La Gruyère / Tamim, 28 ans, plusieurs vies · YANN GUERCHANIK l ne sait pas de ... elle sera même...

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20 La Gruyère / Mardi 25 août 2015 / www.lagruyere.ch Migrants 1/5 Tamim, 28 ans, plusieurs vies Tamim Abdullah est afghan. Lui et sa famille sont arrivés au foyer Les Passereaux en mai. Après un long voyage fait d’incertitudes. Un voyage loin d’être achevé. Premier épisode d’une série consa- crée aux hommes et aux femmes qui cherchent un asile en passant par Broc. YANN GUERCHANIK l ne sait pas de quoi demain sera fait et n’aurait ja- mais imaginé ce qu’il a vécu hier. Tamim Abdullah court sans pouvoir s’arrêter. Il court avec sa femme Atya (23 ans) et leurs deux filles, Nazmin (10 mois) et Nargis (bientôt 3 ans). Voici leur histoire. En 2006, Tamim trouve un travail de serveur au restaurant du Camp Warehouse, le quartier général de la Force internatio- nale d’assistance et de sécurité de Kaboul, en Afghanistan. Il a 19 ans, des années de débrouil- lardise derrière lui et parle l’an- glais. L’armée française re- cherche alors des interprètes. Tamim se met à suivre des cours de français dans un lycée de Kaboul. En 2008, il est engagé par le Groupement tactique inter- armes de Kapisa. Les troupes françaises viennent de se dé- ployer dans cette province in- filtrée par les rebelles talibans. Elles y combattront jusqu’en 2012. C’est là que l’armée fran- çaise perdra le plus de soldats (54 des 88 tués). «Deux de mes amis interprètes sont morts dans des attentats-suicides», confie Tamim. Interprète pour la France Le jeune Afghan est malgré tout content de sa situation. «J’apprenais des choses et j’avais un bon salaire, près de 800 euros par mois (n.d.l.r.: seize fois le salaire moyen en Afghanistan).» Surtout, il est bientôt transféré au poste de secours de Tagab. Parlant le pachtou, le dari et le farsi, il as- sure la traduction entre la po- pulation et le staff médical de la coopération civilo-militaire. «Quand j’étais petit, je rêvais de devenir chirurgien, comme un oncle parti au Danemark.» Auprès du service médical de la Task Force Black Rock, il apprend à réaliser quelques gestes paramédicaux (proto- coles de désinfection, suture de plaies). «Parfois, jusqu’à six bles- sés arrivaient en même temps. Je pouvais me rendre utile», ra- conte Tamim en faisant défiler les photos sur son téléphone portable… enfants mutilés, femmes et hommes estropiés. Le jour où tout bascule Le jeune homme devient un relais précieux entre la popula- tion afghane et les militaires français. Il se rend en mission dans les villages où les gens l’appellent «D r Tamim». Mais tous les Afghans ne voient pas sa collaboration d’un bon œil. Sa mère, engagée elle aussi au Camp Warehouse de Kaboul comme cuisinière, renonce à son travail en 2007, cédant à la pression de son entourage qui la qualifie «d’infidèle». En 2011, son père lui de- mande de quitter son job d’in- terprète sans lui donner d’ex- plications. Bientôt, Tamim re- çoit un coup de fil anonyme: «Un homme me disait de ne plus travailler pour l’OTAN ou il me tuerait moi et ma famille.» A contrecœur, il met un terme à son engagement et ren- tre à Kaboul. Pendant plusieurs mois, il est sans emploi. Durant cette période, il épouse Atya, 23 ans aujourd’hui. Quelques semaines après son mariage, un ami interprète sollicite son aide pour un sommet à Mah- moud-é-Râqi, dans la province de Kapisa. Des officiels français doivent y rencontrer des Muja- hedins lors de la fête tradition- nelle qui célèbre le retrait so- viétique d’Afghanistan. Nous sommes le 27 avril 2012, le jour où tout bascule. En rentrant du meeting, Tamim reçoit un appel de sa mère af- folée. Se précipitant chez lui, il trouve son berger allemand cri- blé de balles, tandis que des voisins sont au chevet de son père. Tamim l’emmène à l’hô- pital où celui-ci mourra des coups de crosse qu’il a reçus à la tête. «J’ai appelé la police af- ghane, mais ça ne répondait pas. Plus tard, les policiers sont venus constater le décès. Il n’y a pas eu d’enquête.» Trois talibans s’étaient pré- sentés à ses parents déguisés Atya et Tamim Abdullah, avec leurs filles Nazmin et Nargis. De l’Afghanistan à Broc, un parcours invraisemblable qui n’en finit pas de se prolonger. Après trois ans sur les routes, la famille n’a toujours pas trouvé refuge. Elle doit repartir, sans un endroit où aller. RÉGINE GAPANY en policiers: sur ordre de leur chef en Kapisa, ils étaient venus pour lui. Tamim craignait jus- qu’ici les attaques suicides: il ne pensait pas que les talibans pouvaient frapper à sa porte. En 2015, cela semble d’ailleurs plus vrai que jamais. La vague d’attentats qui s’est abattue sur Kaboul à la mi-août relève d’une démonstration de force. Leur monde derrière eux Le jeune homme et son épouse se cachent trois jours, le temps des funérailles. Après quoi, ils fuient pour le Tadjikis- tan. Tamim a rassemblé toutes ses économies, vendu sa voi- ture à moitié prix et obtient un visa ainsi qu’un billet d’avion pour la Turquie. Le voyage lui coûte 9000 dollars. Atya est alors enceinte de sept mois. A Istanbul, Tamim trouve un passeur et s’engage dans un pro- cessus que connaissent tous les migrants. On confie de l’argent à un «banquier», 5000 dollars dans ce cas. Si l’on parvient à destina- tion, le passeur touche l’argent. S’ensuivent un départ dont on est averti au dernier moment, de longues marches sans savoir où l’on va, avec des gens qu’on ne connaît pas, puis la mer. Tamim est parti sans son épouse, en éclaireur. Il a sur lui trois fois rien, des habits et toute sa vie sur un disque dur. «Le bateau a navigué six jours, car il y a eu une panne. Il n’y avait presque plus à boire. Les nuits étaient difficiles.» Sur les côtes calabraises, le «jeu» Dublin commence. Les migrants ten- tent d’arriver dans un pays, sans se faire ficher dans un au- tre. Car le règlement Dublin dé- terminerait ce dernier comme l’unique responsable de leur demande d’asile. Tamim parvient à convaincre les agents italiens de le laisser filer vers la France. A Paris, il dort trois jours dans la rue, pour la première fois de sa vie. Pas de place pour lui au centre de requérants. Il précipite sa décision, «une erreur» qu’il re- grettera longtemps. Il se dit qu’il aurait dû rester, insister. Mais dehors il fait froid, il ne connaît personne. A la gare de l’Est, des migrants lui disent qu’en Norvège «c’est bon». Ta- mim s’en va pour Oslo. Loin de son épouse Sa demande d’asile déposée, il transite par plusieurs centres de requérants. Quatre mois pas- sent et Atya n’a toujours pas d’autorisation pour le rejoindre. Entre-temps, elle accouche de leur première fille à Istanbul. Tamim n’a plus d’argent. Grâce à des amis et des membres de sa famille exilés, il réunit 1500 dollars pour payer la I césarienne. «La première fois que j’ai vu ma fille, c’était une photo sur Facebook.» Forcer le destin Tamim tourne en rond, il dé- cide de retourner en France coûte que coûte, parvient à rester un mois à Paris, loge chez un compatriote et court les guichets pour défendre sa cause. Mais les autorités fran- çaises l’enjoignent de retourner en Norvège. Atya ne peut plus attendre. Elle tentera six fois de franchir la Méditerranée. Six fois. Re- foulée par les gardes-frontières, elle sera même jetée à l’eau, sa petite serrée contre elle dans le gilet de sauvetage. Elle re- joindra finalement l’Europe par la Bulgarie. Jusqu’au Danemark, où Tamim a pris de nouveau tous les risques pour venir la chercher. De refus en recours, ils pas- seront près de trois ans en Nor- vège et donneront naissance à une deuxième fille. Tamim finit par trouver un travail dans une pizzeria, un logement individuel et un semblant de vie ordinaire. En 2015, la course reprend. Les Norvégiens l’obligent à retour- ner en Afghanistan. La famille fuit vers Genève, «parce que Genève, c’est les droits de l’homme». Ce sera finalement Zurich, Kreuzlingen, puis Les Passereaux, à Broc. Jusqu’au 21 août dernier, date butoir à laquelle on leur signifie un nou- veau départ. Pour la Norvège. Une balle que l’on se renvoie, une balle crevée par l’absurde. Si Tamim Abdullah a tenu à livrer son témoignage, c’est pour montrer tout ce qui entrave son parcours de migrant. «J’ai de- mandé à Amnesty international pourquoi? Ils m’ont dit: c’est partout comme ça. On dit que le gouvernement en Iran ou en Syrie n’est pas bon, mais qu’est- ce qui se passe en Europe?» A l’heure où nous écrivons ces lignes, Tamim est reparti en éclaireur. Sa femme et ses filles demeurent à Broc, dans l’incertitude. Ils comptent tou- jours trouver refuge en France. En avril dernier (lire ci-dessous), Paris a décidé de réexaminer les dossiers des ex-interprètes afghans de l’armée française. Une lumière au bout du tunnel. Tamim espère. Paris réexamine les dossiers «Monsieur Tamim Abdullah mérite d’être félicité pour le travail accompli au profit de son pays et de la France.» Les lettres de recommandation sont élogieuses. Elles sont écrites par des officiers et des médecins mili- taires français pour lesquels Tamim a travaillé. Le jeune Afghan marque les esprits. Ses actes interpellent. A six ans, il part pour l’Iran avec sa famille, fuyant une première fois son pays en guerre. A douze, il vend des boissons et des sachets en plastique sur les marchés iraniens. Avec l’ar- gent qu’il gagne, il se paie des cours d’anglais. Aux Passereaux, à Broc, Tamim, Atya et leurs deux filles ont touché un millier de francs par mois. Et chaque mois, ils envoyaient 400 francs à leur famille. L’histoire de Tamim est parfaitement documentée: lettres officielles, contrat de travail avec l’armée, photos de tous les lieux où il a été. Une histoire qui se retrouve aujourd’hui entre les mains d’un collectif d’avo- cats français. En avril dernier, ils ont plaidé la cause des ex-interprètes afghans auprès de François Hollande. Paris avait refusé dans un premier temps leur demande de visa. A la fin avril, le ministre Laurent Fabius déclarait qu’une commission allait réexaminer les dossiers. «La France a des devoirs envers ses personnels; elle ne s’y dérobera pas.» Le 27 juin dernier, Tamim et sa famille ont déposé officiellement une demande de visa ainsi qu’une nouvelle demande d’asile en France, dans le cadre du «dispositif de relocalisation des personnels civils de recrute- ment local ayant travaillé pour les forces françaises en Afghanistan». Un dispositif mis en œuvre depuis le 3 juin 2015 à la demande du ministre français des Affaires étrangères. YG De 2006 à 2012, Tamim Abdullah a travaillé pour les forces françaises en Afghanistan, notamment en tant qu’interprète au sein d’une équipe médicale.

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20La Gruyère / Mardi 25 août 2015 / www.lagruyere.ch

Migrants 1/5

Tamim, 28 ans, plusieurs viesTamim Abdullah est afghan. Lui et sa famille sontarrivés au foyer Les Passereaux en mai. Après unlong voyage fait d’incertitudes. Un voyage loind’être achevé. Premier épisode d’une série consa-crée aux hommes et aux femmes qui cherchent un asile en passant par Broc.

YANN GUERCHANIK

l ne sait pas de quoidemain sera fait et n’aurait ja-mais imaginé ce qu’il a vécuhier. Tamim Abdullah courtsans pouvoir s’arrêter. Il courtavec sa femme Atya (23 ans) et leurs deux filles, Nazmin(10 mois) et Nargis (bientôt3 ans). Voici leur histoire.

En 2006, Tamim trouve untravail de serveur au restaurantdu Camp Warehouse, le quartiergénéral de la Force internatio-nale d’assistance et de sécuritéde Kaboul, en Afghanistan. Il a19 ans, des années de débrouil-lardise derrière lui et parle l’an-glais. L’armée française re-cherche alors des interprètes.Tamim se met à suivre descours de français dans un lycéede Kaboul.

En 2008, il est engagé par leGroupement tactique inter-armes de Kapisa. Les troupesfrançaises viennent de se dé-ployer dans cette province in-filtrée par les rebelles talibans.Elles y combattront jusqu’en2012. C’est là que l’armée fran-çaise perdra le plus de soldats(54 des 88 tués). «Deux de mesamis interprètes sont mortsdans des attentats-suicides»,confie Tamim.

Interprète pour la FranceLe jeune Afghan est malgré

tout content de sa situation.«J’apprenais des choses etj’avais un bon salaire, près de800 euros par mois (n.d.l.r.:seize fois le salaire moyen enAfghanistan).» Surtout, il estbientôt transféré au poste desecours de Tagab. Parlant lepachtou, le dari et le farsi, il as-sure la traduction entre la po-pulation et le staff médical dela coopération civilo-militaire.«Quand j’étais petit, je rêvaisde devenir chirurgien, commeun oncle parti au Danemark.»

Auprès du service médicalde la Task Force Black Rock, ilapprend à réaliser quelques

gestes paramédicaux (proto-coles de désinfection, suture deplaies). «Parfois, jusqu’à six bles-sés arrivaient en même temps.Je pouvais me rendre utile», ra-conte Tamim en faisant défilerles photos sur son téléphoneportable… enfants mutilés,femmes et hommes estropiés.

Le jour où tout basculeLe jeune homme devient un

relais précieux entre la popula-tion afghane et les militairesfrançais. Il se rend en missiondans les villages où les gensl’appellent «Dr Tamim». Maistous les Afghans ne voient passa collaboration d’un bon œil.Sa mère, engagée elle aussi auCamp Warehouse de Kaboulcomme cuisinière, renonce àson travail en 2007, cédant à lapression de son entourage quila qualifie «d’infidèle».

En 2011, son père lui de-mande de quitter son job d’in-terprète sans lui donner d’ex-plications. Bientôt, Tamim re-çoit un coup de fil anonyme:«Un homme me disait de neplus travailler pour l’OTAN ouil me tuerait moi et ma famille.»

A contrecœur, il met unterme à son engagement et ren-tre à Kaboul. Pendant plusieursmois, il est sans emploi. Durantcette période, il épouse Atya,23 ans aujourd’hui. Quelquessemaines après son mariage,un ami interprète sollicite sonaide pour un sommet à Mah-moud-é-Râqi, dans la provincede Kapisa. Des officiels françaisdoivent y rencontrer des Muja-hedins lors de la fête tradition-nelle qui célèbre le retrait so-viétique d’Afghanistan.

Nous sommes le 27 avril2012, le jour où tout bascule.En rentrant du meeting, Tamimreçoit un appel de sa mère af-folée. Se précipitant chez lui, iltrouve son berger allemand cri-blé de balles, tandis que desvoisins sont au chevet de sonpère. Tamim l’emmène à l’hô-pital où celui-ci mourra descoups de crosse qu’il a reçus àla tête. «J’ai appelé la police af-ghane, mais ça ne répondaitpas. Plus tard, les policiers sontvenus constater le décès. Il n’ya pas eu d’enquête.»

Trois talibans s’étaient pré-sentés à ses parents déguisés

Atya et Tamim Abdullah, avec leurs filles Nazmin et Nargis. De l’Afghanistan à Broc, un parcours invraisemblable qui n’en finit pas de se prolonger.Après trois ans sur les routes, la famille n’a toujours pas trouvé refuge. Elle doit repartir, sans un endroit où aller. RÉGINE GAPANY

en policiers: sur ordre de leurchef en Kapisa, ils étaient venuspour lui. Tamim craignait jus -qu’ici les attaques suicides: ilne pensait pas que les talibanspouvaient frapper à sa porte.En 2015, cela semble d’ailleursplus vrai que jamais. La vagued’attentats qui s’est abattuesur Kaboul à la mi-août relèved’une démonstration de force.

Leur monde derrière euxLe jeune homme et son

épouse se cachent trois jours,le temps des funérailles. Aprèsquoi, ils fuient pour le Tadjikis-tan. Tamim a rassemblé toutesses économies, vendu sa voi-ture à moitié prix et obtient unvisa ainsi qu’un billet d’avionpour la Turquie. Le voyage luicoûte 9000 dollars. Atya estalors enceinte de sept mois.

A Istanbul, Tamim trouve unpasseur et s’engage dans un pro-cessus que connaissent tous lesmigrants. On confie de l’argent àun «banquier», 5000 dollars dansce cas. Si l’on parvient à destina-tion, le passeur touche l’argent.S’ensuivent un départ dont onest averti au dernier moment, delongues marches sans savoir oùl’on va, avec des gens qu’on neconnaît pas, puis la mer.

Tamim est parti sans sonépouse, en éclaireur. Il a sur luitrois fois rien, des habits ettoute sa vie sur un disque dur.

«Le bateau a navigué six jours,car il y a eu une panne. Il n’yavait presque plus à boire. Lesnuits étaient difficiles.» Sur lescôtes calabraises, le «jeu» Dublincommence. Les migrants ten-tent d’arriver dans un pays,sans se faire ficher dans un au-tre. Car le règlement Dublin dé-terminerait ce dernier commel’unique responsable de leurdemande d’asile.

Tamim parvient à convaincreles agents italiens de le laisserfiler vers la France. A Paris, ildort trois jours dans la rue,pour la première fois de sa vie.Pas de place pour lui au centrede requérants. Il précipite sadécision, «une erreur» qu’il re-grettera longtemps. Il se ditqu’il aurait dû rester, insister.Mais dehors il fait froid, il neconnaît personne. A la gare del’Est, des migrants lui disentqu’en Norvège «c’est bon». Ta-mim s’en va pour Oslo.

Loin de son épouseSa demande d’asile déposée,

il transite par plusieurs centresde requérants. Quatre mois pas-sent et Atya n’a toujours pasd’autorisation pour le rejoindre.Entre-temps, elle accouche deleur première fille à Istanbul.Tamim n’a plus d’argent. Grâceà des amis et des membres desa famille exilés, il réunit1500 dollars pour payer la

Icésarienne. «La première foisque j’ai vu ma fille, c’était unephoto sur Facebook.»

Forcer le destinTamim tourne en rond, il dé-

cide de retourner en Francecoûte que coûte, parvient àrester un mois à Paris, logechez un compatriote et courtles guichets pour défendre sacause. Mais les autorités fran-çaises l’enjoignent de retourneren Norvège.

Atya ne peut plus attendre.Elle tentera six fois de franchirla Méditerranée. Six fois. Re-foulée par les gardes-frontières,elle sera même jetée à l’eau, sapetite serrée contre elle dansle gilet de sauvetage. Elle re-joindra finalement l’Europe parla Bulgarie. Jusqu’au Danemark,où Tamim a pris de nouveautous les risques pour venir lachercher.

De refus en recours, ils pas-seront près de trois ans en Nor-vège et donneront naissance àune deuxième fille. Tamim finitpar trouver un travail dans unepizzeria, un logement individuelet un semblant de vie ordinaire.En 2015, la course reprend. Les

Norvégiens l’obligent à retour-ner en Afghanistan. La famillefuit vers Genève, «parce queGenève, c’est les droits del’homme». Ce sera finalementZurich, Kreuzlingen, puis LesPassereaux, à Broc. Jusqu’au21 août dernier, date butoir àlaquelle on leur signifie un nou-veau départ. Pour la Norvège.

Une balle que l’on se renvoie,une balle crevée par l’absurde.Si Tamim Abdullah a tenu àlivrer son témoignage, c’est pourmontrer tout ce qui entrave sonparcours de migrant. «J’ai de-mandé à Amnesty internationalpourquoi? Ils m’ont dit: c’estpartout comme ça. On dit quele gouvernement en Iran ou enSyrie n’est pas bon, mais qu’est-ce qui se passe en Europe?»

A l’heure où nous écrivonsces lignes, Tamim est repartien éclaireur. Sa femme et sesfilles demeurent à Broc, dansl’incertitude. Ils comptent tou-jours trouver refuge en France.En avril dernier (lire ci-dessous),Paris a décidé de réexaminerles dossiers des ex-interprètesafghans de l’armée française.Une lumière au bout du tunnel.Tamim espère. ■

Paris réexamine les dossiers «Monsieur Tamim Abdullah mérite d’être félicité pour le travail accompliau profit de son pays et de la France.» Les lettres de recommandationsont élogieuses. Elles sont écrites par des officiers et des médecins mili-taires français pour lesquels Tamim a travaillé. Le jeune Afghan marqueles esprits. Ses actes interpellent. A six ans, il part pour l’Iran avec safamille, fuyant une première fois son pays en guerre. A douze, il vend desboissons et des sachets en plastique sur les marchés iraniens. Avec l’ar-gent qu’il gagne, il se paie des cours d’anglais. Aux Passereaux, à Broc,Tamim, Atya et leurs deux filles ont touché un millier de francs par mois.Et chaque mois, ils envoyaient 400 francs à leur famille.

L’histoire de Tamim est parfaitement documentée: lettres officielles,contrat de travail avec l’armée, photos de tous les lieux où il a été. Unehistoire qui se retrouve aujourd’hui entre les mains d’un collectif d’avo-cats français. En avril dernier, ils ont plaidé la cause des ex-interprètesafghans auprès de François Hollande. Paris avait refusé dans un premiertemps leur demande de visa. A la fin avril, le ministre Laurent Fabiusdéclarait qu’une commission allait réexaminer les dossiers. «La France a des devoirs envers ses personnels; elle ne s’y dérobera pas.»

Le 27 juin dernier, Tamim et sa famille ont déposé officiellement unedemande de visa ainsi qu’une nouvelle demande d’asile en France, dansle cadre du «dispositif de relocalisation des personnels civils de recrute-ment local ayant travaillé pour les forces françaises en Afghanistan». Undispositif mis en œuvre depuis le 3 juin 2015 à la demande du ministrefrançais des Affaires étrangères. YG

De 2006 à 2012, Tamim Abdullah a travaillé pour les forces françaises en Afghanistan, notamment en tant qu’interprète au sein d’une équipe médicale.

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20La Gruyère / Mardi 1er septembre 2015 / www.lagruyere.ch

Migrants 2/5

«Séparés les uns des autres»Deuxième épisode denotre série consacréeaux migrants. La familleHaritani a fui la guerreen Syrie. Elle a vécu unpeu plus de trois moisaux Passereaux à Broc,avant de pouvoir logerdans un appartement à Bulle. Rencontre.

YANN GUERCHANIK

i l’Allemagne,ni la France, ni l’Angleterre. Wa-sem Haritani a choisi la Suissedès le départ. Depuis qu’il s’estlancé sur la route des migrantsavec sa femme et ses deux filles.«Parce que la Suisse ne fait laguerre à personne!»

On ôte nos chaussures etles tasses de thé fument déjàsur la petite table du salon. Wa-sem et Fatin (36 et 27 ans)vivent avec leurs filles Ghaderet Sara (7 et 4 ans) dans untrois pièces et demi au 101 dela rue de Gruyè res, à Bulle.L’immeuble était auparavantun lieu de prostitution. ORSService AG en est devenul’unique locataire en févrierdernier.

La société spécialisée dansl’encadrement et l’hébergementdes requérants d’asile y logedeux familles et deux groupesd’hommes. Lorsque la famillesyrienne et une autre érythréen -ne se sont installées, les voisinsavaient fait part de leurs inquié -tudes au journal La Liberté.

«Nous ne savons pas quisont ces gens, ni d’où ils vien-nent. Ça fait quand même unpeu peur», confiait une jeunefemme à la journaliste venuel’interroger. Nous n’avons pascherché à savoir si les voisinsse sentaient plus rassurés de-puis. Nous sommes allés ren-contrer Wasem et sa famille,pour savoir qui ils étaient.

Après le foyer des Passereaux, à Broc, la famille Haritani a pu s’établir dans «un logement de second accueil» à Bulle. Pour les requérants d’asile, cettephase marque le retour à une certaine normalité. RÉGINE GAPANY

Envie de travailler«Dans mon pays, c’est la

guerre. Ma maison est détruite»,explique le mari en rassemblanttous les mots de français qu’ila appris ces derniers mois.Dans son village situé à unevingtaine de kilomètres de Da-mas, «ils sont venus» le chercherpour combattre. Wasem pour-suit en fouettant l’air d’un reversde la main: «Bachar el-Assadou un autre, c’est la mêmechose: je ne veux pas faire laguerre.» Il raconte encore com-ment des djihadistes, qu’il as-socie à Daech (l’Etat islamique),viennent frapper aux portes.

La famille Haritani fait partiedes millions de Syriens partischercher refuge à l’extérieurde leur pays. Son père et samère sont restés: lui à Lattaquié,elle à Damas. Sa sœur a fui auLiban et ses deux frères en Turquie. Wasem explique quec’est devenu chose courante:

«Aujour d’hui en Syrie, tout lemonde est séparé.»

Dans son pays, il conduisaitdes pelleteuses sur les chan-tiers. Il était aussi peintre enbâtiment. A Bulle, il tourne enrond. «C’est difficile de ne rienfaire. Avant, je travaillais toutela journée. Ici, on me donne del’argent (n.d.l.r: 1432 fr. 40 parmois pour la famille), mais j’ai-merais mieux le gagner. Je peuxfaire beaucoup de choses.»

L’enfer libyenSelon le Règlement de Dublin,

c’est l’Italie qui est responsablede la demande d’asile de la fa-mille Haritani, soit le premierpays européen dans lequel ellea été enregistrée. A Bulle, la fa-mille est «en procédure». Elle afait recours contre un renvoi enItalie. Titulaires d’un permis N,Wasem, Fatin, Ghader et Saraattendent une nouvelle réponsede la Suisse. Dans ces conditions,

les chances de travailler sontquasi nulles (voir ci-dessous).

Dans un premier temps, lafamille Haritani s’est réfugiéeen Libye. Une année infernale.Les affrontements entre milicesrivales génèrent là-bas des mou-vements irréguliers de mi-grants. Son témoignage confir -me le chaos qui règne danscette antichambre de la Médi-terranée. «Nous ne sortions pasde l’appartement. Je partaisjuste pour le travail.»

En Libye, les migrants sontune main-d’œuvre facilementexploitable. Beaucoup provien-nent de l’Afrique subsaharienneet font d’abord l’objet d’unedîme. Une taxe arbitraire pré-levée par les différentes ethniesqui règnent sur le business dupassage des frontières. Souvent«à sec» avant même d’aborderles passeurs qui leur feront tra-verser la mer, ils vendent leurforce de travail.

NWasem bosse alors sur les

chantiers. Comme beaucoupd’autres, il est payé au bonvouloir de ceux qui l’engagent.«On me promettait 3000 dollars,mais à la fin on me donnait que500.» Il s’agit encore de ne passe les faire voler. «Beaucoup degens ont des armes. Dans larue, des groupes d’enfants de15 ou 16 ans ont des kalachni-kovs et vous prennent tout!»Pour résumer la situation surplace, Wasem s’empare de sonbriquet et fait mine de déclen-cher une explosion. La Libyeest une poudrière.

Incertitude sans fin Plus que jamais, Wasem rêve

«de calme, de droits de l’homme,d’un pays où l’on respecte leslois et où la police fait normale-ment son travail». La traverséede la Méditerranée coûtera 5000 dollars à la famille. Dès lepremier jour, il faut écoper lebateau. Un pétrolier italien(photo ci-dessous) fait monter àson bord la centaine de migrantsle jour même. Ils seront ensuitepris en charge sur une embar-cation de la police italienne.«Une police très nerveuse»,confie Wasem. La traversée du-rera quatre jours au total.

De Palerme, ce sera un voljusqu’à Rome. «Dans l’avion, iln’y avait que des gens commenous. Tout le monde avec unnuméro au poignet.» La familledoit se déplacer ensuite à Na-

ples, d’où elle décide de prendrela direction de Bâle pour gagnerle centre d’enregistrement del’Office fédéral des migrations.La procédure dure une quin-zaine de jours. Un bref séjour àEstavayer-le-Lac et ils gagne-ront finalement Les Passereaux,à Broc.

«Tous dans une chambre,c’était difficile. Aujourd’hui,c’est très bon», confie Wasem.Après le foyer à Broc, cettedeuxième phase, qui marquele parcours des requérantsd’asile en Suisse, est vécuecomme une indépendance re-trouvée, un retour à une cer-taine normalité. Dans le canton,397 appartements ORS (dont52 en Gruyère) servent à logerdes demandeurs d’asile et desréfugiés.

Pour Wasem et Fatin, le plusdifficile est «de ne jamais sa-voir». «On reste six mois, uneannée, et la décision est peut-être négative. Pourquoi on nenous dit pas tout de suite sic’est négatif ou positif?» L’in-certitude les travaille. Surtoutla nuit.

Ont-ils eu peur pour leur viedurant leur périple? «Non. Nousn’avons pas eu le temps depenser à ça. C’est eux qu’on re-garde tout le temps»…le couplea les yeux rivés sur Ghader etSara qui jouent à se couriraprès dans le salon. La semainedernière, l’aînée a commencél’école à Bulle. En attendant. ■

L’emploi, un horizon inaccessibleLa famille Haritani attend le verdict des autorités suisses. Comme elle, les demandeurs d’asile encore en procédure (permis N) étaient près de19500 à la fin 2014, selon le secrétaire d’Etat aux migrations. Ils patien-tent souvent des mois, voire des années. Dès trois mois sur le territoiresuisse, ils sont autorisés à travailler. Encore faut-il que la conjoncture éco-nomique et le marché du travail le permettent. Le principe de la prioritédes travailleurs indigènes doit en effet être respecté. Autrement dit, un employeur doit prouver qu’il a d’abord cherché à engager un collabo-rateur sur le marché du travail local avant d’engager un demandeurd’asile. En 2014, seuls 2,9% des requérants en procédure d’asile – potentiellement actifs (18 à 65 ans) – avaient un emploi. YGA l’arrière-plan, l’embarcation sur laquelle Wasem et sa famille ont tenté de traverser la Méditerranée. Au premier plan, le pétrolier italien qui

les a repêchés.

La religion dans le cœurDepuis qu’elle est arrivéeen Europe, la famille Hari-tani a souvent eu le senti-ment qu’on la considéraitcomme «des personnespas comme tout le mon -de». Wasem et Fatin pré-fèrent Bulle à une plusgrande ville: «Les gensnous voient plusieurs fois.Après, ils nous connais-sent», explique le couple.Fatin porte le voile. Com-ment pratiquent-ils leurreligion? Wasem pose sa main sur sa poitrine:«Ma religion, elle est là,dans mon cœur. C’estcomme ça que je suismusulman.» YG

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24La Gruyère / Mardi 8 septembre 2015 / www.lagruyere.ch

Migrants 3/5

Aux Passereaux, Jean-Paolo Spoto vit au quotidien les conséquences de l’actuel afflux de réfugiés: «La grande majorité des gens, ici, sont ceuxqu’on voit à la télévision sur les bateaux en Méditerranée ou en Europe de l’Est.» RÉGINE GAPANY

L’accueil vécu jour après jourDepuis un peu plus de deux ans, Jean-Paolo Spototravaille pour ORS Services AG, comme responsa-ble du foyer Les Passereaux, à Broc. Il raconte son travail au quotidien et la vie au sein d’une communauté en perpétuel changement, où se côtoient 60 demandeurs d’asile.

ÉRIC BULLIARD

es derniers mois,l’afflux des migrants en Europene cesse de s’intensifier: com-ment est-ce que cela se traduitdans un foyer comme Les Passe-reaux?

On sent un afflux supplé-mentaire, qui avait été prévupar le Secrétariat d’Etat auxmigrations (SEM) et qui, pournous, représente davantage deva-et-vient, d’entrées et detransferts vers la deuxièmephase, les appartements. Pourle mois d’août, nous avons euplus d’une trentaine d’arrivées,environ deux fois plus que d’ha-bitude. Les 60 places sont oc-cupées en permanence. En prin-cipe, les personnes restent icientre trois et six mois, mais cedélai a été raccourci.

Quelles sont les missions princi-pales des Passereaux?

Comme d’autres dans le can-ton, nous sommes un foyer depremier accueil: les gens sontpassés dans un centre d’enre-gistrement et de procédure(CEP) fédéral, comme Vallorbe,Chiasso, Altstätten… Le SEMindique à la centrale ORS deFribourg le nombre de requé-rants attribués au canton.

En fonction des places dis-ponibles, mon collègue nousinforme que nous allons ac-cueillir telle ou telle personne,en sachant qu’il y a des foyerspour les hommes célibataires,

pour les mineurs non accom-pagnés… A Broc, l’idée, à terme,est de n’avoir que des familles,mais avec cet afflux récent,nous accueillons aussi des cé-libataires.

Notre rôle est d’abord l’hé-bergement: nous leur donnonsun toit, des draps, des duvets,du matériel pour faire la cui-sine… Les familles se retrou-vent en général ensemble dansune seule pièce, alors que lescélibataires sont dans des dor-toirs, hommes et femmes sé-parés bien sûr.

Peut-on décrire une journéetype du foyer?

Nous sommes quatre colla-borateurs de jour, qui ne tra-vaillent pas tous en mêmetemps, et quatre veilleurs denuit. L’équipe de jour com-mence à 6 h 30, fait une passa-tion avec le veilleur, qui estseul, la nuit. Ensuite, il y a untournus pour le nettoyage desparties communes, réalisé parles requérants.

Le quotidien, c’est aussi lescours de français: avec l’affluxactuel, ils ont été réduits à unmois, à raison de quatre jourspar semaine, avec deux classesle matin. Les enfants en âged’école primaire suivent unepréscolarisation de trois mois,demandée par la Direction del’instruction publique. Ma col-lègue Valérie Rey-Blein donneles cours aux adultes commeaux enfants. Les enfants en âged’école enfantine bénéficierontde la préscolarisation dès cettesemaine.

Ensuite, les requérants sefont à manger, dans la cuisineen libre accès et ils s’occupenteux-mêmes, par exemple dansla salle de billard, ou ils vont

faire leurs courses. Quand nousavons assez de personnel, nousorganisons des animations oudes sorties.

Le mardi et le jeudi matin,notre infirmier vient au foyer. Ily a des femmes enceintes, cer-taines personnes ont des ma-ladies chroniques et il suit tousles contacts avec les médecins.Tous les jours, des gens doiventaller chez le docteur. Nous

avons des médecins attitrés etnous travaillons avec l’hôpitalde Riaz: on leur explique où çase trouve et ils se débrouillent,sauf si un accompagnementest nécessaire. Le but est ausside les responsabiliser.

Sont-ils bien informés des pro-cédures en cours?

En général, ils sont restésdeux ou trois mois dans un

C

centre comme Vallorbe, où ilssont interrogés sur leur de-mande d’asile et où, avec desinterprètes, on leur explique laprocédure. Quand ils arriventici, on les informe sur leur quo-tidien, en expliquant que nousne sommes pas du tout impli-qués dans la procédure d’asile.Tant mieux, d’une certaine ma-nière, parce que ça enlève unpoids: nous pouvons prendreles gens tels qu’ils sont, sansnous dire que telle personneva rester, telle autre pas….

De manière générale, comment est l’ambiance entre eux?

Globalement, elle est bonne.Avec le roulement, il peut yavoir une équipe avec qui toutse passe super bien, puis uneautre où c’est plus difficile. Ac-tuellement, il y a beaucoupd’Erythréens, qui ont la chancede se retrouver entre eux,contrairement à d’autres na-tionalités où certains peuventse sentir plus seuls.

Ce n’est pas facile de vivreen communauté dans un en-droit qu’on n’a pas choisi: ilexiste des petits problèmes debruit, de mauvaise compréhen-sion, mais il y a une solidarité.Ils s’entraident, ils sont tolé-rants.

S’ils sont arrivés ici, c’est qu’ilsont un vécu douloureux: comment le ressentez-vous au quotidien?

Nous ne l’abordons passpontanément, mais s’ils ontenvie d’en parler, nous sommesà l’écoute. La grande majoritédes gens, ici, sont ceux qu’onvoit à la télévision, sur les ba-teaux en Méditerranée ou enEurope de l’Est. Certains ontvécu des choses très difficiles,ont été battus, des femmes ontsubi des violences. Les pre-miers jours, ils ont un besoin

de stabilisation. Je le vois avecles enfants: au début, ils pleu-rent, on ose à peine les appro-cher et ensuite, de manière as-sez naturelle, ils prennentconfiance.

Face à ces images télévisées,chacun se demande: que faire?Votre avis?

C’est très complexe, parceque nous, en Suisse, nous nepouvons pas faire grand-chosesur la source du problème, parexemple sur les pays quisubissent des dictatures,comme en Erythrée, où lesgens fuient en masse. Mais ilfaut essayer de comprendrepourquoi les gens viennent enEurope et en Suisse… Se poserla question: qu’est-ce que jeferais, moi, si j’étais en Syrieavec ma famille et qu’il y avaitdes bombes partout? Est-ceque je resterais sur place ouest-ce que je tenterais machance ailleurs?

La Suisse a une traditionhumanitaire et on doit garderça en tête. Au quotidien, cha-cun peut faire de petiteschoses dans la rue: sourire,aider, expliquer… On a peurde ce qu’on ne connaît pas,alors qu’ils sont désireuxqu’on leur parle. Même s’ilsviennent d’une culture diffé-rente, ça ne pose pas vraimentde problèmes au quotidien. Laplupart sont très respectueux,conscients de ce qui est offertpar la Suisse et reconnaissants.

Au niveau local, voyez-vous des choses à améliorer?

A Guin, un comité s’est crééau village, avec des gens quivont au foyer proposer des ac-tivités. A Bulle, l’association Li-sanga fait un beau travail pourles migrants et vient régulière-ment. Il y a aussi plein de gensde Broc qui nous amènent deshabits, des jouets… ■

«On a peur de ce qu’on ne connaît pas, alorsque ces gens sont désireux qu’on leur parle.La plupart sont très respectueux, conscientsde ce qui est offert par la Suisse et reconnais-sants.» JEAN-PAOLO SPOTO

Comment êtes-vous devenu responsabled’un foyer ORS?

J’ai un parcours atypique: à la base, jesuis employé de commerce. Après monapprentissage à l’Etat de Fribourg, je suisallé à Zurich pour apprendre l’allemandet j’ai travaillé dans une banque, ce quine m’a pas plu du tout. J’ai eu le déclicdu social et, après deux ans, je suis re-venu à Fribourg, où j’ai commencé uneformation d’éducateur spécialisé. Je nel’ai pas terminée, pour partir pour leCICR. J’y ai fait presque neuf ans, princi-palement à l’étranger, notamment enErythrée, un des pays d’où arriventbeaucoup de personnes actuellement.De retour en Suisse, j’ai eu l’occasion devenir ici, en juin 2013.

Comment vit-on au quotidien ce travail dif-ficile sur le plan émotionnel?

On doit être à l’écoute, faire preuved’empathie, mais aussi se protéger nous-mêmes. C’est important de couper,d’avoir une vie privée. Mais s’il y a desgens malades ou des soucis particuliers,c’est clair que ça nous travaille et j’ypense la nuit. On s’attache un peu plus à

certains, mais je suis toujours contentquand ils partent en deuxième phase, enappartement, parce que, au final, c’est çala vie: qu’ils soient le plus possible indé-pendants. On regrette certains avec quion a eu de bons contacts, mais commebeaucoup sont transférés à Bulle, ils re-viennent de temps en temps dire bon-jour.

Avez-vous gardé contact avec certains d’entre eux?

Pas de contact régulier: j’essaie de sé-parer les choses. J’en croise en ville, onva parfois boire un café, mais je n’ai pasde lien particulier avec une personne: jefais attention à ne pas donner plus à l’unqu’à un autre. C’est important, parcequ’ils le voient et ça me tient à cœurd’être correct avec tout le monde, dansles limites de ce qu’on peut faire.

Ces limites, justement, n’a-t-on pastendance à vouloir les dépasser?

J’ai appris, dans l’aide humanitaire,qu’il y a des choses qu’on peut faire etd’autres qu’on ne peut pas. Pour moi,cette limite est assez claire. Je les appré-

cie beaucoup, j’ai de bons contacts aveceux, mais je dois séparer les choses. Jesuis le responsable du foyer, on peut êtrecopains, mais on ne doit pas s’impliquerdans la procédure d’asile. S’ils ont desquestions à ce sujet, nous les orientonsvers le service juridique de Caritas.

Vous souvenez-vous de moments particuliè-rement marquants?

A mes débuts ici, il y avait une jeunefemme éthiopienne, avec deux enfantsen très bas âge. C’était extrêmement dif-ficile pour elle, ses enfants étaient turbu-lents, elle-même était très jeune, ellepleurait beaucoup… Elle ne savait pasoù se trouvait son mari, qu’elle avaitperdu sur la route migratoire. On acontacté la Croix-Rouge, les églisescoptes, des gens de la diaspora en de-mandant si quelqu’un avait des nou-velles de ce monsieur. Et on a réussi à leretrouver: il était dans un foyer similaireau nôtre, dans le canton de Berne. On afait des échanges de photos et quand jelui ai demandé si c’était son mari, il y aeu des larmes… Quand il est arrivé, cettefemme était transformée. ■

Le mari retrouvé et les larmes

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24La Gruyère / Mardi 15 septembre 2015 / www.lagruyere.ch

Migrants 4/5

Avec le sourire pour cicatriceAu foyer Les Passereaux, à Broc, se côtoient soixantepersonnes et une bonnedizaine de nationalités. Repor-tage dans cette ancienne colo-nie devenue un lieu de vieprovisoire pour les deman-deurs d’asile qui ont fui la guerre et les tragédies.

ÉRIC BULLIARD

’est Spiderman qui nousaccueille. Son super-pouvoir? Il vousmet à l’aise, en un sourire, avec soncostume de carnaval et l’aplomb deses 6 ou 7 ans. D’emblée, il vient rap-peler que le foyer des Passereaux, àBroc, est d’abord un lieu de vie. Pleinde vie. Un lieu où les enfants courentdans des chaussures trop grandes,moulinent sur leur tricycle, s’agitentsur la balançoire.

Dans cette ancienne colonie de laroute qui mène au Motélon, les 60 pla -ces sont occupées en permanence,en majorité par des familles, souventtrès jeunes. Les demandeurs d’asilesont accueillis ici provisoirement,mais ce provisoire dure quand mêmedeux ou trois mois. Un lieu de vie, pasun camp de vacances et un lieu qu’ilsn’ont pas choisi.

En ce mardi matin, la salle de classereste déserte. L’enseignante est encongé, les cours de français, pour lesadultes comme pour les enfants, re-prennent la semaine suivante, expliquele responsable du foyer, Jean-PaoloSpoto. De l’extérieur, le pavillon quiabrite l’école a des airs décatis, mais,à l’intérieur, on le découvre pimpant:la classe a été refaite à neuf, ses frin-gants tons pastel contrastant avec lespupitres de bois défraîchis. Une cartede la Suisse est épinglée au mur.

Derrière une porte, une nouvellesalle accueillera les plus jeunes, enâge d’école enfantine. Quelques pou-pées les attendent, ainsi qu’un circuitde voitures sur un tapis. Une nou-veauté, ces cours pour les plus petits.«Ce sera surtout de l’éveil, de la socia-bilisation», explique Jean-Paolo Spoto.

Une dizaine de nationalitésA l’entrée du bâtiment principal, le

bureau du personnel du foyer res-semble à n’importe quel bureau, avecses ordinateurs et ses papiers, plutôtà l’étroit. Un drapeau suisse est épinglésur la paroi de bois, en face d’un pan-neau métallique, bien compliqué auxyeux du profane. Chaque résident asa fiche, fixée par des aimants.

«Actuellement, nous avons une di-zaine de nationalités différentes, relèveJean-Paolo Spoto. Mais si vous revenezla semaine prochaine, ça aura changé.»

Une de ses collègues confirme: «Jerentre de 15 jours de vacances et je neconnais presque plus personne.»

Dans le couloir, des affiches de laCroix-Rouge lancent des avis de re-cherche: «I am looking for my…». «Lerétablissement des liens familiaux metient à cœur, ça faisait partie de montravail quand j’étais au CICR», souligneJean-Paolo Spoto. D’autres affichesrappellent les règles, écrites en plu-sieurs langues, pour les visites ou lecourrier et donnent diverses directives,comme «alcool et drogue interdits».

Caché dans un camionAu bout du couloir sombre, la cui-

sine commune, avec son sol de catellesnoir et blanc d’un autre temps. Troisfours électriques, des frigos, des ca-siers peints en rose, trois tables et desbancs. Deux Erythréens épluchentdes légumes en papotant. Une jeunefemme très distinguée parle à sa filleen italien, tout en rangeant ses courses.

Il y a là, attablés, Tamim Abdullah,l’ancien interprète afghan pour l’arméefrançaise (La Gruyère du 25 août), etson épouse Atya. Leur fille Nazmingambade autour des tables, alors quesa sœur Nargis dort à l’étage. Ils insis-tent pour qu’on partage leur omelette.Atya se lève, revient avec deux paquetsde mouchoirs en guise de serviettes.On veut l’aider à débarrasser: «No,no, in my country, men no working»,lâche-t-elle dans un sourire immense.

Nihad Mohamed aussi a le sourire.Même quand il raconte les trenteheures passées dans un camion, mêmequand il mime la position qu’il a tenue

tout ce temps, caché au-dessus duchauffeur. Nihad vient de Syrie, il estkurde, n’a jamais eu droit à un passe-port et a fui la guerre. Il va chercherdu thé froid et des verres. Commentse sent-il aux Passereaux? «Bien, lechef est très gentil!»

Ping-pong et babyfootA 23 ans, en Suisse depuis 2013, Ni-

had est marié et père d’une fille dedeux ans. Il ne connaît pas le trajetprécis qui l’a amené ici. De Syrie, il estparti en Turquie, puis est passé par laGrèce, la Roumanie… jusqu’à Chiasso.«J’ai rien vu, j’étais dans le camion!»Et il rigole, Nihad. Un sourire commepour aider à cicatriser.

En face de la cuisine, de l’autre côtédu couloir, le salon commun, avec unautre drapeau suisse sur la paroi debois, des affiches de consignes etquelques canapés fatigués. Des pous-settes se trouvent alignées contre lesfenêtres. Au centre, une table de ping-pong, un babyfoot et un billard, oùjoue en ce moment Spiderman. Sonpère, érythréen, parle via son portable.Des bruits de dessin animé provien-nent de la petite salle de télévision,qui jouxte le salon.

Du Tibet à BrocYangkee Peldrang s’assied

sur un des divans usés. Elle aun sourire aussi doux que sonregard, elle murmure un anglaisd’une parfaite élégance. Venuedu Tibet, elle vit à Broc depuisun mois et demi, après avoirpassé quelques semaines auCentre d’enregistrement et deprocédure de Vallorbe. Avant

de débarquer en Europe, elle neconnaissait rien de la Suisse, mais elleaime ce paysage de montagnes, ces fo-rêts où elle va souvent méditer.

Yangkee ignore comment elle estarrivée ici. Par la France? L’Italie? Sonitinéraire a été pris en charge par unpasseur: elle ne sait pas où son aviona atterri, s’en excuse d’un souriregêné. En tout cas, elle se souvientd’avoir fait encore quelques heuresde train, avant d’arriver à Vallorbe.Yangkee a dû fuir sa région de Ganzi,en direction du Népal: elle a commencéà militer, à coller des affiches. FreeTibet et Human rights, ce genre de re-vendications.

Des liens coupésAprès l’arrestation d’un membre

de son cercle d’amis, Yangkee est par-tie, du jour au lendemain. Elle expliquequ’elle risque la prison à vie, que safamille restée sur place pourrait à sontour avoir des problèmes. Elle necherche donc pas à les contacter. «Jevais éviter de le faire pendant deux outrois ans.» Yangkee a 24 ans.

A l’étage, Nihad nous ouvre sa cham-bre, basique, presque spartiate, étran-

gement impersonnelle. Il sourit tou-jours. Deux lits, un lavabo. Les sanitairesse trouvent au bout du couloir de lino-léum. Ici, on visualise mieux ce que re-présente concrètement la vie en com-munauté, avec des inconnus que l’onn’a pas choisi de côtoyer. Souvenirs decamps de ski, de caserne. Rien à voir,bien sûr, mais cette salle de bain com-mune… Souvenir de la sensation ducarrelage froid, au petit matin.

Des histoires et «Lothar»Jean-Paolo Spoto montre encore

les réserves, à la cave, où sont stockésles duvets, la vaisselle, tout le matérieldistribué aux nouveaux arrivants. Ala fois une aide concrète, immédiateet une manière de pousser chacun àl’autonomie: la cuisine, les coursesdemeurent l’affaire des résidents, quise débrouillent par eux-mêmes.

De retour au bureau, on échangequelques mots avec Michel Colonello,adjoint du responsable du foyer. Iltravaille ici depuis 1993, c’est dire s’ilen a vu passer des hommes et desfemmes, des familles. Il en aurait deshistoires à raconter: il était déjà auxPassereaux, par exemple, quand latempête Lothar a arraché une partiede la toiture. «Par chance, les occu-pants de la chambre où le toit s’estenvolé n’étaient pas présents ce jour-là…»

Sur le parking, on retrouve Tamimet sa famille, sortis pour se rendreen ville. Un au revoir, des embras-sades. Que se souhaiter d’autre quele meilleur? Spiderman nous regardepartir. ■

Pour les demandeurs d’asile, Les Passereaux sont un lieu de vie provisoire, où, pendant deux ou trois mois, ils vivent en communauté dans un lieu et avec des colocataires qu’ils n’ontpas choisis. PHOTOS RÉGINE GAPANY

CIl y a trois mois, Yangkee neconnaissait rien de la Suisse. Militante des droits de l’homme,elle a dû fuir le Tibet et s’estretrouvée à Broc, sans bien savoir par quel chemin.

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24La Gruyère / Mardi 22 septembre 2015 / www.lagruyere.ch

Migrants 5/5

Repenser l’immigrationDernier épisode de notre série consacrée auxmigrants. Après les portraits et les témoignages,interview du spécialiste en politique d’immigrationJohan Rochel, un chercheur universitaire situé à la jonction de la philosophie et du droit euro-péen.

YANN GUERCHANIK

ohan Rochel vient depublier sa thèse de doctoraten droit à l’Université de Fri-bourg, consacrée à la politiqueeuropéenne d’immigration.Membre associé du Centred’éthique de l’Université de Zu-rich et chargé de cours à St-Gall, il est également vice-pré-sident du think tank Foraus-Fo-rum de politique étrangère. Il ya quelques jours, ce Valaisande 32 ans a encore publié La Suisse et l’autre, plaidoyerpour une Suisse libérale.

Quelle réaction a suscité chezvous la photo du petit Aylan, cetenfant kurde de Syrie retrouvémort sur une plage turque?

Après le choc émotionnel,vient le moment où l’on se dit«dommage». Comme le souli-gnent les éthiciens, dès lorsque l’on sait et que l’on peut,les deux conditions de notreresponsabilité sont remplies:nous sommes tenus d’agir. Ledéfi migratoire reste entier,mais on sait comment faire ensorte que les gens ne meurentpas en route. Les opérationsde la marine italienne l’ont mon-tré l’an passé.

Cette photo a aboli la dis-tance: la mort s’invite chezvous. Pire: sur une plage, lieude vacances et de plaisir. Elle aagi comme une piqûre de mo-tivation pour beaucoup de gens.Si on arrive à rendre cet élan desolidarité durable, la photoaura servi à quelque chose.Mais l’histoire montre qu’on atendance à vite oublier.

Enfin, il est très intéressantde constater à quel point cettephoto a fait basculer d’un seulcoup le camp du bon sens.Ceux qui disent «fermons lesfrontières, n’accueillons pluspersonne» se sont retrouvésdans la position de devoir sejustifier. Alors que ceux qui

étaient du côté du «devoir d’hu-manité» avaient les faits poureux. Les juristes parlent biendu «fardeau de la preuve». Cegenre de photo peut avoir ceteffet de bascule. Ou comment,d’un seul coup, l’idée d’un mo-ratoire sur l’asile devient hon-teuse.

La pression sur des pays très exposés comme l’Italie, la Grèceou la Hongrie est de plus enplus forte. De leur côté, les mi-grants se lancent dans des par-cours infernaux, fait d’aller et retour entre pays européens.Le système «Dublin» semble sur le point d’imploser…

J’appelle cela le syndrome«Zalando»: on déplace des indi-vidus comme de simples pa-quets. On nie leur autonomie,on n’entend pas leurs intérêts.Même ceux qui sont peu sensi-bles à l’humanité des migrantsdevraient entendre un argu-ment basé sur l’efficacité. Lesystème ne va tout simplementpas fonctionner si les personnesqui en constituent le cœur nepeuvent pas exprimer leurs in-térêts. On le voit bien: le migrantqui est renvoyé dans le payseuropéen qui en a la responsa-bilité s’en va tout simplementvers un autre.

On oppose à «Dublin» le systèmedes quotas contraignants. Quellesolution préconisez-vous?

Les quotas sont une évolu-tion logique du système Dublin.Ce dernier va sans douteconserver son principe de base:une seule demande d’asile parpersonne. Pour ma part, j’yajouterais un principe d’auto-nomie et j’agirais sur le porte-monnaie.

Quand un migrant arrive, onlui demanderait de choisir troispays hôtes. Plusieurs critèresentreraient alors en ligne decompte: a-t-il de la famille dansl’espace Dublin? (n.d.l.r.: dansson livre, Johan Rochel constatela tendance à faire l’apologiede la valeur «famille» en poli-tique intérieure tout en refusantsa pertinence quand il s’agitdu regroupement familial enfaveur des migrants…) Existe-t-il une «diaspora» dont il pour-rait bénéficier? A-t-il une pers-

Pour le chercheur universitaire Johan Rochel, davantage de voies d’entrée légales permettraient à une autre migration de prendre forme, une migration porteuse d’opportunités. MÉLANIE ROUILLER

pective de travail? En prenanten compte ses intérêts, son au-tonomie est respectée.

En parallèle, on détermine-rait le nombre de personnesque chacun des pays doit ac-cueillir selon une clé de répar-tition (force économique, nom-bre d’habitants, etc.) Enfin, oncréerait un fonds commun:chaque pays recevrait un forfaitpar demande d’asile traitée.Ceux qui en accueillent plus re-çoivent plus d’argent. Ceux quien accueillent moins paient da-vantage.

Vous militez également pourdavantage de voies légalesd’immigration…

Avec l’Union européenne, laSuisse a mis en place une librecirculation des travailleurs, soitun système efficace de régula-tion des mouvements de per-sonnes. A l’inverse, la questiond’un accès légal reste entièreau niveau extra-européen. Ona certes un régime de spécia-listes où tout le monde s’ar-rache l’informaticien indiensurdoué. Mais, pour les autres,il n’existe pas de voie légalepossible. Ou alors l’asile.

A ce sujet, certains disentque beaucoup de ceux qui ar-rivent par ce biais ne sont pasdes vrais réfugiés. Il faut dire

d’abord que la grande majoritédes demandeurs d’asile sevoient offrir une protection: cesont donc des réfugiés recon-nus ou des personnes nécessi-tant protection. Mais que fairedes autres? La plupart d’entreeux savent qu’ils ne répondentpas à la Convention de Ge-nève… Mais ne tenterions-nouspas, nous aussi, de chercherune vie meilleure dans un autrepays? D’autres voies d’immi-gration légale permettraientjustement de soulager le sys-tème de l’asile.

Cette raison mise à part, pour-quoi la Suisse se devrait-elle defavoriser de nouvelles voiesd’entrée?

Premièrement, il convientde reconnaître que la mobilitéaura lieu. Il s’agit dès lors detirer le meilleur parti d’une réa-lité. Deuxièmement, il s’agit dereconnaître ses responsabilités.Pour la Suisse, c’est une ma-nière de remplir son devoir vis-à-vis d’une justice globale, del’aide au développement, etc.On a toujours l’impression qu’ilfaut faire de l’aide au dévelop-pement pour stopper la migra-tion. C’est une illusion totale.Renversons le débat: la migra-tion est une forme très efficaced’aide au développement.

JEt quelles voies imaginer?

Il faut viser une migrationqui remplisse un triple gain:pour les migrants, pour lesEtats d’origine et pour les Etatsd’accueil. Donnons par exemple2000 permis à des jeunes endifficulté pour venir faire unapprentissage en Suisse. Avecun deal selon lequel ils pour-raient se former pendant quatreans avant de repartir. Et la pos-sibilité, pourquoi pas, de revenirplus tard. Au final, cela permet-trait à des compétences et à del’argent de circuler. Une autremigration prendrait forme, por-teuse d’opportunités.

De même, on pourrait ins-taurer une «red cardhelvétique»,un permis qui offrirait une pos-sibilité d’immigration légalevers la Suisse, distribué selonune bourse d’excellence ou se-lon un système fondé sur unsoutien ciblé à certaines régionsdu monde et englobant toutesles catégories de qualification.

En plus de cela, il faudraitrendre la mobilité plus flexible:arrêter de la penser comme unaller simple. Il faut penser «mul-ticourses», dans la logique dependularité. Sans quoi l’effetest pervers: le migrant ne re-tourne jamais chez lui. Il s’ac-croche avec l’énergie du dé-sespoir à son séjour en Suissesachant qu’il devra tout recom-mencer à zéro s’il veut revenir.

Toute cette évolution pour-rait également se réaliser parle biais des accords commer-ciaux bilatéraux avec nos par-tenaires. Pourquoi considérercomme normal et bienvenu lemouvement des marchandises,des capitaux et des idées etvouloir bannir la mobilité hu-maine? En ce sens, notre accordavec la Chine est tout un sym-bole: même s’il a été signé aprèsle 9 février 2014, aucun parle-mentaire n’a crié au loup et aurisque d’immigration massiveau moment de le ratifier, alorsque cet accord de libre-échangeprévoit une mobilité humaineet interdit expressément lescontingents pour les fournis-

seurs de services. Dans ce cas,la dimension de commerce in-ternational a totalement occultéla question migratoire.

Dans votre réflexion, vous allezjusqu’à inclure le prix que doitpayer un migrant pour arriveren Europe…

Je le fais d’une manière pro-vocatrice: reconnaissons le prixde la mobilité. Combien paieune famille syrienne pour venirjusque chez nous? En reprenantle parallèle entre le commerceinternational et la mobilité hu-maine, on pourrait envisagerde transformer les obstacles àl’immigration en barrières tari-faires. Autrement dit, donnerun prix à ces obstacles, pourensuite tenter de faire baisserce prix. Une interdiction d’en-trée ou un contingent ne permetpas de levée progressive, undroit de douane si. Les entre-prises qui souhaitent recruterun travailleur qualifié, les fa-milles qui souhaitent faire venirun cousin ou les immigrantspotentiels eux-mêmes pour-raient donc «acheter» le droitd’immigrer. Par rapport au statuquo, une mise à prix ouvre aumoins une opportunité et as-sure une certaine prévisibilitéainsi qu’une certaine sécurité.

Il est sans doute préférableque les 20000 dollars qu’unmigrant verse dans la poched’un passeur arrivent danscelle du pays d’accueil. Ensachant qu’on peut s’acheterun droit d’immigrer, qui don-nerait encore son argent à despasseurs pour aller mourir surun rafiot? ■

Johan Rochel, La Suisse et l’autre: plaidoyer pour une Suisse libérale, Slatkine, 176 pages

Bulle, Hôtel de Ville, jeudi 8 octobre, à 19 h 30, concoursd’idées ouvert à tous, organisépar Foraus et intitulé «Des idéespour la politique migratoire dedemain» (Johan Rochel parmiles intervenants)

Question de responsabilitéDans la crise migratoire, la Suisse se doitd’agir, une question de responsabilité dites-vous…

La protection accordée par la Suissen’est pas le fait d’une plus ou moins grandegénérosité, mais bel et bien une questionde cohérence avec ses propres valeurs,une obligation morale. Des valeurs commela liberté et l’égalité figurent en bonneplace dans la Constitution. Aussi, nous de-vons nous demander s’il y a cohérence en-tre les valeurs qu’on s’est données et la fa-çon dont nous agissons en réalité.

Intervient alors une double notion deresponsabilité. Premièrement, être respon-sable de ses actes: cet aspect est moins es-

sentiel pour la Suisse en matière de poli-tique étrangère. Il l’est beaucoup plus pourun acteur comme les Etats-Unis. Encoreque… Lorsque la Suisse décide d’abolir lesdemandes d’asile en ambassade, certainsmigrants tentent alors leur chance depuisun port libyen. Notre responsabilité est di-rectement engagée. Deuxièmement, êtreresponsable, c’est aussi se demander quefaire face à une situation qu’on juge inac-ceptable, quand bien même on y est pourrien.

Mais comment définir les limites de l’action?C’est la question clé: jusqu’où aller dans

cette responsabilité, cette solidarité? Aller

jusqu’au bout nécessiterait que chacun secomporte en héros. La demande moraleest sans doute trop grande. Tout du moins,la Suisse devrait être solidaire jusqu’aupoint où notre niveau de vie actuelle est«sérieusement» remis en question. Poséainsi, le débat devient plus objectif. Il nes’agit plus de sentiments ou d’impressions,mais de notre niveau de vie, quelque chosede quantifiable selon des critères (PIB parhabitant, indices de satisfaction, etc.) Si onaccepte tant de réfugiés, est-ce que ces cri-tères baissent? Surtout, baisseraient-ils«sérieusement»? Le débat public seraitplus porteur s’il s’articulait autour de cesquestions. YG