La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

12
Anna Dubosc La fille derrière le comptoir

Transcript of La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

Page 1: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

Anna DuboscLa fille derrière le comptoir

Page 2: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

2

1

Sofia rangea la serpillière et jeta un coup d’œil à l’horloge, au-dessus du poster encadré de Miles Davis. Il soufflait dans un instrument. Un négro de musicien. Elle détestait les Noirs. Chloé lui faisait la leçon, mais Chloé vivait à Paris. C’est pas elle qui se les coltinait. Elle la chambrait, parce qu’elle n’avait jamais eu affaire à un Noir. Voilà. Elle sourit au petit vieux. Il venait tous les après-midi, il prenait une beurre-sucre. Une fois, elle lui avait dit que c’était pas bon pour son diabète. De toute façon, sa vie était derrière lui, il lui avait répondu. Puis il l’avait fixée en lui demandant d’où elle venait. « Je suis Algérienne. – C’est ce qu’il me semblait. »Lui avait eu un petit ami kabyle dans le temps. Un homo, merde alors ! Ça se voyait pas. Un vieux

Page 3: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

3

comme ça. Tout dépenaillé. C’est Chloé qui lui avait appris ce mot. Chloé connaissait des tas de mots. Elle les retenait puis les recasait dès qu’elle pouvait.Le petit vieux s’approcha. À chaque fois, Chloé lui lançait  : « Une beurre-sucre sans sucre ?! » Et lui plissait les yeux : « Oh, un petit peu quand même… » Elle faisait tout le temps des blagues, Chloé. Y avait un mot pour ça… Gonflée. Ouais, elle était gonflée. Le pire, c’est que ça marchait. Tout le monde l’aimait… Ça lui sortit de la bouche  : « Une beurre-sucre sans sucre ?– Oh, un petit peu quand même… » C’était comme un jeu de rôle. Elle ralluma la plaque à cent cinquante, fit réchauffer une crêpe et la saupoudra légèrement : « Y a déjà du sucre dans la pâte.  » Elle lui fila la crêpe dans un cor-net et repoussa sa main qui lui tendait une pièce : «  C’est bon.  » Il la remercia et mit vingt cen-times dans la tirelire en forme de cochon. Ça sonnait creux. Depuis la crise, ça se remplissait plus. Les gens, faut bien qu’ils mangent, mais ils deviennent rats.

Page 4: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

4

Le petit vieux s’en alla en mâchonnant sa crêpe. Il posa la main sur l’encadrement de la porte et se retourna lentement : «  À demain. Et merci pour la crêpe.– De temps en temps, c’est normal.– Vous êtes gentille. » Lui aussi. Pas comme l’autre. Celui qui allait aux toilettes avec sa crêpe et revenait la braguette ouverte. Un vieux dégueu, celui-là. Elle secoua la tirelire et la vida. Il y avait quatre euros en petite monnaie. Elle les troqua contre deux pièces de deux euros qu’elle remit dans le cochon. David rentra d’une course, ouvrit la caisse, empo-cha les billets et dévala les escaliers de la cave. Sofia le suivit des yeux. Il croyait que l’argent lui tombait du ciel. Tu parles, elle en avait plein le dos. Un jour, elle le planterait. Fallait pas croire, c’était pas le genre à se laisser faire. En attendant, elle était là. Le matin, elle se tapait tout le bou-lot pendant que ce feignant roupillait. Et s’il lui demandait de faire la fermeture, elle râlait d’au-tant plus qu’elle savait qu’elle céderait. C’était plus

Page 5: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

5

fort qu’elle. Chloé, elle, ne cédait jamais. C’est pas elle qui ferait une heure sup pour qu’il aille chez le médecin. Il passait sa vie chez le médecin, à s’inventer des maladies. La maladie de la flemme. Ça le prenait du lundi au vendredi, ça s’envolait le week-end. Mais ce con l’était trop pour faire le rapprochement. Il tannait les toubibs pour qu’ils lui dégottent un petit quelque chose, et s’ils ne lui trouvaient rien, il se payait un bon charlatan pour triturer ses cervicales. Il pétait le feu deux jours, puis après, c’était pire.« Bonjour ma petite charlotte… » Ça faisait longtemps qu’on ne portait plus de charlotte. Maintenant, on mettait un filet, mais la vieille n’en démordait pas. Elle ôta son cha-peau de pluie en plastique. Elle avait les cheveux jaunes et son menton pendait.« … Où est-ce qu’elle est passée l’autre charlotte ?– Elle est en congé. – Qu’est-ce que tu dis, ma petite charlotte ? »Elle était sourdingue par-dessus le marché. Sofia répéta. La dame opina sans comprendre. « Et ton petit mari, il est où ? »

Page 6: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

6

Elle pensait que David était son mari. Au début, Sofia l’avait détrompée, mais la vieille s’était entê-tée et Sofia avait décidé que ce n’était plus son problème. « En bas.–  Donne-moi deux blancs de blancs, tu seras mignonne. » Sofia monta sur l’escabeau pour attraper les bouteilles sur une étagère. « Te casse pas la gueule, hein ! » La dame ouvrit son sac, Sofia y déposa le vin. « Bon, tu notes, ma charlotte, je te réglerai la pro-chaine fois. » Sofia nota la somme sur un carnet, puis prit la cal-culette et fit le total pour chaque client. Y en a qui abusent. Comme l’autre frisée qui avait promis de régler le lendemain. Résultat  : y avait jamais eu de lendemain. Elle croisa son reflet dans le miroir. Ça la crevait, ce boulot. Depuis qu’elle bossait ici, plus per-sonne ne l’appelait mademoiselle. Le Noir du Holiday Inn entra. Elle lui prépara son panini au saumon. Elle ajouta une tranche en

Page 7: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

7

douce. C’était le seul Noir qu’elle appréciait. Il était différent, il se la pétait pas, lui. Un jour, elle avait soufflé à Chloé : « Lui, je l’aime bien, malgré qu’il est noir.– L’exception fait la règle. » Elle avait acquiescé, puis le soir, elle avait demandé à son mari ce que ça voulait dire. « Ça veut dire que ça change rien. » C’est vrai, elle les détestait, y avait rien à faire. Ça l’avait sidérée, comme si Dieu l’avait mise à nu.« Ce sera tout, le panini ? »Il hocha la tête, fouilla dans ses poches et posa l’appoint sur le petit plateau. Elle regarda autour d’elle et glissa cinquante centimes dans le co-chon. C’était pas du vol. Quand un client payait avec un ticket-restaurant et disait à David de gar-der la monnaie, ce bâtard encaissait le ticket sans penser à mettre la différence dans le cochon. Elle compensait, c’est tout.Elle s’adossa au bac d’ingrédients en croisant les bras et regarda par la fenêtre. À chaque fois qu’un client passait, elle murmurait un chiffre : «  13… 63… 18… » Elle connaissait les numéros des plats

Page 8: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

8

par cœur. Il y en avait cent dix. Pire qu’au restau chinois. Et ceux qui prenaient toujours la même chose, elle s’en souvenait aussi. C’était rentré petit à petit. Maintenant, n’importe où, quand elle entendait un chiffre, elle voyait un sandwich.Le mec au walkman se pointa. Plus qu’un quart d’heure. Il se pointait toujours à moins le quart. Rien que pour ça, elle l’aimait, même s’il fallait lui crier que c’était prêt… « C’est prêt. Monsieur ! Monsieur, c’est prêt ! » Il était de dos, il feuilletait le journal qui traînait sur une table haute. Elle lui fit des signes dans le miroir. Il se retourna en écartant ses écouteurs  : « Pardon ?– Votre hamburger… – Ah oui ! » Juste quand elle s’en allait, David hurla : « Je dois passer un coup de fil ! Reste dix minutes, tu récu-péreras demain !– C’est ça ! »Depuis le temps qu’elle devait récupérer, il lui devait au moins une semaine.Un couple s’arrêta devant la carte à l’extérieur.

Page 9: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

9

Un type avec une jolie blonde. Lui, c’était le môme qui mangeait tout seul dans son coin, à la cantine. Et c’est lui qu’elle avait choisi ! Y avait un mot que disait Chloé, c’était quoi déjà ? Quand ça colle pas… Dépareillés  ! Ils finirent par se décider. Il l’aida à retirer sa fausse fourrure. Sa robe courte et moulante découvrait ses épaules et ses cuisses dorées aux UV. Il posa la main sur sa croupe.« Qu’est-ce qui te ferait plaisir, ma poupée ? » Elle répondit : « Un crudités-thon », sans se soucier de la main collée à ses fesses comme un poisson d’avril. Il s’avança en répétant : « Un crudités-thon pour la miss. Et pour moi, eh ben, la même chose. » Elle s’assit en croisant les jambes, se remaquilla et tourna la tête vers Sofia : « Sans oignons, s’il vous plaît. Sauce vinaigrette. Merci, madame. » Elle en faisait trop, ça tapait sur les nerfs. Elle ran-gea son miroir de poche et frissonna : « Brrr ! Ce serait possible de fermer la porte ?– Ouais, faut enlever la cale. »La blonde s’exécuta et se rassit en se frottant les bras.

Page 10: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

10

«  Comment vous faites toute la journée  ? Vous avez pas trop froid ?– Non, avec les crêpières, ça va… »Puis elle, elle se trimbalait pas à poil. Elle coupa les sandwichs en deux et les posa sur une assiette. Le garçon les récupéra et rejoignit sa copine. Elle mettait trois plombes à manger en lui parlant de son patron et de toute cette sale race. Lui, il faisait que la bouffer des yeux. Qu’est-ce qu’elle foutait avec ce mec ? Elle avait dû en baver avec un salaud. Avec lui, elle ne pre-nait pas de risque. Pas de risque qu’elle l’aime, celui-là… Quand ils sortirent, Sofia prit les clés des toilettes et traversa la cour en rentrant les mains dans ses manches. Il avait neigé toute la nuit. Une fine pel-licule couvrait les pots de fleurs et les couvercles des poubelles. Par terre, c’était de la flotte. Elle aimait bien la neige, mais quand ça devenait de la gadoue, elle se disait qu’à ce prix-là elle se serait passée de neige. Les toilettes étaient dégueulasses. Elle en sortit en matant les ouvriers sur l’échafaudage, récupéra

Page 11: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

la serpillière et lessiva les chiottes en pestant contre tous ces porcs. Elle descendit se changer. David était devant son bureau, à se bidonner au téléphone. Dans trente secondes, il lui lancerait : « T’éteindras la radio et tu mettras l’alerte. » Comme elle s’apprêtaît à remonter, il posa la paume sur son téléphone. Elle le prit de court  : «  J’éteins la radio et je mets le bip. » Il lui fit un clin d’œil. Elle s’appuya sur l’éta-gère pour gravir les deux dernières marches, cala son sac entre ses jambes, se fit une queue-de-cheval, marmonna : « Je chlingue », puis : « Allez, à demain ! »

Page 12: La Fille derrière le comptoir - l’autre LIVRE

Les volets étaient fermés dans la maison d’en face. C’était un couple qui habitait là. Ils devaient avoir son âge. Le week-end, ils se réveillaient tard. Elle les voyait en rentrant du marché. Ils sortaient en jogging. Ils rigolaient, ils avaient l’air heureux. Elle descendit les marches, poussa la grille et prit à gauche. La voiture était à dix mètres. Elle actionna la clé et mit le caddie dans le coffre. Elle posa son sac à la place du mort et démarra. Elle roulait doucement sous la pluie. Elle suivit des yeux un gobelet qui caracolait dans la rue.