La journée des Tuiles

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1 Le 7 juin 1788 à Grenoble, la Journée des Tuiles par Jean-Jacques TIJET La première manifestation de notre Révolution nationale de 1789 – qui a tant bouleversé la gouvernance de la France comme le mode de vie et la mentalité des Français - n’a pas eu lieu à Paris mais à Grenoble le 7 juin 1788… et il y eut mort d’homme ! Il nous faut d’abord, pour bien comprendre le fondement de cette première révolte, expliquer comment certaines provinces étaient administrées et gouvernées en cette fin « d’Ancien régime ». Le Dauphiné, à l’instar d’autres anciennes principautés qui avaient connu leurs « heures de gloire » aux XII e et XIII e siècles mais perdu leur autonomie 1 au plus tard durant le XV e siècle, comme la Normandie, l’Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, la Bretagne avait son Parlement 2 . Cette ancienne institution dont les origines remonteraient au règne de Louis IX (vers 1250), n’a pas d’équivalent aujourd’hui. C’est à la fois – comme celui de Paris - une cour suprême de justice et un office d’enregistrement des lois et ordonnances du roi de France. Cela signifie que tous les édits et actes législatifs royaux doivent être acceptés par cette assemblée avant qu’ils puissent être appliqués dans la province. Son pouvoir législatif limité – acceptation ou refus des lois et décrets royaux et, dans ce dernier cas seulement, formulation possible de remontrances – doit être considéré comme le seul contre-pouvoir à la monarchie absolue car le roi, monarque absolu de droit divin, ne tient son pouvoir que de Dieu et non pas d’une quelconque assemblée représentant les cités, provinces ou individus de son royaume. C’est devenu, au fil du temps, «…une bonne vieille machine de résistance à tout progrès, celle que les rois avaient tenté tantôt de violer, tantôt de tourner, tantôt de casser, sans jamais pouvoir y parvenir 3 . » Propriétaires de leur charge 4 , les membres de cette institution réputée prestigieuse, originaires de la haute bourgeoisie, formaient un corps très attaché à leurs privilèges, en particulier aux exemptions fiscales et à l’anoblissement à la première ou deuxième génération (c’est la noblesse de robe). En face de cette assemblée non démocratique se dresse le représentant du roi en Dauphiné, le lieutenant-général dont les pouvoirs sont ceux – à peu près – du préfet et du gouverneur militaire d’aujourd’hui. Durant la période qui nous intéresse le roi a nommé à cette charge Jules-Charles- Henri de Clermont-Tonnerre, duc et pair de France dont la famille est originaire de Clermont, village situé près du lac de Paladru (aujourd’hui dans le département de l’Isère). C’est, en 1788, un « vieux monsieur » de 68 ans au caractère doux et pacifique (selon l’un de ses officiers) dépourvu d’énergie donc peu enclin à prendre des décisions improvisées. Issu d’une des plus vieilles familles nobles du royaume, c’est un aristocrate typique de cette fin du XVIII e siècle : plus habitué 1 On sait que le Dauphiné avait été mis en vente par son comte Humbert II - ruiné et sans héritier - et acheté par le roi de France Philippe VI de Valois en juillet 1349 qui l’intègre dans son domaine. 2 Avant la Révolution la France comptait 12 Parlements provinciaux mais pas à Lyon qui dépendait de celui de Paris. 3 Claude Manceron (voir les notes de l’auteur à la fin du texte). Il juge ainsi l’institution même de Parlement, peu importe qu’il soit à Paris ou en Province. 4 Le magistrat pouvait la vendre ou la transmettre en héritage. La vénalité des charges assurait-elle l’indépendance des parlements ?

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Premiere manifestation à Grenoble de la Révolution française de 1789

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Le 7 juin 1788 à Grenoble,

la Journée des Tuiles par Jean-Jacques TIJET

La première manifestation de notre Révolution nationale de 1789 – qui a tant bouleversé la gouvernance de la France comme le mode de vie et la mentalité des Français - n’a pas eu lieu à Paris mais à Grenoble le 7 juin 1788… et il y eut mort d’homme !

Il nous faut d’abord, pour bien comprendre le fondement de cette première révolte, expliquer

comment certaines provinces étaient administrées et gouvernées en cette fin « d’Ancien régime ». Le Dauphiné, à l’instar d’autres anciennes principautés qui avaient connu leurs « heures de gloire » aux XIIe et XIIIe siècles mais perdu leur autonomie1 au plus tard durant le XVe siècle, comme la Normandie, l’Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, la Bretagne avait son Parlement2. Cette ancienne institution dont les origines remonteraient au règne de Louis IX (vers 1250), n’a pas d’équivalent aujourd’hui. C’est à la fois – comme celui de Paris - une cour suprême de justice et un office d’enregistrement des lois et ordonnances du roi de France. Cela signifie que tous les édits et actes législatifs royaux doivent être acceptés par cette assemblée avant qu’ils puissent être appliqués dans la province. Son pouvoir législatif limité – acceptation ou refus des lois et décrets royaux et, dans ce dernier cas seulement, formulation possible de remontrances – doit être considéré comme le seul contre-pouvoir à la monarchie absolue car le roi, monarque absolu de droit divin, ne tient son pouvoir que de Dieu et non pas d’une quelconque assemblée représentant les cités, provinces ou individus de son royaume. C’est devenu, au fil du temps, «…une bonne vieille machine de résistance à tout progrès, celle que les rois avaient tenté tantôt de violer, tantôt de tourner, tantôt de casser, sans jamais pouvoir y parvenir3. » Propriétaires de leur charge4, les membres de cette institution réputée prestigieuse, originaires de la haute bourgeoisie, formaient un corps très attaché à leurs privilèges, en particulier aux exemptions fiscales et à l’anoblissement à la première ou deuxième génération (c’est la noblesse de robe).

En face de cette assemblée non démocratique se dresse le représentant du roi en Dauphiné, le lieutenant-général dont les pouvoirs sont ceux – à peu près – du préfet et du gouverneur militaire d’aujourd’hui. Durant la période qui nous intéresse le roi a nommé à cette charge Jules-Charles-Henri de Clermont-Tonnerre, duc et pair de France dont la famille est originaire de Clermont, village situé près du lac de Paladru (aujourd’hui dans le département de l’Isère). C’est, en 1788, un « vieux monsieur » de 68 ans au caractère doux et pacifique (selon l’un de ses officiers) dépourvu d’énergie donc peu enclin à prendre des décisions improvisées. Issu d’une des plus vieilles familles nobles du royaume, c’est un aristocrate typique de cette fin du XVIIIe siècle : plus habitué

1 On sait que le Dauphiné avait été mis en vente par son comte Humbert II - ruiné et sans héritier - et acheté par le roi de

France Philippe VI de Valois en juillet 1349 qui l’intègre dans son domaine. 2 Avant la Révolution la France comptait 12 Parlements provinciaux mais pas à Lyon qui dépendait de celui de Paris.

3 Claude Manceron (voir les notes de l’auteur à la fin du texte). Il juge ainsi l’institution même de Parlement, peu importe

qu’il soit à Paris ou en Province. 4 Le magistrat pouvait la vendre ou la transmettre en héritage. La vénalité des charges assurait-elle l’indépendance des

parlements ?

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à servir et à obéir qu’à agir et réagir, conséquence néfaste de « la mise au pas » et de l’asservissement de la noblesse par Louis XIV au siècle précédent5.

Tout commence le 8 mai 1788 lorsque, au cours d’un lit de justice6 du Parlement de Paris (qui a eu lieu à Versailles et non pas dans l’antique Palais de Justice de l’île de la Cité, son siège habituel) Louis XVI impose 6 édits qui enlèvent aux parlementaires leur droit de remontrance, confient le droit d'enregistrement à une cour plénière, créent 47 tribunaux dits de grands bailliages (dont l’objectif est de rapprocher la justice des individus) et abolissent la question préalable (la torture). Cette réforme libérale et d’une importance majeure a été initiée par le garde des Sceaux Chrétien-François Lamoignon et, comme elle ampute considérablement les prérogatives des Parlements, elle va provoquer des remous ! Il en est ainsi à toutes les époques : les privilégiés rejettent tout changement en dénonçant une manifestation de tyrannie…

Le 10 mai le Parlement de Grenoble refuse d’enregistrer les édits de Lamoignon malgré l’obligation qui lui en est faite par le duc de Clermont-Tonnerre… qui réagit en le mettant en « vacances » et en fermant lui-même la porte du Palais en « menaçant le malheureux concierge des foudres royales s’il ouvrait ou en remettait les clefs à qui que ce fût ». Ainsi la « guerre » est déclarée et pourquoi, à Grenoble, la révolte sera aussi vive et réunira à la fois la noblesse, la bourgeoisie et le peuple contre le pouvoir royal ? J’avoue ne pas trop comprendre et surtout n’avoir lu aucune explication bien nette7 ; je ne suis pas le seul car André Steyert (1830-1904, dans sa Nouvelle Histoire de Lyon) après avoir montré les bienfaits que le public pouvait retirer de cette réforme judiciaire déclare « tout près de nous, à Grenoble, on ameuta le peuple, assez aveugle pour prendre parti contre lui-même »… Dieu merci, cette pratique, chacun le sait, n’est plus d’actualité aujourd’hui !

Le 20 mai les parlementaires se réunissent chez le premier d’entre eux, Pierre de Bérulle et s’accordent sur un texte rejetant les édits sinon « le Parlement du Dauphiné se regarderait comme entièrement dégagé de sa fidélité envers son souverain ». Les nobles de la région (dont le comte François-Henri de Virieu qui sera tué durant le siège de Lyon, voir mon texte 1793 à Lyon, l’année terrible) quant à eux, envoient des émissaires auprès du roi chargés de demander la suppression pure et simple des édits. Le Tiers état – enfin la bourgeoisie - par l’intermédiaire de Jean-Joseph Mounier, juge royal et d’Antoine Barnave, avocat se place du côté du Parlement. Pourquoi ? Ces 2 personnages, qui seront des acteurs importants de la Révolution de 1789, sont les représentants, dans cette ville de 24 000 habitants environ, d’une importante élite bourgeoise aisée et cultivée qui se targue d’être éclairée (d’après Louis Trenard, 1914-1994 dans son livre La Révolution dans la région Rhône-Alpes, les professions libérales et les commerçants représentent près du quart de la population). En soutenant le Parlement contre le pouvoir royal elle revendique le droit de participer aux affaires de l’Etat par l’intermédiaire des Etats provinciaux (réunion des 3 ordres d’une province). Elle estime que, si le roi ne respecte pas les décisions votées par le Parlement, il ne tiendra pas compte également des doléances en provenance desdits Etats provinciaux.

Le 7 juin le duc de Clermont-Tonnerre reçoit du roi les ordres d’exil des parlementaires et les distribue dans la matinée. Respectueux des ordres royaux et refusant tout acte de lèse-majesté, les magistrats se préparent à partir. Toute la cité a vite fait d’être informée (et pourtant sans Facebook ni twitter…), se sent concernée (les meneurs répètent à qui veut les entendre que, sans Parlement, la ville sera réduite à la misère) et la municipalité en faisant sonner le tocsin rameute les

5 Pour H. Taine (1828-1893), les gentilshommes de l’époque sont atteints « d’une paralysie du caractère » !

6 C’est une séance solennelle du Parlement à laquelle assiste le roi et, dans ce cas, les parlementaires doivent s’incliner et

admettre les décisions de leur souverain… sans remontrances donc. 7 J’ai lu à dans plusieurs documents l’explication suivante « … une bonne partie de la ville (avocats, procureurs, huissiers,

clercs et commis de la basoche, procéduriers, écrivains publics, portes-chaises...) vit de la présence de son parlement ». Il me

semble que l’on peut dire la même chose pour les villes avec un Parlement comme Besançon, Dijon, Toulouse, Bordeaux etc. et

dans celles-ci il n’y a pas eu d’émeute. Par contre Rennes a connu quelques échauffourées à la même époque.

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habitants des faubourgs et des montagnes proches. Les manifestants vont d’abord fermer les portes des remparts en conservant les clefs puis s’en vont chez les magistraux afin de les empêcher de partir en dételant les chevaux de leurs voitures (ou en coupant parfois les harnais) puis en saisissant leurs malles ; tous ces actes sont accompagnés, il va sans dire, de menaces. En ce beau samedi de juin, jour du marché hebdomadaire, la populace – dans laquelle les femmes de la Halle et les marchandes des quatre-saisons, vigoureuses et insolentes, sont les animatrices infatigables de l’émeute – assiège ensuite l’hôtel du duc pour l’obliger à rendre les fameuses clefs du Palais. Clermont-Tonnerre fait appel à la troupe, les fantassins d’un régiment d’élite, le Royal-Marine (dans lequel sert Bernadotte) qui, pris à partie par les émeutiers, reçoivent de ceux-ci des projectiles les plus divers. Certains Grenoblois sont montés sur les toits des maisons et bombardent leurs assaillants en jetant sur eux une grande quantité de tuiles d’où le nom de Journée des Tuiles. Dans la mêlée un ouvrier chapelier est tué d’un coup de baïonnette au bas du dos.

Un homme s’est particulièrement intéressé à cette journée d’émeute : c’est André Desprès et il était peut-être un des rares Grenoblois issus du peuple à avoir eu affaire directement au pouvoir royal. On peut croire que, comme tous les artisans de la cité, il a fermé son échoppe de joailler pour se rendre sur les lieux des manifestations auxquelles il n’a pas participé, ses 65 ans le rendent prudent.

Dans sa jeunesse il a étudié la chimie ; mi-savant et mi-alchimiste il a mis au point – par hasard ou d’une façon délibérée ? – un liquide étrange qui, une fois enflammé, ne pouvait être éteint ni par l’eau ni par le sable et encore moins par le vent. En plus, avec une vélocité fulgurante le feu se propageait en dégageant une chaleur terrible et des vapeurs toxiques et mortelles. Au début de l’année 1759 il a procédé à des démonstrations de sa « liqueur de feu » à Versailles devant un parterre de ministres dont celui de la Guerre, Charles-Louis-Auguste Fouquet8, duc de Belle-Isle ; elles ont été fort réussies comme celle effectuée en novembre devant le roi Louis XV… qui le convoque quelques jours plus tard et l’oblige à brûler devant lui tous les plans et formules de sa terrible liqueur en lui expliquant « qu’il faisait honneur à son règne mais qu’il avait trouvé un affreux secret et je croirais indigne de moi d’en user même contre mes pires ennemis… il faut que cette découverte reste inconnue du monde pour le bonheur des hommes ». Comme quoi nos monarques – qui l’eût cru - avaient certains scrupules… que n’ont pas eu nombre de dirigeants républicains quelque deux siècles plus tard !

En assistant à la dure confrontation entre le peuple et les soldats, a-t-il songé aux dégâts qu’aurait pu provoquer sa découverte si elle avait été mise à la disposition des uns ou des autres ? A-t-il compris à ce moment la sage décision du monarque ? Toujours est-il qu’il a emporté dans la tombe le secret de la composition et de la fabrication de ses redoutables « grenades ».

A-t-il aperçu un autre spectateur assidu, le jeune Henri Beyle (un peu plus de 5 ans) qui, d’une fenêtre du premier étage de la maison de son grand-père, le médecin Henri Gagnon, située à l’angle de la Place Grenette et de la Grand-rue, ne perd rien de l’extraordinaire spectacle qui se déroule sous ses yeux ? Plus de 47 ans plus tard, en 1835, il s’en souvient encore et écrit avec émotion « Ce jour-là je vis le premier sang répandu par la Révolution française… [il évoque le cas de l’ouvrier chapelier blessé à mort] Ce souvenir, comme il est naturel, est le plus net qui me soit resté de ces temps-là ». Adulte, cet enfant connaitra le succès littéraire et deviendra un des meilleurs romanciers réalistes du XIXe siècle sous le nom de Stendhal9. C’est dans une œuvre plus ou moins autobiographique La vie de Henry Brulard qu’il a raconté ses souvenirs.

En milieu d’après-midi, les émeutiers ont tôt fait de pénétrer dans l’hôtel du duc – en train de

déjeuner - qu’ils saccagent sans oublier de piller la cave. Le représentant du roi à Grenoble, acculé et effrayé, est contraint de prendre des décisions. En réalité Clermont-Tonnerre va céder : il cède auprès de ses militaires à qui il demande de se retirer (les officiers avaient exigé de sortir de la

8 C’est le petit-fils du surintendant des finances Nicolas Fouquet (1615-1680) disgracié par Louis XIV en septembre 1661

9 Stendhal vient d’une ville allemande Stendal (en Saxe-Anhalt au bord de l’Elbe) près de laquelle il vécut une belle histoire

d’amour…

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ville afin de ne pas être massacrés : ils n’avaient pas voulu répondre aux provocations des manifestants et avaient refusé de donner l’ordre à leurs soldats d’user de leurs armes) et il cède auprès des parlementaires en écrivant une lettre au premier d’entre eux (Bérulle) à laquelle il joint les clefs de leur Palais « …Je vous prie, M. le Premier président, de prendre toutes les précautions que votre prudence vous suggérera et notamment d’aller en robes au Palais… et d’en imposer au peuple, au nom du Roi et du Parlement 10» ainsi... dans une atmosphère de liesse, par les rues pavoisées et au son des cloches les magistrats rentrèrent au Palais… et on alluma un feu de joie à leur arrivée et l’on carillonna à Saint-André11 pendant plus de deux heures.

Cette journée du 7 juin 1788 est la dernière manifestation organisée pour la défense des

Parlements mais elle est considérée comme la première insurrection révolutionnaire. Personne, il me semble, à cette époque, a pris conscience de la puissance d’une foule exaspérée et en colère, incontrôlable même par une troupe de militaires ; les autorités s’en apercevront le 14 juillet et début octobre de l’année suivante à Paris ! Dans les jours qui suivent, les magistrats grenoblois apeurés et épouvantés de la « secousse » qu’ils ont provoquée quittent la ville, presque clandestinement, pas fâchés tout compte fait, d’obéir aux ordres du roi !

Au soir de cette rude journée, alors que la liesse populaire se calme, une brochure est déposée en ville – devant les libraires et églises en particulier. Elle est intitulée Esprit des édits enregistrés militairement au Parlement de Grenoble le 10 mai 1788 et l’auteur est Antoine Barnave. C’est presque par hasard que ce manifeste est distribué en cette fin de journée à Grenoble et dans le Dauphiné (l’auteur n’avait pas prévu l’émeute). Intentionnellement il le sera ensuite dans toute la France les jours suivants et aura une forte influence. C’est un réquisitoire féroce contre les décrets du gouvernement et une défense des parlements qui se terminait par un appel au roi… ouvre enfin les yeux, Roi sensible et bon ! Encore à cette époque les notables – la plupart désirent une monarchie constitutionnelle - ne remettent pas en cause l’autorité du roi, sa bonté et sa justice, ils veulent croire qu’il est mal conseillé…

Cependant un processus de revendications est enclenché et, puisque les parlementaires se

sont dérobés, c’est l’élite bourgeoise - secondée par quelques nobles « éclairés » et influents - qui va incarner l’opposition : le 14 juin à l’hôtel de ville de Grenoble, à l’instigation de Mounier et du comte François-Henri de Virieu, le rétablissement des Etats provinciaux du Dauphiné représentant les 3 ordres est adopté. On sait que les 500 députés se réuniront à Vizille le 21 juillet, dans un château bâti sur une ancienne maison forte – au début du XVIIe siècle - par le célèbre duc de Lesdiguières connétable de France et prédécesseur de Clermont-Tonnerre comme gouverneur du Dauphiné (mais il a laissé un autre bilan…) prêté par le « seigneur » du lieu Claude Périer. Ils adresseront une lettre au roi demandant la convocation des Etats Généraux et dans laquelle Mounier a écrit « Ni le temps ni les lieux ne peuvent justifier le despotisme. Les droits de l’homme dérivent de la nature seule ».

La Révolution est en marche, on ne l’arrêtera plus. Notes de l’auteur André Desprès a bien existé et toute son histoire est véridique. Seules sa présence sur le lieu

des manifestations et les réflexions que je lui prête sont inventées. Pour prix de son silence et de « l’oubli » de son invention Louis XV lui avait consenti une pension de 2 000 livres qu’il a toujours reçue sauf pendant la Révolution mais le Directoire la rétablit. Il meurt dans sa boutique à Grenoble en novembre 1802… complètement ruiné car il distribuait ses maigres biens aux hospices de la cité.

Jules Charles de Clermont-Tonnerre sera destitué de son poste de Lieutenant-général (le 12 juillet) et remplacé par le maréchal de Vaux (83 ans). C’est un militaire prestigieux nommé pour

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Cité par Claude Manceron 11

Collégiale située en face du palais du Parlement

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imposer aux Grenoblois la puissance royale mais il tombe malade et meurt le 18 septembre. D’après Claude Manceron ses funérailles impressionneront, par leur éclat, le jeune Stendhal. Il sera remplacé par… le duc de Clermont-Tonnerre qui finira sa vie sous l’échafaud parisien en juillet 1794.

Jean-Joseph Mounier (30 ans) est l’auteur du fameux Serment du Jeu de paume (le 20 juin 1789 les représentants du Tiers Etat - qui s’étaient constitués en Assemblée Nationale le 16 – trouvent leur salle de réunion située dans l’hôtel des Menus Plaisirs à Versailles fermée sur ordre du roi et gardée par des militaires. Ils vont se réunir à proximité dans une salle immense réservée au jeu de paume. Le texte est assez court « …partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée Nationale… tous les membres de cette assemblée prêteront serment solennel de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront… ». La célèbre réplique de Mirabeau ne sera prononcée que quelques jours plus tard). Il participe à l’élaboration de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen en août 1789 mais démissionne en novembre de l’Assemblée Nationale… dénommée Constituante depuis le 7 juillet, n’approuvant pas la conduite de plus en plus radicale de celle-ci. Il s’exilera mais reviendra en Dauphiné après la « tempête ».

Antoine Barnave (27 ans) sera président de l’Assemblée Nationale (octobre 1790) et maire de Grenoble. En juin 1791 il est désigné pour ramener à Paris la famille royale - reconnue et arrêtée à Varennes - en compagnie de Jérôme Pétion (futur maire de Paris) et du comte de Latour-Maubourg. On dit que, lors des 3 jours de voyage12, il aurait été conquis par la noble attitude de la reine. Modéré et de tendance royaliste constitutionnelle, il sera guillotiné durant la Terreur le 29 novembre 1793. Hippolyte Taine raconte qu’il a été fortement outragé lorsqu’enfant il a été – avec sa mère - obligé de quitter une loge du théâtre de Grenoble pour la laisser à un obligé du comte de Clermont-Tonnerre ; il se jura alors « de relever la caste à laquelle il appartenait de l’humiliation à laquelle elle semblait condamnée »13.

Jean-Baptiste Bernadotte, qui sera maréchal d’Empire en 180414 et roi de Suède et de Norvège en 1818 sous le nom de Charles XIV, est en 1788 à 25 ans sergent-major dans le fameux régiment Royal-Marine. On s’accorde pour admettre qu’il ne joua aucun rôle durant cette fameuse journée du 7 juin. A l’époque il est surnommé Belle-Jambe à cause de sa prestance qui lui assure beaucoup de succès féminins. Est-ce à Grenoble qu’il s’est fait tatouer sur un bras « mort aux rois » ? Il se marie en 1798 avec la première fiancée de Napoléon Bonaparte, Désirée Clary, qui lui donne un fils Oscar, ancêtre de la maison royale suédoise actuelle15.

Claude Perier (46 ans) est un prospère industriel, négociant et financier grenoblois issu d’une famille de paysans de la région de Mens (au sud de Grenoble, à l’est du col de La Croix-Haute). Malgré ses origines modestes, il a la réputation d’un patron sévère qui traite les employés de ses fabriques certainement plus rudement qu’un noble les paysans de ses terres ! Soucieux de s’élever dans la hiérarchie sociale dauphinoise ce capitaliste-entrepreneur se doit d’acquérir une terre ; il achète en 1780 le marquisat de Vizille et son château laissé plus ou moins en ruines par les successeurs de Lesdiguières. Malgré tout le mal que l’on dit de la noblesse à cette époque (le peuple crie bien souvent au passage de Louis XVI, vive le roi, à bas les nobles…) sourions de constater qu’un bourgeois enrichi cherche toujours à acquérir un titre prestigieux pour se faire dénommer noble ou seigneur de… ! Un de ses fils, Casimir sera président du Conseil sous Louis-Philippe et le petit-fils de celui-ci, Jean un éphémère président de la IIIe République de juin 1894 à décembre 1895 (entre Sadi Carnot – assassiné à Lyon – et Félix Faure dont les conditions du décès à l’Elysée en février 1899 sont connues de tous…). Le fils de ce dernier, Claude (1880-1915) a été marié avec la célèbre comédienne puis femme de lettres Simone (1877-1985) – née Pauline Benda - dernier amour du très romantique Henri Alain-Fournier (1886-1914), auteur du fameux Grand Meaulnes.

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Les commissaires nommés par l’Assemblée ont rejoint la berline royale à Boursault, village situé peu après Epernay sur la

route vers Paris. 13

Les origines de la France contemporaine, l’Ancien régime, livre quatrième 14

Après avoir été un éphémère ministre de la Guerre sous le Directoire en 1799 et un opposant systématique à Napoléon… 15

Le « sang bleu » de cette famille sera apporté par son épouse, Joséphine, la fille aînée d’Eugène de Beauharnais et

d’Augusta de Bavière…

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Pour terminer ce panorama je ne peux m’empêcher de rapporter les réflexions d’André Maurois (1885-1967), romancier, biographe mais aussi historien remarquable (son Histoire d’Angleterre est fameuse), sur cette institution si caractéristique de notre « Ancien régime » qu’a été le Parlement : « Le Parlement de Paris n’avait rien à voir avec le Parlement de Londres. Celui-ci était une assemblée représentative ; celui-là une compagnie de magistrats héréditaires… Ils avaient leurs vertus : honnêteté, courage, culture. Nourris des classiques, ils parlaient volontiers des libertés républicaines. Mais ils tenaient à leurs charges, à leurs fortunes et à cet appareil imposant de leurs cérémonies. Cela faisait d’eux des révolutionnaires conservateurs. » Il écrivait ces quelques lignes dans un Historia daté de juin 1966, à propos de la célèbre rébellion du peuple de Paris, attisée par le Parlement et par de grands seigneurs ambitieux et sans scrupules, que l’on nomma « Fronde » (1648-1652) au tout début du règne de Louis XIV. On peut en conclure que les parlementaires de la fin du XVIIIe ont le même esprit que ceux du milieu du XVIIe siècle… le courage en moins il me semble !

C’est dans une revue « aux carrefours de l’histoire » datée de… juin 1963 que j’ai pris

connaissance de la vie d’Antoine Desprès. Comme elle comportait également un article sur la Journée des Tuiles j’ai eu l’idée de rapprocher les 2 histoires (leurs auteurs sont Jacques Morlins et Stéphane Masson). La présence d’Henri Beyle (Stendhal) à cette journée historique de Grenoble est connue. Pour l’évoquer je me suis inspiré du 5e tome des Hommes de la Liberté de Claude Manceron (1923-1999) Le sang de la bastille, dans lequel quelques paragraphes lui sont consacrés.

Le nombre des victimes varie selon les historiens (Trenard, Manceron) qui ont écrit sur cette journée : de 1 (l’ouvrier chapelier dont parle Stendhal) à 4, tous des manifestants. Les militaires n’auraient eu qu’une vingtaine de blessés. De toute manière le bilan est faible - et c’est tant mieux - pour une telle insurrection. Les journées révolutionnaires à Paris dans les années à venir seront beaucoup plus meurtrières.

D’après un contemporain cité par Claude Manceron, les dépravations de la maison du gouverneur (Clermont-Tonnerre) durant la Journée des Tuiles lui auraient coûté 50 000 livres (porcelaines, glaces et meubles brisés, argenteries, vins fins et liqueurs…). Je donne ce montant, non pas pour nous apitoyer, mais pour le comparer avec les 2 000 livres de la pension de Desprès… car la conversion des livres d’avant 1789 en euros d’aujourd’hui est un vaste sujet. Sachons aussi que la solde annuelle d’un lieutenant en second16 – celle par exemple du jeune Napoléon Bonaparte (17 ans) à Valence en 1786 - était d’un peu plus de mille livres selon Patrice Gueniffey dans son prestigieux Bonaparte édité chez Gallimard en 2013.

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Sous-lieutenant aujourd’hui