La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

20
1 La constitution de l'actant collectif comme préalable anthroposé- miotique Séminaire Paris 7 novembre Cet exposé est entièrement dédié à une réflexion sur les différentes voies de la construc- tion des actants collectifs, considérées par hypothèse comme déterminantes pour un redé- ploiement de la théorie sémiotique de la narrativité et de ses alternatives. Il y a une histoire, ou plutôt des histoires, de la construction des collectifs, qui offrent déjà, comme le montre l’anthropologie contemporaine, des voies différenciées, sous formes de modes d’identification ou de modes d’existence. Ces voies différenciées instaurent chacune un monde spécifique, une certaine conformation des pratiques, ainsi que des types relations entre les membres du collectif. Nous commencerons par esquisser quelques-unes des va- riables susceptibles d’ouvrir ces voies alternatives… 1. La constitution de l’actant collectif, il faut en faire toute une histoire. 1.1. Collectifs paradigmatiques et syntagmatiques chez Greimas et Courtés Dans la définition de l’actant collectif que Greimas et Courtés proposent dans leur Diction- naire, ils insistent tout particulièrement sur la distinction entre les actants collectifs syntag- matique et paradigmatique 1 . Le premier « est celui où les unités-acteurs (…) se relaient — par substitution — dans l’exécution d’un seul programme (ainsi, la succession des divers corps de métiers dans la construction d’une maison) » 2 . L’affaire semble entendue : l’actant collectif syntagmatique n’est collectif que parce qu’il associe des acteurs qui peuvent occuper des positions succes- sives et complémentaires dans l’exercice d’un même ensemble de métiers, le tout étant cal- culable à partir de l’activité visée, et du produit attendu. Les membres du collectif se diffé- rencient uniquement en raison de leur fonction, et de la position qu’ils occupent dans un processus. Le second se définit ainsi : « L’actant collectif paradigmatique (…) constitue une totalité intermédiaire entre une collection d’unités et la totalité qui la transcende. Il relève en ef- fet d’une partition classificatoire d’une collection plus vaste et hiérarchiquement supé- rieure » 3 . Mais Greimas et Courtés précisent que la « partition [est] opérée sur la base de 1 Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « Collectif », p. 43. 2 Ibid. 3 Ibid.

Transcript of La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

Page 1: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

1

La constitution de l'actant collectif comme préalable anthroposé-

miotique

SéminaireParis7novembre

Cetexposéestentièrementdédiéàuneréflexionsurlesdifférentesvoiesdelaconstruc-

tiondesactantscollectifs,considéréesparhypothèsecommedéterminantespourunredé-ploiementdelathéoriesémiotiquedelanarrativitéetdesesalternatives.Ilyaunehistoire,

ouplutôtdeshistoires,delaconstructiondescollectifs,quioffrentdéjà,commelemontre

l’anthropologie contemporaine, des voies différenciées, sous formes de modesd’identification ou de modes d’existence. Ces voies différenciées instaurent chacune un

monde spécifique, une certaine conformation des pratiques, ainsi que des types relations

entre lesmembres du collectif. Nous commencerons par esquisser quelques-unes des va-riablessusceptiblesd’ouvrircesvoiesalternatives…

1. Laconstitutiondel’actantcollectif,ilfautenfairetouteunehistoire.

1.1. CollectifsparadigmatiquesetsyntagmatiqueschezGreimasetCourtés

Dans ladéfinitionde l’actantcollectifqueGreimasetCourtésproposentdans leurDiction-naire,ilsinsistenttoutparticulièrementsurladistinctionentrelesactantscollectifssyntag-

matiqueetparadigmatique1.

Le premier «est celui où les unités-acteurs (…) se relaient—par substitution—dans

l’exécution d’un seul programme (ainsi, la succession des divers corps demétiers dans la

constructiond’unemaison)»2. L’affaire semble entendue: l’actant collectif syntagmatique

n’estcollectifqueparcequ’ilassociedesacteursquipeuventoccuperdespositionssucces-

sivesetcomplémentairesdansl’exerciced’unmêmeensembledemétiers,letoutétantcal-

culableàpartirdel’activitévisée,etduproduitattendu.Lesmembresducollectifsediffé-

rencientuniquementen raisonde leur fonction, etde lapositionqu’ils occupentdansun

processus.

Lesecondsedéfinitainsi:«L’actantcollectifparadigmatique(…)constitueunetotalitéintermédiaireentreune collectiond’unitéset la totalitéqui la transcende. Il relèveenef-

fetd’une partition classificatoire d’une collection plus vaste et hiérarchiquement supé-

rieure»3.MaisGreimasetCourtésprécisentque la«partition [est]opérée sur labasede

1 Algirdas J. Greimas et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, entrée « Collectif », p. 43. 2 Ibid. 3 Ibid.

Page 2: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

2

critères-déterminationsque lesacteurspossèdentencommun (leurchampfonctionnelou

leursqualificationsspécifiques)»4.Cequi,ensomme,revientaumêmetypedecompositionqueleprécédent.Lesdeuxtypesd’actantscollectifsrassemblentdesmembresquisonttous

semblablesauregardduchampd’action,soitenraisondeleurrôle(champfonctionnel),soit

en raisonde leurcompétence (qualifications). Ladéfinitionsémiotiquede l’actantcollectifproduitdoncdanslesdeuxcasdesmêmes,quinesedifférencientqueparleursspécialisa-tionscomplémentairesexclusivementdéfiniesparunprocessusauxquels ilsparticipenten

commun,etquinepeuventquecalculéesàpartirdelastructurethématiquedeceproces-sus.

Riennepermeticideprendreencompted’autrestypesdediversifications.Laréduction

vientàl’évidencedelaperspectiveadoptée,quinepermetdeprendreencomptenilesva-riations dans la composition du collectif, ni la manière dont il se rassemble, se stabilise,

augmenteoudiminue,etc.GreimasetCourtésadoptent laperspectiverétrospectivede la

sémiotiquenarrativeclassique,quiprivilégielerésultataudétrimentduprocessus:lesjeuxsontfaits,l’actionadonnéounonsonrésultat,etonpeutreconstitueràrebourslescaracté-ristiquesdel’actantquisemblentexpliquercerésultat.

Finalement,ladifficultéestpeut-êtreaussidenaturepolitique:sionadoptelalectureàrebours, iln’yaucunechancederencontrer ladiversitésociale,ethniqueouculturelle,quicaractérise la «collection d’unités-acteurs», puisqu’elle est immédiatement effacée par

l’entréedansla«totalitéintermédiaire»queconstituelecollectif;enrevanche,sionprendenconsidération la formationde l’actant collectif, alors cettediversitéest lepremierpro-

blèmeàtraiter,dontlessolutionsaffecteronttoutledéploiementdelanarrativité.Lesor-

ganisationscommencentengénéralpartraiterceproblèmepours’engagerdansdesexpé-

riences sémiotiques, parce que les «collections d’unités-acteurs» ne sont pas des simu-

lacresreconstruitsparprésupposition,maisdesréalitéssociales,dontlerassemblementet

les interactions, impliquéesdans la formationde l’actantcollectif, sondéjàdes formessé-

miotiquesàinterpréter.Onpeutcomprendrealorsqu’ilsoitnécessairederaconterl’histoire

de la constitution des actants collectifs, en commençant par identifier quelques-unes descatégoriesetdesvariablesenjeu.

1.2. Desactantscollectifspartitifsouparticipatifs:

Exemple:Nation/Patrie

Nation: communauté rattachéeàun territoire,personne juridique constituéedesper-

sonnesrégiesparunemêmeconstitution.Unepopulationvivantsurunmêmeterritoireet

4 Ibid.

Page 3: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

3

unieparunemêmehistoire,culture,et langue.Aumoins l’undeces liensdonnelieuàun

agrégat(unepopulation)quiesttransforméentotalitéparlaprojectiondesautresliens.Ici,l’agrégatminimalreposesurlacohabitation,surlesinteractionslinguistiquesetculturelles.

Latotalisationestopéréequandlacohabitationsepropagesurunespacereconnucomme

homogène (territoire), quand les interactions culturelles et linguistiques font «système»(culture,langue).Lessystèmesinstitutionnalisentlanation.

Patrie:Paysoùl'onestnéouauquelonappartient,etauquelonestaffectivementatta-

ché. La patrie n’est doncpas un actant collectif à composer,mais un actant collectif déjàintégré.Cequiestposéd’abord,c’estunterritoireanthropisé, le«pays»,uneentitépré-

identifiéeàlaquelledesmembresserattachentaffectivement.

IlfauttoujourssesouvenirdeBenveniste,etdesonanalysecomparéedecivis-civitas,etpolis-polites. Le collectif «civitas» est défini par les relations mutuelles entre les parties

«cives»,dontlapropagationconstituelatotalitédelacité,jusqu’auxlimitesoùlesrelations

mutuelless’interrompentpourfaireplaceàl’hostilité(civis/hostis).Enrevanche,lecollectif«polis»estd’embléedéfinipar la totalité,dontchacunedesparties (polites) reçoitdirec-tementsonidentité.

Nationcorrespondraitautypecives/civitas:chaquemembrenevoitd’abordquesesre-lationsmutuellesetleréseaupartielqu’ellesconstituent,etpeutresteraveuglequantàlaformationdelatotalité;ilfautajouteruneprojectiondansdespropriétéscommunespara-

digmatiques (notamment des systèmes sémiotiques) pour accéder à la totalité (culture,langue, territoire, statut de personnemorale). Chaquemembre de la nation (les «natio-

naux») peut éprouver son appartenancemême en restant au niveau de ses perceptions

immédiatesdesinteractionslocales.

Patriecommenceparunancrageaffectifdansunetotalitématérialisable,quidonnedi-

rectementaccèsaucollectifdetousceuxquiéprouventlemêmeaffect.Chaquemembreest

doncd’embléeconfrontéàlatotalitédel’entitéd’appartenance,etilestenliendirect(no-

tammentaffectif)aveccettetotalité,sansaucuneconsidérationpourlesrelationsmutuelles

qu’ilpeutentreteniraveclesautresmembres.Lesindividus(les«patriotes»)n’ontderela-tionsaveclesautresindividusqueparlamédiationdeleurrelationd’attachementàlatotali-

té.

Ceseradonclapremièrecatégoriepermettantdecomprendrelaconstitutiondescollec-tifsengénéral:

• soituneconstitutionpartitive (ausensoùcesont lesagrégatsdepartiesquiformentlenoyaupermanentduprocessusdetotalisation)

Page 4: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

4

• soituneconstitutionparticipative(ausensoùlesmembresn’appartiennentà

latotalitéqu’enraisondeleurparticipationàsonidentitéglobale)

Sionexaminesouscetéclairagelescollectifsanthropologiques,onpeutcaractériserlescol-lectifsnaturalistesetanimistescomme«participatifs»(uneparticipationholistiquesoitaux

loisdelanatureetauxspécificitésdelaculturepourlespremiers,soitàl’âmedelanature

etauxspécificitésphysiquesde larelationaumilieupour lesseconds.Lescollectifsanalo-gistesettotémistessontaucontrairepartitifs,puisqu’aucunetotalité intégralen’estacces-sibledupointdevuedesmembres,etqu’ilsreposentsurdesagrégatsd’agrégats.

1.3. Desactantscollectifsàcompositionstratifiée

Ex:Famille/Foyer/Ménage

Famille:Legroupefamilialestàl’originedéfiniparlacohabitationdanslamêmemaison

(ycompris lesesclavesde lamaisonnée romaine). Le liensedéplaceensuitevers les rela-tionsdeparenté,soitdefiliation,soitd’allianceoulesdeux.Maislafamille,quecesoitpar

cohabitationouparparenté sedéfinit en second lieupar la naturedes liensde solidarité(soin, éducation, biens, héritages, affection, etc.), plus intenses vers l’intérieur que versl’extérieur.Enfin,unefamillesecaractériseàlafoisparunnometparuneréputation,l’un

étantl’expressiondel’autre;laréputationestelle-mêmelamanifestationdesliensdesoli-darité,opposablesàceuxdesautresfamilles.Lapertederéputationde l’undesmembres

peutdéfairelesliensdesolidaritéetconduireàl’exclusion.

Foyer:Apartirdulieuoùl’onentretientlefeu,le«foyer»définitlelieuoùhabiteunemêmefamille,autrementdit la«maison».Lafamilleestaufoyercequelanationestàla

patrie,entermesd’ancrageaffectifetterritorial.Lacompositiond’unfoyerestdoncdirec-

tementcontrôléeparlespossibilitésdecohabitation,spatiales,thématiquesetaffectives:ilest de ce fait un agrégat d’existants de type différents (lieu, objets, animaux, humains,

moyensd’existence,etc.).Lanotionde«foyer»dériveverscellede«ménage»,quandles

servicesfiscauxidentifientun«foyerfiscal».

Ménage:Apartirde lapratiqued’entretiend’un lieud’habitation,«ménage»désigne

l’ensembledeshumainscohabitantsquiparticipentàcetentretienetàl’ensembledesacti-

vitéssocio-économiquesquilerendentpossible.C’estlaraisonpourlaquellele«ménage»estconsidérécommel’unitééconomiqueminimalepourlesstatistiquesetlesétudesmicro-

économiquesportantsurlesrevenusetlesdépenses.Encomparaisonaveclafamilleoule

foyer, le«ménage»neconservequ’uneseulethématiquederelation, l’économiedomes-tique(lesliensdeparenténesontpasprisencompte,encoremoinslaréputationetlasoli-

darité).

Page 5: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

5

Lacompositiond’unactantcollectifreposedoncsurplusieurscatégoriessuperposéeset

connectées (ici: cohabitation, parenté, attachement affectif, solidarité, économie, réputa-

tion).Tantôtl’une,tantôtl’autrepeutprocurerlelienminimumrequis,ettouteslesautres,

desliensfacultatifs,cumulatifsoudécumulatifs,faisantréseauetsystème,assurentlarégu-

lationetlapersistanceducollectif.Ilyadonctoujoursaumoinsunpointdevuesouslequellacompositionestrequise,etd’autrespointsdevuesouslesquelselleestsoitvariable,soit

libre.Parconséquent,c’estcettestructurationmodalehiérarchiséequicaractériseraletype

d’actantcollectif.

1.4. Desactantscollectifscomposésde«mêmes»oud’«autres»

Le texted’orientationévoque lesassociations, lescorps institutionnels, lesconfraterni-

tés, lescénacles, lessyndicats,auxquelsonpourraitajouter lespartis, lescoopératives, les

équipes,etbiend’autres.Apparemment,chacundecesgroupementssedéfinitparsafonc-

tionousesobjectifs,quisontdans laplupartdescasdenaturethématique,une«cause»

commune,l’appartenanceàunemêmeinstitution,lareligionoulaspiritualitéengénéral,unmétierouuneactivitééconomiqueprécise,lapolitique,etc.

Mais la thématiqueneditpascomment lecollectifestconstitué. Il fautd’abordsede-mander si chaque membre porte lui-même individuellement la thématique partagée ou

commune,indépendammentducollectif,ous’iln’accueillecettethématiquequ’enraisondesa participation à l’actant collectif. Or cette différence en entraîne une autre: lors de laconstitution du collectif, dans le premier cas, tous lesmembres sont des semblables (des

«mêmes»), alors que dans le second cas, tous lesmembres sont différents (ce sont des«autres»).

Onpeutconsulterpourallerplusloinlatypologiesuivante,proposéesurleblog«Lear-

ningRaph,parunchercheurengestiondesentreprises:

https://learning-raph.com/2015/11/26/types-de-collectifs/

Lesdifférentstypesdecollectifsenmanagementetsociologie

Groupe fonction-nel

ÉquipeCommunauté depratique

Réseau

Objectif

PartagéAssurer une fonc-tion

CommunRéaliserunetâche

CommunDévelopper etpartager des res-sources et compé-tencesspécifiques

PartagéDévelopper une spéciali-sation mutuellementnégociée

Cohésion

Définition de lafonction

Objectifscommuns Intérêtscommuns Connaissances et compé-tencescomplémentaires

Page 6: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

6

Responsabilité Individuelle Mutuelle Mutuelle Réciproque

Coordination Implicite Stratégique Émergente Négociée

Environnement Formel Formel Informel Nonformel

Taille Moyenne Restreinte Moyenne Variable

Composition

Homogène Hétérogène Homogène Hétérogène

Recrutement Autorité hiérar-chique Chefd’équipe Entremembres Confiancemutuelle

Duréedevie Jusqu’à une réorga-nisation

Jusqu’à la fin de latâche

Tant que la pra-tique peut êtreaméliorée

Tant que lesmembres enressententlebesoin

Danslestypologiesdesspécialistesdegestionetd’économie,onremarqueunecorréla-

tionentrelanaturedesobjectifsetcelledelacomposition.Sil’objectifestunefonctionou

unepratiquedéjàpartagéesparlesmembresindividuels,alorsleurgroupeserahomogène

(cesontdes«mêmes»).Sil’objectifetlafonctionsontunetâcheparticulièreouunespécia-lisationviséeencommun,quin’estpasunepropriété individuelledesmembres,alors leur

groupeserahétérogène.Onremarqueégalementquedanslepremiercaslafinducollectifrésulte d’une décision (réorganisation) ou d’une évaluation (pratique améliorée) qui éma-nentd’uneautoritétranscendante,voireextérieure.Enrevanche,danslesecondcas,celui

dugroupehétérogène,lafinducollectifestinscritedanslamotivationmêmedechacundesmembres(latâcheviséeestaccomplie,lebesoinestsatisfait).Cerapideexamendelatypo-

logiesociologiquepermetdefaireunehypothèse:lanaturedel’engagement(objectifpar-tagéoucommun)déterminecelledelacompositionducollectif(desmêmesoudesautres),quielle-mêmeaplusieursconséquencessur l’aspectualitédesprocessus,sur lesprocessus

dedécision,etsurlesvaleursenjeudanscescollectifs.

2. Lacoopérative,alternativenarrativeetpolitique?

2.1. Introduction

Les organisations sont des configurations sémiotiques complexes, qui produisent, qui

créent,quigèrent,quidécident,etquiexpérimententdenouvellesformesdevie.Uneorga-

nisationestunactantquitransformeetmodèlenosvies.Leuranalysesémiotiquerencontreleslimitesdansl’applicationdesmodèlesthéoriquesetcanoniquesdelasémiotiquenarra-

tivegreimassienne,directement inspiréede l’analyseformelledesconteseuropéens.C’est

toutparticulièrementlecaspourlescoopératives,etceseral’objetprincipaldecettedeu-xièmepartie:enquoi leurcompréhensionnousconduit-elleàrévisercertainsmodèlessé-

miotiques?

Page 7: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

7

Cette réflexion, qui reprend et prolonge l’étude du mouvement coopératif proposée

dans Terre de sens. Essai d’anthroposémiotique5, s’efforce de comprendre comment uneexpériencesocialeetéconomiquepeutainsiinterrogerlathéoriesémiotiqueelle-même.

4.2.Lesstructuresmodalesetl’égalité

4.2.1.Lesmodalisationsdelaparticipationcoopérative

Lemouvementcoopératifinternationals’estdotéd’unelistedeseptprincipescommuns

etfondateurs,danslaDéclarationsurl'identitécoopérativedel’Alliancecoopérativeinterna-tionale(ACI).Troisd’entreeuxposentlesconditionsmodalesd’unfonctionnementcoopéra-tif:

Adhésionvolontaireetouverte.Lescoopérativessontdesorganisationsvolontaires,ou-vertes à toute personne prête à assumer les responsabilités qu’entraîne l’adhésion, sans

subiraucunediscriminationliéeàsonsexe,sonstatutsocial,sarace,sonaffiliationpolitique

oureligieuse.

Contrôledémocratiqueexercéparlesmembres.Lescoopérativessontdesorganisationsdémocratiquescontrôléesparleursmembres.Chaquemembrejouitdumêmedroitdevote

(unmembre,unevoix).

Éducation,formationet information.Lescoopérativesproposentdesformationsàleursmembres,afinqueceux-cipuissentcontribuerefficacementaudéveloppementdeleurcoo-

pérative.6

Lepremierprincipe,qui fonde tous lesautres,est celuide l’adhésionvolontaireetou-verteàtous.Laconfigurationmodaledebaseestlevolontariat,c’est-à-direunvouloir-faire

que ne contraint et ne limite aucun devoir-faire. Soit: vouloir-faire + ne pas devoir-faire.Cette configuration est complétée par celle de l’ouverture à tous, qui implique unne pasdevoirnepasfaire:l’adhésionnepeutêtrerefuséeàpersonneenraisondesesparticulari-

tésetdesonidentité.Soitenrésumé:vouloir+nepasdevoir.

Cetteconfigurationmodaleestdéterminéeparunevaleursous-jacente,laliberté,etenengendreuneautre, l’égalité.Tous lesvolontairesontdesdroitségauxàadhérer,dès lors

qu’ilssontlibresdelefaire.Laliberté(nepasdevoir)estdéjàcomprisedanslevolontariat:estvolontaireceluiquiveutlibrement.Quantàlavaleurd’égalité,ellen’adesensquesilesvolontairessonttousdifférentslesunsdesautres:l’égalitéprésupposeensommeladiversi-

tédesmembresetl’altérité,quiestàsontourrenduepossibleparl’«ouvertureàtous»,à

5 Jacques Fontanille et Nicolas Couegnas, Terre de sens. Essai d’Anthroposémiotique, Limoges, Pulim (col-lection Semiotica Viva), 2018. 6 ACI, Déclaration sur l’identité coopérative, version révisée de 1995, https://www.ica.coop/fr/node/13895.

Page 8: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

8

touteslesdifférencesconstitutivesdeladiversitésociale.Iln’yad’égalitéquedansl’altérité.

L’égalité estdoncaucroisemententredeuxcaractéristiquesdes collectifs coopératifs:d’uncôté,lalibertéquifondelevolontariat,etl’équivalenceentretouslesvouloir-adhérer,etdel’autrel’altérité,quirésultedel’ouvertureàtous,etquinepeutconduireàunehiérar-

chiedesdifférences,enraisondel’égalitéinitialedesvouloir-adhérer.Lalibertéestlacondi-tion requise pour l’ensemble de la configuration, y compris la propagation du principe

d’égalitédanstouteslesdimensionsdel’activité,carelleéliminetoutedéterminationextrin-

sèque(contrainte,obligation,interdiction,dépendance,etc.).

Lepouvoirdémocratiqueexercéparlesmembresdécouledirectementdel’adhésionvo-

lontaire,quineutralisetouslesstatutsantérieursdesmembres.Ilsontdonctouslesmêmes

droitsàparticiperaugouvernementde l’organisation.La règle«1adhérent=1voix»ex-primedoncl’actualisation,souslamodalitépouvoir,del’égalitédesvouloirs.

Letroisièmeprincipemodal,celuidel’éducation,formationetinformation,esttrèspré-

cisément défini comme une manière d’égaliser les savoirs: pour que la diversité desmembresn’engendrepasd’inégalitédansl’accèsà l’informationetdanslessavoir-fairedugouvernementcollectif,ilfautéduquerlesmembres.L’égalisationdessavoirscontribueàla

réalisationconcrètedel’égaleparticipationaugouvernementdel’organisation.7

Le principe démocratique actualise l’égalité des vouloirs par l’égalité des pouvoirs, leprinciped’éducationetd’informationréalise l’égalitédesvouloirsetdespouvoirsparcelle

dessavoirs.8

4.2.2.Liberté,égalité,modalité:unepassiond’organisation

Libertéetégalité,en tantqueconfigurationsmodalesconvertiesenvaleursdirectrices,

assurentlelienentrelestroismodalitésprincipalesparlesquelleslesadhérentsintègrentle

collectifcoopératif:sitouslesvouloirs-adhérersontégaux,c’estparcequ’ilssontlibres;si

les pouvoirs et savoirs sont égaux, c’est parce que les vouloir-adhérer le sont d’abord. Et

enfin,l’égalitégarantieauseinducollectifconfirmelalibertéduvolontariatinitial.

Cetteconfigurationmodaleestlaformesémiotiquedumodedecompositionducollectif,

7Rappelons icique le fonctionnementdesentreprisesducapitalisme libéraletde l’économiedemarchéengénéralreposeenpartiesurladissymétriedel’informationentrelesagentséconomiques,quirégitetexpliqueleurs choix et leurs comportements: ce point estmêmeunedes hypothèses centrales de la théorie écono-miquecontemporaine.Aucontraire,leprincipeédictéparl’ACIviseàassurerlasymétriedel’informationentrelesmembresetàaugmenterlapartdusavoirpartagé,àlafoisparladiffusiondel’informationetparlamiseàniveaudescompétencesd’interprétationdecetteinformation.8L’éducationet la formation s’adressentprincipalement à la facepolitiquedu coopérateur— sa capacité àcoopérer—mêmesiellescontribuentégalement,etsecondairement,àsafaceéconomique—sacapacitéàproduire.

Page 9: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

9

où l’axiologie politique (les valeurs directrices) assure la cohésion des trois modalités de

base. Dans bien d’autres types d’organisations, comme dans le fonctionnement narratifstandard, lesmodalités de la compétence doivent être acquises séparément, et le cas où

l’uned’entreelles,enraisondesonintensité,dirigetouteslesautres,estsoumisàdescon-

ditions spécifiques, notamment affectives. Dans les organisations non coopératives,l’intensitédu«vouloir»participer (êtreembauché)nedécideen riennide l’étenduedes

pouvoirsquipourrontêtreexercésauseindel’organisation,nidel’accèsàl’informationet

auxconnaissancesnécessairespourlacompréhensiondufonctionnementcollectif.

Cetypede liaisonentre lesmodalitésde lacompétences’apparenteàceluiqu’onren-

contredansl’analysedespassions.Leseffetsdesenspassionnelsrésultententreautresdela

dynamiqueinternededispositifsmodaux9,dessyntagmesmodauxoùlesdifférentesmodali-téssontliéespardesvariationsdel’intensitéetdelaquantité:parexemple,unetrèsforte

intensitéduvouloirpeutdéclencherunpassageà l’acte impulsifenmobilisant immédiate-

mentlepouvoirfairenécessaire.Cesvariationsd’intensitéetdequantitésontdeséprouvéscorporels,quiimpliquentlecorpssensibledanslesliaisonsmodales.

Lescollectifsremplacentleséprouvéscorporelsparlacongruenceassuréeparlesvaleurs

directrices,dontl’effetglobalestceluid’uneformedeviecollective.Toutefois,cesformesdeviepeuventêtrevécuesparlesadhérents(avecdeséprouvéscorporelsassociésauxvaleursdirectrices),commedespassionsd’organisations.Unepassiond’organisationimpliquedonc

undispositifmodalexpliciteetinstitutionnel,réactualiséàchaqueadhésion,etquicaracté-riserait larelationentrechaquemembreet lecollectif,etdont lesmanifestationsseraient

desvécusémotionnelsindividuels.

Souscesconditions,etenrésumédecetteanalysemodale,voilàquelseraitledispositif

globaldecettepassiond’organisationcoopérative:

(Ne pas devoir…) Liberté → Vouloir-adhérer → Égalité des Vouloirs

virtualisation ↓ (actualisation)

Égalité des Pouvoirs

↓ (réalisation)

Égalité des Savoirs

4.3.Structuresactantielles:syncrétismesoumodèlealternatif?

4.3.1.D’étrangessyncrétismes

Unautreprincipedel’ACIdéfinitLaParticipationéconomiquedesmembres:9 Cf. Algirdas J. Greimas et Jacques Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, première partie.

Page 10: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

10

Lesmembrescontribuentéquitablementà,etcontrôlentparvoiedémocratique,lecapitalinvestidansleurcoopérative.Engénéral,aumoinsunepartiedececapitalappartientcommunémentàlacoopérative.Lesmembresallouentlesexcédentsàlaréalisationdetoutoupartiedesobjectifssuivants:développer leurscoopératives,éventuellementencréantdesréservesdontaumoinsunepartieestindivisible;enredistribuantauxmembresenfonctiondestransactionseffectuéesaveclacoopérative;etensoutenantd’autresactivitésapprouvéesparlesmembres.10

Lapropriétéet le contrôlecollectifsducapitalest leprincipedebase,dontdécoule lemodederépartitionde lavaleuréconomiquecrééepar l’activitécoopérative:elle revient

auxmembresconsidérés soit commepartiesadhérentes (bénéfice individuel), soit comme

totalitédesassociés(bénéficecollectif).

D’un point de vue sémiotique, c’est la structure actantielle de l’entreprise qui est en

question.Eneffet,l’entreprisecoopérativeposeraitcommeprincipeunsyncrétismeentrele

Sujetopérateurquiproduitlavaleuréconomique,leDestinateurquilarépartit,etleDesti-natairequilareçoit,alorsquedansl’entrepriserégieparlecapitalismelibéral,cesrôlesac-

tantiels sontdistribuésàdesacteursdifférents: lessalariés, lesadministrateurs,et lesac-

tionnaires.Inspiréeparlatraditionfolkloriqueeuropéenne,lasémiotiquenarrativedistingueelleaussiparprincipeleSujet(opérateurdestransformationsnarrativesetdelaquête), le

Destinataire(quibénéficiedurésultatdecestransformations),etleDestinateur(quigarantitlesvaleurs,quiattribueetdistribue,quirécompenseouquipunit).Danscettetradition, laremisedel’objetdevaleurauDestinataireestdistinctedelasanction(récompenseoupuni-

tion)duSujetopérateur.Lavaleurtransmiseaveclasanctionn’estpasdéterminéeparcelledel’objetlui-même,etsonattributionestdiscrétionnaire.

Lecapitalismelibéraln’arieninventé,maisgénéraliséuneorganisationnarrativetypique

d’uneaireculturelleparticulière.Maiscettegénéralisations’accompagned’unenaturalisa-tionpardesloiséconomiquesprésentéescommeuniverselles,cequiestunenégationdelaspécificitéculturelledecetypedestructureactantielle.

LafusiondelarétributionduSujetetdel’attributiondel’objetdevaleur,ainsilesyncré-tismeentreSujet,DestinataireetDestinateur,pourraienteuxaussipasserpourunespécifi-

citéculturelle,liéeàuneformedevieparticulière,sionprenaitpourréférencelemodèlede

la spécialisation actantielle, légitimé par des lois dites universelles.Mais les syncrétismesvontbienau-delà,carilsremettentenquestionlapertinencedesrôlesactantielsspécialisés,

et ils récusentmême toute formede spécialisationdesmembres, aunomd’une réflexion

préalable sur la constitution de l’actant collectif, dont l’autre modèle semble fairel’économie.Dans sesusages standards, la sémiotiquenarrative semblenepasprendreen

considérationcetactantcollectifderéférence,principalementenraisond’uneffetdefocali-

sation théorique,engendrépar la filiation linguistique (lesactants sontextrapolésàpartir10 ACI, Déclaration sur l’identité coopérative, version révisée de 1995, https://www.ica.coop/fr/node/13895.

Page 11: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

11

des fonctions syntaxiques dans la phrase simple), et conforté par le corpus proppien

d’origine(des rôles narratifs individuels extraits de contes folkloriques). Pourtant, mêmedans lecontefolklorique,toutcommedans l’entreprisecapitaliste, iln’yapasquedesac-

teursindividuelsdotésderôlesactantiels:l’actantcollectifetlecontrôlequ’ilexercesurla

répartitiondesrôlesensonseinysonttoutaussiprégnants,mêmesi,pourdesraisonsidéo-logiques,ilsnesontpasparfaitementexplicités.

Nous faisons donc l’hypothèse que l’organisation actantielle est toujours sous le con-

trôle,impliciteouexplicite,assuméounégligé,d’unactantcollectif:encesens,ladiversifi-cationentrelesdifférentsmodèlesnarratifsreposeraitsurlesvariétésdecetteorganisation

interneetdesrôlesdel’actantcollectif,etnonsurlaprésenceoul’absencedecedernier.

4.3.2.Unmodèlenarratif«alternatif»?

Unautre systèmede rôles se substitueauprécédent: l’actant collectif, auquel chacun

participe selon un dispositifmodal spécifique, décrit ci-dessus, assume sans spécialisation

toutes les fonctions requises par la pratique collective. Un seul actant collectif, selon lesphasesde lacoopération,délibèreetdécide,travailleetproduit,reçoitetrépartit.Cetac-tantcollectifsoigneusementmodaliséetvaloriséestainsienmesurededéterminerlesrela-

tions et de réguler la plupart des interactions entre les membres qui le composent. End’autrestermes,sionposecommepréalablelemodedeconstitutiondel’actantcollectif,lefaitdespécialiseroupas lesrôlesactantielsdevientunchoix (ici,unchoixpolitique)fondé

surlesvaleursdirectricesmisesenœuvreauseinducollectif.

En outre, la distinction entre lemode de constitution du collectif et la pratique domi-

nantequilecaractérise,setraduit,entermesdeprocessusnarratif,parl’articulationentre

deuxdimensions.Lescollectifssocio-économiques,qu’ilsl’affichentouqu’ilsledissimulent,

articulenttousunefaceéconomiqueetunefacepolitique.Commeledit l’undescoopéra-

teursquej’aiinterviewé,RémyChaulat(AmbianceBois,Limousin),«Notreboulotquotidien,

c’està lafoisscierdesplanchesetcoopérer»11.MichelLulek, l’undesescollègues,nedit

pas autre chose,mais autrement: «Pournous, la façonde travailler est aussi importante

queleproduitquiestfabriqué.Leprocessusdepriseenchargedelanécessaireproductionprimesursonrésultat»12.

Lesdeuxfacessontfusionnéesdanslapratique,quiparticipedoncàdeuxrégimesdesi-

gnification,quel’onpeutsaisiretcommenterséparémentenchangeantdepointdevue.Lapersistanceet lapropagationdelaformedeviecollective(parexemplecelledescoopéra-

11 Ibid. 12 Michel Lulek, « Scions… travaillait autrement ? », in Ambiance Bois, l’aventure d’un collectif autogéré, Préface de Serge Latouche, Valence, Repas, 2009 [2003], p. 9.

Page 12: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

12

tives)reposentsurcettesolidaritéentrelesdeuxfaces:lafacepolitiqueassuredespossibili-

tésdegénéralisationetdediffusionau-delàdetelleoutelleorganisationparticulière,etlafaceéconomiqueapportelapreuveconcrète,actualisante,delafaisabilitéetdeladurabilité

d’une telle formedevie. La faceéconomiquecorrespondà ladimensionplusgénéralede

l’exercicepratique,etlafacepolitiqueàcelledelarégulationépisémiotique.

Lacorrélationentreexercicepratiqueetrégulationépisémiotiqueestunfacteurdeper-sistancedetoutepratiqueengénéral.Ellepermetdefairefaceauxaléas,auxobstaclespré-

visiblesouimprévisibles,àlarésistancedumilieuoùellessedéploient,etellecontribueàlaschématisationdelaformedevie.Cen’estenaucunemanièreuneparticularitédumouve-

mentcoopératif;c’estlamanifestationsystématiqueetstratégiquenarrativedelacorréla-

tionentrelesdeuxdimensions,quiluiestpropre.

Traditionnellement,lecapitalismelibéralnejustifiel’économiquequeparl’économique,

donc sans distinguer les deux dimensions.Mais il arrive aussi que des responsables poli-

tiques inversent le rapport entre l’exercice pratique et la régulation épisémiotique: ilss’emparentalorsdesrèglesdu libéralismeéconomique,commemodederégulationépisé-miotiquedelapratiquepolitique(ilsconduisentl’Etatcommeuneentrepriseoumêmeune

StartUp).Autrementdit,laréductiondesdeuxdimensionsàuneseuleestuncasparticulier,résultantd’uneoccultationidéologique.Ladistinctionentrelesdeuxfaces(l’économiqueetlepolitique)quimanifestentlesdeuxdimensions(exercicepratiqueetrégulationépisémio-

tique),estlecasgénéral,avecdespossibilitésd’inversiondelacorrélation,oudeneutralisa-tiond’unedesdeuxfaces.

L’optionnarrativeretenueparlemouvementcoopératif,quecesoitlaprééminencede

l’actantcollectif,ouladistinctionetlacorrélationentredeuxdimensionsduprocessus,n’est

doncniuneexceptionniunerévolution,elleesttoutsimplementledévoilementdelasitua-

tionlaplusgénérale:unrévélateurcritique.Encomparaison,enoccultantlaconstitutionde

l’actantcollectif,lecapitalismelibéralréduitlafacepolitiqueàunepurecontemplationdes

lois naturelles économiques,puisqu’une fois naturalisées, ces lois ne sont plus supposées

connaître d’alternative. L’association d’une face politique et d’une face économique n’estdoncpasuneexclusivitédumouvementcoopératif,etelleopèreaussidans lecapitalisme

libéral;dans lepremier,elleestactualisée,manifestée,etassumée,alorsquedans le se-

cond,elleestplusoumoinsneutraliséeetoccultée.

Toutefois,ladifférenceentrelesdeuxmodèlesengendrebienunealternativeactantielle,

qui résidedans la conceptionde l’actant collectif.Affichéesoumasquées, les conceptions

diffèrentprofondément,notammententermesdespécialisationdesrôles.Lemodèleactan-tielcoopératifconstruitunseulactantcollectifquiestconçupourrésisteràlaspécialisation

Page 13: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

13

actantielle,voire l’inhiber,afind’empêcher laformationd’inégalités.Sidesrôlesactantiels

surgissent,localement,àl’occasiond’uneactionparticulière(parlarépartitiondestâches),ces distinctions restent provisoires et déformables. Les situations qui les engendrent sont

toujoursréversibles,etjamaisdurables.Larésistanceàlaspécialisationreposesouventsur

lasubstituabilitéentrelesmembres.

4.4.Acquisitiondecompétencesvspropédeutiqueàl’accèsàuneformedevie

Dans le schémanarratif canonique, on distingue une phase qui s’intitule, selon le cas,

«épreuves qualifiantes» ou «acquisition de compétences», présupposée par celle des«épreuvesprincipales»oude la «performance». Laprésupposition impliquedans ledé-

roulementnarratifquel’onnepeutfairesansavoiraupréalableacquislesmodalitésdela

compétence.Cetteconception trèsmarquéeculturellementadéjàété remiseenquestion

par la sémiotique des passions, puisqu’un état ou une inflexion affective peut déclencher

uneactionsansquelescompétencesprétendumentrequisesparcetteactionsoientnéces-

sairement déjà acquises: c’est précisément à cela qu’on reconnaît une action induite parunepassion13.

4.4.1.Descompétencesfaiblementpertinentes

Le fonctionnement coopératif remet en cause cette relationdeprésuppositiondema-nière plus radicale. Tout d’abord, les coopérateurs eux-mêmes semblent traiter avec

quelquedésinvolturelescompétencesrequisespourexercerleurmétier.Danslesentretiensréalisésaveclesmembresd’AmbianceBois,notamment,cettequestionestmanifestement

marginale.Pour commencer,pourquoi avoir choisi le travail dubois?Parcequ’ils en con-

naissaient les techniques? Certainement pas! Ecoutons l’un des fondateurs de la scieriecoopérative,MichelLulek:laraisonestpolitique!

Unequestionpolitiquebeaucoupplusgénérale:commentondécide,commentonassumelesdécisions,commentonselespartage?Làoùc’estlepluscaricatural,c’estdanslesentre-prisesdetransformationdelamatière…Onpenseàlaverrerie,àlascierie—commeonn’yconnaîtrien,onatouteslespalettesdevantnous…Lebois,çaparaîtàpeuprèscompréhen-sible,accessible…Ehbien!onvafaireunescierie.14

Laplupartdeséconomistescrieraientàl’irresponsabilité.Maisl’argumentestpolitique:puisque ce sont «les entreprises de transformation de la matière» qui exposent le plus

crûmentlesrapportsdeforcedansleurgouvernance,lacoopérativetransformeraunema-

tièrepremière,pourreleverundéfipolitique.Commeleboissemble«àpeuprèscompré-

13 Cf. Sémiotique des passions, op. cit., « Les paradoxes de l’obstination », pp. 68-69, et « Description du dispositif modal », pp. 70-82. 14 Michel Lulek, bande son du film de Sophie Bensahoud, Ambiance Bois, travailler autrement, France, Leitmotiv Productions, 2014 (production de Jérôme Amimer, 53 mn, format 16/9).

Page 14: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

14

hensibleetaccessible»,cettecoopérativeseraunescierie.Lafacepolitiques’imposesurla

dimension épisémiotique, et la face économique suivra…Un autre argument apparaît en-suite,chezlemêmeMichelLulek,etilestluiaussidenaturepolitique:

Yenaunquifaitdelapsychologie,unquifaitdudroit,unequifaitdeslangues,unequiestinfirmière,yenaunquiacommencédesétudesd’architecture,moijefaisdel’histoire.Onseformeenallantfairedesstagesdeformationpratique,professionnelle;enfait,laforma-tion,onva ladécouvrirsur letas.Pendant lespremièresannées,onn’apasarrêtédefaire«essai,erreur»,«essai,erreur»,laformationyenapleinquisepassecommeçasurleter-rain.15

Si les compétences techniques requises sont reléguées au second plan, c’est d’abordparcequ’ellesdoiventlaisser lapremièreplaceàladiversitésociale,à l’altérité.Lapriorité

danslacompositionducollectif,c’estladiversitésocialesurlaquelleonfonderal’égalité,etnon la complémentarité des compétences dédiées à l’activité: priorité aux valeurs poli-tiques.L’acquisitiondescompétencesestentièrementintégréeàl’exercicepratique,etnon

requisecommepréalable.

Le refusde laspécialisationsemanifesteprincipalementpar lasubstituabilitéentre lesmembres.Lasubstituabilitéfacilitelesreconfigurationsetlesadaptationsauxaléas:diminu-

tionouaugmentationdel’activitédansundomaine,créationd’unenouvelleactivité,congé

outempspartield’unouplusieursmembres,arrivéedenouveauxmembres,etc.Lasubsti-tuabilité permetaussid’assurer les fonctionsdegestionde l’entrepriseetdepilotagedes

chantierssanshiérarchisationentrelesmembres:chacunyestappeléoupeutyêtreappelétouràtour,dumoinss’illesouhaite.Pourtoutescesraisons,lasubstituabilitéestlamani-festationtactiquedel’égalitéauseindelacoopérative.L’égalitédeprincipelarendpossible,

etenretoursonexercicestabiliselaréalisationconcrètedel’égalité.

Acontrario,uneentreprised’uneautrenatureviseraituniquement lacomplémentaritéoptimale entre les compétences techniques, l’acquisition antérieure de ces compétences

(«Maisquefaitdoncl’école?Commentvoulez-vousqu’onlesembauche?Ilsneconnaissentrienànosprocessetànosproduits!Ilfauttoutleurapprendre!»),etlapossibilité,grâceà

cescompétencesspécialisées,dejustifier,conforterourenforcerlahiérarchieentrelesem-

ployés.Dans ce type d’organisation, les compétences ne peuvent être identifiées que parprésupposition(commedanslasémiotiquenarrativegreimassienne),etparuncalculrétros-

pectifàpartird’unedéfinitionetd’uneanalysepréalablesdel’activité:cetterétrospection

fondealorsleraisonnementselonlequell’actionéconomiquenepeutcommencerquesilescompétencessontdéjàacquises.

L’alternativesémiotiquepeutalorsêtreàlafoisrécapituléeetgénéraliséeainsi:

15 Op. cit.

Page 15: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

15

(i) Iln’yaqu’unseulactant,ilestcollectif,etilestconstituépréalablementàtoute

autreopération,àlafoisparunprélèvementsurladiversitéhumaine,voiresurladiversitédesexistants(àlaquelleonappliqueleprinciped’égalitédedroits);

(ii) Laparticipationdesmembresàcecollectifestrégléepardespositionsmodales,

dontlasolidaritéetlesenchaînementssontassuréesparuneaxiologieprofonde(desvaleursfondamentales).

(iii) Cetactantcollectifassuresans lesdistinguerni sespécialiser les rôles fonction-

nelsrequisparlesthématiquespratiques.Lecontratoulamanipulationsontdesconfigurationssuperficiellessous-tenduesparunprojetpolitiquecollectif,quiré-

gitnotammentlamanièredepasseràl’actionéconomique.

(iv) Lasanctionetlareconnaissancesontelles-mêmesentrelacéesavecleprocessusdeperformance,d’unepartpourrenforcerlescompétences,par«essais,erreurs

et corrections»,etd’autrepartpourassurer lapérennitéducollectifetdeson

projet: il s’agit de durer, de persister, de persévérer, et non d’accomplir,d’acheveretdecloreleparcours.

(v) Cemodèlealternatifestplusgénéraletplusprofondquelemodèlenarratifstan-

dard,etcedernierendécoule,sousdesconditionssocio-anthropologiquesspéci-fiques

4.4.2.Propédeutiquesémiotique:àladécouvertedunouveaumonde

Onpourraitconcluredetoutcequiprécèdequetoutcommenceaveclaconstitutionducollectifetcontinueavec l’entréeenaction,puisqu’aucunecompétencenesemblerequise

comme préalable. Mais ce serait oublier l’établissement des conditions d’existence de

l’actantcollectif.Sionenfaittouteunehistoire,c’estjustementpourretrouvercettephase

décisive,quidevraittrouversaplacedanslaséquencenarrativecanonique.

Onpeutalorsexaminerlesrécitsdeviedescoopérateurseux-mêmes.Pourentrerdans

unecoopérative,ilfautadhéreràsonmodedefonctionnement,etpourcelaavoirétéinitié

aux valeursqui le fondent. La formationdu collectif et lepassageà l’actionprésupposent

nonpaspardesacquisitionsdecompétence,maisdesexpériencesquipréparentàunead-hésionlibreetentièreaucollectifetàsonprojetpolitico-axiologique.

C’estcequenousappelleronsune«propédeutique»,termequirecouvreicigrossomo-

do la découverte d’autres formes de vie, d’autresmondes possibles, et l’instauration desconditionsquipermettraientd’yaccéder.Auxoriginesetàlafondationdescoopératives,on

trouvetoujoursuneexpériencesocio-politiquedécisive,quipermetderompreavecdesdé-

pendancesantérieures,etdechoisirlibrementun«nouveaumonde».L’histoiredescoopé-rativesestjalonnéedecrisesetd’expériencesdecettesorte.Pourlescoopérativesplusré-

Page 16: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

16

centes,lesconditionsdecréationsontmoinstendues,maisellessontellesaussiprécédées

parunephasepropédeutique.Envoicideuxexemples.

(a)Ardelaine,Pierreville,Ardèche

Les fondateursde la coopérativeArdelaine sont arrivésdans la valléedePierreville en

participant à des chantiers de fouilles archéologiques estivales. Ils ont parfaitement cons-ciencedurôlepropédeutiquedecesactivitésestivales.Lafouillearchéologique,disent-ilsen

substance, s’accompagne de la reconstitution desmodes de vie qui ont laissé des traces

danslepaysageetdanslesol.Elleimpliquederefairelescheminspratiquesetlesparcoursde vie empruntés par les ancêtres. Lespratiques culturelles estivales déboucheront sur lacréationd’unenouvelle formede vie, autour d’une coopérative de production,mais elles

commencentparenactualiserlesprincipalesconditionsd’existence,d’unepartenraisondeleurmode d’organisation collectif (les équipes de fouilleurs), et d’autre part en raison du

contenucultureldespratiques,quirouvrentunpasséenfoui,pourreconstituerdesformes

devieantérieures,quelaformedeviecoopérativeprolongera.

Commejel’aidéjàexpliquéplusendétaildansunexposéantérieur,encettephasepro-pédeutique, les fondateursd’Ardelainedécouvrent lacompositionoptimaleducollectif sur

lequelilssereposeront:nonseulementdeshumains,maisaussietsurtoutunsite,unter-roir,desanimaux,unearchitectureindustrielleetvillageoise,desmachines,desplantes,etplus généralementun territoire.Une continuité sensible et axiologiqueest fortement res-

sentiepartouslesacteurs,autourdelalaine,quiréunittouslesexistantsparticipantduter-ritoireetdufuturcollectif.Lalainefaitl’isotopie,etsoutientunetrèsfortecontinuitéidenti-taire: les figures du territoire, humaines et non humaines, animées et non-animées,

s’inscriventdansunemêmefiliation,quelacoopérativeArdelainereprendraàsoncompte.

Commeonpeutleconstater, lespratiquesculturellesestivalesvonttrèsloinetprofon-

démentdansl’élaborationpréalabledesconditionsd’existencedufuturcollectif,quinedoit

encore rien aux principes dumouvement coopératif. Ces pratiques culturelles, principale-

mentcellesdelafouillearchéologique,participentdéjàd’unedimensionépisémiotique,qui

estd’abordanthropo-sémiotique,etquipréfigurecequeseralafuturedimensionpolitico-axiologiquedespratiquescollectives,et la formedeviecaractéristiquedufuturcollectif. Ilestdoncquestiondepratiquesculturellescommepropédeutiqueépisémiotique.

En outre, les fouilles archéologiques estivales sont d’abord des activités «de loisirs»,c’est-à-diremisesenœuvredansunrégimesémiotiquedifférentdeceluide l’activitééco-

nomique, et qui rend possibles et acceptables toutes les expériences ludiques et semi-

fictives.Cerégimesémiotiquepermetdeconduiredesexpériencessansconséquencesirré-versibles, qui ouvrent des possibilités de choix, mais qui n’en contraignent aucun: en

Page 17: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

17

somme, sous un régime ludico-fictif, une expérience de la liberté de choisir, et en

l’occurrence,dechoisir le futuractantcollectifet le«monde»qui luiestassocié,dans le-queldesexistencesindividuellespourronts’inscrire.

(b)AmbianceBois,Faux-la-Montagne,Limousin

Ambiance Bois est installée depuis 1988 sur le plateau des Millevaches, à Faux-la-Montagne.Legrouped’amisquienapris l’initiatives’est forméde lamêmemanièreque

celuid’Ardelaine,aucoursdeleurjeunesseetd’activitésestivales.Lacoopérativeprolonge-

racesactivités,enétendantquelques-unsdeleursprincipesetlesvaleursàlavietouteen-tière,ycomprisl’activitéprofessionnelle.MichelLulek,l’undesfondateurs,historiendepro-

fession,racontecetteextensiondesactivitésestivalesà lavieautravail,à lavietouteen-

tière:

On faisaitdescamps,dans lesmouvementsduscoutisme…Onavaitdesprojetsensemble,on les faisaitensemble.Toutessortesdechosespendant lesvacances…Ons’amusaitbien,ons’éclatait.Danscemilieu-là,ons’estdit:«Onfaitdeschosesmotivantes,plutôtenthou-siasmantes,pendant l’été.Pourquoion feraitpasça toute l’année?»Onétaitdans lapra-tiqueducollectif,dufaireensemble,etc’estcommeçaqu’estarrivéAmbianceBois.16

Cetteévocationmetl’accentsurlefaitquetouteslesconditionsétaientdéjàactualisées

danslesactivitésestivales:lepremiernoyauducollectif,despratiquesdecoopération,desprojetsencommun,et,aussi,unelibertéetunaccomplissementdetouteslescapacités,qui

donneun accès immédiat et sensible aux valeurs fondamentales d’une formede vie. Pourpasserd’untelrégimesémiotique—laparenthèsetemporelledesvacancesestivales—aurégime socio-économiquede la coopérative, il suffit, apparemment,d’uneextensionde la

formedevieàtoutelavie.

Les pratiques collectives estivales en régime ludico-fictif ouvrent là aussi sur un

«monde»alternatif,enprocurentl’expériencepropédeutique,etcirconscriventlescaracté-ristiquesdecequideviendraunenouvelleformedevie.Lescongéspayés,cetteinventionduFrontPopulaireenFrance,sontprécisémentdédiésàdetellesexpériences:cellesdestyles

decomportementlibérés,quin’obéissentplusauxcontraintesdelavieordinaire.Nousap-pelons«régime ludico-fictif»unrégimesémiotiquedont lescroyancessontdemêmena-

turequecellesquiprévalentdanslerégimefictionnel,maissusceptiblesdeseprolongeret

d’avoirdesconséquencesconcrètesdanslemondedelaviequotidienne.

4.4.3.LeJeucommeexpérienceutopiquedelalibertéetcommeaccèsauxvaleursdelaviemême.

Lapropédeutiquesémiotique jouedoncuntoutautrerôleque l’acquisitiondescompétencesou

16 Bande son du film Ambiance Bois, op. cit.

Page 18: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

18

lesépreuvesqualifiantes.Ellenepréparequ’àladécouverteetàl’entréedansunenouvelleformede

vie,enménageantunephaseantérieuresousunrégimesémiotiquespécifique,souventdetypeludi-

co-fictif.L’expériencepropédeutiqueestd’abord,etdanstouslescas,unerupturepartielleoutotale,

conflictuelle ou pacifique, avec les dépendances externes et antérieures. Cette rupture réinitialise

l’identité et le statut social de tous lesacteurs, et les confrontedirectementavec les conditionsde

formationducollectifenquestion:pourlescoopératives,c’estlaconfrontationavecledispositifmo-

dal,avecla«passiond’organisation»,évoquésprécédemment.

Elleopèrepourcefairesousunmodepropre,celuidelalibération.Quecesoitlorsdeconflitsso-

ciaux,oupendantlesvacancesestivales,lapropédeutiquesémiotiqueestunedécouverteàlafoisdes

latitudesoffertesparunrégimesémiotiqueoùchacunpeutsedépouillerdesonstatutsocialetdes

dépendancesantérieures,etparlalibertéd’exploreretdechoisirdenouvellesformesdevie.

Maissi lecheminquiconduitauxvaleursàunautremondesemble ludiqueet fictif, lesvaleurs

elles-mêmessontplusquesérieuses,cesont lesvaleursde laviemême,toutcommecellesquedé-

couvrent les fondateurs des deux coopératives étudiées. Pour accéder à ces valeurs fondamentales

(lesvaleursdirectricesducollectif),undébrayageetunelibérationparrapportaurégimesémiotique

du quotidien sont nécessaires. C’est pourquoi la propédeutique sémiotique a lieu lors d’une paren-

thèsespatio-temporelle,ludico-fictive,enruptureaxiologique,oùl’onpeutaccéderausensdelavie

même.

Silesépreuvesqualifiantesprocurentlescompétencespouragir,etsilapropédeutique

sémiotiqueouvresurdesmondesalternatifsetdenouvellesformesdevie, ildoitêtredé-sormais clair qu’elles se situent sur des dimensions radicalement différentes. Certes, les

deux régissent des possibles: rendre possible l’action pour la première, donner à expéri-

menterdesmondespossiblespour laseconde.Maisonvoitbienalorsque ledomainedepertinence de la seconde englobe celui de la première: les conditions d’existence d’une

formedeviesubsumentetdéterminentlesconditionsdel’actionàl’intérieurdecetteforme

devie.

Laconfrontationdesphasespréparatoiresrespectivesdelanarrativitéstandardetdela

narrativité coopérative permet alors de poser comme principe que la phase préparatoire«standard» est destinée à l’acquisitiondes compétencespour faire, alors que celle de la

propédeutiquecollectiveestconsacréeà l’établissementdesconditionsdepossibilitéd’un

nouveaumonde!Autrementdit,unchangementdeniveaudepertinence.Cequin’apparaîtpasdans lemodèlede lanarrativitéclassique,quiestaussiceluiducapitalisme libéral, ce

sontlesconditionsenglobantesdelaformedeviedanslaquellel’actionéconomiquesedé-

roule; nous avons déjà noté à cet égard la «forclusion» des choix politico-culturelsqu’induitlanaturalisationdesloiséconomiques;nouspouvonsajoutermaintenant

l’occultationdesconditionsanthropologiques.Lemodèlecoopératif,aucontraire,nonseu-

lementfaituneplaceàcetypedequestion,maissurtoutfaitreposertout lepoidsdeson

Page 19: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

19

institutionnalisationsurcettedimensionanthropologiqueetpolitique.L’usagedesmodalités

estàcetégardtrèséclairantduchangementdepointdevuequ’ilopère:personnenedouteque les acteurs de la coopérative, et surtout les employés et ouvriers, doivent disposer à

termedesvouloir-faire,savoir-faireetpouvoir-faire,nécessairespourlaréalisationl’objectif

économique.Maisaupréalablecesmodalitésdoiventêtremisesenplacedansladéfinitionetlaconstructiondel’actantcollectif.

5.Conclusion:l’acteurcollectifcommerévélateuridéologique

Nousavonsmisendoutelecaractère«alternatif»desmodèlesnarratifsrespectivementmis en œuvre dans l’entreprise du capitalisme libéral et dans le mouvement coopératif.

Nousavonsalorssuggéréunerelationd’englobement:lepremiermodèlesefocaliseraitsur

lanarrativitéelle-même,enoblitérantlesconditionssocio-anthropologiquesquilafondent,

alorsquelesecondviseraitdirectementcesconditionssocio-anthropologiques,pourendé-

clinerensuiteunmodèlenarratif.Autermedecetteréflexion,cerapportd’englobementse

confirme,maisiln’affaiblitpaslecaractèrealternatifdesdeuxmodèles.Illedéplaceenre-vanche,car ilapparaîtmaintenantque,parmicesconditionssocio-anthropologiques, l’une

d’entreellesestlepréalableàlaplupartdesoptionsnarratives:s’ilyauneoudesalterna-tives,ellessesituentauniveaudumodedeconstitutionetdecompositiondel’actantcol-lectif.

Toutaulongdeceparcours,ensourdineouenfiligrane,lepointcritiquedel’expérienceorganisationnellesedégageeneffetpeuàpeu:uneentrepriseclassiquesedéfinitenprin-

cipeparunmétier,cedernieruniformiselacompositionducollectif,etilproduitdesmêmes,

qui sespécialisentsanssediversifier; l’entreprisecoopérativeexerceelleaussiunmétier,mais la compositionducollectif reposeen revanche sur ladiversité sociale, qui rassemble

desautres,quinesespécialisentpasetquirenforcentouentretiennentleurdiversité.Pour

l’unecommepourl’autre,ilfautconcevoirunactantcollectifderéférence,dontlemodede

compositionentraînelaplupartdesautresdistinctionsetorientationssémiotiquementper-tinentes: la structure actantielle et modale, l’organisation narrative, le rôle des compé-

tences,desvaleurs,etlepoidsrespectifdelafaceéconomiqueetdelafacepolitique,etc.Toutcommenceaveclamanièredontlecollectifestcomposé,ycomprispourlesmodèles

dominantsetbienétablis,etmêmequandilsnel’expliquentpas—voirequandilsladissi-

mulent—.

Références

Albon, R., & Jewels, T. (2012).Mutual PerformanceMonitoring: Elaborating the Develop-mentofaTeamLearningTheory.GroupDecisionandNegotiation,23(1),149-164.

Page 20: La constitution de l'actant collectif comme préalable ...

20

Anzieu,D.,&Martin,J.-Y.(2013).Ladynamiquedesgroupesrestreints(2eéd.).Paris:PressesUniversitairesdeFrance.

Buisson,Madeleine,«Saint-Junien,Républiquecoopérative?»,Mémoireactive.Cahiersdel’InstitutrégionalCGTd’histoiresocialeduLimousin,27,2009.Cohendet, P., Creplet, F., & Dupouët, O. (2001). Communities of Practice and EpistemicCommunities:ARenewedApproachofOrganisational Learningwithin theFirm.WorkshoponEconomicsandHeterogeneousInteractingAgents.Cohendet,P.,Créplet,F.,&Dupouët,O.(2003).Innovationorganisationnelle,communautésde pratique et communautés épistémiques: le cas de Linux. Revue française de gestion,29(146),99-121.Dillenbourg,P.,Poirier,C.,&Carles, L. (2003).Communautésvirtuellesd’apprentissage:e-jargonounouveauparadigme. InPédagogies.Net (1reéd.,p.1-26).Montréal:PressesUni-versitairesduQuebec.

Fontanille,JacquesetNicolasCouegnas,Terredesens.Essaid’Anthroposémiotique,Limoges,Pulim(collectionSemioticaViva),2018.Greimas,AlgirdasJ.etJacquesFontanille,Sémiotiquedespassions.Desétatsdechosesauxétatsd’âme,Paris,PUF,1991.Greimas, Algirdas J. et Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie dulangage,Paris,Hachette,1979.Lulek,Michel,«Scions…travaillaitautrement?»,inAmbianceBois,l’aventured’uncollectifautogéré,PréfacedeSergeLatouche,Valence,Repas,2009[2003].Peillon, S., Boucher, X., & Jakubowicz, C. (2006). Du concept de communauté à celui de« ba » :legroupecommedispositifd’innovation.RevueFrançaisedeGestion,4(163),73-90.Peirce, Charles S., «Unargumentnégligé en faveurde la réalitédeDieu» («ANeglectedArgument for the Reality of God», c.1908), in Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd'hui,Bruxelles,DeBoeck,1990.Rosanvallon,Pierre,L’âgedel’autogestion,oulapolitiqueaupostedecommandement,Pa-ris,Seuil,1976.

SophieBensahoud,AmbianceBois,travaillerautrement,France,LeitmotivProductions,2014(productiondeJérômeAmimer,53mn,format16/9).

Zeff, L.,&Higby,M. (2002). Teachingmore than you know.Academic ExchangeQuaterly,6(3),1-7.