La Justice Internationale Au Cambodge - Rapport Bernet Caraman Et Kim Cheang

download La Justice Internationale Au Cambodge - Rapport Bernet Caraman Et Kim Cheang

of 13

Transcript of La Justice Internationale Au Cambodge - Rapport Bernet Caraman Et Kim Cheang

  • Marie BERNET CARAMANAmlie KIM [email protected] [email protected]

    La Justice Internationale au CAMBODGE

    Sminaire de Justice InternationaleMonsieur P. Raimbault

    Dcembre 2007

    1

  • Ah ! Cette tristesse, les plus coupables chappant au chtiment, promenant leur impunit au soleil, tandis que des innocents pourrissent dans la terre ! E. Zola, Dbcle, 1892.

    Depuis que les Khmers Rouges ont pris le pouvoir, le Cambodge subit le rgne de limpunit. Le procs qui souvre actuellement contre les plus hauts responsables est une lueur despoir pour les victimes qui attendent depuis plus de trente ans que justice soit faite.

    Le 17 avril 1975, les hommes de Pol Pot prennent la capitale Phnom Penh et semparent du pouvoir, marquant ainsi le dbut dun des plus grands gnocides de lHistoire. Dportations massives vers les campagnes, travaux forcs, ralisation de grands travaux, excutions sommaires et systmatiques des cadres et des intellectuels, purification ethnique viennent saigner le pays blanc, jusqu 1979. Ainsi en moins de quatre ans plus de 2 millions de cambodgiens ont pri sous le rgime des Khmers Rouges.

    Jusqu ces dernires annes, limpunit (ou absence de punition, de chtiment) a t la rgle. Pol Pot et Ta Mok, les plus hauts dirigeants du rgime, ont t jugs et condamns mort quelques annes aprs les faits. Cependant, ces jugements ont t qualifis de fantoches puisque aucun de ces deux responsables na t arrt et emprisonn. Ce nest que dans les annes 1990, que le cas cambodgien est rellement mis lordre du jour. Ce dcalage avec les faits sexplique par la conjoncture de lpoque. Le problme du Cambodge sinscrit dans le contexte de la Guerre Froide. A ce titre, lorsquen 1979 le Vietnam renverse le rgime de Pol Pot et libre le pays de lemprise des Khmers Rouges, la communaut internationale refuse de reconnatre ce nouveau gouvernement tandis que le Kampucha Dmocratique sera longtemps reconnu par lOrganisation des Nations Unies (ONU). Bien plus tard, le gouvernement cambodgien est mme all jusqu proposer une amnistie pour les Khmers Rouges qui acceptaient de rendre les armes et de se rallier au pouvoir.

    Ce nest donc que rcemment que, sous la pression de la communaut internationale et des Organisations Non Gouvernementales (ONG) prsentes sur place, le gouvernement cambodgien a souhait que soient jugs les atrocits commises dans les annes 1970. Lloignement temporel des faits et le dcs des principaux intresss les uns aprs les autres, ont rendu urgentes les ngociations entre lONU et le Cambodge pour la cration dun tribunal national caractre international en 2001. Les Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens sont en effet oprationnelles depuis 2006 pour statuer sur le sort des plus hauts responsables des crimes les plus graves (au regard du Droit International) commis entre 1975 et 1975, mettant thoriquement fin limpunit, rel obstacle au processus de rconciliation nationale. Cependant, la tche est loin dtre aussi aise, au vu du la gravit des squelles laisses par les Khmers Rouges sur la population et lensemble des institutions du pays.

    Aussi nest-il pas aberrant de se demander dans quelle mesure linstauration des CETC peut mettre fin limpunit qui caractrise le cas cambodgien depuis de nombreuses annes.

    Les ngociations pour la mise en place des Chambres Extraordinaires ont t longues et laborieuses. Il a fallu saccorder sur la nature et les modalits de fonctionnement du tribunal afin dinstaurer un mcanisme judiciaire conforme aux rgles de droit pnal international. Toutefois, il est indniable que le contexte national dans lequel sinscrit ce procs constitue un obstacle ou du moins suscite des inquitudes quant lefficience de ce dernier.

    2

  • La phase dinstruction des procs prvus pour 2008, a dbut en juillet 2007. Les avances quotidiennes impliquent donc un manque de recul qui ne nous permet pas de tirer des conclusions mais plutt de proposer un certain nombre dhypothses.

    3

  • I. Le procs comme remde limpunit

    La place de la Justice Internationale et des institutions internationales dans un procs intent contre les hauts responsables Cambodgiens Khmers Rouges a longuement t discute et a abouti la cration dun tribunal hybride national caractre international . Ainsi, la cration des Chambres Extraordinaires a suscit toute une srie de questionnements quant savoir si elles pouvaient constituer une solution au problme de limpunit.

    I.1. Mise en place des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (CETC) pour la poursuite des crimes commis pendant la priode du Kampucha Dmocratique

    I.1.1. La cration des CETC : aboutissement dun long processus de ngociation

    Le 3 juillet 2006 dbute linstruction du procs contre les hauts responsables Khmers Rouges ayant commis les actes les plus graves au regard du Droit Pnal International. Les Chambres Extraordinaires attendront cependant le 12 juin 2007 pour adopter le rglement intrieur et ainsi tre parfaitement oprationnelles.

    La mise en place de ce Tribunal est laboutissement dun long processus de ngociations entre le Royaume du Cambodge et lONU pendant sept longues annes. Ces discussions dbutent suite la volont exprime par le gouvernement cambodgien de juger les principaux responsables des violations les plus graves au regard du droit international et national. Le 21 juin 1997, les deux premiers ministres du Cambodge adressent une lettre au Secrtaire Gnral des Nations Unies pour demander le soutien de lONU dans la mise en place dun tribunal pour juger les Khmers Rouges. Ils reconnaissent lincapacit du pays relever un tel dfi, tant donn le manque de moyens et les carences dont souffre le systme judiciaire national. Le secrtaire gnral de lONU mandate alors trois experts (Stephen Ratner, Sir Ninian Stephen, Rasjoomer Lallah) afin dtudier la situation au Cambodge. Le rapport conclut quil est impossible que les Khmers Rouges soient jugs au niveau national du fait du sous-dveloppement et de la corruption des systmes institutionnels. LONU se prononce donc pour la cration dun Tribunal Pnal International (TPI) ad hoc comme dans les cas de lex-Yougoslavie et du Rwanda. Mais le gouvernement cambodgien refuse cette option. Certains membres permanents du Conseil de scurit des Nations Unies mettent galement des objections (la Chine notamment, gne par son appui au rgime Khmer Rouge, la France et la Russie dans une moindre mesure). Les ngociations se poursuivent alors sur la base dun tribunal caractre international et, en 1999, le Secrtaire Gnral des Nations Unies retient loption dun tribunal mixte. Cependant, les ONG prsentes sur place expriment leur profond dsaccord avec la cration dun tribunal mixte, tant donn ltat dplorable du systme judiciaire cambodgien. Face ces pressions, LONU se rtracte et propose finalement un tribunal sur modle du TPI tabli pour le Rwanda, avec une participation minoritaire, et donc symbolique, du Cambodge et en

    4

  • proposant quune loi soit adopte cet effet par lAssemble Nationale du Cambodge pour modifier la Constitution. Il sagit en effet de trouver un juste quilibre entre lexercice dune justice internationale, indpendante et efficace, et le respect de la souverainet cambodgienne.Mais, le premier ministre Hun Sen soppose fortement ces dispositions, considrant quelles constituent une violation de la souverainet tatique et avanant le projet dun tribunal hybride au sein duquel la participation internationale serait minoritaire.

    En 2001, le Royaume du Cambodge et lONU parviennent signer les premiers accords visant crer des Commissions Spciales au sein du systme national. La formule retenue est donc un tribunal national caractre international . Par la suite, lAssemble Nationale Cambodgienne adopte une loi portant sur la cration dun tribunal comptent pour traduire en justice les auteurs des crimes commis sous le rgime Khmer Rouge de 1975 1979.

    En rponse aux multiples rticences et objections exprimes par lONU partir de 2002 propos de lappareil judiciaire cambodgien et du manque vident dindpendance des juges nationaux, la loi relative la cration de Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux du Cambodge, adopte le 2 janvier 2001 pour la poursuite des crimes commis durant la priode du Kampucha dmocratique, est amende et promulgue le 27 octobre 2004. Elle constitue la forme dfinitive du tribunal et marque larrt des ngociations.

    I.1.2. Fonctionnement du tribunal mixte : un tribunal hybride

    Hybrides et novatrices, les Chambres Extraordinaires sont constitues de 19 juges (dont les juges de co-investigation ou co-enquteurs), 11 de nationalit cambodgienne et 8 juges internationaux.

    Le tribunal compte une Chambre prliminaire, une Chambre de premire instance, une Cour Suprme (comptente en appel et en dernire instance), un Bureau des Co-procureurs (un juge Cambodgien un juge International) et un Bureau des Co-juges dinstruction. Outre le soutien apport aux Chambres Judiciaires, le Bureau de ladministration assiste galement les Co-juges d'instruction, le Bureau des Co-procureurs et la Section d'appui la dfense tout en assurant la gestion du tribunal (personnel, budgets et finance, services gnraux, scurit et TIC) et la gestion des relations publiques.

    Les juges doivent sefforcer de prendre leurs dcisions lunanimit. Sils ny parviennent pas, cest la condition du vote supra-majoritaire qui simpose (article 14 de la loi relative la cration des CETC amende en 2004). En effet, toute dcision doit tre adopte la majorit plus une voix. Ainsi, mme si les juges cambodgiens sont majoritaires dans chacune des Chambres, une dcision ne peut tre prise sans laval dau moins un des juges internationaux. De ce fait, tant les juges cambodgiens que les juges internationaux disposent de ce que nous nommerons un pseudo droit de veto .

    La comptence de ce tribunal se limite aux crimes de droit pnal tels que dcrits dans le Code Pnal cambodgien de 1956 (homicide, torture et perscutions religieuses) et aux crimes relevant gnralement du Droit Pnal International (articles 3 8). Les Chambres peuvent statuer uniquement sur les violations graves de la convention de Genve (art. 6), sur les crimes de gnocide (tel que dfinis dans la Convention de 1948 pour la prvention et la rpression du crime de gnocide), sur les crimes contre lhumanit ( le meurtre,

    5

  • l'extermination, la rduction en esclavage, la dportation, l'emprisonnement, la torture, le viol, la perscution pour motifs politiques, raciaux ou religieux, tous autres actes inhumains ) et sur les crimes de guerre. Elles sont galement comptentes pour les crimes de destruction des proprits culturelles pendant les conflits arms (conformment la Convention de La Haye de 1954 pour la Protection des Biens Culturels en cas de conflit arm - art. 7), et pour les crimes contre les personnes internationalement protges (conformment la Convention de Vienne de 1961 relative aux relations diplomatiques - art.8). Le principe de la responsabilit individuelle a t retenu pour juger les personnes susceptibles davoir commis un ou plusieurs des crimes prcdemment cits. En outre, une quelconque immunit ou exonration en raison de la fonction ou de la position quoccupe le suspect est, bien entendu, exclues. La sanction maximale est lemprisonnement perptuit, selon la rgle dfinie en droit international.

    La Cour veille ce que les procs soient quitables et se droulent dans un un dlai raisonnable () en respectant pleinement les droits des accuss et en assurant la protection des victimes et des tmoins. [] Le Gouvernement Royal du Cambodge garantit la scurit des suspects qui comparaissent devant les chambres et est responsable des modalits darrestation des suspects poursuivis en vertu de la prsente loi. ()La Cour veille la protection des victimes et des tmoins. Les mesures de protection comprennent entre autres la tenue daudiences huis clos et la protection de l'identit des victimes (art. 33).

    Le respect des droits relatifs aux suspects est notamment assur par la conscration dun droit lassistance dun conseil, dun interprte si ncessaire ou dune assistance juridique gratuite (art. 34). Comme le veut le Droit Pnal International, tout accus est prsum innocent jusqu ce que le Tribunal ait rendu un jugement dfinitif (art. 35). Le respect des victimes est galement garanti.

    Toutes les conditions pralables la mise en place de ces Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens seront-elles suffisantes pour remdier au problme de limpunit, vritable obstacle la reconstruction du Cambodge depuis plus de trente ans ?

    I.2. Une solution au problme de limpunit ?

    I.2.1. Des garanties juridiques

    La loi relative la cration de Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens mentionne expressment les garanties ncessaires au bon droulement des procs, au regard des rgles de Droit International et de Droit International Pnal. Les nombreux amendements ajouts ont t le fruit de longues ngociations entre lONU et le gouvernement cambodgien afin de pouvoir garantir un jugement transparent, et une totale indpendance vis--vis des media et du pouvoir politique, notamment grce un contrle international chaque tape du processus judiciaire. En effet, lONU peut suspendre ses subventions tout moment si elle constate des changements ou des drogations quelconques au fonctionnement dfini pour les Chambres Extraordinaires.

    6

  • Larticle 10, qui consacre lindpendance et limpartialit des juges, oblige le Conseil Suprieur de la Magistrature respecter des conditions prcises pour nommer les membres des diffrentes Chambres. Les juges des chambres extraordinaires sont nomms parmi ceux qui exercent rgulirement des fonctions juridictionnelles () possdant les plus hautes qualits de moralit, dimpartialit et dintgrit et ayant de lexprience en matire de droit pnal et de droit international, notamment en droit international humanitaire et de droits de lhomme . Lingrence politique est de ce fait rendue illgale. Les juges exercent leurs fonctions en toute indpendance et nacceptent ni ne sollicitent dinstructions daucun gouvernement ni daucune autre source . De plus, leur indpendance est renforce par limmunit dont ils bnficient en ce qui concerne les paroles ou crits ou les actes accomplis par eux en leur qualit officielle . Cette immunit continuera de leur tre accorde mme aprs la cessation de leurs fonctions (art. 42).

    On observe ainsi une relle volont dinstaurer un systme pnal efficace dans le but de mettre fin limpunit, troitement lie la corruption et lingrence politique. Le fait que les audiences soient publiques et ouvertes aux reprsentants des Etats trangers, au Secrtaire des Nations Unies, aux media et aux ONG (art. 34) participe de ce souci de transparence.

    Enfin, pour renforcer ces garanties, le Gouvernement Royal du Cambodge, au titre de larticle 40, ne peut demander ni amnistie, ni grce en faveur de quiconque est passible de poursuites ou condamn pour les crimes numrs dans la loi. Les dlais de prescription des crimes commis tels que dcrits dans le Code Pnal cambodgien de 1956 sont prolongs de trente ans, ce qui ouvre les possibilits de jugement de responsables Khmers Rouges sur du long terme ( article 3 : Les dlais de prescription de l'action publique, prvus par le Code pnal de 1956 et applicables aux crimes susviss qui relvent de la comptence des chambres extraordinaires, sont prolongs de trente ans. ).

    Le processus de lutte contre limpunit semble dornavant en marche. En effet, la Chambre Prliminaire sest montre ferme le 5 dcembre dernier en rejetant la requte de mise en libert sous caution dpose par Douch (dont le vrai nom est Kaing Guek Eav) qui est inculp pour crime contre lhumanit en tant quancien chef du centre de torture de Tuol Sleng (ou centre S-21). Le juge Prak Kimsan a expliqu que la dtention provisoire tait une mesure ncessaire pour garantir la scurit des tmoins et des personnes mises en examen, pour prserver les preuves, ainsi que l`ordre public, et pour s`assurer de la prsence de la personne mise en examen pendant les audiences .

    Khieu Samphan, mis en examen pour crimes contre lhumanit et crimes de guerre (19 novembre 2007), Ieng Sary, Ieng Thirith, et Nuon Chea, inculp pour crimes contre lhumanit, sont tous quatre en dtention provisoire depuis novembre 2007. Hormis Pol Pot et Ta Mok ( tous deux dcds), les cinq plus hauts responsables Khmers Rouges (Nuon Chea, Douch, Khieu Samphan, Ieng Sary et Ieng Thirith) sont en dtention provisoire et inculps principalement pour crimes contre lhumanit et crimes de guerre.

    I.2.2. Des garanties sur le plan symbolique

    La mise en place de ces Chambres Extraordinaires sera peut-tre un tremplin pour la rforme de la justice nationale, permettant ainsi de rtablir la confiance des citoyens cambodgiens envers leurs institutions judiciaires mais aussi politiques.

    7

  • Aprs 1979, les crimes et atrocits perptus par les Khmers Rouges ont t violemment condamns par la communaut internationale. En effet, de nombreuses rsolutions de lAssemble Gnrale des Nations Unies, de la Commission des droits de lhomme, de la Sous-Commission pour la promotion et la protection des droits de lHomme des Nations Unies ainsi que dans des rapports produits par des ONG, ont t adoptes pour dnoncer les crimes commis au Cambodge pendant la priode du Kampucha dmocratique. Malgr tout, la communaut internationale a laiss aux cambodgiens le droit de sorganiser quand au jugement des auteurs des crimes les plus graves. Au vu des multiples carences du systme judiciaire, de la persistance des conflits arms et de la prsence de nombreux politiques au pouvoir proches ou anciens Khmers Rouges, rien na t fait. Cependant, loin dtre un obstacle la rconciliation nationale, le jugement des Khmers Rouges coupables de crimes, est une ncessit pour consolider ce processus.

    Dans cette perspective, les bnfices des CETC sont apprhender sur du long terme, au del du procs lui-mme. Ces Chambres pourraient servir de modle pour de futurs procs mens au niveau national, ce qui permettrait la Justice cambodgienne de retrouver une forme de crdibilit.

    II. Les freins la diminution de limpunit au Cambodge

    La dlimitation tant temporelle que gographique, mais galement le contexte mme dans lequel sinscrit le procs ( dimension internationale, mais qui se tient sur le territoire national), sont autant dlments qui amnent mettre des doutes quant son efficience relle, au vu des limites la fois pratiques et politiques.

    II.1. Comptences temporelle et territoriale limites au regard du contexte international

    Les Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens sont comptentes pour juger les responsables des crimes commis entre le 17 avril 1975 et le 6 janvier 1979, priode durant laquelle le rgime Khmer Rouge du Kampucha dmocratique tait au pouvoir. De cette stricte dlimitation de la comptence des CETC dcoule la difficult dappliquer la dfinition des crimes au moment des faits avec prcision.

    Outre laspect temporel, la comptence des CETC est galement conditionne sur le plan territorial. En effet, seuls des sujets de nationalit cambodgienne sont susceptibles dtre jugs par le tribunal. De ce fait, dautres pays pourtant impliqus dans le conflit ne voient pas leur responsabilit mise en cause dans le cadre de ce procs. Ainsi aucun haut responsable civil ou militaire thalandais ne sera ni suspect ni inquit, alors que ce pays na cess de singrer dans les affaires cambodgiennes ds 1953. Ne seront pas non plus inquits ni des amricains, ni des vietnamiens, ni des chinois, ni quelques-unes des puissances europennes comme le Royaume-Uni ou la France qui auraient par exemple fourni des armes aux Khmers Rouges, comme nous le rappelle Raoul-Marc Jennar (journaliste au journal Le Monde).

    8

  • Les dirigeants de Singapour, qui fut la plaque tournante de lapprovisionnement de larme de Pol Pot aprs 1979, ne seront pas davantage mis en cause. Pas plus que les gouvernements europens, conduits par le Royaume-Uni, impliqus dans la fourniture darmes et de munitions aux Khmers rouges entre 1979 et 1991. Ni M. Henry Kissinger pour sa responsabilit dans les bombardements de mars 1969 mai 1970, dans le coup dEtat du 18 mars 1970 qui a renvers Sihanouk, et dans linvasion du Cambodge en avril 1970. Et pas davantage le prsident amricain James Carter et son conseiller la scurit nationale Zbigniew Brzezinski, qui ont fait le choix, en 1979, de condamner la libration du Cambodge par le Vietnam, dimposer ce pays un embargo total et de soutenir la reconstitution de larme de Pol Pot .

    La priode de 1975 1979 carte donc les responsables trangers de tout jugement. Il en va de mme pour les dirigeants cambodgiens responsables datrocits avant ou aprs la prsence au pouvoir du Kampucha dmocratique. Lexplication est sans doute chercher du ct du politique. Doter les CETC dune comptence plus large aurait impliqu la mise en cause dune grande partie des membres actuels du gouvernement (nombre dentre eux tant des anciens Khmers Rouges), ceux-l mme qui expriment leur souhait de mettre fin limpunit conscutive au gnocide des annes 1970.

    Soulignons galement que le choix restrictif de la priode peut tre justifi par le budget limit du tribunal (56,3 millions de dollars dont 43 millions financs par lONU et 13,3 par le Cambodge) qui nest donc pas en mesure de juger un nombre considrable et illimit de personnes.

    II.2. Lindpendance questionne au niveau national

    Le lien troit qui existe entre les dirigeants cambodgiens actuels et les crimes commis par les Khmers Rouges, nous permet de soulever le problme essentiel de lindpendance des juges sigeant aux Chambres Extraordinaires.

    Cette question nest pas anodine au vu de ltat actuel de linstitution judiciaire cambodgienne. La rforme de cette dernire avait constitu une requte en 1999 de la part de la Commission des droits de lHomme de lONU, qui avait demand au gouvernement cambodgien de prendre les mesures ncessaires pour mettre en place un systme judiciaire indpendant, impartial et efficace . Il avait notamment t demand une rforme du Code Pnal et du Code de la procdure pnale. Actuellement, le Code Pnal de 1956 est toujours en cours de rforme. Etant antrieur aux vnements, celui-ci ne prvoyait en effet pas certains crimes qui, pour pouvoir tre invoqus lors du procs doivent tre expressment mentionns dans le droit interne. De plus, malgr les efforts mens par le pays depuis les annes 2000 pour rformer son appareil policier, militaire et judiciaire (notamment grce au processus de mise en place du Tribunal), de gros cueils demeurent : la corruption reste monnaie courante, et linstitution judiciaire souffre dun manque cruel dindpendance et de moyens matriels et financiers. Cest une des raisons pour lesquelles lemplacement du tribunal sur le territoire national a suscit de grandes inquitudes. A cela, nous lavons vu, le Tribunal est venu opposer de strictes garanties dindpendance et de transparence. Cette question cruciale a en effet pes sur tout le processus de composition du Tribunal.

    9

  • Nanmoins, malgr le systme de vote choisi (permettant aux juges internationaux de contrer une dcision considre inapproprie), plusieurs rapports et enqutes ont exprim des doutes quant aux comptences, mais surtout quant lobjectivit et la capacit de rsistance aux pressions des juges cambodgiens prsents en majorit. Limpartialit de ces nationaux, victimes eux aussi des actes commis sous le rgime de Pol Pot, est effectivement questionne.

    Il est noter galement que les juges cambodgiens ont t nomms par le Conseil Suprieur de la Magistrature (CSM, cre en 1994), lui-mme prsid par le Roi et dont la composition est trs politiquement marque. En outre, mme si la liste des juges internationaux relve du choix pralable de lONU, la nomination de ces derniers est effectue par le CSM. Que ce soit sur le plan symbolique ou concret, largument politique nest donc jamais loinet on le retrouve jusque dans le choix des personnes mises en cause. Conformment ce qui avait t propos dans le rapport des trois experts de lONU, seront jugs les responsables des violations les plus graves du Droit international humanitaire et de certaines violations du Droit pnal cambodgien. La limitation de la comptence de la Chambre a t notamment souhaite par le premier ministre Hun Sen. Aussi, les articles 1 et 2 de la loi relative linstauration des Chambres Extraordinaires reprennent mot pour mot les limites des comptences de la Cour. Cette rptition nest pas anodine puisquelle marque bien la volont politique de ne pas tendre le jugement lensemble des Khmers Rouges.

    Article 1 : Lobjet de la prsente loi est de traduire en justice les hauts dirigeants du Kampucha Dmocratique et les principaux responsables des crimes et graves violations du droit pnal cambodgien, des rgles et coutumes du droit international humanitaire, ainsi que des conventions internationales reconnues par le Cambodge, commis durant la priode du 17 avril 1975 au 6 janvier 1979.

    Article 2 : nouveau Des chambres extraordinaires sont cres au sein de lappareil judiciaire existant, savoir le Tribunal de premire instance et la Cour suprme, afin de traduire en justice les hauts dirigeants du Kampucha Dmocratique et les principaux responsables des crimes et graves violations du droit pnal cambodgien, des rgles et coutumes du droit international humanitaire, ainsi que des conventions internationales reconnues par le Cambodge, commis durant la priode du 17 avril 1975 au 6 janvier 1979. Les hauts dirigeants du Kampucha Dmocratique et les principaux responsables des actes criminels susmentionns sont ci-aprs dsigns "les suspects".

    Le nombre de personnes susceptibles d'tre juges par le tribunal est difficile estimer. Mme les militants des droits de l'Homme nvoquent quune vingtaine ou trentaine de personnes. Les voix se font toutefois de plus en plus nombreuses en faveur dun largissement des comptences du tribunal pour juger galement les cadres des chelons infrieurs ( subalternes ). Mais, outre le manque de moyens financiers, cela savrerait bien dlicat, si lon songe au rle douteux de Sihanouk et au nombre danciens cadres KR qui trnent dans ladministration actuelle. Le premier ministre lui-mme est un ancien commandant de la Zone Est1 .

    Citons lexemple du prince Sisowath Thomico qui souhaite porter plainte contre un membre du gouvernement actuel au sujet de la disparition de ses parents (article paru dans The Cambodia Daily le 03.11.05)2. Si cette plainte servait dexemple dautres personnes, les

    1 D. Luken-Roze, Cambodge : vers de nouvelles tragdies ? Actualit du gnocide , 2005, LHarmattan. 2 Disponible sur : http://www.cambodiadaily.com

    1

  • puissants du rgime 3 se sentiraient en danger. Etendre la comptence du tribunal risquerait de dboucher sur des rglements de comptes, voire sur des conflits arms. Un lien peut tre tabli avec la ncessit de garantir la protection des victimes et des membres des CETC dans un pays o la police est corrompue, et o les conditions darrestation ne sont pas respectes. Ce nest pas par hasard si les Tribunaux Internationaux ad hoc ont, jusqu prsent, toujours pris place dans un Etat autre que celui directement concern par les faits jugs lors du procs (TPI pour lex-Yougoslavie install la Haye, capitale des Pays Bas ; et TPI pour le Rwanda Arusha, Tanzanie).

    Il ne faut pas oublier que la prparation de ce procs sest faite selon un double-objectif : tablir la responsabilit individuelle tout en prservant la rconciliation nationale encore bien fragile aujourdhui. Cest au nom de ce second argument, que la comptence des CETC a t dfinie. En ralit, les atrocits commises ont t rparties selon leur degr de gravit. Aussi, les violations ne relevant pas de la comptence des Chambres Extraordinaires, devraient tre juges selon le droit pnal interne par les institutions nationales. Pour le moment cependant, les faits commis par les Khmers Rouges relevant de la justice pnale cambodgienne ne sont pas jugs. Les ONG qui condamnent cet tat de fait, se demandent si justice pourra tre faite un jour en interne. Le rapport de la Fdration Internationale des Droits de lHomme (FIDH) souligne une grave crise de confiance des cambodgiens vis--vis de linstitution judiciaire. Celle-ci est dfaillante tous les niveaux et nest pas apte pour le moment garantir son indpendance et son impartialit (abandon de plaintes pour corruption, violence de la police, manque de formation des magistrats, ingrence, actes dintimidation). Ainsi, les milliers danciens combattants Khmers Rouges, qui staient volontairement rendus ou non aux nouvelles autorits, nont donc pas grand chose craindre de ce procs et pourront continuer de vivre dans les communauts o ils se sont rinsrs.

    _____________________________

    Dun point de vue juridique, toutes les conditions sont runies pour que les procs intents contre les criminels Khmers Rouges soient justes et quitables et permettent ainsi de signer larrt de mort de limpunit au Cambodge. Cette affirmation doit en ralit tre nuance : les crimes des Khmers Rouges qui ne relvent pas de la comptence des Chambres Extraordinaires ne seront sans doute jamais jugs. On peut cependant esprer que la cration de ces dernires ainsi que les jugements quelle rendra, marqueront le dbut dun processus plus large de transformation du systme judiciaire, de lutte contre limpunit et de jugements des ex-responsables Khmers Rouges. Conclure sur un tel sujet est dlicat du fait de lactualit brlante dans lequel il sinscrit. Les procs qui auront lieu la mi-2008 confirmeront ou infirmeront lespoir que la communaut internationale mais aussi que des milliers de cambodgiens placent dans ces procs. Affaires suivre

    BIBLIOGRAPHIE

    3 D. Luken-Roze, idem

    1

  • Ouvrages

    - I. Franois, La question cambodgienne dans les relations internationales de 1979 1993, LHarmattan, 2006. - D. Luken-Roze, Cambodge : vers de nouvelles tragdies ? Actualit du gnocide, LHarmattan, 2005. - P. Richer, Le Cambodge : une tragdie de notre temps, Presses de Sciences Po, 2001.

    Textes juridiques

    - Loi relative la cration de Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens pour la poursuite des crimes commis durant la priode du Kampucha Dmocratique, adopte par lAssemble Nationale le 2 janvier 2001 et amende le 27 novembre 2004. Disponible sur :http://www.eccc.gov.kh/french/cabinet/law/1/ECCC_law_2004_French.pdf

    - Loi relative la mise hors-la-loi de la Clique du Kampucha Dmocratique, adopte par l'Assemble Nationale du Royaume du Cambodge le 7 Juillet 1994 au cours de la 2me session de la 1re lgislature. Disponible sur le site : http://droit.francophonie.org/df-web/listePublications.do?databaseId=282&year=1993

    - Loi concernant lorganisation et les activits des Tribunaux de lEtat du Cambodge, adopte par l'Assemble de l'Etat du Cambodge le 28 janvier 1993 la 24ime session de la 1re lgislature. Disponible sur : http://droit.francophonie.org/df-web/listePublications.do?databaseId=282&year=1993

    Rapports, enqutes et articles

    - Mission Internationale dEnqute sous la direction de Jean Pierre Getti et William Shabas. Rapport, hors srie de la Lettre bimensuelle de la FIDH, n284, dcembre 1999. Disponible sur : http://www.fidh.org/rapports/r284.htm

    - Cambodge : Les Khmers Rouges devant leurs juges . Communiqus et publications d'Amnesty International - Liberts ! - Les anciens numros - 426 numro de septembre 2006. Disponible sur : http://www.amnestyinternational.be/doc/IMG/article_PDF/article_8711.pdf

    - Ncessit urgente dune rforme judiciaire , Amnesty International, 2002. Document Public, Index AI : ASA 23/004/02. Disponible sur : http://www.amnesty.org/fr/alfresco_asset/3f7fdfa1-a43c-11dc-bac9-0158df32ab50/asa230042002fr.pdf

    - Rapport du Groupe dExperts (Stephen Ratner, Sir Ninian Stephen, Rasjoomer Lallah), Document des Nations Unies A/53/850 - S/1999/231, 16 mars 1999. - Raoul-Marc Jennar, Justice tardive et slective au Cambodge , octobre 2006, le Monde Diplomatique

    1

  • Sites WEB

    - Site officiel des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens : http://www.eccc.gov.kh/french/default.aspx

    - Site de lUNAKRT portant sur lassistance des Nations Unies au procs des Khmers Rouges : http://www.unakrt-online.org/fr01_home.htm

    - Site de la Fdration Internationale des Droits de lHomme (FIDH) : http://www.fidh.org

    1

    I.1.1. La cration des CETC: aboutissement dun long processus de ngociationI.2.1. Des garanties juridiques I.2.2. Des garanties sur le plan symboliqueII. Les freins la diminution de limpunit au CambodgeOuvragesSites WEB