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La jeunesse de Cyrano de Bergerac (2e édition) H. de Gorsse et J. Jacquin ; avec lettre- préface d'Edmond Rostand ; [...] Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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  • La jeunesse de Cyranode Bergerac (2e dition)

    H. de Gorsse et J.Jacquin ; avec lettre-

    prface d'EdmondRostand ; [...]

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Gorsse, Henry de (1868-1936),Jacquin, Joseph (1866-19..). La jeunesse de Cyrano de Bergerac (2e dition) H. de Gorsse et J. Jacquin ; avec lettre-prface d'Edmond Rostand ;ouvrage illustr... par Ed. Zier. 1906.

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  • BIBLIOTHQUE DES COLES ET DES FAMILLES

    L y ~~. ^-

    LA JEUNESSE( ' j <

  • OTMo DE BEHGEEAG

  • Et je vous touche au front ! dit Cyrano.

  • BIBLIOTHQUE DES ECOLES ET DES FAMILLES

    M. DE GOUSSE r J, JAQUIN

    LA JEUNESSEDECYRANO DE BEMEIAC

    s

  • i

  • A'

    MOBGE ET JEAN ROSTAND

    e modeste prologue du chef-d'oeuvre de leur-pre.

    H. DE G. et J. J.

  • Mon cher Henry,

    J'ai luavecjoie lepittoresque roman de cape et d'peque tu viens cVcrire avec M, Joseph Jacquin. l me semble queje connais les paysages ou tu situes la premire partie et qu'ilsressemblent fort ceux oil nous allions, gamins, faire de orgiesde framboises et de mres. Le manoir des Quatre^fentsm'arappel cette Tour de Castel-Vieilh dont si souvent nous fmesle sige : il a son allure et sa faon ddaigneuse de laissertomber des pierres. Je te remercie, ainsi que ton collaborateur,de ddier ce roman mes fils qui ont Vge que nous avionsquand nous nous sommes connus. Je suis sr qu'il leur plaira;et f'espre qu'il aura pour lui tout ce jeune public qui a djfait la connaissance de Cyrano, en matines.

    ' Je te serre cordialement les mains.

    EDMOND ROSTAND

  • Les quatre mauvais drles prirent lchement l fuite.

    I

    LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS

    Per Bacco!... s'cria Floriselli, en parant le coup que lui

    .portail Cyrano, si ton pe avait t dmouchete, j'avais aumoins trois doigts de lame dans la poitrine!... Dcidment,l'lve est aujourd'hui aussi fort que son matre, et je n'ai plusrien lui apprendre!...

    Et, saluant son jeune adversaire, le vieil Italien remit sonpe au fourreau et s'assit sur un rocher, pour reprendrehaleine.

    Cette scne se passait en 1638, vers les derniers jours dejanvier, dans une grotte des environs de Bergerac. C'est l que,,loin des regards curieux, Cyrano et son matre se runis-

    i

  • 2 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    saient deux ou trois lois par semaine pour faire des armes.La solitude de l'endroit tait d'ailleurs tout fait propice.Personne ne pouvait venir les dranger au cours de quelqueassaut, et ils avaient ainsi toute libert de laire retentir lavote sonore des rochers de ces cris bruyants, et parfois unpeu ridicules, qui sont de rgle clans l'escrime italienne.

    Le chteau qu'habitait Cyrano se dressait, une demi-lieuede l, dans la direction du nord, sur une colline assez leveet dvalant en pente rude jusque sur le bord de la Dor-dogne. C'tait un ancien manoir fodal, alors peu prs com-pltement dlabr. Une tour seule avait rsist aux dgra-dations du temps et conserv son aspect primitif. Quant auxailes du chteau, elles tombaient tout fait en ruines. Aussitous les vents de la cration et tous les oiseaux du paysentraient-ils qui mieux mieux par les trous innombrables desmurailles et les ouvertures bantes des fentres sans vitres nivolets.

    Cet tat de dcrpitude avait fait surnommer le manoir deCyrano Chteau des Qaatre-Vents, et l'on n'et pu vraimenttrouver dsignation plus juste, car, en quelque pice qu'on ft,lorsqu'on se trouvait l'intrieur, il fallait presque s'appuyeraux murs, pour n'tre pas renvers par les courants d'air quis'y engouffraient.

    Mais, en revanche, ce qu'il y avait de charmant, aux joursde printemps et d't, c'tait le concert imprvu et vari qu'ydonnaient, de l'aube au crpuscule, tous les oiselets qui avaientaccroch leurs nids aux poutres vermoulues des plafonds oudans les tuyaux ajours des hautes chemines dfonces.

    Les oiseaux de jour, que j'entendais autrefois chanter dans

    mon vieux chteau, se plaisait dire plus tard Cyrano, ont donn mon me un fond de gaiet et de joie dont elle ne s'est jamaisdpartie. Quant ceux qui, la nuit, beraient mon sommeil, ilsy ont verse une mlancolie profonde, qui m'a permis de m'int-resser autre chose qu'aux futilits de la vie !

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS. 3Cyrano, homme, fut en effet, et la fois, un pote et ml phi-

    losophe, un tre superficiel et rflchi, qui, en une mmeminut, rimait un rondel et rsolvait (du moins*, le croyait-il !)quelque grave problme d'astronomie ou de physique. Cettedualit de temprament lui fit naturellement, ct des actionsles plus hroques, commettre les pires inconsquences. Mais lefond tait bon chez lui et l'on peut tre Certain que quand ilcommit une faute, ce ne fut jamais que par tonrderie.

    Par tonrderie... ou par bravade, car il ne faut pas oublierque Cyrano tait n Bergerac et tait, par consquent, mri-dional dans l'me.

    Ses parents lui avaient laiss,pour toute fortune, leur chteauet les quelques arpents de terre qui l'entouraient. Ces quelquesarpents, il avait pu heureusement les louer un paysan duvoisinage, ce qui lui rapportait environ une centaine d'cuspar an.

    C'est donc, en celle curieuse demeure, qu'en compagnie deNicolas et Nicolelle, vieux serviteurs qui avaient jadis t lesdomestiques de son pre, vivait, seul, le jeune Cyrano.

    Orphelin, un ge o les enfants ne songentgure qu' jouer,il avait t oblig de prendre le commandement de la maison,commandement facile d'ailleurs, car Nicolas et Nicolelle taientles plus paisibles gens qu'on pt rencontrer.

    Malgr la tristesse du cadre dans lequel il avait grandi, le jeuneCyrano avait su conserver toute la gaiet d'un vrai cadet deGascogne, et quand on lui demandait comment il pouvait vivreau milieu de ces ruines d'un autre ge :

    Cela, rpondait-il, me fait mieux sentir ma jeunesse!

    Le contact perptuel avec la nature avait, en effet, permis aujeune homme, qui avait aujourd'hui .dx-huil ans, de garderune fracheur morale qui devait, plus lard, faire sa force etformer, jusqu' la fin de sa vie, la particularit de son carac-tre rare et charmant.

    Il avait fort bien combin l'emploi de sa petite fortune. 11

  • it LA JEUNESSE DE CYRANO D BERGERAC.donnait trente cis son boulanger, matre Ragueneau, chargepar celui-ci de lui fournir du pain toute l'anne; trente eus son tailleur, lequel, moyennant cette somme, devait entretenirsa garde-robe de hats^de-ehausses et de pourpoints sortables ;et enfin trente eus Nicolelle qui, avec ce maigre pcule* re-cevait en toute responsabilit l mission de faire bouillir la mar-mite. Restait donc dix cus Cyrano pour faire le grand sei-gneur ! Ce n'tait pas lourd, mais il savait s'en contenter d'uncqeur joyeux et insouciant!...

    Oja comprend que Cyrano, ayant peine de quoi suffire sesbesoinSj n'ait pu faire restaurer

    -^ quand ce n'et t que pourl'empcher de crouler tout fait

    le manoir de ses anctres.

    Par bonheur, une pice du vieux caste! tait reste peu prshabitable. Cyrano en avait naturellement fait sa chambre coucher. Elle tait situe tout en haut d'une des tours, en sorteque le jeune chtelain, lorsqu'il y avait grimp pour se coucher,se trouvait, pour ainsi dire, suspendu entre ciel et terre.

    Montons dans mon nid d'aigle! s'criait-il joyeusement,

    lorsque l'heure d'aller dormir avait sonn.Et, la plupart du temps, il n'avait pas besoin d'allumer de

    chandelle pour faire cette ascension, car la clart de la lune,pntrant avec la brise du soir travers les brches de la tour,inondait de sa douce et mlancolique lumire, les marches del'escalier, qui devenait ainsi une sorte d'escalier de rve et delgende.

    Or, cette clart lunaire, Cyrano la retrouvait encore dans sachambre, o, par une grande fenlre, elle se rpandait en unenappe plus large et plus blanche.

    Notre jeune cadet de Gascogne dormait

    en vrai pote qu'iltait aussi

    au clair de lune !...Notre hros ne souffrait d'ailleurs pas de l'tat de dlabre-

    ment de sa demeure. Il n'y sjournait que la nuit, car, toutle long du jour, il se plaisait courir la campagne, en qule dequelquerime ou de quelque bataille.

    ,

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS. 5Cyrano avait en effet deux passions : la posie, o il tait dj

    un petit matre et qui l'invitait aux longues promenades soli-taires travers les futaies voisines, et l'escrime, art dans lequelil excellait aussi, grce aux leons que lui donnait, depuis plu-sieurs annes dj, son brave ami; Floriselli, avec lequel nousavons fait connaissance, au dbut mme de ce rcit.

    Ce matre d'armes tait aux gages du comte de Monlbaxilacdont le chteau se trouvait sitti deux lieues de celui deCyrano. Le comte de Montbazillac, qui tait un grand ami dupre de Cyrano, avait vcu autrefois la cour, l'poque oMarie de Mdicis et Concini taient matres des destines de laFrance. Mais, l mort de Concini, Mari de Mdicis ^ qui de-vait mme plus tard tre exile

    .par Richelieu-

    avait perdutoute influence, et le comte de Montbazillae, jugeant qu'iln'aurait plus a la cour le rang qui lui tait d, s'tait retirdans ses terres, en emmenant avec lui Floriselli, pour lequelil s'tait pris d'une grande affection.

    Floriselli et Cyrano avaient.lait connaissanced'une faon qu'ilest intressantde rapporter.

    Un jour que notre jeune pote

    il avait, ce moment-l,quatorze ans

    avait un peu plus que de coutume prolong sapromenade journalire et s'tait gar jusqu' la nuit tombantesur les bords dserts de la Dordogne, il entendit tout coup descris, venant d'un fourr voisin :

    A l'aide!... l'aide!... Au secours!....

    Aussitt, n'coulant que son courage, il s'tait prcipit etavait aperu un homme aux prises avec quatre malandrins, quiessayaient de le dvaliser, dans' la profondeur d taillis o ilsl'avaient entrane.

    .Cyrano qui, par habitude de jeune hobereau, portait toujoursl'pe au-ct, mit aussitt flamberge au vent, bien qu'il ne ft ce momenl-l que fort peu expert dans l'art de l'escrime, etfaisant au hasard de grands moulinets, frappant l'aveuglette,il montra une telle intrpidit et un tel courage, que les quatre

  • 6. LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    mauvais drles,- surpris par son intervention imprvue eteffrays par sa juvnile imptuosit, prirent lchement la fuite, la dbandade

    .

    Tu m'as sauv la vie!... s'cria, en se relevant, l'inconnu,

    qui n'tait autre que Floriselli. Tu m'as sauv la vie, mais tun'entends rien l'escrime !.... Veux-tu que pour ma dette dereconnaissance,je t'enseigne cet art complexe, dont je m vantede connatre tous les secrets?...

    Avec joie!::, fit Cyrano, ravi de cette proposition.il y ad'ailleurs longtemps que j'aurais pris des leons, si mes moyensm'avaient permis de le faire!...

    Tu as des dispositions exceptionnelles, et je ferai de toiun bretteur de premier ordre.

    J'en accepte l'augure !

    rpondit notre jeune hros.Le soir mme, en souvenir de l'amiti qui l'avait autrefois li

    au pre: de Cyrano, le-comte de Montbazillac donnait Florisellil'autorisation que celui-ci lui demanda pour la forme, et, dsle lendemain, les leons commencrent dans la grotle de Mire-mont, o nous avons surpris, il y a quelques minutes, le vieuxmatre et son jeune lve ferraillant ensemble.

    Floriselli n'avait, du reste, rien exagr en disant qu'iln'avait plus rien apprendre Cyrano. Celui-ci ' n'avait eubesoin que de quelques mois pour devenir un escrimeur redou-table, et si, depuis plusieurs annes dj, il continuait croiserle fer avec son matre et couter docilement ses conseils, c'estqu'il faisait exprs, pour ne pas blesserl'amour-propre du vieuxspadassin, de se laisser parfois boutonner par lui. Mais Flori-selli avait fini par s'apercevoir de ce petit mange et comme ilaimait beaucoup Cyrano, qui, somme toute, lui avait sauv lavie, il prit la chose avecbonne humeur.

    Cyrano tait donc devenu, en quelques mois, l'une des plus1 fines lames du pays de Gascogne. Il n'avait d'ailleurs pas eu un

    trs grand mrite cela, car la nature l'avait merveilleusementdou pour l'art de l'pe. C'tait un grand garon lanc el vif,

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS. 7dont le buste, trop court, se dandinait sur une longue paire dejambesj toujours prtes la dtente.

    .

    -

    Quand il se fend, affirmait joyeusement Floriselli, il a un

    pied Bergerac et l'autre Rouffignac!.... Et Dieu sait s'il y aune bonne trotte, de Bergerac Rouffignac!...

    Quoi qu'il en ft, et qu'il et ounon une belle dtente, Cyranotait maintenant un bretteur fort .redoutable. Il le savait d'ail-leurs, et pour un oui ou pour un non, avec autant de dsinvol-ture qu'il et sorti un mouchoir de sa poche, il lirait son pedu fourreau et faisait prendre l'air sa lame. Cyrano tait, eneffet, batailleur dans l'me, batailleur comme on ne l'est pas!...A propos de tout ou de rien, parce qu'un passant semblait leregarder de travers, ou seulement avait une figure qui lui d-plaisait, il mettait, flamberge auvent et tombait en garde!.....Aussi ne comptait-on plus dj les duels qu'il avait eus et lesadversaires qu'il avait pourfendus !...

    Un regard maladroit, un geste imprudent, un mot dit tropfort et l'pe de Cyrano sortait, pour ainsi dire, toute seule deson fourreau.

    Or, dtail surtout une chose que le jeune cadet de Gascognen'admettait point qu'on plaisantt. C'tait son nez !.,.

    Noire jeune hros possdait, en effet, un appendice nasald'une longueur absolument extraordinaire et ridicule! Ce n'taitplus un nez, c'tait quelque chose d'inou, d'inimaginable, unesorte de protubrance charnue, qui se dressait triomphalementau milieu de son visage et semblait narguer tous ceux qui, parinadvertance, posaient leurs regards sur elle.

    Un nez !... Ali ! messeigneurs, quel nez que ce nez-l !On ne peut voir passer un pareil nasigre,Sanss'crier: Oli ! non, vraiment, il exagre ! nPuis on sourit, on dit: Tl va l'enlever... MaisMonsieur de Bergerac ne l'enlve jamais !...

    Car tels sont les jolis vers burlesques, par lesquels un grandpote devait, plusieurs sicles plus lard, immortaliser, en uncharmant chef-d'oeuvre thtral, le pauvre Cyrano et son nez.

  • 8 LA JEUNESSE' DE CYRANO DE BERGERAC.

    Ce nez, le jeune Gascon n'admettait non seulement pas qu'onle nargut, mais encore qu'on le regardt!... Aussi, les combatsqu'il avait dj eus cause de lui taient-ils innombrables !...'

    Il n'y avait qu'une personne, dont Cyrano supportt la plai-santerie. C'tait le.jeune Ragueneau, son camarade d'enfance.

    ,

    Celui-ci, onle devine, tait le fils du boulanger qui, pour trentecus, fournissait de pain, durant toute l'anne, les trois htesdu chteau des Quatre-Vents.

    Les deux enfants avaient t levs ensemble, et, ds l'ge leplus tendre, avaient jou cte cte, pendant des journesentires, dans les fosss du vieux manoir. De l taient nesentre eux une trs grande intimit et une affection que le tempsdevait rendre plus troites encore.

    Ragueneau tait l'oppos de Cyrano. Autant celui-ci taitbruyant et querelleur, autant le premier, au contraire, taitdoux et paisible. Le jeune Ragueneau s'effarait en effet pour unrien. 11 avait peur de tout, du premier passant venu, qu'il ren-contrait sur son chemin, lorsqu'il venait porter le pain aumanoir de Cyrano, de son ombre mme, quand, par hasard, ils'tait un peu trop attard jouer avec son ami et rentrait, lesoir, Bergerac au clair de lune.

    Cyrano qui aimait fort s'amuser aux dpens de son compa-gnon, ne se faisait naturellement pas faute de le taquiner ausujet de celte absurde poltronnerie et il faudrait un volume pourraconter les tours qu'il avait imagins, pour tcher de gurir lepauvre Ragueneau.

    D'ailleurs, nous l'avons dj dit, les deux enfants s'aimaientd'une trs tendre amiti; et, comme il arrive trs souvent, lors-que deux natures opposes se trouvent en contact, ils taientmaintenant devenus indispensables l'un l'autre.

    Les deux jeunes compagnons, s'ils ne se ressemblaient enrien, avaient pourtant un point commun : c'tait l'amour de laposie. Tous deux faisaient des vers, et, bien des fois, il leurtait arriv d'abandonnerune par lie de jeu, pour rimer ensemble

  • Cyrano vit entrer son ami liaguoneau, la figure toute dcompose.

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS.,

    11

    quelque ballade ou quelque rondeau. Et le spectacle tait char-mant de ces deux enfants qui, le front pensif, allaient s'asseoir l'ombre d'un grand chne, pour composer quelque gracieuxet ingnu pome.

    Ce paisible passe-temps tait naturellement prfr deRagueneau; Quant Cyrano, lui, s'il avait la conviction, iln'avait'gure, en revanche, la patience. Et lorsqu'une rime nevenait pas assez vite, il laissait son jeune collaborateur le soinde la trouver,, pour aller dnicher des oiseaux ou chercherquerelle quelque garon du voisinage et changer quelquescoups de poing.

    Le jeune boulanger n'arrivait pas comprendre qu'on ptainsi aimer se battre, pour la seule joie de Se battre.

    Quel plaisir peux-tu y trouver? deinandait-il quelquefois

    Cyrano.

    Eh! mordious!... le plaisir de sentir ma force et moncourage grandir chaque jour !... rpondait firement ce dernier.La satisfaction de savoir que je peux marcher, dans Ta vie, mon entire et libre fantaisie, en disant toujours, toute heure,en tout lieu et n'imporle qui, ce que je veux et ce que jepense!...

    Avec une telle indpendance de caractre et un tel besoindes aventures, Cyrano se sentait littralement touffer, dans cecoin perdu de la Gascogne o il avait vcu jusque-l.

    11 avait beau tenter d'puiser sa soif de batailles, droite et gauche, dans des petitesjqierelles sans importance, il n'arri-vait cependant pas teindre compltement le beau feu quibrlait en lui.

    Si tu savais, disait-il parfois au placide Bagueneau,combien

    me pse la vie inutile et retire que nous menons, et quel dsirj'ai de partir d'ici et de me sentir vivre!...

    Tu n'aimes donc pas notre pays?... rpliquait aussitt lejeune boulanger.

    Je l'aime beaucoup, au contraire, mais je sais qu'il y en a

  • 12 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    d'autres, et ici... je ne peux plus respirer... j'ai soif de courirles aventures!..,

    Les aventures... les aventures... c'est trs joli..., mais-on

    y laisse sa peau, dans les aventures!... Je t'assure qu'on est trsbien chez nous, et que tu as tort de songer quitter le certainpour l'incertain!...

    Cap d'as!... concluait alors Cyrano avec un. comique,emportement, tu n'es pas un homme!...

    Cet entretien, quelques variantes prs, se renouvelait aumoins deux ou trois fois par jour.

    Il tait vident que le moment tait proche o Cyrano rompraitle fil qui rattachait au manoir d ses anctres et s'chapperaitde son troite et provinciale volire. Le jeune cadet de Gascognen'attendait, pour prendre sa vole, qu'une occasion.

    Cette occasion ne devait pas tarder se prsenter.Un matin, Cyrano se trouvait dans la salle d'armes de son

    pastel, salle d'armes situe au rez-de-chausse et qui nemritait certes plus celte appellation, tant tait complet son tatde dlabrement, quand il vit entrer, la figure toute dcom-pose et l'air lamentable, son ami Ragueneau.

    Eh l! que l'arrive-t-il donc? s'cria Cyrano, en A'oyant le

    visage plor de son camarade.

    Un grand malheur !... murmura celui-ci, la voix tranglepar l'motion.

    Serait-il arriv quelque accident ton pre, la mre?....

    Non!...

    Alors?... Je t'en prie, Ragueneau; explique-loi vite, car lume remplis d'inquitude!...

    Mon pre vient de dcider de m'envoyer chercher fortune Paris!...

    Ah bah!.;. Et quand a-t-il pris celle dcision?...

    Je ne sais pas!... Hier soir, quand je me suis couch, ilm'avait dj dit : Mon garon, je t'apprendrai demain matinune nouvelle qui l'tonnera un peu! Alors, moi, tu comprends,

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS. 13

    je n'ai pas dormi de toute la nuit!... Qu'est-ce que mon prepeut bien avoir me dire? me demandais-je, en tournant eten retournant la tte sur mon oreiller. Aussi, ds que le jour aparu, je me suis prcipit dans la chambre de mes parents, jeles ai questionns et j'ai appris... ce que tu sais !...

    Et Ragueneau, fondant tout coup en larmes, ne putcontinuer...

    Ah! quel malheur! geignait-il. Quel grand malheur !...

    Sa dsolation tait si comique que Cyrano, malgr toutel'affection qu'il avait pour son ami et tout l'Intrt qu'il luiportail, ne put s'empcher de rire.

    Cette hilarit ne fit qu'augmenter le chagrin de Ragueneau :

    Tu n'as pas de coeur, s'eria-t-il entre deux sanglots, pourrire ainsi, quand tu vois que j'ai du chagrin !...

    .

    Tche de te calmer un peu! repartit Cyrano. Nous cause-rons ensuite.

    Si tu crois qu'il est facile de se calmer, lorsqu'il vousarrive un malheur pareil!... Je voudrais bien te voir maplace!...

    Malepeste!... riposta vivement Cyrano... crois bien que jene demanderais pas mieux!... Aller Paris, mais c'a t le rvede toute ma vie!... Au lieu de pleurer comme tu le fais, tudevrais, au contraire, sauter de joie!... Tu vas voir du pays...traverser la France entire... et vivre dans une ville comme iln'y en a pas peut-tre une autre dans le monde entier!... Jel'assure vraiment que tu es plutt envier qu' plaindre!

    Ces paroles n'eurent pas le don de consoler Ragueneau, quicontinuait pleurer, en poussant de temps en temps de petilsgmissements tout fait drolatiques.

    Cyrano vint s'asseoir cl de son ami, et lui dit :

    Causons peu et causons bien. Pourquoi ton pre t'envoie-l-il Paris?

    Je-te l'ai dit... pour que j'aille y chercher fortune. Ilme donnera une lettre pour mon oncle Galvinet, le frre de ma

  • 14 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    mre qui est tabli ptissier Paris, rue des Prunelles, prsdes Halles.

    .'*. Et ton pre pense que ton oncle te prendra son serviceet t'associera peut-tre un jour ses affaires?

    Non. Il espre simplement que j'apprendrai chez lui confectionner la ptisserie fine et que je pourrai ensuitem'installer Bergerac et augmenter l'importance d notremaison.

    .

    Ton pre a raison, Ragueneau, tu ne peux te contenterternellement de la situation modeste qu'a ici ton pre... quiest un fort brave homme, certes... mais qui, sauf le respectque je lui dois.,. n'est qu'un boulanger de petite ville!.

    Moi, je n'ai aucune ambition! affirma avec conviction

    le jeune Ragueneau. Tout ce que je demande, c'est de vivretranquillement, et....

    Cyrano lui coupa la parole.

    Alors, tu dis que ton oncle Calvinet est tabli ptissier Paris?...

    Rue des Prunelles.

    Esl-ce qu'il est mari, ton oncle Calvinet?...

    Il est veuf... veuf et pre d'une petite jeune fille, dunom d'Annelte, qui est ma cousine, et que je ne connais pas...ou, du moins, que je connais fort peu, car voici plusieursannes dj qu'ils ne sont venus nous voir Bergerac.

    -

    Comment esl-elle, ta cousine?...

    11 parait qu'elle est trs gentille!... Moi, je ne sais pas!...

    Mordious! Et tu hsites partir?... poursuivit Cyrano.Mais^moi, si j'tais ta place, je partirais par pure curiosit,pour savoir comment serait ma cousine!... Voyons, mon pauvreRagueneau, lu as Paris un brave homme d'oncle qui nedemande qu' te recevoir bras ouverts, el une petite cousinequi doit tre jolie comme un printemps fleuri... et lu es l!...Mais lu es impardonnable... absolument impardonnable!... ludevrais dj tre en route!...

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VNTS..

    15

    Ragueneau hocha une ou deux fois la tte de bas en haut,et, avec un accent indfinissable, auquel sa franchise donnaitune saveur toute particulire :

    Je t'assure que rien ne me presse!., murmura-t-il.

    -

    Tu n'es pas digne d'tre Gascon!.., lui lana Cyranoavec ddain.

    Ces quelques mots firent plus sur Ragueneau que tout ceque son interlocuteur lui avait dit jusque-l.

    Pourquoi ne suis-je pas digne d'tre Gascon?., s'cria-t-il.

    Parce que je tremble la pense d'entreprendre un aussi longvoyage? Mais tout homme srieux et rflchi aurait les mmesapprhensions que moi!... Il faut tre un fou comme loipour ne pas comprendre tous les dangers auxquels je vais treexpos : les voleurs, les bles froces, les maladies!...

    Alors, tu as peur?

    Ce n'est pas que j'aie peur, mais....

    Mais tu as peur tout de mme!...

    Eh bien! oui, l, j'ai peur!...

    dit Ragueneau commesoulag par cet aveu.

    Et, se levant, il alla s'accouder la fentre, cl, plein de m-lancolie, se mil considrer le dlicieux panorama qui s'of-frail, perte de vue, ses regards.

    Le manoir des Quatre-Vents dominait d'une centaine demtres le cours sinueux de la Dordogne, qui fuyait dans lelointain, vers Bergerac. La ville, aux maisons piltoresquementgroupes, semblait se rchauffer aux rayons lides du ple soleild'hiver qui montait lentement dans le ciel et versait une doucelumire sur les bois du pays d'alentour.

    Ce paysage, tout hivernal qu'il ft, avait un charme infini,et il sembla Ragueneau, qui il tait cependant bien familier,qu'il le voyait pour la premire Ibis.

    Dire que, dans quelques jours, je ne verrai plus celle

    rivire, ces prairies, ces bois!...

    Cap d'as!... Tu en verras d'autres! lui dit, en lui

  • 16 LA JEUNESSE DE..CYRANO DE BERGERAC.

    tapant sur l'paule, Cyrano, qui, depuis quelques instants,gardait le silenee et rflchissait. Tu en verras d'autres... ouplutt nous en verrons d'autres!..

    .

    t-jQii veux-tu dire?., fit vivement Ragueneau, qui n'avaitpas encore compris, ou du moins ne voulait pas encore com-prendre de peur d'avoir une esprance trop brve et unedsillusion trop prompte.

    Je veux dire, repartit joyeusement Cyrano, que je net laisse pas partir seul, et que je pars aussi!...

    -^ Toi?V,. Ali! Cyrano.., mon bon Cyrano!...-Ne me remercie pas!... Je n'ai aucun mrite t'accom-

    pagner et partager les dangers que prvoit ton imaginationcraintive. Si je le lais, c'est moins pour toi qui mriterais, afinde te gurir de la poltronnerie, qu'on te laisst voyager seul,que pour moi, qui m'ennuie ici, et suis heureux de trouverenfin une occasion d'chapper la vie monotone que je mne !...

    Peu m'importe !... riposta Ragueneau. La pense de partiravec toi diminue de moiti mon chagrin... et je n'ai djplus peur!...

    Les cloches d'une glise voisine sonnaient ce moment-l,l'anglus de midi.

    Mais il faut que je me sauve!... s'cria-t-il rassrn, en

    gagnant la porte. Mon pre et ma mre s'tonneraient de voirse prolonger mon absence

    Et ils se demanderaient si, pour ne pas partir pour Paris,lu n'es pas all te jeter dans la Dordogne!...

    Le jeune chtelain accompagna son camarade jusqu' laporte du jardin.

    Arrivs l, les deux jeunes gens s'arrtrent, pour changerencore quelques mots.

    Sais-tu, demanda Cyrano, quel jour tu dois quitter

    Bergerac?

    -

    Rien n'est encore fix, rpondit Ragueneau,: mais celane peut larder bien longtemps. Mon pre est un homme de

  • LE CHATEAU DES QUATRE-VENTS. i7dcision et de volont, et quand il a dcid une chose, il fautque celle chose se fasse sans retard.

    Annonce-lui que je pars avec toi, et tche de gagnerquelques jours, car j'ai certaines dispositions prendre.

    -

    Je ferai de mon mieux! dit Ragueneau.Et serrant longuement la main de son ami, pour lui faire

    comprendre toute sa reconnaissance, il dgringola en courant lapente de la colline, tandis que Cyrano, tout songeur, rega-gnait pas lents le chteau des Quatre-Vents, dont une pierre,sur laquelle un faucon venait de se poser, se dtachait cemme moment, et s'mieltait avec fracas sur le perron moussupar lequel on accdait la plus haute tour.

    ,

    Dcidment, se dit Cyrano, il est. grand temps que je

    quille ce donjon prhistorique, car il aurait fini par me tomberun beau jour sur la tte !...

  • Est-il possible de faire une pareille folie! s'cria la lionne femme.

    IILE DPART DE BERGERAC

    Nicolas et Nicolelle faillirent tomber la renverse, lorsqueCyrano leur apprit la dtermination qu'il venait de prendre.

    Esl-il possible de faire une pareille folie, s'cria la bonne

    femme en levant les bras au ciel, quand on n'a qu' se laisservivre tranquillementpour tre heureux!

    Mais elle n'essaya pas de sermonner son jeune matre et de ledissuader de partir, car elle le savait trs entt et n'ignorait pasque tout effort de sa part demeurerait inutile.

    -

    Le pre de Ragueneau avait fix le dpart la semaine sui-vante. Les deux jeunes gens avaient donc environ une huitaine

  • 20 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC'.

    de jours pour le prparer. C'tait peu* mais c'tait assez! Tout,

    le monde s'tait, en effet, mis leur disposition pour leur faci-; liter la besogne, car un voyage Paris, tant chose fort rare I celte poque-l, la nouvelle s'tait vite rpandue dans la ville:

    et aux environs.Bergerac tait alors beaucoup plus important qu'aujourd'hui.

    Cette cit manufacturire, et o abondaient les tisserands, lestanneurs et les cordiers, comptait, en effet, au xvif sicle, sesfaubourgs compris,-bien'prs de 70000 habitants.

    Situe au confluent de la Dordogne et du Caudan, elle consti-tuait une situation stratgique importante et tait devenue pourcette raison le centre principal du protestantisme de cettergion. Aussi, Louis XIII, esprant lui enlever une partie de sapuissance, venahvil de l faire dmanteler, la grande fureur deses habitanls, qui avaient considr comme une sorte d'humi-liation la mise bas de fortifications centenaires, dont ils s'enor-gueillissaient avec juste raison.

    Mais, bien que Bergerac ft fort grand, on n vit, pendantquelques jours, que Cyrano et Ragueneau allant et venant tra-vers ses rues et ses places.

    Affairs et mystrieux, ils allaient de l'un chez l'autre, dutailleur chez le sellier, du bottier chez l'armurier, toujourspresss, et donnant droite et gauche de petits saints impor-tants et protecteurs.

    Comme il arrive aux gens hsitants et timides qui, lorsqu'ilsont pris une dcision quelconque, sont aussitt persuads qu'ilsvont accomplir une action extraordinaire, Ragueneau en taitarriv croire que ce voyage Paris constituait vraiment quel-que chose d'hroque. Aussi avait-il donn sa dmarche et son attitude une sorte d'arrogance suffisante et superbe.

    La premire proccupation de Cyrano avait t naturellementd'avoir de l'argent. Il alla tout d'abord trouver le paysan qui luiavait afferm ses terres, et lui demanda s'il consentirait luiavancer une anne de location. Puis il eut aussi la bonne inspi-

  • LE DEPART DE BERGERAC. 21

    ration de prier matre Ragueneau et son tailleur de lui reversertout, ou partie, des sommes qu'il leur avait dj remises pourleurs fournitures annuelles.

    Ces dmarches faites, Cyrano se trouva la tte d'une sommed'environ cent cinquante cus. C'tait un petit pcule fort hono-rable qu'il pouvait emporter tout entier, car, quelques jours au-paravant, il avait donn Nicolelle les trente cus avec lesquels,on le sait, elle pourvoyait l'entretiende son mnage. Ces trentecus permettraient la brave femme et son mari d'attendre sansdifficultsjusqu' l'hiver suivant, et, d'ici l, Cyrano espraitbienavoir fait fortune et pouvoir envoyer ses deux vieux serviteurs,non seulement de quoi vivre de leurs rentes

    -,

    mais encore dequoi rparer de fond en comble l pauvre chteau des Qualre-Venls!

    Cyrano songea alors son quipement.Mais cet quipement ne devait lui occasionner aucune d-

    pense nouvelle, car il avait tout ce qu'il fallait comme vte-ments, comme armes et comme monture, pour faire un parfaitaventurier de grandes routes.

    11 avait prcisment achet, l'anne prcdente, un joli petitcheval de Tarbes, de robe alezane, et rpondant au nom quelquepeu prtentieux de Pgase. Il l'avait eu pour presque rien, caril avait une tare terrible pour les amateurs, il avait t cou-ronn. Pgase tait d'ailleurs une fort belle bte.

    Ragueneau avail, de son ct, fait de son mieux pour tre enmesure d'affronter un aussi long voyage, mais, comme son prene lui avait ouvert qu'un crdit de quinze cus, il ne pouvaitgure songer beaucoup dpenser.

    Ragueneau tait un garon pratique.

    Cyrano, se dit-il, emportera certainement tout ce qu'il faut,en fait d'armes. Je le connais.... Fougueux comme il l'est, il vam'arriver, le jour du dpart, arm jusqu'aux dents!... Je n'aidonc pas me proccuper.... Mon compagnon aura de quoi sedfendre... et de quoi me dfendre en mme temps!... Je n'ai

  • 22

    LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    qu' acheter ce qui m'est ncessaire pour faire la route le plusagrablement et le plus commodment possible!...

    Et, en ayant ainsi dcid, Ragueneau dpensa trois cus sepourvoir de tout un assortiment de bas, de chemises et de giletsde laine.

    Il lui restait douze cus. Sept furent destins l'achat d'unemonture. Mais, avec une somme aussi modique, Ragueneau nepouvait songer acheter un cheval. Il rsolut de se payer unne.

    Il y avait justement foire cette semaine-l Rouffignac. Lejeune boulanger s'y rendit secrtement et en ramena un matrebaudet qui portait le nom lgant de Casimir.

    Ragueneau conduisit l'ne au moulin de son pre et le mit l'curie'; aprs l'avoir attach, il l'enferma soigneusement, caril ne voulait pas le laisser voir avant le jour du dpart. C'taitune surprise qu'il comptait faire Cyrano, et, pour rien aumonde, il n'aurait voulu manquer un pareil effet!

    Nos deux jeunes gens taient donc prts se mettre en route.Les derniers jours s'coulrent assez tristement.A mesure que le moment du dpart approchait, Ragueneau

    se sentait reprendre par ses terreurs.Cyrano, de son ct, sentait son me envahie par les ides

    sombres. A sa joie exubrante des premiers jours, avait succdune certaine mlancolie. Ce n'est pas, en effet, sans chagrin,que l'on abandonne, peut-tre pour toujours, les tres el leschoses qu'on aime, que l'on a vus ds l'enfance, et au milieudesquels on a grandi!

    Mais la chose qui fut peut-tre la plus cruelle Cyrano futl'obligation o il lail de se sparer de Floriselli, son vieux ma-tre d'armes..

    Il avait pris l'habitude d'aller le voir tous les jours et de dis-serter avec lui des choses de l'escrime.

    Comment, se demandait Cyrano, vais-je m'y prendre pour

    lui annoncer mon dpart?... Cela va lui faire une peine!...

  • LE DPART DE BERGERAC. 23Le jeune homme se rendait tous les aprs-midi au chteau

    de Montbazillac, avec l'intention bien arrte d'apprendre lafcheuse nouvelle Floriselli, mais, au dernier moment, il hsi-tait et repartait sans avoir rien dit.

    Cependant les jours passaient, et l'on tait maintenant laveille du dpart.

    Il n'y a plus retarder! se dit Cyrano. Il faut que je me

    dcide lui dire la vrit !

    11 prit donc une fois encore le chemin de Montbazillac. Lors-qu'il arriva, Floriselli^ assis sur les marches du perron, taiten train de se rchauffer au soleil, tout en drouillant unearmure qui datait des croisades.

    Eh! ft-il en apercevant son jeune lve. Quel bon vent

    t'amne donc aujourd'hui d'aussi bonne heure?

    Cyrano, dont la dcision tait, celte fois, irrvocable, enga-gea le fer .

    Ce n'est pas un bon vent! rpondit-il. C'esl, au contraire,

    un vent fort mauvais! Floriselli leva la tte et interrompit son travail.

    Que dis-tu?...

    Puis, voyant que Cyrano baissait la tte et ne quittait pas lesol des yeux :

    Je l'en prie, polit, parle vite et ne me laisse pas plus long-

    temps dans l'ignorance de ce qui te chagrine!... Je te sais cou-rageux, et ce que tu viens de me dire, joint l'air piteux quelu as, me remplit d'inquitude. Parle... parle vile!... Qu'as-lu?...

    J'ai, rpondit notre cadet de Gascogne, que je pars demainpour Paris.

    Demain... pour Paris?... Mais comment se fait-il que tune m'aies pas averti plus loi?

    Parce que j'avais peur de vous faire de la peine!...

    Brave enfant!

    11 y eut quelques secondes de silence. Floriselli le rompit lepremier.

  • 24 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    Et peut-on'savoir ce qui t'a dcide nous quitter?...

    : --*Oh ! rpondit Cyrano, une chose bien simple et bien natu-

    relle. J'accompagne mon ami Ragueneau, que son pre envoiechercher fortune dans la capitale. L pauvre garon n'tait pasde taille faire tout seul un pareil voyage, et il serait mort defrayeur au coin de quelque chemin, s'il n'avait pas eu sescots uri compagnon commemoi pour l'encourager et, au besoin,l dfendre!

    Et, tout en disant ces mots, Cyrano avait pris avec crneriela garde de l'pe qu'il portait son ct.

    Brav... brave pelit coeur!

    murmura Floriselli.Puis tendant ses bras au jeune homme :

    Embrasse-moi! 'fit-il. 'Cyrano se jeta contre la poitrine de son vieux matre. Pas une

    larme ne coulait sur son visage, malgr l'motion profonde quirlreignait, mais, sous son pourpoint, son coeur bondissail serompre.

    Je n'essaierai pas de contrecarrer la dcision que tu as

    prise, commena alors Floriselli : depuis longtemps, te l'avoue-rai-je, je m'attendais te voir faire ce que tu fais aujourd'hui!...Tu es de ceux qui il faut, pour vraiment vivre, des aventuresretentissantes et glorieuses, et notre province gasconne ne pou-vait malheureusement pas t'en offrir!... Pars donc, mon petitCyrano, pars, et tche de devenir le grand bretleur et le grandpote que tu promets!... En tout cas, quoi qu'il t'arrive, etmme si la chance, certaines heures, semble te tourner ledos, ne faiblis et ne dsespre jamais. C'est par la confiance ensoi, parla patience et par la volont, qu'on russit toujours dansla vie!... Sois vaillant, et tu seras fort!

    Et serrant plus tendrement encore contre lui le jeune homme :

    N'oublie pas surtout, quoi qu'il t'advienne, qu'il y auratoujours ici, dans ce coin perdu de campagne, un vieux bon-homme qui s'intressera ce que lu fais, pleurera avec toi detes chagrins et se rjouira avec loi de ta gloire!...

  • LE DEPART DE BERGERAC. 25

    Celte fois l'motion menaait d'avoir raison de son courage,et Cyrano faiblissait.

    Mais le matre d'armes se ressaisit sans tarder.

    Ce n'est pas le moment de pleurnicher comme des femmes!s'cria-t-il en passant sa main sur ses grosses moustaches.Pensons plutt aux choses srieuses et viens prendre avec moiune dernire leon!

    Avec plaisir !

    rpondit Cyrano.Les deux hommes gagnrent alors pas lents l grotte o

    ils se runissaient habituellement.Tout la pense qui les obsdait, ils marchaient maintenant

    sans se rien dire.Floriselli se contentait seulement de hocher de temps en

    temps la tte avec un air qui signifiait :

    Cela devait arriver!

    Cyrano, lui, comme pour se donner du coeur, sifflotait douce-ment un vieil air gascon.

    Ils arrivrent ainsi la grotte.

    Si je t'ai amen ici, dit alors le vieil Italien, c'est moinspour le donner une leon, puisque, je te l'ai souvent dit, tu esmaintenant aussi fort que moi, et en tat de le dfendre avecsuccs contre qui que ce soit, que pour t'apprendre une bottedont j'ai le secret, et que tu seras le seul connatre avec moi !

    Une boite dont vous avez le secret? fit Cyrano, vivementintress.

    Je t'avais dj appris les diverses et infinies faons qu'ungentilhomme peut employer pour se dbarrasser proprement etloyalement d'un adversaire. Il me restait t'apprendre le moyende le reconnatre dans la suite, lorsque, par hasard, il vous achapp!

    -r- Ah! oui, par exemple, poursuivit Cyrano, je serais vrai-ment curieux...

    Floriselli ne le laissa pas achever :

    Alors, en garde! dit-il, en prenant l'une des deux pes

  • 26 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    mouchetes qui" se trouvaient dans la grotte, et, en tendantl'autre son lve.

    Cyrano tomba en garde, Floriselli en fit autant, et les deuxpes se croisrent en un petit battement sec.

    Pendantquelques instants, entrans par la force de l'habitudeet leur amour, de l'escrime, les deux .amis ferraillrent,'sefendant ou rompant tour tour, sans pouvoir parvenir setoucher.

    Mais le matre d'armes s'arrta tout coup :

    Halte ! pronona-t-il, et revenons l'objet de notre leon; Et engageant son pe en quarte, il montra Cyrano comment

    aprs avoir dgag, battu en tierce, puis fait toute une srie decontres, il pouvait trouver un passage et, par un froissementvigoureux, qui pouvait mme, en certains cas, dsarmer l'adver-saire, atteindre celui-ci tel endroit du visage qu'il le jugeait propos.

    C'est compris ! s'cria Cyrano.

    Et pour bien montrer Floriselli qu'il ne se trompait pas, ilrpta plusieurs reprises la passe d'armes et, chaque fois,avec une parfaite russite.

    Il ne lui restait plus qu' remercier son vieux matre et prendre cong de lui, en lui donnant rendez-vous sur la placedu March, pour le lendemain, qui, on le sait, avait t fix pourle dpari des.deux jeunes gens.

    Ce dpart resta longtemps lgendaire Bergerac.Ds l'aube, plusieurs centaines de personnes qui taient au

    courant;, s'taient runies sur la place pour ne pas le manquer.Leur groupe ne larda pas s'augmenter de tous ceux et detoutes celles qui se rendaient matinalemenl leurs affaires. 11 yavait ainsi, au moment o ils apparurent sur leurs montures,plus d'un millier de curieux qui attendaient.

    Une acclamation frntique- salua l'apparition des deuxcavaliers. On n'entendit, pendant quelques secondes, que cescris :

  • Seigneurs et nobles daines... s'cria Cyrano.

  • LE DEPART DE BERGERAC. 29

    Vive Cyrano ! Vive Ragueneau !...

    Mais ce bel lan d'enthousiasme, succda presque aussittune hilarit gnrale. La foule venait de remarquer l'extravagantbaudet sur lequel tait mont Ragueneau.

    Ce baudet paraissait d'autant plus maigre, que son propritaire, lui, tait au contraire plutt replet.

    Il n'ira pas jusqu' la sortie de la ville! disait l'un.

    Il tombera au milieu du faubourg! ajoutait un autre.

    Ah! la drle de monture ! s'exclamaient cent voix, semlant en un joyeux brouhaha de foule.

    Le petit cheval de Cyrano, au contraire, avait ralli tous lessuffrages :

    ,

    Voil une belle bte, au moins! Avec elle on est sr de

    faire du chemin!Cyrano, d'ailleurs, avait fort belle allure sur son cheval. Son

    feutre plumes sur l'oreille et son manteau lgamment jetsur ses paules, il avait l'air d'un jeune mousquetaire. Et n'ett son nez, qui, nous le savons, dparait si fcheusement sonvisage, il et fait le plus joli et le plus gracieux cavalier dumonde. Il se tenait merveilleusement en selle, et son corps,comme celui de tout bon cuyer, suivait avec une souplesseparfaite chaque mouvement du cheval.

    Une seule chose le chiffonnait : c'tait la tournure de ce pauvreRagueneau! Le succs de rire qu'il avail obtenu, s'il ajoutait dupittoresque au dpart, lui enlevait en revanche tout le panacheque lui aurait dsir notre fier cadet de Gascogne.

    Cap d'as! combien je regrette maintenant d'avoir donn

    rendez-vous nos amis sur cette place! se disait Cyrano. Noussommes tout fait ridicules!

    Il ne se rendait pas compte, au contraire, que le voisinage deRagueneau ne faisait que mieux ressortir sa propre.distinction.

    D'ailleurs, Cyrano n'eut pas le temps de s'appesantir bien.

    longtemps sur ce petit dsagrment. 11 lui fallait rpondre aux Vive Cyrano ! ViveRagueneau ! quiavaientrepris de plus belle.

  • 30 LA JEUNESSE DE: CYRANO DE BERGERAC.

    Cyrano se dressa donc sur ses triers et, enlevant son feutre plumes, puis saluant d'un geste large et arrondi tous ceuxqui se trouvaient sur la place :

    Seigneurs et nobles dames, dit-il, permettez-nous,

    Ragueneau et moi, de vous remercier d'tre venus, en aussigrand nombre, nous saluer au moment o nous allons quitternotre bonne et chre ville de Bergerac, pour prendre le cheminde Paris

    ;C'|st un long et prilleuxvoyageque nous entreprenons

    l, mais la fortune sourit aux audacieux, et nous esprons bien,avec l'aid de la Providence, arriver tous deux sans accident etsans encombres jusqu'aux portes de la capitale!

    Un murmure approbateur courut dans l'assistance.

    A vous tous donc, -continua' Cyrano, merci... merci dufond du coeur!...

    Le bruit d'un sanglot se fit entendre ce moment-l. C'taitRagueneau qui, sur son ne, ne pouvait contenir son motionet recommenait pleurnicher.

    Cyrano le foudroya d'un tel regard mprisant, que leslarmes qu'il allait rpandre, et qui dj apparaissaient entreses cils, rentrrent pour ainsi dire comme d'elles-mmes dansses yeux.

    Notre jeune orateur reprit l fil de son discours.

    Il ne nous reste plus maintenant, dit-il, qu' vous faire nosadieux Adieu donc^ ou plutt au revoir, car, mordious! nousesprons bien, un jour ou l'autre, vous revenir tous deux, enri-chis d'argent et surtout de gloire!

    En prononant ces derniers mots, il avait fait sentir les talons son cheval qui, tout frmissant, s'apprtait dj partir. Lafoule s'carta.

    Les deux cavalire traversrent lentement la place au milieuds cris et des mouchoirs agits.

    Quelques personnes peine les suivirent : c'taient, en ungroupe, le pre et la mre de Ragueneau, et, en un autre groupe,Floriselli, Nicolas et Nicolelle.

  • LE DEPART DE BERGERAC. .31On parvint ainsi, travers un long faubourg, jusqu'aux por-

    tes de la ville.Arrivs l, Cyrano et Ragueneau, sans pourtant s'tre con-

    certs, mirent ensemble pied terre.

    Embrassonsrnous vite, si nous devons nous embrasser! ditle jeune chtelain. Les adieux les plus: courts sont les moinscruels, et il ne faut jamais, quand on peut faire autrement, pro-longer les minutes douloureuses qui, dans notre existence, sontmarques d'une pierre noire!

    Le petit a raison ! fit le brave Floriselli d'une bonne grossevoix. Embrassons-nous vite et que ce soit fini!

    Et tout en parlant il avait attir lui Cyrano et lui avait posdeux gros baisers sur les joues, non sans lui glisser mi-voixdans Foreille' :

    Surtout, n'oublie pas ma botte!...

    N'ayez pas peur, mon cher Floriselli, rpondait Cyrano,en s'efforant d'avoir de l'enjouement, je m'en servirai la pre-mire occasion!

    Tu engages en quarte, tu dgages, tu bals en tierce

    Je fais un contre... deux contres... Trois contres... jepasse... je froisse....

    Et pan, a y est!... Tu me diras des nouvelles de niabotte, lorsque tu l'auras exprimente!...

    Cyrano s'approcha ensuite de Nicolas et de Nicolelle qui,trs tristes, n'avaient le courage de rien dire et baissaient latte.

    Eh bien, mon vieux Nicolas?... Eh bien, ma brave Nico-

    lelle? fil-il. Qu'avez-vous prendre des mines pareilles?... Parisn'est pas au bout du monde, que diable!... on en revient!...

    On en revient peut-tre, fil Nicolelle, mais on ne retrouvepas toujours, au retour, ceux qu'on a laisss!

    Quelles vilaines ides! se contenta de rpliquer Cyrano,

    car il ne trouvait rien rpondre, cette fois.Pendant ce temps, Ragueneau s'tait transform en vritable

  • 32 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    cataracte. Il avait suffi d'un mot affectueux que lui avait dit samre, pour faire fondre son coeur.

    Il n'tait, du reste, pas seul pleurer. Sa mre, la voix entre-coupe de sanglots, ne trouvait que ces seuls mots dire : Ah!mon pauvre enfant!... Ah! mon pauvre enfant!... Quant son pre, il allait et venait, faisant dix pas en chaque sens, etn'osant pas, de peur d'clater aussi, prononcer une parole.

    Allons... allons... s'cria Cyrano... en voil assez!... Il est

    temps de partir, si nous voulons faire aujourd'hui une tapeconvenable!...

    Partons!...

    soupira Ragueneau.Et les deux voyageurs reprirent place sur leurs montures,

    qui, aprs un dernier adieu chang encore, s'loignrent d'unpas tranquille dans la campagne.

    N'oublie pas de changer de linge quandlu seras mouill !...

    fit une voix, comme les. deux cavaliers taient dj une cin-quantaine de mtres.

    C'tait la mre de Ragueneau, qui criait son fils celte der-nire recommandation. Celui-ci se conlenla d'agiter son cha-peau, pour montrer qu'il avait entendu et tiendrait compte duconseil maternel.

    Les deux cavaliers taient maintenant hors de la ville. Ilsallaient cte cte sans se parler. Ils auraient d'ailleurs tincapables, ce moment-l, d'changer une seule parole, tantils taient mus.

    Nos deux jeunes gens chevauchrent ainsi en silence, pen-dant plus d'une lieue. La beaut du paysage, qui s'offrait leursregards, et qu'ils n'avaient pas remarque jusque-l, vint alorsleur apporter une heureuse diversion.

    Comme c'est beau!...*

    murmura Cyrano, en faisant signe son compagnon de regarder autour de lui.

    On ne pouvait en effet imaginer une vue plus enchanteresse.Les deux cavaliers suivaient une route qui prolongeait le bordd'un plateau assez lev et au bas duquel s'tendait une valle

  • LE DPART DE BERGERAC: ' 33dlicieusement riante, bien qu'on fl en plein hiver, une valledans laquelle une jolie rivire courait, baignant des prairies;verdoyantes o de grands troupeaux de vaches rousses pais-saient tranquillement en agitant leurs sonnailles.

    Cyrano et Ragueneau se trouvaienten pleine Guyenne, l'unedes provinces les plus fertiles de France. Les villages y taientnombreux, et ils furent fort embarrasss pour choisir celui oils s'arrteraient pour djeuner. Une auberge isole, qu'ils ren-contrrent sur la route, vint les tirer de leur perplexit. Le repasqu'ils y firent fut des plus simples, mais que ne mangerait-on,lorsqu'on a des dents de vingl ans, et qu'on chevauche, depuisle matin, l'air pur des champs? Une omelette au lard, un fro-mage de lait de chvre et une bouteille de petit vin du Prigordle composaient. Inutile de dire qu' peine servi, il fut conscien-cieusement englouti.

    Nos cavaliers se remirent alors en route. La joie tait revenuedans leurs coeurs.

    La journe s'coula sans incident notable, et, bien que nosdeux amis fussent obligs d'aller au pas, cause du baudet de,Ragueneau qui n'aurait pas pu suivre le cheval de Cyrano, s'ilavait pris une autre allure, ils arrivrent la nuit tombante Douville, aprs avoir couvert une premire tape de cinq lieues.

    Voil une auberge qui me semble tout indique!... dit

    Ragueneau, en montrant une jolie htellerie aux balcons ornsde vigne vierge, au rouge feuillage d'hiver. Nous y serions, ilme semble, fort bien pour y passer la nuit.

    Trs bien, en effet, riposta Cyrano, mais peut-tre un peuchrement. Or, notre fortune est maigre, puisqu'avec elle nousdevons rlteindre Paris et aussi attendre le moment o nousaurons une situation. Il nous faut donc songer. faire desconomies!...

    Veux-tu donc coucher d belle;toile?... demanda Bague-Jiea.ii, un peu inquiet.

    Non, mais j'ai entendu dire par des marchands forains

  • 34 ' LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    qu'il y avait, tout prs de Douville, un chteau inhabit, vieux dequatre ou cinq sicles. Enqurons-nous. Nous y trouverons peut-tre un abri pour la nuit.

    Nos deux compagnons avisrent une bonne femme qui pas-sait, et qui leur indiqua la direction qu'il leur fallait prendrepour atteindre le chteau. i

    Oh! oh!... s'cria gaiement Cyrano, en l'apercevant, il me

    ,

    semble que je me trouve en pays de connaissance!...

    Que veux-tu dire? questionna Ragueneau..-

  • LE DEPART DE BERGERAC.,

    35

    A la vrit, il n'y avait plus trace de rien. Aucune port n'exis-tait plus, et les murs seuls, malgr les brches innombrables,indiquaient encore la sparation des anciennes pices.

    Cyrano avisa celle qui lui paraissait, non pas la plus confor-table, car, ce point de vue, elles se valaient toutes, mais cellequi lui paraissait le mieux abrite contre les courants d'air, et illaissa tomber ce seul mot : Ici! en jetant terre son man-teau, pour indiquer l'endroit o il comptait, cette nuit-l, fairede doux rves toiles. Ragueneau suivit son exemple, sansmot dire, et quelques secondes plus tard, les deux jeunes genstaient tendus cte cte.

    La fatigue de la journe leur avait enlev toute loquacit, etils n'prouvaient aucunement le besoin de converser.

    Une minute ne s'tait pas coule, que Cyrano et son cama-rade dormaient dj d'un profond sommeil.

  • La bourse ou la vie ! cria le malandrin.

    III

    L'AUBERGE DARGENTON

    Le lendemain matin, lorsque nos deux compagnons se remi-rent en route, il iisait un clair et joyeux soleil, et l'air tait,comme il arrive parfois au coeur de l'hiver, d'une douceurprin tanire.

    Les motions de la veille taient compltement oublies, etles deux cavaliers allaient en bavardant gaiement. A les voirCyrano sur son cheval, Ragueneau sur son ne, on et dit DonQuichotte et Sancho Pana, les deux immortels hros de Cer-vantes !

    La ressemblance de nos cadets de Gascogne avec les deuxchimriques personnages espagnols lail en effet parfaite :

  • 38 LA. JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    Cyrano, maigre, batailleur et'fanfaron ne pouvait tre mieuxcompar qu'au fameux pourfendeur de moulins vent, tandisque Ragueneau, au contraire, semblait le sosie de son prudentcompagnon.

    Nous ne raconterons point, par le dtail, tous les menusincidents de ce long voyage, et nous ne dcrirons pas les ter-reurs qui assaillirent le pauvre Bagueneau lorsqu'il fallut- pardes chemins 'mal tracs, traverser d'immenses forts habitespar de dangereux malfaiteurs,

    Cyrano et Ragueneau furent attaqus plusieurs reprises,mais grce la bonne rapire du jeune lve de Floriselli, nosdeux amis parvinrent sains et saufs Priguex, o l'enceinteromaine et l'glise Saint-Etienne les merveillrent, et Thi-virsv o le beau chteau de Vaucocoiir dressait ses tourellesneuves ; Ils traversrent aussi salis accident les bois de chtai-gniers du Limousin en admirant au passage les castels deJumilhac, Frugie et Vieillecour.

    Jamais nous ne sortirons vivants d'ici ! s'criait frquem-

    ment Ragueneau. Et Cyrano riait comme un fou.Ils atteignirent encore Limoges sans dommage. Ils passrent

    la Vienne sur un magnifique pont, datant dj de quatre centsans, et ils arrivrent un beau matin aux environs d'Argenton-

    L, se droula l'vnement le plus notable de cette premirepartie de leur voyage.*

    Gomme ils dbouchaient d'un petit bois, un maraudeur sur-git tout coup devant eux, un tournant de la route.

    La bourse ou la vie! s'cria le malandrin, en braquant

    vers les deux jeunes gens un norme pistolet d'aron.Cyrano avait immdiatement mis pied terre, et jetant la

    bride de sa monture Ragueneau, qui tait galement descendude la sienne :

    Occupe-loi de Pgase, lui cria-t-il, pendant que je vais infli-

    gera ce maraud la leon qu'il mrite!... Et il avait peine prononc ces mots que, prompt comme

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 39

    l'clair, il bondissait sur le malfaiteur; celui-ci, surpris parlarapidit imprvue de cette attaque, n'avaitmme pas eu le tempsde dcharger sur lui son pistolet.

    Une lutte corps corps s'engagea entre les deux hommes,qui, par dix reprises diffrentes, roulrent terre, puis se rele-vrent. Cyrano avait pris le poignet du bandit de faon immo-biliser son arme, mais le mauvais drle j qui tait d'une forcepeu commune, ne voulait pas lcher prise. 11 luttait dsesp-rment, fort tonn de rencontrer une rsistance aussi ner-gique chez un enfant de dix-huit ans.

    Ragueneau, lui, tenant en mains Pgase et Casimir, n'osaitbouger. Il sentait ses jambes vaciller sous lui et ses dents cla-quer de pem*.

    Cependant Cyrano faiblissait vue d'oeil.Quelques minutes encore, et il allait avoir le dessous.

    A l'aide !

    cria-t-il Ragueneau.Celui-ci, comprenant le danger que courait son compagnon^

    eut alors un moment d'hrosme, et lchant les deux btes qui,sans se douter du drame qui se droulait quelques pas d'elles,se mirent tranquillement brouter, il courut au secours deCyrano.

    En un bond, il fut sur le groupe des combattants* et, empoi-gnant le malfaiteur bras-le-corps, il le fit pirouetter surlui-mme.

    Mais, en mme temps, un coup de pistolet retentissait, etRagueneau, frapp au bras, poussait un cri de douleur, tandisque le malandrin, ainsi dgag, fuyait toutes jambes et s'en-fonait dans le bois.

    Es-tu bless?

    s'cria vivement Cyrano.

    J'ai bien peur que oui ! rpondit Ragueneau.Et, ce disant, il porta sa main gauche son bras droit, et ne

    put aussitt rprimer un cri de douleur.

    L!... c'est l!... fit-il, tout ple. Du sang! Cyrano voulut toucher l'endroit que lui dsignait Ragueneau,

  • 40 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    mais le simple contact de son doigt arracha un troisime cri Celui-ci.

    Essaie de soulever ton bras !

    dit alors Cyrano.

    Le jeune boulanger fit un effort, mais il lui fut impossible derussir.

    Hlas! le membre, bris, pendait lamentablement le longdu corps.

    Je ne peux pas arriver le l'emuer !... fitnd tout effray.

    Ce n'est rien... ce n'est rien !... lui dit Cyrano qui ne vou-lut pas l'pouvanter davantage, mais qui comprenait cependantfort bien de quoi il retournait. Remonte sur Casimir, pendantque je remonte sur Pgase, et nous allons nous arrter la pre-mire auberge que nous rencontrerons: '

    Ragueneau se mit en devoir de se hisser sur son ne ; ce nfut pas sans difficults. Chaque effort qu'il faisait, le moindremouvement de sa monture, lui arrachaient un gmissementdouloureux.

    Un peu de courage,., un peu d courage!... ne cessait de

    rpter Cyrano, voyant que son compagnon plissait de plusen plus. Quelques instants encore, et nous allons arriver!...

    On apercevait, en effet, quelques centaines de mtres, sur la.route, une modeste petite auberge de campagne.

    Le bless fut bientt install par son ami dans la meilleurechambre de l'htellerie et, ds qu'il fut couch, Cyrano sautaprestement en selle pour aller qurir un mdecin Argenton.Comme il n'y avait de l'auberge la ville qu'une lieue, il par-courut cette dislance en un seul temps de galop, et une petiteheure s'tait peine coule qu'il tait dj de retour l'auberge,escort d'un chirurgien, qui l'avait suivi en carriole.

    Le praticien examina longuement Ragueneau, qui souffraitbeaucoup et passa pendant celle visite par toutes les couleursde l'arc-en-ciel, puis il dclara que le jeune homme avait unefracture de l'paule, et qu'il ne pourrait certainementse remet-tre en roule avant au moins une quinzaine de jours. Aprs quoi,

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 41

    il s'employa de son mieux rduire la fracture et entourer laplaie d'un solide bandage.

    Ce furent pour le pauvre Ragueneau quelques minutes vrai-ment douloureuses, mais il les supporta bravement, et, si onl'avait questionn ce sujet, il n'et certes pas manqu derpondre qu'il se trouvait infiniment mieux, quoique bless,dans son lit d'auberge, que, valide, courir les forts myst-rieuses.

    Lorsque le mdecin fut parti, Cyrano s'installa dans un fau-teuil, au pied du lil de son compagnon.

    Ragueneau ferma les yeux, et bientt la rgularit de sa res-piration indiqua Cyrano qu'il n'avait pas la moindre fivre,et reposait d'un sommeil calme et rparateur. Le jeune ch-telain des Qualre-Venls se mil en devoir de se coucher sontour, sur un lit qu'il avait fait dresser dans la chambre mmedu bless.

    Il commenait se dshabiller, lorsque, machinalement, ilporta la main sa poche et s'aperut, avec une stupeur pro-fonde, que sa bourse avait disparu !... Le tonnerre serait, cemoment-l, tomb ses pieds, qu'il n'aurait pas reu un chocplus violent au coeur !.... La bourse contenait en effet la somme

    ,

    assez rondelette d'une trentaine de pisloles, et c'tait toute safortune. Celle somme devait lui permettre, ainsi qu' sonami, d'atteindre Paris. Sans elle, que feraient-ils tous deux,si loin de leur ville natale, dans un pays o personne ne lesconnaissait, et o, par la force des circonstances, ils allaientavoir des frais considrables d'htel et de mdecin sup-porter?...

    Qu'avait pu devenir celte bourse ?... Lui avait-elle t voleau cours de la lutte qu'il avait eu supporter quelques heuresplus tt, ou tail-elle tout simplement tombe sur le champ de >bataille? '

    La question tait trop grave pour que notre jeune garon nechercht pas l'claircir sans tarder. 11 s'approcha donc, sur

  • 42 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    la pointe des pieds, du lit de son Compagnon, et constata avecjoie qu'il dormait toujours avec calme.

    J'ai le temps d'aller jusque ; l-bas ! se dit-il. Ne perdons

    pas; une minute!... Et, se rhabillant en un tour de main, il s'esquiva lgrement,

    non sans avoir pendu sa rapire son ct.La nuit tait aussi claire que froide. Il gelait pierre fendre,

    et la lune brillait magnifiquement.Cyrano n'avait voulu rveiller personne dans l'auberge, et,

    par crainte de faire du bruit, une heure aussi indue, il n'avaitpoint t prendre son cheval l'curie. Aussi allait-il pied, enfrappant l sol de ses bottes, pour tcher de se rchauffer. Ilmit ainsi une demi-heure pour atteindre l'endroit o, au coursde l'aprs-midi, il avait t attaqu !...

    Arriv l, il alluma la torche dont il avait eu soin de se munir,et chercha terre longuement, mais il ne trouva aucune trace desa bourse: C'tait bien l cependant qu'avait eu lieu la bataille.Le sol pitin et les herbes foules l'indiquaient suffisamment.

    Allons... allons... se dit Cyrano... il faut faire notre deuil

    de notre petite fortune. Voil tout de mme un dsagrment quinous arrive d'une faon fort inopportune!.,. Comment allons-nous nous tirer de l? -.'

    Tout en ruminant ces sombres penses, il reprit le chemin del'auberge. 11 regagna sa chambre pas de loup et constata avecsatisfaction que Ragueneau, ne se doutant pas du fcheux ennuiqui venait de leur arriver, ne s'tait pas veill.

    Que pouvait Cyrano contre ce coup du sort? Bien, pour lemoment. Il tombait d'ailleurs de fatigue et et t incapable deprendre, ce soir-l, une dcision. Aussi s'empressa-t-il de secoucher, se promettant d'aviser ds le lendemain.

    La nuit s'coula sans incident.Ragueneaune fit qu'un sommejusqu' l'aube, et ce fut le chant d'un coq qui le rveilla. Unmouvement inconscient lui arracha aussitt un cri de souffranceet lui rappela la blessure dont il tait atteint.

  • '- L'AUBERGE D'ARGENTON, 43

    Eh bien !. mon ami Ragueneau, lui demanda alors Cyrano,

    comment as-tu pass la nuit?...

    Trs bien!... Mais, parle-moi franchement!.. Qu'a dit lemdecin?... En ai-je pour longtemps tre malade?...

    Le mdecin, rpondit Cyrano, a dclar que la blessuretait fort peu grave, mais que tu en avais nanmoins pour plu-sieurs jours garder la chambre.

    Combien de jours?...

    Huit jours... dix jours... quinze jours peut-tre!... On nepeut pas savoir au juste!...

    Le vague de cette rponse causa Ragueneau une peur folle.

    Je ne suis pas au moins en danger de mort? s'cria-t-ihCyrano trouva la question si plaisante qu'il se contenta d'y

    rpondre par un clat de rire qui eut polir salutaire effet derassurer compltement le malade.

    Cyrano profita de cette premire journe pour visiter Argent-Ion et ses environs.

    Argenlon, situe en plein pays berrichon, tait cette poque-l une cit florissante; on y exploitait la pierre btir, lapierre chaux et l'argile. Aussi la ville tait-elle entoure detoute une srie de carrires, la plupart en pleine activit.Quelques autres, compltement abandonnes, donnaient asile des gens de mauvaises moeurs.

    Cyrano, et surtout Ragueneau, venaient de l'apprendre leurs dpens!...

    La jolie petite ville avait pourtant un peu perdu dj de sonancien pittoresque. Louis XIII venait en effet d'en ordonner ledmanllemenl.Elle n'en avait pas moins conserv de nombreuxvestiges du pass, parmi lesquels les ruines d'un immensechteau, une vieille tour, qu'on appelait la tour d'Hracle, etenfin une glise, datant du xv sicle, et qui tait d'une fortintressante architecture.

    Ces monuments, relativementnombreux pour une petite ville,venaient de ce qu'Argenlon avait jadis possd le litre de

  • 44 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    marquisat. Mais, au moment o se droule ce rcit, grce sesexploitations de pierre et ses fabriques de draps grossiers, elletendait devenir, ce qu'elle est reste de nos jours, une citindustrielle et commerante.

    Aprs une longue promenade, Cyrano rprit le chemin del'htellerie

    :,

    Eli bien, matre Lalruffe, demanda-t-il l'aubergiste, qui

    se trouvait sur le pas de la porte au moment o il rentrait,comment se trouve notre malade?...

    11 ne doit pas se trouver mal, rpondit l'homme, cardepuis que vous tes parti, nous n'avons pas entendu le son desa voix.

    Ragueneau'allaiten effet aussi bien que possible et, signeexcellentpour un malade, il manifestait un vif dsir de manger.

    Je vais dire qu'on te serve, fit Cyrano. Moi, je dnerai en

    bas, pour ne pas compliquer le service. Un instant plus tard, tandis que Ragueneau dnait seul dans

    sa chambre et buvait un bouillon toutes petites gorges, afinde le mieux digrer, Cyrano se trouvait attabl, en compagniede quelques rouliers, dans la salle commune de l'auberge.

    Or a, jeune homme, lui demanda alors matre Lalruffe,

    que voulez-vous prendre?... Nous avons justement mis au fourtout l'heure, un magnifique chapon, dont la chair succulentene demande qu' fondre sous vos dents de vingt ans !...

    L'odeur du chapon, qui rtissait ct dans la cuisine, arri-vait en effet jusqu' Cyrano !...

    Mais aussitt une pense qui, en raison des occupations de lajourne, lui avait chapp, se prsenta son esprit :

    Comment ferait-il, puisqu'il n'avait plus un sol, pour sol-

    der ses dpenses et celles de Ragueneau? Cependant, l'aubergiste insistait, devenait pressant :

    Voyons, disait-il, vous ne vous dcidez pas pour le chapon?

    Non, merci, rpondit Cyrano avec un certain embarras, jeme contenterai d'une bonne tranche de bouilli de boeuf!..,

  • (( Que veut dire ce mystre? demanda Cyrano.

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 47

    Je confesse que le bouilli de boeuf est excellent aussi !...mais moi, je prfre le chapon!...

    riposta matre Latruffe.

    Et, tout en parlant, il se mil en devoir de servir son jeunepensionnaire.

    Savez-vous, mon jeune seigneur, reprit l'aubergiste, que

    vous avez un fameux cheval?...

    Pgase!.,.

    Je ne sais s'il s'appelle Pgase, mais, en tout cas, c'estune bien jolie bte !...

    En effet, elle n'est pas mal!.,, rpondit Cyrano, qui nevoyait pas du tout encore o son interlocuteur voulait envenir.

    Ce n'est pas que je veuille faire une affaire avec vous,poursuivit matre Lalruffe... mais, tenez, si vous vouliez changervotre cheval avec le mien, je vous tiendrais quitte, vous et votreami, de toutes les dpenses que vous pourriez faire ici!,,.

    Vraiment, fil Cyrano, vraiment, vous... Mais il comprit qu'il serait maladroit de sa part d'accepter

    aussi vite la proposition de l'aubergiste et il se contint:

    Nous reparlerons de cela le jour de mon dpart ! fit-il. Jene sais, en effet, combiende temps nous allons rester chez vous!En concluant le march de suite, nous ferions l'un et l'autreune mauvaise affaire, et ce ne serait pas quitable. Attendons,n'est-ce pas?

    Soit! rpondit matre Lalruffe, attendons!...

    La blessure de Ragueneau ne fut pas longue se cicatriser.Deux ou trois jours plus tard, en effet, il pouvait aller et venir, la condition de porter son bras en charpe.

    Un matin, comme Cyrano venaitde se lever et bavardait avecson compagnon qui tait encore couch, il entendit trois petitscoups mystrieusement frapps la porte de sa chambre.

    Entrez!

    s'cria-t-il.

    ,

    Matre Latruffe apparut aussitt, et, refermant avec prcau-tion la porte, il lui fit signe de ne pas lever la voix.

  • 48 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    i- Que veut dire ce mystre? demanda avec surprise Cyrano,en baissant de plusieurs tons le diapason de son organe mri-dional.

    -

    Cela veut dire, rppndit l'aubergiste, que je viens vousdemander tous deux de me rendre un service... un grand ser-vi^!... '''

    ,

    -

    Vous pouvez considrer la chose comme faite, si elle est..en notre, pouvoir ! repartit Cyrano, trs intrigu. De quois'agit-il?...

    L'aubergiste baissa encore la voix.

    Je vous serais trs reconnaissant l'un et l'autre, dit-il,de ne pas sortir aujourd'hui d votre chambre, et de ne pas vousmontrer dans l'auberge de toute la journe, et de toute la nuitqui suivra!...

    .

    C'est chose possible, rpondit Cyrano, de plus en plustonn, mais peut-on savoir au moins pourquoi?...

    -

    Pour une raison bien simple!... poursuivit l'aubergiste.Je viens de louer la grande pice du rez-de-chausse un noblevoyageur, la condition que je ne recevrais pas d'autres per-sonnes jusqu'au lendemain.

    Il vous paie donc un prix exceptionnel,pour vous imposerune pareille condition?

    Oui, un prix tout fait exceptionnel.'- Et vous avez naturellementaccept ! Vous n'avez donc pas

    dit ce riche seigneur que vous aviez dj deux voyageurs dansl'auberge?

    Je m'en suis bien gard !... fit l'htelier. J'aurais eutrop peur de manquerune aussi belle affaire.

    Et vous avez eu raison !... Cap d'as !

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 49

    Vous ferez d'ailleurs aussi bien !... ajouta l'aubergiste, enhochant la tte d'un air significatif. Le noble inconnu qui j'ailou m'a vivement conseill de ne pas s'occuper de ce qui sepasseraitchez moi la nuit prochaine, si je tenais ma peau!..,Je me propose donc de rester coi, et je vous engage vivement ;en faire autant, car il est plus que probable que ce mystrieuxvoyageur vous ferait payer aussi cher qu' moi toute indiscr-tion !

    ,,'

    Cyrano tait devenu rveur, et il n'coutait plus maintenantque d'une oreille distraite son interlocuteur.

    Allez... allez !... fit-il enfin. Vous pouvez compter sur notre

    discrtion !...

    Matre Latruffe se confondit alors en remerciements, el seretira.

    Or, le mystre et le silence taient prcisment deux chosesque Cyrano n'aimait gure.

    Ah ! mais voil qui ne va pas !... voil qui ne va pas du

    tout! s'cria-t-il aussitt que l'aubergiste eut disparu. Ne passortir est dj fort ennuyeux, mais ne pas bouger pendantyingl-qualre heures et ne pas faire le moindre bruit, est un suppliceau-dessus de mes forces ! Jamais je ne pourrai

    Tu as promis ! lui fit observer Ragueneau.

    Promettre et tenir sont deux!... Aprs tout, qu'est-ce quime dit que ce voyageur nigmatique n'est pas quelque criminelou quelque tratre, et que, celle nuit, ici, il ne va pas se droulerun drame ou se fomenter quelque conspiration?... ^

    Ragueneau s'tait dress sur son lit, et, tout tremblant dj la pense qu'il allait peut-tre encore se trouver ml quelqueterrible aventure, il frissonnait de la tte aux piedsv:

    . :.-..

    Et lu voudrais, poursuivit Cyrano, que j'assiste impassible

    ' cela, quand un mot de moi, un geste, pourrait l'empcher?Mordious ! Mon devoir est de surveiller ce qui se passeia icicelle huit!

    El, se campanl en une attitude superbe:

  • 50.

    LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    La raison d'Etat, dit-il, me dlie d'une parole que je n'ai

    d'ailleurs donne qu' la lgre et sans rflexion ! Cyrano, la main sur lagarde de son pe, tait si beau voir,

    que Ragueneau n'insista pas. Il se contenta de soupirer et des'enfoncer sous les couvertures, comme une taupe sous la terre,pour attendre les vnements. Hue se leva pas d la journe.

    Lorsquelanuit fut venue, Cyrano, qui tait rest aux couteset, sur la recommandation de matre'Latruffe, n'avait allumaucune chandelle dans sa chambre, se posta la fentre et vitentrer dans l'auberge plusieurs personnages. Les uns arrivaient cheval, les autres a pied, mais tous s'attachaient faire lemoins de bruit possible, et regardaient autour d'eux, commepour voir s'ils n'taient pas suivis. Leurs attitudes louches, leslarges et longs manteaux dont ils s'enveloppaient, et les feutresqui, rabattus par devant, cachaient la plus grande partie deleurs figures, indiquaient clairement que ces gens-l s'taientrunis dans un bat occulte, sans doute pour conspirer !...

    Mais contre qui conspiraient-ils?... S'gissail-il d'un com-plot particulier, ou d'une conspiration contre le roi?.,.

    Cyrano, qui, depuis qu'il avait observ ces alles et venues,ne tenait plus en place, voulut en avoir le coeur net, et, malgrRagueneau qui avait essay mais inutilement de le dtournerde ce projet, il quitta la chambre, et se glissant dans l'obscurit,se mit descendre, avee des prcautions infinies, l'escalier,dont les marches gmissaient sous ses pas....

    II est perdu! murmura Ragueneau, en s'enfouissant sous

    ses draps!... Je ne le reverrai pas vivant! Cyrano descendait toujours, mettant cinq minutes entre

    chaque marche, de peur que le bruit de ses pas n'attirtl'attention des hommes, dont il entendait les voix dans lapice du rez-de-chausse. Il arriva ainsi, au bout d'une heure, se glisser dans le jardin, sur lequel donnait cette pice,par deux larges fentres. Quelques secondes encore, et il setrouva au pied de Tune des croises. Dissimul dans l'ombre,

  • L'AUBERGE D'ARGENTON..

    ' 51

    il put apercevoir treize hommes, runis autour d'une tabl,sur laquelle fumait une mchante chandelle. Il n'y avaitmalheureusement pas assez de lumire, pour qu'il distingutleurs visages.

    L'un d'eux, qui paraissait tre le chef, avait la parole, aumoment o Cyrano, retenant sa respiration, se mit aux coutes,fl parlait lentement et avec une certaine difficult, et le jeunehomme reconnut son accent que c'tait un Espagnol.

    Les autres l'coutaient avec une trs grande attention etmme, on peut le dire, avec une sorte de recueillement.

    Vous n'ignorez pas, messieurs, disait-il, que la eonspi-

    ration que nous allons tenter contre le cardinal de Richelieun'est pas la premire qui ait t tente 1... '''

    .

    Ainsi, il s'agissait d'une conspiration contre le cardinal deRichelieu!... Les pressentiments de Cyrano ne'l'avaient pastromp. Son coeur battait se briser sous son pourpoint. 11s'approcha plus prs encore de la fentre, et, pour mieuxentendre, colla spn oreille contre la persienne.

    L'incOnnu continuait de parler :

    Une premire fois, poursuivit-il, en 1626, la plupartdes seigneurs de France s'allirent pour renverser Richelieu etLouis XIII, et pour mettre sur le trne Gaston d'Orlans, lepropre frre du roi. Je ne vous apprendrai pas commentce complot fut dcouvert et quelles furent les lamentablesconsquences de son chec ; le comte de Ghlons dcapit Nantes, la duchesse de Chevreuse exile, d'Ornano empri-sonn et empoisonn l Bastille!

    Les conspirateurs se regardaient en tremblant. Ils compre-naient, fort bien que de pareils sorts les attendaient, s'ils nerussissaient pas dans leurs projets.

    La seconde conspiration, continua l'orateur, fut celle de

    Marie de Mdicis : elle eut lieu en 1650. Le roi avait promisde renvoyer Richelieu, alors absent de Paris, et la disgrcesemblait certaine et dfinitive. Mais le cardinal, averti par

  • 52 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    Saint-Simon, accourt aussitt et arriv la cour. Son ascendantsur l monarque est tel que celui-ci le maintient au pouvoir,et la journe, si bien Commence, finit par un tel dsappointe-ment, qu'on Ta surnomme, vous le savez, la Journe desDupes! La colre du cardinal ne connut pas de bornes, et leschtiments qu'il infligea pour assouvir sa vengeance furentnombreux. La reine'Marie de Mdicis, elle-mme

    -,

    n'chappapoint son ressentiment et se vit exiler CompigiieL.. Laconspiration avait chou, au moment mme o elle semblaitdevoir russir. Le mouvement insurrectionnel avait en effetgagn la province, et, dans le Languedoc particuliremenl,des villes entires s'taient souleves!...

    C'tait un vritable cours d'histoire auquel assistait lCyrano. Aussi coutait-il, sans faire un mouvement, l'inconnuqui continuait :,.'.

    J'arrive la troisime Conspiration, qui se produisit en

    1652. Elle eut pour auteur Gaston d'Orlans, qui n'avait, pasabandonn son dsir de monter sur le trne de France. Gastond'Orlans, rfugi chez Charles IV, duc de Lorraine, dvou l'Autriche, lana un manifeste contre le cardinal et s'alliaavec Montmorency, gouverneur du Languedoc. Leurs armeslivrrent bataille sous les murs de Castelnaudary l'armeroyale commande par le marchal de Schomberg. Elles prou-vrent malheureusement une dfaite complte. Gaston d'Orlansfut oblig de prendre la fuite, et Montmorency, fait prisonnier,fut excut Toulouse.

    Les douze hommes qui coutaient, celui qui parlait restaienttoujours silencieux :

    Eh bien! messieurs, poursuivit l'Espagnol, il ne faut pas

    qu'aujourd'hui nous nous laissions empoisonner commed'Ornano, duper comme Marie de Mdicis, ou dcapiter commeMontmorency. El si je vous ai rappel tous ces checs, c'estpour que nous ne retombions pas dans les fautes qui ont lcommises, que.nous ne nous laissions pas diriger par la main

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 53

    d'une femme ou d'un prince ambitieux, mais sans autorit etsans valeur.... Aujourd'hui, toutes les chances de succs sontpour nous. La France, messieurs, est lasse d'un pouvoir qui:l'opprime, et tous les nobles, grands seigneurs et princesdu, sang que le cardinal se complat, depuis plusieurs annes abaisser, ne demandent qu'une chose pour se lever enmasse et marcher : c'est qu'on leur fasse un signe! Louisde Bourbon, comte de Soissons,

    il vient de le faire savoir notre gouvernement

    est prt se mettre la tte de laconspiration, et, le jour o il lvera l'tendard de la rvolte, ilsseront nombreux, ceux qui viendront se ranger sous sondrapeau!... Le duc de Bouillon, Charles de Lorraine, el laiduchesse de Chevreuse, pour ne citer que ceux-l, n'attendrontpas un jour pour se joindre nous!

    Seront-ils soutenus?...

    L'Espagne, je m'en porte garant, est prte marchercontre la France. Toute l'Espagne du nord est dj en bul-lition. J'arrive du Roussillon, de Perpignan, o j'tais encore ify a quelques jours, el je puis vous affirmer que l'esprit popu-laire y esl trs surexcit,contre le gouvernement du cardinal!...L'Espagne marchera, messieurs!... Elle n'attend qu'uneoccasion, qu'une circonstance pour prendre les armes!...J'ajouterai mme qu'elle ne souhaite qu'une chose, c'esl quecet vnement se produise le plus tt possible!... Le cardinala beau tre le premier politicien d'Europe, il n'est pas encoreassez fin pour qu'on ne connaisse ses nouveaux projets!

    El ces nouveaux projets sont?

    L'envahissement de l'Alsace par Bernard de Saxe-Weimar,qui n'en ferait la conqute que pour la cder ensuite la=France! Or, l'Alsace appartient l'Autriche,- et qui touche l'Autriche louche en mme temps l'Espagne, puisque lesdeux maisons sont unies, non seulement par leur politique,mais encore par les liens du sang!...

    Un murmure d'approbation courut parmi ceux qui co.u-'

  • 54 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    tient. Aussi l'inconnu s'mpressa-t-il de profiter de l'unani-mit, et de Ta .spontanit de leur assentiment pour stimulerleur zle

    ..:

    ;.'-. Je vous le rpte, messieurs, vous n'avez point redouter,cette fois, un chec. ntre premier signal, les Espagnols deFlandre, qui veillent, nous enverront tout ce qui nous estncessaire non seulement comme munitions et comme armes,mais encore comme hommes, pour commencer la lutte et

    ola poursuivre jusqu' la victoire, jusqu' la chute de l'homme-redout et maudit, qui tient l'Europe tremblante sous sadomination !... Mais ce rsultat, messieurs, nous ne pouvonsFalteindre que si, vous, la noblesse franaise, Vous nousapportez votre concours et l'appui de vos forces !... Voulez-vous crer l'intrieur, des difficults telles au cardinal qu'ilne puisse la fois faire face tous ses ennemis?

    Oui, rpondirent d'une seule voix les douze hommes.

    Jurez-vous de vous tenir prts vous rvolter aupremier signal?

    Nous le jurons!...

    Cyrano, le coeur -ballant dplus en plus, coutait toujours!...

    Nos dernires dispositions seront prises dans une runionque nous tiendrons dans un mois, Paris, notre lieu habituelde rendez-vous, chez matre Calvinet, le ptissier de la rueds Prunelles!... Jusque-l, mystre et discrtion!'....

    En entendant prononcer le nom de matre Calvinet, Cyrano,absolument stupfait, avait failli pousser un cri, mais il l'avaitheureusement arrt temps sur ses lvres!... S'il avait cri,il aurait t dcouvert et mis dans l'impossibilit (car les treizeconspirateurs n'auraient certainement pas manqu de lui faireun mauvais parti) de profiter du secret qu'il venait de dcouvrir,pour djouer, si possible, leurs plans.

    Matre Calvinet! Quelle trange aventure! Mais Cyrano ensavait assez, pour l'instant. Il se hta donc de quitter sondangereux poste (l'observation, et, avec les mmes prcautions,

  • L'AUBERGE D'ARGENTON. 55

    de mettre fin une quipe, qui aurait pu lui coter fort cher !....Ragueneau, que l'anxit avait tenu veill, se dressa sur son

    lit, en l'entendant rentrer dans la chambre :

    Eh bien?... dit-il interrogateur.

    Cap d'as!... rpondit Cyrano, j'ai eu joliment du nez en.descendant!... Avec un appendice nasal comme celui que jepossde, il ne pouvait d'ailleurs en tre autrement!... Tuvas en juger!...

    Et, fermant la porte double tour, Cyrano raconta en dtails son compagnon l'extraordinaire secret qu'il venait desurprendre.

    Retournons Bergerac! s'cria Ragueneau.Mais Cyrano clata de rire.

  • Tire ton pe, si tu n'es pas un lche! dit Cyrano.

    IV

    LA FOIRE DE BEAUGENCY

    Ragueneau ne put fermer l'oeil de la nuit, la suite de la rv-lation que lui avait faite Cyrano. 11 se voyait dj compromis, enmme temps que son oncle, dans une conspiration contre lecardinal el se morfondant, priv d'air et de lumire, clans quel-que sombre cachot de la Bastille.

    Cependant, comme le jeune boulanger se sentit, un matin,,tout fait bien, Cyrano dcida qu'on reprenait le chemin deParis, et il descendit aussitt la salle du rez-de-chausse pour;prvenir matre Latruffe de sa dcision.

    Nous allons partir!... dit-il l'aubergiste. Voulez-vous me

    dire ce que nous vous devons pour noire sjour ici?

  • 58 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    -

    Mais vous ne me devez rien, rpondit l'htelier.

    Comment?_

    Parguienne ! puisque vous nie laissez votre cheval et quevous prenez, sa place, le mien!...

    Vous pensez donc toujours faire cet change? demandaCyrano, enchant que matre Latruffe lui renouvelt sa pro-position.

    Plus que jamais, dclara celui-ci, et c'est march conclu,si vous acceptez!..,

    Cyrano ne se pressa pas de rpondre. Il semblait rflchir.

    Dcidment, non!... dit-il enfin, je liens trop monpauvre Pgase, pour m'en dfaire ainsi!... D'ailleurs, il vautcertainement plus du double de ce que nous avons, mon ami etmoi, dpens dans votre auberge, et je ferais un march de dupesi je vous le donnais si bon compte. Prparez-moima note!...

    Comme monsieur voudrai...

    rpondit matre Latruffe, ense prparant crire l'addition.

    Notre jeune cadet de Gascogne se mordit les lvres. Il avaitt trop gourmand. Q'allait-il arriver maintenant, si l'auber-giste exigeait qu'il soldt ses dpenses en bon argent comptant?

    Par bonheur, matre Latruffe tenait Pgase beaucoup plusencore qu'il n'en avait l'air :

    El si, vous tenant quille de ce que vous avez dpens ici,

    je vous donnais en outre dix cus? proposa-t-il encore.Cyrano prit un petit temps, puis :

    Dix cus, vous raillez, matre Latruffe, ce n'est pas assez !...mettons-en vingt !...

    Non, riposta son tour matre Latruffe, vingt, c'est trop!mettons quinze!...

    Va pour quinze et n'en parlons plus!... conclut alorsCyrano. Ce qui me dcide, c'est que je vois que vous avezvraiment envie de mon cheval, et que je suis sr que vous lesoignerez bien !...

    Ah! monsieur, vous pouvez tre tranquille!

  • LA FOIRE DE BEAUGENCY. 59

    L'aubergiste compta quinze cus Cyrano qui se rendit l'curie pour faire ses adieux au fidle compagnon qu'il aban-donnait par ncessit.

    Adieu, mon pauvre Pgase, adieu! dit-il, en flattant le cou

    de la jolie ble!... Si je t'abandonneainsi, c'est bien parce quej'y suis forc!... Je t'aimais bien!... Nous ne nous verronspeut-tre plus jamais, mais qui sait si, en le laissant ici, danscette tranquille petite auberge de campagne, je n t'vite pas dedangereuses aventures, et peut-tre une mort cruelle, au coursde quelque folle quipe?

    Cyrano avait les larmesaux yeux, en prononant ces paroles,et le cheval, comme s'il comprenait que son matre se sparaitde lui et l'abandonnait, hennissait tristement.

    Le jeune homme fil une dernire caresse Pgase, et regagnala cour de l'auberge.

    Matre Latruffe, pendant ce temps, avait harnach son proprecheval et le baudet de Ragueneau, et il attendait patiemmentle retour de son client, en tenant par leurs longes les deuxbles, qui s'brouaient au soleil du malin.

    Allons, en selle ! s'cria Cyrano d'un ton qu'il s'efforait

    de rendre joyeux.Et il sauta sur le cheval de l'aubergiste, qui rpondait au nom

    mythologique de Castor.

    Mais lu te trompes de monture! s'cria Ragueneau, quivenait, au mme instant, d'apparatre.

    Non, je ne me trompe pas, rpondit Cyrano!... C'est bienl la ble qui va me conduire Paris.

    Pgase est donc malade?

    Non... je t'expliquerai tout l'heure ce qui s'est pass. Ragueneau, comprenant que son ami ne voulait pas parler

    devant matre Lalruffe, n'insista pas et enfourcha le ridicule etplacide Casimir.

    Aprs quoi, les deux jeunes gens fiVenl leurs adieux l'auber-giste el se mirent cte cte en roule.

  • 60 LA JEUNESSE DE CYRANO DE BERGERAC.

    Qu'est-il donc arriv?

    demanda Ragueneau, lorsqu'ils

    furent quelque distance.Cyrano mit alors son ami au courant de toute l'aventure;

    depuis la disparition de la bourse jusqu'au march pass avecmatre Lalruffe. Ragueneau se montra furieux de n'en avoir past avis plus tt. Mais son ami, qui tait encore tout au chagrinde s'tre spar de Pgase et avait, en outre, faire connais-sance avec sa nouvelle monture, rpondit peine du bout deslvres -ses dolances.

    Les deux jeunes gens avaient d'ailleurs uii commun sujet derflexions: c'tait le grave secret qu'ils portaient en eux, lesecret d'une prochaine et terrible conspiration contre le cardinalde Richelieu.

    Tout en chevauchant, ils ne pensaient maintenant gure qu'cela!

    .

    Le pays qu'ils traversaient tait, du reste, peu pittoresque etn'attirait gure leur attention. C'tait une vaste rgion calcaire,qu'on a nomme la Champagne, en raison de sa ressem-blance avec la v