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LARCIER La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé Xavier T ATON Avocat Assistant à l’Université Libre de Bruxelles « Quelques personnes ont paru craindre qu’il ne fût facile d’abuser des cas d’urgence […]. Nous croyons que cette inquiétude n’est pas fondée et que […] la loi s’explique assez clairement, en n’attribuant à l’audience du référé que les cas d’urgence ; le discernement, la probité du président ou du juge délégué feront le reste. » Réal au Corps législatif 1 I. INTRODUCTION 1. Objet des présentes observations. Lors de sa conférence du 16 mars 2010, J.-Fr. van Drooghenbroeck a démontré que le juge des référés ne peut pas s’affranchir du droit et que la Cour de cassation doit exercer son contrôle habituel de légalité sur les décisions de référé. À l’issue de cette conférence et à la lecture de la contribution écrite figurant dans le présent ouvrage 2 , il m’a paru vain de vouloir commenter et, a fortiori, de prétendre compléter ce discours convaincant. À l’inverse, il m’a semblé utile d’accompagner cette démonstration de quelques observations sur la théorie de la balance des intérêts. En effet, à côté du contrôle réduit de la Cour de cassation, la balance des intérêts appa- raît comme une autre cause de la large marge d’appréciation qui est tradi- tionnellement reconnue au juge des référés. Les deux sujets sont donc liés 3 . 2. Les origines étrangères de la balance des intérêts. La théorie de la balance des intérêts est apparue dans la jurisprudence des juges belges de référé pendant les années 1960. À ma connaissance, c’est un arrêt de la Cour 1 Réal au Corps législatif, séance du 11 avril 1806, Locré, t. X, p. 202, cité par P. Rouard, Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1975, p. 695. 2 Voy. spéc. les n os  5 à 18 de la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Le juge des référés hors la loi ? ». 3 Voy. la description que D. Mougenot fait de la thèse favorable à l’application du droit par le juge des référés, qui « devrait alors dépasser la simple balance des intérêts en présence et se prononcer sur les droits des parties» (D. Mougenot, « Principes de droit judiciaire privé », Rép. not., t. XIII, l. 0, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 192, n o  206). Questions de droit judiciaire inspirées de l'«affaire Fortis» Larcier - © Groupe De Boeck s.a. [email protected] / Liedekerke Wolters Waelbroeck Kirkpatrick / strada1000

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LARCIER

La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé

Xavier tatonAvocat

Assistant à l’Université Libre de Bruxelles

« Quelques personnes ont paru craindre qu’il ne fût facile d’abuser des cas d’urgence […]. Nous croyons que cette

inquiétude n’est pas fondée et que […] la loi s’explique assez clairement, en n’attribuant à l’audience du référé que les cas

d’urgence ; le discernement, la probité du président ou du juge délégué feront le reste. »Réal au Corps législatif 1

I. InTRoducTIon

1. Objet des présentes observations. Lors de sa conférence du 16  mars 2010,  J.-Fr. van Drooghenbroeck a démontré que le juge des référés ne peut pas s’affranchir du droit et que la Cour de cassation doit exercer son contrôle habituel de légalité sur les décisions de référé. À l’issue de cette conférence et à la lecture de la contribution écrite figurant dans le présent ouvrage 2, il m’a paru vain de vouloir commenter et, a fortiori, de prétendre compléter ce discours convaincant.

À l’inverse, il m’a semblé utile d’accompagner cette démonstration de quelques observations sur la théorie de la balance des intérêts. En effet, à côté du contrôle réduit de la Cour de cassation, la balance des intérêts appa-raît comme une autre cause de la large marge d’appréciation qui est tradi-tionnellement reconnue au juge des référés. Les deux sujets sont donc liés 3.

2. Les origines étrangères de la balance des intérêts. La théorie de la balance des intérêts est apparue dans la jurisprudence des juges belges de référé pendant les années 1960. À ma connaissance, c’est un arrêt de la Cour

1 Réal au Corps législatif, séance du 11 avril 1806, Locré, t. X, p. 202, cité par P. Rouard, Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1975, p. 695.

2 Voy. spéc. les nos 5 à 18 de la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Le juge des référés hors la loi ? ».

3 Voy. la description que D. Mougenot fait de la thèse favorable à l’application du droit par le juge des référés, qui « devrait alors dépasser la simple balance des intérêts en présence et se prononcer sur les droits des parties… » (D. Mougenot, « Principes de droit judiciaire privé », Rép. not., t. XIII, l. 0, Bruxelles, Larcier, 2008, p. 192, no 206).

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d’appel de Liège du 30  mars 1966 qui a pour la première fois motivé sa décision sur la base d’une comparaison entre les positions respectives des parties (en l’occurrence les conséquences graves de la mesure sollicitée pour le défendeur vis-à-vis des faibles apparences de droit pour le demandeur) 4. Avant cette date, le concept de balance des intérêts n’apparaît ni dans la jurisprudence 5 ni dans la doctrine belges 6.

Cette notion de balance des intérêts s’est notamment développée sous l’influence de sources d’inspiration étrangères émanant tant de nos voisins du Nord que de ceux du Sud. Il s’agit, en particulier, d’un arrêt du Hoge Raad néerlandais du 8  février 1946 7 et d’une thèse de doctorat qui a été publiée par un auteur français, P. Jestaz, en 1968 8.

La théorie de la balance des intérêts a été rapidement reçue par la juris-prudence et la doctrine belges. Elle ne semble avoir fait l’objet d’aucune contestation à l’époque 9. Au début des années 1980, elle est ainsi consi-dérée comme un critère de l’intervention du juge belge des référés 10.

3. Une remise en cause récente de la balance des intérêts. Ce n’est que récemment que la balance des intérêts a été remise en question par certaines décisions 11 et par certains auteurs. Dans un article paru en 2004, J. Verlinden a ainsi soutenu que la balance des intérêts ne devrait pas être un critère d’appréciation de la demande en référé. Elle pourrait, tout au plus, inter-venir dans l’appréciation de la mesure provisoire à ordonner sur la base des apparences de droit du demandeur 12.

S’ils n’ont pas analysé la balance des intérêts en tant que telle, d’autres auteurs ont défendu la thèse selon laquelle le juge des référés peut non

4 Liège (réf.), 30 mars 1966, R.W., 1965-1966, col. 1761, et la note de L.P. Suetens, col. 1763 et s., spéc. note 1, qui réforme Civ. Hasselt (réf.), 16  septembre 1965,  R.W., 1965-1966, col.  1001. Voy. égal. dans le même litige : Bruxelles (réf.), 18  janvier 1966,  R.W., 1965-1966, col.  1685, qui réforme pour défaut d’urgence Civ. Turnhout (réf.), 16  septembre 1965, R.W., 1965-1966, col. 994, et la note de W. van Gerven, col. 997 et s.

5 Dans le même sens : D.  Lindemans, Kort geding, Anvers, Kluwer, 1985, pp.  84 et  85, no 118.

6 Voy. R.P.D.B., v° Référés, Bruxelles, Bruylant, 1940, spéc. pp. 124, 125, 139 et 140, nos 23 à 43 et 262 à 275 ; Pand. b., Bruxelles, Larcier, 1906, v° Référé (matière civile), spéc. col. 58 à 62 et 183 à 192, nos 7 à 30 et 722 à 774, et v° Référé (matière commerciale), spéc. col. 272 à 278, nos 41 à 66bis ; A. Moreau, De la juridiction des référés, Bruxelles, Bruylant, 1890, spéc. pp. 20 à 31, nos 21 à 34.

7 Hoge Raad, 8 février 1946, N.J., 1946, no 166. 8 Ph. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, Paris, L.G.D.J., 1968. 9 Voy. infra, no 16. 10 Voy. C.  Cambier, Droit judiciaire civil, t.  II, La compétence, Bruxelles, Larcier, 1981,

p. 338 ; I. Verougstraete, « Het kort geding. Recente trends », T.P.R., 1980, pp. 258 et s., spéc. p. 263, no 10.

11 Voy. Anvers (réf.), 25 avril 2007, I.R.D.I., 2007, p. 248 (seulement en matière d’infraction à un brevet).

12 J.  Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort geding », note sous Cass., 6 juin 2003, R.D.C., 2004, pp. 262 et s., spéc. pp. 266 et 267, nos 9 et 10.

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seulement examiner les droits des parties 13, mais doit en outre appliquer correctement les règles de droit et voir ses décisions soumises, en degré de cassation, au même contrôle de légalité que les jugements au fond 14. La contribution publiée par J.-Fr. van Drooghenbroeck dans cet ouvrage abonde dans le même sens.

4. Plan des présentes observations. Pour apprécier la portée de cette critique récente de la balance des intérêts, mes observations porteront sur les deux aspects suivants.

Premièrement, j’examinerai en quoi consiste la « théorie de la balance des intérêts ». Il apparaîtra que cette notion donne lieu à de multiples contro-verses sur son fondement juridique, ses conditions d’application et ses effets sur la décision de référé. Ce sont les « incertitudes actuelles » de la balance des intérêts (II).

Ensuite, j’adopterai une perspective historique, dont je crois pouvoir déduire la constatation suivante. La balance des intérêts n’est qu’un déve-loppement actuel d’une conception séculaire selon laquelle le juge des référés dispose d’une large marge d’appréciation en opportunité. Il y a une « tradition d’un référé en opportunité » (III).

La confrontation de ces deux constats donnera un autre éclairage à la remise en cause actuelle de la balance des intérêts. Comme pour la question du contrôle de la Cour de cassation 15, il ne s’agit pas seulement de savoir quelle solution peut se prévaloir des sources du droit les plus convaincantes. En réalité, la critique actuelle pose la question plus fondamentale du rôle du juge des référés dans la société d’aujourd’hui : « quel référé voulons-nous pour le XXIe siècle ? » (IV).

II. les InceRTITudes acTuelles

5. Quel est le fondement de la balance des intérêts ? Plusieurs thèses ont été avancées en guise de fondement de la balance des intérêts.

13 J. Van Compernolle, « L’application des garanties du procès équitable aux procédures tendant à l’obtention de mesures provisoires : une clarification de la jurisprudence euro-péenne », obs. sous C.E.D.H., Micallef c. Malte, arrêt du 15 octobre 2009, J.L.M.B., 2010, pp. 827 et s., spéc. p. 831, no 7c ; J. Englebert, « Le référé judiciaire : principes et questions de procédure », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau de Bruxelles, 2003, pp. 5 et s., spéc. pp. 28 à 50, nos 34 à 57.

14 J.  Englebert, « Quels accès pour quelle justice ? », in Les droits de l’homme et l’effica-cité de la justice, Bruxelles, Larcier, 2010, pp.  95 et  s., spéc. pp.  119 à  123, nos  25 à 29 ; H.  Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes)  : principes, conditions et caractéristiques », in Le tribunal de commerce : procédures particulières et recherche d’effi-cacité, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 2006, pp. 7 et s., spéc. pp. 20 et 21, no 22 ; J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Aspects actuels du référé-provision », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25, décembre 1998, pp. 5 et s., spéc. p. 19, no 16.

15 Voy. J. Englebert, « Quels accès pour quelle justice ? », op. cit., pp. 119 à 121, nos 25 et 27, et la contribution de J-Fr. van Drooghenbroeck, nos 10 et 11.

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Selon une première conception très répandue, la balance des intérêts est un critère d’appréciation de l’urgence 16. Cette analyse est issue de la thèse de 1968 de P. Jestaz, selon laquelle « il y a urgence lorsque la protection rapide du droit ou de l’intérêt menacé est utile et juste parce qu’elle ne s’effectue qu’aux dépens d’un intérêt ou d’un droit de valeur moindre » 17.

Une telle balance des intérêts n’a pas été reprise dans la définition de l’urgence qui a été retenue par la Cour de cassation, et selon laquelle il y a urgence « dès que la crainte d’un préjudice d’une certaine gravité, voire d’in-convénients sérieux, rend une décision immédiate souhaitable » et dès que « la procédure ordinaire serait impuissante à résoudre le différend en temps voulu » 18. Cependant, la balance des intérêts n’a pas davantage été rejetée par la Cour de cassation 19, qui a reconnu dans le même temps « au juge des

16 Bruxelles (réf.), 22 décembre 2006, R.D.J.P., 2007, p. 296 ; Liège (réf.), 14 janvier 2000 et 22 mai 2001, et Civ. Tournai (réf.), 25 octobre 2000, cités par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire – Référés (5) », J.L.M.B., 2005, pp. 140 et s., spéc. pp. 154 et 155 ; Liège (réf.), 31 août 1995, J.L.M.B., 1995, p. 1523, et la note de G. de L. ; Comm. Liège (réf.), 11 juillet 1991, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire (VI) – Référés (2) », J.L.M.B., 1992, pp. 508 et  s., spéc. p. 512 ; Comm. Bruxelles (réf.), 9 décembre 1982,  J.T., 1983, p. 399 ; W. Weckhuysen, « Kort geding en gemeen recht », in Kort Geding, Vlaamse Conferentie van de Balie te Antwerpen, Gand, Larcier, 2009, pp. 1 et s., spéc. p. 5, no 16 ; J. Laenens, K.  Broeckx, D. Scheers et P. Thiriar, Handboek gerechtelijk recht, 2e  éd., Anvers, Intersentia, 2008, p. 271, no 521 ; L. du Castillon, « Aspects actuels du référé en matière contractuelle », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25, décembre 1998, pp. 37 et s., spéc. p. 44, no 4 ; P. Marchal, « Les référés », Rép. not., t. XIII, l. VII, Bruxelles, Larcier, 1992, pp. 47 et 48, no 14 ; X. Dieux, « La formation, l’exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », note sous Civ. Liège (réf.), 2 février 1984, R.C.J.B., 1987, pp. 250 et s., spéc. pp. 258 et 259 ; G. Closset-Marchal, « Le référé aujourd’hui », Ann. dr. Liège, 1986, pp. 310 et  s., spéc. p. 312 ; J. Ronse,  J.-M. Nelissen Grade, K. Van Hulle, J. Lievens et H. Laga, « Overzicht van rechtspraak (1978-1985). Vennootschappen », T.P.R., 1986, pp. 859 et s., spéc. pp. 1013 et 1014, no 180 ; L.J. Duplat, « Tussenkomst van de voorzitter van de rechtbank van koophandel in handelszaken, meer in het bijzonder in kort geding », T.P.R., 1986, pp. 653 et s., spéc. p. 657, no 5 ; B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », Ann. Dr. Louvain, 1985, pp. 259 et s., spéc. pp. 271, 272, 274 à 276 ; D. Lindemans, Kort geding, op. cit., pp. 82 à 85, nos 116 à 118 ; J. Laenens, « Ger.W. Art.  584 », in Gerechtelijk recht. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Anvers, Kluwer, f. mob., 1984, p.  7, no  10 ; A.-M.  Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce », in L’évolution du droit judiciaire au travers des contentieux économique, social et familial. Approche compa-rative, Bruxelles, Bruylant, 1984, pp. 561 et s., spéc. pp. 566 à 569, nos 9 à 11 ; G. Rommel, « Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding. Tendenzen en pers-pektieven », J.T.T., 1982, pp. 65 et s., spéc. pp. 67 et 68, nos 18 à 20 ; I. Verougstraete, « Het kort geding. Recente trends », op. cit., p. 263, no 10.

17 P. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, op. cit., p. 244, no 286. 18 Cass., 13 septembre 1990, Pas., 1990, I, p. 41 ; Cass., 21 mai 1987, Pas., 1987, I, p. 1160 ;

R.W., 1987-1988, p. 1425. 19 Dans le même sens, voy. J.  Englebert, « Le référé judiciaire : principes et questions de

procédure », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau de Bruxelles, 2003, p. 13, no 12 (selon lequel aucune règle ne peut être valablement dégagée en matière d’ur-gence).

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référés un large pouvoir d’appréciation en fait [de l’urgence] et, dans une juste mesure, la plus grande liberté » 20.

Une deuxième analyse a lié la balance des intérêts et le caractère provi-soire des mesures pouvant être ordonnées en référé 21. Cette thèse semble trouver son origine dans l’arrêt du Hoge Raad néerlandais de 1946. Selon cet arrêt, le fait qu’une mesure ne soit réparable que par des dommages-intérêts ne s’oppose pas à ce qu’elle soit ordonnée en référé, si elle est justi-fiée par une appréciation équitable des intérêts des parties 22. En droit belge, les deux notions ont été liées d’une autre manière qu’en droit néerlandais. En effet, la notion du provisoire a été interprétée par la Cour de cassation comme impliquant de distinguer les mesures conservatoires pouvant être ordonnées en présence de droits apparents, et les mesures d’anticipation ne pouvant protéger que des droits non douteux 23. Dans ce cadre, il a été soutenu que la balance des intérêts ne s’applique qu’en cas de contestation sérieuse et de mesures conservatoires 24, et que la protection conservatoire pouvant être obtenue en référé est fonction de l’apparence plus ou moins importante de fondement des prétentions du demandeur 25.

Comme la distinction entre mesures conservatoires et mesures d’antici-pation me semble critiquable en tant que telle, elle ne me paraît pas pouvoir fonder le champ d’application de la balance des intérêts 26. Je renvoie sur cette question à la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck 27.

20 Cass., 13 septembre 1990, précité ; Cass., 21 mai 1987, précité.21 J. Petit, « Arbeidsgerechten en sociaal procesrecht », A.P.R., Gand, Story-Scientia, 1980,

p. 260, no 416.22 Hoge Raad, 8 février 1946, précité. 23 Voy. notamment : Cass., 25 novembre 1996, Pas., 1996, I, p. 1158 ; Cass., 13 mai 1991, Pas.,

1991, I, p. 797 ; Cass., 22 février 1991, Pas., 1991, I, p. 607 ; Cass., 29 septembre 1983, Pas., 1984, I, p. 84.

24 Mons (réf.), 16  décembre 2009,  J.L.M.B., 2010, p.  557 ; G.  Demez, « Aspects actuels du référé social », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol. 25, décembre 1998, pp.  63 et  s., spéc. p.  84, no  23 ; J. Van Compernolle, « Actualité du référé », Ann. Dr. Louvain, 1989, pp. 141 et s., spéc. pp. 150 et 151 ; G. de Leval et J. Van Compernolle, « L’évolution du référé : mutation ou renouveau ? », J.T., 1985, pp. 517 et s., spéc. pp.  520 et  521. Contra : A. Tallon, « Commercieel kort geding », in Kort geding, Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 39 et s., spéc. p. 43, selon lequel la question de la balance des intérêts se pose particulièrement en présence de mesures d’anticipation.

25 Bruxelles (réf.), 3  janvier 1985, Rev. prat. soc., 1985, no 6332, p. 109 ; L. du Castillon, « Les pouvoirs, au provisoire, du juge des référés : déraison de la mesure ou mesure de la raison ? », in Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 31 et s., spéc. pp. 36 à 40, nos 6 et 7.

26 H.  Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes)  : principes, conditions et caractéristiques », op. cit., pp. 18 et 19, no 20 ; J. Englebert, « Le référé judiciaire : prin-cipes et questions de procédure », op. cit., pp. 28 à 50, nos 34 à 57.

27 Voy. spéc. les nos 8, 9 et 40 de la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck.

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La balance des intérêts a également été justifiée sur la base de l’autonomie dont la procédure en référé bénéficie vis-à-vis de la procédure ordinaire 28, et selon laquelle la procédure de référé répond à une autre finalité qui lui est spécifique 29. Selon cette thèse, le juge des référés est amené à prendre des mesures de police civile urgentes 30 pour organiser des « situations équi-tables » pendant la période qui s’écoule entre la naissance des contestations et leur solution amiable ou juridictionnelle 31. Le juge des référés est ainsi considéré comme une sorte de sage (« dorpsoudste ») qui exerce une activité quasi juridictionnelle 32 et qui n’est pas tenu d’appliquer les règles de droit 33.

Certains auteurs ont vu la consécration de cette thèse dans un arrêt de la Cour de cassation du 4 février 2000 34. Ils en ont déduit qu’une demande en référé « à l’état pur » ne devrait s’apprécier que selon les trois critères de l’urgence, de la balance des intérêts et de la menace de préjudice 35. Il s’agit cependant d’une interprétation inexacte de cet arrêt. En effet, celui-ci a rejeté un moyen pris du défaut de réponse aux conclusions du défendeur en référé. Or, l’obligation de motivation, consacrée par l’article  149 de la Constitution, est une obligation de forme 36 qui reste étrangère à la perti-

28 F.  Swennen et T. Toremans, « Kort geding en personen- en familierecht », in Kort geding, Bruxelles, Larcier, 2009, pp.  83 et  s., spéc. p.  89, no  18 ; H. Braeckmans, « Het kort geding in vennootschapszaken », ibid., pp. 173 et s., spéc. p. 180, no 12 ; M. Storme et P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perspectieven », in Procederen in nieuw België en komend Europa, Anvers, Kluwer, 1991, pp. 3 et s., spéc. pp. 10, 49 et 69, nos 6, 45 et 63.

29 Voy. P. Lemmens, « De aanstelling van een sekwester in kort geding », note sous Comm. Bruxelles (réf.), 8 décembre 1981, R.W., 1982-1983, col. 1146 et s., spéc. col. 1148, no 3 ; G. Horsmans, « Le rôle du juge dans la vie  des sociétés », in Les sociétés commerciales, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 1985, pp. 389 et s., spéc. p. 415, no 16, qui cite ensuite des décisions de jurisprudence appliquant la balance des intérêts tant sur la base de la notion d’urgence que sur le fondement du provisoire (ibid., pp. 416 à 418 et 420 à 422, nos 17 et 19).

30 Comm. Liège (réf.), 29 décembre 1982, J.L., 1983, p. 123, et les obs. A. Fettweis, p. 131. 31 Civ. Liège (réf.), 2  février 1984,  R.C.J.B., 1987, p.  245, et la note critique précitée de

X. Dieux, spéc. p. 266 ; Civ. Liège (réf.), 11 janvier 1979, J.L., 1978-1979, p. 283. 32 J. Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen », in

Actuele problemen van het arbeidsrecht 3, Anvers, Kluwer, 1990, pp. 291 et s., spéc. p. 308, no 945 ; K. Broeckx, « Huidige ontwikkelingen van het kort geding (Verslag colloquium gehouden te Gent op 17 maart 1989 naar aanleiding van de viering 25 jaar T.P.R.) », R.W., 1988-1989, pp.  1206 et  s., spéc. p.  1207 ; S. Raes, « Vijfentwintigjarig bestaan van het Tijdschrift voor Privaatrecht »,  R.W., 1988-1989, p.  1205, spéc. no  2 ; E. Leboucq et W.  Van Eeckhoutte, « Het sociaalrechtelijk kort geding »,  R.W., 1982-1983, col.  1089 et s., spéc. col. 1096.

33 M.  Storme, « Arbeidsrecht en gerechtelijk recht verstaan zij zich met elkaar ? »,  T.P.R., 1999, pp. 61 et s., spéc. p. 68.

34 Cass., 4 février 2000, Bull., no 92. 35 M. Storme, « Kort geding omdat het moet », note sous Cass., 4 février 2000, R.W., 2000-

2001, pp. 814 et 815. Voy. égal.  : Liège (réf.), 28 mai 1991,  J.L.M.B., 1991, p. 885 ; B.D., note sous Cass., 4 février 2000, R.D.C., 2000, p. 186, selon lequel « le fumus boni juris vient ensuite, mais n’est pas aussi crucial ».

36 Cass., 6 décembre 1999, Bull., no 662.

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nence ou à l’exhaustivité de la réponse 37. Du rejet du moyen de cassation, il ne peut donc pas être déduit que la motivation de l’arrêt attaqué justifierait légalement le prononcé d’une mesure en référé 38.

Un auteur semble lier la balance des intérêts et la théorie générale de l’abus de droit 39. Cet auteur ne tire cependant pas les conséquences de cette position, notamment en termes de conditions d’application de la balance des intérêts.

Dans certaines matières, la balance des intérêts est enfin approuvée sur la base de considérations de droit matériel. En droit des sociétés, elle est ainsi liée à la règle selon laquelle le juge des référés doit éviter de s’immiscer inutilement dans le fonctionnement des organes sociaux 40. À l’égard des décisions d’autorités administratives, la balance des intérêts doit garantir l’équilibre entre l’intérêt particulier immédiat et la continuité indispensable du service public dans l’intérêt général 41. Ces considérations ne justifient cependant pas que la balance des intérêts soit un critère transversal appli-cable à toutes les procédures en référé.

Le fondement de la balance des intérêts reste donc incertain. Parmi les différents fondements proposés, l’urgence me paraît le plus convaincant. Il s’agit, en effet, d’une notion qui est légalement consacrée et dont il est admis qu’elle laisse une large marge d’appréciation au juge des référés 42. Il ne peut toutefois en être déduit aucune conséquence quant à la position de la balance des intérêts au sein du raisonnement du juge des référés. En effet, pour autant que l’urgence soit invoquée dans la citation, son appréciation relève du fondement de la demande en référé 43. Que la balance des intérêts

37 Cass., 17 octobre 2001, R.G. no P.01.1021.F ; Cass., 16 mai 2001, R.G. no P.01.0305.F ; Cass., 7 février 2001, R.G. no P.00.1532.F ; Cass., 10 février 1999, Bull., no 76 ; B. Maes, De moti-veringsverplichting van de rechter, Anvers, Kluwer, 1990, p.  5, no  4 ; F. Dumon, « De la motivation des jugements et arrêts et de la foi due aux actes », J.T., 1968, pp. 465 et s., spéc. p. 466, no 5.

38 J.  Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort geding », op.  cit., p. 264, no 5 ; R. Soetaert, « Un arrêt de cassation est-il lisible ? »,  J.T., 1980, pp. 365 et s., spéc. p. 370. Comp. la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 41, qui lit dans cet arrêt une appréciation implicite de la pertinence des motifs de l’arrêt attaqué.

39 E.  Krings, « Het kort geding naar Belgisch recht »,  T.P.R., 1991, pp.  1059 et  s., spéc. p. 1067, no 19.

40 J.  Van Ryn et P.  Van Ommeslaghe, « Examen de jurisprudence (1972 à 1978). Les sociétés commerciales (suite) », R.C.J.B., 1981, pp. 361 et s., spéc. pp. 395, 396 et 405, nos 68 et 73.

41 Bruxelles (réf.), 17 septembre 1981, J.T., 1982, p. 412, et obs. P. Quertainmont, pp. 413 et s. ; G. Rommel, « De feitelijkheid in het kort geding tegen de overheid », T.P.R., 1983, pp. 1111 et  s., spéc. pp. 1133 et 1134, no 32 ; J. Delva, « Het rechtsreeks bestrijden van overheidsdaden vóór de burgerlijke rechter »,  T.P.R., 1967, pp.  383 et  s., spéc. p.  427, no 67. Voy. égal. : D. Lindemans, « Het kort geding tegen de overheid », R.W., 1983-1984, col. 209 et s., spéc. col. 218 et 219, no 18.

42 L’urgence « offre une incontestable souplesse » (P. Lecocq, « Actions possessoires et référé : étude comparative en droit positif », in Les procédures en référé, Liège, Formation permanente C.U.P., vol.  25, décembre 1998, pp.  163 et  s., spéc. p.  178, no  19). Dans le même sens, la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 46.

43 Cass., 11 mai 1990 (deux arrêts), Pas., 1990, I, pp. 1045 et 1050.

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participe de l’appréciation de l’urgence n’implique donc pas qu’elle devrait faire l’objet d’une appréciation préalable à l’examen des droits des parties 44.

6. En quoi consistent les « intérêts » à comparer ? Dès l’apparition de la théorie de la balance des intérêts, plusieurs objets possibles de comparaison ont été identifiés.

Le juge des référés peut comparer les préjudices qui seraient respective-ment subis par les parties en présence et en l’absence de la mesure provi-soire 45. Parmi les préjudices potentiels liés à l’octroi de la mesure demandée figure notamment l’éventuelle irréversibilité de cette mesure en cas de juge-ment contraire au fond 46.

Dans la balance des intérêts en présence, le juge peut également apprécier les prétentions respectives des parties 47. Certains auteurs ont proposé une hiérarchie entre ces deux premiers objets de comparaison, en soutenant que les droits respectifs des parties devraient être comparés par priorité vis-à-vis des risques de préjudices respectifs 48.

La question s’est également posée de savoir si le juge des référés peut apprécier des intérêts non protégés par des règles de droit objectif, comme des intérêts socio-économiques non constitutifs de droits subjectifs. En matière de conflits collectifs du travail, il a été soutenu que le juge des référés pourrait statuer sur les revendications de tels intérêts non juridiques, en procédant à une balance des intérêts en présence, et à un contrôle marginal du respect du principe de proportionnalité 49.

Si l’urgence est retenue comme fondement de la balance des intérêts, je n’aperçois pas à quel titre l’ensemble des intérêts à comparer pourrait être limité. Tous les intérêts peuvent être pris en considération.

Cela ne signifie pas, pour autant, qu’après avoir librement reconnu l’ur-gence, le juge des référés pourrait statuer sur le fondement des mesures

44 S.  Beernaert, « Algemene principes van het civiele kort geding »,  R.W., 2001-2002, pp. 1341 et s., spéc. pp. 1344 et 1345, no 15 ; P. Marchal, « Les référés », op. cit., pp. 47 et 48, no 14.

45 Bruxelles (réf.), 22 décembre 2006, R.D.J.P., 2007, p. 296 ; Liège (réf.), 29 juin 1990, Rev. prat. soc., 1990, no 6554, p. 281 ; Bruxelles (réf.), 31 août 1983, Rev. prat. soc., 1983, no 6245, p. 294 ; Comm. Bruxelles (réf.), 27 novembre 1994, J.T., 1984, p. 721.

46 Civ. Liège (réf.), 6  novembre 2003, cité par J.  Englebert, « Inédits de droit judiciaire – Référés (5) », op.  cit., p.  155 ; G. Suetens-Bourgeois, « De provisie in kort geding, rechtsvergelijkend », note sous Bruxelles (réf.), 5 février 1987, R.G.D.C., 1988, pp. 232 et s., spéc. pp. 238 à 240, nos 14 et 15 (au sujet du droit néerlandais que l’auteur estime compa-rable au droit belge).

47 Comm. Bruxelles (réf.), 8 décembre 1981, R.W., 1982-1983, col. 1139, et la note précitée de P. Lemmens, spéc. col. 1149, no 5 ; J. Van Compernolle, « Actualité du référé », op. cit., pp. 150 et 151 ; B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., pp. 274 et 275.

48 D.  Lindemans, Kort geding, op.  cit., p.  83, no  117 ; P. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, op. cit., p. 240, no 279. Voy. égal. infra, no 8.

49 J.  Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen », op. cit., pp. 308 et 309, nos 943 à 947.

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demandées, en se basant sur des intérêts non juridiques et pas sur des règles de droit 50.

7. Quels sont les titulaires des intérêts à comparer ? En lien avec cette question des objets de comparaison, une discussion s’est développée sur le point de savoir à qui devaient appartenir les intérêts à apprécier.

De nombreux auteurs se sont prononcés en faveur d’une thèse extensive, selon laquelle la balance des intérêts ne se limiterait pas aux seuls intérêts des parties, mais pourrait aussi prendre en considération les intérêts de tiers, comme ceux de l’entreprise 51, des clients 52, des travailleurs 53, des créan-ciers 54 et des actionnaires, et même l’intérêt général 55.

Cette affirmation a été nuancée à deux niveaux, en fonction de la branche du droit applicable et des intérêts des parties. En matière contractuelle, il a ainsi été prétendu que le principe de l’autonomie de la volonté s’oppose à ce que le juge des référés prenne en compte des intérêts tiers, sauf en cas d’application de principes correcteurs reconnus en droit positif, tels que la nullité pour contrariété à l’ordre public, la théorie de l’abus de droit ou une disposition légale consacrant une règle d’intérêt général 56. Il a également été soutenu que le juge des référés ne pourrait apprécier des intérêts tiers que lorsque ceux-ci correspondent aux intérêts de l’une des parties en litige 57.

À nouveau, si la balance des intérêts est un critère d’appréciation de l’ur-gence, il convient de ne pas confondre cette question avec celle des règles de droit applicables. Si tous les intérêts pourraient être pris en compte pour déterminer l’urgence de la mesure demandée, seules les règles de droit applicables à la relation entre les parties détermineraient l’examen des droits respectifs des parties.

50 Voy. infra, nos 7, 9 et 18. 51 Bruxelles (réf.), 3 janvier 1985, J.T., 1985, p. 73 ; Comm. Liège (réf.), 31 mars 2006, R.D.C.,

2006, p. 1044 ; Comm. Mons (réf.), 10 juillet 1979, Rev. prat. soc., 1979, no 6034, p. 254. 52 Liège (réf.), 12 novembre 1986, J.L., 1986, p. 705. 53 Gand (réf.), 3 février 1994, Chron. D.S., 1994, p. 115. 54 Comm. Malines (réf.), 3 avril 1981, R.W., 1981-1982, col. 1572. 55 Bruxelles (réf.), 6 octobre 1983, J.T., 1984, p. 134, et obs. L. Van Bunnen, pp. 136 et s. ;

S. Raes, « Het kort geding in vennootschapszaken »,  T.R.V., 1988, pp.  327 et  s., spéc. p.  333, no  16 ; B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’intervention du Président du tribunal de commerce », op.  cit., pp.  275 et  276 ; A.-M.  Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce », op.  cit., pp.  568 et  570, nos  10 et 11 ; J. Van Compernolle, « Le rôle et la mission du juge dans le contentieux économique et social : Crise ou transformation de la fonction judiciaire ? », Rev. prat. soc., 1978, pp. 1 et s., spéc. p. 27.

56 Civ. Namur (réf.), 11 décembre 1992, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire (VII) – Référés (3) », J.L.M.B., 1993, pp. 1118 et s., spéc. p. 1130 ; X. Dieux, « La formation, l’exécution et la dissolution des contrats devant le juge des référés », op. cit., pp. 267 à 269 ; X. Dieux, « Le contrat : objet et instrument de dirigisme ? », in Les obligations contrac-tuelles, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 1984, pp. 253 et s., spéc. p. 325, no 21.

57 J.  Laenens, « De rechter in kort geding : laatste bolwerk inzake collectieve geschillen », op.  cit., p.  309, no  947 ; D. Lindemans, « Economische en andere belangen van derden in kort geding », in L’entreprise économique sous « tutelle » judiciaire ?  / De onderneming onder gerechtelijk « voogdij » ?, Bruxelles, Creadif, 1989, pp. 107 et s., spéc. p. 116, no 22.

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8. Y a-t-il des critères objectifs pour comparer les intérêts en cause ? Quel que soit le fondement assigné à la balance des intérêts, la doctrine s’accorde pour considérer qu’il s’agit d’une appréciation souveraine du juge des référés 58. La balance des intérêts aboutit à une décision discrétionnaire en opportunité 59. Cette décision n’est pas pour autant arbitraire, car elle doit être motivée par le juge des référés 60 et que le juge ne peut pas déduire de ses constatations souveraines en fait des conséquences qui ne peuvent pas y correspondre 61.

Certains auteurs avancent néanmoins des critères d’appréciation de la balance des intérêts. Les thèses en présence se distinguent selon qu’elles accordent la prééminence aux menaces de préjudices, à la valeur des droits allégués, aux apparences de fondement de ces droits, voire qu’elles placent tous ces critères sur un pied d’égalité.

Parmi les thèses se focalisant sur les menaces de préjudices, C. Cambier affirme que ce qui profite à une partie « ne pourra nuire, sans nécessité, à l’autre » 62. Dans le même sens, A.-M. Stranart considère que le demandeur justifie, en toute hypothèse, l’urgence « chaque fois que le retard menace un intérêt légitime, sans aucune chance de gain corrélatif appréciable pour l’autre partie » 63.

Se fondant sur la thèse de P. Jestaz 64, G. Rommel a défendu la méthode d’analyse suivante, dans laquelle la valeur des droits allégués apparaît comme critère déterminant. Le juge des référés doit apprécier la balance entre les droits et les intérêts opposés, en fonction de leur valeur hiérarchique. Le droit d’une partie aura un poids d’autant plus important qu’il est fermement établi en droit positif, qu’il est inspiré par l’intérêt général et qu’il est lié aux fondements de notre civilisation. Si les droits et intérêts opposés sont de valeur égale, leur hiérarchie sera déterminée par les dommages qui seraient respectivement subis par l’une ou l’autre des parties selon que les mesures

58 I. Verougstraete, « Het kort geding : recente trends », op. cit., pp. 260 et 261, nos 6 et 7. 59 Mons (réf.), 2  février 1989, Pas., 1989, II, p.  189 ; D.  Lindemans, Kort geding, op.  cit.,

p.  84, no  118 ; J. Laenens, « Ger.W. Art.  584 », in Gerechtelijk recht. Artikelsgewijze commentaar met overzicht van rechtspraak en rechtsleer, Anvers, Kluwer, f. mob., 1984, p. 7, no 10 ; A.-M. Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce », op. cit., p. 569, no 11.

60 B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’in-tervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., p. 275.

61 En ce sens au sujet de la notion d’urgence : M. Regout, « Le contrôle de la Cour de cassa-tion sur les décisions de référé », in Le référé judiciaire, éd. Conférence du Jeune barreau de Bruxelles, 2003, pp. 123 et s., spéc. p. 125, no 3 ; J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, « Examen de jurisprudence (1985 à 1998). Droit judiciaire privé (suite) », op. cit., pp. 59 et s., spéc. p. 154, no 357 ; X. Dieux, « La formation, l’exécution et la disso-lution des contrats devant le juge des référés », op. cit., p. 259. Voy. égal. infra, no 12.

62 C. Cambier, Droit judiciaire civil, t. II, La compétence, Bruxelles, Larcier, 1981, p. 338.63 A.-M. Stranart, « Les référés commerciaux et le rôle préventif du tribunal de commerce »,

op. cit., p. 566, no 9. 64 P. Jestaz, L’urgence et les principes classiques du droit civil, op. cit., pp. 235 à 238, nos 275

et 276.

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provisoires seraient ordonnées ou non 65. Malgré cette méthode d’analyse, l’auteur reconnaît que le juge des référés dispose d’une large marge d’appré-ciation en opportunité 66.

Plutôt que de comparer la valeur hiérarchique des droits allégués, il a aussi été soutenu que le juge des référés devrait comparer la force respec-tive des prétentions des parties, en accordant une protection d’autant plus importante que les droits sont démontrés 67.

Enfin, d’autres auteurs proposent plutôt d’appliquer « la règle de la proportionnalité » tant vis-à-vis des menaces de préjudices que des appa-rences de droit. Selon cette thèse, le juge des référés apprécie l’opportunité de la mesure demandée au regard des apparences de droit du demandeur et de la gravité des conséquences de cette mesure pour celui qui la subit 68. La comparaison repose donc sur l’importance économique 69 ou le poids moral 70 des intérêts en présence, ainsi que sur une première appréciation du fond du litige 71.

Quels que soient les mérites de ces tentatives de systématisation, elles ne me semblent pas modifier le fait que la balance des intérêts conduit à une décision discrétionnaire en opportunité.

9. Quel est l’effet d’une balance des intérêts défavorable ? La théorie de la balance des intérêts est-elle seulement un moyen de défense tendant au rejet de la demande en référé ou permet-elle également au demandeur de justifier sa demande de condamnation ?

La thèse majoritaire considère la balance des intérêts comme une condi-tion du référé, en ce sens qu’une balance des intérêts défavorable au deman-deur entraîne le rejet de sa demande en référé, ou à tout le moins, le rejet de tout ou partie des mesures provisoires qu’il a sollicitées 72. Dans d’autres cas,

65 G.  Rommel, « Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding. Tendenzen en perspektieven », op. cit., p. 68, nos 19 et 20.

66 Ibid., p. 69, no 24. 67 B. Feron et M. Scholasse, « Actualités du référé commercial à travers les conditions d’in-

tervention du Président du tribunal de commerce », op. cit., p. 275. 68 G. de Leval, « Le référé en droit judiciaire privé », Act. dr., 1992, pp.  855 et  s., spéc.

pp. 879-880, no 38. 69 Voy. Civ. Bruxelles (réf.), 6 février 1995, R.G.D.C., 1996, p. 74. 70 Voy. Liège (réf.), 21  septembre 1993,  R.R.D., 1993, p.  474, et note D.  Paulet, « De

nouvelles dispositions transitoires au secours des dispositions transitoires du décret du 27 octobre 1988 sur les carrières », pp. 477 et s. ; Civ. Liège (réf.), 25 octobre 1995, Rev. not. b., 1998, p. 53 ; Civ. Namur (réf.), 9 février 1993, cité par J. Englebert, « Inédits de droit judiciaire (VII) – Référés (3) », op. cit., p. 1130.

71 Comm. Bruxelles (réf.), 22 septembre 1987, cité par P. Henry, « Inédits de droit judiciaire (IV) – Référés », J.L.M.B., 1989, pp. 1330 et s., spéc. pp. 1340 et 1341 ; L. du Castillon, « Les pouvoirs, au provisoire, du juge des référés : déraison de la mesure ou mesure de la raison ? », op. cit., pp. 36 et 37, no 6.

72 Bruxelles (réf.), 31  août 1983, Rev. prat. soc., 1983, no  6245, p.  294 ; Civ. Liège (réf.), 14 novembre 1984, J.L., 1985, p. 191 ; Comm. Bruxelles (réf.), 31 décembre 1976, R.D.C., 1977, p. 645 ; J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, « Examen de jurisprudence (1985 à 1998). Droit judiciaire privé (suite) », op.  cit., p.  161, no  363 ; G. Rommel, « De feitelijkheid in het kort geding tegen de overheid », op. cit., p. 1134, no 32.

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le juge des référés a limité la durée des mesures demandées 73, les a assor-ties de conditions 74, ou leur a substitué d’autres mesures aux effets moins irréversibles 75. Il a ainsi été soutenu qu’en raison de la balance des intérêts, l’obtention d’une mesure en référé impose une plus grande force de convic-tion que dans le cadre de la procédure ordinaire 76.

Dans cette thèse, une balance des intérêts défavorable au défendeur en référé ne suffit pas à justifier le prononcé d’une mesure provisoire 77. La balance des intérêts ne peut servir que de moyen de défense.

Cette analyse doit être retenue si la balance des intérêts trouve son fonde-ment dans la condition d’urgence 78, dans la notion du provisoire ou dans la théorie de l’abus de droit.

Selon une autre conception, minoritaire, une balance des intérêts défavo-rable peut, le cas échéant, causer grief tant au demandeur qu’au défendeur, en ce sens qu’elle peut, selon les circonstances, servir de justification au rejet ou à l’accueil de la demande en référé 79. Dans cette thèse fondée sur l’auto-nomie du référé, la « pesée des intérêts » et l’urgence sont les seuls critères déterminant s’il y a lieu d’ordonner une mesure provisoire 80.

10. Qui peut invoquer la balance des intérêts ? Il n’est pas douteux que les parties peuvent faire valoir, en termes de conclusions et de plaidoiries, leurs moyens et leurs arguments au sujet de la balance des intérêts.

Il n’est pas davantage contesté que le juge des référés peut soulever d’office la question de la balance des intérêts 81. Dans ce cas, le juge doit cependant ordonner la réouverture des débats, ou à tout le moins leur mise en conti-

73 Bruxelles (réf.), 21 juin 1988, J.T., 1988, p. 689 ; Bruxelles (réf.), 3 janvier 1985, Rev. prat. soc., 1985, no 6332, p. 109.

74 Comm. Bruxelles (réf.), 17 septembre 1985, R.W., 1985-1986, col. 2581. 75 Comm. Hasselt (réf.), 11  décembre 2001,  T.R.V., 2003, p.  428 et note A.  Maurau,

« Onenigheid binnen de vennootschap : de opschorting van een besluit tot ontslag van een bestuurder en de voorlopig bewindvoerder versus de deskundige » ; Comm. Bruxelles (réf.), 14 août 1975, J.T., 1975, p. 662. Sur les réserves que cette jurisprudence appelle au regard du principe dispositif, voy. infra, no 10.

76 M. Storme et P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perpectieven », op. cit., p.  69, no  63. À l’appui de cette constatation, voy. Bruxelles (réf.), 30  avril 2009,  R.D.C., 2010, p. 525 ; Bruxelles (réf.), 3 novembre 2008, I.R.D.I., 2009, p. 345.

77 D. Lindemans, « Economische en andere belangen van derden in kort geding », op. cit., p. 116, no 22.

78 À l’appui d’un tel raisonnement, voy. Civ. Bruxelles (réf.), 9 octobre 2007, I.R.D.I., 2008, p. 44 ; Civ. Bruxelles (réf.), 6 février 1995, R.G.D.C., 1996, p. 74.

79 B.D., note sous Cass., 4 février 2000, R.D.C., 2000, p. 186. 80 M. Storme, « Kort geding omdat het moet », op. cit., pp. 814 et 815 ; H.R., « Le juge des

référés : en toute liberté ? », note sous Cass., 4 juin 1993, R.D.C., 1993, p. 931, no 1. En ce sens, voy. C. trav. Liège (réf.), 8 juin 1998, J.T.T., 1998, p. 357.

81 En ce sens au sujet du caractère d’ordre public de la condition d’urgence : M. Regout, « Le contrôle de la Cour de cassation sur les décisions de référé », op. cit., p. 124, no 2 ; J. Van Compernolle et G. Closset-Marchal, « Examen de jurisprudence (1985 à 1998). Droit judiciaire privé (suite) », op. cit., p. 152, no 354.

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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé 167

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nuation à bref délai 82, pour éviter de méconnaître le principe du contradic-toire 83. Tout au plus pourrait-il être admis que dans certaines circonstances, l’incidence de la balance des intérêts est tellement prévisible pour les parties, que cette question est déjà incluse dans le débat et que le principe du contra-dictoire n’impose ni réouverture des débats ni mise en continuation 84.

La question s’est posée de savoir si le principe dispositif s’oppose à ce que le juge des référés substitue aux mesures demandées, d’autres mesures qui auraient une nature différente mais qui seraient plus conformes à son appréciation de la balance des intérêts.

Il n’est pas contesté que l’article 1138, 2°, du Code judiciaire interdit au juge des référés d’ordonner des mesures d’une intensité plus importante que celles qui avaient été sollicitées par le demandeur. Par une telle décision, le juge des référés statuerait ultra petita.

À l’inverse, il a été soutenu que le principe dispositif ne s’opposerait pas à ce que le juge des référés ordonne d’autres mesures que celles qui ont été demandées, pour autant qu’elles aient des effets plus limités sur le défen-deur 85. Ces auteurs justifient cette analyse en considérant soit qu’en substi-tuant une mesure aux effets plus limités, le juge statuerait infra petita 86, soit qu’en matière de mesures conservatoires fondées sur des droits apparents, le juge des référés s’émanciperait de la fonction juridictionnelle classique

82 Sur la possibilité pour le juge de substituer une mise en continuation à une réouverture des débats, voy. notamment : Cass., 22 décembre 1986, Pas., 1987, I, p. 500 ; Cass., 6 septembre 1979, Pas., 1980, I, p. 13 ; X. Taton, « L’office du juge et la nullité en droit de la concur-rence », note sous Bruxelles, 10  octobre 2008,  R.D.C., 2009, pp.  492 et  s., spéc. pp.  493 et 494, no 4 ; J.-Fr. van Drooghenbroeck, « Le nouveau droit judiciaire, en principes », in Le droit judiciaire en effervescence, Bruxelles, Éd. du Jeune barreau, 2007, pp. 325 et s., spéc. p. 428, no 94 ; X. Malengreau, « À propos de usages dans les tribunaux. Quelques réflexions sur le rôle du juge à l’audience civile », J.T., 2000, pp. 673 et s. Voy. égal. J. Van Compernolle, « L’application des garanties du procès équitable aux procédures tendant à l’obtention de mesures provisoires : une clarification de la jurisprudence européenne », op. cit., p. 833, no 7f, et la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 30, qui rédui-sent la mise en continuation à la simple interpellation des plaideurs à la barre.

83 G. de Leval, « L’examen du fond des affaires par le juge des référés », J.T., 1982, p. 422, no 12. Comp. Civ. Verviers (réf.), 8  juillet 1983,  J.L., 1983, p. 567, et obs. G. de Leval, p. 569.

84 L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’instance en référé », in Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 95 et s., spéc. p. 106, no 21 ; G. de L., note 2 sous Liège (réf.), 31 août 1995, J.L.M.B., 1995, p. 1524.

85 L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’instance en référé », op. cit., p. 98, no 10 ; P. Taelman, « Het kort geding. Ontwikkeling van de urgentievoorwaarde en het vereiste bij voorraad uitspraak te doen in de jaren ’90 alsook enkele procedureaspecten », R.D.J.P., 1997, pp. 257 et s., spéc. p. 268, no 19.

86 P. Taelman, op. cit., p. 268, no 19 ; S. Velu, « Le juge des référés et la liberté d’expression », in Présences du droit public et des droits de l’homme. Mélanges offerts à J. Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, t. 3, pp. 1757 et s., spéc. pp. 1789 et 1790, no 43 ; G. de Leval, « L’examen du fond des affaires par le juge des référés », op. cit., spéc. p. 422, no 12, note 30.

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168 Questions de droit judiciaire inspirées de l’« affaire Fortis »

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et échapperait ainsi dans une certaine mesure à l’application du principe dispositif, sauf accord formel et exprès des parties 87.

Ces justifications ne me paraissent pas convaincantes. En effet, il me semble difficile de quantifier des injonctions différentes de faire ou de ne pas faire, et par voie de conséquence, de déterminer si la mesure ordonnée procède ou non de la réduction de la mesure demandée. Il faut donc considérer qu’en prononçant une mesure différente que celle qui lui était demandée, le juge des référés modifie l’objet de la demande 88. Pour le surplus, outre les critiques qui ont été rappelées ci-dessus au sujet de la distinction entre mesures conservatoires et mesures d’anticipation 89, il ne me semble pas compatible avec la nature de principe général du droit du principe dispositif 90, de considérer que le juge des référés y serait soumis ou non, selon le type de mesures qu’il déciderait d’ordonner et selon les motifs qu’il avancerait à l’appui de sa décision.

À mon avis, le juge des référés ne statue infra petita que lorsqu’il réduit le montant d’une provision demandée ou qu’il limite la mesure demandée dans le temps. Au contraire, il méconnaît le principe dispositif lorsqu’il modifie l’objet de la mesure demandée 91.

11. Quelle partie supporte le risque d’équivalence des intérêts ? Le risque d’équivalence des intérêts est une question qui n’a presque jamais été abordée au sein de la doctrine. Le juge des référés pourrait cependant être confronté à une contestation sérieuse des droits en présence, à des intérêts de valeur équivalente et à des risques de préjudices symétriques. Dans cette hypothèse, devrait-il statuer en faveur du demandeur ou du défendeur ?

S.  Raes a émis l’opinion selon laquelle le demandeur en référé devrait bénéficier d’un préjugé favorable dans de telles circonstances. Selon cet auteur, si une décision ou une situation cause un préjudice ou des inconvé-nients sérieux au demandeur, et si la régularité de cette décision ou de cette situation n’est pas incontestable, le demandeur devrait obtenir une protec-tion provisoire de ses droits. Une telle protection ne devrait être refusée au

87 L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’ins-tance en référé », op. cit., pp. 100 à 105, no 14 à 20. Dans le même sens, vis-à-vis des règles de preuve, voy. G. Closset-Marchal, « Le juge du provisoire et les règles de preuve », in Les mesures provisoires en droit belge, français et italien. Étude de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 155 et s., spéc. p. 158, no 8.

88 H.  Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes)  : principes, conditions et caractéristiques », op. cit., pp. 23 et 24, no 29. Voy. dans le même sens : L. du Castillon, « Variations autour du principe dispositif et du contradictoire dans l’instance en référé », op. cit., pp. 99 et 100, no 12 (ce qui explique sa thèse hésitante en la matière).

89 Voy. supra, no 5. 90 Voy. Cass., 5 octobre 1984, Pas., 1985, I, p. 181 ; J. Linsmeau et X. Taton, « Le principe

dispositif et l’activisme du juge », in Finalité et légitimité du droit judiciaire. Het gerechtelijk recht waarom en waarheen ?, Bruges, La Charte, 2005, pp. 103 et s., spéc. p. 114, nos 20 et 21.

91 Dans le même sens : Civ. Liège (réf.), 16 novembre 1979, J.L., 1980, p. 92.

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demandeur que si l’intérêt qu’il fait valoir est primé par d’autres intérêts qui sont servis par le maintien de la situation existante 92.

En réalité, ce risque d’équivalence des intérêts en présence pose la ques-tion du caractère obligatoire ou facultatif de la balance des intérêts. En effet, si le juge des référés est tenu d’apprécier cette condition, il faut déterminer quelle partie doit succomber en cas de balance équilibrée. Au contraire, la question perd sa pertinence si la balance des intérêts n’est qu’un critère d’ap-plication facultative. Dans ce dernier cas, le juge s’abstiendra de recourir à ce critère, chaque fois que celui-ci ne lui fournira pas de motif de décider en faveur de l’une ou de l’autre partie.

12. La balance des intérêts a-t-elle un caractère obligatoire ou facul-tatif ? La doctrine n’a pas non plus examiné, en tant que telle, la question de savoir s’il s’impose au juge des référés d’apprécier la balance des intérêts en présence, ou s’il ne s’agit que d’un exercice facultatif pour ce juge. Les thèses suivantes me semblent cependant pouvoir être déduites de la manière dont certains auteurs décrivent la théorie de la balance des intérêts.

Plusieurs auteurs attribuent à la balance des intérêts un caractère supplétif, vis-à-vis de l’appréciation des préjudices ou des droits des parties. Selon J. Laenens, bien que le juge doive apprécier la balance des intérêts lors de son appréciation de l’urgence, le préjudice qui serait subi par le demandeur en référé en l’absence de mesure provisoire, reste le critère déterminant en la matière 93. Selon T. De Groeve, c’est en cas de doute quant au fondement des prétentions des parties, que la balance des intérêts et d’autres considéra-tions d’opportunité déterminent la décision du juge des référés 94.

D’autres auteurs présentent la balance des intérêts comme une condition cumulative, ce qui tendrait à indiquer le caractère obligatoire de ce critère 95. Il a ainsi été jugé que la balance des intérêts est l’une des deux conditions à remplir pour qu’il y ait urgence à statuer. Le demandeur doit non seulement établir que le juge du fond ne pourra pas lui assurer en temps opportun la protection qu’il réclame, mais également qu’il invoque des intérêts appa-remment plus légitimes que ceux de son adversaire 96. Dans le même sens, il est aussi soutenu que la balance des intérêts est une appréciation qui s’ajoute

92 S. Raes, « Het kort geding in vennootschapszaken », op. cit., p. 333, no 16. 93 J. Laenens, « Ger.W. Art. 584 », op. cit., p. 7, no 10. 94 T. De Groeve, « De beschikking bij voorraad en de verhouding van het kort geding tot

het bodemgeschil – Over de interpretatie van art. 584 en 1039 Ger. W. », Jura Falc., 1983-1984, pp. 123 et s., spéc. p. 134, no 18. Dans le même sens, voy. Bruxelles (réf.), 28  juin 1995,  A.J.T., 1996-1997, p.  360, et note M. Dalle, « Misbruik van bevoegdheid bij de niet-toelating van een vennoot ter algemene vergadering op grond van artikel 125, lid 2 Vennootschapswet », pp. 365 et s.

95 G. Demez, « Aspects actuels du référé social », op. cit., pp. 80 et 81, nos 16 et 18.96 Civ. Liège (réf.), 11 juin 1987, Ann. dr. Liège, 1989, p. 304.

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à celle des apparences de droit au niveau du fondement de la demande en référé 97.

G. Closset-Marchal semble hésiter sur la position à adopter. En 1986, elle présente la balance des intérêts comme l’un des deux critères alternatifs de l’urgence : « il y a urgence chaque fois que la crainte d’un préjudice d’une certaine gravité […] rend une décision immédiate souhaitable ou encore chaque fois que le retard menace un intérêt légitime, sans aucune chance de compensation pour l’autre partie » 98. À suivre cette présentation (« ou encore »), une balance des intérêts défavorable ne suffirait pas à justifier un défaut d’urgence à statuer. En 1998, le même auteur identifie la balance des intérêts comme l’un des cinq critères d’appréciation de l’urgence, constate que ces critères interviennent le plus souvent cumulativement 99, et soutient que « pour apprécier l’existence de l’urgence [dans la perspective de la balance des intérêts], le président doit obligatoirement porter une première appréciation sur le fond du litige » 100. La balance des intérêts apparaît ici comme une obligation pour le juge des référés.

Enfin, les partisans de la thèse fondée sur l’autonomie du référé considè-rent qu’en cas d’urgence et de menace de préjudice, la balance des intérêts est une condition à la fois suffisante et nécessaire de l’octroi des mesures demandées 101.

À mon sens, la balance des intérêts ne constitue un critère d’application obligatoire que si son omission ou sa mauvaise application est susceptible d’entraîner la cassation de la décision de référé. Il convient donc d’examiner les arrêts de la Cour de cassation dans lesquels cette notion apparaît. À ma connaissance, ces arrêts sont au nombre de quatre.

Le premier arrêt, déjà cité ci-dessus, date du 4 février 2000 et rejette un moyen pris du défaut de réponse aux conclusions du défendeur en référé. J’ai déjà indiqué qu’il ne pouvait en être déduit aucun enseignement quant à l’application de la balance des intérêts par le juge des référés 102.

Les deux arrêts suivants datent du 14 janvier 2005 et du 2 juin 2006, et concernent des décisions de référé ayant ordonné des mesures restreignant la liberté d’expression des parties défenderesses. Dans cette matière, la

97 M. Storme et P. Taelman, « Het kort geding : ontwikkelingen en perpectieven », op. cit., p.  69, no  63. Dans le même sens : Comm. Courtrai (réf.), 29  avril 1996,  R.D.C., 1996, p. 1010, et note H. Van Gompel, « De buitengerechtelijke ontbinding van een overeen-komst en de remediëringsbevoegdheid van de rechter in kort geding », pp. 1017 et s., spéc. p. 1018. Voy. égal. en droit néerlandais : H.A. Groen, « Het kort geding naar Nederlands recht », T.P.R., 1991, pp. 1025 et s., spéc. pp. 1037 et 1038.

98 G. Closset-Marchal, « Le référé aujourd’hui », op. cit., p. 312. 99 G. Closset-Marchal, « L’urgence », in Les mesures provisoires en droit belge, français et

italien. Étude de droit comparé, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 19 et s., spéc. p. 19. 100 Ibid., p. 22. 101 M. Storme, « Kort geding omdat het moet », op. cit., pp. 814 et 815. Dans le même sens,

voy. Liège (réf.), 28 mai 1991, J.L.M.B., 1991, p. 885.102 Voy. supra, no 5.

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balance des intérêts résulte d’une disposition de droit matériel 103. En effet, aux termes de l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression peut faire l’objet de restrictions légales, notamment si celles-ci constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui. En degré de cassation, un des moyens a fait grief aux arrêts attaqués d’avoir mal appliqué cette balance des intérêts. L’arrêt du 14 janvier 2005 rejette le moyen au motif que le juge d’appel a effectué la balance des intérêts requise d’une façon non déraisonnable 104. Quant à l’arrêt du 2 juin 2006, il déclare le moyen irrecevable au motif qu’il n’a pas invoqué la violation de l’ar-ticle 584 du Code judiciaire 105. Il résulte de ces arrêts que lorsqu’une mise en balance d’intérêts opposés résulte d’une disposition de droit matériel, la Cour de cassation ne casse la décision du juge des référés qu’en cas d’ap-préciation déraisonnable de la part de celui-ci 106. J’estime qu’il peut en être déduit que la Cour de cassation se limitera au même contrôle marginal, en cas d’application de la balance des intérêts comme critère général d’appré-ciation en référé.

Le dernier arrêt date du 19 février 2010, et est issu de l’affaire qui a donné lieu à l’organisation de ce cycle de conférences. Cet arrêt casse la décision attaquée, au motif qu’elle n’a pas répondu aux conclusions de la défenderesse en référé, selon lesquelles les demandes étaient, à défaut d’urgence, dépour-vues de fondement en raison de la mise en péril de l’intérêt général 107. Cet arrêt confirme que le juge des référés doit répondre aux moyens que les parties invoquent au sujet de la balance des intérêts 108.

Certes, aucun de ces arrêts ne porte spécifiquement sur la question du caractère obligatoire ou facultatif de la balance des intérêts. Néanmoins, si la Cour de cassation n’effectue qu’un contrôle marginal en présence de disposi-tions de droit matériel imposant la balance des intérêts, il me semble impro-bable qu’en l’absence de toute obligation de droit matériel, la Cour casse une décision de référé pour omission d’appliquer cette balance des intérêts. Il s’agit donc d’un critère d’application facultative pour le juge des référés.

103 Dans le même sens, voy. Civ. Bruxelles (réf.), 6 novembre 2008, J.T., 2008, p. 724. Pour d’autres circonstances où la balance des intérêts semble résulter du droit matériel, voy. Liège (réf.), 2  mai 2006,  J.L.M.B., 2007, p.  1376, et obs. J.-M.  Dermagne, « Le contrôle judiciaire de la discipline scolaire », pp. 1383 et s. ; Civ. Namur (réf.), 28 juin 2005, J.L.M.B., 2006, p. 1285.

104 Cass., 14  janvier 2005 (réponse à la deuxième branche du deuxième moyen), Pas., 2005, p.  95 ; R.C.J.B., 2006, p.  497, et note J.-Fr. van Drooghenbroeck et S. van Drooghenbroeck, « Référé et procès équitable », pp. 507 et s.

105 Cass., 2 juin 2006 (réponse au second moyen), J.L.M.B., 2006, p. 1402, et obs. F. Jongen, « L’intervention du juge des référés dans le domaine de la liberté d’expression, suite et fin ? », pp. 1414 et s.

106 Voy. dans le même sens, en matière d’intérêt légitime comme condition de recevabilité de la demande en référé : Cass., 20 février 2009, Pas., 2009, p. 532. Voy. égal. la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, nos 12 à 16.

107 Cass., 19 février 2010, J.L.M.B., 2010, p. 392 et obs. G. de L. ; R.A.B.G., 2010, p. 691, et note M. Baetens-Spetschinsky, « De toegang tot de cassatierechter », pp. 696 et s.

108 Voy. la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck, no 35.

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13. Conclusion sur les incertitudes actuelles. Au terme de cette analyse, il me semble établi que la balance des intérêts est un critère facultatif, auquel le juge des référés peut recourir s’il veut fonder sa décision notamment sur une appréciation discrétionnaire en opportunité.

Si nous admettons que la balance des intérêts trouve son fondement dans la notion d’urgence, alors nous pouvons ajouter que le juge des référés peut prendre tous les intérêts en considération, qu’ils soient juridiques ou non, et qu’ils protègent les parties, les tiers ou l’intérêt général. En tant que critère d’appréciation de l’urgence, l’appréciation des intérêts en présence peut conduire au rejet de la demande en référé. Au contraire, elle ne peut pas justifier l’octroi des mesures demandées, qui dépend de l’examen des droits des parties. La balance des intérêts ne peut servir que de moyen de défense 109.

La question de savoir si la balance des intérêts permettrait au juge des référés de substituer d’office aux mesures demandées, d’autres mesures aux effets plus réduits, reste délicate. Selon moi, le principe dispositif s’oppose à cette conséquence, indépendamment du fondement retenu pour la balance des intérêts.

III. la TRadITIon d’un RéféRé en oppoRTunITé

14. La balance des intérêts se situe dans la continuation du droit anté-rieur. La balance des intérêts n’apparaît pas dans la jurisprudence et la doctrine avant les années 1960 110. Il ne faudrait cependant pas en déduire que l’apparition de cette théorie constituerait une rupture par rapport au droit antérieur.

Au contraire, D. Lindemans a démontré que la balance des intérêts était une cause de décision en opportunité, qui n’était pas nécessaire pour la juris-prudence antérieure. En effet, avant l’apparition de cette théorie, les juges des référés motivaient déjà leurs décisions de rejet en constatant, avec une large marge d’appréciation, que l’urgence faisait défaut ou qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner la mesure demandée 111. Ce pouvoir d’appréciation n’était pas critiqué par la doctrine 112.

En ce sens, la balance des intérêts apparaît comme un développement théorique conforme à la jurisprudence antérieure.

109 Dans le même sens, voy. Bruxelles (réf.), 6  novembre 1981,  J.T., 1982, p.  428 ; Comm. Bruxelles (réf.), 15 octobre 1986 et 28 octobre 1986, R.D.C., 1987, p. 765 et p. 768, et obs., pp. 777 et s.

110 Voy. supra, no 2. 111 D. Lindemans, Kort geding, op. cit., p. 84, no 118. Voy. Comm. Liège (réf.), 8 octobre 1937,

Rev. prat. soc., 1938, no 3688, p. 22, et obs., pp. 24 et s. ; Comm. Bruxelles (réf.), 16 février 1926, J.C.B., 1926, p. 167 ; Comm. Anvers (réf.), 12 décembre 1923, Rev. prat. soc., 1924, no 2567, p. 244, et obs. P.M., pp. 245 et s. ; Comm. Bruxelles (réf.), 6 juillet 1923, Rev. prat. soc., 1924, no 2566, p. 243.

112 R.P.D.B., v° Référés, op. cit., pp. 124 et 139, nos 24 et 267 ; A. Moreau, De la juridiction des référés, op. cit., pp. 23 et 30, nos 25 et 32.

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15. Une appréciation en opportunité remontant à l’ancien droit fran-çais. Le pouvoir d’appréciation en opportunité du juge des référés dispose d’ailleurs d’origines très anciennes.

En effet, le droit belge des référés – comme le droit néerlandais – trouve son origine historique dans l’ancien droit français 113, et plus précisément dans la coutume du Châtelet de Paris 114, qui permettait d’obtenir une « provisio » accordée par voie d’« ordinatio ». Ces termes signifiaient que la décision du juge n’était pas dictée par des règles de droit, mais bien par des raisons d’équité et d’efficacité 115.

Cette pratique a été consacrée dans un édit du 22 janvier 1685, dont l’ar-ticle 6 consacre la liberté d’appréciation du juge. En effet, cette disposition énumère une série de litiges dans lesquels « si le Lieutenant Civil le juge ainsi à propos pour le bien de la justice, il pourra ordonner que les parties comparoîtront le jour même dans son Hôtel, pour y être entendues et être par lui ordonné par provision, ce qu’il estimera juste, sans aucunes vaca-tions ni frais à son égard » 116.

La pratique consacrée dans l’édit de 1685 a ensuite servi de modèle aux articles  806 à 811 du Code de procédure civile du 24  avril 1806 117. Les articles 806 et 809, alinéa 1er, de ce Code disposent respectivement que « dans tous les cas d’urgence, ou lorsqu’il s’agira de statuer provisoirement sur les difficultés relatives à l’exécution d’un titre exécutoire ou d’un jugement, il sera procédé ainsi qu’il va être réglé ci-après » et que « les ordonnances sur référés ne feront aucun préjudice au principal ; elles seront exécutoires par provision, sans caution, si le juge n’a pas ordonné qu’il en serait fourni une » 118. Les travaux préparatoires de ces dispositions confirment le main-tien d’une grande liberté d’appréciation pour le juge des référés. En effet, le discours de Réal cité à l’entame des présentes observations fixe l’urgence comme seul critère légal et renvoie au « discernement » et à la « probité » du président pour le reste.

113 D. Lindemans, « Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordgebruik in de artikelen 584 en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », R.W., 1980-1981, col. 2777 et s., spéc. col. 2778, no 3, qui compare également le référé avec d’autres institutions plus anciennes remontant au droit romain.

114 C. Cézar-Bru et P. Hébraud, Traité théorique et pratique des référés et des ordonnances sur requête, t. I, Des référés, Paris, Marchal et Billard, 1938, p. 10, no 2.

115 E.M. Meijers, Het kort geding, Zwolle, W.E.J. Tjeenk Willink, p. 4, no 4.116 Cité par D. Lindemans, « Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordge-

bruik in de artikelen 584 en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », op. cit., col. 2789, no 16, qui renvoie aussi à l’art. 9 du même édit qui est relatif à une « procédure sur référé » en matière de difficultés d’exécution, et qui dispose notamment qu’il sera « pourvu, ainsi [que ledit Lieutenant Civil] avisera bon être ».

117 Par l’intermédiaire de Pigeau, qui a théorisé la pratique du Châtelet et qui a servi de cheville ouvrière à la commission de rédaction du Code de procédure civile (D. Lindemans, « Geschiedenis van het kort geding ter verklaring van het woordgebruik in de artikelen 584 en 1039 van het Gerechtelijk Wetboek », op. cit., col. 2790, 2791, 2795 et 2796, nos 18, 19, 25 et 26).

118 Code de procédure civile, Paris, Imprimerie impériale, 1806, p. 172.

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174 Questions de droit judiciaire inspirées de l’« affaire Fortis »

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Les lois belges du 25 mars 1876 et du 26 décembre 1891 ont modifié les règles de compétence, en permettant notamment au président du tribunal de commerce de statuer en référé 119. Ces lois n’ont pas pour autant abrogé les articles  806 et 809 du Code de procédure civile 120, qui sont restés en vigueur en Belgique jusqu’au Code judiciaire du 10 octobre 1967.

16. Les travaux préparatoires du Code judiciaire. Le Code judiciaire ne me semble pas non plus avoir rompu avec cette conception traditionnelle selon laquelle le juge des référés dispose d’un pouvoir d’appréciation en opportunité. Au contraire, ce pouvoir est expressément reconnu dans le rapport de Ch. Van Reepinghen : « le concept [d’urgence] laisse au juge des référés un large pouvoir d’appréciation et son imprécision même, dans une juste mesure, la plus grande liberté » 121. Lors de la description de la notion du provisoire, le même rapport constate également un pouvoir d’apprécia-tion en opportunité : « l’essentiel – le texte proposé y pourvoit – est que le juge des référés puisse prendre des mesures urgentes, apparemment oppor-tunes, même si elles créent une situation irréversible, dès lors que le juge du fond ne sera pas lié par les formes et les suites de l’ordonnance » 122.

La notion de balance des intérêts est apparue dans notre droit à la même période que l’entrée en vigueur du Code judiciaire 123. Si les premiers ouvrages des années 1970 n’ont pas traité de cette nouvelle notion 124, aucun auteur de l’époque n’a émis l’opinion que celle-ci serait contraire au nouveau Code 125.

Nous pouvons d’ailleurs nous demander si la balance des intérêts n’a pas trouvé un accueil d’autant plus favorable dans la jurisprudence et la doctrine belges qu’elle leur fournissait une analyse théorique séduisante au sujet d’un pouvoir d’appréciation en opportunité qui était reconnu de

119 Voy. P. Rouard, Traité élémentaire de droit judiciaire privé, t. 2, op. cit., pp. 696 et 697, nos 844 et 845. En matière sociale, le référé devant le président du tribunal du travail n’est apparu qu’avec le Code judiciaire (E. Leboucq et W. Van Eeckhoutte, « Het sociaal-rechtelijk kort geding », op. cit., col. 1089 ; G. Demez, « Le référé social », Chron. D.S., 1982, pp. 61 et s., spéc. p. 61).

120 Voy. Cass., 15 novembre 1923, Pas., 1924, I, p. 28. 121 Rapport de M.  Charles Van Reepinghen, in Code judiciaire et son annexe. Loi du

10 octobre 1967, Bruxelles, Bruylant, 1967, pp. 302 et s., spéc. p. 395. 122 Ibid., pp. 395 et 396. 123 Voy. supra, no 2. 124 Voy. A. Fettweis, Handboek voor gerechtelijk recht, t. II, Bevoegdheid, Anvers, Standaard,

1971, qui constate que le Code judiciaire reprend l’essentiel du système antérieur en matière de référé (p. 247, no 458) et que le juge des référés dispose d’un pouvoir discrétion-naire d’appréciation de l’urgence (p. 255, no 469). Voy. égal. P. Rouard, Traité élémen-taire de droit judiciaire privé, t. 2, op. cit., pp. 688 à 790, nos 831 à 930, qui constate aussi que l’urgence est une question de fait laissée à l’appréciation souveraine et discrétionnaire du juge des référés (pp. 756 et 757, no 909).

125 Voy. J. Laenens, « Overzicht van rechtspraak (1970-1978). De bevoegdheid », T.P.R., 1979, pp. 247 et s., spéc. p. 292, no 86 ; E. Gutt et A.-M. Stranart-Thilly, « Examen de juris-prudence (1965 à 1970). Droit judiciaire privé », R.C.J.B., 1973, pp. 91 et s., spéc. pp. 190 et 191, no 53 ; G. Horsmans, « Le juge des référés et le droit des sociétés », Rev. prat. soc., 1969, no 5470, pp. 47 et s., spéc. pp. 55 à 57, nos 15 et 18.

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La balance des intérêts ou l’incertitude traditionnelle du référé 175

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longue date. En toute hypothèse, la notion ne semble pas avoir été perçue, à l’époque, comme une modification du droit en vigueur, mais plutôt comme une nouvelle forme de motivation des décisions de référé.

IV. quel RéféRé pouR le xxIe sIècle ?

17. Les fondements de la critique actuelle de la balance des intérêts. Il a été établi ci-dessus que la balance des intérêts procède de sources anciennes, est appliquée par une jurisprudence abondante et est reconnue par une doctrine largement majoritaire. Il est d’autant plus intéressant d’analyser les arguments avancés à l’appui de la critique récente de cette théorie.

L’article de J. Verlinden avance des arguments de deux ordres.Premièrement, il démontre qu’aucune règle n’impose la balance des

intérêts au juge des référés. L’auteur remarque que la notion n’apparaît pas dans la définition de l’urgence résultant des travaux préparatoires du Code judiciaire et de la jurisprudence de la Cour de cassation, et qu’en droit néer-landais, elle ne constitue pas un critère absolu qui supplanterait l’examen des apparences de droit 126. Ces affirmations sont exactes. Elles n’établis-sent toutefois pas qu’une règle interdirait au juge des référés d’apprécier la balance des intérêts en présence.

Deuxièmement,  J.  Verlinden avance des arguments relatifs au rôle du juge des référés. Il considère que celui-ci doit intervenir comme tout autre juge, que ses décisions peuvent avoir des effets importants sur les parties, qu’il doit statuer sur la base des apparences de droit, et qu’il ne peut pas ordonner des mesures qui ne pourraient pas être prononcées par le juge du fond. La balance des intérêts est, à ses yeux, incompatible avec ces prin-cipes, et pourrait, tout au plus, servir de critère d’appréciation de la mesure à ordonner en cas d’accueil de la demande en référé 127.

Cette deuxième série d’arguments conduit à s’interroger sur le rôle du juge des référés dans la société d’aujourd’hui. Ou bien le juge des référés statue sur la seule base d’une balance des intérêts sans appliquer le droit matériel, ou bien ce juge exerce une fonction juridictionnelle et reste soumis aux règles de droit 128.

18. Quelques observations sur l’avenir de la balance des intérêts. Je n’ai pas l’ambition de résoudre cette question dans le cadre limité de ce commentaire. Je me limiterai aux deux observations suivantes.

Premièrement, si nous considérons la balance des intérêts comme un critère facultatif d’appréciation de l’urgence, et de ce fait comme une condi-

126 J.  Verlinden, « Beoordeling van de rechten van partijen en belangenafweging in kort geding », op. cit., pp. 264 et 266, no 7 et 8(e).

127 Ibid., pp. 265 à 267, nos 8(a) à 8(d), 9 et 10. 128 P.  Lemmens, « Het onderzoek van de ogenschijnlijke rechten van de partijen door

de rechter in kort geding en het toezicht door het Hof van Cassatie », note sous Cass., 22 février 1991, R.D.C., 1991, pp. 675 et s., spéc., p. 680, no 9.

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tion du référé, la balance des intérêts ne pourra servir que de moyen de défense. Seuls les demandeurs en référé subiront, dans certains cas, les effets d’une balance des intérêts défavorable. Les demandeurs déboutés pourront toujours faire valoir leurs prétentions de principe devant le juge du fond, même si la durée plus longue de la procédure ordinaire risque d’empêcher l’obtention des mêmes mesures que celles qu’ils souhaitaient à l’entame du litige. Par exemple, la réparation pourrait avoir lieu par équivalent plutôt qu’en nature 129. Il s’agit peut-être d’une façon de limiter certains excès que A.  Fettweis signalait déjà en 1987 130. En outre, dans cette conception, la théorie de la balance des intérêts ne remet pas en cause la thèse exposée dans la contribution de J.-Fr. van Drooghenbroeck. En effet, il peut toujours être soutenu qu’après avoir librement reconnu l’urgence, le juge des référés est tenu de statuer sur le fondement des mesures demandées en appliquant correctement les règles de droit.

Deuxièmement, avant d’interdire la balance des intérêts, il s’agit à mon avis de déterminer si les procédures de référé se déroulent aujourd’hui dans des conditions tellement différentes de celles qui prévalaient auparavant, qu’une marge d’appréciation en opportunité serait devenue inadmissible 131. Dans notre système, c’est au législateur qu’il revient de répondre à cette question. Cela fait plus de trois siècles que la notion d’urgence n’est pas légalement définie 132. Les conditions du XXIe siècle requièrent-elles que le législateur supprime cette liberté d’appréciation réaffirmée en 1967 ? Il s’agit là aussi d’une question d’opportunité…

129 Dans le même sens : Civ. Nivelles (réf.), 22 décembre 1989, Amén., 1990, p. 118. 130 A. Fettweis, Manuel de procédure civile, 2e éd., op. cit., pp. 327 à 329. 131 Voy. dans le même sens la justification des revirements de jurisprudence par la Chambre

des Lords anglaise : A.  Guinchard, « Sécurité juridique en Common Law », in Sécurité juridique et droit économique, Bruxelles, Larcier, 2008, pp. 101 et s., spéc. pp. 116 à 118, nos 15 à 17.

132 G.  Rommel, « Bevoegdheid, urgentie en voorlopigheid in het sociaal kort geding. Tendenzen en perspektieven », op. cit., p. 66, no 12.

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