La Corrida expliquée à ma fille - audiable.come-à... · mes distances avec une histoire qui, je...

22
La Corrida expliquée à ma fille AU DIABLE VAUVERT

Transcript of La Corrida expliquée à ma fille - audiable.come-à... · mes distances avec une histoire qui, je...

La Corrida expliquée à ma fille

Au diAble vAuvert

José Miguel Arroyo Joselito

La Corrida expliquée à ma filleTraduit de l’espagnol par Antoine MArtin

Titre original : Los toros explicados a mi hija

ISBN : 979-10-307-0118-0

© José Miguel Arroyo, 2016© Éditions Au diable vauvert, 2017, pour la traduction française

Au diable vauvertLa Laune 30600 Vauvert

[email protected]

Au taureau brave, qui m’a permis de réaliser tous mes rêves.

Sommaire

préambule légèrement inquiet ..................... 9

1. la vérité du campo .................................... 13De l’aube au crépuscule .................................. 19Brokers, promoteurs et autorités sanitaires ...... 25Le taureau brave, écologie pure ....................... 31

2. plutôt taureau que toutou à sa mémère 39La mort industrielle ........................................ 47Chasse ou extermination ................................ 57Du malheur d’être animal de compagnie ........ 65Commerce et stupidité ................................... 73La vie privée du taureau .................................. 81

3. au-delà du sang ........................................ 93L’orgueil de la bravoure .................................. 99Une bonne façon de mourir ......................... 107Le taureau ne demande aucune compassion .. 113

Des héros contemporains ............................. 121Le cœur et la raison ...................................... 129Quand le temps s’arrête ................................ 139

4. c’est de la culture, bande d’ignares ! .. 149La mort ne se cache pas. ............................... 155De quel côté est la violence ? ......................... 165Délices de l’esprit ......................................... 173Une cohorte de « barbares » illustres ............. 183

5. le dos au mur .......................................... 191Comment on torée sur la gauche .................. 199La bêtise mondialisée .................................... 207La persécution .............................................. 217Entre les mains des politiques ....................... 225La liberté de millions de citoyens .................. 235

6. podemos ? ................................................ 243Prévarication et propagande ......................... 251Une école des valeurs .................................... 257Ay Carmena ! ................................................ 267Seuls et assoupis ........................................... 277La décision d’Alba ........................................ 285

9

préambule légèrement inquiet

Voilà déjà un petit bail que cette question me tourne dans la tête : Alba, l’aînée de mes deux filles, n’aime pas du tout la corrida. Certes, elle n’a pas encore rejoint les rangs des anti-taurins, mais elle n’en est pas loin. Ce serait quand même le bouquet ! Venant d’où elle vient, fille qu’elle est d’un torero, on peut dire que tout ce qui lui est donné, dans la vie, vient justement de ce qu’elle rejette.

À quatorze ans bien sonnés, bientôt quinze, elle traverse cette période au cours de laquelle les gosses questionnent tout, c’est naturel, par pur esprit de contestation. Ainsi, depuis quelque temps, elle refuse de nous accompagner, sa mère et moi, dans les arènes où les taureaux de notre élevage sont combattus.

Ces dernières années, par exemple, elle ne voulait plus aller à Istres, une ville du sud de la France où

10

La C

orri

da e

xpliq

uée

à m

a fil

le

je suis revenu toréer, j’espère pour la dernière fois, après une décennie sans fouler le sable des pistes. Malgré ça, elle a dû faire le voyage avec nous – pour la raison principale qu’elle ne pouvait pas rester seule à la maison –, et je crois qu’elle a finalement passé un bon moment, parce que tout s’est déroulé au poil. Pourtant, à l’aller, elle avait fait la route, sur le siège arrière de la voiture, en tordant le nez. Qui sait ce qui lui passait par la tête ?

Ce jour-là, j’ai essayé de me mettre à sa place, car il n’était pas normal qu’elle se comporte de cette façon. Et, dans le cas précis, je crois avoir deviné la cause de sa défiance. Même si elle était encore toute petite, elle avait pu comprendre ce qui s’était passé à la maison pendant les dernières années de mon activité de torero. Sans nul besoin qu’on lui explique, elle avait parfaitement perçu, malgré son âge, que la tauromachie peut donner la gloire, sans doute, mais qu’elle apporte aussi son lot de tracas et de douleur. Et elle m’avait vu souffrir et me soigner d’un assez grand nombre de blessures par corne pour savoir de quoi il retournait.

Mais, outre ce qu’elle a pu vivre, il est probable que son sentiment de rejet actuel pour la tauro-machie soit dû principalement à l’attitude rebelle propre à son âge. Exactement ce que j’ai vécu bien des années auparavant. Il suffisait que mon père se déclare amateur de corrida pour que je ne puisse

11

pas la voir en peinture… jusqu’au moment où j’ai fini par entrer à l’École taurine de Madrid. Ainsi vont les choses. Je veux donc croire que c’est la seule raison pour laquelle Alba s’oppose à ce que je défends, comme torero et comme éleveur. Peut-être aussi parce que l’idée me tranquillise quand je me dis que tout ça lui passera, que je ne dois pas donner trop d’importance à cette question. Mais rien à faire, je n’arrive pas à me leurrer, à prendre mes distances avec une histoire qui, je l’avoue, influe sur mon moral et me donne beaucoup à gamberger. Au fond, je sais que l’attitude de ma fille cache quelque chose de plus complexe, quelque chose de vraiment singulier, qui échappe à toutes mes tentatives d’explication.

À vrai dire, je n’en ai même pas discuté avec elle, car je suis de ces pères qui pensent qu’il faut laisser de l’espace aux enfants pour qu’ils puissent se faire leur propre chemin. Excepté cette fois-là, à Istres, et parce que j’ai très envie qu’elles me voient toréer, il ne m’est jamais passé par la tête d’obliger les petites à aller aux corridas. Ce serait encore pire. Je ne peux donc ni ne veux rien faire pour les convaincre, même si cette histoire me perturbe beaucoup. Alba a droit à toute sa liberté et à tout mon respect pour décider de ce qui lui plaît ou pas.

Je ne m’attends pas à ce que ma fille se passionne pour la corrida si celle-ci ne l’attire pas. Mais

j’aimerais sincèrement, en revanche, qu’elle perçoive plus et mieux la valeur du monde qui lui a donné tout ce qu’elle a, ce confort de vie dont elle a pu profiter depuis qu’elle est née. Ce serait le pompon si les choses se passaient comme pour l’ancien banderillero Pascual Montero avec sa fille Rosa, une journaliste si anti-taurine qu’elle ne cesse de verser de la merde sur un art qu’elle déteste mais qui lui a facilité les choses pour arriver à devenir ce qu’elle est.

13

1. la vérité du campo

Il est six heures du matin et je viens de sortir du lit. Une nouvelle journée de dur travail au campo, dans les champs, m’attend, et c’est à peine si j’ai pu prendre un peu de repos, à force de tourner et retourner l’histoire d’Alba dans ma tête. Et tandis que je me douche, que je bois mon premier café, je me mets à penser, comme si une chose en amenait une autre, à l’éducation que je suis en train de donner à mes filles. À Claudia aussi, la petite, qui, pour l’instant, se montre plus docile ; l’âge de l’adolescence, si difficile à se coltiner, n’est pas encore venu pour elle.

Quoi que leur mère et moi puissions leur dire, quels que soient les conseils que nous leur donnons, il faut reconnaître que le contexte social influe autant – ou davantage – dans l’éducation des enfants que le cadre familial. Et, bien sûr, toutes les deux sont des filles de leur époque, soumises

14

La C

orri

da e

xpliq

uée

à m

a fil

le

aux modes et à l’opinion dominante de la société actuelle. C’est un flux permanent, qui sort de mille sources, avec ce truc des réseaux sociaux.

Au volant de ma voiture, en chemin vers la propriété, j’écoute les nouvelles à la radio. Et je me rends à l’évidence que toutes ces informations qu’ils reçoivent, sans posséder le recul critique nécessaire, laissent peu de marge aux jeunes d’aujourd’hui pour se forger une personnalité et décider de leurs goûts propres, car ils leur sont quasiment imposés par les influences extérieures. Et c’est précisément ce qui se produit maintenant avec la corrida. Avec ces histoires d’animalisme et de bien-pensance, il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui s’acharnent à la faire interdire, et même à la diaboliser, comme si elle était une aberration. À quatorze ans, l’âge d’Alba, il doit s’avérer très difficile – pour ne pas dire impossible – de ne pas être marqué par les messages négatifs serinés à longueur de journée par la télé, les radios, les journaux et surtout internet, dont l’usage est devenu obsessionnel chez les jeunes, mais aussi ceux qui le sont moins.

C’est vrai, il y a pas mal d’enfants qui, surtout pour imiter leur père, s’enthousiasment très tôt pour la tauromachie. Et non pas parce qu’ils ont la possibilité d’en voir à la télévision, mais parce qu’ils y baignent dans le cadre familial, qu’ils gran-dissent entourés d’aficionados. Mais, comme le

15

démontre l’attitude de ma fille, une telle proximité ne garantit pas qu’ils acceptent tout naturellement la corrida. Il est presque impossible de réfuter la masse de critiques et d’attaques furieuses émises par les animalistes et leurs supporters contre un art qui, naguère encore, passait pour une vocation de héros, comme c’était le cas, par exemple, quand j’ai décidé de devenir torero, au début des années quatre-vingt. Mais alors, les choses étaient très différentes, à tous points de vue, en Espagne, et les gens avaient moins de conneries en tête.

Alba et Claudia adorent les animaux. Et moi, je leur dis que c’est formidable, qu’elles ont raison d’aimer et de prendre soin des chevaux, chiens, chats, hamsters et toutes les autres bestioles avec qui elles sont en contact quotidien dans ma maison de Talavera. Pour elles, ce sont des compagnons à pattes, y compris les veaux de boucherie orphelins que nous ramenons ici pour les nourrir au biberon. En dehors de ça, bien sûr, en dehors même du respect envers leurs préférences personnelles, je m’efforce de leur inculquer une valeur beaucoup plus importante : les personnes sont au-dessus des animaux, il faut aimer d’abord ses grands-parents, ses parents, ses amis… Ce doit être, d’après moi, le fondement principal de leur éducation.

Heureusement, toutes les deux ont pris conscience que, juste à côté de la carrière où elles

16

La C

orri

da e

xpliq

uée

à m

a fil

le

montent à cheval, se trouve la grange d’engraisse-ment du bétail. Elles savent que ces petits veaux si mignons, qui ressemblent à des peluches, devront un jour sortir de là pour être sacrifiés, quand ils auront atteint un certain poids ou un certain âge. Comme elles connaissent cette réalité depuis toujours, elles l’acceptent le plus naturellement du monde. Au contraire, je crois, des enfants des villes, qui ne voient la viande que lorsqu’elle est emballée dans des barquettes en plastique. Oui, c’est une chance qu’elles puissent comprendre ces choses telles qu’elles sont, car personne ne leur a jamais dit que la vie est un conte de fées.

Et il se trouve d’ailleurs qu’Alba ne déteste pas les affaires de notre élevage de taureaux de combat, surtout en ce qui touche les activités du campo, le marquage des veaux, le travail avec les chevaux, les tests de bravoure, toutes les manœuvres avec les vaches et les mâles sur la propriété. Mais je vois pourtant qu’elle perçoit tout ça comme assez éloigné d’elle. Il y a une espèce de barrière qu’elle n’arrive pas à dépasser, comme s’il y avait une réticence, une influence extérieure qui l’empêche de trop s’impliquer dans un monde que d’autres voient d’un très bon œil. Peut-être a-t-elle peur d’être rejetée par des gens qui considéreraient comme une anomalie qu’elle aime les choses de la corrida.

17

Alors, après avoir bien analysé la situation, eh bien que je continue à penser que je ne dois pas influer sur ses choix, je me suis peu à peu persuadé qu’il me faut agir auprès d’Alba sur la question des taureaux. Jusqu’à présent, comme elle ne m’a jamais interrogé, je ne lui ai donné aucun argument pour contrecarrer les opinions négatives, les points de vue déformés qu’elle doit entendre et lire ici et là. J’ai conscience depuis longtemps que, dans cette société stupide où nous vivons, la tauromachie est difficile à comprendre. C’est une chose qui te transporte ou te dégoûte, mais ne te laisse jamais indifférent, comme certaines œuvres d’art. Et si les gens qui se laissent porter par le courant dominant étaient moins intolérants, plus ouverts d’esprit, il n’y aurait pas de raison de se mettre à la défendre. Mais il faut faire, aujourd’hui, avec les attaques des ignorants et des menteurs qui conditionnent probablement ma fille.

Oui, tout bien réfléchi, voilà pourquoi je dois faire ce que je n’avais pas envisagé jusqu’à main-tenant. Et au cas où Alba viendrait à m’interroger, ce qui n’est pas gagné d’avance, je dois préparer une bonne liste d’arguments en faveur d’un mode de vie, d’une passion auxquels je me suis consacré corps et âme pendant quarante ans. Une fois toutes les données entre ses mains, elle pourra tirer ses propres conclusions, sans tenir compte de ce

que lui serinent les uns ou les autres. Je ne veux pas lui imposer mes convictions et mes points de vue, en bien ou en mal, mais je ne pourrais jamais me pardonner qu’elle finisse par rejeter quelque chose d’aussi beau par simple manque d’informa-tion. Sans chercher plus loin, ce qui va m’occuper aujourd’hui au campo peut parfaitement m’aider à réfléchir dans cette optique, puisque je vais passer la journée auprès d’animaux.

19

De l’aube au crépuscule

Tandis que le jour se lève et que j’entre déjà sur les terres d’Estrémadure, je me persuade du bien-fondé de tout ça. J’éteins les phares, parce que le soleil point déjà par la lunette arrière de la voiture qui me conduit à Monesterio, dans la province de Badajoz, sur l’une des propriétés achetées avec l’argent que j’ai gagné en toréant. J’ai plusieurs exploitations constituées en société familiale, mais je ne me considère, ni comme un bourgeois, ni comme un possédant. Le fait d’être propriétaire d’un grand nombre d’hectares de terres pour le bétail m’oblige juste à trimer jour après jour, de l’aube au crépuscule. Je ne peux même pas me voir comme un capitaliste, parce que les affaires de l’agriculture apportent des tracas constants et nécessitent de grands investissements suite auxquels, après bien du travail, les bénéfices sont loin d’être assurés.

20

La C

orri

da e

xpliq

uée

à m

a fil

le

En dehors de l’élevage de taureaux de combat, qui se trouve sur d’autres terres, j’ai des vaches à viande, des porcs et des moutons sur ce domaine de Badajoz et sur un autre, à Moraleja, dans la province de Cáceres. En comptant les huit cents taureaux braves, j’estime qu’il doit y avoir un total de près de quatre mille têtes de bovins et six ou sept mille de porcins en élevage extensif, auxquels il faut ajouter les cinq cents animaux à l’engrais-sement. Ceux-là, nous les alimentons en partie avec ce que produisent quelques terrains irrigués qui sont aussi à nous. Autrement dit, je suis un producteur de viande à grande échelle. Presque tous les matins, je me lève aux aurores et je quitte ma maison de Talavera de la Reina pour rejoindre l’une de mes propriétés avant huit heures, moment où commence le travail du campo.

Il y a toujours quelque chose à faire, et c’est dès la première heure qu’il faut préparer et organiser le boulot du jour : séparer les lots de vaches, classer les animaux par poids et âge, envoyer des bêtes à l’abattoir, semer, amender, irriguer… Tout un tas d’histoires, et pas de tout repos. Chacune des tâches requiert un grand effort, car ici rien n’est facile, ni commode. Certains croient que le fait de travailler à la campagne, comme cultivateur ou éleveur, ne donne pas plus de peine que de tenir un emploi dans une usine ou un bureau. Possible,

21

mais il y a quelques « petites » différences injuste-ment considérées par ceux qui disent cela. Parce qu’ici, on fait tout au grand air, et sans horaire fixé à l’avance.

À la campagne, il n’y a ni moquette, ni ordina-teur, pas de machine à café, pas d’air conditionné, pas de chauffage central. Même si la technique et la mécanisation ont amélioré les conditions de travail, le soleil continue à te brûler et le froid te gèle jusqu’aux os de la même façon qu’il y a des siècles. Et il faut y passer des heures et des heures, dans la neige ou sous la pluie, dans le vent ou sous quarante degrés à l’ombre, car la terre et les animaux se foutent bien des jours fériés et des vacances. Depuis la ville, on ne se rend pas compte du mal que ça donne d’apporter ce qui se trouve dans l’assiette, car c’est ce que nous faisons, nous les agriculteurs : produire ce que d’autres, à des centaines de kilomètres, consommeront.

Près de chez moi, par exemple, il y a deux ou trois étables de vaches laitières et, dès cinq heures du matin, tous les jours de l’année, ouvrables ou fériés, il y a des gens qui travaillent là, dans des températures inférieures à zéro en hiver, et sous la contrainte permanente des contrôles sanitaires. Mais bon, si les vaches ne se mettent pas en congé de donner du lait, les hommes ne peuvent pas non plus s’exempter de travailler avec elles. Et c’est ainsi

22

La C

orri

da e

xpliq

uée

à m

a fil

le

que ne manquent pas, dans nos frigos, le tetra brik de demi-écrémé et le pack de yaourts aromatisés.

Les gens des villes n’imaginent pas les quantités d’heures de travail, d’efforts et de sacrifices que tout ça exige. C’est presque comme un esclavage. Et il n’y a pas d’échappatoire possible. À la période des semences, il faut semer. Pareil quand c’est le moment de récolter ou dans les différentes époques du travail avec les animaux. Il n’y a pas d’horaire préétabli : tu commences à huit heures du matin et tu ne sais pas quand tu finiras, ni même si tu auras le temps de manger, tandis que tu te brûles en dedans et en dehors, que tu t’abîmes physiquement.

Qui m’aurait dit, à moi qui ai grandi comme un petit voyou dans les rues d’un quartier de Madrid, que je finirais par vivre de cette façon, dans le campo et pour le campo. Que je me sacrifierais jour après jour pour faire prospérer une entreprise d’élevage d’un tel niveau, en me couchant et me levant comme les poules, en enchaînant des journées de travail interminables. Dès que j’ai commencé à pratiquer sérieusement la tauromachie, j’ai passé beaucoup de temps dans les élevages. C’était une façon de me concentrer, de me motiver et me maintenir en forme. Mais je n’imaginais pas être né pour une telle vie, si éloignée de mon monde d’alors.

Qu’on me comprenne bien : je ne me plains pas, je préfère vivre de cette façon, car tout ici

23

me semble plus authentique qu’au milieu de la fumée des bagnoles. Mais il est vrai que j’ai dû modifier beaucoup mon caractère, pour m’adapter et assumer le rôle qui est maintenant le mien, celui d’un agriculteur parmi d’autres, qui chaque matin regarde le ciel et se fait des cheveux blancs pour obtenir des résultats toujours aléatoires. Parfois, quand je regarde en arrière, je me dis qu’il y a quand même de quoi se marrer. J’ai dû sûre-ment faire quelque chose de travers, puisqu’après avoir risqué ma vie pendant vingt ans devant les taureaux, je suis obligé de travailler maintenant comme un bœuf. Alors que j’aurais pu placer tout l’argent à la banque et passer le reste de ma vie à me tourner les pouces et à profiter de mes rentes. Et le plus drôle dans tout ça, c’est que mon père1, qui est à l’initiative de cette affaire de veaux et de porcs, a fini par se convertir au végétarisme. On croit rêver, non ?

Mais ainsi vont les choses. Actuellement, trente-deux personnes travaillent sur nos propriétés, ce qui implique beaucoup de charges fixes pour des rentrées très incertaines. Pour tenir en marche une exploitation agricole de cette taille, il faut consentir

1. Il ne s’agit pas de son père biologique, mort quand Joselito était encore adolescent, mais de son père adoptif, Enrique Martín Arranz, qui fut aussi le découvreur puis le manager du matador pendant toute sa carrière. (Toutes les notes sont du traducteur.)

à un effort financier considérable. Bien sûr, il y a des subventions de l’Union européenne, mais, pour la plupart des producteurs, elles suffisent à peine à couvrir les frais des obligations sanitaires qu’on nous impose pour pouvoir les percevoir. Car la bureaucratie, c’est encore une autre histoire. Comme s’il ne suffisait pas d’être à la merci du climat, qui peut tout compromettre d’un seul coup, tu dois encore répondre à un tas d’exigences de l’administration.

Dans l’élevage, tu es dépendant du fait que des fonctionnaires – qui eux travaillent à horaire fixe – t’indiquent quand tu dois donner les traite-ments sanitaires et faire les embarquements, ce qui à son tour demande des dizaines de formulaires, de démarches et d’acquittement de frais, dans des délais et des normes très stricts. Et alors, quand tu as rempli toute la paperasse et répondu à tes obligations, il peut se trouver que ces messieurs te disent qu’ils ne viennent pas, parce que leur journée de travail est finie ou qu’ils n’ont pas de personnel en nombre suffisant. C’est ce qui m’est arrivé il y a peu, alors que nous devions embarquer un lot de cochons pour l’abattoir. Ceux-là ont gagné une journée de vie supplémentaire à la ferme.