La Diaspora Des Images de l’Afrique Multitudes

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 multitudes revue politique, artistique, philosophique Accueil » La revue » 53. Multitudes 53. Automne 2013 » Majeure 53. Histoires afropolitaines de l’art La diaspora des images de l’Afrique Peffer John// Partagez —>  / Cet article vise à établir des ponts entre la production d’objets visuels en Afrique et leur réception à l’extérieur, ainsi qu’à déstabiliser la distinction entre art africain « traditionnel » et « contemporain », en imaginant la possibilité d’un lien entre l’Afrique comme continent et l’Afrique insérée dans les cultures et les mondes à l’étranger, comme concept historique . Je note également la nécessité que les sites d’intersection entre les arts de différentes cultures, au sein du continent africain lui-même, soient explorés. Je propose donc un examen de tout l’art africain dans la perspective de la diaspora, comme des objets en mouvement et comme objets d’articulation entre et à travers différentes histoires et zones culturelles. L’objet en tant que diaspora Que se passerait-il si nous commencions à considérer les objets d’art d’Afrique comme étant eux-mêmes une diaspora, par opposition à la conception traditionnelle des diasporas qui concerne la dispersion des personnes à travers le globe, avec leurs spécificités culturelles ? Que cela impliquerait-il dans nos interprétations des objets de toutes sortes de l’art africain, même comme images d’une Afrique plus largement définie, spécialement si ces objets et images ont voyagé en Afrique et au-delà depuis des siècles? La plupart d’entre nous avons en général l’habitude de considérer l’origine socioculturelle et les c ontextes esthétiques des objets d’art africains comme révélateurs de leur véritable pertinence au niveau local, afin de partager cela avec nos lecteurs et étudiants. Quelles conséquences aurait un focus diasporique sur le statut de l’objet si les contextes de la distribution des objets étaient également au centre de notre analyse? Il s’agit en fait d’une question qui a une longue histoire dans notre profession. Thème récurrent pour le milieu des spéciali stes de l’art africain, il a été aussi continuellement ma rginalisé par ceux qui promeuvent une vision anhistorique de l’Afrique, mais a été soit directement analysé soit étayé implicitement par une partie importante d’auteurs éminents. En me fondant sur de telles études de l’art du continent africain, je propose ici une carte conceptuelle différente, débordant d’abord et une bonne fois pour toutes les fausses catégories coloniales d’ethnies et de géographies statiques, pouvant lier historiquement les cultures africaines au sein du continent et prendre aussi en compte les lieux extérieurs à l’Afrique où les Africains ont été «disséminés» (sown through, ma définition préférée du mot grec diaspora) durant des siècles. Une telle carte inclura aussi des  lieux où un nombre important d’objets africains a été placé depuis des siècle s, dans des musées et des collections privées. Une telle carte mettrait également en évidence l’histoire des diasporas européennes, arabes ou autres diasporas de personnes, d’objets et d’idées sur le continent. Peut-être cette nouvelle carte conceptuelle serait-elle alors trop dense pour être lisible, un palimpseste trop embrouillé pour servir de livre de salon. Mais au moins aiderait-elle à visualiser comment les objets d’art africains, à leur façon, ont une histoire parallèle aux nombreuses diasporas historiques des populations de ce continent. Considérer les objets d’art africains comme diasporas disséminées dans d’autres cultures, voir ces objets, dans leur matérialité concrète, comme une diaspora active, soulèvent des questions proches de celles de l’essai d’Igor Kopytoff. Celui-ci parle de la marchandisation comme d’un processus, en

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Accueil » La revue » 53. Multitudes 53. Automne 2013 » Majeure 53. Histoiresafropolitaines de l’art

La diaspora des images de l’AfriquePeffer John// Partagez —> /

Cet article vise à établir des ponts entre la production d’objets visuels enAfrique et leur réception à l’extérieur, ainsi qu’à déstabiliser la distinctionentre art africain « traditionnel » et « contemporain », en imaginant lapossibilité d’un lien entre l’Afrique comme continent et l’Afrique insérée dansles cultures et les mondes à l’étranger, comme concept historique . Je noteégalement la nécessité que les sites d’intersection entre les arts de différentescultures, au sein du continent africain lui-même, soient explorés. Je proposedonc un examen de tout l’art africain dans la perspective de la diaspora,comme des objets en mouvement et comme objets d’articulation entre et àtravers différentes histoires et zones culturelles.

L’objet en tant que diasporaQue se passerait-il si nous commencions à considérer les objets d’artd’Afrique comme étant eux-mêmes une diaspora, par opposition à laconception traditionnelle des diasporas qui concerne la dispersion despersonnes à travers le globe, avec leurs spécificités culturelles ? Que celaimpliquerait-il dans nos interprétations des objets de toutes sortes de l’artafricain, même comme images d’une Afrique plus largement définie,spécialement si ces objets et images ont voyagé en Afrique et au-delà depuis

des siècles 

? La plupart d’entre nous avons en général l’habitude deconsidérer l’origine socioculturelle et les contextes esthétiques des objetsd’art africains comme révélateurs de leur véritable pertinence au niveaulocal, afin de partager cela avec nos lecteurs et étudiants. Quellesconséquences aurait un focus diasporique sur le statut de l’objet si lescontextes de la distribution des objets étaient également au centre de notreanalyse ? Il s’agit en fait d’une question qui a une longue histoire dans notreprofession. Thème récurrent pour le milieu des spécialistes de l’art africain, ila été aussi continuellement marginalisé par ceux qui promeuvent une visionanhistorique de l’Afrique, mais a été soit directement analysé soit étayéimplicitement par une partie importante d’auteurs éminents.En me fondant sur de telles études de l’art du continent africain, je propose

ici une carte conceptuelle différente, débordant d’abord et une bonne foispour toutes les fausses catégories coloniales d’ethnies et de géographiesstatiques, pouvant lier historiquement les cultures africaines au sein ducontinent et prendre aussi en compte les lieux extérieurs à l’Afrique où lesAfricains ont été « disséminés » (sown through, ma définition préférée du motgrec diaspora) durant des siècles. Une telle carte inclura aussi des lieux où unnombre important d’objets africains a été placé depuis des siècles, dans desmusées et des collections privées. Une telle carte mettrait également enévidence l’histoire des diasporas européennes, arabes ou autres diasporas depersonnes, d’objets et d’idées sur le continent. Peut-être cette nouvelle carteconceptuelle serait-elle alors trop dense pour être lisible, un palimpseste tropembrouillé pour servir de livre de salon. Mais au moins aiderait-elle àvisualiser comment les objets d’art africains, à leur façon, ont une histoire

parallèle aux nombreuses diasporas historiques des populations de cecontinent.Considérer les objets d’art africains comme diasporas disséminées dansd’autres cultures, voir ces objets, dans leur matérialité concrète, comme unediaspora active, soulèvent des questions proches de celles de l’essai d’IgorKopytoff. Celui-ci parle de la marchandisation comme d’un processus, en

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Afrique et en Occident, où les personnes peuvent être dévalorisées jusqu’aupire statut d’objets (à travers l’esclavage), quitte à être réévaluées plus tard. Àsa suite, et en tant qu’historien, je voudrais analyser les œuvres d’art commedes mères porteuses, comme des personnes avec leurs biographies. CommeDavid Freedberg l’a montré à propos de l’histoire de l’art occidental, la visionpopulaire des images a souvent été confondue avec la présence de corpshumains réels, particulièrement dans l’art figuratif – les corps humains étantalors lus comme des signes, et les images souvent perçues comme desacteurs humains. Durant la récente conquête de Bagdad, le traitementmédiatique du renversement de la statue de Saddam Hussein a poursuivicette logique.Les objets ne se déplacent pas seulement d’un endroit à un autre. On peutdire aussi qu’ils concrétisent ce mouvement dans leur forme ; ils focalisentdes points de vue de leurs auteurs et spectateurs qui changent à travers lesépoques et les territoires – une sémiose complexe. Mon argument principalest donc que les objets sont en soi des diasporas, au sens où ils peuventhybrider leurs sujets et leurs possesseurs de différentes façons selon lecontexte historique.Il est utile de rappeler ici quelques-unes des caractéristiques essentielles desdiasporas. Elles représentent souvent une migration, ou une série demigrations, historiques et dramatiques, dans un pays ou un autre, pour sefondre plus tard en communautés qui se définissent par des relations

pérennes avec le pays « 

hôte 

». Elles finissent en un sens par dénaturer le paysde départ comme un lieu mythique et homogène, perdu dans le temps.La nostalgie de ce territoire mythique et l’expérience de cette déportation ausein d’une culture d’accueil peuvent être un puissant lien pour une identitépersonnelle et collective. Une autre caractéristique plus positive maisparadoxale de la diaspora est d’exercer une influence profonde sur la culturehôte, même à travers son assimilation à bien des points de vue. W.E.B DuBois, par exemple, est connu pour sa théorisation de l’expérience politiquedes Afro-américains, devenue essentielle dans la culture des États-Unis.James Clifford et d’autres ont aussi souligné combien les noirs des États-Unisont été considérés comme des porteurs de la culture américaine dans le Parisdes années 1920, et plus encore après.

La dissémination de l’art africain enOccident

Dans un processus similaire à la dramatique histoire de la dispersion, puisabsorption, des diasporas africaines dans le monde atlantique, la vie desobjets d’art d’Afrique dans les musées européens et américains a eu unimpact paradoxal et une histoire corrélative. Les images sur et de l’Afrique,comme des corps de diasporas en tant que sujets et sites de représentation,ont bougé d’un continent à l’autre et sont revenues. Spécialement dans laréinterprétation comme œuvres d’art par les musées ou galeries d’artoccidentaux des objets domestiques, rituels ou décoratifs, l’art africain a suivi

une trajectoire historique de redéfinition et d’altération de son statutétrangement similaire à celui des personnes. Cette citation de WyattMacGaffey pourrait ainsi aisément servir à décrire la traite négrièretransatlantique des esclaves africains : « Le procès par lequel un objet africaindevient de l’art inclut son extraction du contexte d’origine ainsi que sasoumission à des violences diverses et variées. À côté de la violence du vol,confiscation et autres, nous devons inclure celle faite à l’objet lui-même quiest souvent dénudé de ses accessoires, nettoyé et même remodelé. Jadis, ilétait encore courant de le priver de ses noms, identité, signification locale etfonction [J’y ajouterais qu’il était également dépouillé de sa relation àl’Histoire]. En échange de ces privations, l’objet africain est recontextualisé etredéfini. Sa première localisation en Europe a été un musée

ethnographique…

 où il avait pour fonction de montrer non pas de l’art, maisprécisément le contraste entre des cultures primitives et celles capables deproduire de l’art. Rebaptisé idole, figure de fertilité ou d’ancêtre, il étaitprésenté comme production culturelle caractéristique d’une tribu ». Pourqu’un artefact (nommé comme tel) devienne art, réhabilitation et ré-identification sont nécessaires en laissant de côté non seulement le contexte

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indigène, mais aussi son récit anthropologique.

MacGaffey est bien connu pour ses études détaillées au tournant du siècledes fétiches minkisis des Basolongos congolais qu’il identifie à des personnesen ce qu’ils ont un corps et un esprit, sont nommés et ont des qualitésindividuelles. Une catégorie de nkisi, le nsiki nkondi, peut prendre une formehumaine défigurée. Un exemple saisissant, aujourd’hui au Muséed’Ethnographie de Stockholm, de nkisi nkondi est construit autour d’unebouteille de vin vide avec une coiffe de cuir dont tombent des morceaux

d’habits en guise de cheveux, avec des griffes de varan comme de terriblesmains à ses côtés. La boîte au centre présente un miroir et contient lesingrédients qui animent et composent l’esprit de l’objet. Elle représente ungros ventre censé être l’habitat corporel d’une sorcière malfaisante. D’autrespetits objets et morceaux d’habits pendent de la bouteille comme desmarques appelées « chiens » qui sont censées aider l’esprit de la sculpture àflairer sa victime. Nkondi est un « chasseur » et ces dispositifs rituels servaientà rechercher et détruire les instigateurs d’infortunes, briseurs de serments ousorciers. Leur structure de bois, verre ou argile était les contenants de «  médecines » dont les combinaisons créaient l’esprit représenté. MacGaffeysuggère (comme Freeberg et Kopytoff) que ce ne sont pas juste des choses duxixe siècle, objets de pouvoir au Congo combinés à des idées de personnes

humaines. Nous pouvons aussi leur attribuer la valeur « 

inestimable 

» et quasispirituelle de tous les objets dans nos temples-musées modernes. Dans cetteidée de réévaluation des objets d’art, il faut rappeler ici que les artistesmodernistes d’Europe, et leurs idées de la modernité, ont été marqués dès ledépart par leur rencontre avec des arts africains d’ailleurs rebaptisésoccidentaux. MacGaffey cite l’achat par Gauguin de deux minkisis du Loangoà l’Exposition Universelle de 1889, à Paris, qu’il nettoie, peint et signe de sonpropre nom. À travers une longue série de telles réévaluations, les « fétiches »africains rituels deviennent des marchandises sorties de leur valeur d’origineet statut initial de manifestations de relations sociales. Ils viennent masquerles nouvelles relations sociales coloniales, d’une façon identique auprocessus que Marx décrit dans les Grundrisse comme le fétichisme desmarchandises. Ils deviennent de nouvelles idoles dans le contexte du musée.Chaque étape de ce processus d’objets locaux, disséminés dans des culturesétrangères et interpolés à travers le temps, pourrait être caractérisée commediasporique.L’attention au processus de décontextualisation culturelle et de réévaluationd’une diaspora redonne vie aux objets, non pas au sens d’une anthropologieholistique de leur contexte d’origine, mais plutôt comme une nécessité deréaffirmer une part absente de l’histoire africaine et d’explorer les originescomme le point d’une multiple focalisation sémantique et géographique.Dans une perspective d’interprétation de l’art, l’objet peut être compriscomme une rencontre à un moment donné et, au fil de l’Histoire, le mêmeobjet peut représenter une suite de telles rencontres. Et cela fonctionne dansles deux sens : un nkisi peut venir à représenter l’art africain dans le contexte

d’un musée comme des bouteilles de vin en verre peuvent apparaître utiles àla fabrication d’un nkisi dans l’exploitation polluée et meurtrière du Congocolonial de 1885 à 1908.

 Articulation de l’imageSi ces objets considérés comme de «  l’art africain traditionnel » peuvent êtrereconsidérés comme les corps d’une diaspora, qu’en est-il alors des formesafricaines culturelles plus récentes comme la photographie de studio ? Ici, lapotentialité d’une intrication des corps véritables et des images est plusévidente à cause du réalisme du médium photographique et parce que lesportraits eux-mêmes ont tendance à évoquer des modèles humains réels. Il

faut encore ici procéder avec précaution, comme Christopher Pinney l’écritdans son livre révolutionnaire Photography’Other Histories : « Si une imagequi semble faire un certain type de travail dans une épistémê est capabled’effectuer un travail radicalement différent dans une autre, il apparaîtinapproprié de proposer des liens rigides entre ses qualités formelles et seseffets. Nous avons plutôt besoin d’une lecture plus nuancée des affinités

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entre les formations discursives particulières et les mondes d’images qui leursont parallèles, ainsi que d’analyses sophistiquées de leurs potentialités detransformation. »Pinney affirme que toute image, mais spécialement les images mimétiquesphotographiques, présente un excès de données esthétiques et historiques.Le photographe fait sa mise en scène, mais la photo contient inévitablementplus que ce qu’il contrôlait. Les photos sont ainsi « cadrées », mais sansexclure pourtant l’aléatoire. Cette représentation en excès est ce qu’OluOguibe semble vouloir désigner à travers sa formule de «  substance de

l’image 

» 

: ce qui reste en attente, prêt à refaire surface pour les lecteurscomme les auteurs concernés par l’image. Une composition photographique(comme un nsiki) rapproche et articule des éléments dispersés. Elle peutaussi être reproduite, changer de mains, et ses lecteurs successifs devenir dessortes d’auteurs, autant que le contexte social, le photographe. KobenaMercer a fait valoir (comme Barthes, d’une manière plus lyrique, dans Lachambre claire) que les photographies sont appréciées à travers un processuscomplexe d’identification à l’image qui, à travers temps et cultures, relèveparfois du malentendu. Ces incompréhensions représentent la disturbancedans l’image (le punctum de Barthes). Ainsi, que ce soit en Afrique ou ailleurs,nous percevons dans de vieilles photographies ou les photographies desautres quelque chose de semblable, encore distant, en elles. De cette façon,la photographie produit continuellement pour ses publics des rencontres

avec l’altérité. C’est aussi une expérience d’altérité pour ses sujets, ceux quiont posé pour une image qui les fera reconnaître un «  portraitphotographique » au-delà d’une simple représentation réaliste. Différentescultures participent à la rencontre, de la prise du photographe à l’événementqui est capturé et emmené dans le temps et l’espace. Les photographescapturent, mais aussi fabriquent. Je suis d’accord avec l’affirmation dePinney selon laquelle la photographie, spécialement en dehors de l’Occident,demande une théorie qui « prenne en compte les souvent radicalementdifférentes connexions de monde, sujets humains et pratiques dereprésentation, que les contours de la pratique photographiques fontnettement ressortir ».

Pour aller dans cette direction, et comme exemple, j’utilise le travail duphotographe de studio malien Malick Sibidé, remarquablement accueilli àl’étranger. Le style de Sibidé pour ses prises informelles de portraitsinstantanés, nouveau pour l’époque, fut mis en relation par Manthia Diawaraavec la révolution culturelle qui suivit l’indépendance du Mali en 1960. Audébut des années 1990, André Magnin, le curateur du collectionneur SuisseJean Pigozzi, le « découvrit » au cours de ses recherches d’auteurs de photosanonymes pour l’exposition Africa Explores de Susan Vogel au Centre d’artAfricain de New York en 1991. Sibidé a depuis été promu au niveauinternational par Magnin et la revue parisienne Revue Noire. Il faisait partieen 1996 de l’exposition In/Sight au Musée Guggenheim de New York et adepuis contribué à de nombreuses manifestations et catalogues. En 1999,

trente de ses photographies des années 1960 et 1970 ont été exposées à lagalerie Deitch Projects, à New York, ainsi que des sculptures en bois calquéessur ses images. Dans chacune de ces étapes – le Bamako des années 1960, levedettariat international des années 1990, et l’exposition Deitch Projects –, lanature de la rencontre avec la diaspora des images de Sibidé s’esttransformée et a été réévaluée. La première et plus spectaculairetransformation, du photographe de studio au statut d’artiste international,témoigne d’un changement d’échelle dans la présentation de son travail. Depetits formats mobiles vite imprimés à l’intention d’un public familial semuent en de grands tirages avec marge blanche pour les admirateursanonymes de toute grande star mondiale de la photo.Mais à Bamako, dans les années 1960, la jeunesse malienne choisit d’explorer

sa nouvelle émancipation du contrôle colonial de façon paradoxale. Ellesouhaitait se détacher par elle-même de ce qu’elle analysait commementalité colonisée et vieilles coutumes de la génération de ses aînés. Maissans se conformer à l’idéologie marxiste ni au révisionnisme traditionnel desthéoriciens de l’indépendance comme Sekou Toure ou Frantz Fanon. Au lieude cela, elle s’est modelée sur la culture internationale de la jeunesse des

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années 1960, et surtout sur ce que les autres jeunes d’origine africainefaisaient en Europe et en Amérique. Pour Diawara, elle manifesta sa rébellionà la fois contre ses parents et le colonialisme en rejoignant la «  diasporaesthétique » des jeunes rebelles panafricains. La jeunesse malienne del’époque exprima sa libération de la culture des anciens (autant celle descoloniaux-étrangers que celle de leurs familles-locales) par un look de clubs,emprunté aux yé-yé français, qu’on appelait localement les grins. Ilsadoptèrent Françoise Hardy et Sylvie Vartan, puis les Beatles, Jimi Hendrix etJames Brown.

Au Mali comme dans les autres pays africains francophones, les yé-yé étaientconsidérés par la population comme d’hirsutes hippies mauvais garçons. Cevisage africain de la scène yé-yé a également été capturé par les personnagesd’« outsiders » Mary et Anta de Touki Bouki (1973), le classique sénégalais ducélèbre réalisateur Djibril Diop Mambety. Les photographies de Sibidémontrent aussi de façon originale cette collision culturelle du yé-yé et desgrins, des clubs et de la culture pop internationale. En mettant exclusivementl’accent sur le succès local de James Brown, par rapport à celui de FrançoiseHardy, Diawara sous‑estime le caractère non racial des identifications decette jeunesse malienne, spécialement leur engagement initial dans laculture mondiale par le biais de la jeunesse française. De mon point de vue,ses souvenirs négligent aussi, par exemple, le piège de la négritude deSenghor qui conduit à considérer tout objet « africain » comme une ressource

fondamentale supposée pure, en référence au « 

primordial 

» peuple Dogon.Au-delà de cette erreur, Diawara convainc efficacement que les photos deMalick Sibidé représentent une appréhension essentielle de la modernitéspécifique de la jeunesse de Bamako. Avec ses photos, le vif mouvement desimages internationales fut momentanément modifié pour que de jeunesMaliens puissent y rentrer. L’ère post-indépendance traduite par les photosde Sibidé se caractérise par une prolifération explosive d’images médiatiséesdu corps humain. Ce fut le cas au Mali comme cela l’avait été en Europe etaux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Dans de tellescirconstances, le travail du photographe a une fonction particulière. Bien queleurs contours précis dépendent du contexte, ces images mettent le sujet aucentre et l’on peut en dire «  j’étais comme ça et ils l’étaient aussi ». Des

albums photos personnels peuvent renforcer cette identité commune,particulièrement pour des activités de groupe. Diawara dit que c’étaitprécisément le cas pour les yé-yé-grins qui rassemblaient leurs propres prisespour des magazines étrangers et des couvertures de disque. Il voit les photosde Sibidé comme des ouvertures vers tout ce qui était à la mode, tout ce quiconstitue notre modernisme : « toute la modernité de Bamako, pas seulementcomme document esthétique de la culture des années 1960, mais aussi pourproblématiser l’émergence à la fois du nationalisme de ce temps et d’uneesthétique panafricaine et diasporique à travers le rock and roll.  » En bref,alors que presque toutes les photos des années 1960 et 1970 de Sibidémontrent des gens ayant choisi de s’aligner sur les looks, musiques, coiffureset vêtements de l’Occident, ce matérialisme ne rejoignait pourtant nullementun désir subjectif d’être comme à l’Ouest. C’est dans le mouvement de la

 jeunesse mondiale, et dans la modernité des diasporas noires auxquelles ilsse considéraient appartenir, que les jeunes de Bamako s’intégraient.

En 1999, une sélection de photos de Sibide exposée au Deitch Projects etnommée « Le club de Bamako » fut accompagnée de quatorze sculpturespolychromes grandeur nature en bois les imitant. Les auteurs de cessculptures, quatre artistes originaires non du Mali mais de Côte d’Ivoire,étaient connus là-bas pour leurs statues commémoratives de morts. Quepenser d’une telle juxtaposition ? D’un côté, ces sculpteurs ivoiriens fontpartie d’une fascinante culture statuaire moderne de commémoration desmorts en Afrique de l’Ouest, elle-même inspirée par la photographie, et

représentent une histoire fascinante. Mais quelque part, à mes yeux, une telleexposition dénature fortement le dynamisme décrit pas Diawara. Cessculptures dont le style appartient à une autre histoire d’un autre paysdistraient le spectateur de la véritable modernité autonome des jeunes deBamako que les photos présentent. Le public new-yorkais, ignorant ledynamisme des modernités africaines, croit voir une exposition naïve, au

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mieux visionnaire et au pire primitive.

Écrivant pour le New York Times, le 26 février 1999, Holland Cotter a qualifiéla combinaison de sculptures et de photographies polychromes de «  fracassante […] fraîche, plus grande que nature, mais aussi enracinée dans letemps et l’espace ». En septembre 1999, dans Art in America, Sarah Valdezdisait des photographies exposées au Deitch qu’elles étaient « désarmantesdans leur intention artistique directe […] pleines de jouissance, de grinscarnassiers et d’outrageuses pattes d’eph’. »

Les photographies de Sidibé, réimprimées dans un tirage désormais plusgrand et avec un épais cadre blanc, ont été resignifiées comme des «  photographies d’art moderne » et donc évaluées à un niveau plus élevé sur lachaîne alimentaire du marché de l’art. Imiter ces images par des sculpturesles fit redescendre d’un cran, non dans la direction de ce qu’elles étaientautrefois destinées à être (des portraits instantanés), mais plutôt comme dessignes d’une nostalgie pour le fantasme projeté de l’Afrique de l’Ouest.L’exposition de Deitch fut un endroit où la « modernité africaine » signifiaitl’occidentalisation et le fit maladroitement. Deitch n’exposa pas les imagesde Sidibé pour elles-mêmes, comme une simple réévaluation de la «  photographie d’art ». Il n’a pas non plus, comme d’ailleurs la plupart desautres exposants internationaux, exposé des images plus récentes del’artiste. Seule une critique de l’exposition Deitch a remarqué qu’il pourrait yavoir un problème. À l’été 1999, le critique Donald Odita (lui-même artistenigérian-américain) a conclu son article dans Flash Art en déclarant que « cespectacle aurait pu être plus intéressant s’il avait consciemment contesté lemodèle occidental de l’art africain contemporain, plutôt que défendre sonstéréotype. » Si les diasporas des images de l’Afrique sont caractérisées parleur moment, André Magnin et Jeffrey Deitch ne peuvent sûrement pas avoirle dernier mot sur la question de l’art de l’Afrique ou de sa modernité.

Je préfère vous laisser avec une autre image africaine, cette fois du magazine

Lucky de février 2002. Connaissez-vous Lucky 

? Lucky est le guide pratiquedes jeunes filles pour la mode et le shopping, pas chic et inaccessible commeCosmopolitan ou Vogue, pas un de ces magazines pour dames qui traitentselon Barthes, dans ses Mythologies, de « cuisine ornementale ». Luckymontre comment trouver ce dont vous avez besoin pour avoir le look quevous désirez et pour pas cher. En 2002, la mode était au «  rétro » 1960 desimprimés de l’art abstrait et une page titrée « boutique de rues à part »montrait un modèle à la coupe garçonne en face de la station Astor Place àManhattan où des vendeurs de rue exposent des catalogues d’art à bas prixsur le trottoir. Sur la page de Lucky, un de ces catalogues à la gauche dumodèle était celui de la monographie par André Magnin de Seydou Keita,contemporain de Sibidé, connu à Bamako pour ses portraits de notablesportant parfois de tels imprimés op-art au look africain. Le portrait de Keita

d’une femme regardant au‑delà de son épaule semblait sauter par-dessus

l’écart couramment perçu comme séparant les temps de l’Afrique et del’Occident. Le modèle de ce vieux photographe est déjà au-delà, nousregardant en arrière. Il a déjà été là, faisant déjà ça. Vue comme un sosie desimages de Maliens yé-yé, imitant visiblement Françoise Hardy, l’image deLucky semble montrer que la modernité africaine peut aussi être un modèlepertinent pour le retour aux années 1960, au moins en ce qui concerne lamode actuelle de la jeunesse de Manhattan.

Les objets visuels africains sont des éléments de substitution. Leur place peutreprésenter un espace entre performance et mémoire ou entre des histoiresd’Afrique et les nouveaux publics des objets africains. Et cet espace, cet écart,ces objets, bougent comme des diasporas. Ils disposent de biographies,parfois désagréables, auxquelles les spécialistes doivent être plus attentifsafin de conserver au moins l’Histoire au premier plan de notre histoire de l’artafricain. Critiques et curateurs doivent s’assurer que les biographies desdiasporas d’objets sont prises en compte. Dans un récent tour d’horizon

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historique de l’utilisation du terme de diaspora au sein des études sur laculture noire, Brent Hayes Edwards pousse à un retour à la formulation deStuart Hall d’une conception de la diaspora comme articulation, connexion etexpression, mais aussi comme divergence, écart, décalage entre lespersonnes et les instants dans l’espace et le temps. Comme telle, la diasporaest une « intervention », une « différence […] qui permet le mouvement »,mais préserve la possibilité d’un point de vue critique en relation avec lesidées essentialistes de nation, ethnicité ou race.Je trouve le rappel de Edwards à Hall encourageant, car articuler ainsi le

concept de diaspora exprime et décrit toutes sortes de connexions possibles,en permettant aussi une approche plus personnelle, enracinéehistoriquement et consciente politiquement des flux complexes d’imagesdominantes. Dans les articulations innovées par les objets d’art africains,particulièrement la connexion des gens et des images analysées par nospropres écrits, je pense que cela ouvre quelque chose d’excitant, ou au moinsde responsable historiquement, pour les études sur l’art africain. Nousdevrions parler des diasporas africaines d’images.

Peffer ohn

Spécialiste de l’art moderne africain et de photographie etprofesseur associé d’histoire de l’art à l’université deRamapo. Il est l’auteur de Art and the End of Apartheid(2009), co-rédacteur en chef de Portraiture andPhotography in Africa (2013), et co-éditeur de CriticalInterventions: Journal of African Art History and VisualCulture (2007-2010). Son projet de livre en cours, ColoredPhotographs and White Weddings: A Study of Reception inSouth Africa, examine les usages vernaculaires de laphotographie en Afrique du Sud avec un accent particuliersur les photos de mariage colorées à la main dans le Sowetodes années 1950.