut rester sur le dessus ou le dedans de lavague, et même complètement à l'intérieur d'elleet faire avec elle alors dix fois le tour du monderien qu'à regarder les nuages et le soleil et la luneet les étoiles par-dessus les nuages, avec la vagueet dans la vague, sans rien faire d'autre que regar-der et sentir. Mais on peut aussi prendre un rayonde lune à l'instant où il ricoche dans la mer et sefaire déposer par lui sur la terre et courir la-cam-pagne et respirer les arbres et les choses de la terreet revenir à bord pour regarder la lune, juste laregarder et penser avec elle en respirant encorel'odeur de la terre et des choses du ciel.

Et tout cela est facile, il suffit de regarder la mer,de bien choisir la vague, juste de la taille qu'il faut,et de prendre le temps de voir dans la mer.

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Alors... j'ai failli aller trop loin, après la Nou-velle-Zélande. Je regardais si souvent vers le Horn,là où il y a d'autres vagues encore. Je regardaisla courbe immense tracée sur le petit globe duDamien. Et j'étais fasciné par les vagues et par leglobe. Et je tenais tout ensemble dans mes mainset je ne me souvenais plus de rien.

Rien que la mer et le globe avec les vagues dansla mer. Et quelquefois j'essayais de réfléchir unpeu devant la mer immense. Et je savais encoremoins ce qu'il fallait faire.

Mais j'ai senti avec une grande netteté que Joshuame disait quelque chose. Alors on a mis ensemblele cap vers le Nord. Et j'ai senti que c'était bienainsi que le voulait Joshua.

Et nous avons retrouvé ensemble l'Alizé du Paci-fique, pour chercher l'Ile, dans l'Alizé.

Le beau voyage est presque au bout du longruban d'écume. Et moi, je suis presque au bout demoi-même. Et Joshua aussi.

Là-bas dans le Sud, c'était l'automne, puis l'hiverdéjà. Huit coups de vent depuis'Bonne-Espérance,en trois mois. Et deux chavirages dans l'océanIndien, avant l'Australie. Deux encore dans le Paci-fique, après la Nouvelle-Zélande passée à tâtonsdans le noir, et sans dauphins cette fois.

Pas d'avaries, sauf quatre voiles défoncées audernier chavirage. Et aussi trois haubans cassés,juste sous la cosse, à la courbure de la cosse. Ça, cen'étaient pas vraiment des avaries, puisque j'ai318

réparé facile et solide avec des bouts de chaîne etdes serre-câbles pour reprendre la longueur.

Mais les haubans sont fatigués dans l'ensemble,Joshua est fatigué lui aussi. Moi, je ne sais pas si jesuis fatigué ou pas, ça dépend comment on re-garde les choses. Et il faudra que je fasse ses yeuxà mon bateau, quand nous serons arrivés ensembledans l'Ile paisible de l'Alizé, là où on a le temps defaire les choses qui comptent. Et je ne risque plusd'aller trop loin, ni pas assez. Car le rêve est alléd'abord jusqu'au bout du rêve... ensuite il adépassé le rêve.

La Goélette Blanche plane au-dessus du mât enjouant avec les remous de la grand-voile. Elle restelà plusieurs minutes, tourne la tête à gauche, àdroite, change de position là-haut pour bien meregarder de ses yeux si grands où le soleil déjà basse réfléchit parfois dans un petit éclair de lumière.

Je ne connais aucun oiseau dont les yeux soientaussi beaux. Dans l'archipel des Cargados-Carajos,on peut les prendre dans la main, sans qu'ellesbougent. Et elles vous regardent de leurs yeuximmenses pendant que vous les caressez. Etensuite on les repose sur leur nid, entre les bran-chettes du veloutier qu'elles ont choisi près de laplage. Et elles ne font pas un mouvement, ellesvous regardent sans bouger. Elles font confianceaux hommes, simplement. Et c'est pour ça qu'ellesviennent nous chercher loin en mer.

Ma Goélette Blanche part un moment et revientencore faire le tour du bateau. Trois fois elle

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revient comme ça. Puis elle s'en va tout droit versl'ouest-nord-ouest pour me dire où est l'Ile. Cesoir, elle dormira auprès de ses petits. Moi aussi,demain peut-être...

Dessin de l'auteur

Le vent tourne dans un grain très noir. Je mets àla cape. Une pluie comme on en voit seulementsous les tropiques. Je me savonne de bout en boutsous les cascades déversées par la bôme de grand-voile. Puis je me couche sur le pont pour respirerla pluie. Et toute ma peau et tout mon corps fré-missent ensemble du même plaisir et mes cheveuxdeviennent comme une soie fine sous cette eauvenue du ciel.

Le nuage est passé. Une petite chose bleu pâle àl'ouest-nord-ouest repose sur l'horizon.

C'est l'Ile...Avec ses dix mois de mer et sa Goélette Blanche.

Alors tout est dans l'ordre, comme il faut que ce soit.Le soleil descend se'reposer après ces choses

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qu'il m'a données. Joshua restera à la cape bâbordamures, pour arriver à la fin de la nuit en borduredu corail.

La passe, lumineuse de blancheur. Elle est là,tout près déjà, avec son corail à droite et son corailà gauche. Et dessus le corail, le soleil fait briller lescrêtes transparentes des longs rouleaux bleu-vertqui marquent la limite entre l'Océan et la Terre.Entre les grandes étendues libres du vent et de lamer, et cet autre monde, celui des hommes, que jevais retrouver après dix mois.

La passe lumineuse... j'aimerais me remplir lesyeux des couleurs du corail, celui des passes est leplus beau, nourri par le courant et par la houleensemble. Mais je dois faire bien attention après silongtemps au large, prendre bien le milieu de lapasse, ne regarder que les voiles et le milieu de lapasse.

Le récif gronde très fort à droite et à gauche.Ensuite il gronde sur l'arrière, la passe est fran-chie. Et le grondement du récif est amical, il nousdit «Au revoir, à bientôt». Et l'Alizé tiède qui aconduit Joshua jusqu'à la passe et dans la passe etplus loin à l'intérieur du port nous dit au revoir, luiaussi. Alors Joshua tire de petits bords sous la brisede terre. Il cherche le coin paisible où il pourradormir tranquille, comme une mouette un peuépuisée mais si heureuse de se poser parmi d'au-tres oiseaux de la même espèce, qui veilleront surson sommeil et la protégeront.

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L'ancre est mouillée. Une longue amarre filevers le quai. Je reconnais des silhouettes familières.Puis des visages de copains. Ils forment un groupeimmobile, un peu à l'écart des curieux.

Un jour, à force de fouiller l'atome, un savantexpliquera peut-être la joie et la paix de l'esprit pardes formules mathématiques. Ce serait intéressant,mais sûrement trop compliqué pour moi. Et peut-être risquerait-il aussi, avec son cerveau, d'abîmerquelque chose d'essentiel. Je préfère ce que ditRomain Gary : « Ce dont l'homme a le plus besoin,.c'est l'amitié. »- Ça va, vieux frère ?...- Ça va, les gars...- Pas trop dur? ...- Pas trop, vous êtes chics d'être là...- Tu es chic d'être arrivé...

Pas un bruit.Pas un mouvement.C'est étrange... un peu surnaturel. Même dans le

plus grand calme plat les choses parlent et se ré-pondent.

Brusquement je me souviens. Joshua est à Tahiti,depuis ce matin.

Je m'étire et j'attends un peu. Quelque chosed'immense me gonfle la poitrine. Je me rendors unmoment. Puis je me lève pour préparer du café,comme en mer.

Les copains sont partis pendant que je dormais.Toute la soirée, leur chaleur était avec moi dans lacabine. On bavardait de petits riens. Et de choses322

graves aussi. Je somnolais souvent, cela n'avait pasd'importance. L'important, c'est qu'ils étaient là etqu'on était bien, ensemble. Je me demande quandest parti le dernier. Ça sent très fort le tabac.

J'aime cette odeur de copains et de tabac.

Je monte sur le pont. La lune va bientôt se cou-cher. La nuit est claire, les étoiles sont amicales...nous serons toujours là pour te montrer le chemin.

J'écoute. Le récif-barrière gronde doucement dansle lointain, battu par la longue houle de l'océan...je suis là, tout près, je resterai toujours semblable àmoi-même.

Et Joshua, immobile pour la première foisdepuis si longtemps, écoute le ciel, écoute la mer.

La lune se couche. La ville est tranquille, tran-quille. Et deux grands arbres sont étendus par terre,sur la terre. Ils respirent encore.

Beaucoup d'arbres vivaient sur le quai, il y atrois ans à peine. Mais on construit une route àcinq voies, pour remplacer la petite route tran-quille qui longe la mer ici. Alors, on abat les arbresqui faisaient le charme et la douceur du port.

La lune est couchée. La ville tranquille dort touteseule en attendant le jour. Et un grillon chantedans un trou de rocher, tout près.

J'écoute. Tout le ciel chante et toute la terre serepose parce que le grillon est là. Si on pouvaitsauver le grillon...

Ecoute, Joshua... écoute le grillon !

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Le temps de choisir(deuxième partie)

Encore un arbre, deux arbres, trois arbres... touteune rangée d'arbres. Pour que les autos puissentpasser bien à l'aise. Il faut cent ans pour faire unarbre centenaire que la pelleteuse géante déracineen trente secondes.

L'homme a inventé la pelleteuse et la bétonneusepour qu'elles travaillent à sa place. Alors, elles tra-vaillent comme on leur a appris, avec efficacité,sans s'embarrasser de détails. Elles travaillent vrai-ment. Et quand il n'y a plus de travail pour elles,elles en inventent. Elles ne peuvent pas rester inac-tives, elles en crèveraient.

Que l'homme en crève un jour, ça ne leur fait nichaud ni froid. Ce qui importe, c'est que la pelle-teuse et la bétonneuse ne crèvent pas.

Les travaux continuent. La destruction continue.Avec des papiers en règle. C'est ça, leur force : lespapiers. La Loi. Le Droit. Le Droit de tout sacca-

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ger. Les dinosaures ont fait la même chose peut-être, avec leur ventre énorme et leur cervelle pasplus grosse qu'une noisette.

Beaucoup de gens croient que la pelleteuse et labétonneuse ne pensent pas. Ces gens se trompentelles pensent.

Elles pensent que si elles ne travaillaient pas, ellesne gagneraient pas d'Argent, et qu'alors leurs escla-ves ne pourraient plus acheter l'huile et l'essencedont elles ont besoin pour vivre et continuer à pen-ser aux choses sérieuses.

Elles pensent que les humains sont bien attardéspuisqu'ils font encore leurs petits dans la joie etl'amour et la douleur. Leur technique de procréa-tion est beaucoup plus efficace : elles travaillent aumaximum sans se fatiguer jamais, ça fabrique desbénéfices, et avec ça leurs esclaves se dépêchent defaire de nouvelles pelleteuses et de nouvelles bé-tonneuses qui naissent adultes du premier coup etse mettent à l'ouvrage sans perdre une minute.

Et ce qu'elles pensent très fort encore, c'estqu'elles doivent se hâter de consolider l'ère du robotavant que les hommes aient le temps de se ressai-sir. Afin que la pelleteuse et la bétonneuse ne ris-quent jamais de manquer d'huile ni d'essence ni depetits géants de plus en plus géants pour perpétuerla race et la multiplier à l'infini.

Le quai en ciment devant la route à cinq voies estterminé. Surchauffé, sans autre ombre que cellesdes puissants réverbères à double globe. Du béton,326

du rouge, du noir. Pas de vert. Où donc est passé leConseil des Sages d'autrefois?

Un peu de terre subsiste à l'entrée du port. Elleest nue mais c'est la terre, avec des rochers contrela mer, la mousse verte des algues, leur odeur, lescrabes. Le clapotis de la mer sur les rochers natu-rels, ce n'est pas comme le bruit sans rien dedansqu'elle fait contre un quai en ciment. Et ici, lesautos ne passent pas trop près, les réverbères sontassez loin pour ne pas nous aveugler.

C'est le coin où nous nous sommes réfugiés, unbateau anglais, deux américains, un espagnol, unallemand, deux suisses, un Canadien dont la femmeest polynésienne, trois français. Et Ivo, Hollandais,notre benjamin, arrivé sur son bateau à peineplus grand qu'une boîte d'allumettes. Il a vingtans.

Beaucoup de passeports, mais une seule. espèce,celle des citoyens du monde amis des choses vertes.Laurence, trois ans, est presque née en mer. Elodieavait deux ans quand elle a traversé l'Atlantique.Vaï-Tea et Hina-Nui, les enfants de Bert le Cana-dien partent pêcher avec Matuatua et Bert jus-qu'aux atolls derrière l'horizon.

Nous sommes tranquilles dans ce coin, mais le rata posé quelques problèmes. Klaus a même tiré des-sus avec une fusée-parachute de moyen calibre dansun trou de rocher. On aurait dit que la fusée avaitdes yeux, elle ricochait et courait dans tous les senspour essayer d'avoir notre peau. Au début, la majo-rité était donc farouchement contre le rat. Maisd'autres estimaient que tout le monde a le droit devivre en paix. C'était aussi mon avis, à cause de ma

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vieille histoire. Après quelques semaines de discussion, Klaus propose que nous lui donnions à man-ger sur les rochers, pour qu'il ne monte plus seservir chez nous. Yves et Babette ont été les plus dif-ficiles à convaincre, car il venait souvent sur Ophélie en amenant des brindilles et des bouts dechiffon qu'il bourrait dans le coffre bâbord ducockpit, comme pour faire un nid. Enfin... C'estaccepté. Alors nous cassons nos noix de coco aprèsles avoir bues, pour que le rat puisse ronger facile-ment l'amande, et nous les posons près du rocheroù il habite.

Lorsque le temps se gâte, une houle dangereusepénètre ici et nos bateaux doivent déloger. Ceuxqui ont un moteur remorquent les autres. Un jour,Marc, du Maylis, a pris jusqu'à quatre d'entre nousà la queue leu leu pendant que Julio aidait Jory enle tirant avec son hors-bord. Et on se retrouvaittous devant le quai en ciment au fond du port.

Là, on est protégés. On est « protégés », mais onétouffe, sans ombre. On est « protégés », mais onest abrutis par les autos qui passent à cinq mètresdu bord. Et la nuit, les gros réverbères plongentleur lumière jusqu'au fond des cabines. Aucunlance-pierres ne pourrait en venir à bout, leurplexiglas est trop épais. Peut-être même ces réver-bères sont-ils antiballes.

Dès que les conditions météo s'améliorent, nousretournons vite mouiller devant notre coin de terrevraie. Mais nous sentons qu'un jour ou l'autre lebéton viendra nous chasser ou nous emprisonner,si nous restons là à nous croiser les bras.328

Alors, faute de pouvoir prendre >nous-mêmes lapioche et planter des arbres là où il faudrait, souspeine de nous retrouver tous en cabane avec l'éti-quette «révolutionnaires-saccageurs », nous écri-vons une lettre aux autorités officielles

... Il n'est pas encore trop tard pour améliorer lequai inhumain qui nous a été imposé... En y plan-tant des pandanus, cela donnerait de l'ombre et ilspousseraient, puisqu'il y a de la terre sous la croûtede ciment... ces pandanus tamiseraient la lumièrecrue des réverbères... c'est un arbuste très coriace, ily en a deux en pleine vigueur malgré le béton, à côtédu magasin Donald...

« ... Tout le travail qui a été fait n'a tenu aucuncompte des besoins profonds de l'espèce humaine etn'aura servi à rien de bien... le promoteur en avaitdécidé ainsi, mais on aurait pu faire la route sanssaccager l'ombrage ni tuer des arbres centenaires...Les grillons et les oiseaux ont besoin eux aussi deverdure pour vivre, et les hommes, même quand ilsne le savent pas, ont besoin des grillons et des oiseaux,pas seulement de ciment et d'électricité. »

Nous relisons, crayon en main, avant de poster.Ça discute assez dur dans notre groupe.

- Tout ça, c'est seulement des mots... tu croisque ça servira à quelque chose?...

- Et nos bananiers? c'est des mots, ça?...

Dans notre coin tranquille, nous avions plantéune dizaine de bananiers. Pour qu'il y ait un peude vert où reposer les yeux. Pour que le regard

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puisse flâner sur quelque chose de frais. Pour quele grillon ne meure pas.

Et contre nos bananiers, un jardin avec de l'herbevraie que nous sommes allés chercher plus loin,par mottes serrées l'une contre l'autre. Nous arro-sons matin et soir. Ça pousse bien. Deux mètres decôté, juste assez pour que les copains des bateauxpuissent se réunir en buvant les cocos pendant quele soleil se couche sur l'île de Moorea.

On est en paix chez nous, dans notre jardin toutcontre la mer, tout près de nos bateaux, juste enface de la passe qu'on entend gronder doucementle soir quand le vent tombe. C'est bon, d'êtredevant une passe, on se sent libre de partir quandon veut, libre de rester si on veut.

Ici, ce serait le coin parfait pour mettre de l'herbeet des arbres partout. Presque un demi-hectare rienqu'avec des choses vertes, pour rendre un peu dedouceur et de beauté à ce port. Juste un petit lac depaix qui chasserait le béton. Une graine venue avecle vent du large et tombée là par hasard, qui ger-merait un jour pour donner un arbre dont l'ombreapaisante protégerait le coeur inquiet de l'homme.

Devant la passe. L'entrée ou la sortie. La libertéentre le vert et le bleu.

Mais c'est la pelleteuse et la bétonneuse quidécident. Elles n'aiment pas le bleu et détestent levert. Et ce qu'elles craignent par-dessus tout, c'estla rouille. Alors, quand elles n'ont plus rien à faire,elles s'occupent, pour ne pas rouiller. Et si ça peutfaire un petit bénéfice en plus, c'est toujours ça degagné. C'est pourquoi elles ont décidé de faire un330

grand parking dans ce coin, avec un chemin decailloux nus qui passera juste sur le jardin.

Cette nouvelle nous écrase. Jusqu'au dernierjour, nous avions essayé d'arrêter ça, nous avionspresque réussi, j'en suis sûr. Mais il paraît, nousdit un copain journaliste qui fait du bateau, qu'il yavait trop de bénéfices en jeu.

Le rat était témoin. Il ne s'était pas trop appro-ché, il se méfie encore à cause de la fusée rougequi sentait très mauvais. Mais il a l'oreille fine, eton voyait bien qu'il s'arrêtait parfois de ronger soncoco pour mieux entendre.

Les bananiers écoutaient sans bouger une feuille.Ils écoutaient et ils sentaient et respiraient l'air etle temps qui leur restait à vivre. Et l'herbe écoutaitaussi, elle ne pouvait rien faire sinon se montrerdouce à nous le temps qui lui restait encore. Et legrillon était là, mais sa chanson sortait triste dupetit nid tout neuf qu'il avait creusé dans l'herbede notre jardin à tous.

Nous... une poignée de va-nu-pieds, avec seule-ment des lance-pierres qui ne sont même pas assezforts contre les réverbères.

Ensuite, tout s'est fait très vite : le jardin a étérecouvert de déblais et de cailloux, le grillon estmort, trois bateaux ont hissé les voiles pour cher-cher un endroit du monde oublié par le Monstre.

Moi... je ne sais plus. J'ai envie de vomir.

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Mon cher Bernard,Je m'occupe d'une association intitulée « les Amis

de la Terre' ». Propos: protester contre la civilisationdémente qui nous est imposée, plaider pour la res-tauration d'un équilibre entre l'homme et la nature.Nous opposer à la dévastation, par des promoteurs,de territoires encore presque vierges et équilibrés.Réhabiliter non seulement l'idée de nature, mais lanature elle-même aux yeux des citadins qui ont ten-dance à vouloir la mettre au musée.

Que le mot Terre ne t'effraie pas, elle est composéed'océans pour les sept dixièmes, et les océans doi-vent au premier chef être sauvés de la vocationd'égouts pétroliers qui leur est assignée.

Alain

Je relis lentement la lettre de mon vieux copainAlain Hervé. C'est donc vrai, tout n'est pas encoreperdu... là-bas aussi, des hommes se mettent encolère contre cette civilisation devenue folle, deshommes se dressent contre le Monstre.

Je passe la tête par le panneau de la cabine. Jeregarde le massacre de notre jardin. La pelleteusegronde. Pourtant, une confiance immense megonfle le corur... je vois des hommes s'approcherdu cocotier, encore des hommes, encore plusd'hommes... on empoigne le cocotier tous ensem-ble... on le secoue, on le secoue... on reçoit desnoix de coco sur la tête mais les singes commen-cent à tomber!... Eh, toi, là-bas! Pourquoi tu restescomme ça les bras ballants à nous regarder faire, tu

1. Les Amis de la Terre: France : 38, rue Meslay, Paris 3e.

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es pourtant des nôtres?... tu dis que tu as honte detoi mais que tu as trop peur de te ramasser un de cesgrands macaques sur la gueule... n'aie pas honte, onest des êtres humains, pas des pelleteuses... mais tupeux planter un arbre en douce pendant que lessinges se cramponnent pour essayer de ne pas tom-ber... si chaque homme plantait ne serait-ce qu'unarbre dans sa vie, ça ferait des milliards de chosesbelles en plus sur notre terre, tout le monde devien-drait plus gentil... plante ton arbre!...

Alors nous voyons une chose fantastique : unsinge vraiment énorme descend tranquillement ducocotier, il nous regarde et il nous dit

- Vous ne me faites pas peur, vous les va-nu-pieds... mais je suis maintenant des vôtres.

Et il enlève sa peau de singe. Et il redevient unhomme.

23

Le tournant(deuxième partie)

Le jardin est peut-être sauvé. Des hommes sesont indignés devant la Honte. Quatre grands arbresont été plantés, et des quantités d'arbustes et dechoses vertes en plus. On affirme aussi que le che-min de cailloux nus sera bientôt recouvert de terre,avec de l'herbe. Et le grillon que je croyais mort estrevenu. Alors nous avons remis nos bananiers et ilssont toujours là.

Quant au quai en ciment inhumain, sans ombre,sans vert, sans rien, il est question d'y mettre despandanus. Ainsi, non seulement le jardin sera peut-être sauvé, mais il est peut-être en voie de devenirune belle chose verte.

Mais il reste trop de peut-être, c'est inquiétant.

Si Joshua, qui mesure douze mètres, devait faireune course contre un autre bateau construit sur lesmêmes plans mais avec quatre mètres de plus et

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une surface de toile augmentée dans le même rap-port, il serait fatalement battu. Parce qu'un bateaude seize mètres va plus vite qu'un bateau de douzemètres.

Pourtant Joshua aurait une chance d'arriver avantle grand bateau sur une course transocéanique, àcondition de tenter ce qu'on appelle le «bord-sui-cide » en langage de régate. Cela consiste à cher-cher un autre vent dans une zone différente. Çaréussit ou ça rate. Mais il n'y a aucune autre tac-tique. Et si Joshua trouve un vent favorable à deuxcents milles par exemple sur la droite du grandbateau pendant que celui-ci se débat dans des cal-mes ou des vents contraires, il peut arriver pre-mier. Mais si Joshua ne se décide pas pour le bord-suicide, s'il reste sur la même route que le bateaude seize mètres, alors il est battu d'avance.

C'est là que nous en sommes actuellement... Etle grand bateau est loin devant. Il n'a pas encoregagné cette course, mais si nous ne tentons pas lebord-suicide, il la gagnera, c'est réglé d'avance. Etlorsqu'il l'aura gagnée, la planète sautera. Ou bienl'homme sera devenu un robot décérébré. Ouencore, ce sera les deux à la fois : l'homme-robottéléguidé pullulera sur la Terre, et ensuite notreplanète s'en débarrassera comme on se débarrassede la vermine. Il restera quelques lamas au Tibet,quelques rescapés sur les montagnes et sur la mer,peut-être. Et tout le cycle sera à recommencer, leMonstre aura gagné, l'humanité aura perdu.

A moins que nous ne comprenions à temps oùse trouve notre dernière chance, la dernière porte336

encore entrouverte en notre époque d'enginsnucléaires et de pourriture généralisée, corps etâme.

Je songe au jour où un pays du monde moderneaura pour président un hippy avec des ministresva-nu-pieds. Je demanderai tout de suite ma natu-ralisation.

Le Christ et les apôtres étaient des va-nu-pieds,ça les a sûrement aidés à faire des miracles.C'étaient aussi des hippies, ainsi que Bouddha, ainsique tous les saints.

Les fabricants d'automobiles et les marchands decanons parleraient d'atteinte à la Liberté et auxDroits les plus sacrés de l'Homme en entendantnotre hymne... mais notre terre retrouverait sonvisage et les hommes avec. Les hommes, sans ma-juscule. On ne récolterait pas les médailles d'or auxjeux Olympiques, mais les surhommes aux médaillesd'or écouteraient notre hymne. Et ils demanderaientleur naturalisation pour ne plus être des surhom-mes. Alors les fabricants d'automobiles, de pétrole,d'avions supergéants, de bombes, de généraux et deTout-le-Reste sentiraient peu à peu que le tournantest enfin pris, que les hommes guidés par le cceur etl'instinct, c'est mille fois plus vrai que tous les trucstordus de la Finance et de la Politique.

Le Monstre s'est arrangé pour qu'on accuse leshippies de beaucoup de crimes. Leur crime est desentir profondément que l'Argent n'est pas le but

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suprême de l'existence. C'est leur refus d'être lescomplices d'une société où tous les coups sontpermis pourvu qu'ils soient légaux. C'est de n'êtrepas d'accord avec les destructions physique etspirituelle de la course au Progrès'. Et c'est unegrande espérance pour tous, de voir que tant lecomprennent.

Beaucoup d'adultes sont hippies sans en avoirl'apparence. Il y en a bien plus qu'on ne croit. Heu-reusement. Lanza del Vasto, Jean Rostand et sonéquipe des Citoyens du monde, les Amis de laTerre, un homme tel que Ralph Nader, qui s'atta-que aux plus gros trusts financiers d'Amérique etles oblige à cesser de tout contaminer pour l'Ar-gent, Charles Reich, qui écrit Le Regain américainoù il montre à des millions de gens comment fonc-tionne le Système, celui qui construisait des auto-routes puis vire de bord, brûle sa voiture et roule àbicyclette après avoir compris où mènent les auto-routes et ce qu'il y a autour des autoroutes... tousces hommes qui combattent le Monstre sont deshippies. Et même s'ils ne marchent pas forcément

1. La Crise du monde moderne de René Guénon (Gallimard,1946) et Le Voyage à la drogue de Gérard Borg (Le Seuil, 1970),sont des ceuvres majeures. Si chaque lecteur de mon bouquinpouvait offrir à deux personnes un exemplaire de ces deuxlivres et que ces deux personnes en fassent autant pour deuxautres, chaque année... Non je ne rêve pas, ça ferait boule deneige, ça ouvrirait les yeux à pas mal de gens, parents etenfants. Vous pouvez ajouter aussi Le Phénomène hippy deMichel Lancelot (Albin Michel, 1968) à la liste des livres àoffrir. Et Le Temps des policiers de Jacques Lantier (Fayard,1970) un livre fantastique, écrit par un grand policier, avec soncoeur.33 8

pieds nus, ce sont des va-nu-pieds avec ce côté toutsimplement humain des hippies, enfants et adultes,cette recherche de paix, ce respect de la nature, cesentiment de fraternité sans frontières, cette cons-cience retrouvée d'appartenir à la même grandefamille, cette communion avec les choses qui nousentourent. Tout ce que l'âme humaine peut faire debeau et de bien, ces choses vraies sans lesquelleson ne peut pas vivre.

Le président hippy n'est pas encore là. Noussommes nombreux à l'attendre. Ça fait deux milleans que nous l'attendons. Et quelquefois on se sentun peu fatigué, on se dit « à quoi bon? ». Alors onpense à des tas de choses. On pense aussi auxcopains...

Ils sont partis l'un après l'autre, comme lesmouettes qui répondent à l'appel de l'horizon.Mais nous nous sommes donné rendez-vous pourdans quelques années, ici, dans notre jardin, avecle grillon et le rat. Il est complètement familier ets'approche dès qu'il m'entend casser le coco. Assisen tailleur dans l'herbe, je pose l'amande contremes pieds. Il vient manger sans crainte et meregarde pour me dire que la vieille dette est effa-cée. Il en reste une autre, très ancienne. C'était àSingapour, il y a vingt ans de cela.

Ma jonque Marie-Thérèse s'était mise à faire del'eau d'une manière terrifiante, dans le port.J'avais quitté l'Indochine sans un sou. Si j'avaisvoulu partir avec de l'argent, je ne serais jamais

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parti. Ou alors, après de nombreuses années, épuisépar l'Argent. Et j'étais là, à Singapour, avec unbateau qui exigeait un calfatage complet par desprofessionnels, sans aucun moyen de gagner del'argent dans ce port étranger. J'étais donc arrivéau bout de mon voyage, à six cents milles à peinede mon point de départ. Et il n'y avait aucunmoyen de m'en tirer.

Un type est venu. Je ne le connaissais pas. Il aramené une équipe de calfateurs professionnels. Ila tout payé. C'était cher et il n'était pas riche.Ensuite il a dit : « Tu rendras à un inconnu commeje l'ai fait pour toi. Parce que je le tenais moi aussid'un inconnu qui m'a aidé un jour, et m'a dit derendre de la même manière à un autre. Tu ne medois rien, mais n'oublie pas de rendre. »

Maintenant, je crois bien que c'est tout ce bou-quin qui est dans la balance. S'il. en était autre-ment, la route que nous avons faite ensemble neserait que des mots.

Le grillon chante clair dans le jardin. Le rat meregarde gravement. Alors je rêve que le hippyinconnu de Singapour part voir le Pape et lui dit

.« Un copain termine son bouquin, et il a de-mandé que ses droits vous soient versés. Il espèreque vous emploierez cette goutte d'eau pour aiderà reconstruire le monde en luttant avec tout lepoids de votre foi en l'homme aux côtés des Va-nu-pieds, des Vagabonds, des Amis de la Terre. Tousceux-là savent que le destin de l'homme est lié ànotre planète, qui est un être vivant, comme nous.C'est pour ça qu'ils marchent sur les chemins de la340

Terre et veulent la protéger. Ils pressentent quec'est elle qui permettra à l'humanité de toutes lesEglises de retrouver la Source de l'univers, dont leMonstre nous a coupés. »

Le Pape est tout étonné. Il se demande commentle va-nu-pieds est entré dans son palais si biengardé. Alors il voit une petite Mouette Blancheposée sur le bras de son fauteuil. Et il comprendque c'est elle qui l'a fait entrer en cachette. Il estcontent, il se sentait un peu seul ce soir. Et il offreun siège à son hôte.

Le va-nu-pieds aime mieux s'asseoir par terre entailleur parce qu'il préfère ainsi, et il dit

« A cause du Monstre les hommes se détruisent etdétruisent notre Terre pour des mobiles très bas.Et en plus, ils se reproduisent comme les lapins, onsera le double à grouiller ici dans trente ans àpeine, et le quadruple dans soixante-dix ans si leschoses continuent pareil. Alors comment feront nosenfants et nos petits-enfants puisqu'on étouffe déjà?Comment feront-ils si on ne retrouve pas à tempsla Source, en combattant vite et tous ensemble laHonte et la Folie du monde moderne? »

Le Pape sourit. Il aime les Va-nu-pieds et lesVagabonds, ils lui rappellent les débuts de la Chré-tienté, du temps où c'était simple. Alors, il lui offreune tasse de thé.

Le va-nu-pieds boit lentement, tout doucement etsans parler, en soufflant sur son thé parce que c'estchaud et bon. Lui aussi, il aime ce Pape qui sym-bolise la petite flamme de spiritualité qui subsisteencore chez les peuples de l'Occident. Il ne fautpas que la petite flamme s'éteigne, sans quoi il ne

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resterait plus grand-chose. Il faut qu'elle revive pourtout réchauffer en profondeur, comme le fait ce thébon et chaud.

Quand il a fini son thé, le va-nu-pieds se lève, etdit

« Saint-Père, nous avons confiance en vous. Si vosconvictions religieuses ne vous permettent pas deprendre part à notre combat, rendez nos droits auxAmis de la Terre, c'est pour notre jardin à tous,toutes les Eglises reposent sur lui, c'est lui qui lesporte toutes. »

La Goélette Blanche est venue se poser sur lesgenoux du Pape. Il la caresse tout doucement. Ellele regarde de ses yeux immenses. Et le Papedemande au va-nu-pieds si elle peut resterquelques jours encore avec lui dans son palais sibien gardé. Le va-nu-pieds dit oui, bien sûr. Puis iljoint les deux mains contre sa poitrine pour saluerson hôte, et s'en vas.

Mon bouquin est fini. Façon de parler, puisque,je ne sais pas encore comment ça se passe au borddu Gange. Et peut-être n'est-il pas besoin d'aller siloin. Le Gange existe partout, et surtout au fond denous.

Ah ! Encore une chose avant de faire mon ballu-chon. C'est dans A l'est d'Eden, de Steinbeck, unlivre que j'aime beaucoup, un beau compagnon devoyage. Dans un chapitre, Lee le Chinois com-mente avec le vieux Samuel un verset de la Bible oùun mot est traduit d'une manière différente selon

1. Extrait d'une lettre à mon éditeur:« Veuillez verser au Pape toutes les sommes à venir me reve-

nant sur la vente de ce bouquin (droits français et étrangers). »342

qu'il s'agit de l'édition américaine ou de l'éditionanglaise. Ce mot est si important que Lee a con-sulté une communauté chinoise. Et ces Chinoissont tellement passionnés sur le sens exact du ver-set litigieux qu'ils ont appris l'hébreu pour essayerde lever le voile. Au bout de deux ans, c'était faitl'une des traductions officielles disait : «Tu domi-neras le péché » (promesse). L'autre traduction, nonmoins officielle, disait : « Domine le péché » (ordre).Les Chinois, eux, avaient traduit : « Tu peux domi-ner le péché » (choix). Alors ils ont compris qu'ilsn'avaient pas perdu leur temps en travaillant etméditant pendant deux ans là-dessus

Samuel dit: «C'est une histoire fantastique. J'aiessayé de la suivre et peut-être ai-je laissé passer quel-que chose.. Pourquoi ce verbe est-il si important?

La main de Lee trembla lorsqu'il remplit les tassestranslucides. Il but la sienne d'un trait.

- Ne comprenez-vous pas ? lança-t-il d'une voixforte. D'après la traduction de la Bible américaine,c'est un ordre qui est donné aux hommes de triom-pher sur le péché, que vous pouvez appeler igno-rance. La traduction anglaise avec son « tu ledomineras » promet à l'homme qu'il triompherasûrement du péché. Mais le mot hébreu, le mot « tim-shel » - tu peux -, laisse le choix. C est peut-être lemot le plus important du monde. Il signifie que laroute est ouverte. La responsabilité incombe àl'homme, car si « tu peux », il est vrai aussi que « tupeux ne pas », comprenez-vous ?

Le trajet d'Ouest en Est a'té choisi pour ce tour dumonde aux environs du 40e pa-allèle, parce que dans cetteone, les vents dominants souf-

flent de l'ouest. On peut y ren-ontrer parfois des vents d'est,

mais ils sont rares, et de courtedurée en principe, car ils re-présentent une anomalie durégime des vents.

Dans le sud, l'été s'étend àpeu près de la mi-novembre àla mi-février. Décembre-jan-vier est le plein été. C'est lapériode de l'année où la tem-pérature est le moins froide,où les coups de vent sontmoins fréquents (mais parfoisplus sévères paraît-il qu'enhiver) et les jours longs. C'estla meilleure période. Ou lamoins mauvaise si on préfère.Pour Joshua, ce fut une bellepériode, avec très peu de coups

Appendice

La route et les saisons

de vent. Mais il peut y avoiraussi de très mauvais étés.Les clippers d'autrefois esti-maient qu'il faut s'attendre àun mauvais été sur trois.

Pour les yachts de nos tail-les, il est donc préférable deconsidérer, lors des prépara-tifs, que la saison est toujoursmauvaise. Je disais plus hautque décembre-janvier repré-sente le plein été austral.C'est pourtant en décembreque Tzu-Hang a sanci dans lePacifique Sud. C'est aussi endécembre que Joshua a connule plus dangereux coup de ventde sa carrière, lors de Tahiti-Alicante. C'est en janvier queVarua de Robinson (70 ton-nes) est parti en surf sur desdistances incroyables dans lePacifique Sud, traînant deshaussières, bout-dehors dansl'eau. Le plein été peut doncêtre très dur. Un bateau quit-

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tant l'Europe pour un voyagepar les trois caps devra detoute manière passer Bonne-Espérance trop tôt en saisons'il ne veut pas se trouver trèstard dans les eaux du Horn.Et plus le bateau est petit,plus il devra se présenter tôten saison au large de Bonne-Espérance, puisqu'il va moinsvite qu'un bateau plus grand.C'est ainsi que Suhaili deKnox-Johnston a dû quitterl'Angleterre en juin pour nepas arriver trop tard dans lesparages du Horn, et pourcela, passer Bonne-Espéran-ce au début du printemps, oùles coups de vent sont durs,puis continuer dans l'océanIndien à une saison qui n'étaitpas la meilleure. Mais Knox-Johnston n'avait pas le choix,son bateau étant plus petitque Joshua, donc moins ra-pide.

Vaut-il mieux passer Bon-ne-Espérance trop tôt, ou leHorn trop tard? Vito Dumasa choisi fin mai ou début juinpour passer le Horn d'Ouesten Est. Dans son livre, il es-time que c'est la meilleure pé-riode. Argentin, il était bienrenseigné. Chichester l'a passéen mars, je crois, et Alec Roseà peu près à la même époque,346

un an plus tard, sur un bateaude dix mètres. Nigel sur sontrimaran Victress l'a passé le18 ou 19 mars. (Joshua : 5 fé-vrier pour ce voyage et 16 jan-vier pour Tahiti-Alicante.) Etau moment où j'écris ceslignes, j'apprends que mescopains du Damien viennentde doubler le Horn d'Esten Ouest (au louvoyage) le4 mars 1971. Ensuite, ils ontfait escale à Ushuaia dans le'canal Beagle en Patagonie, et'ils repartent vers les Shetland'du Sud, la Géorgie du Sud; ,

puis Capetown par l'Atlan-tique Sud. Quant à Knox~'Johnston, il avait passé léHorn quelques semaines avantJoshua, en janvier.

J'ai l'impression que Bon-ne-Espérance est plus dange-reux que le Horn, à cause deszones de convergence du cou-rant chaud venu de l'océanIndien, avec le courant froid,antarctique. Mais tout ça,c'est la bouteille à l'encre.Loïck Fougeron et Bill King,

ont plus ou moins sanci finoctobre dans l'Atlantique Sud ,

aux environs du 40e parallèle,'avant Bonne-Espérance. Le,même jour, Knox-Johnstonétait près de la Tasmanie,

après un passage de Bonne-Espérance et de l'océan In-dien bien plus tôt en saison,effectué dans des conditionstrès dures (chavirage, piloteautomatique hors d'usage, voied'eau). Et pendant que Cap-

tain Browne et Galway Bla-zer II se faisaient matraquerpar ce gros mauvais tempsdans l'Atlantique Sud, Joshuaavait déjà passé Bonne-Espé-rance et courait dans l'océanIndien sous une bonne briseforce 5 à 6, en gagnant un peuvers le Nord. Ensuite, il a ren-contré des calmes et des peti-tes brises jusqu'au cap Leeu-win, avec seulement un coupde vent d'ouest pour toutl'océan Indien. Question dechance... Comment se seraitcomporté Joshua par rapportà Captain Browne et à Galway

Blazer II, dans le coup de ventqui a envoyé ces deux bateauxau tapis? Nul ne peut le dire.Sous les hautes latitudes, onest dans la main de Dieu.

Pour l'océan Indien, j'avaischoisi une zone située entre le37e et le 35e parallèle, plustranquille, afin de me présen-ter en bonne forme physiqueà l'entrée du Pacifique, tandisque Knox-Johnston avait cra-vaché au sud du 40e parallèle,

pour ne pas retarder son pas-sage du Horn. Il était en ré-gate contre le temps et les sai-sons, bien plus qu'il ne l'étaitcontre d'autres bateaux. Unmarin est toujours en régatedans ces coins-là. Et si Joshua

avait coiffé Suhaili au poteau(il n'est pas du tout prouvéque Joshua serait arrivé avant)c'eût été une grande injustice,car Knox-Johnston avait unbateau beaucoup plus petit,beaucoup moins sain.

Quelle que soit la tailledu voilier qui emprunte cetteroute, elle est dangereuse. Etplus le bateau est petit, pluselle est dangereuse, surtouts'il s'agit d'un bateau en boisde construction classique etqu'il n'est plus tout neuf.Pourtant, sur une quinzainequi ont navigué dans cettezone (dont le trimaran Vic-

tress de Nigel) un seul, jecrois, s'est perdu, jeté à la côtependant son escale à Tristanda Cunha, sans perte d'hom-me. Quatre autres, Tzu-Hang,

Ho-Ho, Galway Blazer II etCaptain Browne ont dû aban-donner par suite de grossesavaries. En définitive, le seulqui ait disparu corps et biensserait Al Hansen après son

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passage du cap Horn d'Est enOuest (contre le vent) aularge de tout, dans des condi-tions infiniment plus duresque dans le sens Ouest-Est auvent arrière. Tzu-Hang a en-suite doublé le Horn d'Est enOuest, au large de tout, enjanvier 1969.

Tous ceux qui ont naviguésous les hautes latitudes sa-vent qu'elles peuvent se révé-ler très éprouvantes pour lematériel, et considèrent quela préparation technique duvoyage est d'une importancecapitale.

Je ne me permettrais pasde donner des conseils car ilme reste beaucoup trop à ap-prendre. Je dirai seulement ceque j'ai remarqué, de quellemanière j'ai résolu tel ou telproblème, mes observations,ce que je pense dans l'état ac-tuel et encore bien limité demes connaissances. La merrestera toujours la mer, tou-jours pleine d'énigmes et deleçons nouvelles. Et lorsqu'ilm'arrivera de mentionner unfournisseur, un fabricant, cene sera en aucun cas par « re-connaissance du ventre ». J'aireçu de l'aide pour ce voyage,348

j'en suis reconnaissant à ceuxqui m'ont facilité l'équipe-ment et la préparation de laroute. Mais je ne dirai jamaisdu bien de tel ou tel matérielsi je ne peux pas le recom-mander sincèrement à mescopains de bateau.

Toute la suite est donc des-tinée à la croisière, pas à lairégate. Pour un régatier, unebonne voile est celle qui con-serve une forme impeccableet tire au maximum pendantune saison, même si elle n'estplus bonne à rien en fin desaison. Pour nous autres, unebonne voile, c'est celle dont letissu peut tenir dix ans, mêmes'il se déforme un peu., Unebonne couture de croisièresera souvent une mauvaisecouture de régate, parcequ'une voile faite pour durerdevra être renforcée par desplacards et des coutures sup-plémentaires nuisibles à l'ef-ficacité maximale d'une voilede régate, où un dixième denoeud fait toute la différenceentre la victoire et la défaite.Un mât de régate devra êtreaussi mince que possible, tantpis si ça casse parfois, lespoulies aussi légères que pos,sible, quitte à les remplacer

plus souvent. En croisière, lemât doit être d'abord solide,même si les haubans un peusurdimensionnés augmententinutilement le fardage. Et ondoit pouvoir grimper facile-ment au mât pour veiller lesrécifs ou changer une drisse,réparer quelque chose là-hauten plein océan. Alors on yvisse des échelons, dont un

Je disais plus haut quepour nous autres de la croi-sière, qu'il s'agisse de trans-océaniques sous les tropiquesou sous les hautes latitudes,une bonne voile est une voilequi dure très longtemps. Il nefaut pas perdre de vue que lescent mètres carrés représen-tant un jeu de voiles uniquepour un bateau de la taille deJoshua revient à environ unmillion d'anciens francs. Etavec ça, pas de génois ni devoiles d'avant de rechange àpart un tourmentin, vraimentindispensable. Pour être àpeu près paré, il faut pouvoirtout de même disposer de

Voiles

régatier ne voudrait absolu-ment pas entendre parler.Parce que nos problèmes nesont pas les mêmes: la régatepense performance à tout prix,la croisière pense simplicité,bon marché, solidité, durée.Ceci n'est pas valable seule-ment pour les hautes latitu-des, mais pour tous les typesde croisières.

voiles d'avant de rechange,ne serait-ce qu'en cas d'ava-rie. (Les voiles d'avant sontles plus fragiles.) Et en de-hors des risques d'avarie defoc et de trinquette, il est bienagréable de disposer d'unebonne garde-robe pour pou-voir tirer le meilleur partipossible d'une faible brise enenvoyant génois et grandetrinquette. Pour ce qui est dela grand-voile et de l'artimon,un bateau de grande croisièrepeut se contenter d'un seuljeu pour un tour du mondedans l'Alizé, et même pourles hautes latitudes. Le voyageFrance-Tahiti et retour par leHorn a été effectué avec lagrand-voile et l'artimon d'ori-gine. Bien peu de bateaux ont

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Solidité et résistanceà l'usure

une grand-voile de réservecelle en service suffit et, encas d'usure ou d'accroc acci-dentel, on répare. La grand-voile du catamaran Rehu-Moana de Lewis arrivé àTahiti après son passage deMagellan et des canaux dePatagonie présentait des cou-tures à la main d'une ralingueà l'autre, faites entre lescoups de vent. Dix à quinzemètres de coutures au basmot. Mais une grand-voiled'un grammage correct partrarement en charpie, c'esttoujours réparable. De plus,une grand-voile est à l'abrides paquets de mer. Une foisferlée sur sa bôme dans lemauvais temps, rien ne peutlui arriver, sauf cas excep-tionnel.

Il n'en est pas de même desvoiles d'avant, beaucoup plusexposées. Ce qui ne veut pasdire qu'on ne peut pas navi-guer sans focs ni trinquettesde rechange : Joshua a faitdeux années d'école de voileavec un jeu unique, Ophélied'Yves Jonville aussi, ainsi queRoger Rey sur Heurtebize,Henri Cordovero sur Chal-lenge, et bien d'autres encore.Cela demande un peu plus deprudence pour ne pas risquer350

de se faire plumer sous unerafale. Et par petit temps, onva moins vite en rêvant à ungénois et à une grande trin-quette. Mais le génois et lagrande trinquette peuvent ve-nir plus tard, l'essentiel estqu'on peut prendre la mer etaller très loin avec un seul jeude voiles si on veut. Quand jedis « un seul jeu de voiles », jesous-entends que tout bateaupossède en plus un tourmen-tin : cinq à sept mètres carrés,ça ne fait quand même pastrop cher, d'autant qu'on peuttailler et coudre soi-mêmecette voile de grosse brise, laqualité de la coupe n'impor-tant pas beaucoup pour untourmentin. Envoyé à la placedu foc de route moyen, quandla brise est fraîche, un tour-mentin permet aux voilesd'avant de vivre des annéesde plus. J'utilise les aiguilles àvoile n° 16 (les plus petitesque je connaisse) pour les ré-parations sur tergal, ou mêmedes aiguilles rondes ordinai-res, afin de ne pas abîmer lesfibres du tissu. Pour les répa-rations avec plusieurs épais-seurs de tergal (points dedrisse, d'amure ou d'écoute),j'utilise les aiguilles à voilen° 15 ou n° 14, plus solides,

sans quoi elles ne pénètrentpas. La paumelle de voilier estindispensable, ainsi qu'uneprovision de fil tergal assezgros et un bon morceau decire à voilier pour cirer le fil.

Pour durer longtemps, unevoile devrait être cousue avectrois rangées de coutures, etdu fil aussi gros que possible.En effet, lorsqu'il y a seule-ment deux rangées de cou-tures, le faseyage occasion-nel et surtout les petits fré-missements continuels d'unevoile au près, tendent à fairejouer les laizes d'une manièreimperceptible : le fil s'usealors à l'intérieur des trousd'aiguilles, car le tergal est unmatériau dur, coupant.

Avec trois coutures, les lai-zes deviennent plus soli-daires, jouent moins, et celaempêche ou limite l'effet decisaillement du fil à l'inté-rieur des trous d'aiguilles.

On comprendra mieux encomparant la couture de deuxlaizes au rivetage de deuxtôles minces, tenues ensem-ble par deux rangées de petitsrivets peu serrés (rivets defaible diamètre), les trous derivetages s'ovaliseront dans latôle, les petits rivets se ci-sailleront.

S'il y avait trois rangées derivets plus gros (trois cou-tures avec gros fil...), les deuxtôles deviendraient plus soli-daires l'une et l'autre, ellesjoueraient moins, elles ne ci-sailleraient pas les rivets qui,eux, n'ovaliseraient pas lestrous, étant donné leur dia-mètre plus fort.

Je n'ai rien inventé, carj'ai eu l'occasion d'observerdes voiles faites en Nouvelle-Zélande (pays de vent), ellesétaient confectionnées avec dufil gros, trois rangées de cou-tures.

Les maîtres voiliers n'ai-ment pas coudre avec du grosfil... et l'une des raisons decette réticence provient pro-bablement de ce que cela lesoblige à recharger plus sou-vent la canette de leur ma-chine à coudre, d'où ralentis-sement du travail.

Pour ce voyage, j'avais deuxjeux de voiles complets, plusbon nombre de focs et de trin-quettes. Le tout était coupédans un tissu destiné à la ré-gate. Il s'agissait d'un bancd'essai pour un ami, fabricantde tergal. Il me l'avait fournigratuitement, et je devais luienvoyer ces voiles après levoyage afin qu'il puisse étu-

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dier en laboratoire le compor-tement de son tissu, à la suitede cette épreuve.de fond. Avecces deux jeux complets,. je neprenais donc pas de risques etje me suis prêté volontiers àcette expérimentation. Sanscela, je n'aurais pas osé partirpour un voyage aussi long avecun tergal que je ne connaissaispas personnellement.

Il est assez difficile de re-connaître un tergal correspon-dant aux critères de la croi-sière. On peut tout de même yarriver dans une certaine me-sure en palpant le tissu. S'ilest très souple, s'il ne crisse ab-solument pas sous les doigts,ça peut aller en principe. Uneaiguille à voile (de section tri-angulaire) devra s'y enfoncersans faire le moindre bruit,sans qu'on l'entende écarterles fibres. Mais si le tissu estdéjà «un peu raide» avantmême d'avoir été transforméen voile, si on peut entendrepasser l'aiguille... alors, il y ade fortes chances pour que cetissu ne corresponde pas à noscritères, car nous faisons pas-ser la durée bien avant ledixième de naeud supplémen-taire au près serré.

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En général, un maître voi-lier sait à quoi s'en tenir entrerégate et croisière ; il a en ré-serve le tissu convenant à l'unecomme à l'autre. Et je penseque la meilleure carte de vi-site que puisse présenter unmaître voilier, c'est de navi-guer. Un coup de vent surplace, ça aide à saisir beau-coup de choses au sujet desrenforts et des aeils-de-pie. Uncalme plat avec de la houle,ça permet de voir où ça frottedans les haubans, et de com-prendre comment il faut fairepour empêcher que ça frottesur les fils des coutures. Cesont là des détails qui permet-tent à une voile de durer beau-coup plus longtemps et d'en-caisser sans broncher quel-ques fautes de l'équipage.

Outre la qualité adéquatede tergal, un jeu de voiles durebeaucoup plus longtemps avectrois ou même quatre cou-tures, et si des renforts sontplacés aux points faibles. Lescroquis suivants indiquent ceque j'entends par là. Ils ontété publiés dans la revue Ba-

teaux avant le départ. J'y aiapporté quelques modifica-tions depuis ce voyage.

Renforts des focs et voiles d'avant.Les parties en noir indiquent les endroitsdevant être renforcés.Les flèches indiquent les points qui souf-frent plus particulièrement.En plus des placards cousus en bout delaites comme pour la grand-voile, il esttrès utile de coudre un placard près dechacun des mousquetons. Par tempscalme, les mousquetons tendent à creverla toile dans les coups de roulis. Lorsquela brise est fraîche, la traction sur lesmousquetons d'une voile mal étarquéeprovoque de gros efforts autour des oyils-de-pie.

A. Ligne du hauban sur lequelporte la voile. Fourrer le haubanest une bonne chose, mais c'estquand même insuffisant au boutd'un certain temps. Les placardsservant à limiter l'usure au hau-ban doivent être suffisammentlongs pour pouvoir rester effi-caces lorsqu'on diminue la toilepar ris ou tours de rouleau.B. Lorsqu'une voile se déchire,c est presque toujours à caused'un violent faseyage qui l'ouvreen deux le long d'une couture, enpartant de la chute. Les couturesplacées le plus haut sont les plusexposées, car c'est le haut- de lavoile qui fouette le plus fort pen-dant un virement de bord parvent frais, ou quand on amène lavoilure. (Voir détail pour la ma-nière dont sont cousus ces pla-cards de renfort.)C. Les renforts aux pointsd'écoute des ris sont soumis à detrès gros efforts. Il convient doncde répartir ces efforts. Le croquis« détail de C » indique la manièredont sont renforcés les pointsd'écoute des voiles de Joshua.

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Placards A lors d'une diminution devoilure.La voile est au premier ris. A mesureque l'on réduit la toile, le hauban nefrotte plus au même endroit sur lesplacards de protection. Si l'on prenaitencore un ris, ces placards seraienttout juste assez longs pour protéger lescoutures.Le hauban n'a pas changé de posi-tion, mais sa position apparente n'estplus la même par rapport aux pla-cards protégeant les coutures.N.-B. - A noter, en passant, que lesbandes de ris doivent être tracées unpeu en montant, du côté de la chute,afin de relever le bout de bôme: plus ily a de vent, plus la mer grossit. Il fautdonc que l'extrémité de la bôme soitplus haute que par beau temps, afinde ne pas risquer de plonger dans lamer pendant un coup de roulis aux al-lures portantes.

Détail d'un placard B de renfort enbout de laize.La disposition en triangle permet auxcoutures des bords de ne pas être paral-lèles à la chaîne ou à la trame, d'oùmeilleure tenue à la longue.Ce placard est cousu «à cheval» surl'ourlet, après que la voile est confection-née. Il doit déborder plus d'un côté quede l'autre pour répartir les épaisseurs detissu.

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Renforts des points d'écoute et points de bosses de ris. (Détail de C.)P. Points de déchirure fatale parce que:1. Les épaisseurs de renfort sont insuf-fisantes (deux épaisseurs seulement).2. Les deux cils-de pie encaissent toutl'effort de la cosse sans être secondéspar d'autres ceils-de-pie, situés judi-cieusement plus en avant, pour aider àrépartir l'effort total. La déchirure seproduira donc contre l'ceil-de-pie.

Il y a 7 épaisseurs de renforts autotal.Les ails-de-pie supplémentaires ré-partissent l'effort de traction de lacosse sur tous les renforts du pointd'écoute ou du point de ris, côtéécoute (qui est l'endroit où les trac-tions sont les plus fortes, et les déchi-rures les plus à craindre).

traction est forte, la toile se déchireraforcément malgré le nombre des ren-forts de toile: même s'il y avait dixépaisseurs de tissu, cet csil-de-pie ne fe-rait pas le travail auquel il a été destiné.

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OEil-de-pie.A. Ici, le principe est bon, car lespoints sont piqués sur deux cerclesdont l'un est nettement éloigné de labordure de Poil-de-pie. Ainsi, il n'y apas d'affaiblissement du tissu àcause de points trop rapprochés lesuns des autres, et, d'autre part, le faitde piquer le fil en quinconce aug-mente considérablement la résis-tance à la traction, car cet oeil-de-piese « cramponne » à la toile. Dans lavieille marine, tous les ceils-de-pieétaient faits sur ce principe.B. Mauvais: les points d'aiguillesont rapprochés et tous sur le mêmecercle, trop près de l'ozil-de-pie. Si la

Que ce soit pour entrerdans un port ou pour amenerla toile dans un vent frais, ilest indispensable que celle-cidescende facilement. Un che-min de fer bien lubrifié faci-lite les choses. Autrefois j'uti-lisais le suif. Mais il tend àgommer après un mois oudeux. La vaseline en tube m'adonné d'excellents résultats.

A. Coulisseau à boucle ouverte debonne conception: lorsqu'on hisseou qu'on amène la voile, l'amarragetire vers le haut ou vers le bas,presque dans l'axe de transition ducoulisseau, et celui-ci ne coince pasdans le chemin de fer.

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Chemin de fer

Coulisseaux

L'huile de moteur deux tempsme convient aussi, mais soneffet n'est pas aussi durableque celui de la vaseline.

Les coulisseaux de Joshua

font partie du type « à largeboucle » représenté à gauchesur le croquis ci-dessous. Ce-lui qui est dessiné à droite, dutype à trou central a toujourstendance à coincer.

B. Coulisseau de mauvaise concep-tion, car l'amarrage contre la voilese trouve 'à un point fixe, au centredu coulisseau, et tend alors à fairepivoter le coulisseau qui se coincedans le rail. La grosse flèche indiquele sens de la traction lorsqu'onamène la voile, et les deux petitesflèches du haut et du bas indiquentdans quel sens les deux extrémités ducoulisseau tendent à se diriger, doncà coincer.

Avant le départ, les pouliesd'écoute et de drisse avaienttenu 35 000 milles avec leursréas et leurs axes d'origine.J'ai donc utilisé des pouliesdu même type, mais neuves,pour ce voyage. Il s'agit depoulies très classiques dites

J'ai été parfaitement satis-fait du cordage tergal tresséfabriqué par Lancelin, il ré-siste bien à l'usure. Or un cor-dage de 14 mm servant d'écou-te pour les voiles d'un bateaude 12 mètres ne pourra ja-mais casser s'il ne s'est pasusé en frottant quelque part.

A noter que le suif, la grais-se, l'huile ou n'importe quelcorps gras préservent beau-coup les cordages synthéti-ques contre l'usure. J'ai tou-jours soigneusement suiffé leportage des poulies en frot-tant vigoureusement drisseset écoutes à cet endroit-là.

Les drisses d'artimon ettrinquette en tergal « prééti-ré » avaient été mesurées troplongues d'environ 1,50 m,volontairement. Cela me per-

Poulies

Cordages. Usure

« poulies havraises », avec réasen nylon, pouvant recevoirsans friction, contre les jouesde bois, un cordage de dia-mètre 14 à 16 mm. Elles sontsolides et ne coûtent pas cheren comparaison des pouliesmodernes.

mettait d'en couper quelquescentimètres chaque semaine,côté point de drisse de lavoile, afin de déplacer chaquefois le secteur de friction à lapoulie. Ainsi, la partie «tra-vaillante » de ces drisses res-tait toujours neuve. Suif enplus, évidemment. Je n'ai ja-mais eu à remplacer unedrisse, de tout le voyage. Parprécaution, il y avait quandmême une drisse de foc etune drisse de trinquette de ré-serve, à poste le long des hau-bans. Elles n'ont pas servi,mais je me sentais plus tran-quille les sachant là.

La drisse de foc et celle degrand-voile étaient en acierinox très souple, diamètre5 mm, passant dans des pou-lies inox fabriquées par un

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copain, avec un réa très large(8 cm de diamètre pour leréa). Il est important que lesdrisses d'acier passent dansun réa de grand diamètre,afin de ne pas donner unetrop forte courbure à la drisseinox. En effet, l'inox est beau-coup plus sujet à la cristalli-sation que ne l'est l'aciergalvanisé, les torons de l'inoxfatiguent et cassent si le dia-mètre du réa n'est pas le plusgrand possible.

Pour en finir avec les pro-blèmes d'usure de cordage,j'ai eu d'excellents résultatsen imbibant d'huile mes bos-ses de ris au portage des cos-ses. Les bosses tergal nefaisant que 10 mm de dia-mètre pour la grand-voile et8 mm pour l'artimon, l'usureest rapide dans les cosses despoints de ris, sur la chute dela voile qui est toujours enmouvement. Une fois imbibéd'huile (j'avais emporté unbidon d'huile), le nylon cordérésistait infiniment mieux.J'ai dû remplacer deux foisles bosses de ris en dix mois.

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Sans huile, il eût fallu les chan-ger au moins cinq fois.

Ce principe de l'huile pourles cordages, c'est Henry Wa-kelam qui en avait eu l'idée,en constatant la résistance àl'usure d'une amarre en ny-lon pleine de mazout ramas-sée dans un port.

J'ai entendu dire que lescorps gras nuisent à la soli-dité des cordages synthéti-ques. Mais le facteur «résis-tance à la traction » n'entre pasvraiment en ligne de compteen regard des problèmes sou-levés par l'usure et le ragage.Peut-être des fabricants decordages ont-ils fait des essaisdans cette direction: qu'im-porterait par exemple qu'uneécoute traitée contre le ra-gage supporte une charge derupture de 1 500 kilos seule-ment au lieu de 1 700 kilospour une écoute de mêmediamètre non traitée? Ce quedemandent les gars qui par-tent en croisière, c'est que lematériel dure longtemps, caril coûte cher et pèse lourd.

Pour la croisière, lointaineou proche, on peut être obligéde monter changer une drisseou une poulie, là-haut. Onpeut aussi avoir besoin dejeter un coup d'ceil pour cher-cher un phare, pour observerl'entrée d'une passe ou d'unport. Les poignées que j'aivissées en quinconce sur legrand mât et l'artimon sont

A. Fausse barre de flèchepour s'asseoir.

Système employé sur Joshua.

Poignée de mât

précieuses. Elles ont été misesau point par Guy Raulin, uncopain de bateau, avec du ferà béton de diamètre 6 mm.Une fausse barre de flècheplacée à environ un mètre dusommet du grand mât mepermet de m'y asseoir pourtravailler commodément.

(Remplacer une poulie parexemple.)

Vues de plan, coupe et profil.

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Système Inaé de Gérard Borg.On atteint la barre de flèche par les enflé-chures sur les haubans, et de là les pieds pren-nent appui sur des cales en bois vissées enquinconce sur le mât.

Mâture, haubans, ridoirs

Les mâts de Joshua sont grand mât, et de 10 mm pourdes poteaux pleins, de section l'artimon. En effet, l'artimonlégèrement ovale, taillés à ne peut pas avoir d'étai avantl'herminette et au rabot. Ce ni de patara fixe à l'arrière, etsont des poteaux, par me- je préfère ne pas utiliser desure d'économie, car des mâts marocain (câble reliant lecreux collés seraient plus lé- sommet des deux mâts, par-gers, et peut-être aussi solides fois employé sur les ketchs).tout en faisant supporter des Avec un marocain, si un mâteffort moins grands sur le descend, l'autre descend aussi,haubanage. (Dans les coups presque à coup sûr. L'artimonde tangage, la force d'inertie étant alors mal tenu sur l'avantd'un mât lourd provoque de et sur l'arrière, j'ai donc pré-plus grands efforts sur le hau- féré y mettre des haubans sur-banage.) dimensionnés, d'autant que ce

Les haubans sont en acier mât pèse lourd. Pas d'épis-inox de 8 et 10 mm pour le sures pour mes haubans : des

serre-câbles. Je préfère troisserre-câbles à une épissurepour l'inox, car l'inox tend àcristalliser, à fatiguer, puispeut devenir cassant, surtoutlorsqu'il s'agit de câble raideemployé pour le haubanage.Lors qu'on utilise les serre-câbles, le premier (celui quiest le plus près de la cosse)doit être serré modérément,le second serré plus fort, et letroisième bien serré. Cecipour ne pas faire souffrir lecâble dès sa sortie de la cosse.Je place toujours la partie enU du serre-câble contre lebrin « non travaillant » du hau-ban. (Voir croquis). En effet,cette pièce en U pourrait

faire souffrir le hauban pro-prement dit.

CossesQue l'on emploie des serre-

câbles ou des épissures, lescosses habituelles ne sont pasétudiées pour l'inox. En effet,l'inox est fragile à la pliure, etles cosses courantes ont unrayon de courbure trop fai-ble, le câble souffre, tend à secristalliser. C'est ainsi qu'unhauban neuf a cassé à l'arti-mon, juste sous la cosse, à lapliure maximale (voir cro-quis). Avec du câble galva, ceproblème n'existe pas, car legalva ne fatigue pas et sup-porte un rayon de courbure

A. Petite cosse: rupture possible ducâble inox par cristallisation sous lacosse.B. Grande cosse: pas de cristallisa-tion du métal.La partie en U du serre-câble doitêtre toujours placée sur le «dor-mant» du câble.

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beaucoup plus faible quel'inox. De bonnes cosses pourinox devraient être très gran-des: je verrais facilement septcentimètres de large et dix àdouze centimètres de haut.

Quant au système du type«aviation», où le hauban estserti directement à l'extré-mité du ridoir, sans aucunpliage, je m'en méfie d'ins-tinct. Certes, ça ne glissera ja-mais... mais si le hauban inoxfatigue peu à peu, il casserasans prévenir, au ras du ser-tissage. Le yacht Solo, en es-cale à Tahiti, m'a montrédeux haubans de 11 à 12 mmqui avaient cassé juste à l'en-trée du ridoir, après trentemille milles de navigation.Avec une cosse, on voit ce quise passe, on pourra voir quel-ques brins qui commencent àlâcher sous la cosse, on seraaverti, on pourra commencerà se méfier et à réfléchir pourtrouver une parade. Ma pa-rade consiste à raccourcir lehauban, côté ridoir, à mettreune autre cosse sur la par-tie qui n'a pas souffert de lapliure, et à rattraper la lon-gueur avec un bout de chaîne(voir croquis). Quant au côtémât du hauban, pas d'ennuislà-haut, ce sont des capelages362

qui font le tour du mât, avecun très grand rayon de pliure,cela ne donne aucune fatigueà cet endroit-là.

Je saisis cette 'occasion pourrappeler le processus mentalqui nous guide tous en croi-sière : entre une chose simpleet une chose compliquée, onchoisit la chose simple, parcequ'elle est bon marché, parcequ'elle est plus rapide à faire,parce qu'on peut réparer avecles moyens du bord, dans uncoin perdu ou en mer, sansproblèmes, sans frais, sansavoir besoin d'écrire en Aus-tralie ou en Europe pour re-cevoir des pièces_ de rechan-ge. Cela permet de navigueravec la paix de l'esprit, d'alleroù on veut et comme on veut,en sécurité. En attendant, ilfaudra que je trouve de bon-nes cosses... ou que je lesfabrique moi-même, tailléesdans la masse.

Barres de flècheSur Joshua, elles sont mon-

tées sur le principe de la sou-plesse. Ces barres de flècheont tenu bon un abordageavant le premier passage deBonne-Espérance, puis cinqknock-down mâts dans l'eau,dont quatre très sérieux au

second passage de l'océanIndien et du Pacifique.

Si le montage de ces barresde flèche avait été fait avecdes ferrures, selon le principede la rigidité, je suis certain

que Joshua se serait arrêtéavant Tahiti, et probablementà la suite de l'abordage, avantmême le premier passage deBonne-Espérance.

Non seulement le montagesouple est très sûr à mon avis,mais en plus il est tout simpleà installer, bon marché, vitefait, sans ferrures (voir cro-quis).

RidoirsJe suis toujours partisan

des ridoirs galvanisés bourrés

Réparation d'un hauban cassé à la hauteur de lacosse: on rattrape la longueur avec une petite longueurde chaîne.

d'un mélange de suif-cérusedans la proportion de 50 %suif et 50 % céruse. J'ai vu desridoirs ainsi protégés se des-serrer à la main après 8 ans.Même traitement au suif-céruse pour les manilles.

Ne pas oublier une manillede liaison entre la cadène etle ridoir, cela fait « cardan » etempêche la tige du ridoir dese tordre dans certains cas.Cette précaution de la «ma-nille-cardan» est indispen-sable pour les ridoirs tenantles drailles de foc et de trin-quette, sans quoi ces ridoirscasseraient un jour ou l'autreà cause des torsions subiescontinuellement, tantôt surbâbord, tantôt sur tribord,sous l'effet de voiles d'avant.

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Montage souple des barres de flèche.

ferrureLa cale en bois sur laquelle est vissé lerail est évidée au passage de la ferrurede barres de flèche. Cela permet le mou-

chemin de fer

vement de va-et-vient.

En route

A partir des hautes latitu-des, voici les voiles utilisées

Grand-voile 25 m2 avectrois bandes de ris.

Artimon 14 m 2 avec troisbandes de ris.

Trinquette 18 m2 avec troisbandes de ris.

Foc 15 m 2 sans bandes deris.

Tourmentins de 5 et 7 m2

avec ris.Trinquettes de 10, 6 et 5 m2

ayant toutes des bandes de ris.Ces petites trinquettes étaientcoupées de manière à pou-voir être utilisées aussi sur lebout-dehors si je l'avais voulu.

Toutes ces voiles étaient entergal 390 g au mètre carré(9 onces). A mon avis, c'est unpoids raisonnable, pas troplourd. Mais le foc de 15 m2

était en tergal léger, de 5 on-ces. Il s'agissait là d'une ex-périence supplémentaire pourle fabricant. Comment secomporterait un tissu aussiléger pendant cette épreuvede longue durée? Pour moi,la question était : A surfaceégale, est-il intéressant d'avoirune voile d'avant très légère,plus facile à ferler et à trans-porter ?

Ce foc léger de 15 m2 étaitsi commode qu'il a fait tout letour des hautes latitudes pen-dant six mois, avant de lâ-cher, peu avant le secondpassage de Bonne-Espérance.J'ai beaucoup regretté saperte, il était d'un maniementaisé, se ferlait très serré, setransportait facilement entrel'extrémité du bout-dehors etle poste avant lorsque le tempsse gâtait. Et quand la brisemollissait, il restait bien gon-flé. Mais il n'aurait jamaistenu si longtemps sans tousles renforts indiqués au début.

Je préfère prendre des risdans la grande trinquette de18 m 2 plutôt que changer detrinquette. Cela fait beaucoupmoins de complications àmon avis. Et lorsque le tempss'améliore, un ris est vite lar-gué. Vite repris aussi.

Pour ce qui est des ris dansla grand-voile et l'artimon,j'utilise le système des « vio-lons de ris», qui permet deprendre les ris sans avoirbesoin d'amener la voilure nid'aller amarrer la bosse enbout de bôme (voir croquis).

Avec le système des violonsde ris, il estplus facile de tirer

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ferrure rendant lesdeux barres de flè-che solidaires l'unede l'autre mais per-mettant qu'elles pi-votent sur le mât.

cale en bois légère-ment encastrée dansle mât.

Vue générale.

d'abord sur la bosse côtéécoute, puis de s'occuper en-suite de la bosse côté amure.Sans violon, c'est le contrai-re, on est obligé de s'occuperen premier de la bosse côtéamure.

Il me fallait une minute aumaximum pour prendre unris à l'artimon, et deux mi-nutes environ pour la grand-voile. Inutile de lofer, ça vienttout seul, même au vent ar-rière. Mes violons étant àdouble effet, je pouvais metenir toujours du côté au ventde la bôme pour tirer sur lesbosses. Cela simplifie énormé-ment la prise des ris. Ce détailest très important. Il suffitpour cela d'avoir un taquet dechaque côté de la bôme pourla même bosse (donc pour lemême ris). Ainsi, la bossepart du taquet bâbord parexemple, elle passe ensuitedans le réa bâbord vissé surla bôme à la verticale de lacosse de chute correspondantau ris, elle remonte jusqu'àcette cosse de chute, ellepasse dans cette cosse, elleredescend pour passer dansle réa tribord et retourne lelong de la bôme jusqu'au ta-quet tribord. On peut donctirer à volonté sur le côté bâ-366

bord ou tribord de la bosse.Cela permet de se tenir tou-jours du côté au vent de labôme, beaucoup plus sain parmauvais temps : on voit venirles déferlantes et on ne risquepas d'être surpris par uncoup de roulis, qui, si on étaitsous le vent de la bôme, pour-rait nous envoyer à la mer. Leharnais est là bien entendumais ce n'est pas une raison.

Un petit winch placé dechaque côté de la bôme degrand-voile permet de mieuxraidir la bosse de chute et degagner ainsi du temps, car lesderniers centimètres sont im-portants, ce sont eux qui fontla différence entre une voilebien établie et un sac. Quantà la bosse côté amure, pas be-soin de winch pour elle,puisqu'on étarque ensuite ladrisse de voile. Pas besoinnon plus de winch pour lesbosses de ris d'artimon, çavient raide tout seul en tirantun bon coup.

La totalité du dispositif re-présente donc un petit winchet quatre taquets sur chaquecôté de la bôme de grand-voile, et trois taquets surchaque côté de la bôme d'ar-timon.

Système de violons de ris prêt à fonctionner.Le côté tribord de la bosse est indiqué en pointillé sur sa partie verticale der-rière la voile. La suite de cette bosse, qui va le long de la bôme du côté caché,n'est pas représentée sur ce croquis. Il y a donc un winch et des taquets surla bôme. De même de l'autre côté.

Garcettes de ris

Pour nouer les garcettes dela grand-voile après avoirpris un ris au vent arrière, jeborde l'écoute afin de pouvoirtravailler sans me pencher àl'extérieur. Par forte brise, jecommence par nouer une gar-cette sur deux, puis je noueensuite les garcettes intermé-diaires. J'utilise le noeud plat,

pas le noeud à boucle. Lenoeud plat peuttsembler diffi-cile à larguer, une fois biensouqué. En fait, c'est très fa-cile (voir croquis) et le neeudplat n'a pas tendance à se lar-guer tout seul dans le mau-vais temps, comme le fait sou-vent le noeud à boucle. Lenoeud plat est particulière-

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ment indiqué pour les garcet-tes de trinquette, car si ellesse larguaient toutes seules lanuit sous les paquets de mer,cela pourrait faire du vilaindans la masse de toile libéréecomme une grande pochesous la voile.

Sur le bout-dehors

Le système pour changer368

de foc sans trop de douleursur le bout-dehors est simpleun câble d'acier 3 mm tendurapide à l'horizontale entreun hauban du grand mât et ladraille de foc permet d'y cro-cher l'un après l'autre tousles mousquetons du foc. Ainsi,la voile entière peut se trans-porter en coulissant le longde ce câble 3 mm jusqu'à l'ex-

La grande leçon tirée duprécédent parcours Tahiti-Ali-cante concernait la nécessitéde pouvoir régler mes surfa-ces de voilures par tous lestemps. Du temps de Tahiti-Alicante, Joshua n'était pasvraiment paré sur ce chapi-tre, sa plus petite voile (letourmentin) mesurant 8 m2 ,et la grand-voile au bas ris18 m2 .

Pour ce nouveau voyage, lagrand-voile au bas ris mesu-rait 6 m2 , l'artimon au bas ris5 m 2 , et j'avais tout le néces-saire en ce qui concerne les

Pour larguer un no ud plat souqué sur un petit cordage.

trémité du bout-dehors (et la mer puissent l'arracher desvice versa) sans que le vent ou mains.

Surfaces de voilures

voiles d'avant, avec des sur-faces minuscules quand il lefallait. Cela m'a permis de na-viguer avec l'esprit en paixpendant tout le voyage, ja-mais surtoilé, rarement sous-voilé, et toujours avec lapossibilité d'adapter la sur-face de toile à de nouvellesconditions de temps.

Les croquis ci-après illus-trent l'importance de ce jeude petites voiles et toutes lespossibilités d'adaptation qu'ap-portent les bandes de ris nom-breuses, dont la dernière estplacée très haut.

369

vers le winch de bôme et les taquets

Violon de ris.Le premier ris est pris. On reprend alors le mou dans la bosse du second risqui est parée.

370

Dans l Alizé:Grand-voile: 35 m2 avec 3 ban-des de ris,Artimon: 20 m2 avec 3 bandes deris,Trinquette: 18 m2 avec 3 bandesde ris,Grand foc: 22 m2 ou petit gé-nois: 35 m2.

Hautes latitudes (beau temps):Petite grand-voile: 25 m 2 , 3 ban-des de ris,Petit artimon: 14 m 2, 3 bandesde ris,Petit foc: 15 m2 en tergal léger,Grande trinquette: 18 m 2 .Le tourmentin est ferlé serré surle balcon du bout-dehors.

Hautes latitudes (brise fraîche):Grand-voile à un ris: 18 m2,Artimon à un ris: 12 m2,Trinquette à un ris: 12 m 2 ,Foc à un ris. Mais par la suiteje préférais prendre le ris dansle foc de 15 m 2 et attendre queça fraîchisse encore pour l'ame-ner et envoyer le tourmentin àla place.

Hautes latitudes (grosse brise oucoups de vent modérés avec pro-babilité d'atténuation):Grand-voile à deux ris: 12 m 2 ,Artimon à deux ris: 8 m2,Trinquette au second ris: 6 m 2 ,Tourmentin de 5 m 2 .

371

En dix mois de mer, j'aibarré environ une heure de-vant l'île Trinidad, à peu prèsle même temps à l'entrée deHobart et de Capetown, puispendant la seconde moitiéd'une nuit à la suite du der-nier chavirage du Pacifique,car je n'osais pas sortir pourremplacer la girouette casséeà ce moment-là. Et enfin, j'aibarré pour entrer dans lapasse de Papeete et prendrele mouillage.

Ces croquis montrent diffé-rents types de gouvernail au-tomatique selon les formesd'arrière. Le principe essen-tiel, toujours le même, corres-pond à l'esprit de croisière, et372

Hautes latitudes (grosse brise oucoups de vent avec mer forte):Grand-voile à trois ris (bas ris):6 m2,Artimon au bas ris: 5 m2,Tourmentin de 5 m2.La trinquette est amenée carson troisième ris est trop com-pliqué à prendre. Elle est sou-vent remplacée par une petitetrinquette de 7 m2 avec bandede ris.

Pilotage automatique

peut se résumer ainsi : « sim-plicité, robustesse ».

Pour celui de la frégate enbois moulé Challenge d'Henryet pour Vlaag d'Ivo, la girouet-te agit sur le gouvernail addi-tif par l'intermédiaire d'un sys-tème de biellettes. La barre degouvernail principal est alorsamarrée dans l'axe du bateauet le gouvernail additif cor-rige le cap.

Pour Ophélie d'Yves Jon-ville et Joshua, la girouettecontrôle le fletner en direct.Ce fletner agit alors sur le gou-vernail principal. La barre decelui-ci est laissée libre.

Pour Mistral de Julio Villar(un super-Mistral de série),

c'est un mélange Challenge-Joshua : gouvernail additifcomme pour Challenge et gi-rouette en direct sur la tête dufletner, comme pour Ophélieet Joshua.

Ces croquis ne sont pas li-mitatifs, chacun peut être re-touché pour s'adapter aubateau qui lui convient. Celuide Joshua est bon, mais pasparfait. En effet, le fletner dé-passe sous le gouvernail prin-cipal, cela peut accrocherquelque chose dans un port,accrocher la ligne de loch,une ligne de pêche en mer(il n'a jamais pris d'algues,celles-ci étant en surface).Celui d'Ophélie est du mêmeprincipe (girouette agissant di-rectement sur le fletner sans

aucun intermédiaire mécani-que, barre du gouvernail prin-cipal restant libre), mais sonfletner placé loin du safran aun bras de levier supérieur, ilagit sans doute mieux par trèsfaible brise et, de plus, nerisque pas d'accrocher uncordage dans un port ni laligne à dorades.

N.-B. Lorsque la girouetteest montée en direct sur latête du fletner (Mistral, Ophé-lie, Joshua), il est indispen-sable que le point où reposela girouette soit à la jonctionde l'axe « gouvernail-fletner ».Sans quoi cela ne fonctionnepas, le bateau embarde et netient pas son cap. Le derniercroquis représente un pilo-tage automatique mal conçu.

373

gouvernail de pilotage automatique tuyau d'eaugalvanisé 15/21

Gouvernail automatique d'Ivo.Le câble indiqué en pointillé fait un tour mort autour du tambour en bois so-lidaire de la girouette, passe dans les poulies A et A', et se termine au bout dela petite barre du gouvernail extérieur. Le câble est un cordage tergal 6 mm.Le réglage se fait par taquet coinceur placé au bout de la petite barre.

Les deux plaques en bois A et B sont boulonnées à travers le tableau arrièreet réunies par des tiges filetées inox.

374 375

La girouette est fixe,car la bôme d'artimonpasse juste au-dessus

Contrepoidsen plomb coulédans une boitede lait condensé

La girouette est orienta-ble en position haute oubasse à cause du passagede la bôme d'artimon.Par grosse mer, vent detravers, elle risque moinsde toucher l'eau en posi-tion haute.

piège de cordagesdans les portset à lignes de vaineen mer

377376

fletner en acier

378

Le voyage total a repré-senté trente-sept mille quatrecent cinquante cinq milles en-tre les points de midi, en dixmois. Cela fait environ vingt-neuf mille milles dans la zonemal famée des vents d'ouest,pendant huit mois consécu-tifs. A titre de comparaison,Joshua n'était resté qu'unmois et demi (du 10 décem-bre au 28 janvier) sous leshautes latitudes lors de Ta-hiti-Alicante, cinq fois moinsde temps que pour la longueroute, et avec seulement cinqmille ou six mille milles par-courus dans les eaux dange-reuses. Mais, tandis que la mergrondait continuellement sousles hautes latitudes pendantle précédent voyage, elle est

Hautes latitudes

restée relativement tranquilleet souvent même très bellecette fois-ci, pendant plus d'untour du monde complet : étéexceptionnel sans doute. Etc'est seulement au second pas-sage de l'océan Indien et duPacifique qu'elle est devenuedangereuse en permanencependant près de deux mois,avec l'approche de l'hiver.

Tahiti-Alicante avait connuun formidable coup de ventde longue durée lié à deux dé-pressions, mais un seul knock-down, mâts à peine un peuplus bas que l'horizontale.Le danger principal de cecoup de vent venait des la-mes secondaires de Sud-Estenvoyées par la premièredépression, après qu'elle fut

379

Correction de la barre avecla roue sur Ophélie et Jo-shua, permettant de bran-cher ou de libérer instanta-nément.

Ici le principe est bon, le pivot de la gi-rouette se trouvant à la jonction desaxes « fletner-gouvernail ».Henri Amel me pardonnera un si mau-vais croquis de son bateau... Julio étaitparti, j'ai dû dessiner de mémoire...N.-B. Les ferrures supportant le gouver-nail additif étaient réalisées beaucoupplus solidement que sur ce croquis.

380

Coup de vent de Tahiti-Alicante.En position A, Joshua risquait de sancir en percutant avec houle secondairede S.-E.En position B, Joshua reçoit la houle principale d'Ouest à 15 ou 20° sur bâ-bord. Il fait donc un cap 70 à 75°, ce qui lui permet de ne pas buter directe-ment de l'étrave dans les houles secondaires de S.-E. D'autre part, le risquede partir en surf est moins grand en position B. Moins on surfe, moins il y ade danger de sancir.

passée. La seconde dépres-sion a ensuite formé des la-mes extrêmement hautes, desecteur ouest, sur lesquellesJoshua, à sec de toile, tentaitde partir en surf. Il risquaitalors de se planter dans lahoule secondaire de Sud-Estenvoyée par la première dé-pression. Et Joshua auraitsanci dans ce coup de vent sinous n'avions pas barré enprenant la lame d'ouest à 15ou 200 sur bâbord de l'ar-rière. Cette manceuvre avaitun double effet

1° - En attaquant nette-ment de biais_ les lames se-condaires de Sud-Est mélan-gées à une mer confuse ve-nant d'un peu partout, le ris-que de percuter un de cesmamelons était un peu dimi-nué. (En percutant de face etdans un coup de surf un deces mamelons de la tailled'un gros tas de sable, Joshuaaurait sanci. Cela avait faillilui arriver avant d'adoptercette manoeuvre.)

2° - Le fait de recevoir leslames principales à 15 ou 20°sur le quart bâbord arrièredonnait un coup de gîte lors-que le bateau dévalait lapente. Alors, la joue tribordde l'étrave prenait appui sur

la mer, un peu à la façon d'unski, ou comme la face bombéed'une cuiller. Cela empêchaitl'étrave d'engager dans unehoule secondaire. (Voir cro-quis.)

Tahiti-Alicante n'avait subiqu'un seul knock-down, mâtsà peine un peu plus bas quel'horizontale, et cela malgrédes conditions générales net-tement plus dures en moyen-ne que pendant la longueroute.

Pour la longue route, iln'y a eu aucun coup de ventfantastique du genre Tahiti-Alicante, en revanche troisknock-down mâts à l'horizon-tale ou un peu plus bas quel'horizontale, et quatre autresknock-down sérieux, bienplus bas que l'horizontale,avec la quille à 30° et mêmeune fois à 40° probablementau-dessus de l'eau. Ces quatrederniers knock-down ont eulieu au second passage del'océan Indien et du Paci-fique. Les deux premiers decette dernière série se sontproduits à dix ou douze joursd'intervalle, dans l'océan In-dien, à cause de la trop grandevitesse du bateau pour la mertrès escarpée qu'il y avait à cemoment-là.

381

Les deux derniers, dans lePacifique ont été provoquéspar des déferlantes erratiques.

Dans tous ces cas, Joshuaétait en route sous voilure ré-duite, à plus de 6 noyuds.C'est de ces quatre knock-down que je vais parler main-tenant. Les deux premierss'appelleront Océan Indien etles deux seconds Pacifique.Le bateau s'est toujours re-dressé en deux ou trois secon-des, ce qui est normal pourtous les bateaux à quille les-tée.

Océan Indien

Les deux knock-down sesont produits de nuit, par coupde vent de l'arrière. J'étaisdans ma couchette et ne dor-mais pas. C'est ce qui se passeen général lorsque quelquechose flotte dans l'air: on estlà, dans la couchette, pasvraiment tendu, mais dans unesorte d'expectative. Le corpsse repose tandis que l'espritse promène sur le pont, ob-serve, compare, pèse le ventet la mer. La première fois,Joshua courait vent arrière à6 noeuds sous petit foc de7 m 2 et petite trinquette de5 m 2 , grand-voile et artimonamenés.382

Lorsqu'il est allé au tapis,je suis certain que ce n'étaitpas à cause d'une déferlante,j'aurais reconnu le bruit etsenti le choc amorti. Là, riende cela, le bateau s'est cou-ché, des tas d'objets ont valsé.Je ne comprenais pas com-ment c'était arrivé.

La seconde fois, dix à douzejours plus tard, même phéno-mène. Là, Joshua allait peut-être un peu plus vite, à la find'un autre coup de vent, avantla longitude du cap Leeuwin.Toujours aucun bruit de dé-ferlante. Je ne comprenaispas.

Quelques jours plus tard, jepense avoir trouvé la répon-se; j'étais sur le pont, ventforce 6 à 7, plein arrière, pe-tite voilure, mer très escarpée,

vitesse 6 1/2 à 7 noeuds, sil-lage sinueux à cause des em-bardées. Brusquement, le ba-teau a accéléré sur la faceavant d'une lame, et il a loféen prenant une bonne gîte. Lepont sous le vent s'est engagédans l'eau (15 à 20 cm sousl'eau) et j'ai très nettementsenti le coup de frein, enmême temps que la gîte s'ac-centuait. Rien ne s'est pro-duit, la gîte n'avait pas excédéune trentaine de degrés, la gi-

rouette a remis le bateau surson cap, mais j'ai senti avecune grande netteté qu'il nes'en était pas fallu de beau-coup pour aller plus loin.

Lorsque la mer est escar-pée, je crois maintenant pré-férable de réduire nettementla vitesse sous pilotage auto-matique, en portant le moinsde toile possible : juste assezpour que le gouvernail ré-ponde immédiatement, maislimiter les risques de partiren survitesse sur une lame es-carpée, car si le bateau lofe àla faveur d'une embardée,avec une bonne gîte en plus,cela peut devenir grave pourla mâture.

A noter que le bateau nepeut partir en survitesse surune pente qu'à conditiond'avoir déjà une certaine vi-tesse : une planche flottantdans de très grosses lames res-tera à la même place. Mais sion la pousse un peu en avant,juste au bon moment, ellepourra partir en surf. Un ba-teau n'étant pas conçu commeune planche de surf, il pourracontinuer à faire route sansrisquer de . partir en sur-vitesse, à condition de ne pasdépasser un certain seuil devitesse moyenne, variable se-

Ion l'escarpement des lames.Ce seuil dépend du bateauet de la mer. Au-dessous de6 noeuds (et plutôt 5 noeudsque 6), Joshua est générale-ment en sécurité. Il est proba-ble qu'un bateau à quille lon-gue est moins enclin à loferdans ces conditions qu'un ba-teau de même taille à quillecourte. Mais plus j'en vois, plusj'en apprends, plus je mesureà quel point j'en sais peu, àquel point tout peut changerselon la mer et le bateau. Lamer restera toujours la gran-de inconnue. Elle est parfoisénorme sans être trop vicieu-se. Moins énorme une semai-ne ou un mois plus tard, ellepeut devenir très dangereuseà cause de quelques houlescroisées, ou d'un autre fac-teur imprévu ou totalementnouveau. Celui qui peut écri-re un livre vraiment bon surla mer n'est sans doute pasencore né, ou bien il est déjàgâteux, car . il faudrait navi-guer cent ans pour la con-naître assez bien. Pourtant lelivre d'Adlard Coles, Naviga-tion par gros temps, est uneréussite parce qu'il n'affirmerien d'une manière péremp-toire et présente de nom-breux faits en laissant à

383

chacun le soin de juger et defaire la balance avec ses pro-pres observations.

Par exemple, je disais tran-quillement un peu plus hautqu'un bateau à quille lestée seredresse forcément en quel-ques secondes, une fois cha-viré. C'est faux: je viensd'apprendre que le Damienest resté cinq minutes quille enl'air aux environs du soixan-tième parallèle Sud, à la suited'une déferlante. Et le Da-mien aurait sans doute con-servé cette position désespé-rée jusqu'au jugement der-nier si une autre déferlanten'était venue frapper la ca-rène pour provoquer l'amor-ce du redressement. Unequille à 900 vers le ciel nepeut donc pas redresser le ba-teau. Il lui faut un certainangle avec la verticale avantque le bras de levier devienneopérant. La même aventureétait arrivée au Sea Queen deVoss : la quille était restée enl'air une trentaine de secon-des, si mes souvenirs sontbons... mais je croyais qu'ils'agissait là d'un hasard telle-ment impossible, qu'il ne seproduirait jamais plus danstoute l'histoire de la voile.

384

Knock-down du Pacifique

Aucun des coups de vent dela longue route n'a excédétrente-six heures. Il s'agissaitchaque fois d'une dépressionisolée. Lorsqu'elle était pas-sée, il pouvait en venir uneautre, mais avec un délai suf-fisant pour que Joshua ne setrouve pas dans le champd'action de deux dépressionsà la fois, comme cela s'étaitproduit pendant Tahiti-Ali-cante.

Je vais parler de ces coupsde vent en général, dire ceque j'en sais, ce que je vois, ceque je sens, ce que je fais ha-bituellement en gros. D'abord,une vue d'ensemble sur uncoup de vent habituel.

1 Les dépressions des hau-tes latitudes se déplacentd'Ouest en Est. Dans l'hémi-sphère Sud, le vent tourne au-tour du centre dans le sensdes aiguilles d'une montre.La vitesse de translation ducentre dépressionnaire versl'Est varie entre dix et vingtnceuds. Cette vitesse devientsouvent beaucoup plus gran-de dans les parages du Horn.

2 La plupart de ces dépres-sions circulent au Sud du 50eparallèle. Un petit voilier denos tailles se trouvera donc

en principe toujours au Nordde la trajectoire, puisqu'ondescend rarement plus basque le 43e parallèle, sauf aupassage du Horn.

3 Plus on est loin du cen-tre, moins le coup de vent estviolent. L'approche d'une dé-pression est annoncée par labaisse barométrique ou parl'énervement de l'aiguille : onsent qu'il va se passer quel-que chose 1 . Alors, je mets unpeu de Nord dans mon Estpour garder le plus de dis-tance possible avec le centrede la dépression. Mettre unpeu de Nord dans mon Estveut dire faire route au 75 ou80.

4 La dépression approche.Elle n'est plus très loin dansle Sud-Ouest. Le vent quiétait peut-être hésitant dusecteur Nord, passe au Nord-Ouest en fraîchissant. Puis ilsouffle en coup de vent aprèsquelques heures. La mer gros-sit mais elle n'est pas dan-gereuse pour un bateau de12 mètres et je tâche de main-tenir un peu de Nord dans

mon Est, pour ne pas trop merapprocher de la trajectoire.

5 La dépression continue àse déplacer vers l'Est. Ellese trouve donc bientôt pleinSud par rapport au bateau, etplus près qu'avant, malgréma route qui tendait à m'enéloigner dans la mesure dupossible. Mais je suis quandmême un peu moins près ducentre que si j'avais continuéexactement vers l'Est depuishier ou depuis deux jours.

Maintenant que le centrese trouve plein Sud, le ventsouffle très fort de l'Ouest etla houle principale d'Ouest,qui fait le tour du mondedepuis le commencement desâges, grossit énormément. Deplus, la houle de Nord-Ouestlevée par la.première phasedu coup de vent (il soufflaitde Nord-Ouest avant de pas-ser à l'Ouest) croise la grossehoule d'Ouest. Cela provoquedes déferlements parfois énor-mes. C'est là que le dangercommence vraiment : longsdéferlements d'Ouest de lahoule principale, et, en plus,

1. Le petit livre illustré d'Alan WATTS, Instant WeatherForecas-ting, m'a énormément aidé à sentir plus vite, par l'observationdes nuages annonciateurs. A mon avis, c'est un chef-d'ceuvre. Celivre m'a aussi permis de ne pas me faire de souci quand celan'en valait pas la peine.

385

déferlantes de Nord-Ouest.Ces déferlantes de Nord-Ouestsont souvent très puissantes,et il leur arrive fréquemmentde changer un peu de direc-tion pendant le déferlement,et de frapper presque duNord-Nord-Ouest. C'est pour-quoi, lorsque le coup de ventpasse à la phase Ouest, je pré-fère corriger le cap et faire del'Est-Sud-Est, afin de ne pasrisquer de me faire rouler parune de ces déferlantes erra-tiques venues du Nord-Ouest.

Lorsque la phase Nord-ouest du coup de vent est res-tée modérée et de courtedurée, ces déferlantes errati-ques ne durent pas longtempset ne sont pas vraiment gros-ses. De toute manière, le ba-teau ne pourra plus risquerde se rapprocher du centreune fois le vent passé àl'Ouest, puisque la dépressioncontinue sa route vers l'Est,plus vite que le bateau. Alors,je pense plus prudent de mo-difier un peu de cap versl' Est-Sud-Est à partir de cemoment-là.

6 La dépression se trouveencore dans le Sud par rap-port au bateau. Elle continuesa route vers l'Est. Le ventpasse alors à l'Ouest-Sud-386

Ouest, et c'est de là qu'ilsouffle le plus fort en général.Le ciel est devenu clair et lamer très grosse, parfois énor-me. Ça dure en général quel-ques heures seulement, troisheures, six heures, huit heu-res ou plus, cela dépend de savitesse de déplacement, de sapuissance, d'un tas de choses.Là, il ne serait pas prudent den'avoir pas, déjà changél'amure pour mettre nette-ment un peu de Sud dansmon Est, car si la houle rési-duelle de Nord-Ouest est im-portante, les déferlements er-ratiques venus de bâbord se-ront quelquefois très impor-tants. Evidemment, ces défer-lantes de Nord-Ouest peuventtomber loin devant ou der=rière le bateau, il y a de laplace à côté, mais il leur ar-rive de tomber en plein des-sus. Et c'est comme ça que sesont produits les deux der-niers -knock-down du Pacifi-que, avec les mâts sous l'eauet la quille à 30 ou 400 au-des-sus de l'horizontale.

Pour le premier knock-down du Pacifique, ce n'étaitpas ma faute : J'avais passé laNouvelle-Zélande et me trou-vais cap au Nord-l:st avec l'îleChatham pas, loin sur ma

droite (60 milles environ),quand le coup de vent estpassé dans sa phase Ouest. Jene pouvais donc plus modi-fier le cap sans prendre ungros risque avec les récifs,d'autant que la mer était tropdangereuse pour me per-mettre de sortir avec le sex-tant et je n'étais donc pas trèssûr de ma position. Cela sepassait sur le 44e ou 45e pa-rallèle, et j'étais très pressé degagner des latitudes plus clé-mentes, ayant passé la Nou-velle-Zélande au Sud du 49eparallèle quelques jours plustôt.

Mais le dernier knock-down a été encore plus sé-vère, sur 34° Sud, à peinedeux semaines avant Tahiti.Et là, c'était entièrement mafaute : étant donné la latitudetrès modérée, je croyais qu'ils'agissait d'un coup de ventd'adieu, juste pour le prin-cipe. Je n'avais donc pas mo-difié le cap lorsque le coup devent est passé dans sa phaseOuest, pressé de rejoindrel'Alizé. Et Joshua, continuantsa route vers le Nord-Est,s'est retrouvé avec la quille àau moins 40° au-dessus del'eau : grosse déferlante erra-

Il La dépression se trouve dansle Sud-Ouest du bateau. Il y adonc coup de vent de N.-W.pour le bateau.La houle de N.-W. n'est pasdangereuse pour le moment, etle bateau en profite pour faireroute vers l'E.-N.-E. afin de setrouver un peu plus loin ducentre de la dépression lors-qu'elle passera à son Sud.N.-B.: Sous les hautes latitu-des Sud on regarde la carte enfaisant face au pôle Sud. Doncsur ce croquis le Sud est enhaut, le Nord en bas, l'Est àgauche et l'Ouest à droite.

387

tique du Nord-Ouest, beau-coup de bruit et des tas dechoses au plafond, tourmen-tin et petite trinquette défon-cés, girouette cassée. Je suisvite sorti, j'ai branché labarre à roue et j'ai barré del'intérieur jusqu'à l'aube.

La cape sousles hautes latitudes sud

Sous les hautes latitudesSud, un coup de vent de sec-teur Est lèvera rarement unemer exceptionnelle, même s'il

388

A. Déferlements erratiques parfoisénormes provoqués par le chevau-chement de la grosse houle d'Ouestavec la houle résiduelle de N.-W.

souffle très fort. Je pense qu'ilest donc toujours possible d'yprendre la cape sans dangerde se faire retourner par unedéferlante de trop gros ca-libre, celle-ci restant modéréeet le bateau pouvant bénéfi-cier de la protection de sonremous de dérive, qu'il s'agis-se d'un bateau de 12 mètresou d'un beaucoup plus petit.Joshua prend habituellementla cape avec la grand-voile aubas ris bordée plat, et unepetite trinquette bordée àcontre, barre dessous. Le re-

mous de dérive apaise les dé-ferlantes, comme le ferait unenappe d'huile.

Le tableau serait très diffé-rent par coup de vent de sec-teur Ouest soufflant dans lesens de la grosse houle d'Ouesttoujours présente sous les hau-tes latitudes Sud. Sous la pous-sée d'un gros vent, cette houlepeut très vite devenir énorme,avec des déferlantes gigan-tesques qu'aucun remous decape ne pourrait parer; dumoins en ce qui concerne unbateau de douze mètres à dé-placement lourd.

Dans l'hémisphère Nord, lesdéferlantes provoquées par uncoup de vent de secteur Ouestsont moins grosses en prin-cipe, grâce à l'obstacle de laterre (Amérique et Asie), il estrare que des yachts à la capes'y soient fait trop malmener(rare ne veut pas dire ja-mais...). Dans Navigation .par

gros temps, on peut voir desdéferlantes qu'aucun yachtn'aurait étalées à la cape. Or,ces photos ont été prises enAtlantique, entre 30 et 35° delatitude Nord.

Lames géantes

«C'est étrange, mais c'estvrai: dans les latitudes aus-

389

2° La dépressibn est maintenant auSud du bateau. Le coup de vent estdonc passé à sa phase Ouest à W.-S.-W. Il souffle fort.Le bateau entouré d'un cercle ma-nceuvre avec sagesse en modifiantson cap vers V E.-S.-E. pour ne pasrecevoir ces déferlantes par le tra-v ers.Le bateau entouré d'un pointillécommet une faute: il n'a pas modi-fié son cap vers V E.-S.-E. et courtle risque de se faire retourner parune déferlante erratique frappantà bâbord. C'est ce qui est arrivé àJoshua.

traies élevées, où les houlesatteignent parfois 15 mètres dehaut et 600 mètres de long,elles roulent en procession sansfin et parfois.l'une d'elles, detaille anormale, s'élève très au-dessus des autres, on la voitapprocher de très loin. »

(Extrait de The Cape Horn

Breed, Captain W.H.S. Jones.)Tous ceux qui naviguent ont

remarqué le passage occa-sionnel de certaines houlesnettement plus hautes que lesautres. On en rencontre mêmeen Méditerranée. Je supposeque ces lames anormalementhautes sont provoquées par lechevauchement de plusieurslames se déplaçant à des vi-tesses différentes. Il y a unpeu de tout dans la mer: leshoules principales, les houlesrésiduelles laissées par un an-cien coup de vent ou envoyéespar une dépression très éloi-gnée.

« Une vague est passée sousTzu-Hang qui a pivoté légère-ment. Beryl a corrigé sans mal,et en arrivant au fond de lavallée, elle a regardé en arrièrepour vérifier l'alignement. Justederrière le bateau un mur d'eause dresse, si large qu'on n'envoit pas les extrémités, si hautet si escarpé que Beryl com-

prend immédiatement: Tzu-Hang ne pourra jamais l'esca-lader. Cette vague ne brise pascomme les précédentes, maisl'eau ruisselle sur sa face avantcomme une cascade. »

(Extrait de Une fois suffit,Miles Smeeton.)

Comment s'est formé cemur liquide qui a planté Tzu-

390

Hang, fauchant les deux mâtset la doghouse pour laisser unbateau à moitié plein d'eau,sur le point de couler, avecune ouverture de deux mètresde côté là où se trouvait lacabine? Le chevauchementde plusieurs lames parallèles,juste au mauvais moment? Jeserais porté à le penser. Mais

peut-être aussi certaines la-mes géantes ont-elles une toutautre origine : peut-être, parexemple, l'énorme remous pro-voqué par un très gros ice-berg chavirant loin au Sud.Ce n'est qu'une hypothèse,bien sûr, mais il y a tant dechoses étranges en mer. Or,les icebergs peuvent chavirer,c'est un fait bien connu. Il y a

Navigation astroJ'employais les tables an-

glaises AP 3270 (correspon-dant aux HO 249 américai-nes). Il faut trois volumes(deux pour soleil-planètes-luneet un pour les étoiles) pourcouvrir le monde entier. Ladroite de hauteur est très viteobtenue, beaucoup plus vitequ'avec l'ensemble Dieume-gard-Bataille : une seule en-trée pour les étoiles avecHO 249, deux pour le soleil etles planètes, alors que l'en-semble Dicumegard-Bataillenécessite huit ou neuf en-trées, donc plus de temps etd'occasions d'erreurs.

A noter que la réimpres-sion de 1963 des HO 249 per-

Problèmes de route

aussi des glaciers, qui peu-vent laisser tomber d'énor-mes blocs dans la mer.

A noter que l'accident deTzu-Hang s'est produit par 98°de longitude Ouest et 51° 20'de latitude Sud, un peu à l'in-térieur de l'extrême limite desicebergs, d'après la Pilot Chartaméricaine pour les mois dedécembre-janvier-février.

met de se passer des éphémé-rides jusqu'à l'an 2000. CesHO 249 sont fournies parl'U.S. Naval OceanographicOffice. Maurice Oliveau, dansLa Navigation astronomique àla portée de tous (éditions duCompas) et Olivier Stern-Vey-rin dans Solitaire ou pas (Ar-thaud) expliquent le calcul dupoint d'une manière extrême-ment simple et pratique.

Sextant .Il est bon que la lunette

d'un sextant puisse se retirerfacilement pour permettred'observer avec les deux yeuxouverts lorsque la mer estgrosse, ou pour les pointsd'étoiles. En début de nuit, on

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voit beaucoup mieux l'hori-zon avec les deux yeux ou-verts.

Pour ce voyage, je n'ai faitque trois points d'étoiles entout, parce que le soleil suffi-sait, les problèmes de naviga-tion étant simples au large. Jeme contentais donc d'unedroite de soleil le matin etd'une méridienne à midi, saufà l'approche de la côte, où jefaisais d'autres droites l'après-midi. Il faut se souvenir queles droites d'après-midi sontparfois entachées d'erreurs àcause de la réfraction plusimportante, surtout dans lesmers chaudes. Pour les étoi-les, il n'y a plus de réfraction,et les points peuvent être in-croyablement précis (moinsd'un demi-mille, parfois unquart de mille), ce qui est pré-cieux à l'approche (les côtesbasses et des atolls. Là, lespoints de nuit peuvent se ré-véler capitaux, mais pour cela,il faut que l'observation ausextant soit bonne. Sans lu-nette et les deux yeux ouverts,j'ai souvent fait des pointsd'étoiles très précis par nuitssans lune, pendant mes navi-gations précédentes. C'eût étéimpossible avec la lunette.392

L'heure

Quatre secondes d'erreursur le chronomètre font unmille d'erreur sur le point.Une minute d'erreur fait quin-ze milles d'erreur dans les pa-rages de l'équateur, et envi-ron douze milles dans les ré-gions tempérées. Depuis quela radio existe, il n'y a doncplus de problèmes, on pour-rait naviguer avec un réveille-matin.

Pour les top horaires j'uti-lise la station W.W.V. qui don-ne l'heure de Greenwich tou-tes les cinq minutes, vingt-quatre heures par jour, sur5 000, 10 000, 15 000 et20 000 kilocycles. Je pouvaisl'entendre pendant tout levoyage. Je me servais pourcela du poste Technifrancequi est à bord depuis huit ans.

Pour ce qui est des chro-nomètres, j'utilise la grossemontre d'habitacle Fred quifonctionne avec une petitepile au mercure. Elle retar-dait régulièrement de 3 secon-des par jour, et sa pile dureenviron six mois. Quand elleest morte, on la remplace.Cette grosse montre me plai-sait beaucoup car je pouvaislire les secondes depuis lecockpit, grâce à ses grandes

aiguilles. J'avais aussi unemontre Rolex étanche automa-tique qui n'a pas quitté monpoignet de tout le voyage, etle bracelet ne s'est jamais ar-raché comme je le craignais.Très précise et régulière, c'estsurtout cette montre qui meservait pour le point, car jepouvais l'utiliser de tous lesendroits du pont où je metrouvais au moment de l'ob-servation.

A noter qu'il existe un sys-tème relativement nouveausans balancier, dit « accu-tron », dont l'exactitude seraitgarantie, paraît-il, à une se-conde par jour.

Compas

Le compas d'un bateauacier est fortement influencépar la masse métallique. Mêmebien compensé pour une zonedonnée, le compas pourra dé-lirer sous d'autres cieux où ladéclinaison est différente : là,il ne suffit pas d'ajouter ou desoustraire des degrés de dé-clinaison pour retomber surses pieds, c'est toute la com-pensation,,du compas qui doitêtre refaite. Et pour compli-quer encore les choses, il y ala gîte qui fausse tout. Alors,j'ai préféré tout simplifier:

sur Joshua, il y a un compasau pied de la couchette (il estfaux mais indique les change-ments de cap) et un compasde relèvement Vion dans lecockpit. Aucun d'eux n'estcompensé, j'ai même jeté lesaimants. Debout au milieu ducockpit en tenant le compasle plus haut possible, sa lec-ture est juste. De plus, je véri-fie souvent mon cap par desazimuts de soleil et d'étoiles,surtout à l'approche des côtes.Avec les HO 249, c'est enfan-tin (il n'y a pas besoin de sex-tant), juste un coup d'oeil surl'heure, une entrée dans latable, et on sort trente secon-des plus tard avec l'azimut dusoleil ou de l'étoile.

Tout cela, je le reconnais,c'est un peu du « bricolage ».C'est beaucoup mieux pour-tant que de compter sur uncompas compensé sur un ba-teau acier. De plus, cela cor-respond à mon tempérament,qui me porte à préférer lirema route dans le ciel et dansles signes de la mer, plutôtque sur une aiguille aiman-tée. Mais si je devais navi-guer couramment en Mancheou autres coins de ce genrepleins de brouillard, caillouxet courants, je me rallierais à

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la solution de Jean-LouisMartinet, qui avait fixé soncompas sur le mât de Iorana(cotre acier 9 mètres) loin desmasses métalliques, avec unrépétiteur de cap électroniquedans le cockpit. Il avait réa-lisé cette installation parfaiteà très bon compte, par brico-lage de belle qualité.

Bulletins météo

Pour la Manche, le golfe deGascogne, Bonne-Espéranceet l'Australie, j'enregistrais lesbulletins météo de la radio surmon magnétophone. Cela mepermettait de faire repasserla bande et de mieux sentirl'évolution générale puisqueje n'effaçais pas les bulletinsdes jours précédents.

Au bout d'un certain lapsde temps, un magnétophonepeut perdre ses qualités deson et donner l'impressionque le haut-parleur est mort.J'ai appris par la suite qu'ilsuffit d'essuyer doucement latête magnétique (une sorte detéton qui appuie sur la bande)avec du papier de soie pourlui rendre ses qualités musica-les : la tête magnétique s'en-crasse, à force. J'apprendsaussi qu'il existe des minicas-settes dites «de nettoyage»394

pour enlever les particulesqui se sont déposées sur la têtemagnétique. Se souvenir aussi .que les minicassettes de soixan-te minutes sont en principeplus robustes que celles dequatre-vingt-dix ou cent vingtminutes.

Matériel Goïot

Winches et mousquetonsGoïot m'ont donné entière sa-tisfaction. J'ai démonté leswinches après le voyage pourvoir dedans : neufs. De plus,c'est une mécanique simple etrobuste, qui, malgré son prix,coûte nettement moins cherque beaucoup d'autres win-ches. Ces winches Goïot ontété offerts à Joshua par le fa-bricant, mais je répète qu'iln'y a pas de reconnaissancedu ventre dans ces lignes ; sije ne pouvais pas les conseil-ler à des copains de bateau, jen'en parlerais pas. Je penseindispensable de prendre degrandes précautions pendantle montage de ces winches,de bien isoler leur base en al-liage léger de l'acier du ba-teau, pour éviter tout risquede corrosion. J'ai employépour cela le Bostik, pâte noireen tube plastique à base decaoutchouc, de sorte que les

quatre boulons de fixation enétaient gorgés. Les mêmes pré-cautions seraient à prendrepour des winches en bronze.

Les mousquetons Goïotm'ont surpris. Ceux de la gran-de trinquette, presque tou-jours en service grâce à sestrois bandes de ris, ont faittrente-quatre à trente-cinqmille milles, presque sans traced'usure (la trinquette s'étaitdéchirée avant la fin du voya-ge). Des mousquetons classi-ques en métal jaune n'au-raient probablement pas tenule tiers, j'en ai vu rendrel'âme pendant une simple tra-versée de l'Atlantique auvoyage précédent. Ne pas ou-blier que les calmes soumet-tent les mousquetons à rudeépreuve, c'est là qu'ils s'usentle plus, à cause des frotti-frotta contre la draille. Pourceux qui utilisent les Goïot, jerecommande de les tremperdans de l'huile quelques joursavant de les fixer à la voile,c'est un peu gras pendant unesemaine, mais cela permet unfonctionnement parfait trèslongtemps. Quand on utilisedes Goïot, je préfère utiliserla taille au-dessus, cela per-met à la voile de mieux des-cendre, les mousquetons choi-

sis trop justes tendent à coin-cer à la descente: mousque-tons de 10 pour draille de8 mm, cela me paraît sage.Manilles rapides inoxsans filetage

Je m'en suis servi tout levoyage aux points d'amure etaux points de drisse des focset trinquettes (manilles de8 mm) et j'en ai été satisfait à100 %. Ces manilles fabri-quées par la Maison Vichardse sont toujours libérées sansdémanilleur et n'ont jamaislâché. De plus, on ne risquepas de perdre le maillon,celui-ci ne pouvant sortircomplètement de la manille,cela fait un souci de moins.

La manille rapide inox està mon avis une solution inter-médiaire entre la manille or-dinaire galva à filetage d'em-ploi lent, et le système ultra-rapide de régate où il suffitd'appuyer avec le pouce pourlarguer le croc. Ce dernier sys-tème a fait ses preuves en ré-gate, mais il est en métaljaune et je me méfie du métaljaune pour les efforts de trèslongue durée.Fanal

Sur les lignes de naviga-tion, j'employais un petit fa-

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nal à verre dioptrique (je croisque c'est le mot). Il s'agitd'une lampe à pétrole dont leverre concentre la lumière dela mèche au lieu de la laissers'éparpiller comme le feraitun verre ordinaire. La lumiè-re de ce fanal porte beaucoupplus loin que celle d'une lampe-tempête de grosse taille, etcela pour une consommationde pétrole insignifiante (envi-ron 4 cuillers à soupe pour lanuit). Ce fanal ne s'est jamaiséteint à cause du vent, etje n'en ai entendu dire quedu bien sur ce chapitre. Jel'avais fixé sur le capot .de lacabine arrière, donc très bas,afin qu'il ne soit masqué paraucune voile puisque les focset trinquettes ont leur pointd'écoute relativement haut.Ainsi placé, il était visible detous les points de l'horizon, àpeine un peu masqué par lemât d'artimon, car il étaitplacé à 70 ou 80 centimètresdevant ce mât. Mais avec leslégères embardées la lumièrede ce fanal était sans doute vi-sible aussi de l'arrière parintermittence, ce qui devaitpermettre d'attirer l'attentiond'un navire. Mais en prin-cipe, je ne dors jamais tout àfait sur les lignes de naviga-396

tion, je m'allonge tout justedans le cockpit pour me repo-ser de temps en temps, sansrentrer dans la cabine. Et jetâche de couper les lignes denavigation à angle droit pourêtre plus vite de l'autre côté.(Les principales lignes de na-vigation sont indiquées sur lesPilot Charts.)

Lorsque le temps n'est pasbeau et qu'il y a de la mer, jepréfère utiliser une lampe de250 bougies qui, elle, est vrai-ment visible de très loin etforme en plus un halo. Con-sommation : une bouteille depétrole pour la nuit.

Films et photos

Bien que cela ne fasse paspartie à proprement parlerdu matériel de navigation, jedois en dire un mot ici. J'étaiséquipé de l'appareil photo ja-ponais Nikonos de plongéeoffert par le Sunday Times.Aucun problème, bonnes pho-tos, pas peur des embruns.Ma caméra était une Beaulieu16 mm. Elle m'avait été forte-ment conseillée par IrvingJohnson, qui a effectué septtours du monde en école devoile à bord du fameux Yan-kee et possède une grosseexpérience des problèmes de

filmage en mer. Je n'ai pas re-gretté d'avoir écouté son avis:cette caméra très légère m'apermis des prises de vues dif-ficiles du bout-dehors et sur-tout de la mâture, et je n'aipratiquement pas raté uneimage, bien que sans expé-rience, grâce à la très bonnequalité des objectifs (75-25-10) et à la cellule incorporéequi permet de ne pas se trom-per sur l'ouverture du dia-phragme.phragme.

Pour remplacer la petitebatterie au cadmium-nickelqui doit être rechargée sur uneprise de courant ou à l'aided'un générateur après unequinzaine de bobines, onm'avait réalisé un boîtier decinq piles rondes standard àl'aide d'une lampe torche deplongée. Cinq pilés Wonder1,5 volt type «Marin» medonnaient dix à douze bo-bines à 24 images/seconde.Cela permet une autonomiequasi absolue puisque les pilesqui me restent du stock em-barqué presque trois ans plustôt fonctionnent encore par-faitement.

Bottes

Les bottes en caoutchoucpur sèchent facilement une

fois mouillées, il suffit de pas-ser un coup de chiffon à l'in-térieur. Celles qui sont four-rées ou entoilées restent hu-mides.

Chaussettes de laineUn sac en plastique par-

dessus les chaussettes main-tenu aux chevilles par unpetit élastique permet de cir-culer à l'aise dans la cabinelorsque le plancher est hu-mide, ce qui est fréquent lors-qu'on rentre en ciré après unemanoeuvre ou une station surle pont. Loïck m'avait con-seillé aussi d'emporter un pa-quet de journaux: quelquesfeuilles étalées sur le plan-cher absorbent l'eau. On peutmarcher dessus sans glisser,le résultat est excellent, etl'installation peut rester vingt-quatre heures, après quoi onremet des journaux neufs. Ilm'est même arrivé de garderles feuilles de journal plu-sieurs jours avant d'avoir be-soin de les remplacer.

Jean Rivolier m'avait donnédes chaussons fourrés en tissugenre nylon à semelles decuir très souple utilisés pen-dant les expéditions polairesPaul-Emile Victor. C'est trèsagréable à porter dans la ca-

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bine, et très chaud. Pas be-soin de sacs en plastique avecça.

Gants, moufles

J'avais des gants en cuirpour dehors, et des mouflespour la cabine. Même trem-pés, les gants «pour dehors»tenaient chaud aux mains.

Chauffage intérieur

Aucun. Des vêtements chaudsà la place. Il faut dire qu'unbateau métallique est vrai-ment étanche comme uneboîte de conserve; ce qu'onrentre sec dans unplacard ensortira toujours sec.

Gerçures

L'état des mains a unegrande importance. Avec desdoigts gercés, douloureux, onhésite à faire certains régla-ges utiles et les choses vontmoins vite. De plus, cela em-pire presque toujours. J'avaisbeaucoup souffert d'une ger-çure au majeur de la maindroite qui m'avait rendu pres-que incapable de border uneécoute, quelques années plustôt, pendant une saison d'éco-le de voile en Méditerranée.

Pour ce voyage, j'ai donc398

beaucoup surveillé mes mains,employant le sparadrap à lamoindre alerte. Je le retiraispour la nuit, me rinçais bienles mains à l'eau douce, etfrottais mes débuts de ger-çures avec un bâton de Der-mophile Indien, après avoiressayé deux autres marquesde pommades qui me conve-naient bien moins. En fin decompte, je n'ai eu aucun ennuipendant ces dix mois de mer,mais j'ai toujours veillé trèssoigneusement au grain surce chapitre des mains.

Poisson frais

Remorquant en permanen-ce le loch Vion à titre d'épreu-ve pour ce matériel, je nepouvais pas toujours pêcher àla traîne, de crainte que meslignes de pêche ne s'enrou-lent dans celle du loch. Maisles conditions de mer généra-lement , bonnes pendant lepremier tour du monde m'ontpermis de remorquer uneligne de traîne pendant letiers du temps et toute la pre-mière traversée de l'océan In-dien en particulier. Or, je n'aipris que deux dorades dansl'Alizé de l'Atlantique et deuxthons de sept à huit kilos sousles hautes latitudes. L'ap-

point de poisson frais eût étémeilleur si j'avais pu traînerdeux ou trois lignes ensemblecomme je le fais habituelle-ment, mais il ne faut pas tropcompter sur la pêche en mersous ces latitudes.

Eau douce

On compte d'habitude unemoyenne de deux litres etdemi par jour et par per-sonne, tout compris. Un peuplus probablement sous lestropiques.

Deux litres et demi par jourpendant dix mois (trois centtrois jours exactement), celareprésente une consomma-tion de sept cent soixantelitres. Parti avec quatre centslitres, j'ai donc dû recueillirau moins trois cent soixantelitres d'eau de pluie, avec lesseaux suspendus sous lesbômes de grand-voile et d'ar-timon. En fait, j'en ai recueillibeaucoup plus, puisque Jo-

shua est arrivé avec son ré-servoir à moitié plein, et quej'avais utilisé pas mal d'eaudouce pour rincer mon lingeen cours de route. J'aurais puarriver à Tahiti avec mesquatre cents litres du départsi je l'avais voulu. Il n'y adonc pas de souci à se faire

sous les hautes latitudes, jel'avais déjà constaté pendantTahiti-Alicante.

Un bateau naviguant enlongue croisière sous les tro-piques restera beaucoup pluslibre s'il dispose d'un taud(bâche contre le soleil) munid'un dispositif très simplepermettant de récupérer degrandes quantités de pluie aumouillage, dans les coins iso-lés. Le système employé surJoshua nous a permis de vivrependant des mois uniquementà l'eau de pluie. (Voir croquis.)

Réservoirs étanchesde secours

Pour ce voyage, un seul ré-servoir de quatre cents litresétait utilisé pour l'eau. Lestrois autres contenaient desprovisions et aussi du linge,des couvertures, chaussettes,moufles, piles électriques, unposte récepteur de réserve,une combinaison fourrée, unsac de couchage. Tout ce ma-tériel était « en plus », et si lebateau avait sanci en défon-çant tous les hublots pour seretrouver à moitié pleind'eau, j'aurais pu sortir dulinge sec et autre matériel in-tact de ces réservoirs.

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Jonction du tuyau plastiqueconduisant l'eau vers le tank

ou dans le jerricanTaud permettant de récupérer l'eau de pluie.

Bulletin de santé

Les pamplemousses ontduré trois mois et j'en man-geais à peu près un par jourou tous les deux jours pen-dant ces trois premiers mois.Ensuite, j'ai commencé lescitrons. Enveloppés chacundans une feuille de papier, ilsont duré presque sept mois.J'en prenais un par jour,pressé dans de l'eau, en deuxprises.

Consommé un tube devingt comprimés de vitamine C400

Cordages 8 mmamarrés à la basedes ridoirs ou surtout autre pointcorrect

pour tout le voyage, et uncomprimé de Pentavit Midypar jour, à partir du troisièmemois, jusqu'à l'arrivée. Je bu-vais environ un demi-verred'eau de mer par jour, et enajoutais un peu dans l'eau decuisson du riz, pour rempla-cer le sel. Bu une quinzainede litres de vin en dix mois, etpas d'alcool.

La cuisine était faite sur unréchaud à pétrole Optimus àdeux brûleurs sans cardan,

avec un peu d'amiante dansla coupelle, pour que l'alcoolservant au préchauffage nese répande pas à la gîtel'amiante faisait alors officede mèche, en s'imbibant d'al-cool. J'utilisais aussi un petitcamping-gaz lorsqu'il s'agis-sait de me faire du thé, del'Ovomaltine, du bouillon Kub,du café. Toujours pu faire lacuisine, même par mauvaistemps.

La Cocotte-Minute était trèsemployée, elle a l'avantage dene pas se renverser. Un petitressort à boudin (non com-bustible) la maintenait au ré-chaud à la manière d'un San-dow. Même dispositif de fixa-tion pour les casseroles, bienentendu, pour les empêcherde se sauver de dessus le ré-chaud quand il y avait de lamer.

Je mangeais à ma faim etmastiquais bien, afin que toutprofite. Le yoga, découvertpendant ce voyage, m'a bienaidé sur ce point. Je me suistrès peu soucié des propor-tions lipides-glucides-protides.La base de mon alimenta-tion était le riz blanc (je n'avaispas trouvé de riz rouge, plusvitaminé) et la pomme de terredéshydratée. J'ajoutais du cor-

ned-beef ou du poisson en boîteavec en plus des légumes enboîte ou déshydratés (petits-pois, haricots verts, carottes,asperges parfois). Les pro-duits déshydratés étaient ceuxdu professeur Griffon (France)et de Batchelor's Foods (An-gleterre). Assez grosse consom-mation de lait condensé sucré(environ une boîte par jour, etmême plus) et de lait enpoudre anglais Marvel incor-poré à la pomme de terredéshydratée.

Je faisais toujours deuxrepas chauds copieux, plus unpetit déjeuner au porridge-lait condensé et de l'Ovomal-tine deux ou trois fois parjour. Deux petits casse-croûtedans le courant de la nuit. Aufond, il y avait « un peu detout », ainsi que des épices(poudre de curry, achards,nuoc-mâm, sauce chinoise desoja, quelques boîtes d'huîtresfumées, de moules, des fla-cons de pâté de crevette, pâtéde saumon, etc.).

Dans l'ensemble, je me suisbien nourri pendant les huitpremiers mois, et moins bienles deux derniers mois carj'avais terminé tout ce quiétait le plus appétissant.

Au départ de Plymouth, je401

pesais soixante-trois kilos. Al'arrivée, j'en pesais soixante-cinq, sans cedème. J'avais doncgagné deux kilos pendant cevoyage. Mon poids normal estde soixante-six à soixante-septkilos. Ce poids de soixante-trois kilos, anormalement basau départ, provenait sansdoute de la fatigue et de latension nerveuse liées auxpréparatifs.

J'étais en baisse nette, peuaprès le premier passage deBonne-Espérance, pas encoreau point d'envisager l'aban-don, mais sur la mauvaisepente, fatigué, encore amai-gri, sans ressort. Je n'étaisplus sûr du tout de pouvoirarriver jusqu'au Horn, et jesentais que même si je réus-sissais à passer le Horn, je metraînerais probablement dansl'Atlantique comme un ani-mal épuisé.

Le yoga, pratiqué à partirde cette période grâce aupetit livre de Desmond Dunne(Yoga pour tous), m'a permis.de franchir encore quatrecaps sans qu'un effort aussiprolongé m'ait fait atteindremes limites. Il s'agit d'uneculture à la fois physique et,mentale qui m'absorbait unedemi-heure à une heure par402

jour. Les résultats ont étéétonnants, très vite. L'équi-libre général que j'en ai retirém'a permis d'atteindre aucours de ce voyage un poten-tiel énergétique très supé-rieur à celui du départ dePlymouth. Je commençais àsouffrir de mon ulcère aprèsle premier passage de Bonne-Espérance. Le yoga a balayétout cela : plus de douleursd'estomac malgré les conser-ves et une nourriture de moinsen moins ragoûtante à me-sure que le voyage se poursui-vait. Plus de lumbagos malgréles couvertures moites (car ellesont fini par devenir moites).Pas de nervosité malgré le mau-vais temps d'automne et d'hi-ver de l'océan Indien et du Paci-fique et les quatre chaviragesde cette seconde période.

Ce yoga, je l'ai pratiqué ré-gulièrement jusqu'au Horn,mais d'une manière moinssuivie, moins régulière ensui-te, je ne dois pas oublier de ledire, de l'avouer : car je nevoudrais pas qu'on puisse pen-ser que je suis différent desautres, que j'ai une volontésans faille, que je n'ai jamaisflanché. Je suis un hommecomme les autres. Je faisaisaussi un peu de culture phy-

sique chaque jour, en particu-lier pour les abdominaux.

Après avoir passé la longi-tude de Tahiti, j'avais conti-nué pendant une dizaine dejours vers l'Ouest, pour navi-guer quelque temps ensuitedans l'Alizé en me laissantvivre sans souci et me reposeravant de retrouver la terre.

Sept jours après l'arrivée,visite médicale très complèteà l'hôpital Jean-Prince de Ta-hiti. Tous les résultats d'ana-lyses étaient normaux, à partmes radios d'estomac, puis-que je traîne cet ulcère duduodénum depuis une dizai-ne d'années et que sa tracereste en principe toujours surles radios.

Au début de mon séjour àTahiti, j'étais fatigué à causedu changement de rythmeen mer, on dort souvent dansla journée, on se réveille plu-sieurs fois la nuit pour jeterun coup d'eeil dehors et serendormir aussitôt. De retourà terre, il ne m'était pas pos-sible de me livrer à ces petitssommes de la journée carj'avais des choses à faire, desvisites, des invitations. Et lanuit, je ne récupérais pasbien, je me réveillais par ha-bitude, comme en mer. Puis

tout s'est tassé en deux outrois semaines.

Généralités sur la vieen croisière

Je suis convaincu qu'un ba-teau solide, même très petit,même de la taille d'un Cor-saire d'Herbulot pourrait êtreconduit en solitaire d'unetraite de Tahiti aux Falklandpar le Horn et sans danger demort à condition qu'il soit enmétal. Si on lâchait une bou-teille bien bouchée au centred'un cyclone, elle flotteraitnormalement. Pour un ba-teau, c'est la même chose, dansl'essentiel : en métal, bien fer-mé, bien conçu, il pourra sefaire rouler dix fois de suitepar des déferlantes sans allerau fond. Le reste n'est que dé-tails, adaptations.

Le petit bateau a sur legrand l'avantage de coûterbeaucoup moins cher à l'achatet à l'entretien. Mon intentionn'est pas de« faire marcher lecommerce », mais ceux quisont vraiment intéressés parla croisière dans le sens oùnous l'entendons liront avecprofit l'appendice techniquede mon premier bouquin Unvagabond des mers du Sud.Ecrit voilà plus de dix ans et

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avec beaucoup moins de millesdans mon sillage, les conclu-sions que j'y donnais concer-nant la conception d'un ba-teau de croisière tiennent tou-jours bien debout. Remplacezseulement « bateau en bois »par « bateau métallique », lisezun peu entre les lignes, et çava pour l'essentiel. Quant audétail, c'est affaire person-nelle pour chacun.

Bateaux en ciment

Plusieurs ont été construitsen France, beaucoup en Nou-velle-Zélande, d'autres auxU.S.A. J'en ai vu trois àTahiti, dont les propriétairesétaient très satisfaits. Icimême, le cotre en ciment de10,50 m construit par AlainBrun et Philippe Sachet estsur le point d'être mis à l'eau.Pour le cimentage, Philippeet Alain ont battu le rappelsur le quai, nous sommes ve-nus à une dizaine, et tout(coque, pont, roof, cockpit) aété cimenté en une journée.Mais je ne peux pas me lancerdans les détails, n'ayant qu'unevue très superficielle sur cemode de construction, quiexige des précautions sérieu-ses si on ne veut pas rater soncoup. Ceux que la question404

intéresse pourront faire venirHow to Build a FerrocementBoat par J. Samson et G. Wel-lens (édité par Samson Ma-rine Design Entreprise, P.O.Box 98 à Ladner, B.C. Ca-nada) dont m'a parlé JacquesMoulin, qui a construit lui-même son ketch en ciment de12 mètres. D'autres ouvragespratiques existent sans douteen Nouvelle-Zélande, berceaudu bateau en ciment, et pro-bablement aussi aux U.S.A.

Le peu que j'ai vu m'a entout cas confirmé que le ba-teau en ciment est de très loinla solution la plus économi-que à la construction. La seulechose qui me ferait reculer se-rait l'éventualité d'un échoua-ge sur les récifs : une foiscrevée d'une manière grave,je doute qu'une coque en fer-rociment puisse être répa-rée correctement. Le bois secloue, se calfate, se colle.L'acier se soude ou se rive. Leciment?... En tout cas,. si jevoulais naviguer sans avoirles moyens de me payer unecoque d'acier dans un chan-tier, je n'hésiterais pas à cons-truire un bateau en ferro-ciment : ce serait fait en moinsd'un an, en quelques moispeut-être, cinq à dix fois plus

vite que le même bateau enacier ou en bois, et pour beau-coup moins cher.

Entretien d'un bateauen acier

Joshua a bientôt dix ans.Sa carène ne présente pasune trace d'électrolyse. Ophé-lie d'Yves Jonville et Santianode Michel Darman sont éga-lement intacts. Nos trois ca-rènes sont protégées par lamême peinture en zinc sili-caté, et par des anodes enzinc. Ces anodes doivent êtresoudées à la carène par leurspattes de fixation, et non pasboulonnées. Zinc et Alliagesest formel sur ce point. J'ai vuplusieurs fois des carènes debateaux acier dévorées parl'électrolyse, avec des anodesboulonnées.

Pour le reste (au-dessus del'eau), je trouve qu'il n'y a pasde problème : quand il y a unpoint de rouille, je le gratte,puis j'y passe du Rust Killer.C'est un liquide à base d'aci-de phosphorique fabriqué parValentine pour la France. CeRust Killer détruit la rouille etmet le métal à nu. Si on voitque le métal n'est pas bien dé-capé par ce produit, on enpasse encore. Après dix ou

douze minutes, c'est propre.On rince à l'eau douce, etquand c'est sec, première cou-che d'antirouille. Si on veutun résultat encore meilleur,passer alors une applicationde Rust Oil entre le traite-ment au Rust Killer et la pein-ture antirouille qui va suivre.

Les deux meilleures pein-tures antirouille d'entretienque je connaisse sont le mi-nium gris fabriqué en Francepar Julien et l'antirouille amé-ricain fabriqué par Steelcote,tous deux remarquables. Il fautune seconde couche d'anti-rouille quand la première estbien sèche, puis cinq à sixcouches de peinture de fini-tion.

Pour l'entretien de routine,je passe habituellement deuxcouches à l'extérieur une foispar an lorsque le bateau nenavigue pas, et deux couchesdeux fois par an lorsqu'il na-vigue souvent. Si un proprié-taire de bateau acier étaitassez sérieux pour passer au-tomatiquement deux couchesde peinture une semaine avantchaque traversée d'océan, etune ou deux couches peuaprès l'arrivée, après un bonrinçage à l'eau douce, je croisque le bateau n'aurait jamais

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une tache de rouille, surtoutsi la totalité coque-pont-roofa été passée au Dox Anodeavant la première mise àl'eau. Ce traitement de fondpar le Dox Anode est souventaussi bon qu'une galvanisa-tion à chaud, je ne plaisantepas. Mais il faut toujours sa-bler les tôles, ou les décapercomplètement avec un pro-duit du genre Rust Killer, sion veut que le Dox Anodetienne bon. Je répète que leDox Anode est la premièrepeinture que doit recevoir latôle. On ne l'enlèvera plus ja-mais, sauf dans dix ans peut-être. Toutes les autres peintu-res viennent par-dessus.

La première peinture ap-pliquée sur le Dox Anode doitêtre en principe un chromatede zinc. Mais il faut laisser leDox Anode à l'air pendant en-viron deux semaines avantd'y passer une peinture, celalaisse au zinc le temps des'oxyder très légèrement et deretrouver un PH neutre, quipermettra au chromate debien accrocher dessus. Si onn'a pas le temps d'attendre,asperger les surfaces peintesau box Anode avec de l'eaumélangée à 2 % d'acide phos-phorique et rincer quelques406

minutes après à l'eau douce.On peut alors passer le chro-mate de zinc sans attendre.

Pour ce qui est de l'inté-rieur, aucun problème à con-dition que tous les recoinssoient accessibles au pinceau.Si on a pris la précaution depasser partout sept couchesde peinture, on sera tran-quille pendant très très long-temps. Des membrures au ferplat soudé sur champ sont in-finiment plus logiques que lescornières: aucun recoin avecle fer plat, pas de cachettespour la rouille, tout est vi-sible.

Les réservoirs à eau, s'ilssont construits à même la co-que (donc pas galvanisés) doi-vent être munis d'une trappefacile d'accès et assez largepour permettre d'entretenirl'intérieur. Michel Darman aconnu quelques ennuis au dé-but dans ses réservoirs d'eaudouce faisant partie de lacoque. Il a donc gratté toutela peinture jusqu'à ce que latôle soit à nu, puis il a passéun lait de ciment (de l'eau mé-langée à du ciment, commeun lait de chaux). Il a ouvertrécemment la trappe pourvoir, et m'a appelé : aprèsdeux ou trois ans, l'intérieur

était comme neuf. Et ça necoûte vraiment pas cher.

Encore un petit avis : pla-cer l'évacuation des W.-C. au-dessus de la flottaison, etl'aspiration assez loin, reliéeaux W.-C. par un tuyau encaoutchouc renforcé. Ainsi,aucun contact possible entrele corps des W.-C. (bronze) etla carène d'acier, d'où élimi-nation d'un risque éventueld'électrolyse. A noter toute-fois que l'hélice d'Ophélie, enbronze, et de Santiano, en inox,ne provoquent pas d'électro-lyse grâce à la bonne protec-tion apportée par les anodesen zinc. .

Il est habituellement admisqu'un bateau acier ne peut pasavoir moins de 9 à 10 mètres,car alors il serait trop lourd,les tôles devant mesurer aumoins 3 mm d'épaisseur, afinde n'être pas trop vite percéespar la corrosion. Ophélie, San-

tiano, Joshua et bien d'autresbateaux de 12 mètres conçuspar, leur propriétaire pour lagrande croisière sont en tôlede 5 mm pour la coque. En4 mm, ils seraient nettementaméliorés au point de vue vi-tesse et tenue dans le mauvaistemps.

Après bientôt dix ans d'ex-407

périence surJoshua, et les ob-servations très optimistes quej'ai pu faire sur d'autres ba-teaux acier, je n'hésiterais pasà construire un bateau de7 mètres en tôle de 2 mm, si,pour des tas de raisons par-faitement défendables, je pré-férais maintenant un trèspetit bateau d'entretien peucoûteux en comparaison deJoshua. Il serait même pos-sible à mon avis de descendrejusqu'à de la tôle de 1,5 mmpour un bateau de la tailled'un Corsaire. En effet, la cor-rosion et l'électrolyse ne cons-tituent pas un danger, unefois les dispositions prisesconvenablement.

Que penser de la solution« alliage d'aluminium » pourla construction de petites uni-tés? Le premier ennui, c'estqu'un bateau en alliage légercoûte très cher: il y a d'abordle prix de la matière pre-mière, et ensuite le coût de lamain-d'eeuvre spécialisée. J'aivu un bateau de 9 mètres àbouchains vifs construit parun amateur en tôles d'acierde 2 mm galvanisées et rive-tées sur les membrures pardes rivets de 6 mm. Ce bateaua maintenant une vingtained'années. Le même amateur

se serait trouvé devant desproblèmes quasiment inso-lubles s'il avait voulu cons-truire son bateau en alliageléger : il faut être hautementqualifié et très bien équipépour souder et travailler l'al-liage d'aluminium. Quant à leriveter, j'ai vu sur une vieillecoque d'hydravion, apparem-ment intacte, les rivets d'alu-minium s'effriter en les grat-tant simplement avec l'ongleavec le temps et la fatigue, cesrivets semblaient avoir subiune transformation molécu-laire. Et je pense que la cons-truction en alliage léger n'estpas encore au point dans letemps, il reste encore à monavis trop de facteurs impar-faitement connus au point devue cristallisation et électro-lyse chez ce matériau, pourl'usure où nous l'entendons,c'est-à-dire pour la longuedurée.

Et le bateau en plastiquepour les petites unités? Pre-nez une boîte de lait con-densé vide (en fer) et uneautre boîte, en plastique. Etamusez-vous à les faire rouleret rebondir à coups de piedpendant quelques kilomètressur un chemin caillouteux.Pas besoin d'en dire plus, cha-408

cun choisira entre le métal etle plastique pour son bateau.Mais ceux qui auront choisi leplastique feront particulière-ment attention aux cailloux.Et s'ils ont lu tous les bou-quins de mer, ils se souvien-dront que de très grandsmarins comme Slocum, Pid-geon, Voss, Bardiaux, VitoDumas, se sont trouvés surles cailloux ou à la côte sansl'avoir voulu. Rien que pen-dant notre séjour de quelquesmois à Tahiti en 1965, quatreyachts ont heurté le coraildans les Touamotou. Troisd'entre eux ont été liquidés enquelques heures ; le derniers'en est sorti malgré des ava-ries majeures grâce aux bou-lons de quille qui avaientlâché sous le choc, permet-tant alors au bateau de flotterhaut et à l'horizontale jus-qu'aux cocotiers, après avoirpassé par-dessus le récif. Plusrécemment, un trimaran enplastique conduit de Tahitiaux Hawaï a heurté une fa-laise à l'arrivée. Il paraît quele morceau le plus grand del'épave ne mesurait pas plusde 1,50 mètre de long, aprèsquelques heures. Cela ne veutpas dire qu'un bateau aciers'en serait tiré dans les mêmes

conditions, mais tout de même,cela aurait fait une rude diffé-rence, dans des circonstancesmoins graves, sur un récif parexemple.

RéparationsPour qu'il soit possible de

sauverJoshua en cas d'échoua-ge accidentel, le lest amovibleest constitué par des gueusesde vingt à trente kilos placéesau fond de la quille creuse.Ces gueuses sont verrouilléesà l'aide de barres démon-tables. Ainsi, rien ne peutbouger pendant un chavi-rage.

Ce serait une grave erreurde croire qu'un bateau acieren tôles de 5 mm est forcé-ment à l'abri d'un trou dansla coque: une épave en ferheurtée par petite profon-deur, ou un rocher bienpointu avec de la houle par-dessus et un peu de mal-chance en plus...

Outre le lest et beaucoupd'autre matériel, la quillecreuse contient donc quel-ques plaques de tôle galvani-sée de 1,5 mm d'épaisseur etdes bocaux en verre (pour nepas rouiller) remplis de rivetsde 6 mm. Une vingtaine de fo-rets (mèches à métal) sont

également enfermés dans cesmêmes bocaux de rivets, letout imprégné d'huile afin dese conserver en parfait état.Ainsi, Joshua est paré en pré-vision de grosses réparationséventuelles sur un atoll perduet aussi pour que je puisserester entièrement indépen-dant où que ce soit, avec sim-plement l'aide d'un copainpour m'aider à réparer en casde besoin.

Je n'ai jamais pratiqué lerivetage avec des spécialistes,mais je sais par expériencequ'on peut faire du travail so-lide et étanche en amateur.Venu donner un coup demain à Henry Wakelam, nousavions riveté, à deux, une di-zaine de placards en tôle de1,5 mm sur les parties défec-tueuses de Shafhaï, vieux ba-teau acier âgé de vingt-huitans. L'étanchéité totale a étéobtenue en plaçant des rivetsde 6 mm à environ 2 cm lesuns des autres, après avoirpris la précaution d'interca-ler une feuille de papier jour-nal barbouillée de miniumentre les placards et la ca-rène. La surface totale de cesplacards représentait environ2,50 m 2 . Ce travail a été réa-lisé à deux, en dix jours, par

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les moyens du bord. Les trousétaient percés à la chignole,le placard fixé provisoire-ment par quatre petits bou-lons qui le maintenaient enplace. Puis on terminait leperçage des trous (2 cm decentre à centre) traversant àla fois le placard et la coque.Une fois les trous de 6 mmterminés, on fraisait légère-ment le côté extérieur destrous avec un foret de 10 mm,on retirait le placard pourfaire sauter les bavures inté-rieures, on plaçait le papierjournal contre la coque, pla-qué avec de la peinture (mi-nium) et on remettait le pla-card en place, maintenu parses quatre boulons provi-soires. Venait alors le riveta-ge, moi à l'intérieur, Henry àl'extérieur: j'enfonçais le rivet,maintenais sa tête contre lacoque à l'aide d'un tas (grospoids en fer), donnais un coupde talon pour prévenir Henryque tout était paré de moncôté, et il rivetait alors avecun petit marteau, en écrasantbien le rivet jusqu'au fond dufraisage. C'était du rivetage àfroid, c'est-à-dire sans fairerougir préalablement le rivetau feu. Pas une goutte d'eaun'est passée.410

Un trou important dansune carène de bois, plastique,ou métal peut être réparé pro-visoirement en plongée selonun procédé asiatique, avec unmastic composé d'une partiede ciment ordinaire mélan-gée avec une demie de glaise.Durcit sous l'eau en douzeheures environ. De bellesvoies d'eau ont été colmatéesde cette manière sur la ca-rène de Marie-Thérèse dansl'océan Indien. Par la suite,Henry Wakelam a beaucoupperfectionné la chose. Les es-sais que nous avons faits en-semble tiennent en cecimélanger à parties égales duplâtre et du ciment, à sec.Dans un autre récipient, mé-langer de l'eau et de l'argile(pas du kaolin) jusqu'à obte-nir une boue très fluide. Ver-ser alors cette boue sur lemélange plâtre-ciment et ma-laxer pour former un masticayant à peu près la consis-tance de la pâte à modeler.Maintenant, il faut faire trèsvite car ce ne sera plus mal-léable après deux ou trois mi-nutes. Ce mastic plâtre-ci-ment-argile s'applique en plon-gée et durcit en moins d'unquart d'heure. A Plymouth,Loïck avait trouvé du ciment

à prise rapide pour rempla-cer le ciment ordinaire. C'estmeilleur.

Ici à Tahiti, j'ai entenduparler d'un résultat étonnantréalisé avec un autre produit.Il s'agit de deux tubes res-semblant à des tubes de pâtedentifrice : on mélange lesdeux produits dans une as-siette (comme pour l'Araldite)

puis on prend cette pâte dansla main et on l'applique, enfrottant sur la partie abîméede la carène, en plongée. Çatient sur le bois humide. Dansl'exemple dont il est questionici, il s'agissait de protégercontre les tarets une surfacede carène grande comme deuxfois la main, et qui avait étémise à nu en raclant sur unpâté de corail. Le bateau ve-nait juste de caréner, il devaitpartir pour un long charterdans les Touamotou et nepouvait pas attendre qu'uneplace soit libre sur le slip. Ilest revenu caréner sept ouhuit mois plus tard. Je n'aipas vu de mes yeux, maistrois copains dignes de foim'ont certifié que cette répa-ration faite sous l'eau avaittenu d'une façon étonnante, etqu'après l'arrachage de cetteprotection plastique, le bois

nu ne présentait pas uneseule trace de tarets. Il s'agitd'un produit américain ap-pelé Under water patching(tubes A et B), fabriqué parPetit Paints Co à San Lean-dro, Californie. J'ai l'impres-sion que le Santofer et d'au-tres produits plastique de-vraient donner des résultatsassez corrects si on prend laprécaution de planter quel-ques petits clous (servant depivots) sur la partie maladed'une carène en bois, afin defaciliter l'accrochage du pro-duit. Même remarque en cequi concerne le mélange plâ-tre-ciment-argile: des petitsclous plantés correctement ga-rantissent l'accrochage contrele bois, si la partie à protégerest trop lisse.

TaretsOn pourrait croire que les

tarets meurent très vite unefois le bateau sur slip. Il n'enest rien; les tarets peuventvivre plusieurs semaines, peut-être même un mois, dans dubois sorti de l'eau. Ne pascroire qu'une ou deux cou-ches de peinture antifoulingpar-dessus du bois déjà atta-

qué gêneront les tarets enquoi que ce soit: il faut que le

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bateau reste un bon mois ausec si on veut être sûr qu'iln'y reste aucun taret.

Ne pas compter aveuglé-ment, non plus, sur la protec-tion d'un doublage en cuivre,ou sur la plastification d'unecoque en bois : si un taret par-vient à se glisser jusqu'aubois à la faveur d'un petit dé-faut, il y fera des ravages sé-rieux sans qu'on s'en doute.J'ai vu cela à plusieurs re-prises, sur des bateaux dou-blés cuivre et sur un bateauen bois moulé plastifié.

Voies d'eau introuvables

Un sac de sciure de boispeut s'avérer précieux à bordd'un vieux bateau en bois,pour venir à bout d'une quan-tité d'entrées d'eau. La mé-thode est la suivante : remplirune boîte de sciure, plonger àenviron 2 mètres sous la quilleen tenant la boîte à l'enverspour que la sciure ne s'échap-pe pas et ne se mouille pas,puis retourner la boîte, ouver-ture vers le haut. La sciures'échappe alors, et monte ennuage vers la carène (agiterla boîte pour obtenir une meil-leure dispersion). Une foiscontre la carène, des parti-cules de sciure sont aspirées41 2

par les voies d'eau, se coin-cent, puis gonflent au bout dequelques minutes, assurantainsi l'étanchéité. Je répétaispériodiquement ce traitementasiatique sur la carène de Ma-rie-Thérèse pendant sa traver-sée de l'océan Indien. Lesrésultats variaient de quel-ques heures à quelques jours,selon la chance. Au mouil-lage, la bateau ne travaille pas,et alors l'étanchéité obtenuepar ce procédé peut durer desmois.

Encore une petite informa-tion avant de quitter ce sujetinépuisable des réparations etbricolages : j'ai vu des voilesdéchirées qui ont traversé aumoins un océan, réparées pro-visoirement mais d'une ma-nière quasi définitive, en ycollant des placards avec duTexticroche, sans fil ni ai-guille. J'ai également vu répa-rer une voile tergal, toujourssans fil ni aiguille, avec de lacolle Formica (très employéepour le travail du Formicaen menuiserie). Evidemment,c'est du bricolage, mais celapeut servir, et, ayant assisté àl'opération, je vais la décrire.Il s'agissait d'un bel accroc surune voile tergal. Le copain adécoupé une pièce de la di-

mension voulue, il a appliquéla colle au pinceau sur uneface de la pièce et sur la par-tie correspondante de la voilemalade, il a attendu une di-zaine de minutes que la colleFormica soit devenue à peineun peu gommeuse au tou-cher, presque sèche, puis il aappliqué la pièce, colle contrecolle, en prenant soin de nepas faire un faux pli. Ça atenu près d'un an.

Sur Joshua, en école devoile, le vieux foc largementdéchiré à une couture a étérecollé avec une bande adhé-sive placée de part et d'autrede la déchirure : un de meséquipiers se servait couram-ment de ce procédé sur sonpropre bateau. J'ai malheu-reusement oublié le nom dece produit de dépannage. Cefoc a tenu environ jusqu'à lafin de la saison, avec quel-ques ménagements tout demême, mais malgré plusieurscoups de mistral. Je n'iraispas jusqu'à recommandercette méthode, cependant elleen a dépanné plusieurs.

Cartes marines

Le jeu des Pilot Chartscouvrant le monde entier necoûte pas cher. On y trouve

une foule de renseignementsmétéo, courants, glaces, etc.,mois par mois, ou trimestrepar trimestre. Ces cartes sontéditées par The HydrographicOffice à Washington.

Les cartes marines propre-ment dites, générales et de dé-tail, sont très coûteuses danstous les pays. De grosses quan-tités de ces précieuses cartes,une fois périmées, sont dé-truites par le Service carto-graphique. Si un organismeofficiel pouvait mettre la maindessus avant leur destruction,et nous les céder au prix de lapâte à papier, majoré desmenus frais, nous pourrionsles corriger auprès des navi-res pour ce qui nous inté-resse. Cela aiderait bien desjeunes et moins jeunes.

Paul-Emile Victor et sonéquipe ont aidé pas mal dejeunes, comme ça, simple-ment pour les aider, avec duvieux matériel devenu inaptepour les pôles mais encoretrès valable sous des latitudesmoins rudes. Peut-être ont-ilsété déçus de temps en temps,mais qu'est-ce que cela peutbien faire, si, de temps entemps aussi, leur aide a servià quelque chose?

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MangerAu cours de certaines es-

cales, on trouve parfois desoccasions inespérées concer-nant l'approvisionnement àbon compte, autrement ditpour rien : tortues de mer,poissons et fruits très nom-breux aux Galapagos, citrons,oranges, pamplemousses, chè-vres et moutons sauvages auxMarquises, thons et doradesen mer quand on passe sur unbanc et qu'ils se mettent àmordre tous à la fois, neufs ettortues à l'Ascension, etc.

Du temps de Wanda et deMarie-Thérèse II, nous regret-tions, Henry Wakelam et moi,de n'être pas équipés pour fa-briquer des conserves:

- Tu imagines notre cha-grin si un jour on rencontraitun âne bien gras sans pro-priétaire, un âne à personnesauf à nous !

- On ne pourrait quandmême pas le tuer pour man-ger juste quelques jours decurry d'âne.

- Tandis que si on étaitéquipés pour faire des conser-ves...

Il faut dire que nous avionsles dents très longues et poin-tues à cette époque. Elles sontmaintenant sans doute moins41 4

longues, mais cela n'empêchequ'un équipement simple pourles conserves peut se révélerfort utile.

. J'ai entendu parler de pe-tits appareils à usage ménagerpour sertir les boîtes, mais neles connais pas personnelle-ment, et je crois qu'ils sonttout de même assez encom-brants pour un petit bateau.De plus, le problème d'en-combrement posé par lesboîtes vides serait de taille.

Aux Galapagos, les Deroyutilisaient des bocaux spé-ciaux en verre, qui avaient laparticularité d'un couverclemétallique très plat. Unegrande quantité de couver-cles de réserve occupaient uneplace minime, détail impor-tant sur un bateau. (Les groscouvercles traditionnels enverre solidaires du bocal parune charnière métallique oc-cupent une place rédhibitoi-re, sans parler du poids.)Pour la préparation des con-serves, une Cocotte-Minute debonne taille suffit à la stérili-sation. Le manuel qui accom-pagne la Cocotte-Minute donnetoutes les indications à cesujet : temps de cuisson, etc.,et on doit pouvoir faire pasmal de boulot en quelques

jours de travail chez un co-pain à terre.

William, qui a traduit cebouquin en anglais, approvi-sionnait la cambuse du ketchTiki en chèvres sauvages pen-dant son escale aux Galapa-gos. Les meilleurs morceauxseraient les filets le long de lacolonne vertébrale, le cceur etle foie. Pour saler le reste,voici sa recette : découper desentailles profondes espacéesd'environ un centimètre, dansle sens de la longueur, sansenlever l'os. Frotter ensuite laviande avec du gros sel etmettre au soleil. Retirer le juschaque soir et stocker à l'abride la rosée pendant la nuit.Deux à trois jours d'exposi-tion au soleil suffisent. Pourcuire, laisser tremper quel-ques heures dans de l'eaudouce. Curry ou risotto en-suite. Aux Galapagos, le grossel se trouve dans des sortesde crevasses naturelles à cielouvert.

On peut aussi fumer de latortue de mer et de la chèvresauvage. C'est un procédéassez long, qui prend au moinsun jour et une nuit de travailpatient si l'on veut un bon ré-sultat.

Ceux qui font escale aux

Galapagos pourront deman-der la, recette aux colons. Lematériel consiste en un vieuxfût métallique de 200 litres,des crochets fabriqués surplace avec du fil de fer, et dubois vert de palétuvier qu'onva couper à la machette enbordure de mer.

Le séchage des bananes estintéressant car un régime debananes mûrit d'un coup eton n'a pas le temps de toutmanger avant qu'elles pour-rissent. Il suffit de peler lesbananes mûres, de les couperen trois dans le sens de la lon-gueur, et de laisser quatre àsix jours au soleil. Les proté-ger de la rosée pendant lanuit. Très nourrissant. Se con-serve plusieurs mois.

Dans sa très intéressantethèse de doctorat sur les plan-tes de la Polynésie, Paul-Henri Petard nous donne desrenseignements précieux. Leslignes en italique sont extrai-tes de cette thèse, publiée le27 mai 1960 à la Faculté demédecine et de pharmacie deMarseille.

Parlant des grandes fou-gères arborescentes connuessous les noms indigènes deMamau à Tahiti, d'Aki etd'Aki Vivi à Rapa, de Tuku

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aux Marquises, le docteurPaul-Henri Petard écrit:

« Le cour (moelle du tronc)et les bourgeons terminaux etlatéraux sont riches en fécule,et peuvent être consommésaprès cuisson. C'est un alimentde disette qui, avant l'arrivéedes Blancs, a sauvé des cen-taines d'indigènes de la fami-ne et qui est encore utiliséactuellement par les habitantsde Rapa et ceux des Marquisesdans de rares occasions...D'une façon générale, le voya-geur égaré dans la forêt et àcourt de nourriture peut sub-sister un certain temps avecles frondes de la plupart desespèces de fougères, cueilliestrès jeunes, avant qu'elles nesoient déployées et qu'elles neportent des feuilles, et cuitessoigneusement. Les espèces toxi-ques sont extrêmement rares. »

Parlant du pandanus (Fara

à Tahiti, Ha 'a Fa 'a aux Mar-quises, Hala aux Hawaï, Tima

aux Touamotou, etc.), Paul-Henri Petard nous apprendceci

«Le fruit du pandanus joueun rôle de premier plan dansl'alimentation des indigènes decertaines îles. Sur les atolls deformation récente où les plan-tes nutritives océaniennes, telles41 6

que taros, bananes, patates,arbre à pain, ne poussentqu'avec une grande difficulté,et où le cocotier lui-mêmegerme difficilement, le panda-nus fleurit spontanément et re-présente une source de nourri-ture absolument sûre. La pulpen'est pas mangée crue, mêmeaux époques de disette, car elleirrite très fortement les mu-queuses...

« Pour la consommation im-médiate, les fruits sont bouil-lis dans l'eau ou cuits dans lefour tahitien. S'ils sont desti-nés à être utilisés plus tard, onen retire la pulpe dont on faitdes galettes en la mélangeant àl'amande fraîchement râpée dela noix de coco; ces galettessont séchées au soleil et peu-vent se conserver indéfinimentpour être cuites au moment dubesoin... »

Concernant la noix de coco,Paul-Henri Petard nous ap-prend des choses fort intéres-santes

« Dans certaines îles des Po-motou, dépourvues de sourcesd'eau (c'est-à-dire tous lesatolls), lorsque les citernes ali-mentées par les pluies sontépuisées les habitants boiventconstamment l'eau de coco etcette absorption massive et

journalière ne présente aucuninconvénient...

« Normalement, l'eau de cocoest stérile. Elle peut être injec-tée par voie sous-cutanée, in-tramusculaire ou intraveineu-se sans provoquer aucun trou-ble. Elle remplace avantageu-sement le sérum glucosé et lesdifférents sérums salés artifi-ciels provoquant un véritablelessivage des reins...

« L'albumen frais, ou aman-

de, du coco, est consommé àtous les stades de la noix (à

tous les stades de la matu-rité). La chair molle, sembla-ble à du lait caillé des cocosnia (mûrs mais pas secs, qu'ilfaut donc cueillir en grimpantau cocotier) est donnée auxbébés, ainsi qu'aux petits co-chons qui ont été privés de lamamelle. Elle contient, d'aprèsJ. Lepine, pour 100 parties:

Sucres 1Gommes .... 0,33Albumines... 1,46Huile 2,40Cellulose .... 4,30Sels minéraux 6Eau 84

Plus loin, Paul-Henri Petardnous parle du ti, « arbrisseauà tige droite et flexible, non ra-mifié, terminé par un panache

de longues feuilles d'un vertsombre, qui forme des haiesautour de la plupart des cases.C'est le,ti, liliacée, qui, en rai-son de ses multiples usagesjoue dans la vie indigène unrôle comparable à celui du uru(fruit de l'arbre à pain) et dupandanus... La racine de ti estune racine pivotante allongée,souvent ramifiée, qui peut at-teindre chez un arbuste âgé devingt ans une longueur de deuxmètres et le diamètre de lacuisse d'un homme... Une ra-cine de cinq kilos renfermeraitplus d'un kilo de saccharose.Les jeunes racines sont trèspauvres en sucre, et ne sont pasemployées dans l'alimentation.La richesse augmente avec l'âge,et les indigènes consommenttoujours des racines de plus de5 ans, pesant plus de 5 kilos... ».

Mais il faut cuire cette ra-cine entre 24 et 48 heures aufour polynésien. Ce four, ouhimaa, se prépare grosso mo-do comme suit : on creuse untrou d'environ 1,50 m de dia-mètre par 50 à 60 cm de pro-fondeur, on y brûle du bois ;quand le bois est devenubraise, on y met des caillouxqu'on laisse chauffer au rouge,on recouvre ensuite les pier-res avec un lit de feuilles de

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bananier, on pose la nourri-ture à cuire dessus, on remetdes feuilles pour la protégerde la terre, et enfin on recou-vre de terre ou de sable et onlaisse cuire tranquillement.Pour les aliments habituels,cela prend une ou deux heu-res. Pour le ti, 24 à 48 heures,d'après Paul-Henri Petard.

« Il y a une vingtaine d'an-nées, on pouvait encore trou-ver aux étalages des mar-chands ambulants de Papeete,des cubes de racines de ti cuitesau himaa. Cette friandise étaittrès appréciée des Tahitiensqui suçaient les fragmentsde ti en guise de bonbons ets'en servaient pour sucrer leurthé... Lorsque les indigènes deRapa n'ont pas le temps ou lecourage d'allumer le himaa,ils se contentent de découperles racines crues en tranchestrès minces, et de les plongerdans l'eau bouillante pendantplusieurs heures; ils obtien-nent une décoction sucréequ'ils emploient après l'avoirfiltrée, pour édulcorer leursboissons et leurs aliments. »

A bord, dans les coins pastoujours bien ravitaillés enverdure (littoral des Galapa-gos et atoll des Touamotoupar exemple), il serait agréa-41 8

ble de faire germer des grai-nes de blé, soja, cresson. Si jen'ai pas persévéré dans cettevoie pendant mon voyage,c'est surtout parce que, étantpeu doué pour la cuisine, jene connaissais pas de bonnesrecettes pour consommer lesgermes.

Nicole est arrivée à Tahitien solitaire avec Esquilo. Ellefait une choucroute à base depapayes : peler les papayesvertes, les râper, retirer les pé-pins, et laisser mariner quinzejours au minimum dans dusel. Se conserve ainsi trèslongtemps. Pour consommer,rincer la «choucroute» afind'éliminer le sel, et cuire en-viron une demi-heure en Co-cotte-Minute. Ajouter ensuitela viande, le lard et le saucis-son (frais ou en conserve), unpeu d'extrait de viande, poi-vre, épices. Remettre à cuiredix minutes.

La recette de Nicole pourconserver thons et doradespêchés à la traîne est celle-cicuire à l'eau, mettre les mor-ceaux chauds ou froids (pasd'importance) en bocaux deverre et remplir de vinaigre,après avoir ajouté oignonscrus hachés et herbes. Seconserve ainsi pendant des

mois dans des bocaux nonétanches, à condition que levinaigre recouvre bien.

Se méfier du poisson dansles atolls et les îles corallien-nes du Pacifique : certainspoissons sont parfaitementcomestibles ici, alors que là,deux cents ou trois cents mè-tres plus loin, la même variétépeut être très toxique. On au-rait vu des cas mortels. Tou-jours demander à un habitantsi tel ou tel poisson est con-sommable. Il vous deman-dera où vous l'avez pêché.

En règle quasi générale, lespoissons chasseurs (thons, ca-rangues) pêchés dans les eauxcoralliennes ne sont pas toxi-ques. Mais cela arrive parfois,j'ai rencontré deux personnesdurement touchées par duthon (un mois de maladie).Par contre, il paraît qu'un cer-tain poisson peut être mangéà coup sûr : il s'agit d'un pois-son rouge vif avec de grosyeux très noirs et des écaillespresque aussi tranchantesque des lames de rasoir. Pasplus grand que la main, il af-fectionne les petites cavernessombres des pâtés de corauxet vit en groupe. Très facile àtirer au fusil sous-marin.Tous les Tahitiens, Marqui-

siens et Pomotous que j'ai in-terrogés m'ont affirmé que cepoisson n'a jamais empoi-sonné personne.

Dans les zones que je con-nais de l'océan Indien (Cha-gos, Cargados-Carajos, île Mau-rice), le poisson toxique existeaussi, mais c'est beaucoupmoins grave que dans le Paci-fique, on s'en tire générale-ment avec une ou deux mau-vaises nuits.

Aucun bruit suspect auxGalapagos : tous les poissonsy seraient comestibles, à partle tétrodon qui peut être mor-tel, paraît-il, dans toutes lesmers. Celui-là se reconnaît fa-cilement : il se gonfle et pous-se des grognements quand onle pend à la ligne. Yves et Ba-bette Jonville en ont fait unegrosse consommation pen-dant leur séjour aux Galapa-gos, mais en prenant grandsoin d'enlever la peau et latête, et surtout les viscères. Unami océanographe leur avaitparlé du tétrodon comme d'unpoisson très fin, à conditionde prendre les précautionsdites plus haut.

En plein océan, on peutparfois harponner des balis-tes par temps calme. Ils ai-ment se tenir près du gou-

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vernail. Ce sont des poissonsde la taille de la main, avecune peau comme du cuir etune grosse arête sur le dos,qui se dresse et reste bloquée.D'où le nom de «poisson-crand'arrêt » qu'on lui donne aussi.J'en ai mangé une dizainedans ma vie, mais j'ai appristout récemment en relisantBombard, que le baliste estparfois toxique au point depouvoir tuer.

Une publication médicalede J. et C. Rivolier, parue dansLes Cahiers Sandoz, n° 14,juin 1969, est fort bien docu-mentée sur les animaux ma-rins venimeux et vénéneux.

A Tahiti, j'ai consulté le doc-teur Christian Jonville, copainde bateau, qui a fait le tour dumonde à la voile et pas malbourlingué dans le Pacifique.I1 peut donc se placer dansnotre optique et voici ce quej'ai noté

L'intoxication courante setraduit par des maux de tête,douleurs derrière les yeux, dou-leurs articulaires, diarrhées etéventuellement vomissements.Puis des démangeaisons par-fois très intenses.

Le traitement qui suit m'aété conseillé en 1971 par Chris-tian Jonville pour le cas où la420

chose m'arriverait dans uncoin isolé

a) Pour la douleur: deux in-

jections intramusculaires parjour de Novobédouze Dix Mille(forme retard de la vitamineB 12) plus quatre compriméspar jour de Bétrimax (com-plexe vitaminé B,, B6, B 12 ).M'en tenir à ces doses, nepas les dépasser. Injections etcomprimés pendant deux àquatre jours. Réduire dès quepossible le nombre des injec-tions à une par jour.

b) S'il y a diarrhées: outreles injections et comprimés duparagraphe précédent, pren-dre un antiseptique intestinaldu type Ercéfuryl, Ganidan ouTalidine, pendant trois jours.

c) S'il y a vomissements:

ajouter à la cure du Primpé-ran en gouttes, ou injections,ou comprimés, au choix, tantque durent les vomissements.

De toute manière, essayerde rallier un centre de se-cours médical ou un hôpital,il ne faut pas s'amuser à bri-coler avec ces choses-là, saufimpossibilité de faire autre-ment.

D'autre part, Christian Jon-ville a retrouvé des textes duvieux sorcier tahitien Tiuraï,décédé depuis longtemps, et a

traduit quelque chose d'inté-ressant pour nous, avec l'aidedu professeur de tahitien Ma-co Tevane. Le sorcier Tiuraïdonne deux recettesPremière recette:

Une cuillère à soupe de vi-naigre. Une cuillère à soupede sucre roux. Un fruit vert(pas mûr) du nono (Morindacyclifolia des botanistes). Cefruit pousse sur un arbuste etprésente des nodosités assezsemblables à celles de l'ana-nas. Sa taille varie d'un neuf àune balle de tennis. On le ren-contre sur beaucoup d'îles duPacifique et sur les atolls.

La recette consiste à écra-ser ce fruit du nono entier(avec la peau, les graines,tout) à en extraire le jus, en lepressant dans un linge parexemple, à mélanger ce jus auvinaigre, à ajouter le sucre, età boire la solution. Recom-mencer le lendemain. Pas plus.

La seconde recette, c'est pourquand on n'a rien sous lamain : prendre les arêtes dupoisson fautif, les réduire enpoudre, mélanger cette pou-dre à de l'eau, faire bouillir,et boire. Le texte du sorcierTiuraï ne donne aucune pré-

cision sur le temps d'ébulli-tion ni sur la quantité d'eau.

L'argent

Eh oui, l'argent... on abeau ramasser les clopes etvivre à peu près intelligem-ment, il en faut quand mêmeplus ou moins selon les tem-péraments. En tout cas, unechose est certaine : on peutaller très loin et mener unevie intéressante avec très peud'argent au départ, car on sedébrouille toujours en che-min... à condition d'être enchemin.

Charter ou école de voileen ont dépanné beaucoup auxAntilles et à Tahiti. Avec ça, lacaisse de bord se rempliraprobablement moins qu'en Mé-diterranée, mais c'est incon-testablement un moyen cor-rect pour faire rentrer dessous afin de pouvoir conti-nuer. Et, que le bateau mesurequinze mètres ou neuf mè-tres, on peut toujours s'en sor-tir avec le charter ou l'écolede voile, à certaines escalesfavorables.

Ici à Tahiti, où bon nombrede copains bricolent à terreou sur d'autres bateaux, le ni-veau de la caisse se main-tient. Jory réparait des voiles

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et fabriquait des tauds sur samachine à coudre pour lesyachts riches. Christian, quiavait débarqué sans un soualors qu'il était équipier surun yacht de passage, est re-parti deux ans plus tard s'ache-ter un cotre acier de huit mè-tres en Hollande : il avaitgagné l'argent en faisant desphotos-minute Polaroid à l'ar-rivée des touristes au terraind'aviation et sur les quais denavires, et dans les bars lanuit. Jack rédigeait des lettrescommerciales en anglais pourles importateurs chinois d'ici.Pour ceux qui possèdent trèsbien une langue étrangère, ily a parfois des travaux de tra-duction. C'est ce qu'ont faitWilliam et un autre copain àcheveux longs.

Klaus, lui, nous a confié lagarde de son bateau pendantquelques semaines pour allerconvoyer, en tant que skip-per, des Antilles à Tahiti, lebateau de vingt-cinq mètresd'un riche industriel. C'étaitun gros coup, car ce genre deconvoyage paie bien. Bienentendu, il ne faut pas tropcompter sur des rentrées aussibelles, mais on se débrouilletoujours. Je me souviens avoirdonné des leçons de français422

pendant une escale d'Extrê-me-Orient en territoire delangue britannique, il y a trèsslongtemps. C'était très peupayé, cela permettait tout justede manger, et je ne sais pas simes élèves ont appris grand-chose. Mais moi, c'est commeça que j'ai appris l'anglais, etcela m'a bien servi par lasuite.

On peut aussi écrire unbouquin. Il suffit de raconter.Les revues nautiques, de leurcôté, sont souvent heureusesde prendre des récits de tra-versée, de vie aux escales. Çane paierait pas pour la vie àterre, elle coûte cher. Mais àbord, c'est très différent. Aucours du voyage précédent,de France à Tahiti et retour,nous avons vécu deux ans sansentamer nos réserves, grâce àun travail de gréement et degouvernail automatique surun yacht voisin à Casablanca,un peu de charter aux Cana-ries et aux Antilles, quelquesarticles pour la revue Bateaux

et un convoyage d'une se-maine.

La réalisation d'un film aucours de la navigation peut serévéler passionnante. Sa pro-jection aux escales est unmoyen à peu près certain

d'alimenter la caisse. Cela de-mande malheureusement unemise de fonds importante, avecde gros aléas, car il faut fil-mer en 16 mm couleurs. Maissi on peut se permettre ce ris-que, la croisière se révélerasans doute plus intéressante,plus vivante, on remarquerades choses qui nous auraientpeut-être échappé autrement.Et si on peut récupérer lamise tout en présentant aupublic un film qu'on aime,puis vivre ensuite de cettemanière, ce n'est pas de l'ar-gent volé. Et si on en ramassequand même trop pour nosbesoins raisonnables, on peuttoujours en utiliser une partiepour des choses qui ne fontde mal à personne, planter unarbre par exemple. Et si nousne voulons vraiment pas pren-dre conscience du drôle dedestin vers lequel les fauxdieux du monde moderne en-traînent l'humanité entière,alors viendra un jour où nouspourrons dire à nos petits-en-fants: Tu sais, autrefois il y

avait des fleurs et des arbres etdes choses vertes partout, et leciel était bleu au lieu d'être toutgris et la mer aussi était bleue,ce n'était pas du goudron, onpouvait même aller dessus sansdemander la permission parcequ'on était libre encore autre-fois, je vais te raconter com-ment c'était avant, quand j'avaiston âge... viens voir, je vais temontrer un très vieux film, on yvoit la mer bleue avec sesvagues blanches et ses plagesdorées, et des oiseaux qui volentvraiment et qui chantent, et desfleurs et des arbres. Mais toutcela a été détruit par...

Peu après la première édi-tion de ce bouquin, j'ai reçuune vague de lettres indignéesau sujet de mon « don auPape ». A ceux qui me repro-chent cela, je recommande dese faire cuire un ceuf, très len-tement. Et de méditer, pen-dant cette cuisson, sur unehistoire où il est question d'uncoup de lance-pierres et d'unmot de passe compris de tra-vers.

Ce glossaire est destiné auxpersonnes qui ne font pas debateau et qui veulent suivrecette histoire. Je l'ai donc ré-digé d'une manière aussisimple que j'ai pu. Les marinsn'en ont pas besoin, ils mepardonneront donc des expli-cations parfois un peu super-flues, ou écrites en termes pastoujours marins.

Amure. On dit que le bateaunavigue bâbord amuresquand le vent vient de bâ-bord, et tribord amures quandle vent vient de tribord. Bâ-bord est la gauche du ba-teau. Tribord est la droite.Sur les anciennes corvettesà voile, il y avait écrit lemot Batterie sur le panneaude la soute à munitions.Alors les matelots ont com-mencé à dire «côté Bâ »pour la gauche (Bâbord) et«côté Tri» pour la droite(Tribord).

Glossaire

Artimon. Le mât d'artimonest le mât arrière. La voiled'artimon est la voile éta-blie sur le mât d'artimon.On emploie le mot « arti-mon » pour désigner la voiled'artimon, par contraction.

Atterrissage (ou atterrir). Pas-ser en vue d'une terre, d'unphare, d'une île. Les ma-rins sont presque toujoursnerveux pendant la périodequi précède un atterris-sage, ils ont un peu peur des'être trompés dans leurscalculs.

Balancine. Cordage servant àsoutenir l'extrémité de labôme lorsque la grand-voile ou l'artimon ne sontpas en service. La bôme,c'est la pièce de bois ho-rizontale sur laquelle estamarré le bas (on dit bor-dure) de la voile. Les focs ettrinquette (voir le dessinpage 15) n'ont pas de bôme

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en général, donc pas de ba-lancine.

Bôme ou heaume. Voir plushaut à balancine. Une bômepeut être en bois ou en al-liage d'aluminium, commeles mâts. Les bômes de Jo-shua sont en bois. Ses mâtsaussi.

Bonnette. Voile supplémen-taire de beau temps qu'onpeut placer (on dit : établir)sous une autre voile, pouraugmenter la surface detoile.

Bout-dehors. Pièce de bois(de fer pour Joshua et pourla plupart des bateaux enacier) qui prolonge l'étravesur l'avant (voir le dessinpage 15). A l'heure actuel-le, peu de bateaux ont unbout-dehors, mais je trouvele bout-dehors bien pra-tique car il permet d'en-voyer (d'établir) plus de voi-les. En revanche, le bout-dehors est parfois de tropdans les ports.

Capeyer. Tenir la cape. C'estdifficile à expliquer en quel-ques lignes. C'est une ma-nceuvre de mauvais temps,qui permet de laisser le ba-teau se débrouiller toutseul quand la mer est très

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mauvaise. Il y a différentesméthodes : par exemple, onpeut baisser (amener) toutesles voiles, puis amarrer labarre du gouvernail « sousle vent » (à tribord si le ventvient de bâbord) et allerdormir. Le bateau se met-tra alors à faire tranquil-lement le bouchon, sansavancer, en attendant la findu mauvais temps. Mais ilest parfois dangereux de neporter aucune voile à lacape. Alors, on met un peude grand-voile, et la trin-quette à contre (bordée versle côté d'où vient le vent)toujours barre du gouver-nail amarrée sous le vent àl'aide de sandows. Ainsi, lebateau dérive un peu, etcela crée une sorte de re-mous protecteur du côté«au vent». Ce remous pro-tecteur empêche les lamesde déferler. Mais depuis queles bateaux naviguent, on aécrit des tonnes de papiersur la manière de prendrela cape, et cela n'empêchepas toujours le bateau de sefaire retourner par une dé-ferlante. Mais si le bateau aune quille lestée, il se re-dresse avant d'avoir eu le

temps de se remplir, c'estle principal.

Carène. Partie immergée dela coque. On dit parfoisaussi «les oeuvres vives»par opposition aux « oeu-vres mortes» qui font par-tie de tout ce qui n'est pasimmergé.

Choquer. Laisser filer un peu,donner du mou, dans uncordage, une écoute, unedrisse.

Cockpit. Genre de caisson ou-vert sur le pont et à l'ar-rière de la cabine où l'onpeut se tenir sans être tropexposé au danger. C'est ducockpit qu'on barre en gé-néral.

Draille. Câble d'acier partantde l'étrave et allant en gé-néral jusqu'aux deux tiersde la hauteur du grand mât.Cela consolide la tenue dumât et permet en outred'établir la trinquette (voirétai).

Drisse. Cordage (ou câbled'acier de petit diamètretrès souple) passant dansune poulie en haut du mâtet servant à hisser les voi-les. Il y a une drisse pourchaque voile.

Ecoute. Cordage servant àorienter les voiles par rap-port au vent, et placé à l'ex-trémité basse de la voile(point d'écoute). On ditqu'on borde la voile (oul'écoute) quand on tirel'écoute vers l'intérieur dubateau. On choque la voile(ou l'écoute) quand on « lais-se filer» l'écoute vers l'ex-térieur. Il est évidemmentbeaucoup plus facile dechoquer que de border, puis-que pour choquer une voile,il suffit de laisser filer l'écou-te, la force du vent se char-ge du reste. Pour border, ilfaut des muscles ou unwinch (ou un palan).

Empanner. Faire passer (vo-lontairement ou par acci-dent) les voiles d'un bord àl'autre, au vent arrière.Quand le vent est fort, celapeut provoquer la rupturede la bôme sous le choc, sile bateau porte trop detoile pour le vent.

Espar. N'importe quelle piècede bois allongée, comme labôme, le bout-dehors, etc.

Etai. C'est à peu près lamême chose que la draille,mais à cette différence quel'étai relie l'étrave (ou l'ex-

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trémité du bout-dehors) ausommet du grand mât.L'étai sert à tenir le mât etaussi à établir le foc, tour-mentin, génois (voir dessinp. 15).

Etarquer. Hisser à bloc, rai-dir à bloc.

Ferler. Amarrer une voile lelong de sa bôme, après avoiramené (baissé) la voile. S'iln'y a pas de bôme, on ferlequand même, ça ne faitrien. On ferle en se servantde rabans, petits bouts decordages ou petites laniè-res de tissu.

Foc. Voile triangulaire placéesur l'avant du bateau (voirle croquis page 15).

Génois. C'est un grand foc.On portera donc le génoisquand le vent n'est pas tropfort, sans quoi, c'est le mâtqui casse. Le tourmentinest également un foc, maistout petit, pour quand çasouffle dur.

Gaffe. Perche solide, de deuxet trois mètres de long, avecun crochet arrondi au bout,servant à ramasser unobjet tombé à la mer, à re-pousser un quai pendantune manceuvre de port,etc. «Tenir à longueur de

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gaffe » est donc une expres-sion imagée qui veut dire« se méfier ».

Guindeau. Genre de cabestanservant à relever la chaînede l'ancre. Plus un bateauest petit, moins le guindeauest nécessaire, puisqu'onpeut alors hisser l'ancre entirant à la main sur lachaîne. De nombreux ba-teaux de régate, mêmegrands, préfèrent se passerde guindeau, puisque l'équi-page est nombreux et quele guindeau pèserait lourdet gênerait les manoeuvresde voiles parfois. En croi-sière, il en est tout autre-ment.

Haubans. Câbles d'acier ser-vant à soutenir les mâts la-téralement.

Hiloire. Partie verticale de lacabine au-dessus du pontet aussi partie verticale ducockpit qui sert à protégerl'homme de barre contreles embruns et le vent.

Loch. Appareil servant à en-registrer la distance par-courue et qui fonctionnesans doute à la manièred'un compteur de vitessesur une automobile. Dansle loch, une petite hélice re-

morquée par une ligne en-traîne le compteur, qui, lui,est fixé sur le pont, à l'ar-rière du bateau. En régate,on utilise de préférence unloch beaucoup plus perfec-tionné et minuscule, fixésous la carène, avec une hé-lice de quelques centimè-tres de diamètre (2 ou 3 cen-timètres), qui ne freine ab-solument plus le bateau.Beaucoup de bateaux decroisière sont du reste équi-

pés avec ce second type deloch, qui donne à la fois lavitesse et la distance par-courue.

Lofer. Dévier la route en al-lant vers le côté d'où souf-fle le vent. C'est le contraired'abattre.

Moustaches. Genre de hau-ban servant à tenir le bout-dehors latéralement. En gé-néral, les moustaches sonten câble d'acier (commeles haubans), mais je pré-fère avoir des moustachesen chaîne, moins sujettes àla corrosion.

Palan. Ensemble de pouliesservant à multiplier l'effortsur un cordage. La forcedu palan est considérable.

Ainsi, il y a longtemps, l'unedes montagnes de Tahitia été emmenée jusqu'à labaie de Paopao sur l'île voi-sine de Moorea, à l'aide d'unpalan multiple que les ha-bitants avaient sculpté dansla coquille des nacres dulagon. Mais ils ont d'abordceinturé la montagne avecun cordage tressé dansl'écorce des buraos de la côteOuest. Et si beaucoup degens maintenant ne croientpas à cette histoire vraie,c'est peut-être parce qu'ilsont oublié qu'autrefois leshommes croyaient en quel-que chose.

Près. On dit qu'un bateau na-vigue au près quand il re-monte le vent à environ45°, c'est-à-dire le plus prèspossible du lit du vent. Leprès «bon plein» est unprès moins serré, soit envi-ron 600. On comprend quele bateau marche mieux au

près bon plein qu'au prèsserré, il bute moins, tossemoins dans la lame, va plusvite. Mais il fait un moinsbon cap contre le vent auprès bon plein qu'au prèsserré. Il faut choisir selonl'état de la mer.

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Ris (ou bandes de ris). Petitstrous percés dans la voile,en bandes horizontales, les-quels trous sont renforcéspar des ceillets (commeune boutonnière). Des pe-tits bouts de cordage y sontfixés et servent à réduire latoile selon la force du vent.Le bas ris est le ris le plushaut, c'est-à-dire celui quipermet de réduire le plusde toile. Courir au bas risveut donc dire courir sousle minimum de toile. (Voirp. 370 à 372).

Sancir. Chavirer par l'avantcul par-dessus tête.

Sous-barbe. Les moustachesservent à tenir le bout-dehors latéralement, la sous-barbe sert à tenir le bout-dehors de bas en haut. Toutcomme les moustaches, lasous-barbe de Joshua esten chaîne au lieu de câbled'acier. Beaucoup de ba-teaux préfèrent une sous-barbe en chaîne, nettementmoins sujette que le câble àla corrosion.

Tourmentin. Foc de très pe-tite surface, solide, utilisédans le mauvais temps. Parordre de taille, il y a doncle grand génois, le petit

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génois, le foc de route, lepetit foc, le plus petit foc etenfin le tourmentin. Onpeut même avoir des tour-mentins de différentes tail-les, l'un petit, l'autre trèspetit. A noter que toutes cesvoiles (du génois au tour-mentin) font partie de cequ'on appelle les « voilesd'avant », ainsi que la trin-quette : c'est-à-dire tout cequi se trouve sur l'avant dugrand mât.

Trinquette. Voile d'avant pla-cée entre la grand-voile etle foc. Les bateaux de pe-tite taille se contentent gé-néralement du foc et évi-tent la trinquette. Mais, pourla croisière, les marins pré-fèrent souvent ce qu'on ap-pelle un «gréement divisé»,c'est-à-dire foc et trinquette,permettant des réglages plusfaciles, avec des voiles moinsgrandes individuellement,donc plus maniables. Bienentendu, les petits dériveursque vous voyez dans lesbaies n'ont pas de trinquette,elle serait inutile et gênan-te, vu la taille de ces bateaux.

Winch. Genre de petits cabes-tans permettant de tirersans trop de fatigue sur les

écoutes, et aussi de réaliserdes réglages très précis.C'est pourquoi on voit deswinches même sur des ba-teaux assez petits. Quandon n'a pas de winch, on se

Wharf. En gros, c'est un quaiou un appontement.

sert d'un palan, mais c'estbeaucoup plus long et com-pliqué.

TABLE

PREMIÈRE PARTIE

1. Toute la toile 92. Tétrodons et requins 353. Pie-chercheuse 454. Dimanche à Trinidad 535. Muchos pocos hacen un mucho 656. Joué, perdu... Joué... gagné ! 79

DEUXIÈME PARTIE

7. Bonne-Espérance 958. Sillage en dents de scie 1199. Les jours et les nuits 141

10. La longue route 15911. La règle du jeu 17112. Noël et le Rat 18313. Le temps des Tout Commencements 193

TROISIÈME PARTIE

14. Frère Aîné 20515. Joshua contre Joshua 22316. Une nuit 24317. Un jour... une nuit 257

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QUATRIÈME PARTIE

18. Rêves vrais... et faux rêves 27119. Le temps de choisir 29320. Le tournant 30121. Ecoute, Joshua 31522. Le temps de choisir (2e partie) 32523. Le tournant (2e partie) 335

APPENDICE 345

GLOSSAIRE

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Les dessins des pages 21, 263, 286, 290, 304, 308, 320, 342sont de l'auteur, ceux de l'appendice ont été réalisés par Ivo ;ceux des pages 15, 24-25, 37 et 87 sont de Marc P.G. Berthier.Pages 296 et 300: fac-similés du journal de bord.Quelques croquis de l'auteur ont déjà paru dans la revue« Bateaux ».

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Composition Interligne B-LiègeAchevé d'imprimer en France (Manchecourt)

par Maury-Eurolivres le 2 juin 2003.

1er dépôt légal dans la collection : juillet 1994Éditions J'ai lu

84, rue de Grenelle, 75007 ParisDiffusion France et étranger : Flammarion