La conception platonicienne de la contradiction · 3.1.2 Réfutation d’Euthydème par Socrate (IV...

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Université de Montréal La conception platonicienne de la contradiction par Geneviève Lachance Département de philosophie Faculté des arts et des sciences Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Ph.D (Philosophie) en philosophie Août 2014 © Geneviève Lachance, 2014

Transcript of La conception platonicienne de la contradiction · 3.1.2 Réfutation d’Euthydème par Socrate (IV...

  • Universit de Montral

    La conception platonicienne de la contradiction

    par

    Genevive Lachance

    Dpartement de philosophie

    Facult des arts et des sciences

    Thse prsente la Facult des tudes suprieures

    en vue de lobtention du grade de Ph.D (Philosophie)

    en philosophie

    Aot 2014

    Genevive Lachance, 2014

  • Rsum de la thse

    Cette thse se rapporte la notion de contradiction, entendue en son sens logique ou formel.

    Plus prcisment, elle vise dgager une conception de la contradiction chez un philosophe qui,

    du point de vue chronologique, prcde lavnement de la syllogistique et de la logique : Platon.

    partir de lexamen des dialogues rfutatifs de Platon, il sagira de mettre en lumire la forme

    des propositions contradictoires, de dterminer la terminologie et les mtaphores utilises par

    Platon pour nommer et dcrire la contradiction et dvaluer le contexte dans lequel avait lieu la

    rflexion platonicienne. Lanalyse rvlera que Platon se faisait une ide somme toute assez

    prcise de la contradiction logique et quil a mme eu une influence sur Aristote lorsque ce

    dernier labora son clbre principe de non-contradiction.

    Mots-cls : Contradiction; Platon; Rfutation; Elenchos; Logique ancienne; Antilogique;

    Principe de non-contradiction

  • Thesis Abstract

    This thesis examines the notion of contradiction understood in its logical or formal sense.

    Specifically, it seeks to study that notion in a philosopher who, chronologically speaking,

    precedes the advent of syllogistic or logic: Plato. Based on an analysis of Platos refutative

    dialogues, this thesis will determine the form given by Plato to contradictory propositions,

    unveil the terminology and metaphors used by Plato to name and describe contradictions and

    evaluate the context in which Plato reflected upon contradiction. The analysis will reveal that

    Plato had a very clear idea of what is a logical contradiction and that he even had an influence

    on Aristotle when the latter defined his famous principle of non-contradiction.

    Keywords: Contradiction; Plato; Refutation; Elenchus; Ancient logic; Antilogic; Principle of

    non-contradiction

  • Table des matires

    Introduction 1

    1. Objet de la recherche 1

    2. tat de la recherche et nature de la contribution 2

    3. Prcisions mthodologiques et corpus 6

    4. Plan 8

    Premire partie 11

    Chapitre 1 : Recension des propositions contradictoires prsentes dans les elenchoi 16

    1.1 Charmide 17 1.1.1 Premire mise en contradiction : 159a-160d 19 1.1.2 Deuxime mise en contradiction : 160e-161b 21 1.1.3 Troisime mise en contradiction : 163d-164d 24 1.2 Alcibiade 25

    1.2.1 Premire mise en contradiction : 109c-110d 26

    1.2.2 Deuxime mise en contradiction : 110d-112d 29

    1.2.3 Troisime mise en contradiction : 113d-116e 30

    1.3 Hippias Majeur 32

    1.3.1 Premire mise en contradiction : 287e-289d 34

    1.3.2 Deuxime mise en contradiction : 289d-291b 36

    1.3.3 Troisime mise en contradiction : 291d-293c 38

    1.4 Hippias Mineur 41

    1.4.1 Premire mise en contradiction : 365c-369c 43

    1.5. Euthyphron 46

    1.5.1 Premire mise en contradiction : 6e-8b 47

    1.5.2 Deuxime mise en contradiction : 9c-11b 49

    1.5.3 Troisime mise en contradiction : 14a-15c 52

    1.6 Lachs 54

    1.6.1 Premire mise en contradiction : 192b-193d 54

    1.6.2 Deuxime mise en contradiction : 194d-199e 56

    1.7 Ion 58

    1.7.1 Premire mise en contradiction : 530d-532b 60

    1.7.2 Deuxime mise en contradiction : 536d-540b 61

    1.8 Protagoras 63

    1.8.1 Premire mise en contradiction : 329c-333b 64

    1.8.2 Deuxime mise en contradiction : 349d-360e 67

    1.9 Gorgias 69

    1.9.1 Premire mise en contradiction : 454a-460e 70

    1.9.2 Deuxime mise en contradiction : 466b-468e 72

    1.9.3 Troisime mise en contradiction : 474b-475e 74

    1.9.4 Quatrime mise en contradiction : 476a-479d 75

  • 1.10 Conclusion 77

    Chapitre 2 : Formulation explicite : Apologie de Socrate 26e6-28a5 85

    Chapitre 3 : Contradictions formelles chez dautres auteurs 101

    3.1 Xnophon 102

    3.1.1 Rfutation de Pricls par Alcibiade (I 2, 40-46) 103

    3.1.2 Rfutation dEuthydme par Socrate (IV 2) 110

    3.2 Les Dissoi Logoi 126

    3.2.1 Quatre premiers chapitres 128

    3.2.1.1 Structure 128

    3.2.1.2 noncs des contradictions 130

    3.2.2 Chapitre 5 134

    3.3 Conclusion 143

    Chapitre 4 : Nommer la contradiction : 150

    4.1 Platon 150

    4.2 Prdcesseurs 160

    4.3 Conclusion 171

    Chapitre 5 : Conclusion de la premire partie 174

    Deuxime partie 189

    Chapitre 1 : Analyse du rseau smantique 189

    2.1 Mtaphore musicale 190

    2.2 Mtaphore mdicale 205

    2.3 Comment chapper la contradiction? 218

    2.4 Conclusion 237

    Troisime partie 240

    Chapitre 1 : Lantilogique 240

    3.1 Quest-ce que lantilogique? 243

    3.2 Qui sont ces antilogiciens? 251

    3.3 et o 256

    3.4 Lantilogique et la rfutation 264

    3.5 Conclusion Contexte : hypothses et conjectures 283

    Conclusion 293

    Bibliographie 302

  • Annexe 1: Occurrence de lexpression 312

    Annexe 2 : Termes de la famille d 318

  • Liste des tableaux

    Tableau 1.1.1 21

    Tableau 1.1.2 23

    Tableau 1.1.3 24

    Tableau 1.2.1 28

    Tableau 1.2.2 30

    Tableau 1.2.3 32

    Tableau 1.3.1 36

    Tableau 1.3.2 38

    Tableau 1.3.3 41

    Tableau 1.4.1 45

    Tableau 1.5.1 49

    Tableau 1.5.2 51

    Tableau 1.5.3 53

    Tableau 1.6.1 55

    Tableau 1.6.2 57

    Tableau 1.7.1 61

    Tableau 1.7.2 62

    Tableau 1.8.1 62

    Tableau 1.8.2 68

    Tableau 1.9.1 71

    Tableau 1.9.2 73

    Tableau 1.9.3 74

    Tableau 1.9.4 76

  • 1

    Introduction

    1. Objet de la recherche

    La prsente tude se rapporte la notion de contradiction, entendue en son sens logique

    ou formel (opposition dune proposition affirmative et dune proposition ngative). Plus

    prcisment, elle vise dgager une conception de la contradiction chez un philosophe qui, du

    point de vue chronologique, prcde lavnement de la syllogistique et de la logique : Platon.

    Cette tude sinscrit au sein de dveloppements rcents survenus dans deux secteurs de la

    philosophie ancienne, soit :

    1) Ltude de la rfutation socratique, ou elenchos, qui a bnfici dun nouvel intrt

    partir des annes 1980 par la publication de larticle de Gregory Vlastos intitul The

    Socratic Elenchus.

    2) Lhistoire de la logique ancienne, un domaine de recherche qui a peu peu dlaiss la

    syllogistique aristotlicienne pour se concentrer sur dautres formes de logique ,

    quelles soient contemporaines (notamment, la logique mgarique) de la logique

    aristotlicienne ou postrieures (entre autres, la logique stocienne).

    Ltude que nous avons ralise a t facilite par la conservation intgrale de lensemble

    des dialogues et ouvrages crits par Platon. Peu de philosophes de lAntiquit peuvent en effet

    se targuer davoir connu un tel sort. Toutefois, comme le Corpus Platonicum est monumental

    et regroupe des textes des plus varis, allant de la mtaphysique cosmologie, la prsente tude

  • 2

    se concentrera principalement sur les dialogues dits rfutatifs , lesquels sattachent selon

    toute vraisemblance la premire priode crative de Platon.

    2. tat de la recherche et nature de la contribution

    lheure actuelle, aucun ouvrage na t consacr entirement au thme de la

    contradiction chez Platon. Il en va de mme pour les articles savants : aucun ne sest pench

    intgralement sur la notion de contradiction chez le matre dAristote. En rgle gnrale, le

    chercheur doit se contenter de livres ou darticles qui abordent superficiellement et en passant

    la prsence de ce concept chez Platon.

    Les manuels et livres gnraux dhistoire de la logique passent presque tous sous silence

    les contributions platoniciennes la pense sur la contradiction. Ainsi, dans The development of

    Logic, W. et M. Kneale soutiennent quil ne fait aucun doute que Platon a t le premier grand

    penseur dans le champ de la philosophie de la logique : il a abord en profondeur des questions

    qui apparaissent au seuil de toute rflexion sur la nature de la logique, plus prcisment des

    questions relatives la vrit et la fausset, la validit dun raisonnement, aux liens

    ncessaires qui unissent les propositions entre elles et la nature de la dfinition. Pourtant, pour

    ce qui est de la contradiction, W. et M. Kneale demeurent avares de propos : ils reconnaissent

    une quelconque formulation du principe de non-contradiction en Rpublique IV 436b, mais se

    contentent de souligner le fait selon lequel Platon le prsente de faon rapide et laconique,

    comme si cela allait de soi1. Ils font totalement limpasse sur les implications logiques de cette

    prtendue connaissance du principe de non-contradiction. R. Blanch reconnat galement le

    1 Kneale 1962 : 11.

  • 3

    rle de Platon dans la prparation de la logique, mais de manire ngative : cest en rflchissant

    linsuffisance de la thorie des formes intelligibles et la faiblesse de la dirse quAristote

    en est arriv ses thories relatives la proposition attributive et au syllogisme, respectivement2.

    Blanch ne dit aucun mot des contributions platoniciennes au dveloppement de la notion de

    contradiction.

    Les rares ouvrages qui se concentrent exclusivement sur la logique platonicienne ne

    font pas exception. Dans The Origin and Growth of Platos Logic, W. Lutoslawski souligne en

    passant les passages qui contiendraient dventuelles formulations archaques du principe de

    non-contradiction, mais sans les analyser de manire approfondie. Il voit ainsi dans le passage

    332c du Protagoras une prparation au principe de non-contradiction et dans les passages

    436b et 602e de la Rpublique une formulation explicite de ce mme principe, mais il nexamine

    pas un seul instant la possible conception platonicienne de la contradiction3. Qui plus est,

    Lutoslawski donne au terme logique un sens assez vaste, ce terme incluant une thorie de la

    connaissance et mme une mtaphysique. Plus prs de nous, C. Imbert a publi en 1999 un livre

    intitul Pour une prhistoire de la logique. Un hritage platonicien. Imbert y souligne

    linfluence qua pu avoir Platon sur les dveloppements de la logique, mais sans aborder le cas

    qui nous occupe ici, soit la contradiction.

    Un seul article sest pench de manire plus profonde sur la conception platonicienne de

    la contradiction : The Principle of Non-Contradiction in Early Greek Philosophy par Paul Thom

    2 Blanch 1970 : 20-23. 3 Lutoslawski 1897 : 206 et 318.

  • 4

    (1999). Or, faut-il stonner, cet article se concentre principalement sur le principe de non-

    contradiction entendu en son sens mtaphysique et naccorde Platon quune mince partie de

    son analyse (2 pages et demie sur 16). En dpit de ses mrites dont celui daborder un thme

    laiss dans loubli , cet article ne nous informe nullement de la conception platonicienne de la

    contradiction. Il en va de mme pour larticle Aristotles Principle of Contradiction: Its

    Ontological Foundations and Platonic Antecedents par John P. Anton (1972), lequel aborde

    uniquement les rares passages de luvre platonicienne o Platon a sembl avoir eu une

    influence sur Aristote, plus prcisment sur la formulation ontologique du principe de non-

    contradiction.

    Une question se pose immdiatement : comment expliquer une telle lacune? En fait, la

    plupart des chercheurs qui travaillent sur Platon reconnaissent demble chez ce dernier une

    certaine connaissance de ce qui constitue une contradiction formelle. Certains reconnaissent

    aussi une certaine connaissance dun principe sapparentant au principe de non-contradiction.

    Toutefois, ils supposent que cette connaissance va de soi : Platon sait ce quest une

    contradiction, mais nprouve pas le besoin den parler. En dautres mots, Platon utilise des

    propositions contradictoires dans ses dialogues, mais ne dcrit jamais explicitement cette notion

    ni ne la commente ouvertement. Bref, la contradiction est une notion implicite chez Platon et

    sur laquelle il ny a forcment rien de plus dire. Qui plus est, la contradiction est une notion

    qui a fait son apparition au IVe sicle avant notre re avec Aristote. Il semble mme que ce soit

    ce dernier qui lait baptise du terme grec . Platon, lui, nutilise jamais ce terme, ce

    qui en a incit plusieurs penser quil devait ignorer cette notion ou, tout au plus, bien mal la

  • 5

    connatre. Ainsi, comme Platon ne dispose daucun terme pour parler de la contradiction, il

    serait vain de chercher dgager une quelconque conception platonicienne de la contradiction.

    La prsente tude vise pallier un tel manque et surmonter ces a priori en partant la

    recherche de la conception platonicienne de la contradiction. Par conception , nous entendons

    la comprhension que Platon avait de ce qui sappelle aujourdhui contradiction et de ce

    quAristote nommait antiphasis . Il est indniable que lon retrouve chez Platon de nombreux

    lments qui ont trait la contradiction . Il sagit donc de les dbusquer, de les analyser et

    dexaminer sils peuvent rvler une conception originale. Par cet examen, la prsente tude

    vise approfondir lhistoire de la notion de contradiction, bref en proposer une archologie

    ou une gense . Il sagit donc de repousser les limites dune notion avant le moment o elle

    a t officiellement conue pour en dgager les lments qui ont contribu sa formation et qui

    ont mme pu avoir une influence sur son dveloppement. Ceci tant dit, nous avons choisi de

    nous concentrer intgralement sur Platon plutt que de partir du Stagirite pour atteindre Platon.

    Plus prcisment, cette tude a pour objectif de dgager la conception platonicienne de la

    contradiction et non pas linfluence de Platon sur Aristote. Bien sr, nous tablirons plusieurs

    reprises des liens entre ces deux philosophes et, le cas chant, montrerons linfluence de Platon

    sur Aristote. Toutefois, cela nest pas lobjectif principal de cette thse. Comme aucune tude

    ne sest penche sur la conception platonicienne de la contradiction et que la presque totalit

    des ouvrages de logique classique sur la contradiction se rapporte Aristote, nous sommes

    davis que le besoin est plus criant de se concentrer uniquement sur Platon.

  • 6

    3. Prcisions mthodologiques et corpus

    Comment sy prendre pour examiner une notion qui est postrieure lauteur chez lequel

    on entend ltudier? Comment explorer une notion qui, chez Platon, ne semble possder aucun

    nom? examiner de limplicite, ne sommes-nous pas expose au risque de dire nimporte quoi

    sur nimporte quelle chose? En fait, deux mthodes soffraient nous. Tout dabord, nous

    aurions pu analyser lensemble des passages dans lesquels les commentateurs ont vu une

    quelconque formulation du principe de non-contradiction. Cependant, cette approche tait peu

    sduisante puisquelle nous donnait lamre impression dtre beaucoup plus tributaire de

    lopinion des commentateurs de Platon que de Platon lui-mme. Qui plus est, elle avait toutes

    les chances de mener une thse dont le thme principal aurait t plus mtaphysique que

    logique, alors que le point de dpart de nos tudes doctorales tait justement notre intrt pour

    lhistoire de la logique ancienne. Il restait donc analyser lensemble de luvre de Platon pour

    y dgager une quelconque conception de la contradiction. Toutefois, cette tche semblait quasi

    impossible ou sinon extrmement pnible, car elle impliquait la lecture de plusieurs milliers de

    pages la recherche dune notion qui ne porte aucun nom.

    Par chance, il existait une solution inespre, laquelle avait pour avantage de reposer

    la fois sur le Corpus Platonicum et sur le travail des commentateurs : ltude de la rfutation

    (elenchos). En effet, la plupart des commentateurs ne sentendent pas sur ce qui constitue la

    vise ou les diffrents moments logiques de lelenchos. Toutefois, ils sentendent tous sur une

    caractristique importante de ce dernier : lelenchos se solde par la contradictoire de la thse

    initiale. En dautres mots, l o il y a rfutation dans les dialogues platoniciens, il y a

    contradiction. Cette caractristique avait dj t mise en lumire par Aristote, lequel tenait

  • 7

    dailleurs cette conception de Platon lui-mme. Ainsi, en tudiant les dialogues qui comportaient

    des rfutations ou dialogues rfutatifs il devenait alors possible didentifier au sein mme

    du texte platonicien les propositions juges contradictoires par son auteur et dvaluer leur

    forme. Il devenait galement possible danalyser le rseau smantique qui entourait lnonc de

    chaque contradiction et, ainsi, de dterminer les expressions ou termes utiliss par Platon pour

    parler de ces contradictions et dexaminer de quelle faon il dcrivait ces dernires. Avec de

    telles donnes, il devenait hautement probable de dgager une conception platonicienne de la

    contradiction.

    Comme les crits de jeunesse de Platon, plus prcisment les dialogues rfutatifs,

    abondent en mises en contradiction, nous sommes davis quils reprsentent un terreau fertile

    pour ltude de la conception platonicienne de la contradiction. Pour mener bien cette tche,

    nous avons donc t contraints de rduire le Corpus Platonicum lensemble des textes

    rfutatifs. Quentendons-nous prcisment par dialogues rfutatifs ? Est rfutatif tout

    dialogue dont la trame principale est constitue par un ou plusieurs elenchoi. Lelenchos, quant

    lui, est dfini comme loutil utilis par le Socrate des premiers dialogues pour examiner si son

    interlocuteur possde bien les connaissances quil prtend possder. Cette mthode consiste en

    questions et rponses et est dpourvue de tout lien avec la thorie des formes intelligibles ou la

    maeutique des dialogues plus tardifs. Les dialogues qui, selon nous, correspondent cette

    dfinition sont les suivants : lEuthyphron, lIon, le Lachs, le Charmide, lHippias Majeur,

    lHippias Mineur, le Premier Alcibiade (ci-aprs nomm Alcibiade), le Protagoras et le

    Gorgias. Nous navons pas pris en compte le Thtte puisque les thses qui y sont discutes

    sont surtout celles de personnages absents (p. ex., Protagoras) et que Platon y conoit la

  • 8

    rfutation sous langle de la maeutique. Nous navons pas analys les contradictions prsentes

    dans lEuthydme, puisquil sagit de rfutations ristiques qui ne visent nullement la

    dcouverte de vrits. Toutefois, ce dialogue nous a t utile dans la troisime partie de notre

    thse pour mettre en lumire le contexte dans lequel prend place la rflexion platonicienne sur

    la contradiction. De plus, bien que leur vise ne soit pas uniquement rfutative, lApologie de

    Socrate et le Lysis contiennent chacun une rfutation. Toutefois, nous navons inclus dans notre

    analyse que la rfutation prsente dans lApologie (24c-28a), la rfutation contenue dans le Lysis

    tant plutt de nature ristique (211a-213d). Enfin, nous navons pas pris en compte la

    Rpublique (en particulier le Livre I) ni le Mnon puisquils appartiennent un stade ultrieur

    de la pense de Platon sur la rfutation, stade durant lequel lelenchos se colore des couleurs de

    la maeutique et perd de ses caractristiques propres.

    4. Plan

    Notre thse est divise en trois parties distinctes. La premire partie la plus importante

    en fait de nombre de pages vise dgager la conception platonicienne de la contradiction,

    entendue ici en son sens formel, donc logique. Elle a pour objectifs prcis de dterminer si

    Platon se faisait une conception particulire de ce que nous nommons aujourdhui

    contradiction et de proposer quelques lments pouvant contribuer la gense de cet

    important concept. Tout dabord, comme chaque rfutation contient en elle-mme une

    contradiction, il sagira danalyser toutes les rfutations contenues dans les dialogues rfutatifs

    de Platon pour y relever des exemples de propositions contradictoires. Nous chercherons

    principalement cerner la forme des propositions contradictoires et examiner si une certaine

    tendance peut tre dgage (chapitre 1). Puis, nous passerons lanalyse dun passage prcis,

  • 9

    dans lequel nous croyons avoir dcouvert une description explicite de la contradiction logique :

    Apologie de Socrate 26e6-28a5. Nous confronterons les rsultats de cette analyse ceux de

    lanalyse prcdente afin de relever les similarits, les divergences et, le cas chant, les points

    de tension (chapitre 2). Dans un troisime temps, nous mnerons une analyse des rfutations

    contenues dans les Mmorables de Xnophon ainsi que du trait anonyme intitul Dissoi Logoi

    dans le but dy extraire les contradictions qui y sont enfouies et dexaminer leur formulation.

    Cette analyse est ncessaire pour montrer loriginalit de la conception platonicienne ou, tout

    le moins, le contexte dans lequel elle prenait place. Plus que tout, elle permettra de cerner de

    quelle faon les contemporains de Platon et prdcesseurs dAristote utilisaient les

    contradictions logiques et quelle forme ils leur donnaient (chapitre 3). Enfin, nous effectuerons

    une analyse linguistique de lexpression utilise par Platon pour dsigner la contradiction

    (chapitre 4). Cette analyse permettra de confirmer la terminologie utilise par Platon pour parler

    de la contradiction et de montrer de quelle faon il se dmarquait de ses prdcesseurs. Enfin,

    nous conclurons cette premire partie en mettant en lumire linfluence de Platon sur Aristote

    et en appliquant tous les rsultats de nos recherches au dbat relatif une possible formulation

    platonicienne du principe de non-contradiction (chapitre 5).

    La deuxime partie de notre thse comprend quant elle un seul chapitre. Elle propose

    une analyse dtaille du rseau smantique qui entoure la contradiction dans luvre de Platon.

    Notre analyse se concentrera principalement sur les dialogues rfutatifs, quoiquil ne soit pas

    exclu quelle empite galement sur les dialogues plus tardifs. Nous nous concentrerons

    principalement sur lutilisation de la mtaphore musicale de la dissonance, lusage de la

    mtaphore mdicale de la maladie/ignorance et la description dun moyen prcis dploy par

  • 10

    les personnages de Platon pour chapper la contradiction. De nature plus littraire, ce chapitre

    nous permettra de mettre pleinement en lumire la dimension thique et personnelle de la

    contradiction. La troisime partie de notre thse comprend elle aussi un seul chapitre. Ce

    chapitre vise placer la conception platonicienne de la contradiction dans le contexte qui tait

    le sien, soit lavnement de la sophistique ristique ou antilogique. Pour ce faire, nous

    analyserons les occurrences dune famille prcise de termes employe par Platon pour dsigner

    une contradiction superficielle et montrerons que la contradiction reprsentait dj un sujet

    chaud au IVe sicle avant notre re.

  • 11

    Premire partie

    La rfutation ( ou elenchos) est un thme qui divisa la plupart des commentateurs

    de la deuxime moiti du XXe sicle. Cette division a une cause et un instant prcis : la

    publication de larticle de Gregory Vlastos, The Socratic Elenchus, dans le tout premier numro

    des Oxford Studies in Ancient Philosophy (1983). Dans cet article, G. Vlastos propose une

    nouvelle conception de lelenchos, laquelle se distingue nettement de celles qui lont prcde.

    Vlastos soppose tout dabord George Grote en affirmant que lelenchos constitue le support

    partir duquel Socrate rige ses thses morales positives. G. Grote, dans son monumental Plato

    and the Other Companions of Sokrates, publi Londres en 1865, avait dcrit lelenchos comme

    une mthode dexamen visant discriminer les connaissances apparentes des connaissances

    vritables. Selon lui, lelenchos platonicien fournit des problmes, mais jamais de solutions.

    Pour obtenir des solutions ou pour prsenter ses positions dogmatiques, Platon a recours une

    autre mthode, diffrente de cette procdure purement ngative quest lelenchos4. Or, de lavis

    de Vlastos, Socrate utilise galement lelenchos pour avancer et tester ses thories morales

    positives5, comme il le dmontre partir de nombreux exemples, la majorit tant tire du

    Gorgias de Platon6. Vlastos soppose galement E. Zeller (Philosophie der Griechen), lequel

    4 Grote 1865 : 292. 5 My interpretation of standard elenchus, taken as a whole, and applied rigorously, conceived as the only support

    Socrates offers his moral doctrines (). (Nous soulignons) (Vlastos 1994 : 17). 6 Pour avancer cette thse, Vlastos se fonde sur un passage du Gorgias (479e) dans lequel Socrate fait la dclaration

    suivante : Na-t-il pas t dmontr que ce que je disais tait vrai ( ;).

    Les passages 472b-c, 474a5-6 et 474b du Gorgias constitueraient galement des preuves supplmentaires du

    caractre positif de lelenchos (Vlastos 1994 : 19). Selon nous, Vlastos commet une grave erreur en faisant reposer

    son analyse de lelenchos sur un seul texte de Platon, en loccurrence le Gorgias. Comme cela a t relev ds

    lAntiquit, le caractre positif du Gorgias tranche avec les autres dialogues de jeunesse de Platon (Dodds 1959 :

    16). Qui plus est, Vlastos reconnat lui-mme que le Gorgias est le seul dialogue dans lequel Socrate affirme quil

    a dmontr la vracit de sa thse (Vlastos 1994 :33-34.). Ainsi, les exemples fournis par Vlastos permettent

    dappuyer sa position, mais uniquement pour un seul dialogue, le Gorgias. Sa thse na donc pas la porte gnrale

  • 12

    tait davis que les prmisses utilises par Socrate dans toute rfutation reposent sur lopinion

    commune. Aux dires de Vlastos, Zeller a commis une erreur irrparable : il sest rang du ct

    de Xnophon en soutenant que la mthode socratique avait pour particularit de reposer sur les

    opinions les plus gnralement acceptes ( ). Selon Vlastos, le

    personnage de Socrate utilise plutt des thses non orthodoxes, ou contra-endoxiques, pour

    asseoir le bien-fond de ses prmisses, par exemple tout le monde croit quil est prfrable de

    subir linjustice plutt que de la commettre (Gorgias 474b)7. Enfin, Vlastos a propos un

    modle standard, dot dune porte gnrale, et pouvant se rduire au schma suivant : p, q &

    r, (q & r) ~p, par consquent ~p . Ce modle, en plus de sous-entendre que lelenchos dtient

    une fonction positive, bref quil est utilis pour faire valoir le point de vue de Socrate sur celui

    de ses adversaires, laisse galement entendre que la contradictoire est dduite partir dautres

    propositions que la prmisse initiale. Vlastos sopposait ainsi au modle qui lavait prcd, soit

    celui que R. Robinson prsenta dans son livre phare Platos Earlier Dialectic. Robinson y

    distinguait en effet deux types prcis de rfutation : lelenchos direct et lelenchos indirect. Dans

    le cadre dun elenchos direct, Socrate dduit la contradictoire de la thse initiale sans avoir

    recours cette dernire. Dans une situation delenchos indirect, toutefois, Socrate dduit la

    contradictoire de la thse initiale de son interlocuteur, mais en incluant celle-ci dans lensemble

    de prmisses8. Vlastos ne remettait pas en doute lexistence de lelenchos direct puisque celui-

    ci se rapprochait de son modle gnral de lelenchos. Toutefois, il niait vivement lexistence

    quil voulait lui donner. Sur les particularits du Gorgias par rapport aux autres dialogues de Platon, voir : Dodds

    1959 : 16-20. 7 Vlastos 1994 : 16. En raison des nombreuses critiques qui lui seront adresses, Vlastos affirmera quelque dix ans

    aprs la publication de son article que cette dernire thse est indmontrable . Pour les critiques adresses cette

    thse, voir en particulier : Kraut 1983 : 62-63; Morrison 1987 : 15; Polansky 1985 : 249-252. 8 Robinson 1953 : 22-26.

  • 13

    de lelenchos indirect. Selon lui, Socrate avait toujours besoin de propositions additionnelles

    pour tre en mesure de nier la thse initiale9.

    Il y a toutefois un aspect de lelenchos qui a toujours fait lunanimit chez les

    commentateurs, que ceux-ci prcdent ou non la publication de larticle de Vlastos ou quils

    aient vcu durant ou aprs cette priode historique que lon nomme Antiquit : il ne peut y avoir

    de rfutation proprement dite sans mise en contradiction. En effet, toute rfutation commence

    par laffirmation dune thse initiale (p), habituellement dfendue par linterlocuteur de Socrate,

    et se termine par ladmission de la thse contraire (~p). Michel Psellos, Proclus et Alexandre

    dAphrodise, entre autres, reconnaissaient tous que la contradiction reprsentait un lment cl

    de la rfutation. Il faut dire quils avaient t devancs par le Stagirite lui-mme. Aristote a en

    effet dcrit lelenchos partir de deux caractristiques principales : 1) la dduction; 2) la

    contradiction. Lelenchos est ainsi dfini comme une dduction avec contradiction de la

    conclusion ( [SE 165a2-3])10.

    Aristote affirme clairement que la contradiction est le propre de la rfutation (

    , [SE 169a20]), et mme que sans contradictoire, il ny a

    pas () de rfutation ( [SE 177a17])11.

    9 la lumire des nombreuses critiques qui lui seront adresses, en particulier celles de R. Polansky, Vlastos

    reconnatra quelques annes plus tard que son traitement de lelenchos indirect avait t trop mprisant (wrongly

    dismissive) (Vlastos 94 : 12). 10 La pagination des textes grecs ainsi que les citations grecques sont toutes tires du Thesaurus Linguae Graecae

    (TLG).

    11 Voir galement : SE 167a22-23, 168a37-38, 170b1-2, 171a4-7 et 175a36, et A.Pr. 66b11.

  • 14

    Quen est-il de Platon? Partageait-il la mme vision de lelenchos? Bien quil ait utilis

    des mots de la famille d de nombreuses reprises12, Platon nemploie pas une seule fois

    le terme dans ses dialogues13. Pourtant, lorsquon lit les dialogues rfutatifs de Platon,

    force est de constater que lelenchos repose bel et bien sur une proposition et sa contradictoire,

    et ce, mme si nous ne retrouvons par le terme . Les rfutations platoniciennes

    prennent habituellement un aspect vari : dans la plupart des cas, linterlocuteur de Socrate

    propose une thse initiale, que Socrate rejette partir des propositions admises par son

    interlocuteur; dans certains autres, Socrate dmontre que la thse de son interlocuteur est fausse

    en mettant en lumire le fait quelle contient une ou plusieurs contradictions (de ces

    contradictions dcoulera ensuite la ngation de la thse initiale) ou quelle porte en elle-mme

    des consquences absurdes, par consquent contradictoires (rduction labsurde). Dans la

    majorit des cas, nous retrouvons lnonciation dune thse principale et, en dernire instance,

    de sa contradictoire. La conception platonicienne de lelenchos se rapproche donc de la

    dfinition aristotlicienne, et ce, mme si le terme lui fait dfaut. Ainsi, peu importe

    que lelenchos soit utilis pour dvoiler lignorance des personnes qui affichent une prtention

    au savoir (Apologie de Socrate, Hippias Majeur, Euthyphron, Protagoras, Ion), purger la

    jeunesse dore dAthnes (Charmide, Alcibiade), dmontrer des thses positives (Gorgias) ou

    12 Plus prcisment, on retrouve 198 occurrences des termes de la famille d chez Platon. En comparaison

    avec Xnophon (32 occurrences), Platon utilise six fois plus souvent cette famille de termes. Pour une tude

    comparative de lelenchos chez Platon et Xnophon, voir : Dorion 2010 : CXVIII-CLXXXIII. 13 Selon une recherche effectue dans le TLG. Platon utilise toutefois le verbe (Gorgias 501c6), mais il

    sagit dun hapax. La notion de contradiction, telle que dfinie par Aristote, tait donc inconnue de Platon, du moins

    sous le nom d. Selon le philosophe no-platonicien syriaque Proba (VIe sicle), Aristote aurait le premier

    utilis lexpression pour dcrire lopposition existant entre une proposition affirmative et une proposition

    ngative. Voir la notice au commentaire de Proba (Probus), Sur les Premiers Analytiques, par A. Van Hoonacker,

    disponible ladresse suivante : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/probus/analytiques.htm.

    http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/probus/analytiques.htm

  • 15

    mettre en lumire labsurdit de certains raisonnements (Hippias Mineur), lorsque le Socrate de

    Platon rfute son interlocuteur, il lui fait admettre la contradictoire de sa proposition initiale.

  • 16

    Chapitre 1 : Recension des propositions contradictoires prsentes dans les elenchoi

    Comme nous venons de le voir, lelenchos peut tre conu de diffrentes manires.

    Certains lui donnent une vise positive, dautres une vise purement ngative. Or, mme si son

    traitement des diffrentes tapes logiques de lelenchos peut parfois laisser dsirer, Vlastos a

    tout de mme donn une dfinition acceptable de la rfutation : lelenchos est la recherche dune

    vrit morale par le moyen de questions et de rponses, durant laquelle une thse nest dbattue

    que si elle reprsente les croyances vritables de linterlocuteur de Socrate et nest rfute que

    si la ngation est dduite des croyances de ce mme interlocuteur14. cela nous ajouterons les

    prcisions suivantes : 1) les propositions utilises dans le cadre dun elenchos ne sont pas toutes

    dordre moral15; 2) lelenchos a surtout une vise ngative, mais nous nexcluons pas que

    Socrate puisse lutiliser des fins positives16; 3) lelenchos est intimement li au sentiment de

    honte17.

    Dans les prochaines pages, nous examinerons chacun des elenchoi contenus dans les

    dialogues rfutatifs pour en dgager les propositions contradictoires. Nous soulignerons les

    rouages de chacun des arguments18, analyserons la forme de chacune des propositions

    14 Socratic elenchus is a search for moral truth by question-and-answer adversary argument in which a thesis is

    debated only if asserted as the answerers own belief and is regarded as refuted only if its negation is deduced from

    his own beliefs. (Vlastos 1994 : 2-3). 15 Comme la montr Polansky, les prmisses utilises par Socrate pour dmontrer la fausset de p ne relvent pas

    toutes du domaine moral. Par exemple, dans le Gorgias, la prmisse utilise en 476d, selon laquelle laction de

    lagent qui agit et leffet produit sur le patient qui subit portent les mmes caractres (Polansky 1985 : 256-257). 16 Voir, entre autres, Gorgias 472b-c et 474a-b. 17 Cet aspect avait t cart de lanalyse de Vlastos. Or, une analyse tymologique du terme montre que

    ce dernier avait pour sens primitif celui de honte . Pour toute question relative ltymologie du terme ,

    voir : Lesher 1984 et Dorion 1990. 18 Nous prsentons aprs chaque rfutation un tableau dans lequel largument est rsum de manire schmatique.

    Cette schmatisation est fournie seulement titre indicatif. Nous sommes conscients quil existe de nombreuses

    faons diffrentes de traduire ou de reprsenter un argument.

  • 17

    contradictoires et examinerons si ces dernires sont obtenues de manire valide ou non. Nous

    tenons toutefois nous excuser immdiatement auprs de nos lecteurs : la lecture de ce premier

    chapitre sera extrmement aride, voire rbarbative. En effet, nous nous concentrerons

    uniquement sur le squelette des arguments, rservant la chair aux chapitres ultrieurs.

    Quoique pnible, cette analyse qui na, notre connaissance, jamais t mene est ncessaire

    pour relever la forme des propositions contradictoires contenues dans les elenchoi des dialogues

    rfutatifs et, ainsi, nous donner un aperu de la faon dont Platon se reprsentait formellement

    la contradiction. En effet, comment peut-on mener un travail srieux sur la contradiction chez

    Platon sans avoir pralablement examin les diverses manifestations de celle-ci dans les

    dialogues qui contiennent des elenchoi, lesquels ont dailleurs pour particularit principale la

    contradiction? Bien que les rsultats de cette analyse rvlent une conception implicite de la

    contradiction, ils pourront contribuer lanalyse des lments plus explicites dans luvre

    platonicienne et mme aider rgler certains litiges.

    1.1 Charmide

    Le Charmide est un dialogue aportique19, dont le thme principal est la modration

    (). Socrate y discute principalement avec deux personnages : Charmide et Critias.

    Cette discussion a lieu au tout dbut de la guerre du Ploponnse, comme en fait foi la mention

    de la bataille de Potide (153a), tenue en 432 avant notre re. La majorit des commentateurs

    classe ce dialogue parmi les uvres de jeunesse de Platon20.

    19 L.-A. Dorion remet en doute le caractre aportique du Charmide, mais galement celui du Lysis : Pour notre

    part, nous sommes rsolument davis, avec de nombreux interprtes, que la dimension aportique du Lysis et du

    Charmide est plus apparente que relle. Une lecture patiente et attentive rvle en effet que ces dialogues

    contiennent, en filigrane, un enseignement positif sur la nature de la sagesse et de lamiti. (Dorion 2004 : 13) 20 Dorion situe la composition du Charmide entre 399 et 387, Kahn, entre 386 et 380 et Hazebroucq, entre 399 et

    390.

  • 18

    Du point de vue qui nous occupe, le dialogue peut tre divis en deux parties : rfutation

    de Charmide (158e-162b) et rfutation de Critias (162b-175a). La rfutation de Charmide

    comporte trois mises en contradiction, au cours desquelles trois dfinitions successives de la

    sont examines (la troisime de ces dfinitions tant vraisemblablement de Critias).

    Deux autres dfinitions sont testes durant la rfutation de Critias. La premire dentre elles

    (faire le bien [163d-164d]) est laisse en plan, sans tre rfute21. La seconde dfinition22 (165c-

    175e) qui constitue juste titre le cur philosophique de luvre est rfute dans le cadre

    dune rduction labsurde. Toutefois, cette dernire rfutation ne contient aucune proposition

    contradictoire. Bien sr, Socrate affirme en 175b : Nous avons en effet accord quil y a une

    science de la science, alors que la discussion ne permettait pas et excluait quil y en et une 23,

    mais on ne retrouve pas une seule fois la contradictoire de la dfinition propose, soit la

    sagesse est la science delle-mme et des autres sciences ou une proposition qui exprimerait

    la contradiction sous forme de p & ~p . En fait, Socrate accepte titre dhypothse la

    dfinition selon laquelle la est la science de la science (169d), mais la rfute de

    manire indirecte en montrant les consquences absurdes quelle entrane (entre autres, il montre

    indirectement que, si une telle connaissance existe, elle serait inutile). Le fait quune rduction

    labsurde ne contienne pas explicitement de propositions contradictoires nest pas surprenant.

    On verra bientt que, dans les elenchoi des Mmorables, Xnophon prsente rarement la

    conclusion contradictoire dun raisonnement par labsurde, laissant plutt au lecteur le soin de

    tirer toutes les consquences tonnantes de ce dernier.

    21 Dorion 2004 : 51. 22 Nous considrons la dfinition la sagesse est la science delle-mme et des autres sciences comme une

    reformulation de la dfinition la sagesse est la connaissance de soi . 23 moins dune indication contraire, toutes les traductions des dialogues de Platon sont tires des ditions Garnier

    Flammarion.

  • 19

    1.1.1 Premire mise en contradiction : 159a-160d

    Charmide dfinit la sagesse comme une espce de calme ( [

    ] [159b5]). Il concde ensuite que la sagesse fait partie des belles choses (

    ; , . [159c1-2]). Socrate lui prsente alors une

    ribambelle de contre-exemples24 qui tendent montrer que ce nest pas le calme qui est beau,

    mais son contraire (c.--d., la rapidit ou la vitesse [, ]). Socrate conclut

    alors, sur la base de cette incohrence, que la sagesse nest pas une sorte de calme (

    [160b7]). La contradiction est ici exprime par une

    proposition affirmative et son exacte ngation (mme sujet, mme verbe, mais un temps

    diffrent, mme attribut) : [ ] /

    .

    Plusieurs lments sont noter dans cette rfutation. Tout dabord, elle repose sur la

    prsupposition suivante, qui nest jamais explicite : si la sagesse est le calme (A est B), et si la

    sagesse est belle (A est C), alors le calme sera lui aussi beau (B est C). Il semble que Platon pose

    ici une identit complte entre sagesse () et calme (), comme sil

    donnait au verbe tre () un sens identitaire . Deuximement, pour en arriver montrer

    que la sagesse nest pas une espce de calme, Socrate prsente de nombreux contre-exemples

    qui appuient la thse selon laquelle le contraire du calme est beau. Le personnage de Socrate se

    sert donc dun raisonnement par contrarit pour en arriver lnonc de la contradiction.

    Troisimement, il convient de douter de la validit de largument prsent par Socrate. En effet,

    Socrate joue sur la synonymie des termes lentement et calmement , alors que celle-ci est

    24 Largument revt ainsi la forme dun epagg (Kahn 1996 : 189).

  • 20

    tendancieuse25. Qui plus est, les contre-exemples quil prsente ne sont pas tous convaincants.

    Il est bien sr prfrable pour un lutteur de se battre avec vivacit plutt quavec lenteur (159c8-

    9), mais en quoi cela concerne-t-il la sagesse? On peut facilement remettre en question, par

    exemple, quil soit toujours prfrable de jouer rapidement de la cithare (159c8-9), en particulier

    lorsque la pice musicale est dun rythme lent, ou denseigner rapidement (159e6-7), notamment

    lorsque le sujet est difficile enseigner et demande de nombreuses explications. Bref, les contre-

    exemples utiliss par Socrate laissent dsirer et sont souvent relatifs une situation

    particulire26. Platon semble avoir t conscient de cette lacune, car il laisse entendre de

    manire assez nigmatique27 quil est possible quil existe un contre-exemple dans lequel une

    action calme est plus belle quune action rapide (... [160b9-

    160c1]). Platon rduit galement la porte de la conclusion selon laquelle la sagesse nest pas

    une espce de calme : la sagesse nest pas une espce de calme selon ce raisonnement (

    [160b8]) et non pas dans labsolu. De lavis de C. H. Kahn, Platon tait dj

    au fait, dans le Charmide, des faiblesses de lepagg28 et cest pour cette raison quil prfre

    utiliser, dans le reste du dialogue, des modes dargumentation plus assure , entre autres, en

    169a-175d, une mthode hypothtique semblable celle utilise dans le Mnon29.

    25 Dj, dans la question prcdente, Socrate emploie calmement au sens de lentement. Ici, il substitue

    lentement (brades) calmement (hsukhi), comme sil sagissait dun parfait synonyme. Cette substitution est

    tendancieuse, car en opposant la lenteur la vitesse de telle sorte que la premire apparaisse comme un dfaut,

    Socrate discrdite du mme coup le calme, alors que celui-ci ne se rduit pas la lenteur. (Dorion 2004 : 124)

    Kahn qualifie plutt cette synonymie d arbitraire : Socrates first refutation () limits the attack to the

    attribution of quietness (hsuchiots), arbitrarily interpreted as slowness (Kahn 1996 : 189). 26 Socrates argument is potentially open to objections after all, he has only shown that there are some beautiful

    things that are not quiet. (McCoy 2005 : 141.) 27 Dorion 2004 : 125-126. 28 Kahn 1996 : 194. La remarque de Kahn se rapporte spcifiquement au passage 165c-167a. Toutefois, le passage

    160b9-160c1 va dans le sens de son interprtation. 29 Kahn 1996 : 184.

  • 21

    Tableau 1.1.1

    Charmide 159a-

    160d

    Forme de largument

    P1 : La sagesse comme une espce de calme.

    P2 : La sagesse fait partie des belles choses.

    P3 : Contre-exemples montrant que le contraire du calme

    est beau.

    C = La sagesse nest pas une sorte de calme.

    noncs de la contradiction

    1) [ ] (159b5)

    2) (160b7)

    Epagg

    Contradiction par

    ngation

    1.1.2 Deuxime mise en contradiction : 160e-161b

    Cette seconde rfutation contient deux contradictions, donc lune est apparente et lautre,

    vritable. Charmide propose une deuxime dfinition de la sagesse : la sagesse est la pudeur

    ( [160e4-5]). Socrate utilisera la mme tactique que dans la

    rfutation prcdente pour contredire son jeune interlocuteur. Il ritrera tout dabord la

    proposition selon laquelle la sagesse est belle (159c1; 160e6), puis obtiendra de Charmide

    la proposition la sagesse est bonne ( [160e13]). Encore une fois, en

    vertu de lidentit entre sagesse et pudeur, Socrate dduit implicitement que la pudeur est bonne.

    Or, pour invalider cette dernire proposition, Socrate prsentera un seul contre-exemple, cette

    fois-ci dautorit : Homre. Ainsi, dans lOdysse, Homre affirme que la pudeur est une

    mauvaise compagne pour lhomme indigent (

    [161a3]). Ainsi donc, il appert que la pudeur est la fois bonne et non bonne (

    [161a5]) ou, en dautres termes, quelle est indiffremment bonne ou

  • 22

    mauvaise ( [] [161b1-2]). De cette premire

    contradiction, Socrate obtient une seconde contradiction, qui est en fait la contradictoire de la

    thse initiale : la sagesse ne peut donc pas tre la pudeur (

    [161a10]).

    La premire contradiction selon laquelle la pudeur est bonne et non bonne (161a5)

    ou quelle est indiffremment bonne ou mauvaise (161b1-2) est exprime sous deux formes :

    1) une affirmation et sa ngation (161a5); 2) deux termes contraires (161b1-2). Toutefois, cette

    contradiction nest quapparente : 1) Socrate conclue implicitement que la pudeur est bonne

    puisque la sagesse est bonne : 2) Il prsente un contre-exemple tir dHomre selon lequel

    la pudeur est une mauvaise compagne pour lhomme indigent ; 3) Il dduit implicitement

    que la pudeur est mauvaise ; 4) Enfin, il tire la conclusion explicite selon laquelle la pudeur

    est bonne et non bonne . Lerreur de Socrate se situe au point 3 : de la proposition la pudeur

    est une mauvaise compagne pour lhomme indigent , il dduit implicitement que la pudeur

    est mauvaise , puis ensuite que la pudeur est bonne et non bonne . Selon lAristote des

    Rfutations sophistiques (5, 167a1-20), Socrate confondrait ici une attribution relative et une

    attribution absolue30 : Socrate passe subrepticement de la pudeur est mauvaise pour lhomme

    indigent la pudeur est mauvaise tout court. Il sagit dune erreur fort commune lpoque

    de Platon et on en retrouve de nombreux exemples dans les Mmorables de Xnophon et dans

    30 Dorion 2004 : 126-127. Kahn na pas relev cette caractristique, se contentant de noter que la citation dHomre

    est arbitraire (Kahn 1996 : 189). McCoy ne remarque galement pas la prsence de cette contradiction

    apparente, mais soutient que la citation dHomre est utilise de manire cible : comme Charmide na pas

    confiance en ses propres opinions, mais plutt en celles de ses suprieurs, Socrate cite Homre pour lui faire voir

    que certaines situations exigent de ne pas se conformer aux rgles sociales ou dautres personnes que soi-mme

    (McCoy 2005 : 142-147).

  • 23

    les Dissoi Logoi31. Nous reviendrons plus tard dans la conclusion de ce chapitre sur cette erreur

    logique. Quant la seconde contradiction, elle est galement exprime sous forme dune

    affirmation couple son exacte ngation (mme sujet, mme verbe, mais un temps diffrent,

    mme attribut) : 1) ; 2) o . Toutefois,

    il convient de douter de la validit de la conclusion de cet argument.

    Tableau 1.1.2

    Charmide 160e-

    161b

    Forme de largument

    P1 = La sagesse est la pudeur.

    P2 = La sagesse est belle.

    P3 = La sagesse est bonne.

    C1 (implicite) = La pudeur est bonne.

    P5 (contre-exemple) = La pudeur est une mauvaise

    compagne pour lhomme indigent.

    C2 (implicite) = La pudeur est mauvaise.

    C3 = La pudeur est bonne et non bonne.

    C4 = La sagesse nest pas la pudeur.

    noncs de la contradiction

    Premire contradiction :

    1) (161a5)

    ou

    2) []

    (161b1-2)

    Deuxime contradiction :

    1) (160e4-5)

    2) (161a10).

    Contradiction

    apparente par

    ngation (1) ou

    contrarit (2)

    (confusion entre

    attribution relative

    et absolue)

    Contradiction par

    ngation

    31 Sur la question, voir le chapitre 3 de la premire partie de cette thse.

  • 24

    1.1.3 Troisime mise en contradiction : 163d-164d

    Charmide propose une troisime dfinition (

    [161b6]), quil tient de Critias, mais qui ne sera pas rfute32. Critias prend ensuite le relais de

    Charmide en acceptant de rpondre aux questions de Socrate. Il propose la dfinition suivante

    de la sagesse : la sagesse consiste faire le bien (

    [163e9]). Contrairement aux rfutations prcdentes, Socrate ne rejettera pas cette

    dfinition en saidant dun troisime terme, comme le beau ou le bon . Il prfrera plutt

    montrer que la dfinition de Critias ne peut tre accepte, car elle implique une consquence

    absurde, soit que les hommes sages ignorent quils sont sages (

    [164a2-3]). Nous avons ici une proposition contradictoire qui

    repose un peu lchement, il faut lavouer sur une opposition par contrarit : dun ct, le

    fait dtre sage (, ), de lautre lignorance ().

    Tableau 1.1.3

    Charmide 163d-

    164d

    Forme de largument

    P1 : Le mdecin qui gurit son malade fait son devoir.

    P2 : Lhomme qui fait son devoir est sage.

    C1 (implicite) : Donc, le mdecin est sage.

    P3 : Le mdecin ne sait pas toujours si le remde quil

    administre son patient sera utile.

    P4 : Le mdecin peut donc avoir agi sans savoir ce quil

    faisait.

    C2 : Donc, quand le mdecin gurit son malade, il agit

    sagement et il est sage, mais sans savoir quil lest.

    nonc de la contradiction

    Contradiction par

    opposition entre

    deux classes de

    termes contraires

    32 Nous aborderons cette dfinition dans la deuxime partie de notre thse.

  • 25

    (164a2-3).

    1.2 Alcibiade

    LAlcibiade a longtemps t cart des tudes sur lelenchos en raison du soupon

    dinauthenticit qui planait sur celui-ci33. Ainsi, Vlastos lignore tant dans son article The

    Socratic Elenchus (1983) que dans la version remanie de celui-ci publie aprs sa mort en

    1994. Vlastos ne fait pas bande part : tant Stenzel (1940), Santas (1979), Benson (1995), Kahn

    (1996) et Gonzalez (1998) nont pas daign le prendre en considration dans leur analyse de la

    dialectique platonicienne et de lelenchos. Pourtant, lAlcibiade contient un magnifique exemple

    de rfutation purgative : ainsi, aprs un prologue (103a-106c2) et un bref examen des

    comptences dAlcibiade (106c3-109c8), Socrate soumet son jeune interlocuteur un elenchos

    en bonne et due forme, lequel stalera en quatre mises en contradiction successives : 1) 109c9-

    110d4; 2) 110d5-112d11; 3) 113d1-116e5; 4) 124b7-127d834. Une fois quil a reconnu sa honte

    et son ignorance totale, Alcibiade est purg de ses fausses prtentions et poursuit la

    discussion avec Socrate sur un autre mode que celui de la rfutation. Il est intressant de noter

    qu partir de 127d8, nous ne retrouvons plus aucune mise en contradiction. Dans les prochaines

    pages, nous analyserons uniquement les trois premires mises en contradiction35.

    33 notre avis, les arguments avancs par Schleiermacher pour appuyer linauthenticit de lAlcibiade sont faibles,

    superficiels et relvent surtout du got personnel. Il convient galement de remarquer que lauthenticit du Premier

    Alcibiade na jamais t remise en doute par les Anciens. Les allusions les plus lointaines ce dialogue remontent

    Cicron et Philon dAlexandrie. LAlcibiade tait un texte couramment lu, tudi et enseign ds le IIe et IIIe

    sicle de notre re. Sur lAlcibiade durant lAntiquit, voir : Segonds, introduction, Sur le Premier Alcibiade de

    Platon (tome 1) de Proclus, Paris, Les Belles Lettres, 1985, X XXI. 34 Sur la question, voir Lachance 2012 : 111-132. 35 La quatrime mise en contradiction (124b7-127d8) est constitue par une rduction labsurde. Nous avons

    dcid de ne pas la prsenter, car son aspect rfutatif est beaucoup plus voil. En effet, le thme qui fait lobjet

    de la discussion (lamlioration de soi) nest pas une seule fois contest. Ce sont plutt les prmisses qui concernent

  • 26

    1.2.1 Premire mise en contradiction : 109c-110d

    Si Alcibiade monte la tribune, cest pour conseiller le peuple sur ce quil convient le

    mieux de faire en matire de guerre et de paix. Mais quest-ce que ce mieux ? Alcibiade

    narrive pas le dfinir et parvient difficilement la conclusion selon laquelle ce mieux est

    le juste . Socrate ironise : Alcibiade ignore-t-il le juste, mais sans lavoir remarqu, ou la-t-

    il appris dun professeur sans que Socrate ne sen aperoive (109d1-5)? La question de Socrate

    fait cho une proposition concde plus tt par Alcibiade : on connat en apprenant dun autre

    ou en dcouvrant par soi-mme ( ,

    [106d4-5]). Alcibiade concde quil na pas frquent de matre, ce que Socrate avait

    dailleurs remarqu. Pour prouver quil connat le juste, Alcibiade doit donc dmontrer quil la

    dcouvert par lui-mme. Or, comme cela a t convenu plus tt, pour dcouvrir le juste par soi-

    mme, il faut lavoir cherch (106d7-9; 106e5), et pour le chercher, il faut avoir t conscient

    de ne pas le connatre (106d10-11; 106e8). Alcibiade ne parvient pas identifier un moment o

    il ignorait ce qutait le juste. Il en rsulte quAlcibiade ne connat pas le juste pour lavoir

    dcouvert par lui-mme ( [110d1]), car il ne la pas cherch, ne

    croyant pas lignorer. Par consquent, Alcibiade ne connat pas le juste, car il ne la pas appris

    dun matre ni ne la trouv par lui-mme ( , ;

    [110d4]).

    l'amiti/laccord qui donnent ici naissance aux consquences absurdes. Qui plus est, le personnage de Socrate ne

    pointe jamais du doigt la prmisse fautive avance par Alcibiade. Ainsi, il est fort difficile de dterminer quelle

    prmisse est incorrecte : est-ce lamiti est identique laccord , il existe diffrents types daccord et chacun

    est reli une technique particulire; la possession de toute technique procure trois types daccord : accord des

    cits entre elles, des individus entre eux et d'un individu avec lui-mme , le type daccord dont il est question

    ici est, par exemple, laccord dun homme avec son pouse ou lamiti (ou laccord) est surtout prsente lorsque

    chacun fait ce qui le regarde, car faire ce qui nous regarde est identique agir justement ? Peut-tre est-ce pour

    de telles raisons que Proclus a dcid de ne pas classer cette quatrime sous-rfutation dans la partie rfutative de

    luvre (Segonds 1985 : 11-12 et 134-135).

  • 27

    La rfutation repose sur une comprhension intuitive de la disjonction. Pour que la

    proposition p V q soit fausse, p et q doivent tre tous les deux faux. En dautres mots, il

    suffit que p ou q soit vrai pour que la disjonction le soit. Alcibiade admet demble que p est

    faux (il na pas appris le juste dun matre). Il doit donc dmontrer que q est vrai, ce quil ne

    russira pas faire. La contradiction propre au discours dAlcibiade est formule partir des

    deux propositions suivantes, toutes deux prsentes sous forme de question36 : 1) Ces choses

    que tu sais sont uniquement sans doute celles que tu as apprises dautrui ou que tu as trouves

    toi tout seul? ( , ; [106d4-5]);

    2) Mais puisque tu ne les as ni trouves ni apprises, comment les sais-tu et do les sais-tu?

    ( , ; [110d4]) (trad. M. Croiset). La

    contradiction est exprime par deux ngations : / et / .

    Deux lments importants sont ici noter. Tout dabord, la premire proposition fait tat de

    lapprentissage par autrui et de la dcouverte par soi-mme , alors que la seconde

    proposition passe ces deux aspects sous silence (quoiquils soient prsents divers moments de

    largument). Deuximement, dans le second cas (/ ), il ne sagit pas du mme

    terme qui est ni, mais dun autre terme de la mme famille. Est-ce dire que ces deux

    propositions ne sont pas de vritables contradictoires? Nous ne le croyons pas. En fait, ces

    deux propositions nous donnent un bel aperu de ce qui nous attend dans les prochaines pages :

    les propositions contradictoires que lon rencontre dans les dialogues rfutatifs de Platon sont

    rarement identiques lune lautre (hormis pour la ngation, bien entendu). La forme mme

    36 Sagit-il alors rellement de deux propositions? En effet, en logique propositionnelle, une question ne peut tre

    une proposition. Dans les prochaines pages, nous considrerons comme des propositions les questions

    poses par Socrate uniquement si linterlocuteur de ce dernier lui a donn son assentiment. Ainsi, la question

    , , Alcibiade rpond : . Il fait dont

    sienne laffirmation prsente dans la question pose par Socrate.

  • 28

    des crits de Platon lui interdisait dutiliser des termes identiques pour marquer la contradiction.

    Les textes de Platon ne sont pas des traits didactiques, mais des dialogues entre personnages,

    ce qui les rapproche dune uvre littraire. Selon nous, seules les contradictions qui contiennent

    des synonymes suspects (cest--dire, qui inflchissent le sens dune proposition par rapport

    lautre) conviennent dtre rejetes, car celles-ci relvent du sophisme. Or, dans le cas qui

    nous occupe ici, lutilisation du verbe dans la seconde proposition, au lieu de

    , ninflchit en rien le sens de la premire proposition.

    Tableau 1.2.1

    Alcibiade 109c9-

    110d4

    Forme de largument

    P1 = Alcibiade connat pour avoir appris dun autre ou

    avoir dcouvert par lui-mme.

    P2 = Alcibiade na pas appris dun autre.

    P3 = Alcibiade na pas dcouvert par soi-mme.

    C1 = Alcibiade ne connat pas, car il na pas appris dun

    autre ni na dcouvert par lui-mme.

    noncs de la contradiction

    1) ,

    ; (106d4-5)

    2) , ;

    (110d4)

    Contradiction par

    ngation

  • 29

    1.2.2 Deuxime mise en contradiction : 110d-112d

    La deuxime mise en contradiction adopte un schma similaire. En fait, elle repose sur

    la mme prmisse de base37 : on connat en apprenant dun autre ou en dcouvrant par soi-mme

    ( , ; [106d4-5]). Alciciade

    dcide de se rtracter : il connat le juste, car il la appris dun autre, en loccurrence du grand

    nombre (110e1). Socrate soutient que le grand nombre nest pas un bon matre (110e2-3 et 5-

    7), ce que rejette Alcibiade (110e11-12). Il suffira donc Socrate de montrer que le grand

    nombre est incapable denseigner le juste pour invalider la nouvelle proposition dAlcibiade.

    Pour ce faire, Socrate suivra largumentation suivante : 1) pour enseigner, il faut connatre

    (111a11-111b1); 2) les gens qui connaissent quelque chose sentendent entre eux (111b3-4); 3)

    le grand nombre ne sentend pas sur ce qui est juste et injuste (112d1-4); 4) donc, le grand

    nombre ne connat pas ce quest le juste et linjuste (112c8-d3); 5) par consquent, le grand

    nombre est incapable denseigner ce quest le juste et linjuste (112d4-5). La contradiction est

    ainsi formule, encore une fois sous forme de question : 1) Ces choses que tu sais sont

    uniquement sans doute celles que tu as apprises dautrui ou que tu as trouves toi tout seul?

    ( , ; [106d4-5]); 2) Quelle

    apparence, ds lors, que tu saches ce qui est juste et ce qui ne lest pas, () quand il est manifeste

    que tu ne las ni appris de personne ni trouv de toi-mme? (

    ; [112d8-9]). Comme dans la mise en contradiction prcdente, les

    deux propositions ne sont pas identiques, mais elles sont beaucoup plus proches lune de lautre.

    37 Lun des arguments invoqus contre lauthenticit de lAlcibiade tait labsence de continuit entre les divers

    moments de la rfutation : Dans lAlcibiade, au contraire, largumentation est comme une chane dont les anneaux

    sans doute se tiennent debout, mais sont forgs chacun sparment. Les diffrents moments logiques sont

    autonomes et ne se commandent pas lun lautre. (de Strycker 1942 : 144.). Or, force est de constater que ces

    deux mises en contradiction sont en parfaite continuit lune avec lautre!

  • 30

    En effet, elles ne possdent pas les deux dfauts relevs plus tt : 1) Platon utilise cette fois-ci

    deux reprises le verbe , et non pas un proche parent; 2) il est fait mention dans les

    deux cas de lapprentissage par autrui et de la dcouverte par soi-mme . Nous avons

    encore une fois une contradiction par ngation : / et / .

    Llment ni est, comme dans le cas prcdent, le verbe.

    Tableau 1.2.2

    Alcibiade 110d5-

    112d11

    Forme de largument

    P1 = Alcibiade connat pour avoir appris dun autre ou

    avoir dcouvert par lui-mme.

    P2 = Alcibiade na pas dcouvert par lui-mme.

    P3 = Alcibiade na pas appris dun autre.

    C1 = Alcibiade ne connat pas, car il na pas appris dun

    autre ni na dcouvert par lui-mme.

    noncs de la contradiction

    1) ,

    ; (106d4-5)

    2)

    ; (112d8-9).

    Contradiction par

    ngation

    1.2.3 Troisime mise en contradiction : 113d-116e

    LAlcibiade de Platon est tout aussi inconstant que lAlcibiade historique. En effet, il

    rtracte pour une seconde fois une proposition quil avait prcdemment concde. Ainsi, en

    113d1-8, il soutient que lutile, plus que le juste, est le critre quont en vue les Athniens dans

    leurs dlibrations. Pour rfuter Alcibiade, Socrate utilise une autre stratgie : plutt que de

    montrer quAlcibiade ne connat pas lutile pour lavoir appris dun autre ou lavoir dcouvert

  • 31

    par lui-mme, il tablira plutt que le juste est identique lutile. Pour prouver que le juste est

    identique lutile, Socrate saidera des notions de beau et de bon : il dmontrera

    Alcibiade que le juste est identique au beau, que le beau est identique au bon, que le bon est

    identique lutile et, par voie de consquence, que le juste est identique lutile. Proclus

    assimile cet argument un syllogisme de la premire figure (Barbara), cest--dire de celui

    qui embrasse les termes moyens dans les majeurs et montre que les termes majeurs sont

    convertibles dans les mineurs : tout juste est beau; tout beau est bon; par consquent, tout

    juste est bon; or le bon est identique lavantageux; par consquent, tout juste est

    avantageux 38.

    Daucuns ont toutefois reconnu le caractre fallacieux des dmonstrations utilises dans

    le cadre de cette troisime mise en contradiction39. Tout dabord, Socrate pose lidentit du juste

    et du beau sans aucune forme de preuve. En ce qui concerne l'identit du beau et du bon, celle-

    ci fait lobjet de deux dmonstrations tortueuses, qui reposent sur des bases prcaires40. Comme

    Alcibiade accepte docilement les dmonstrations de Socrate et concde que le beau est identique

    au bon, Socrate poursuit sa lance en affirmant que le bon est galement semblable lutile.

    Aucun argument nest donn pour appuyer cette dernire prmisse et Alcibiade laccepte sans

    broncher. Socrate conclut alors sa dmonstration et montre que le juste est galement utile. La

    38 318.16-20 (Segonds 1985 : 352). 39 Croiset (1920 : 55-56), Pradeau (1999 : 44-46) et Denyer (2001 : 132-153). 40 Nous nentrerons pas ici dans les dtails de largumentation. Il suffira de noter les points suivants : 1) Dans la

    premire dmonstration (115a-116b), Socrate russit assimiler le courage (qui est beau) au plus grand bien, ce

    quoi sopposait prcdemment Alcibiade, qui ne voyait entre ces lments quune identit partielle. Pour ce faire,

    Socrate utilise une tactique qui se rapproche troitement du sophisme de lappel au sentiment. 2) Dans la deuxime

    dmonstration (116b-116c), Socrate joue sur lambigut de ladverbe (Crawford 1982 : 222-223) et sur la

    synonymie des expressions et (Denyer 2001 p. 150); de plus, cette seconde dmonstration a

    un aspect circulaire et se rapproche troitement dune ptition de principe.

  • 32

    contradiction est exprime sous la forme suivante : le personnage ponyme soutient en 113d4-

    5 que lavantageux nest pas identique au juste (

    ), mais concde en 116e1 que les mmes choses sont justes et utiles (

    ) ou, en 116d3, que le juste est galement utile (

    ). La contradiction est encore exprime au moyen dune ngation :

    / .

    Tableau 1.2.3

    Alcibiade 113d1-

    116e5

    Forme de largument

    P1 = Lutile, plus que le juste, est le critre quont en vue

    les Athniens dans leurs dlibrations.

    P2 = Le juste nest pas identique lutile.

    P3 = Le juste est identique au beau.

    P4 = Le beau est identique au bon.

    P5 = Le bon est identique lutile.

    C1 = Le juste est identique lutile.

    noncs de la contradiction

    1)

    (113d5-6)

    2) (116e1) OU

    (116d3)

    Contradiction par

    ngation

    1.3 Hippias Majeur

    Tout comme avec lAlcibiade, Schleiermacher a mis des doutes sur lauthenticit de

    lHippias Majeur, ce qui a par la suite incit de nombreux commentateurs, entre autres Ast,

  • 33

    Zeller, Jowett, Gomperz et Wilamowitz, le considrer comme apocryphe41. Pourtant, dans les

    Topiques 146a21-23, Aristote semble faire directement rfrence au passage 297e3-303a11 de

    lHippias Majeur et, en Topiques 102a6 et 135a13, au passage 293d6-294e10 du mme texte.

    Quant au clbre passage de la Mtaphysique (1025a6-15), dans lequel le Stagirite appelle

    lHippias Mineur du seul nom dHippias, ce qui laisserait croire certains quil nexiste quun

    seul Hippias et non deux42, il ne permet en rien de trancher la question. Comme le remarque

    avec justesse H. G. Hoerber, si nous acceptons un tel argument, nous serions alors obligs de

    soutenir que Sophocle na crit quun seul dipe, puisquAristote sy rfre au singulier dans

    sa Potique43.

    Des sept dfinitions examines dans lHippias Majeur44, les trois premires sont

    proposes par Hippias, la quatrime, par linterlocuteur anonyme dont on a toutes les raisons

    de penser quil sagit en fait du double de Socrate et les trois dfinitions restantes, par

    Socrate lui-mme. Nous avons choisi dexaminer les trois premires dfinitions. En effet, seules

    les trois premires dfinitions sont proposes par linterlocuteur de Socrate et font lobjet dune

    rfutation complte. Les dfinitions suivantes sont luvre de linterlocuteur anonyme ou de

    Socrate et ne sont que partiellement rfutes45. Enfin, il est noter que les contradictions

    releves dans ces trois dfinitions ont la particularit dtre exprimes en une seule proposition.

    41 Plus prs de nous, C. H. Kahn a exclu lHippias Majeur des dialogues tudis dans le cadre de son ouvrage Plato

    and the Socratic Dialogue, car il le juge inauthentique. Sur les arguments prsents par Kahn pour appuyer

    linauthenticit de lHippias Majeur, voir Kahn 1985 : 261-287.

    42 Tarrant 1928 : 9-10. 43 Hoerber 1964 : 143-144. 44 Pradeau (2005 : 28), Croiset (1921 : 17, 20, 21, 23, 28 et 32) et Woodruff (1982 : 46). Hoerber (1964 : 147) et

    Grube (1929 : 370) sont plutt davis que le nombre de dfinitions prsentes slve six. 45 Pradeau 2005 : 27. De plus, de lavis de J.-F. Pradeau, la quatrime dfinition reprsente davantage une hypothse

    quune dfinition (p. 37). Schleiermacher soutient quant lui que toutes les dfinitions ont t rfutes, mais sans

    approfondir la question (Schleiermacher 1836 : 342).

  • 34

    En dautres mots, plutt que de relever une proposition initiale puis sa contradictoire, nous

    navons russi relever quune seule proposition, dans laquelle la contradiction est rsume.

    1.3.1 Premire mise en contradiction : 287e-289d

    La conversation entre Socrate et Hippias porte sur le beau lui-mme (

    [286d8]), dfini comme ce qui a pour effet de rendre belles les belles choses (

    ; [287c8-287d1]). Socrate est clairement la recherche dune

    dfinition universelle. Or, Hippias ne parvient pas saisir la distinction entre le beau (

    ), entendu en un sens gnral, et ce qui est beau (), entendu en un sens particulier.

    Pour cette raison, il donne la premire dfinition suivante : la beaut, cest une belle jeune fille

    ( [287e4]). Socrate rejette cette dfinition sur les bases suivantes : 1)

    Ce quil convient ici de dfinir, ce nest pas une beaut particulire, mais la beaut en elle-

    mme. La jeune fille nest pas seule tre belle : une jument, une lyre et mme une marmite

    peuvent tre belles46. Si ces objets ou ces tres sont beaux, cest en vertu dune beaut plus

    gnrale. 2) Citant un mot dHraclite, Socrate montre la relativit de la dfinition dHippias :

    une belle jeune fille est peut-tre plus jolie quune belle marmite, mais elle est certainement

    moins jolie quune desse. Socrate rejette donc la premire dfinition de la beaut donne par

    Hippias sur la base de la contradiction suivante : selon les contre-exemples prsents, la

    dfinition se rapporte un objet la fois beau et laid. La contradiction est ici exprime sous

    deux formes diffrentes. Tout dabord : Te souviens-tu, Socrate, de ma question? Oui,

    46 Il convient ici de remarquer la formulation utilise par Platon pour justifier ltre du beau en lui-mme :

    Comment pourrait-on se permettre daffirmer que ce qui est beau nest pas une belle chose? (

    ; [288c2-3]) ; Car comment pourrions-nous dire de ce qui est

    beau quil nest pas beau? ( ; [288e1-2]). La rponse dHippias est

    clairante : il est impossible que ce qui est beau ne soit pas beau (, [288e3]) .

  • 35

    rpondrai-je : tu me demandais ce que pouvait bien tre le beau lui-mme. Mais, ajoutera-t-il,

    interrog sur le beau, tu rponds en parlant dune chose qui nest pas plus belle que laide?

    (, , , ,

    ; [289c3-5]) Je serai forc de rpondre : Il semble bien 47. Deuximement :

    Il ajoutera alors : Si je tavais demand en premier lieu quelle chose est belle et laide, ne

    maurais-tu pas rpondu convenablement en le faisant comme tu viens de le faire? (

    , , , ,

    ; [289c9-d2])48. Les deux lments opposs sont donc des termes contraires.

    Dans le premier exemple, nous avons la mention selon laquelle lobjet dfini par Hippias comme

    le beau lui-mme , une jeune fille, est beau, mais galement laid (en comparaison dune

    desse). La belle jeune fille nest donc pas plus belle que laide ou, en dautres termes, elle nest

    ni belle ni laide. Dans le second exemple, nous avons deux termes contraires lis par une

    conjonction ( ) : la jeune fille est belle et laide. De la proximit de ces deux

    citations, nous pouvons infrer que Socrate considre quun objet qui est la fois une chose et

    son contraire nest la fois ni lun, ni lautre.

    47 Traduction Pradeau, lgrement modifie. Nous avons prfr rendre lexpression par pas plus

    que (Bailly). Le Bailly donne comme sens pas davantage , le LSJ, none the more , soit pas plus . Dans

    les Esquisses Pyrrhoniennes (1, 19), Sextus Empiricus discute de cette expression, affirmant quelle marque une

    certaine indtermination : le sujet ne penche ni pour une chose, ni pour lautre. Voir galement le Charmide 161b1-

    2 : aprs lnonc de la contradiction, Socrate affirme . 48 La traduction du passage 289c9-290d2 propose par J.-F. Pradeau est errone : Si je tavais demand en premier

    lieu quelle chose est belle et quelle chose est laide, tu ne maurais pas rpondu convenablement en le faisant comme

    tu viens de le faire. Comparez avec A. Croiset : Si je tavais demand tout dabord () quelle chose est

    indiffremment belle ou laide, la rponse que tu viens de me faire serait juste. ; et Lamb : But if I had asked you

    () in the beginning what is beautiful and ugly, if you had replied as you now do, would you not have replied

    correctly? . En fait, Hippias rpond correctement la question , qui nest dailleurs

    pas la question pose initialement par Socrate ( ).

  • 36

    Tableau 1.3.1

    Hippias Majeur

    287e-289d

    Forme de largument

    P1 = La beaut, cest une belle jeune fille.

    P2 (contre-exemples) = Une jument, une lyre et mme

    une marmite peuvent tre belles.

    P3 (contre-exemple) = Une belle jeune fille est peut-tre

    plus jolie quune belle marmite, mais elle est certainement

    moins jolie quune desse

    C1 = Interrog sur la beaut, Hippias rpond par une chose

    (jeune fille) qui est belle et laide (ou : ni belle ni laide).

    noncs de la contradiction

    , ,

    , ,

    ; (289c3-5)

    ou

    , ,

    , ,

    ; (289c9-d2)

    Contradiction par

    contrarit,

    exprime en une

    seule proposition,

    unie par la

    conjonction

    dans le second

    exemple.

    1.3.2 Deuxime mise en contradiction : 289d-291b

    En dpit des explications fournies par Socrate, Hippias ne comprend toujours pas

    limportante distinction existant entre le beau lui-mme et ce qui est beau . Il propose une

    autre dfinition, tout aussi particulire : le beau, ce nest rien dautre que lor (

    [289e3]). Socrate rfute cette dfinition de deux manires. Tout dabord,

    en se reposant sur un argument dautorit, il montre quelle implique une consquence absurde.

    En effet, si on accepte cette dfinition, on sera forc de dire que Phidias est mauvais sculpteur,

    qui plus est quil ignore ce quest la beaut. Pourquoi? Parce quil na pas conu sa statue

    dAthna uniquement avec de lor, mais galement avec de livoire et du marbre. De plus, si

  • 37

    nous acceptons cette dfinition, cela veut galement dire que la clbre statue chryslphantine

    du Parthnon nest pas belle. Hippias se ravise et concde que livoire ainsi que le marbre sont

    galement beaux. Ils sont beaux lorsquils sont utiliss de manire convenable49. Voici donc un

    nouveau critre dfinitionnel, que Socrate saura exploiter. Socrate renchrit immdiatement :

    quelle cuillre convient le mieux la cuisson des lgumes dans la marmite dcrite

    prcdemment : une cuillre en bois ou en or? Comme la cuillre en bois convient davantage,

    elle est donc plus belle que la cuillre en or. Socrate rejette la dfinition

    en posant une identit entre le beau et le convenable , puis en montrant que la

    cuillre de bois est plus convenable, donc plus belle, que la cuillre en or. Encore une fois, nous

    ne trouvons pas deux propositions, dont lune nie la seconde, mais une seule proposition, dans

    laquelle la contradiction propre au discours dHippias est souligne : Car, aprs cette rponse,

    si je disais que le beau, cest lor, il me semble que lor napparatra en rien plus beau que le

    bois de figuier ( , [] ,

    [291c6-8]). La dfinition le beau,

    cest lor est rejete, car il appert que lor nest pas plus beau que le bois de figuier , ce qui

    revient dire que lor nest pas beau dans tous les cas 50. Socrate se sert encore une fois de

    la ngation (), mais prfre plutt utiliser ladjectif comparatif . Nous avons donc

    49 A. Croiset considre que le passage 289d-291d contient deux dfinitions : 1) lor (289d-290d); 2) la convenance

    (290d-291d). Pradeau est quant lui davis quil en comporte une seule : lor (289d-291c). Pradeau reconnat

    toutefois que la dfinition selon laquelle le beau est le convenable est propose et examine par linterlocuteur

    anonyme en 293c-294e, tandis que A. Croiset ignore ce dernier fait et inclut la dfinition de linterlocuteur anonyme

    dans la troisime dfinition donne par Hippias ( le beau, cest dtre un homme riche ).

    50 P. Woodruff ne semble pas considrer cet argument comme valide : () the air of paradox this conclusion

    wears is due to the absence of the appropriate qualifications. Figwood is finer than gold for making kitchen spoons,

    but from that it should not follow that, generally speaking, gold is no finer than figwood. (Woodruff 1982 : 59).

    Il est vrai que, dans la plupart des cas, lor est plus convenable (donc plus beau) que le bois de figuier. Toutefois,

    Socrate affirme ds le dpart quil est la recherche du beau lui-mme, celui qui rend les choses belles. En quoi

    lor serait-il le beau en soi si un autre prtendant au titre peut lui aussi rendre belles (convenables) les choses

    belles (convenables)?

  • 38

    une contradiction par ngation du mme terme, dont lun est employ au comparatif (

    / ).

    Tableau 1.3.2

    Hippias Majeur

    289d-291b

    Forme de largument

    P1 = Le beau, ce nest rien dautre que lor.

    C1 (consquence absurde) = Si on accepte cette dfinition,

    on sera forc de dire que Phidias est mauvais sculpteur, qui

    plus est quil ignore ce quest la beaut.

    P2 = Livoire ainsi que le marbre sont galement beaux. Ils

    sont beaux lorsquils sont utiliss de manire convenable.

    P3 = La cuillre en bois ou en or convient mieux la

    cuisson des lgumes dans la marmite.

    C2 = La cuillre en bois est donc plus belle que celle en or.

    C3 = Lor napparat en rien plus beau que le bois de

    figuier.

    nonc de la contradiction

    , []

    ,

    (291c6-8)

    Contradiction par

    ngation, exprime

    en une seule

    proposition.

    1.3.3 Troisime mise en contradiction : 291d-293c

    Platon semble avoir pris un malin plaisir dcrire Hippias sous les traits dun individu

    peu fut. En effet, ce stade-ci de la conversation, le lecteur sattend ce quHippias ait compris

    la distinction pose par Socrate. Dautant plus quil affirme : tu cherches, mon avis, une

    rponse qui ferait du beau quelque chose qui jamais (), nulle part () et pour

    personne () ne puisse apparatre laid () (291d1-3)51. Or, Hippias propose une

    51 Il est noter quHippias utilise le terme . Socrate rpond : Oui, Hippias, parfaitement. Voil que tu me

    comprends dsormais trs bien . La troisime dfinition sera rfute en 293c, car Socrate montrera quelle fait en

  • 39

    dfinition aussi particulire que les prcdentes : ce quil y a de plus beau, toujours, en tous

    lieux et pour tous, cest dtre riche, bien portant et honors par les Grecs; datteindre la

    vieillesse, davoir fait ses parents de belles funrailles et de recevoir soi-mme de ses enfants

    un bel et magnifique enterrement (291d9-e2). Selon lui, cette dfinition a un caractre

    universel : tout le monde, en tout temps, conviendra que les lments dcrits dans cette dfinition

    sont beaux et lont toujours t. Pour rfuter cette dfinition, Socrate prsentera des contre-

    exemples chez les dieux et les hros (la dfinition dHippias ne sapplique pas aux

    dieux puisquils sont immortels; quant aux hros, ils ne sont pas tous morts riches ou honors

    de leurs enfants). Hippias sinsurge : il ne parlait ni des dieux, ni des hros ns de parents divins,

    mais de tous les autres (humains ou hros ns de parents humains). Socrate lui prsente alors

    lexemple de Tantale, qui est tantt considr comme le fils de Zeus, tantt comme un simple

    monarque humain, ainsi que de son fils. Socrate conclut quune mme chose est tantt belle

    pour les uns, tantt non belle pour les autres ( , [293c4-

    5]). Selon Socrate (ou plutt : linterlocuteur anonyme), cette conclusion est encore plus ridicule

    () que les prcdentes, quoiquelles se ressemblent52. Encore une fois, la

    sorte quune mme chose est tantt belle, tantt non belle. Socrate utilise ici la ngation : . Par consquent,

    il est permis ici de supposer que Socrate assimile les termes et , comme sil ny avait aucune

    diffrence entre la contrarit et la ngation. Une telle assimilation semble galement luvre dans les mises en

    contradictions prcdentes.

    52 Il convient de se demander pour quelle raison cet exemple est plus ridicule que les prcdents (dans le passage

    cit, il est question de la jeune fille et de la marmite , donc des exemples compris dans la premire mise en

    contradiction). Est-ce parce quil se rapporte un seul objet, et non deux, comme semble le penser J.-F.

    Pradeau ( Les autres exemples taient ceux dune beaut relative entre diffrentes espces dobjets; ici, cest donc

    un mme objet qui suscite deux jugements contraires? [2005 : 132])? Cela est possible. Toutefois, Socrate rfute

    lexemple de la jeune fille en deux temps : 1) il montre quelle nest pas la seule tre belle (une jument ou une

    marmite sont galement belles); 2) il montre quil existe un autre objet qui est plus beau que la jeune fille ,

    savoir une desse. Dans ce dernier cas, il sagit bien sr de deux objets diffrents ( desse , jeune fille ),

    mais il nen demeure pas moins que le mme objet suscite deux jugements contraires (la jeune fille est belle, mais

    elle galement laide lorsquon la compare une desse). La mention du ridicule peut tout simplement faire

    rfrence au passage 291e-292b, dans lequel le texte prend un aspect rsolument comique (le personnage anonyme

    menace Socrate de le frapper coups de bton; Hippias en est surpris et demande Socrate si linterlocuteur

    anonyme est son matre). On retrouve dailleurs dans ce passage le terme (1), le verbe (3) et

  • 40

    contradiction est exprime en une seule proposition : Et quil semble encore plus impossible

    que cela devienne et soit pour tous une belle chose, de sorte quil en va ici comme pour les

    prcdents exemples, celui de la vierge et de la marmite, et de manire encore plus ridicule

    encore, puisque ce qui est beau pour les uns nest pas beau pour les autres. ( ,

    , ,

    , , ,

    , . [293c1-5]). La contradiction propre au discours dHippias est

    exprime au moyen dune ngation : Hippias est rfut, car sa dfinition est la fois A et ~A.

    La contradiction pourrait sembler apparente ou fausse au premier abord : Socrate ne confond-il

    pas une attribution relative et une attribution absolue? En effet, le fait quune chose soit belle

    pour une personne et laide pour une autre ne signifie en aucun temps que cette chose est belle

    et laide. Pourtant, nous sommes davis quil sagit dune contradiction vritable. Pourquoi?

    Parce que Socrate a bien pris soin de dire, et ce plus dune reprise, quil est la recherche

    dune chose qui est belle pour tous et en tout temps ( [292e2]; ...

    [293a7-8]). la lumire de cette prcision, la contradic