La durée bergsonienne comme nombre et comme morale
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La duree bergsonienne comme nombre et comme morale
Sebastien Miravete
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Sebastien Miravete. La duree bergsonienne comme nombre et comme morale. Philosophie.Universite Toulouse le Mirail - Toulouse II, 2011. Francais. .
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M :
Universit Toulouse II Le Mirail (UT2 Le Mirail)
Arts, Lettres, Langues, Philosophie, Communication (ALLPH@)
La dure bergsonienne comme nombre et commemorale
mercredi 29 juin 2011Sbastien Miravete
PHILOSOPHIE
Worms FrdricWaterlot Ghislain
Eliane Martin-Haag
ERRAPHIS
Montebello PierreArnaud Franois
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Je remercie en premier lieu Mme Eliane Martin-Haag, avec qui je travaille depuis sept
ans dj, et qui a si bien su durant toutes ces annes mapprendre, me conseiller et me
soutenir. Je remercie Mr Pierre Montebello que je lis avec un grand intrt depuis des
annes, et qui a eu la gentillesse de me donner dexcellents conseils et de faire parti de
mon jury. Je remercie Mr Frdric Worms davoir accept dtre membre de mon jury,
ses travaux minspirent fortement depuis le dbut de mes recherches sur Bergson. Je
remercie Mr Ghislain Waterlot davoir accept de participer mon jury, ses connais-
sances sur Bergson et la religion intressent directement la thmatique principale de
ce travail. Je remercie vivement Mr Arnaud Franois de mavoir particulirement aid
pour la mise en place de la soutenance, et davoir accept de faire parti de mon jury ;
je suis son travail avec attention depuis quelques annes dj.
Je remercie Pierre-Ulysse Barranque, Grgoy Korn pour leur relecture amicale, pa-
tiente, formatrice, et indispensable. Je remercie Philippe Pujo-Menjouet pour ses
illustrations magnifiques, et Sylvain Rusques pour sa mise en page fabuleuse. Je re-
mercie mes parents pour leur pr-relecture et pour leur soutien sans failles depuis le
dbut de mes tudes. Je remercie Pierre Serange pour mavoir rassur au bon moment
de la pertinence de mon hypothse de dpart.
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Sommaire : Introduction 8
Partie I :
Aux origines de la philosophie bergsonienne et de la dure comme nombre 19
Chapitre 1 : Lexprience de pense dune acclration universelle et uniforme 20
1.1 Les deux questions que pose linterprte lexprience de pense dune acclration universelle et uniforme 221.2 Pourquoi une acclration universelle et uniforme chapperait-elle notre connais-sance scientifique ? 241.3 Pourquoi la conscience ressentirait une acclration universelle et uniforme ? 281.3.1 Une dure non numrique nexplique pas de quelle faon la conscience ressenti-rait lacclration. 311.3.2 Une dure comme nombre explique de quelle manire la conscience ressentirait lacclration 44
Chapitre 2 : Les paradoxes de lAchille 622.1 Le problme interprtatif soulev par le paradoxe de lAchille 622.2 Pourquoi Achille ne rattrape-t-il pas la tortue ? 742.2.1 LAchille dans lespace : Aristote et les infinitistes. 752.2.2 LAchille dans le temps : Aristote et les finitistes 942.3 Comment Achille rejoint-il la tortue selon Bergson ? 1032.3.1 Janklvitch critique de Renouvier 1032.3.2 Jean Milet et Evellin 1082.3.3 Bergson et lindivisibilit de la dure 1112.3.3.1 La solution de Bergson 1112.3.3.2 2500 ans de confusion entre lAchille et la Dichotomie 119
Chapitre 3 : La conception bergsonienne du nombre et la dure comme nombre 132
3.1 Dure et espace 135
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3.1.1 Lespace comme condition de distinction 1353.1.2 Distinction entre le nombre mathmatique et la quantit chez Bergson 1383.1.3 Distinction entre la dure et lespace 1493.2 La dure comme nombre 1523.2.1 Homognit de la dure et de lespace, ngativit de lespace 1523.2.2 Additivit des units de la dure et de lespace 1673.2.3 Infinit du nombre mathmatique et finitude de la dure 176
Chapitre 4 : La dcouverte de la dure et son chanon manquant 181
4.1 Charles Du Bos, Znon, Clermont-Ferrand : une mise en scne ? 1854.1.1 Madeleine Barthlemy-Madaule 1864.1.2 Philippe Soulez 1894.1.3 Rose-Marie Moss-Bastide 1914.1.4 Jean Milet 1924.2 Les deux premires dcouvertes : la simultanit et la discontinuit du temps mathmatique 194
4.2.1 Un article oubli de Pierre DAurec pose le problme 1944.2.2 le temps passe 1964.2.3 Bergson : un infinitiste fidle Kant 1984.2.4 La signification de la thse latine de Bergson sur Aristote 2054.3 Comment Bergson a-t-il dcouvert la dure ? 212
Partie II : La dure comme nombre dans la suite de luvre et les esquisses
dune dure comme morale 222
Chapitre 5 : Lintensit et lart, des notions morales 223
5.1 La passion 2285.2 Lesprance 2325.3 La joie 2355.4 La tristesse 2395.5 La grce 2455.6 Le beau 2525.7 La piti 259
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Chapitre 6 : Le cne et le situationnisme bergsonien 265
6.1 Rythme de dure et diffrence entre dilatation et dtente 2726.2 Les degrs dune libert en situation 297
Chapitre 7 : Le morceau de sucre, Deleuze et les atomes de dure 316
7.1 Le premier morceau de sucre : diffrence entre influence et relativit 3187.2 Le deuxime morceau de sucre et les atomes de dure 3297.3 Le sucre de Deleuze et les atomes de dure 338
Partie III : La dure comme morale 353
Chapitre 8 : Lamour, un cheveu sur la soupe ? 354
8.1 La morale dans lEssai 3578.2. La morale dans Matire et mmoire 3668.3 La morale dans Lvolution cratrice 3728.3.1 La cration comme mode de survie : le vitalisme de Bergson 3728.3.2 Ce qui manque la cration dans Matire et mmoire 3758.3.3 Participation de lintelligence la cration 3848.3.4 Lintelligence comme mouvement de dtente 4088.3.5 La camaraderie de la cration 4218.4. La morale dans La Conscience et la vie 4358.4.1 Supriorit du point de vue du moraliste 4358.4.2 Les lignes de faits 441
Chapitre 9 : Amour et cration 451
9.1 La morale dans Les Deux sources 4559.1.1 Lobligation morale 4559.1.2 De llan vital llan damour 4629.1.3 De llan damour llan vital 4659.1.3.1 La fonction fabulatrice, la sociabilit et la thorie vitaliste des lignes de faits. 4659.1.3.2 Lamour comme signification de la vie 4779.2 La dure comme morale 4849.2.1 Vers le concret 484
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9.2.2 La psychologie sociale latente de Bergson 4899.2.3 La signification de la philosophie 4969.2.4 le moteur moral et silencieux de la philosophie de Bergson 512
Conclusion 524
Annexe 1 : Quantit, grandeur intensive, nombre mathmatique,
dure comme nombre 540
A1.1 La quantit et la dure comme nombre 540A1.2 Le nombre mathmatique et la dure comme nombre 546A1.3 La grandeur intensive et la dure comme nombre 553
Annexe 2 : Robert Kaddouch et la pdagogie bergsonienne 543
A2.1 Quest-ce que la rencontre chez Bergson ? 554 A2.2 Quest-ce que la rencontre chez Robert Kaddouch ? 561
Bibliographie 569
Index lexical 573
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Introduction Le bergsonisme est une philosophie de la vie. Depuis Henri Gouhier1, la recherche
contemporaine sur luvre de Bergson a nettement dgag ce point. Dans la philo-
sophie bergsonienne, la subjectivit humaine sexplique dabord par sa source biolo-
gique. Notre facult de penser, de nous reprsenter ce qui nous entoure, davoir une
exprience consciente, provient dun processus dvolution naturel qui nous a dots
de ces capacits pour des raisons vitales. Comme tout tre vivant, il nous faut sur-
vivre. Cest la vie qui prcde notre savoir et lui confre les moyens de la connatre,
mme si ces moyens nont pas t labors dans ce but. La vie nest pas une cration
de lhomme, cest lhomme qui est une cration de la vie. Lvolution cratrice se rvle,
par consquent, comme louvrage clef pour comprendre cette volont bergsonienne
dinscrire la thorie de la connaissance dans une thorie de la vie.
Cest dans cet ouvrage, en effet, que Bergson replace les modes humains de connais-
sance dans une volution naturelle. Bergson ne sarrte dailleurs pas lvolution des
espces. La vie stend plus loin ses yeux. Il remonte jusqu lorigine du vivant et de
la matire. La vie apparat alors comme ce qui produit la matire. Tout provient dun
lan vital. Mais cet lan ne cherche-t-il qu se maintenir en vie ?
De nos jours, la rponse cette question parat vidente. Les commentateurs ne
lignorent pas : llan persvre dans son tre, mais pour une toute autre raison. Ltre
de la vie na rien de mystrieux chez Bergson ; sa forme comme sa destination ne nous
chappent pas. Laccord des historiens reste unanime : une des caractristiques essen-
tielles de la pense bergsonienne est quon ne trouve pas chez elle darrire-mondes
jamais insaisissables. De fait, la rsolution du problme du sens de cet lan aboutit
dans Lvolution cratrice une solution claire : llan veut crer, tout simplement, sans
autre but. Si, dans un premier temps, il sattache survivre, cest dans lespoir de
1 Lhistoire impose aujourdhui une rupture de lalliance conclue par Platon et renouvele par Descartes entre la mtaphysique
et les mathmatiques : le bergsonisme enregistre la nouvelle alliance o les sciences de la vie oprent la relve des secondes. Avec
ces nouvelles sciences qui sont essentiellement exprimentales, recommenons un effort analogue celui que tentrent les anciens
philosophes () Henri Gouhier : Bergson et le Christ des vangiles, p. 43. Sur ce point, cf. Pierre Montebello : LAutre mta-
physique, p. 250, note 27 de bas de page.
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dployer un jour sa crativit. Comme le rsume Bergson ses auditeurs, quatre ans
aprs la parution de Lvolution cratrice :
() la force qui lanime [la nature] semble crer avec amour, pour rien, pour le plaisir
(...) 2
Llan cre avec amour , pour le plaisir . Il naffectionne que la cration ; il
correspond un acte de cration qui est lui-mme sa propre fin, au sens prcis o
il nen a pas dautres ( pour rien ). La signification de llan ne renvoie pas une
cration particulire, mais la cration tout court. Nous dirons par commodit, quil
cre pour crer.
Il importe alors de rappeler que llan sefforce dtendre cette activit partout o il
le peut, partout o il y russit. Considre du point de vue de la philosophie de Lvo-
lution cratrice, lespce humaine apparat comme la premire espce dont chaque
individu dispose de la capacit crer. Cest pourquoi llan na que faire des peuples,
des nations, des frontires naturelles ou abstraites. De lui-mme, il souvre lhuma-
nit dans sa totalit, sans restrictions de race ou de culture.
Or, vingt-cinq ans plus tard, Bergson annonce quil dpasse ce point de vue3. Dans
Les Deux sources de la morale et de la religion, llan de cration devient un lan damour.
Sommes-nous srs de comprendre de faon prcise et complte en quoi consiste
ce dpassement ? Nous ne pouvons que constater que la question reste aujourdhui
pose.
En effet, savons-nous exactement ce quaime lamour pour Bergson ? Sagit-il de la
cration, de la crativit manifeste des autres consciences, de leur participation directe
ou indirecte la cration ? Le seul fait que Bergson crive dans son dernier ouvrage
que Dieu cre des crateurs 4 qui sont des tres dignes de son amour 5, nous
invite naturellement cette conclusion. Par cette remarque, il semble que Bergson
nous explique que parmi ses cratures, Dieu se retrouve plus particulirement dans
2 E.S, p 24. Nous employons pour dsigner les uvres et les recueils dcrits de Bergson les abrviations suivantes : D.I : Essai
sur les donnes immdiates de la conscience ; M.M : Matire et mmoire ; R : Le Rire ; E.C : Lvolution cratrice ; E.S :
LEnergie spirituelle ; D.S : Dure et simultanit ; M.R : Les Deux sources de la morale et de la religion ; P.M : La
Pense et le mouvant ; M : Mlanges ; C : Correspondances
3 Nous dpassons ainsi, sans doute, les conclusions de Lvolution cratrice M.R, p. 272
4 M.R, p. 270
5 Ibid, p. 270
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celles qui adhrent et qui ralisent ce quoi il aspire. Les crateurs se montrent dignes
de lamour de Dieu, car ils sabandonnent autant sa volont quils la ralisent effec-
tivement, la diffrence de tous ceux qui y concourent sans avoir les moyens ou la
tnacit de crer.
Mais en quoi cette perspective modifie-t-elle celle de Lvolution cratrice ? Tant que
lobjet de lamour de Dieu demeure la cration en tant que telle, en nous ou en lui, la
signification de llan ne change pas. Une volution cratrice se reconnat naturelle-
ment plus dans les crateurs que dans les comportements instinctifs, monotones, et
formats.
Dira-t-on que Les Deux sources apporte lide dune propagation de llan de cration
tous les hommes sans exceptions ? Mais un tel concept douverture se dduit sans
difficult dune volont qui souhaite se rpandre au maximum, partir du moment
o sa finitude loblige se diviser6. Lensemble des crateurs prolonge, en effet, la
volont divine. Ds lors, plus leur nombre augmente, plus la cration se rpartit et
gagne globalement en intensit. Aussi, on comprend que Dieu souvre tout homme.
A lauditeur familier des thses de Bergson sur lvolution, qui assiste cette conf-
rence prononce quatre annes aprs la parution de Lvolution cratrice, il semble
logique que le moraliste reprsente lindividu le plus mme de contaminer ses frres
dune volont de crer, dencourager, voire de lutter ou de se sacrifier, pour quun jour
advienne une socit de crateurs :
Suprieur est le point de vue du moraliste () crateur par excellence est celui dont
laction, intense elle-mme, est capable dintensifier aussi laction des autres hommes,
et dallumer, gnreuse, des foyers de gnrosit. 7.
Mme si on considre que Les Deux sources amne des faits indispensables pour
tayer cette ncessit de diffuser la cration, et de dsigner les individus les plus
mme de nous inspirer et de nous guider, la signification de lhumanit, de lvolu-
tion et du cosmos, ne se modifie pas pour autant. En quoi peut-on parler de dpas-
sement ? Toute la question reste pose. En effet, dans une telle perspective, les
hommes, le moraliste, et llan crent toujours pour crer. Ils napprcient que la
crativit, ou ce qui y participe, plus ou moins directement. Cest une dfinition de
6 Mais llan est fini () Il ne peut pas surmonter tous les obstacles. Le mouvement quil exprime est tantt dvi, tantt divis,
toujours contrari, et lvolution du monde organis nest que le droulement de cette lutte . E.C, pp. 254-255
7 E.S, p. 25
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lamour que nous jugeons par ailleurs plutt restrictive : lamour naime que la cra-
tion. Comme le remarque rcemment et finement Jean-Franois Marquet :
() cest lamour du Crateur pour dautres crateurs, du grand Artiste pour de petits
artistes () cest lide dun crateur qui veut se reproduire en dautres crateurs. Il y
a donc un concept de lamour assez nigmatique 8.
Mais le texte nous contraint-il rduire lamour lamour de la cration, louverture
la simple volont de rveiller et de prserver la crativit dun maximum dindividu ?
Henri Gouhier a raison de souligner limportance de la notion de vie chez Bergson.
Mais toute la question demeure de dfinir ce quest la vie, et surtout, sa signification.
Faut-il penser la vie comme cration chez Bergson comme nous invite dj Lvolution
cratrice, et considrer que cest le dernier mot de la philosophie bergsonienne ? Autre-
ment dit, doit-on en conclure selon la formule de Henri Gouhier que cest lhomme
selon Lvolution cratrice qui rvle le Dieu des Deux sources 9 ?
Ajoutons que si notre enqute doit nous loigner dune telle conclusion, cest--
dire nous conduire une autre comprhension de la signification de lamour dans
Les Deux sources, il importe que de cette signification se dgage la raison prcise pour
laquelle Bergson considre que les crateurs sont les cratures qui se montrent les
plus dignes de lamour de Dieu.
En dautres termes, dune manire ou dune autre, amour et cration doivent se
concilier chez Bergson. Cest pourquoi, la question qui se pose est en dfinitive la
suivante : pour les concilier sans mettre de ct cette remarque sur la dignit du cra-
teur, doit-on rabattre lamour sur la cration, ou pouvons-nous viter ce rabat en nous
appuyant sur dautres passages, voire sur dautres ouvrages ? Devons-nous toujours
considrer que llan cre pour crer puisque Bergson crit que les crateurs sont les
tres dignes de lamour de Dieu ? Existe-t-il une autre signification de llan qui ren-
drait compte nanmoins de cette dignit du crateur ? En vrit, cest cette nouvelle
signification, fonde sur lexamen des livres de Bergson, que ce travail propose de
mettre jour. Selon nous, llan ne cre pas pour crer, il cre pour tout autre chose, et
cest justement cette autre chose qui doit expliquer la raison pour laquelle les crateurs
demeurent les cratures les plus mme de raliser concrtement le dessein de Dieu.
Du moins, cest ce que nous voulons tablir.
8 Jean-Franois Marquet : Questions Francis Kaplan in Jean-louis Vieillard Baron (dir.) : Bergson, la vie et laction, p. 54
9 Henri Gouhier : Bergson et le Christ des vangiles, p. 185
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Remarquons tout de mme que cette tude naurait jamais pu tre mene sans un
renouvellement profond de la faon dont on interprte le principal concept de Berg-
son : la dure. En effet, le fait davoir russi prciser encore ce concept nous a permis
de descendre avec plus daisance dans le dtail de certaines analyses de Bergson, et dy
dcouvrir la solution la problmatique que nous venons dexposer. Toutefois, nous
ne pouvons pour linstant quvoquer cette relation entre les notions de nombre et de
morale. Elle ne prsente pas dobstacle en elle-mme, mais elle ncessite pour tre
explicite de nombreux dveloppements. Cependant, pour prvenir toute confusion,
disons au moins ds prsent que cette relation na rien dune implication. Il sagit
plutt de considrer que la notion de nombre, telle que nous la traitons, facilite laccs
celle de morale, parce quelle rend certains textes clefs moins obscurs. Ce point
sclaircira sans difficult au cours de la lecture de la dernire partie.
Pour le moment, demandons-nous : quest-ce que la dure ? La dure nest ni plus
ni moins que la forme de tout tre. La conscience, la vie, la matire, Dieu, durent.
Impossible de faire limpasse sur ce concept. Tout concept bergsonien le suppose, ou
sy oppose. Comme Bergson lindique Harald Hffding dans cette lettre clbre :
A mon avis, tout rsum de mes vues les dformera dans leur ensemble et les
exposera, par l mme, une foule dobjections, sil ne se place pas de prime abord
et sil ne revient pas sans cesse ce que je considre comme le centre mme de la
doctrine : lintuition de la dure. La reprsentation dune multiplicit de pntration
rciproque , toute diffrente de la multiplicit numrique la reprsentation dune
dure htrogne, qualitative, cratrice, - est le point de vue do je suis parti et o je
suis constamment revenu 10
Bergson lcrit ici : ce nest pas lacte de connaissance lui-mme, cest--dire lintui-
tion , qui nous donne la dure, qui importe pour lui, mais cest plutt ce quil nous
donne, savoir la dure. La dure, cest le centre mme de la doctrine . Mais un
autre passage, en apparence anodin, doit nous questionner.
Dans cet extrait Bergson rappelle que cette forme singulire, qui se fait de pn-
tration rciproque , htrogne , qualitative , cratrice , se distingue radica-
lement dun nombre ( toute diffrence dune multiplicit numrique ). Pour tout
lecteur un tant soit peu instruit des ouvrages de Bergson, il parat dailleurs vident
que la dure, multiplicit htrogne, diffre dune multiplicit numrique : quoi
10 M, p. 1148
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bon discuter ce quon pourrait estimer ntre quune lapalissade ?
Il est vrai quil semble inutile dinsister sur le fait que la dure bergsonienne nest
pas un nombre. Bergson le rpte si souvent dans ses ouvrages, que cette ide parat
sans doute la plus triviale vrifier dans le texte. Est-ce quil ne vaut mieux pas se
soucier de dgager la signification des notions de qualit, dhtrognit, de mul-
tiplicit numrique ? Pourquoi un commentateur perdrait-il son temps tablir que
les concepts de dure et de nombre chez Bergson sopposent ? Il importe plutt de
prciser le contenu de cette opposition entre la dure et le nombre. Mme un lecteur
qui dcouvre Bergson et ne peroit pas encore ce quil entend prcisment par qualit,
htrognit, cration, ou nombre, saisit rapidement cette proposition : la dure
nest pas un nombre . Ds le premier ouvrage de Bergson, il trouve effectivement les
formules suivantes :
je les apercevrai () de manire former ce que nous appellerons une multiplicit
indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre : jobtiendrai
ainsi limage de la dure pure 11 ; il ny aura plus que la dure htrogne du moi
(...) sans rapport avec le nombre. 12 ; la dure proprement dite na pas de moments
identiques ni extrieurs les uns aux autres, tant essentiellement htrogne elle-
mme, indistincte, et sans analogie avec le nombre. 13 ; La dure quils crent ainsi
est une dure dont les moments ne constituent pas une multiplicit numrique 14 ;
Quest-ce que la dure au-dedans de nous ? Une multiplicit qualitative, sans res-
semblance avec le nombre 15
Cette liste nest en rien exhaustive. Sil fallait relever lensemble des passages dans
lesquels Bergson crit que la dure nest pas un nombre dans tous ses livres, la quan-
tit de citations obtenue serait certainement considrable.
Pourtant, Bergson crit aussi parfois que la dure est un nombre :
Nous allons voir, en effet, que [lintensit pure] se rduit ici une certaine qualit
ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considrable dtats psychiques,
ou, si lon aime mieux, au plus ou moins grand nombre dtats simples qui pntrent
11 D.I, p. 78
12 Ibid, p. 81
13 Ibid, p. 89
14 Ibid, p. 102
15 Ibid, p. 170
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lmotion fondamentale. 16
Rappelons pour commencer que lintensit dsigne dans ce passage le fait que
nos sentiments nous donnent limpression de crotre ou de diminuer (je suis plus ou
moins triste, jai plus ou moins piti de lui, etc.). La puret de lintensit signifie, elle,
que Bergson sintresse des sentiments qui ne semblent pas provenir dune activit
de notre corps comme la sensation davoir chaud, faim, mal au pied, etc.
Remarquons alors que si la coloration affecte une masse plus ou moins consid-
rable dtats psychiques , cest que le nombre dtats psychiques colors saccrot ; de
mme, si un plus ou moins grand nombre dtats simples () pntrent lmotion
fondamentale , cest que lmotion rassemble un nombre plus ou moins important
dtats simples. En dfinitive, lintensit pure sidentifie un acte psychique qui colore
ou rassemble plus ou moins dtats lmentaires. Lintensit pure varie donc en fonc-
tion du nombre de ces tats teints ou runis. Par consquent, la dure, dont se tisse
tout tat psychique chez Bergson, est dans ce cas prcis un nombre.
Doit-on en dduire que cet extrait contredit ce que Bergson affirme par ailleurs ?
La dure est-elle ou nest-elle pas un nombre ? Les rares commentateurs qui sou-
lvent explicitement cette question ne lui accordent le plus souvent que de modestes
remarques. Mais partir de ces premires contributions, on peut dj esquisser une
ligne de dmarcation entre ceux qui reconnaissent la dure bergsonienne une di-
mension numrique, et ceux qui rejettent une telle possibilit.
Parmi les deux grands ouvrages qui abordent les livres de Bergson par langle des
mathmatiques, savoir Henri Bergson et la notion despace de Franois Heidsieck, et
Bergson et le calcul infinitsimal de Jean Milet, seul celui de Franois Heidsieck aborde
directement ce problme. Sappuyant sur le dbut de lEssai sur les donnes immdiates
de la conscience, dans lequel Bergson crit que lintensit dune sensation augmente
avec le plus ou moins grand nombre dtats simples qui pntrent lmotion fonda-
mentale 17, Franois Heidsieck renonce faire de la notion de nombre une notion
exclusivement spatiale chez Bergson18. Mais il ne prcise pas ce que serait un nombre
16 Ibid, p. 6
17 D.I, p. 6
18 La qualit apparat Bergson comme une multiplicit, plus ou moins confusment nombrable () Lespace, et non pas le
nombre, constitue lantithse de la qualit chez Bergson () Ainsi la notion dintensit psychologique et la notion de nombre ont
leurs destins lis. Dnier lintensit psychologique, cest repousser le nombre du ct de lespace. Franois Heidsieck : Henri
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non spatial, et surtout, il ne dgage pas une conception de lespace qui rendrait pos-
sible chez Bergson un tel nombre.
En effet, il crit dans le mme passage que le nombre prsuppose lespace 19
sans indiquer dans quelle mesure il pourrait exister, au regard de la dfinition berg-
sonienne de lespace, un nombre qui ne prsupposerait pas lespace. Le nombre reste
donc chez lui exclusivement spatial, puisque lespace, pour lui, est toujours ncessaire
au nombre. Cest pourquoi son interprtation de la dure comme nombre non spatial
se rvle en contradiction avec son interprtation de lespace comme condition de
tout nombre.
Toutefois, cette contradiction a le mrite de nous apprendre quon ne peut attribuer
la dure une dimension numrique sans concilier explicitement cette dimension
avec la conception bergsonienne de lespace. Il importer de tirer de cet enseignement,
fort utile pour la comprhension de la pense bergsonienne, quune interprtation qui
souhaite faire de la dure un nombre spcial doit en parallle proposer une interpr-
tation de lespace qui saccommode dune dure de ce genre. En dautres termes, on
ne peut repenser la dure sans repenser lespace.
Dans cette approche, David Lapoujade repense lespace bergsonien. Chez lui, les-
pace devient ce qui permet aux lments dune multiplicit dapparatre la conscience
au sein de cette multiplicit : Lide claire de nombre, cest lide de la possibilit
() de voir dans cette unit les divisions possibles quon peut y pratiquer 20. Aussi,
lespace nintervient pas lorsque les lments dune multiplicit ne se prsentent pas
la conscience, semblables aux trilliards de vibrations de lumire que nous ne per-
cevons pas dans la sensation de rouge. Il peut donc exister un nombre obscur par
opposition un nombre clair, qui chappe la mdiation de lespace, dans lexacte
mesure o les lments du nombre obscur ne se donnent pas la conscience21. Seule
limpression densemble quils forment par leur runion se donne elle.
Toutefois, chez Bergson, une multiplicit peut prsenter ses lments la
conscience sans pour autant se rfracter dans lespace comme le propose David La-
poujade. Il suffit simplement de songer une mlodie. Dans une mlodie, les l-
Bergson et la notion despace, p. 95
19 Ibid, p. 95
20 David Lapoujade : Puissances du temps, pp. 37-38
21 Il ny a de vision claire que parce que lespace rend ces units distinctes ou distinguables les unes des autres Ibid, p. 38
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ments se voient, cest--dire apparaissent la conscience, au sein de lunit mlodique
quils constituent. Les lments ne fusionnent pas systmatiquement dans la dure
bergsonienne, au point de se dissoudre dans toutes les units quils produisent par
leur mlange.
Mais cette interprtation originale de David Lapoujade a le mrite de ne pas formu-
ler de contradiction, mme si elle nous loigne de la philosophie de Bergson. A juste
titre, et la diffrence de celle de Franois Heidsieck, elle fait en sorte de sparer la
dure comme nombre et lespace. En effet, les dfinitions de la dure et de lespace que
proposent un commentateur ne doivent jamais avoir pour consquence dintroduire
lespace dans la dfinition mme de la dure. Sinon, cela revient attribuer en toute
logique la dure des caractristiques des multiplicits spatiales, savoir la disconti-
nuit, lextriorit, lhomognit, etc..
Cest pourquoi lHistoire de la philosophie a sans doute prfr percevoir dans tout
nombre une spatialisation, afin dviter que sa propre comprhension de lespace
bergsonien nentre en conflit direct avec sa conception de la dure bergsonienne.
Dans un premier temps, il vaut mieux rduire les variations numriques des varia-
tions qualitatives, et de cette faon refuser la dure toute dimension numrique,
qunoncer une interprtation contradictoire, semblable celle de Franois Heidsieck.
Il semble que la plupart des recherches ont jusqu prsent fait le choix judicieux
de privilgier la cohrence de leurs interprtations, et de laisser de ct toute ide
didentification de la dure un nombre spcial. Aussi, il ne faut pas stonner que
lhypothse dune dure comme nombre nait eu au final quun nombre insignifiant
dadeptes.
Pourtant, sans cette hypothse, des ides fondamentales de la philosophie bergso-
nienne savrent inintelligibles. Si, comme le veut Bergson, un acte est plus ou moins
libre, et plus ou moins intense en profondeur, en fonction du nombre de souvenirs
de la personne quil runit, comment penser la libert et lintensit profonde chez
Bergson sans confrer la dure une dimension numrique ? Comme nous allons le
voir prsent, la critique de Bachelard lgard de la dure bergsonienne permet de
prendre conscience de ce type daporie quimplique une dure rduite des variations
qualitatives.
Afin dexposer immdiatement les donnes de ce problme majeur, revenons au
premier ouvrage de Bergson, savoir lEssai sur les donnes immdiates de la conscience
-
16
(1889) et plus particulirement sur ce passage clairant dans lequel il dcrit le senti-
ment deffort physique : [Nous concentrons] sur un point donn de lorganisme, pour
en faire un effort dintensit croissante, les contractions musculaires de plus en plus
nombreuses qui seffectuent sur la surface du corps, (...) Mais cest l un changement
de qualit, plutt que de grandeur. 22. Le lecteur ne peut qutre surpris. Bergson per-
oit bel et bien dans cette intensit croissante un nombre plus grand de contractions
musculaires et conclut de faon presque contradictoire : cest un changement de
qualit, plutt que de grandeur .
Certes, lillusion consiste ici localiser sur un point donn de lorganisme un
accroissement qui manifeste, en vrit, le nombre de parties du corps qui participent
leffort : Essayez, par exemple, de serrer le poing de plus en plus. Il vous semblera
que la sensation deffort, tout entire localise dans votre main, passe successivement
par des grandeurs croissantes. En ralit, votre main prouve toujours la mme chose.
Seulement, la sensation qui y tait localise dabord a envahi votre bras, remont
jusqu lpaule 23.
Mais le fait que ces contractions stalent sur une surface de plus en plus grande, et
ne se concentrent en un point, ne lve pas la difficult. Car un effort plus intense est
un effort qui comptabilise plus de contractions quun autre. Comme le commente
Bachelard : Toute psychologie de leffort doit accder non seulement la gomtrisa-
tion de leffort, comme lindique M. Bergson qui lit lintensit dans le volume muscu-
laire progressivement intress, mais encore larithmtisation de leffort qui compte
les muscles progressivement alerts 24. Comment Bergson peut-il alors affirmer que
nous avons ainsi un changement de qualit plutt que de grandeur , un change-
ment qualitatif plutt que numrique ?
Il est vrai que Bergson nous prvient dans un autre passage que notre langage
est mal fait pour rendre les subtilits de lanalyse psychologique 25. Pourtant cette
prcision nest gure satisfaisante au regard de ce quil explique dans cet extrait, et
dans de nombreux autres moments de ses quatre ouvrages principaux26. Mais nous
22 D.I, p. 7
23 Ibid, p. 18
24 Bachelard : La dialectique de la dure, p. 40
25 Ibid, p. 10
26 Essai sur les donnes immdiates de la conscience ; Matire et mmoire ; Lvolution cratrice ; Les Deux sources
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17
ne pourrons le montrer quau cas par cas.
Nous allons tenter dapprofondir le concept de dure compris comme multiplicit
htrogne depuis les tudes de Deleuze, Pierre Montebello et Frdric Worms. Notre
travail sinscrit dans cette filiation. Ces auteurs ont montr que la dure nest pas un
fluide pur dont les lments ne seraient que des fictions, comme lont considr des
bergsoniens comme Janklvitch. La dure est une multiplicit dun genre spcial : ses
lments ne demeurent pas immuables ou extrieurs les uns aux autres, spars par
une distance vide. Continue, dynamique, toute dure constitue un acte qui rassemble
des lments aussi rels que lunit mlodique quils forment ensemble. Il ne manque
donc plus qu tablir de quelle faon Bergson pense en dure, et non dans lespace,
laddition et la soustraction dlments un tat psychique, pour achever dclairer
dans quelle mesure la dure est une multiplicit qui peut contenir, la lettre, plus ou
moins dlments. La dure nest pas mtaphoriquement une multiplicit comme
nous lapprennent les auteurs que nous venons de citer. A leur suite, nous allons cher-
cher confirmer par le texte quelle nest pas plus mtaphoriquement susceptible de
possder un plus ou moins grand nombre dlments. La dure dispose dlments
rels, qui sont rellement en quantit plus ou moins importante, sans pour autant
ressembler un nombre mathmatique ou une grandeur intensive.
Dans le but de distinguer la dure du nombre mathmatique, dune grandeur in-
tensive, dune quantit, ou dune multiplicit qualitative dpourvue de dimension ad-
ditive ou soustractive, de prciser tous ces concepts, et de montrer lintrt de prendre
Bergson au mot lorsquil dcrit la dure comme un tre capable daugmentation et
de diminution, nous allons nous employer traiter sept notions qui correspondent
chacune nos sept premiers chapitres. Ces notions se caractrisent par le fait quelles
ncessitent les unes comme les autres, pour se dfinir, de considrer que la dure
est un nombre spcial. Nous allons examiner des paragraphes dans lesquels il est
essentiellement question de dures qui varient en nombre, en intensit, en degrs,
en surface, en longueur de temps, etc. Nous nviterons pas les crits fondateurs de
la sparation entre la dure et lespace. Nous allons devoir revisiter et rviser un par
un tous les fondements formels de la philosophie de Bergson : le nombre, la dure,
lespace.
A lissue de cette analyse des textes, doit se dvoiler une nouvelle interprtation de
de la morale et de la religion
-
18
la dure chez Bergson, et de sa position dans lHistoire de la philosophie. Cest partir
de la comprhension de cette dure qui se rvle tre un nombre ds les origines du
bergsonisme (premire partie de cette tude), et qui conserve sa dimension num-
rique tout au long de son uvre (seconde partie), que nous pourrons alors passer dans
notre troisime et dernire partie au problme de la signification de la dure : la dure
est-elle amour ou cration ?
-
19
Partie IAux origines
de la philosophie
bergsonienne
et de la dure
comme nombre
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20
Chapitre 1Lexprience
de pense
dune acclration
universelle
et uniforme.
Quest-ce que lexprience de pense dune acclration universelle et uni-
forme 27 ? Bergson traite de cette exprience ds son premier ouvrage, et la men-
tionne dans les suivants. Mais de fait, cette exprience demeure peu commente.
Parfois on lvoque brivement. Le plus souvent, on ne sy rfre pas. Aucun interprte
ne lui accorde une place dcisive dans une interprtation synthtique de luvre.
Par comparaison, lanalyse bergsonienne des paradoxes de Znon bnficie dune
considration plus importante de la part des historiens de la philosophie28. Aussi,
commencer un travail par lexpos de cette exprience mrite quelques explications.
27 Par lemploi du terme acclration , nous dsignons simplement laugmentation de la vitesse dun mouvement (rappelons
quen mcanique, il peut y avoir augmentation de la vitesse sans acclration par lajout dune vitesse constante une vitesse
initiale). Par lusage du mot uniforme , nous voulons seulement dire que cette augmentation de la vitesse (la vitesse devient
n fois plus importante dans lexprience de pense laquelle sintresse Bergson) sapplique de la mme manire tous les
phnomnes concerns : par exemple, il ny a pas des mouvements qui doublent leur vitesse et dautres qui la triplent, mais uni-
quement des mouvements qui doublent leur vitesse, ou uniquement des mouvements qui la triplent. De plus, il est vrai que les
lois physiques de la mcanique restent identiques quelque soit la vitesse dun repre inertiel (relativit galilenne). Mais cette
relativit galilenne, qui ressemble lexprience de pense dune acclration universelle et uniforme, parce quelle conduit
elle aussi lide dun non changement des lois de la mcanique suite une variation de la vitesse, ne correspond pas cette
exprience. Nous devons cette prcision Michel Haag.
28 Cette importance accorde aux paradoxes de Znon provient sans doute dune certaine interprtation de la dcouverte de la dure
par Bergson comme issue du traitement de ces paradoxes. Nous aurons revenir dans le second chapitre sur les commentaires les
plus dvelopps du paradoxe de lAchille dans lEssai, et dans le quatrime sur la survaluation du rle de ces paradoxes dans la
dcouverte de la dure par de nombreux biographes.
-
21
La majorit des commentateurs et des biographes qui se sont intresss aux pr-
misses de la pense bergsonienne comme Jean Milet, Philippe Soulez ou Rose-Marie
Moss-Bastide, nont accord aucun rle particulier cette exprience. Nul na relev le
fait que Bergson la dsigne comme ltonnement lorigine de sa rflexion, en dehors
de Henri Gouhier29. Pourtant, cest par elle que Bergson dcouvre le concept central
de sa philosophie : la dure. Nous dmontrerons ce fait biographique dans le qua-
trime chapitre. Pour linstant, nous indiquons simplement que dbuter par ltude de
cette exprience revient pour nous respecter lordre dlaboration de la philosophie
bergsonienne.
Il est vrai que cette exprience de pense au premier examen ne mrite pas quon
lui accorde tout un chapitre. Les commentateurs ne sy attardent pas avec raison : leur
analyse de cette exprience ne dgage aucun lment remarquable permettant de
rendre compte de linvention de la dure, ou apportant une vision neuve de la philo-
sophie bergsonienne. Cest pourquoi cette exprience reste chez eux marginale, et que
la plupart choisit sans doute de ne pas en parler.
Mais il arrive parfois quune surprise nous attende lendroit mme o nous
croyons ne rien avoir dcouvrir. En effet, cette exprience soulve non pas une mais
deux interrogations. Or, la rponse de Bergson la seconde question (quon ne traite
jamais) dconcerte : en rsum, la dure bergsonienne, que tout le monde considre
juste titre comme trangre toute dimension numrique, se prsente dans le texte
comme susceptible daugmentation ou de diminution. Aussi, on rencontre de nom-
breuses difficults lorsquon cherche interprter ces descriptions explicites de la
dure qui lexposent comme si elle tait un nombre. A force dchouer attnuer
lanalogie entre la dure et le nombre propose par Bergson, on se retrouve alors
devant lalternative suivante : premirement, considrer que Bergson ne russit pas
rsoudre son problme sans se contredire ou se cacher derrire une approche mta-
phorique et obscure de la dimension numrique de la dure ; deuximement, sup-
29 Il y a donc, lorigine de cette philosophie, un grand tonnement immdiatement cristallis en une image ; car le si... de
la lettre James nintroduit pas seulement une figure de style mais un souvenir, et cest bien comme tel que la pittoresque hypothse
deviendra une des constantes de la rhtorique bergsonienne : si tous les mouvements de lunivers taient uniformment acclrs,
bien mieux : si la limite, une rapidit infinie resserrait le successif dans linstantan, aucune formule scientifique ne serait modi-
fie. Henri Gouhier : Bergson et le Christ des vangiles, p. 16
-
22
poser que la dure bergsonienne est un nombre. La premire issue est dsagrable
pour quiconque apprcie Bergson. La seconde ne revient-elle pas noncer ce qui est
considr sans doute comme le pire des contresens sur sa philosophie ?
A dfaut de se satisfaire de ces deux voies, on peut adopter la seconde titre dhypo-
thse et voir jusquo elle nous mne. Il faut en particulier parvenir accommoder
cette conjecture avec la critique bergsonienne de lidentification du temps une quan-
tit ou un nombre mathmatique. Ce chapitre relate cette premire investigation.
1.1.
Les deux questions que pose
linterprte lexprience de pense
dune acclration universelle
et uniforme
Dans lEssai, Bergson expose une premire fois cette exprience de la faon suivante :
Ce qui prouve bien que lintervalle de dure lui-mme ne compte pas au point de
vue de la science, cest que, si tous les mouvements de lunivers se produisaient deux
ou trois fois plus vite, il ny aurait rien modifier ni nos formules, ni aux nombres
que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression indfinissable et en
quelque sorte qualitative de ce changement, mais il ny paratrait pas en dehors delle,
puisque le mme nombre de simultanits se produirait encore dans lespace. 30.
A la lecture de ce passage, on se demande naturellement : pourquoi une acclra-
tion uniforme de chaque mouvement matriel ( si tous les mouvements de lunivers
se produisaient deux ou trois fois plus vite ) naboutirait aucune modification des
quations qui prdisent ces mouvements ( il ny aurait rien modifier ni nos for-
mules, ni aux nombres que nous y faisons entrer ) ? Pourquoi la conscience seule
( il ny paratrait pas en dehors delle ) se rendrait nanmoins compte dune telle
acclration ( La conscience aurait une impression indfinissable et en quelque sorte
qualitative de ce changement ) ?
En rsum, interprter cette exprience chez Bergson revient rpondre ces
deux questions : pour quelle raison lacclration chapperait aux outils de mesure
30 D.I, pp. 86-87
-
23
des scientifiques et leurs formules ? Pour quelle raison la conscience dtecterait
lacclration ?
Il apparat que les rares commentateurs qui ont mentionn ou tudi cette exp-
rience connaissent sans aucun doute la rponse la premire question, mme sils
ne lexplicitent pas dans le dtail. En vrit, cette question ne constitue aucun obstacle
pour linterprte. Elle ne porte donc aucun enjeu particulier. Toutefois, il importe de
lexpliquer dans le but dintroduire la seconde interrogation qui porte en elle tout le
problme.
En effet, la deuxime soulve une difficult. Il ne sagit plus simplement de re-
marquer que lacclration chappe la mesure. Pourquoi la conscience reste-t-elle
sensible cette acclration ? Pourquoi nest-elle pas aussi aveugle lacclration
que les instruments des scientifiques ? Que doit tre ltre de la conscience pour que
lacclration puisse sprouver ?
Si on sen tient lEssai, il faut attendre le second moment o Bergson revient
sur cette exprience pour avoir une rponse. Mais la rponse surprend. Elle remet
en cause lide communment admise que la dure serait dpourvue de dimension
numrique. Bergson contrevient-il aux principes mme de sa propre pense ?
Cest pourquoi, mme si cette deuxime interrogation semble issue dune marge
du bergsonisme, elle nen demeure pas moins dcisive. Elle tire moins son impor-
tance des passages quelle permet de comprendre, que de la conception de la dure
quelle implique. Lenjeu de cette question excde considrablement son contexte. En
effet, la rponse la plus probable celle-ci met en jeu une certaine interprtation de
la dure. Or cette interprtation soppose directement la faon dont nous pensons
traditionnellement la dure. Nest-il pas vident que la dure nest en aucune manire
un nombre ? Bergson le rpte si souvent31. Par consquent, discuter de la rponse
apporter cette seconde interrogation devient invitable. Commenons donc par
lucider la premire question, ce qui nest, en dernire instance, quune manire de
prsenter la seconde et le dfi quelle reprsente pour la recherche contemporaine sur
Bergson.
31 Cf. Introduction.
-
24
-
25
1.2.
Pourquoi une acclration universelle
et uniforme chapperait-elle notre
connaissance scientifique ?
Les scientifiques russissent prdire la localisation spatiale et temporelle des
mouvements matriels mais aussi lvolution de leur vitesse. Aussi, pourquoi Bergson
soutient-il quune telle acclration nentranerait pas de nouvelles prdictions, cest-
-dire de nouvelles quations prenant en compte et modlisant ce dplacement plus
rapide des phnomnes ?
Il est vrai que cette exprience de pense est courante lpoque 32 comme lcrit
Arnaud Bouaniche. Franois Heidsieck en rappelle la prsence la fin du XIXe sicle :
Disons dabord que Bergson na pas soulev le premier ce problme. Il prend au
contraire la parole dans un dbat qui est dactualit. Vers 1890, lutopie de laccrois-
sement des vitesses est un exercice presque banal. Certains font varier non pas les
vitesses, mais les dimensions, ainsi Delboeuf dans son Mgamicros, ou les effets
sensibles dune rduction proportionnelle des dimensions de lunivers ; dautres les
dimensions et les vitesses comme Lechalas, qui tudie le problme des mondes
semblables et la rversibilit de lunivers . Dunan a la sagesse dignorer la question.
L. Couturat fustige du point de vue du rationalisme scientifique, toutes ces tenta-
tives, sans oublier celle de Bergson qui partage avec M. Delboeuf la rprobation du
logicien 33
Au regard de lactualit de cette utopie , Bergson sans doute na nul besoin
dexpliquer ce que tout le monde semble connatre. Aussi ne se donne-t-il sans doute
pas la peine de justifier pour quelle raison les appareils de mesure ou nos quations
demeureraient insensibles une acclration universelle et uniforme.
Mais de nos jours, cette exprience de pense a perdu de son aura. Reconnaissons-
le : nous nen savons plus grand chose. Aussi il nous appartient de la dtailler nou-
veau, et comme nous ignorons sil existe des exposs prcis de celle-ci, nous allons
nous employer en fournir un, afin den simplifier lapprhension.
Pour comprendre la faon dont une acclration universelle et uniforme chappe-
32 Arnaud Bouaniche, in D.I, p. 232
33 Franois Heidsieck : Henri Bergson et la notion despace, pp. 100-101
-
26
rait nos appareils de mesure, et par voie de consquence, aux quations qui en r-
sultent, il faut saisir le point suivant : lacclration se produisant de la mme manire
(uniforme) en chaque mouvement (universelle), elle affecte identiquement aussi bien
les objets mesurs que les objets qui servent la mesure. Cest pourquoi nos appareils
de mesure qui subissent la mme acclration que les autres mouvements matriels
ne dtectent rien au sens strict.
Supposons en effet que je lance une balle perpendiculairement au sol : la balle part
de ma main, monte droit dans le ciel, puis retombe dans ma main. Comme je dispose
dun chronomtre aiguille, je note intervalles rguliers la distance de la balle par
rapport ma main. Jtablis ainsi le relev suivant : au bout dune seconde, la balle se
situe trois mtres de ma main ; au bout de deux secondes quatre mtres ; au bout
de trois secondes trois mtres (elle redescend) ; puis au bout de quatre secondes,
elle se trouve nouveau dans ma main. Ce que je peux aussi crire comme ci-dessous,
pour avoir une vision synoptique de mon relev.
0 s 0 m1 s 3 m2 s 4 m3 s 3 m4 s 0 m
Jopte alors pour lquation f(t)= - t + 4t (pour t appartenant lintervalle allant
de 0 4) afin de rsumer la trajectoire de ma balle. Pour comprendre ce choix et mieux
entrevoir ce quest une quation, il suffit de remplacer la variable t dans mon quation
par zro seconde, puis par une seconde, deux secondes, etc. (colonne de gauche). Je
retrouve alors mes rsultats prcdents (colonne de droite) :
-
27
f(0)= - 02 + 4 x 0 = 0 f(1)= - 12 + 4 x 1 = -1 + 4 = 3
f(2)= - 22 + 4 x 2 = - 4 + 8 = 4 f(3)= - 32 + 4 x 3 = - 9 + 12 = 3f(4)= - 42 + 4 x 4 = - 16 + 16 = 0
0 s 0 m f(0) = 01 s 3 m f(1) = 32 s 4 m f(2) = 43 s 3 m f(3) = 34 s 0 m f(4) = 0
Supposons maintenant que lunivers aille deux fois plus vite ; cela revient dans
notre illustration ce que le mouvement de la balle et le chronomtre doublent leur
vitesse. Pour parcourir quatre mtres, il ne faut plus alors la balle quune seule se-
conde au lieu de deux. Or, puisque laiguille a elle aussi doubl son allure, elle indique
le chiffre deux au bout dune seconde. Par consquent, lorsque la balle atteint la hau-
teur de quatre mtres, laiguille montre le chiffre deux, mme si une seule seconde
sest coule. Lacclration ne change rien : quand la balle se situe quatre mtres,
laiguille marque toujours le chiffre deux. En termes bergsoniens, je constate toujours
la mme simultanit , cest--dire les mmes vnements simultans : laiguille
qui indique deux secondes et la balle qui atteint quatre mtres ( 2 s 4 m ).
Cest pourquoi Bergson crit que dans le cas dune acclration (...) le mme
nombre de simultanits se produirait encore dans lespace. . Je nai donc pas modi-
fier mon quation puisque le symbole t y dsigne non pas le temps en gnral,
mais le chiffre indiqu par mon aiguille ; le rsultat de la fonction (f(t)) ne donne que
lendroit o se trouve la balle, et au moment t indiqu par mon chronomtre, la balle
se situe toujours au mme niveau quauparavant.
Lacclration touche les mouvements mesurs et les appareils de mesure (elle est
universelle). Mais elle les affecte de la mme faon (elle est uniforme) car la vitesse
de ces mouvements et de ces appareils augmente identiquement (ici elle double).
Cest pourquoi les vnements relevs (la hauteur de la balle et la marque o se situe
laiguille) concident, comme avant lacclration. Ainsi, lacclration chappe aux
appareils et aux quations qui en rsultent, parce quelle affecte, de la mme manire,
le mouvement et les mouvements censs mesurer ces mouvements.
Autrement dit, la mesure et la formalisation de lacclration nest quun rapport
entre mouvements. Elle ne quantifie aucune vitesse en soi. De mme que la mobilit
-
28
dun objet sapprcie relativement un rfrentiel en sciences, et na aucune existence
indpendante, la vitesse dun objet na de sens que relativement la vitesse dun autre.
Par consquent, si lobjet rfrent subit lui aussi la mme acclration, le changement
de vitesse demeure indtectable, car le rapport entre lobjet rfrent et lobjet mesur
reste identique. Arnaud Bouaniche a raison de le souligner : cette exprience de pen-
se dune acclration universelle et uniforme (...) permet de faire apparatre le
caractre relatif du temps mesur par la science (...) 34. Reste alors se demander :
pour quelle raison la conscience y serait-elle sensible ?
1.3
Pourquoi la conscience
ressentirait une acclration
universelle et uniforme ?
Un peu plus loin dans louvrage, Bergson expose nouveau lexprience de pense
dune acclration universelle et uniforme. Il apporte deux prcisions par rapport la
version que nous venons dtudier, dont une soppose linterprtation classique de
la dure comme non numrique. En effet, il crit :
Pour faire toucher du doigt cette diffrence capitale, supposons un instant quun
malin gnie, plus puissant encore que le malin gnie de Descartes, ordonnt tous
les mouvements de lunivers daller deux fois plus vite. Rien ne serait chang aux
phnomnes astronomiques, ou tout au moins aux qua tions qui nous permettent
de les prvoir, car dans ces quations le symbole t ne dsigne pas une dure, mais un
rapport entre deux dures, un certain nombre dunits de temps, ou enfin, en dernire
analyse, un certain nombre de simultanits ; ces simultanits, ces concidences se
produiraient encore en nombre gal ; seuls, les intervalles qui les sparent auraient
diminu mais ces intervalles nentrent pour rien dans les calculs. 35.
On retrouve dabord dans cet extrait lide que dans une quation la variable t
renvoie deux phnomnes simultans : le phnomne mesur et sa mesure sur
un appareil ( le symbole t ne dsigne pas une dure, mais (...) un certain nombre
de simultanits ). Aussi lacclration ne modifiant ni lordre, ni le contenu de ces
34 Arnaud Bouaniche in D.I p. 232
35 D.I, p. 145
-
29
simultanits, les quations demeurent identiques, parce quelles dpendent unique-
ment de cet ordre et de ce contenu. ( Rien ne serait chang aux phnomnes astro-
nomiques, ou tout au moins aux qua tions qui nous permettent de les prvoir, car (...)
ces simultanits, ces concidences se produiraient encore en nombre gal ).
Cette articulation entre linvariance des simultanits, et le contenu des quations,
dmontre donc une forte ressemblance entre cette version de lexprience de pense
dun accroissement uniforme des vitesses, et la version antrieure36. Mais quapporte
cette seconde version la prcdente ?
Tout dabord, Bergson y dcrit ce que dsigne le symbole t pour lui. Cette prci-
sion a son importance, puisque le symbole t sert dans les quations reprsenter
une dure de temps. Mais elle najoute rien de vraiment nouveau. En effet, comment
dfinit-il ce symbole ?
Bergson lidentifie dabord au rapport entre deux dures , un certain nombre
dunits de temps . En dautres termes, il rappelle que le signe t dsigne avant
tout un nombre dunits de temps (une seconde, deux secondes, etc.). Comme tout
nombre, il apparat dans un premier temps comme multiple dune unit ou dun ta-
lon (seconde, minute, heure, etc.). Cest pourquoi toute quantit indique le rapport
entre deux dures , cest--dire la division par ltalon de la dure mesure (une dure
de quatre secondes et demie signifie que cette dure se divise en quatre fois cet talon
dune seconde plus une moiti de cet talon).
Mais il prcise dans un second temps que le nombre t comptabilise moins en
dfinitive des units que des simultanits ( le symbole t ne dsigne pas une dure,
mais un rapport entre deux dures, un certain nombre dunits de temps, ou enfin, en
dernire analyse, un certain nombre de simultanits ).Cette diffrence peut sembler
pour linstant anecdotique. Elle est dcisive. Mais nous ne le comprendrons que plus loin.
Pour le moment, la prsentation de la signification de ce symbole comme quan-
tit de temps ne diffrencie pas particulirement cette version de la version situe
soixante pages plus tt. En effet, en dernire analyse Bergson associe t une
autre mesure (distance, etc.). Autrement dit, t dsigne lun des deux termes dune
simultanit (quatre secondes pour deux mtres parcourus par exemple). Bergson
rappelle ainsi que mme si le symbole t dsigne un nombre dunits de temps, il
reprsente surtout un des termes dune simultanit.
36 Ibid, p. 87
-
30
Cest pourquoi, en tant quun des termes dune simultanit, il sert dabord for-
mer une relation de fonction ( f(2) = 4 , cest--dire 2 s 4 m ). Puis, partir de
plusieurs de ces relations, il permet de crer des quations qui regroupent ces simul-
tanits. Ainsi la formule gnrale f(t)= - t + 4t rsume les simultanits f(1)
= 3 ; f(2) = 4 ; f(3) = 3 ; etc. . Enfin, une fois cette quation tablie, le symbole t
peut tout moment rendre la prvision possible, par son remplacement par la valeur
de linstant que nous voulons anticiper. Par exemple, dans lquation prcdente, il
suffit de lui substituer deux secondes et demie , pour dterminer lavance que le
mobile au bout de deux secondes et demie se situera trois mtres et soixante quinze
centimtres. Formellement, cela scrit : f(2,5) = - (2,5) + 4x(2,5) = 3,75 .
Cest pourquoi, en rsum la prsentation par Bergson du symbole t revient
dtailler la notion de simultanit et son rle dans la construction des quations. Elle
prcise donc la version prcdente de lexprience de pense sans la modifier, et ne lui
apporte rien de dcisif, du moins ce niveau. En effet, cest bien plutt la fin de cette
nouvelle version qui surprend le lecteur et modifie significativement le sens de cette
exprience de pense. Analysons plus prcisment la conclusion :
() seuls, les intervalles qui les sparent auraient diminu mais ces intervalles
nentrent pour rien dans les calculs. .
Cette phrase a quelque chose de choquant, et pas seulement pour linterprte. Un
physicien se demande sans doute : comment Bergson peut-il crire quune diminu-
tion des intervalles de temps nentre pas dans les quations ? Quest-ce que t si ce
nest un nombre dintervalles de temps ? Et le commentateur sinterroge tout autant :
comment ce qui nest pas cens entrer dans une quation, et qui est donc susceptible
de durer, pourrait diminuer ? La dure ne reste-t-elle pas incapable de diminution ou
daugmentation chez Bergson ? En effet, nest-ce pas un nombre ou une quantit qui
crot ou baisse ? Nest-ce pas dans lespace que les choses peuvent perdre des inter-
valles de temps ? Et un intervalle de temps nest-il pas quune image spatiale du temps ?
Comme nous allons le voir prsent, la rponse ces questions lgitimes nim-
plique pas seulement de rompre avec la manire dont on aborde traditionnellement la
dure. Elle ncessite aussi de repenser le rapport entre la dure et lespace, et de dis-
tinguer nettement chez Bergson le multiple dune unit et le nombre mathmatique.
-
31
1.3.1
Une dure non numrique
nexplique pas de quelle faon la conscience
ressentirait lacclration
Depuis le dbut de lEssai sur les donnes immdiates de la conscience, la notion din-
tervalle intervient dans la description de la reprsentation spatiale des objets. Elle
indique le fait que nous nous imaginons dordinaire (ou en psychophysique) les faits
psychiques spars les uns des autres par une distance virtuelle. Ainsi, une mlodie
sapparente pour nous une suite de notes distinctes les unes des autres par un inter-
valle vide, alors quen vrit, dans notre conscience, ces notes se touchent, et de leur
contact nat la mlodie :
Comme leffort par lequel votre voix passe dune note la suivante est discontinu,
vous vous reprsentez ces notes successives comme des points de lespace quon at-
teindrait lun aprs lautre par des sauts brusques, en franchissant chaque fois un
intervalle vide qui les spare 37.
Bergson identifie mme dans le premier chapitre la notion dintervalle celle dune
diffrence entre deux grandeurs :
Mais si S et S sont des tats simples, en quoi consistera lintervalle qui les spare ?
Et que sera donc le passage du premier tat au second, sinon un acte de votre pense,
qui assimile arbitrairement, et pour le besoin de la cause, une succession de deux tats
une diffrenciation de deux grandeurs ? .
Cest pourquoi le commentateur familier de lEssai sursaute lorsquil lit que des
intervalles de temps nentrent pas dans les quations. Car sils ny entrent pas, cest
que leur tre doit diffrer dun tre mathmatique. Or quest-ce qui diffre dun tre
mathmatique si ce nest la dure dans lEssai ? Par consquent lintervalle de temps
apparat ici non pas comme une image spatiale de la dure, mais comme une image
au moins partiellement adquate celle-ci. La signification de cette notion semble
donc non seulement changer de sens, mais prendre une signification oppose celle
quon trouve au dbut de louvrage.
37 Ibid, p. 33
-
32
En effet, Bergson crit :
(...) ces simultanits, ces concidences se produiraient encore en nombre gal ;
seuls, les intervalles qui les sparent auraient diminu mais ces intervalles nentrent
pour rien dans les calculs. .
On ne peut que le constater : le mot dintervalle sert dsigner quelque chose qui
chappe aux quations. Mais quest-ce qui peut chez Bergson chapper aux quations
si ce nest ce qui dure ? En effet, cest la dure et elle seule qui nest pas mathmatisable
chez Bergson. Cest elle quune quation mathmatique ne peut reprsenter adqua-
tement. Il faut donc en convenir : par le mot dintervalle, Bergson ne dsigne pas une
distance vide, mais un ensemble de faits psychiques relis entre eux, et occupant toute
la longueur de cet intervalle. En dautres termes, il sagit ici dintervalles de dure
( ces intervalles nentrent pour rien dans les calculs ) et non dintervalles spatiaux,
cest--dire dintervalles creux ou parsems de points extrieurs les uns aux autres.
Cependant Bergson prsente ces intervalles comme capables de diminuer ( seuls,
les intervalles qui les sparent auraient diminu ). Aussi, si on souhaite comprendre
ce passage, il importe dabord de chercher concilier cette diminution dun intervalle
de dure avec lide la plus commune sur Bergson, savoir que la dure ne peut
pas rellement diminuer puisquelle demeure sans dimension numrique. Avant de
proposer lhypothse selon laquelle la dure nest rien dautre quun nombre spcial,
faut-il encore avoir vrifi que lhypothse contraire, en particulier parce quelle est la
plus admise et la plus vidente, ne suffit pas interprter ce passage. Demandons-
nous donc : quest-ce qui pourrait diminuer dans une dure trangre la notion de
nombre ?
Cest prsent que lessentiel de la thse soutenue dans ce premier chapitre va se
jouer. Nous allons envisager quatre rponses possibles la question que nous venons
de soulever. Ces rponses sinspirent de points de vue de commentateurs, formuls
dans dautres contextes. En effet, on ne trouve pas dans la littrature de commentaires
qui traitent directement de ce passage, en particulier de la signification du verbe di-
minuer . Cest pourquoi ces rponses ne correspondent pas la position effective de
certains commentateurs, mais plutt la position que ces commentateurs pourraient
avoir relativement leur comprhension de la dure bergsonienne. Lobjectif demeure
danticiper des rfutations quon pourrait nous adresser au moyen dinterprtations de
la dure opposes la ntre.
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33
De plus, ces quatre rponses ont pour rle de reprsenter, et de dvelopper au
maximum, les consquences de lhypothse dune dure incapable de diminution
ou daugmentation. Lide reste dtablir que cette hypothse, contraire la ntre, ne
parvient pas rsoudre certains problmes interprtatifs. De cette faon, nous allons
tenter dpuiser toutes les qualits interprtatives de cette hypothse, dans le but den
clairer profondment les limites, de prvenir dventuelles objections, et de renforcer
lhypothse adverse que nous dfendrons ensuite.
Premire solution
Lorsquon sinterroge sur la prsence dans le texte de termes qui signifient explici-
tement que la dure est susceptible de varier numriquement, la premire solution
consiste ngliger la prsence de verbes comme le verbe diminuer que nous
venons de relever dans lextrait prcdent. On se rappelle que chez Bergson le langage
courant ne se prte pas dcrire des qualits, et on en dduit que lemploi dun verbe
connotation numrique demeure une approximation lexicale invitable.
On retrouve ainsi une position semblable celle de Gilbert Maire lorsquil dnonce,
dans un autre contexte, le fait de prendre la lettre les expressions de Bergson38. Du
point de vue de cette position, la diminution dune dure devient alors la mtaphore
dune sorte de longueur de temps qui dcrot sans dcrotre. Mais ainsi, on sinterroge
sur ce que pourrait signifier, mme mtaphoriquement, un intervalle de dure qui ne
diminue pas. En effet, mme titre dimage potique, quel sens pourrait avoir une
longueur de temps qui nest pas une longueur de temps, cest--dire une longueur
susceptible de stendre ou de se rduire ?
Pour viter cette difficult, on peut assimiler lemploi du verbe diminuer une
maladresse. Bergson aurait d prfrer un autre mot. Lapproximation lexicale ne pro-
vient plus des limites du langage courant. Cest Bergson qui a mal choisi ses termes.
Mais maladroitement choisi ou non, le verbe diminuer et la dimension numrique
de la dure conservent toujours une signification mtaphorique pour celui qui adopte
ce point de vue. Autrement dit, pour lui, tout intervalle de dure doit prendre un cer-
tain temps, mais ce temps ne peut pas grandir ou rapetisser, ou du moins, il ne peut
pas y avoir dintervalle plus grand ou plus petit quun autre.
38 Cf. dbut du chapitre 5
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34
A la diffrence dune diminution effective, lintervalle de dure diminue donc sans
perdre des units de temps. Il diminue mais sans rien sacrifier : il diminue sans dimi-
nuer. On se demande alors juste titre si ainsi on nobscurcit pas plus quon ne clarifie
la notion. En effet, que peut tre une diminution sil ny a pas dans ce qui diminue
moins dlments quauparavant ?
Deuxime solution
Une autre rponse consiste alors mettre en relief la dimension qualitative de
la dure. La diminution se prsente la conscience semblable un sentiment. De la
mme manire que nous prouvons une diffrence de temprature par la perception
dune chaleur plus ou moins intense, nous apprcions une diminution temporelle
par sa face qualitative la surface de la conscience. La longueur de la dure res-
semble alors la longueur en bouche dun vin. On retrouve dans cette ide de
rduire la dure bergsonienne aux diffrentes qualits quelle revt pour nous dans
la conscience, au moment o je les vis, la conception de la dure bergsonienne de
Janklvitch39.
Ainsi, rien ne diminue vritablement dans la dure. Tout demeure une qualit. La
sensation devient le modle dominant pour penser la relation entre la dure et ses
lments. La diminution prend donc une nouvelle fois une signification mtapho-
rique : rien ne diminue effectivement dans la dure ; il nexiste quune impression de
diminution.
Cest pourquoi, en tant quelles sont des vcus de conscience, ces [impressions d]
intervalles nentrent pour rien dans les calculs . On ne peut les reprsenter, puisque
la figuration exige que la conscience sextriorise des lments quelle se donne, tel un
mathmaticien qui contemple la droite quil vient de tracer. La diminution en tant que
qualit doit tre prouve, et pour lprouver la conscience doit demeurer intrieure
elle : cest pourquoi Bergson crit que ces intervalles-qualits chappent aux quations.
Cette seconde rponse a le mrite de proposer une raison qui justifie le fait que les
intervalles de dure demeurent trangers aux calculs, sans introduire dans la dure
de dimension numrique. Mais dans lexprience de pense dune acclration uni-
verselle et uniforme, la sensation de diminution provient dune diminution relle de
39 Cf. 2.3.1
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35
temps. Rappelons brivement que lorsque lunivers matriel acclre, le temps pris
par tout processus diminue. Par consquent, le temps diminue effectivement dans un
univers qui acclre uniformment avant de donner lieu, dans la conscience, une
impression dacclration ou de diminution. Il faut donc expliquer de quelle manire
cette diminution relle, matrielle et numrique, se transforme en une qualit dans
la conscience.
Il est manifeste ici quon ne peut fournir dexplication satisfaisante tant que les
notions de qualit et de nombre restent antinomiques. En effet, lacclration relle et
le sentiment dacclration ne peuvent thoriquement plus communiquer, si on les
considre ou les dfinit comme des contraires logiques. Il ne sagit pas seulement de
dire que la conscience prouve lacclration. Il faut expliquer de quelle faon cette
impression se forme partir dune diminution dunits de temps qui se produit dans
la matire physique, puisque cest ce qucrit Bergson. Or si par dfinition cette ma-
tire est seule possder une dimension numrique, comment le numrique finit-il
par devenir du non numrique ? Comment une acclration effective se transforme
en une impression dacclration si ltre de lacclration, et ltre de limpression,
sont dtermins par des attributs contradictoires ? Comment une diminution relle
se transforme en une impression de diminution, dacclration, tant quon considre,
de droit, quune impression de diminution ne peut pas tre une diminution ?
Cette seconde rponse ne parvient donc pas comme la premire rendre compte du
fait que la conscience ressent lacclration, cest--dire la diminution des intervalles
qui la scandent. On peut admettre que le nombre dintervalles de temps diminue
dans le monde matriel. Mais sil nentre pas dans le sentiment de diminution cette
diminution, le passage de lun lautre apparat comme un saut brutal et mystrieux.
En dfinitive, on aboutit lalternative suivante : le sentiment contient ou ne contient
pas cette diminution. Or cette alternative donne raison en toute logique lhypothse
dune dure numrique. En effet, si le sentiment contient cette diminution, il faut
alors admettre que dans ltre de ce sentiment se produit une diminution relle, et
par consquent rejeter lhypothse dune dure non-numrique. Si le sentiment ne
contient pas cette diminution, alors toute gense de ce sentiment partir dune dimi-
nution qui sest rellement produite en dehors de la conscience devient impossible,
et ne voit pour quelle raison la conscience ressent lacclration.
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36
Troisime solution
Pour chapper cette objection, une nouvelle solution se prsente. Il suffit de ne
plus opposer la quantit et la qualit, et dassimiler la qualit de la quantit contrac-
te. Ainsi, les units de la quantit se mlent les unes aux autres et produisent par
leur confusion une impression globale, comme les notes se pntrent les unes aux
autres et forment une mlodie. On apprend ainsi que la sensation consciente dune
diminution ou dune acclration contracte de la matire relle. On rtablit effective-
ment la communication entre une acclration relle et matrielle, et la sensation de
cette acclration dans la conscience. Cette solution se rapproche de la manire dont
Deleuze conoit la dure40 de la conscience chez Bergson, comme contraction de la
matire-quantit.
Mais reconstruire le pont entre la conscience et la matire ne suffit pas expli-
quer de quelle faon se constitue une sensation dacclration ou de diminution. Si
la matire physique se compose dintervalles de dure, et si ces intervalles diminuent
suite une acclration, il faut dune manire ou dune autre quils ne disparaissent
pas, et continuent de sadditionner sous une forme ou sous une autre, pour constituer
une sensation dacclration ou de diminution.
En effet, si les intervalles disparaissent par leur contraction, la sensation dacc-
lration nest plus quune masse dpourvue dunits. Aussi en son tre plus rien ne
diminue. Ds lors, la mme question se pose : comment la conscience produit une
sensation de diminution sans que rien ne diminue en elle ?
Supposons quon rejette cette identification de la dure un fluide pur dpourvu
rellement dlments. Admettons que la dure nest pas quune multiplicit dont les
lments sont autant de fictions prises sur une continuit pure, mais une multiplicit
dont les lments existent vritablement. Pour le dire simplement, reconnaissons
que la dure nest pas une multiplicit en puissance mais en acte, en pensant que de
cette faon on va pouvoir faire lconomie de lhypothse de la dure comme nombre.
Avons-nous triomph dfinitivement de cette difficult ? Il ne faut laisser aucune qui-
voque cette question. Mme si les intervalles de dure ne se dissolvent pas dans un
tout uniforme lorsquon transite du monde matriel la conscience, remarquons-le
bien : cette hypothse ne nous laisse que deux alternatives. Soit ces intervalles prsents
40 Cf. 7.3
-
37
au cur de la dure varient aussi selon leur nombre (ils sont donc plus ou moins
nombreux) ; soit ils ne sont susceptibles daucune variation numrique comme le veut
lhypothse dune dure non numrique, et rien ne peut diminuer effectivement dans
cette dure pourtant pleine dintervalles.
En rsum, la troisime rponse a le mrite de rtablir la relation entre le monde
matriel o se produit lacclration (et donc la diminution dunits de temps) et la
conscience, et mme de proposer que la conscience se compose de ces units de
temps. Elle admet donc que la dure est une multiplicit en acte et non seulement
en puissance, puisque des subdivisions existent vritablement en elle. Mais pour pr-
server lhypothse dune dure non numrique, on se doit de renoncer toute ide
daugmentation ou de diminution de ces units, toute ide de plus ou de moins. La
dure est donc compose mlodiquement dlments, mais non dun certain nombre
dlments. Or si tel est le cas, le mot de diminution conserve sa signification mta-
phorique. Mais surtout, on ne saisit toujours pas de quelle faon les lments dune
multiplicit, qui ne sont pas rellement en plus ou moins grand nombre, pourraient
produire limpression quils le sont.
Tant quon ne reconnat pas la dure une dimension numrique de la mme
manire quon lui reconnat une dimension qualitative, on ne peut expliquer de
quelle faon limpression dune dure infrieure de temps peut se former. En effet,
si les units de temps prleves dans la matire, et synthtises par la conscience,
existent encore dans cette conscience, ne peut-on pas en dduire que la sensation
dune dure de temps plus courte contient moins dunits de temps quune autre o
le temps nous semble plus long ? Il est vrai que ce point de vue soppose lhypothse
dune dure non numrique. Mais il apparat pour linstant comme la seule hypothse
viable. Linterprtation de la dure comme non numrique ne parvient toujours pas
rendre compte de la manire dont un intervalle de dure diminue. En effet, toute
ide de diminution temporelle implique la diminution dun certain nombre dunits
de temps dont une dure dispose. Pour durer moins quune autre, une dure doit
possder, la lettre, moins dunits de temps quune autre. Aussi, si une impression
de diminution peut se crer au sein de la conscience et mme diffrer dans sa forme
apparente (une) de la forme dun nombre (multiple), elle doit rester en profondeur
une multiplicit susceptible de perdre un certain nombre dlments.
-
38
Quatrime solution
Une quatrime et dernire rponse soffre alors nous si on souhaite maintenir
lide dune dure purement qualitative. La dure pourrait perdre ou gagner effective-
ment des lments, mais cette perte ou ce gain se traduirait aussitt en impression de
perte ou de gain, de telle sorte que la dure resterait trangre toute ide de moins
et de plus. Pour ainsi dire, on peut soustraire ou ajouter une dure des lments
(des units de temps), sans pour autant pouvoir considrer que le nombre dlments
a ainsi augment ou diminu. Limpression de diminution ne nat donc plus de la
baisse du nombre dunits de temps, mais du fait davoir arrach ou effac de la dure
une ou plusieurs units de temps. La diminution devient synonyme de retrait.
Mais cette explication ne satisfait pas plus que les prcdentes, et pour la mme
raison. Si une dure perd une partie de ses lments, on comprend quune telle dimi-
nution la change qualitativement, comme le retrait de notes modifie la mlodie. Mais
on ne voit pas pour quelle raison ce changement donne lieu une impression de
diminution, si la perte des lments nentrane aucune diminution relle, si la dure
qui succde la perte ne possde pas moins dlments que celle qui la prcde.
Or cest ce quon suppose lorsquon imagine une dure qui perd des lments,
se transforme en une impression de perte, mais demeure trangre toute ide de
plus ou de moins. En effet, comment la perte dun lment peut-elle produire une
sensation de perte, si cette sensation, en perdant un lment, na pas pour autant
moins dlments ? Si la suite de cette perte, la sensation ne possde pas moins
dlments, qua-t-elle perdue ? Par consquent, dfendre lide dune perte ou dun
ajout qui naboutirait qu une impression de diminution ou daugmentation, et non
une diminution ou une augmentation relle de quelque chose dans la dure, revient
encore une fois expliquer la sensation de diminution par la sensation de diminution.
On ne peut comprendre dans cette perspective pour quelle raison la disparition
dunits de temps dans un intervalle de dure produit une impression de diminution
dans une conscience o ces units peuvent disparatre sans que rien ne diminue.
On saute de la disparition des units limpression dune diminution, sans proposer
de moyen de comprendre ce qui se passe entre le moment o lunit disparat, et le
moment o cette disparition se manifeste notre conscience, sous la forme dune
impression.
-
39
En effet, comment la conscience traduirait-elle une perte en une diminution ? Si
elle perdait simplement un lment, pourquoi aurait-elle aussitt limpression de di-
minuer ? Toute ide de perte nimplique pas ncessairement lide dune diminution.
Si je retire une peinture verte ses lments bleus, jobtiens du jaune. La couleur
verte a perdu une partie de ses lments. Pourtant la couleur a simplement chang, je
nai prouv aucune sensation de diminution entre le passage du vert au jaune. Pour
prouver une sensation de diminution, il faut que je porte lattention non plus sur la
qualit, sur la couleur, sur limpression totale, mais sur lpaisseur, le volume occup
par la peinture jaune qui, sans aucun doute, prsente une dimension infrieure celle
de la peinture verte qui runit presque deux fois plus de matire. Mais ainsi je quitte la
sensation qualitative pour une estimation, mme grossire, de la quantit de peinture.
Si deux dures sont uniquement autres, elles sont condamnes ne prsenter la
conscience que des diffrences de qualit, semblables celle qui existe entre le jaune
et le vert. Jamais elles ne paratront plus ou moins courtes dans le temps. Jamais
une qualit ne revtira laspect dune diminution de temps (ou dune augmentation).
Jamais le vert ne produira sur nous leffet de dcrotre en perdant ses pigments bleus
et en devenant du jaune. Et jamais les phnomnes matriels, intrioriss dans une
dure trangre toute notion de plus ou de moins, ne nous donneront limpression
dacclrer, mme si la conscience ou eux-mmes perdent des units de temps suite
lacclration.
En rsum, la premire solution consiste refuser daccorder une signification
numrique au verbe diminuer . Ainsi les intervalles de dure diminuent mais
sans diminuer au sens effectif du terme. Mais on ne comprend plus de la sorte la
signification de ce verbe et de lexpression : seuls, les intervalles qui les sparent
auraient diminu 41. Elle devient une mtaphore, ou une formulation maladroite,
dont on ne sait ce quelle devrait dsigner clairement.
Dans la seconde solution, on dfinit alors la diminution par une impression de
diminution, par une qualit prouve par la conscience, par un vcu. Ainsi, les inter-
valles donnent limpression de diminuer, mais sans diminuer proprement parler.
Mais on nimagine plus de quelle faon limpression dune diminution de la dure des
intervalles se constitue sans que rien dans cette impression ne diminue.
Pour pallier cette difficult, dans la troisime solution, on relie la conscience la
41 D.I, p. 145
-
40
matire physique. La conscience devient une condensation de matire, semblable
une synthse de notes dans une mlodie, mais sans pourtant tre susceptible de
diminution. Il est vrai que dans cette perspective, la conscience ne devient pas pour
autant solidaire de la matire quelle rassemble, de la mme faon quune mlodie ne
se rduit pas aux notes qui la composent. Mais solidaires ou non de la matire phy-
sique, nourris ou non de celle-ci, si les intervalles de dure condensent une matire-
nombre (ou mme une matire-quasi-nombre) sans tre en eux-mmes un nombre,
on ne peroit plus de quelle manire une acclration matrielle, une diminution
temporelle des units matrielles, donne lieu dans la conscience une impression de
diminution. Si la capacit daugmenter ou de diminuer de la matire disparat avec
la condensation de cette matire par la conscience, sous prtexte que rien ne dimi-
nue rellement dans la dure dune conscience, la mme question se pose toujours :
comment la conscience ressent-elle une diminution si rien en elle ne diminue, si la
possibilit de diminuer est supprime par le passage de la matire la condensation
de cette matire dans la conscience ?
Dans la quatrime solution, on propose alors daccorder la dure dune conscience
la capacit de perdre des lments, sans que cette dure diminue. Ainsi la matire
rassemble par la conscience perd des units de temps suite lacclration, et dans
la mesure o la conscience synthtise cette matire, dans la mesure o cette matire
appartient ltre de la conscience, la conscience perd les lments perdus par la
matire. Cette perte relle et intrieure dune partie des units de temps dune dure,
se vit alors sous la forme dune impression de diminution de la dure des intervalles.
Par exemple, on retire des notes une mlodie. La mlodie perd rellement le
contenu et la dure de chaque note. Mais la mlodie ne diminue pas pour autant.
Elle donne limpression davoir diminu, de staler sur une dure moindre suite la
disparition de certaines notes, tout en restant incapable de contenir plus ou moins de
notes. Sous cet angle, on a donc lillusion que la perte dun lment suffit la consti-
tution du sentiment dune diminution des intervalles. Mais comme le rappelle notre
exemple dune perte des pigments bleus par de la peinture verte, la perte nentrane
quune transformation du vert en jaune, et nengendre aucune impression de diminu-
tion. Pour quune perte se ressente comme une diminution, et non comme un simple
changement, il faut que ltre qui perd une partie de lui-mme soit susceptible de pos-
sder plus ou moins dlments, sinon la perte en transforme au mieux lapparence
-
41
globale.
Si les lments se dtachent dune dure, il est vrai que la dure peut prouver ce
dtachement. Cependant, une fois le dtachement opr et ressenti, il ne peut devenir
une impression de diminution ; la diminution implique non seulement la possibilit
de pouvoir enlever des lments mais aussi la possibilit pour la conscience de conte-
nir alors moins dlments, sinon elle ne peut se rendre compte quelle possde moins
dlments, et avoir ainsi limpression de diminuer. Approfondissons ce point le plus
dlicat.
Supposons que de la peinture verte soit une conscience. Je lui retire ses pigments
bleus. Cette conscience ressent quon lui retire des lments et devient jaune. Mais
durant tout ce processus, elle na prouv quune transformation (passage du vert au
jaune) et un retrait (perte des pigments bleus). Pour quelle ressente une diminution,
il faudrait quelle se compose dune certaine quantit de pigments bleus et jaunes,
et que la perte de pigments entrane un retrait de ces pigments, une transformation
de son apparence globale, mais surtout une baisse de la quantit de pigments qui
la forment. Sans cette dernire capacit, la perte nengendre aucune impression de
diminution.
La sensation de perte ou dune transformation se produit parce que la dure peut
rellement incarner une perte ou une transformation. Cest pourquoi, si ltre de la
dure nest pas en mesure de crotre ou de diminuer, jamais la sensation dune aug-
mentation ou dune diminution ne se trouve en mesure de se former. On soutient que
la peinture verte ressent une tran