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Critique économique n° 2 Eté 2000 107 L’enjeu de l’ouverture Le passage du Maroc, après la phase d’assainissement des finances publiques, à une économie beaucoup plus ouverte en particulier avec l’Union européenne, représente un défi majeur pour les entreprises. C’est tout particulièrement le cas des PMI-PME ayant évolué jusque-là dans un marché intérieur assez protégé et devant affronter une conjoncture internationale rendue plus instable par la crise financière asiatique et par le maintien de la fermeture des flux migratoires. L’élargissement de la demande interne bute sur le rétrécissement prévisible des recettes fiscales que l’Etat tirait des droits de douane qui vont être largement abaissés. D’autre part une politique plus active de diminution des inégalités de revenu et d’augmentation des rémunérations du travail bute à son tour sur la contrainte internationale qui exige le maintien de la compétitivité, compte tenu de la spécialisation actuelle des exportations. Compte tenu de l’évolution de la demande internationale en produits (économie de variété, incertitude) et des impératifs de soutien et de développement d’une demande interne solvable, le terrain offrant le plus de marge de manoeuvre est celui de la recherche systématique des sources d’amélioration de la compétitivité hors coût. Nous nous proposons d’isoler les principaux facteurs sur lesquels repose cette possibilité de concilier l’ouverture à l’économie mondiale et le renforcement du tissu productif marocain comme celui de la performance des entreprises. Les questions de l’organisation interne, du management, de la structure de “gouvernance” des entreprises, comme celle de la DRH en général, joueront un rôle décisif dans une ouverture réussie de l’appareil productif. Dans la mutation de la firme U, hiérarchique, paternaliste et patrimoniale en direction de la firme multidivisionnelle, flexible, incitative et managériale, les PME ne partent pas sans atouts contrairement à l’opinion courante, pourvu toutefois que les coûts de coordination et de formation de réseau soient réellement traités. Nous explorerons deux aspects liés : La compétitivité à l’avenir ? Quelques jalons pour l’entreprise marocaine * Y ann Moulier Boutang Consultant, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, Economiste, Agrégé de sciences sociales, Professeur des Universités à l’Université de Bretagne du Sud à Vannes (Morbihan), il enseigne également à l’Institut d’études politiques de Paris. L’auteur tient à remercier particulièrement Rachid Sabbadhi et Kamil Benjelloun ainsi que sa collègue Geneviève Dahan-Selzter pour les conseils et l’aide précieux qu’ils lui ont fournis pour la préparation de ce papier. Il remercie également son collègue Noureddine el Aoufi d’avoir accepté cet article pour la jeune et prometteuse revue, Critique économique. ( [email protected]) * Ce papier correspond à l'intervention prononcée dans la journée « Le management de l’entreprise marocaine, réalités et défis », organisée par la Commission de la

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Critique économique n° 2 • Eté 2000 107

L’enjeu de l’ouverture

Le passage du Maroc, après la phase d’assainissement des financespubliques, à une économie beaucoup plus ouverte en particulier avec l’Unioneuropéenne, représente un défi majeur pour les entreprises. C’est toutparticulièrement le cas des PMI-PME ayant évolué jusque-là dans un marchéintérieur assez protégé et devant affronter une conjoncture internationalerendue plus instable par la crise financière asiatique et par le maintien dela fermeture des flux migratoires. L’élargissement de la demande internebute sur le rétrécissement prévisible des recettes fiscales que l’Etat tiraitdes droits de douane qui vont être largement abaissés. D’autre part unepolitique plus active de diminution des inégalités de revenu etd’augmentation des rémunérations du travail bute à son tour sur la contrainteinternationale qui exige le maintien de la compétitivité, compte tenu dela spécialisation actuelle des exportations.

Compte tenu de l’évolution de la demande internationale en produits(économie de variété, incertitude) et des impératifs de soutien et dedéveloppement d’une demande interne solvable, le terrain offrant le plusde marge de manoeuvre est celui de la recherche systématique des sourcesd’amélioration de la compétitivité hors coût.

Nous nous proposons d’isoler les principaux facteurs sur lesquels reposecette possibilité de concilier l’ouverture à l’économie mondiale et lerenforcement du tissu productif marocain comme celui de la performancedes entreprises. Les questions de l’organisation interne, du management,de la structure de “gouvernance” des entreprises, comme celle de la DRHen général, joueront un rôle décisif dans une ouverture réussie de l’appareilproductif. Dans la mutation de la firme U, hiérarchique, paternaliste etpatrimoniale en direction de la firme multidivisionnelle, flexible, incitativeet managériale, les PME ne partent pas sans atouts contrairement à l’opinioncourante, pourvu toutefois que les coûts de coordination et de formationde réseau soient réellement traités.

Nous explorerons deux aspects liés :

La compétitivité à l’avenir ?Quelques jalons pour l’entreprisemarocaine *

Yann MoulierBoutangConsultant, ancien élèvede l’Ecole normalesupérieure, Economiste,Agrégé de sciencessociales, Professeur desUniversités àl’Université de Bretagnedu Sud à Vannes(Morbihan), il enseigneégalement à l’Institutd’études politiques deParis. L’auteur tient àremercierparticulièrement RachidSabbadhi et KamilBenjelloun ainsi que sacollègue GenevièveDahan-Selzter pour lesconseils et l’aideprécieux qu’ils lui ontfournis pour lapréparation de cepapier. Il remercieégalement son collègueNoureddine el Aoufid’avoir accepté cetarticle pour la jeune etprometteuse revue,Critique économique.([email protected])

* Ce papier correspond àl'intervention prononcéedans la journée « Lemanagement del’entreprise marocaine,réalités et défis »,organisée par laCommission de la

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1. Quels principes simples se donner dans l’entreprise pour réussir cettetransformation des structures ? et sur quels points particulièrement sensiblesfaut-il insister à notre avis ?

2. Quel type de politique publique et industrielle doit permettre uneamélioration de la productivité globale et quel type de contrepartie, uneéconomie réalisant pareille transition est-elle en droit de demander à l’Unioneuropéenne et aux instances de régulation de la mondialisation de l’économie ?

L’encadré 1 indique les points principaux que nous entendons traiter :

compétitivité et duprogrès de l’entreprise,Confédération généraledes entreprises du Maroc,Casablanca, jeudi11 décembre 1997.L'auteur est bienconscient que l'arrivée duParti socialiste au pouvoiret l'avènement dunouveau monarqueS.M. Mohammed VI,modifient profondémentles conditions del'ouverture du Maroc àl'économie mondiale etque des mises à joureussent pu être faites.Mais son papier ayantpour objet de relever lesproblèmes structurels del'économie marocaine vis-à-vis en particulier del'Union européenne, il luiest apparu préférable de lelaisser tel qu'il a étéprésenté. (Révision juillet2000.)

Encadré 1 résumant le papier

L’ouverture et le problème de la mise à niveau pour les PMELes transformations du marché international

De la compétitivité coût sectorielle à la compétitivité hors coûtEt à la performance globale (encadré 2)

Le moteur de la compétitivité hors coût : la recherche des économies externes undouble front : le management de l’entreprise et la gouvernance du local (encadré 3)

Pour les entreprises cela signifie un profond changement de modèle organisationnelsi l'on veut une adaptation progressive et non régressive et ne pas en rester à une

division internationale du travail déjà obsolète.

De la firme traditionnelle à la firme incitative-réseau (encadrés 4 et 5)

Cela dessine un double programme qui concerne à la fois l'entreprise et les politiques publiques

Recommandations

Les conditions de la transformation des principes de managementConserver et renforcer l’autonomie des agents

Structuration par coopération horizontaleTransparence de l’organisation de l’entrepriseLa fonction commerciale source d’information

L’intégration de la fonction personnel à la direction stratégiquePolyfonctionnalité des équipements et des investissements

Gouvernance et territoire productif : la recherche des économies externesLes réseaux de coopération inter-entreprises

Amélioration des communicationsInvestissements dans l’éducation et la formation permanente

Transparence et simplification des procédures administrativesUne gouvernance de technopole dans le cas de la zone de Casablanca

Pour un flux d’investissements directs étrangers publics et privés dans les secteurs innovants

L’articulation des services tourisme et de l’industrieLa mobilisation de l’émigration comme ressources

Consolider le marché interne et le tissu industriel dans l’ouverture exige de passer

La meilleure façon de desserrer la contrainte extérieure dans le cadre de “la mise àniveau” est d'intervenir sur le sources de la compétitivité hors coût

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(1) Voir I. Bensidoun etA. Chevallier (1996),graphique 6, p. 33. Les référencesbibliographiques setrouvent en fin d’article.

(2) Ainsi M. JamalEddine Eljamali,Directeur chargé de laproduction industrielle ,récusait-il récemment (laVie économique,14/11/1997, p. 7) la loidite des “Trois tiers” selonlaquelle un tiers desentreprises marocainesseraient amenées àdisparaître, un deuxièmetiers devrait s’adaptertandis que le dernier tiersne connaîtrait pas deproblèmes. Pour ceresponsable plusoptimiste, les entreprisesprésentes essentiellementà l’exportation nedevraient pas connaître dedifficultés, au contraire ;les entreprises dedimension régionale quiont un avantageconcurrentiel local (agro-alimentaires, produits dela pêche et matériaux deconstruction pondéreux)ne devraient pas connaître

1. Une diversification industrielle menacée

1.1. Entre 1970 et 1993, l’économie marocaine a vu sa structuresectorielle et son poids se modifier fortement. Les industries detransformation ont largement pris le relais du secteur minier. L’agro-alimentaire, le textile et les cuirs et peaux sont devenus avec laconstruction, les secteurs moteurs de la croissance (1). Certes, il s’agitd’industries à forte composante de main-d’œuvre peu qualifiée et à bas salairequi deviennent vulnérables à la concurrence des autres pays du Sud avecl’ouverture mondiale, mais elles possèdent des atouts incontestables : citonsle dynamisme de la production agricole, la proximité des marchés européens,une tradition dans leurs relations de sous-traitance, d’incorporation flexiblede travail artisanal dans le secteur informel. La délocalisation partielle des“districts industriels” italiens ou espagnols et le positionnement sur unesous-traitance de qualité pourraient leur offrir de solides débouchés faceà la mondialisation. Mais ce sont les autres secteurs industriels naissantsou plus fragiles qui risquent de subir davantage la concurrence parpénétration du marché intérieur de produits importés ou par implantationou rachat des PME par des firmes multinationales. La rationalisation dela gestion des entreprises marocaines qui ont vécu dans un marché intérieurjusque là protégé est au premier rang du programme de “mise àniveau” (2). Mais cet aggiornamento constitue également un défi pour lapolitique publique d’aménagement du territoire. La reconversion de certainesindustries peut passer par la délocalisation et la déconcentration, la régioncentre et la métropole de Casablanca connaissant les problèmes classiquesde spéculation foncière, d’encombrement et d’absorption par leséquipements adéquats d’une population d’origine rurale récente (3).

Si l’on compare la structure du commerce extérieur des trois pays duMaghreb (tableau 1) la performance marocaine est significative et montreun rééquilibrage des différents postes des exportations. Ainsi en 1994, lesproduits primaires ne représentaient que 20,2 des exportations marocainescontre 67,8 des exportations algériennes, celle des biens intermédiaires 12,9,celles des produits mixtes 14,3 et celle des biens de consommation 39,7 %.Il s’agit d’un indice de développement et non plus de simple croissance.On conçoit l’inquiétude des entreprises et les risques de l’ouverture.

1.2. L’ouverture internationale fait peser sur les entreprises exportatricesmarocaines la concurrence de moins disants sur le plan des salaires dansles pays du Sud ou de l’Asie, tandis qu’elle expose les industries tournéesvers le marché intérieur à l’arrivée de produits de qualité rivaux de la partdes pays industrialisés (en particulier ceux de l’Union européenne) (4).

L’amélioration de la compétitivité doit donc être menée sur les deux frontsà la fois. Répondre au problème des industries d’exportation en améliorantleur compétitivité principalement par la compression de la masse salarialene résoudra pas le problème d’un positionnement stable sur des biens de

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plus grande qualité, à supposer qu’une telle solution soit acceptable pourune population qui a déjà consenti des efforts non négligeables dans le pland’ajustement structurel. D’autre part, une telle réponse empêche unélargissement de la demande solvable intérieure, ce qui rétrécit le débouchédes PME/PMI faiblement exportatrices, et accentue la dépendance desentreprises spécialisées dans la sous-traitance internationale dans des segmentsmenacées par des moins-disants du Sud, tandis que la diminution de l’assiettefiscale empêchera l’Etat de mener des politiques publiques de correctiondes inégalités trop fortes en matière de santé, d’éducation et d’équipementscollectifs. Or un tel effort en matière de qualité de la population estindispensable pour améliorer la compétitivité globale de l’économie, ne serait-ce que pour corriger l’impact du plan d’ajustement structurel que le Maroca appliqué. Une globalisation non maîtrisée comporte donc le risque d’uneperte de contrôle de la propriété des firmes, le rachat, l’absorption ou ladisparition des entreprises marocaines par unités multinationales s’opéreraitplus facilement sur un tissu des PME/PMI anémié.

de difficultés non plus.En revanche lesentreprises travaillantpour le marché local maisutilisant des intrantsimportés seront les plusconcernées par la mise àniveau et devront sereconvertir.

(3) Voir A. Kaioua(1996).

(4) Voir par exempleB. Hamdouch (1997), etM. Callejon & G. GarciaGemma, (1997).

Tableau 1Composition sectorielle des échanges 1994 du Maroc

Nomenclature Exportations Importations

Produits primaires 20,2 21,7

Produits manufacturés de base 10,1 7,9

Biens intermédiaires 12,9 29,2

Biens d’équipement 2,8 20,3

Produits mixtes 14,3 11,2

Biens de consommation 39,7 9,6

Total 100 100

Sources : CEPII, base de données CHELEM en pourcentage.

La mondialisation et les accords avec l’Union européenne dessinent-ils un avenir si sombre ? Il existe à notre sens une possibilité d’échapper àun tel cercle vicieux et régressif.

2. Un monde d’économie de variété

La globalisation financière des économies du Nord comme du Sud s’estaccompagnée d’une transformation profonde des caractéristiques de laproduction. Sans les énumérer toutes, rappelons en cinq : la variété,l’incertitude, la complexité, le raccourcissement du cycle du produit et laflexibilité. La production de masse fordienne fait de plus en plus place àune économie où les questions de qualité, de variabilité de la demande deproduction jointe incorporant directement une proportion croissante deservice se traduisent par la nécessité de produire de petites séries. Les biens

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sont constitués de montages de plus en plus complexes d’éléments et ceciconduit à la croissance du commerce intra-branches par rapport aux échangesinter-branches. L’obsolescence rapide des connaissances , des techniquesraccourcit la durée des positions de rente technologique. Au niveaustrictement industriel les avantages comparatifs s’avèrent donc fluides etréversibles. Les pays du Sud ouverts n’échapperont pas à cette tendance quivoit s’accroître, dans la compétitivité, le rôle de la contribution des services,de l’organisation des séquences productives, et l’incorporation de nouvellestechnologies. Ce ne sont plus simplement des entreprises qui s’affrontentdans la concurrence internationale, ce sont des territoires (5), c’est un tissuindustriel. En matière de nouvelles technologies le principal atout du Marocréside dans le capital humain qui a été accumulé par la formation en Europeet aux États-Unis des élites, mais aussi par l’intense noria migratoire. Enmatière de tissu industriel, les bonnes performances marocaines durant lesvingt dernières années, sont largement dues à une tradition commercialetrès vivace ainsi qu’à l’existence dès le Protectorat d’une classe de petitsentrepreneurs qui a dû affronter une première ouverture au moins aussisévère que l’actuelle mondialisation, nous voulons parler de la concurrencede l’industrie française d’une part et de celle du patronat européen del’autre (6). Il faut remarquer également que l’origine des plus anciennesdynasties entrepreneuriales marocaines remonte à des marchands qui avaientfait fortune dans le négoce international.

3. Le problème du Maroc : de la compétitivité mécanique coûtà la compétitivité hors-prix ou hors-coût

Dans un contexte de concurrence accrue, l’entreprise a tendance, et c’estnormal, à prêter une particulière attention aux éléments les plus visiblesde ses coûts de production, en particulier aux rémunérations. Une telleoptique est cependant trop limitée, comme l’illustre l’analyse du processusmême de l’internationalisation de la production.

3.1. Un tel processus d’internationalisation s’opère en effet par des étapesdistinctes et s’avère étroitement corrélé à des dynamiques régionales dedéveloppement. Ainsi M. Catin qui a réalisé des travaux récents surl’économie marocaine, propose-t-il de distinguer quatre phases (7) :

1. Celle de l’économie traditionnelle, où la propension à exporter esttrès faible durant laquelle la dotation de facteurs et leurs coûts relatifs jouentun rôle clé.

2. Une deuxième phase de spécialisation dans les exportations de produitsbanalisés incorporant peu de capital et de technologie. Le développements’accompagne d’une concentration économique qui se manifeste parl’apparition d’activités complémentaires et induites, des investissementscapacitaires et des effets de productivité induite qui favorise l’exportation.

3. Au cours de la troisième phase, un redéploiement de l’appareil productifet des exportations tend à s’opérer : les activités dont la compétitivité reposent

(5) Voir par exemple surla question del’innovation P. Veltz ; ousur le recherche del’excellence territoriale(community quality) lesCahiers du management del’Institut du managementd’EDF/GDF, n° 2

(6) Voir par exempleS. Tangeaoui (1993,p. 132-135) etR. Gallissot (1964).

(7) M. Catin (1993 et1995).

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sur les bas salaires et les économies d’échelle techniques sont délaissées auprofit du développement de l’innovation et des nouvelles technologies. Ila y a émergence de gains de productivité autonome et structurelle. Laconcurrence étrangère stimule un effort d’innovation et d’imitation duprogrès technologique. Le rôle moteur de la demande interne s’efface auprofit des multiplicateurs du commerce extérieur et les effets decompétitivité hors prix deviennent décisifs. On a également l’apparitiond’effets d’entraînement technologique et plus seulement d’effetsd’entraînement intersectoriels dus aux échanges. La Recherche etDéveloppement (RD), les effets de concentration deviennent la sourceprincipale des progrès de productivité.

4. Dans la quatrième et dernière étape du développement, un retourdes exportations de produits industriels conjoints s’effectue et les effetsd’entraînement des services supérieurs (secteur de l’économie del’information). Les externalités positives de réseau constituent le vecteurle plus dynamique des gains de productivité.

Comment intégrer le Maroc dans ce schéma ? Le modèle empiriqueMinaré (8) montre que la Région Centre et Casablanca qui représente lamoitié de l’activité industrielle nationale fonctionne avec l’apparition d’effetd’entraînement inter-industriel. En revanche dans les autres régions du pays,c’est le rôle des commerces et des services ainsi que le secteur de l’immobilierqui ont joué un rôle déterminant dans les bonnes performances de lacroissance.

D’autre part la Région Centre connaît actuellement un problème depassage à la troisième phase de développement en raison de la faiblesse dela productivité industrielle malgré la croissance très sensible du volume dela production. En dehors du secteur minier, on s’accorde à considérer queles gains d’économies d’échelle ont été trop faibles. « La croissance de laproduction générée essentiellement par des effets multiplicateurs masquel’absence de cercle vertueux de productivité et de compétitivité associée etla présence manifeste de certaines déséconomies d’agglomération »concluent les auteurs. Il y a donc bien un problème général de productivité.Développement du marché intérieur et performance à l’exportation sonttous deux indispensables, mais les conditions actuelles de la mondialisationinterdisent aujourd’hui le sentier commode de la croissance en vol d’ailed’oies sauvage, à la japonaise, c’est-à-dire en n’ouvrant le marché intérieurque sur les segments de la demande où l’industrie nationale a acquis unetaille suffisante et un degré de productivité qui lui permettent de ne pasêtre balayée.

4. Des contraintes de l’ouverture à la recherche de lacompétitivité hors-coût

Avant d’examiner les facteurs qui incitent à la recherche de la solutionen direction d’une amélioration de la compétitivité hors-coût dans le cas

(8) Cf. Bouhia, Catin,Mouime (1995).

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Critique économique n° 2 • Eté 2000 113

marocain, et plus généralement de pays du Sud ayant à faire face à lamondialisation de l’économie, rappelons sommairement ce qu’est lacompétitivité hors coût appelée aussi compétitivité-volume.

L’encadré 2 indique dans la colonne de gauche la nature de lacompétitivité et dans la colonne de droite ses composantes principales.

Encadré 2Les composantes de la compétitivité (9)

Nature de la compétitivité

Compétitivité coût :

une baisse de prix de vente unitaire est

plus que compensée par une

augmentation des quantités vendues

Donc progression ou maintien des parts

de marché

Due à une amélioration de la

performance productive

Compétitivité hors prix ou hors coût :

une hausse des quantités vendues avec

le même taux de marge*

Donc progression ou maintien des parts

de marché

due à une amélioration de la

performance globale

• Un cas particulier : la position de rente

une hausse des taux de marge pour les

mêmes quantités vendues

La dégradation éventuelle

de l'efficacité industrielle ou de la

performance globale est masquée par

l'existence de barrière à la concurrence

Les composants principaux

Prix d’intrants et taux de change

coûts salariaux, productivité

horaire et durée du travail

taux d’intérêt, fiscalité

productivité du capital,

durée d’utilisation des équipements,

économies d’énergie,

qualité des services publics

élimination des goulots

d’étranglement de la production,

qualité des produits et services,

délai de mise sur le marché,

différenciation du produit,

choix de spécialisation,

efficacité des réseaux inter-entreprises

réactivité organisationnelle

captation d’économies externes

réduction des coûts de transaction

maîtrise du cycle du produit

préservation de monopole

technologique

monopole de coûts de transaction

La compétitivité-prix repose sur le prix des intrants de la production enn’oubliant pas le rôle des taux de change de la monnaie ; elle est sensible enparticulier aux coûts salariaux, aux variations de la durée du travail, à laproductivité horaire, à la fiscalité de l’entreprise, aux taux d’intérêt, auxéconomies d’énergie, à la qualité des services publics. La compétitivité-coûtest à l’oeuvre chaque fois qu’une entreprise baissant ses prix de vente, parvientà augmenter ses parts de marché de façon à compenser la dégradation de sesmarges par unité de produit. La compétitivité hors-coût ou hors prix réunittous les facteurs qui expliquent que l’entreprise puisse vendre davantage enmaintenant la même marge. L’élimination des goulots d’étranglement de la

(9) Ce tableau est pourpartie adapté de B. Coriat& D. Taddei (1993) ; surl’entreprise et la questionde la productivité engénéral voir B. Coriat &O. Weinstein (1995).

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production, l’amélioration de la qualité des produits et services, laréduction des délais de mise sur le marché, la différenciation du produit, leschoix de spécialisation, l’efficacité des réseaux inter-entreprises constituentles composantes essentielles de cette efficacité accrue. La compétitivité volumeest définie souvent par la qualité des produits offerts dans des secteurs nouveauxou différenciés valorisés par une innovation technologique ou par une stratégiede commercialisation (10). J’ajouterai pour ma part à ces caractéristiques leséléments suivants : la réactivité organisationnelle (en particulier la capacitéde conduire le changement), mais également la captation d’économies externeset la réduction des deséconomies internes (des coûts de transaction) qui sontles vecteurs privilégiés de l’amélioration de la performance. Le casparticulier d’une compétitivité hors-coût, celui d’une hausse des taux de margepour les mêmes quantités vendues concernent certains secteurs deséconomies ayant acquis durablement une position de rente technologique,mais nous intéressent peu dans le cas des pays du Sud.

Demandons nous maintenant comment le plan d’ajustement structurelpuis l’ouverture actuelle jouent dans le ca marocain.

L’encadré 3 décrit le cheminement qui conduit à la recherche d’uneamélioration de la compétitivité du côté de la compétitivité hors-coût.

La voie la plus classique pour consolider le marché intérieur d’uneéconomie ayant déjà fait de gros efforts d’exportation, semble d’augmenterla demande intérieure en distribuant plus de pouvoir d’achat et en particulieren augmentant les rémunérations des salariés. Néanmoins dans une économieouverte, si l’on raisonne toutes choses égales par ailleurs, une telle politiqueentraîne mécaniquement une dégradation de la compétitivité-coût. Et sila demande mondiale est très élastique aux variations de prix, l’effet est négatifsur les exportations. La réponse traditionnelle de l’industrie était, sous lefordisme, de rechercher des économies d’échelle, ce qui suppose soit unmarché intérieur prenant le relais des exportations défaillantes, soit desinvestissements lourds visant à conquérir des segments consistants et stablesdu marché mondial. Mais les caractéristiques de la demande d’une économiede variété et de qualité sur petite série limite drastiquement les possibilitésde recherche d’économies d’échelle.

Mais la clause toutes choses égales par ailleurs n’est pas une loi d’airain.La dégradation relative de la compétitivité-coût peut être compensée parune action énergique sur les composants de la compétitivité hors-coût. Cellesi s’opère sur deux terrains principaux :

a. Dans l’entreprise, en abaissant les coûts de transaction et en adaptantl’outil productif à une économie de variété. Les obstacles à une telleadaptation sont à la fois internes aux entreprises (absence de management,absence de flexibilité organisationnelle) et externes (infrastructuremédiocre, goulot d’étranglement en matière de formation des ressourceshumaines, absence d’administration du territoire de façon intégrée, ce queles anglo-saxons appellent la gouvernance).

(10) Voir par exempleM. Catin (1995), p. 20.

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b. Sur le territoire urbain, régional ou national en augmentant laproduction d’économies externes ou externalités positives pour lesentreprises par le développement local et le partenariat industriel. Le principalobstacle à une telle amélioration tient à l’insuffisance et/ou à l’inefficacitédes investissements privés et publics dans l’économie non marchande. Dansune société qui se complexifie, les problèmes de coordination etd’interdépendance des actions deviennent déterminants. Nombre detransactions marchandes ou non marchandes entre deux agents ont desconséquences sur des tiers (ménages ou entreprises). Raisonner en termesd’externalités, c’est essayer de tenir compte de ces effets complexes, nonseulement en considérant ces effets lorsqu’ils sont négatifs et qu’ils entraînent

6. Recherche de compétitivité hors-coût

4. Augmentation de la productivité, 5. Production sur petite série,recherche d’économie d’échelle demande instable,

production de qualité

7. Dans l’entreprise : 9. Sur le territoire :abaisser les coûts de transaction, recherche d’économie d’échelleéconomie de variété captation des externalités

développement localpartenariat

8. infrastructure médiocre 10. Insuffisance des investissementsgoulot d'étranglement de la formation pirvés et publicsabsence de gouvernance

Encadré 3Les étapes d’une recherche de l’amélioration de la compétitivité

1. Augmentation des rémunérations du travail

2. Consolidation du marché interne

2.1. Contrainte internationale 2.2. Demande intérieureConcurrence de la production nationaleContrainte d'endettement Augmentation des importations

3. Dégradation de la compétitivité-coût

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116 Critique économique n° 2 • Eté 2000

des coûts supportés par la collectivité ou des tiers (le cas le plus fréquentet bien connu est celui de l’évaluation de l’ensemble des nuisances pourl’environnement) mais aussi en faisant l’inventaire des ressources qu’ils offrentaux agents productifs lorsqu’ils sont positifs.

Examinons la recherche d’économies externes (ou externalités positives)au sein de l’entreprise.

5. La recherche des économies externes au sein de l’entreprise

L’organisation ne représente ni une boîte noire ni un simple moyenpermettant d’atteindre des objectifs « une complexité sociotechniquetechnique qui produit et se maintient en ayant un projet » (11). Il importede déterminer ce à quoi devra ressembler l’entreprise qui survivra dansl’environnement du marché international et des économies post-fordiennes.Les entreprises qui obtiendront les meilleures performances en matière decompétitivité seront celles qui arriveront à minimiser les coûts de transactioninternes comme externes (ce qui est conforme à la définition proposée parle prix Nobel Ronald Coase), mais il faut y ajouter également qu’elles devrontêtre capables de capter le maximum des économies externes.

Si l’on veut résumer à très grands traits, la mutation fondamentale queconnaîtront les entreprises les mieux équipées pour survivre dans uneéconomie mondialisée, on peut dire qu’elle sera caractérisée par le passagede la firme traditionnelle ou paternaliste ou de la firme moderne à la firmeincitative ou japonaise, à la firme réseau, à la firme coopérative, pivot.

L’encadré 4 résume les principales caractéristiques de l’entreprise dontla forme est largement dominante tandis que l’encadré 5 le fait pour la firmeappelée à jouer un rôle croissant. Nous avons fait apparaître les aspects surlesquels les différences sont les plus nettes : le type de division du travail,le régime de droit de propriété, la nature des contrats de sous-traitance,celle du contrat de travail et le statut de l’information. Nous necommenterons ici que quelques points qui nous intéressent le plus. Dansla firme réseau et dans l’entreprise incitative, en matière de division du travail,la séparation de l’exécution d’avec la conception, la spécialisationirréversible, la recherche d’économie d’échelle tendent à être remplacés parune coordination opérationnelle, une réversibilité des opérations, unepolyvalence et une mobilité négociée. Le rôle de la mémoire et des procéduresd’apprentissage devient central dans la définition d’une nouvelleprofessionnalité. Sur le plan des structures financières, les holding centralisésavec pour actionnaires dominants des banques et un contrôle à sens unique,font place à des conglomérats à forte autonomie, à forte imbrication croiséede sorte que le contrôle est multidirectionnel. En matière de relation avecles autres entreprises, les contrats spot de nature commerciale, reportantle risque sur les sous-traitants et fixant les prix à partir du marché, sontlargement tempérés par des contrats longs d’apprentissage, avec des systèmesincitatifs longuement étudiés par l’économiste japonais Aoki.

(11) Gilles Paché etClaude Paraponaris(1993), p. 34-35.

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Critique économique n° 2 • Eté 2000 117

Encadrés 4 et 5De la firme hiérarchique traditionnelle H (U, M)

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Linéaire

Discontinue

De haut en basou conseilhorizontal

Secret etmonopoled’accès àl’information

Administrationde la décision

Rationaliténéo-classique

Contrat detravail

Contrat spot

Cotation parposte

Productivitéindividuelleindividualisationdes primes

Syndicalismeextérieur

Marché externe en fonction de l'offre demain-d'œuvre

Rationalitélibérale

Contrat sous-traitance

Contrat spot

Dichotomique

Contrat commercial pur

Pénalité de retardReport du risqueSur le sous-traitant

Externalisationen fonction des prix dumarché

Logiqueindustriellemarchande

Droit depropriété

Holding

Centralisé

Poids desactionnairesde référence oude tutelleet des banques

Pas despécialisationfinancière

Mono-contrôle

Economied'endettement

Division dutravail

SéparationExécution/Conception

Spécialisation

Economied’échelle

Affectationhiérarchique

MobilitécontrainteInterchangeabilité

Logique del'ingénieur

Information

En réseau

Continuefeed-back

Informationpartagée

Décisionnégociée

Inclusion duchoix desprocédures dansla transaction

Rationalitétechnologiqueou cognitive

Contrat detravail

Contrat longd’apprentissage

Productivité du groupe

Grille par gradesalaire àl’ancienneté

SyndicalismeInterne àl'organisation

Marché interneou forteprotectionextérieure contrel'incertitudeéconomique

Rationalitéd'organisation oude réseau

Contrat sous-traitance

Contrat longincitatif

Classementincitatif pourl’exécution du contrat

Partage du risque

Partenariat etgouvernance duterritoireproductif

Prix administrésou garantis

Logiquecommerciale oude réciprocité

Droit depropriété

Conglomératsoupleà forte autonomie

Imbricationcroisée

Diversificationdes actionnaires

Spécialisationfinancière

Pluricontrôle

Logiquefinancière

Division dutravail

Coordinationopérationnelle

Polyvalenceflexible

Réversibilité desopérationsEconomie devariété

Mémoire etapprentissage

Nouvelleprofessionnalitéreposant sur lacompétence

Logique decommunicationet de coopération

Pas de spécificité des actifs de réseaux de salariés, de sous-traitants et d’actionnaires par rapport au marché de la monnaieet des produits financiers.

Organisation du travail, hiérarchie et contrôle bâtis en fonction de la triple spécificité des actifs réseaux de salariés, dessous-traitants et des actionnaires.

A l’entreprise-réseau incitative ou firme-pivot (J, I)

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Le risque du contrat est davantage partagé et des mécanismes de prixgarantis sont mis en place. La structure d’hégémonie des contrats de sous-traitance est remplacée par un partenariat qui repose sur une loyauté et uneconfiance entre les contractants largement contextuelles, c’est-à-dire indicéessur la gouvernance locale. Le contrat de travail spot, la cotation par poste,le rôle directeur de la productivité individuelle, le recours à l’individualisationdu salaire, le peu d’espace laissé à la “prise de parole ” syndicale et le recoursdominant au marché externe constituent la norme dans la firmehiérarchique traditionnelle. Dans la firme réseau, on trouve davantage decontrat long d’apprentissage, une grille par grade, des formes d’incitationde la productivité du groupe, des salaires à l’ancienneté, un statut garantipar l’entreprise elle-même ou, de plus en plus souvent, par l’insertion localedans des institutions multiples qui protègent contre le risque. C’est sansdoute dans le statut de l’information et de la rationalité que les différencessont encore plus sensibles. La firme traditionnelle, comme la firme moderne,développe une mise en œuvre linéaire, discontinue de l’information verticaleavec de forts monopoles d’accès. La firme réseau ou incitative promeut desstructures d’information en réseau ; la circulation des flux d’informationest continue avec des feed-back et une large symétrie. Les décisions sontlargement négociées et incluent le choix des procédures dans la transaction(rationalité procédurale).

Dans un environnement incertain, complexe, en changement rapide,la firme qui fait le mieux face est celle qui minimise ses coûts de transactionqui s’élèvent au fur et à mesure que le marché devient erratique. Elle doitaussi saisir les opportunités, ce qui dans le langage de l’économie se traduitpar une capacité croissante de capter rapidement les sources d’externalitéspositives qu’engendre la densité des relations qui traversent l’organisationsociale, la demande de nouveaux produits, les nouveaux comportementssociaux, ou la transformation des besoins traditionnels. La situation etl’implantation des centres de décision d’organisation de la production àproximité des métropoles et des consommateurs assument un caractère deplus en plus stratégique. Essayons de traduire cette transformation dansdes principes de management pour les entreprises.

Le processus même de la globalisation de l’économie, en mettant enconcurrence non plus seulement les produits, mais le savoir-faire social etla capacité d’organiser des territoires productifs, de réaliser de nouveauxagencements, fait apparaître désormais les insuffisances ou au contraire lesatouts qui sont liés aux externalités. Or si l’on considère la firme réseau,on s’aperçoit qu’elle est bien mieux équipée que la firme traditionnelle poury faire face.

6. Les conditions de la transformation des principes demanagement

Si la modernisation qui se profile implique ce passage de la firmetraditionnelle à la firme incitative, plusieurs impératifs passent au premier

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plan et tout spécialement lorsque l’on a affaire à un tissu de PME/PMI quine dispose ni des ressources, ni de la centralisation des grandesorganisations, sans par ailleurs pouvoir compter sur une administrationmoderne.

Il convient en premier lieu de conserver et renforcer l’autonomie desagents collectifs là où équipe fonctionne en bloc; il faut négocier latransposition et non la fusion, développer une stratégie intégrative et nonassimilatrice pour préserver la réactivité.

Il faut ensuite ouvrir davantage d’espace à la structuration horizontaledes groupes; ce qui pour éviter la clanisation qui guette l’entreprise lorsde la croissance des fonctions de management spécialisées, implique larecherche d’une transparence des normes et une objectivité croissante descritères de commandement. Ce qui veut dire négocier la polyvalence,l’interchangeabilité, donc garantir un plan de promotion, de carrière pouréviter les comportements de singularisation par lesquels un individu se rendirremplaçable.

L’informatisation des entreprises en particulier, doit s’opérer dans ce sens;c’est en effet une décision stratégique et pas simplement technique; elleimplique en particulier un partage de responsabilité, la réduction des élémentsd’opacité dans la gestion.

On devra en troisième lieu rechercher une transparence et une meilleurelisibilité de l’organisation de l’entreprise pour l’encadrement et pour lepersonnel en général (dans la pratique cela équivaut à ménager enpermanence la possibilité de médiation et de passerelle de dérivation si lerecours normal à la procédure d’arbitrage est bloqué).

Cela implique d’admettre un certain pluralisme dans la mise en placedes solutions et se défier du démon du one best way technocratique, sansse réfugier pour autant dans le relativisme ; en l’occurrence choisir clairementla voie normale de traitement et de négociation (la voie syndicale, ou celledes collectifs traditionnels de travail, mais ne pas jouer sur les deux ce quine contentera personne) même si l’on conserve une voie de secours.

On réévaluera la fonction commerciale conçue comme moyen de faireremonter rapidement l’information sur les transformations des goûts, surla qualité des produits, bref de mener ainsi une enquête qualitépermanente, sur l’installation à un coût de transaction le plus bas possibled’un réseau de capteurs d’information sur les stocks, sur la différenciationdes produits, sur la maintenance et l’après-vente.

La production juste à temps et à flux tendus implique en effet une liaisonsoutenue avec marché interne dynamique.

Le cinquième point est celui de l’intégration de la fonction personneldans la direction stratégique de l’entreprise ; ne pas penser produit sanspenser conjointement ressources humaines disponibles, ressources àformer, relations avec le personnel et dispositif d’implication.

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On ne saurait donc limiter le plan de carrière à l’encadrement supérieurmême si cet objectif est le premier auquel s’intéresse le management; enparticulier l’encadrement d’atelier (le niveau du contremaître) s’avère toutà fait décisif, tout comme la création d’un véritable espace de promotion-formation du personnel ouvrier et employé. Dans le cas marocain cettequestion soulève des problèmes complexes et passionnants de gestion dubilinguisme, une partie du personnel d’encadrement n’utilisant que lefrançais, tandis que le personnel ouvrier et employé vivant dans un mondepresque exclusivement arabophone. Cela veut dire que des projetsconséquents de formation professionnelle ont à faire face à une dépensesupplémentaire s’ils veulent ne pas rester confinés au seul encadrement.

En sixième lieu, il convient de développer une flexibilité deséquipements en cherchant la polyfonctionnalité des investissements (enparticulier dans les accords de partenariat, de partage de certainséquipements) ainsi que leur réversibilité. Le surdimensionnement deséquipements, leur sous-utilisation chronique et la spécification inutile desactifs qui favorise les comportements opportunistes des fournisseurs, dessous-traitants, comme des donneurs d’ordre ou des clients, outre le gâchisqu’il occasionne freine considérablement les effets d’entraînement et lacréation de filières cohérentes d’industries.

Mais naturellement ces efforts n’ont de sens que s’ils vont de pair avecune transformation du territoire où s’insère l’entreprise. Nous arrivons audeuxième volet complémentaire de cette recherche d’une amélioration dela compétitivité hors coût.

7. Recherche des externalités positives externes à l’entreprise

La compétitivité hors coût surgit de la qualité de la population et del’organisation des équipements et de l’administration de l’espace en amontet aval de la production. Il va de soi que la modernisation des entreprisesne se conçoit pas sans un effort symétrique du côté des pouvoirs publics.Nous ne soulèverons ici que quelques jalons pouvant servir de guide à l’actiondes pouvoirs publics.

Il faut favoriser la création des réseaux de coopération inter-entreprisesou améliorer ceux qui existent.

Nous avons insisté au début de notre intervention sur le rôle positif dutissu d’entreprises dans la compétitivité globale de l’économie marocaine.Les travaux sur les districts industriels en particulier dans le Nord-Est del’Italie ont souligné la forte capacité d’adaptation, d’autonomie et de réactivitéque possédaient de telles structures par rapport à la grand entreprise. Maisl’évolution récente de ces districts a montré clairement aussi qu’en matièrede diffusion de l’innovation, d’accès au crédit, de consolidation à long terme,le rôle des pouvoirs publics centraux ou des collectivités territoriales étaitdécisif. Cela est d’autant plus vrai que l’ébauche de district industriel quis’est créé autour de Casablanca repose assez largement sur un secteur informel

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étroitement lié à l’arrivée constante de nouveaux migrants ruraux entassésdans l’ancienne Médina. L’intervention de rénovation urbaine a desrépercussions directes sur les différents chaînons de la filière des cuirs etpeaux. Obéit à une telle logique la mise au point de structures de formationde réseaux, et d’agences de développement telles la création de pépinièresd’entreprises (12).

D’une façon plus générale, l’amélioration des transports, desinfrastructures de base, des moyens de communication et des instrumentsde formation paraît indispensable si l’on veut obtenir des effetsd’entraînement de l’investissement industriel ou commercial.

L’entreprise réseau repose, plus largement que l’entreprise traditionnelleou moderne classique, sur la mobilisation de la qualité de la main-d’oeuvre.Sans une réforme de la politique éducative et de formation, il ne faut pasattendre des gains de productivité globale de l’économie (13).

S’il est un point qui lui aussi suscite un consensus assez général pourqu’on n’y revienne pas ici, c’est la nécessité d’une réforme administrativeet d’une plus grande transparence des politiques publiques. Les économiesles plus développées et en apparence les plus libérales, comme l’économieaméricaine, placent au rang des facteurs indispensables de l’efficacitééconomique, une administration publique qui soutienne l’excellence desterritoires, ce qui signifie une grande intégration des actions publiques etdes opérations productives confiées à des agents privés, mais ce qui veutdire également un niveau élevé de prélèvement et de redistribution.

Un dernier point mérite ici mention. La forte concentration du potentielindustriel et financier dans la Région Centre de Casablanca durant ces vingtdernières années a permis un dynamisme particulier de la croissance, maisil a engendré des déséquilibres qu’ont révélés les “émeutes de la vie chère”de 1981. L’administration locale a semblé sérieusement en défaut puisquela restructuration administrative a transféré nombre de compétences à l’autoritépréfectorale (14). La question de doter Casablanca des équipements et dela gouvernance de la grande métropole du Maghreb est désormais à l’ordredu jour.

Certains, tels A. Kaouia (15), proposent une politique volontaristed’aménagement urbain et industriel dans la région de Casablanca, enparticulier une sélection accrue des branches et des implantationsélectronique, électromécanique, informatique chimie à concentrer dans cetterégion, tandis qu’ils recommandent une déconcentration pour lesindustries agro-alimentaire, textile, et les matériaux de construction afinde rééquilibrer l’espace national marocain et d’éviter une détérioration rapidede l’environnement en raison de la pollution. Il paraît toutefois difficiled’enrayer le phénomène de développement de ces petites industries largementlié à la force de l’exode rural, qui résulte elle-même d’un déclin rapide desbourgs ruraux et des villes moyennes. Sans doute convient-il de concentrerles investissements d’équipement et d’urbanisation indispensables pour faire

(12) Cf. A. Kaouia,(1996), p. 709-710.

(13) S. Bennaghmouch(1997).

(14) Réforme annoncéepar le Discours Royal du9/2/1987. Après lesévénements de Fès du14 décembre 1990, on aassisté au mêmephénomène en province.

(15) A. Kaouia (1996),p. 704.

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de Casablanca une métropole au sens plein de ce terme. C’est sur ce terrainque devrait s’ouvrir un partenariat avec l’Union européenne.

Un partenariat de développement avec l’Union européenne

Pour conclure, nous voudrions souligner l’ampleur de l’effort déjàaccompli mais aussi l’importance de ce qui reste à faire. En s’ouvrantrésolument et en exposant son tissu industriel encore fragile et son agriculturemoins concentrée et moins puissante que celle de l’Espagne ou de la Grèceà la concurrence internationale, le Maroc accepte de jouer le jeu. Il se priveégalement d’une partie des ressources fiscales dont il aurait fortement besoinpour financer les six points du programme que nous évoquions plus haut.Il paraît équitable qu’il puisse s’attendre de la part de l’Union européenneet des grands organismes internationaux comme la Banque Mondiale à uneaide particulièrement soutenue et conséquente. Il est clair qu’unprogramme de modernisation des entreprises et de l’administration réclameraun flux régulier d’investissements directs étrangers dans les secteursimportants du point de vue technologique. Une étude récente modélisantles conséquences des différents degrés d’intégration du Maroc à l’Unioneuropéenne (16) montre qu’un accroissement permanent des transfertsfinanciers de l’Union européenne sous la forme du financement de 10 %des dépenses productives publiques (investissement d’infrastructure,sécurité, justice, dépenses d’éducation et santé) serait susceptible d’entraînerun accroissement de la productivité globale des facteurs de 2,5 par an. Misi ce modèle, appuyé sur les théories de la croissance endogène, est trèsoptimiste, il donne une idée de l’importance d’un partenariat avec l’Unioneuropéenne et les gains de croissance que pourraient en tirer lesentreprises, compensant par là les pertes occasionnées par l’ouverture nondifférenciée de l’économie.

Il convient au demeurant d’ajouter deux directions à explorer qui seraientsusceptibles, non pas de se substituer à cette première mesure, mais à enamplifier les effets. Repenser l’articulation des services du secteur du tourismeavec l’industrie paraît une carte à jouer. Le Maroc a énormément investidans le tourisme mais ce secteur connaît une crise indubitable tenant auvieillissement des infrastructures, à un changement des attentes desconsommateurs. D’autre part, le Maroc connaît non seulement uneémigration interne intense mais également une forte émigration et des retourscontinuels de migrants depuis l’Union européenne. Jusqu’à présent lesMarocains à l’étranger ou de retour ont surtout été mobilisés sur le plan del’épargne et du dynamisme qu’ils impulsent dans la construction. Mais lamobilisation des ressources humaines qu’ils représentent en matière de main-d’œuvre ou de création de petites entreprises demeure largement à faire.

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(16) D. Cogneau,J.C. Dumont et P. Izzo,1996, p. 15-16.

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La compétitivité à l’avenir ? Quelques jalons pour l’entreprise marocaine

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