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L JACQUES DE CAIMBBAY I II'.'.III\I '.tI)IIItI,'.tIil. I)E L'. liAl SI VIIIIALV. lIE IOtR*.I.' .lI' I: r.. Messieurs, la place que vous avez bien . voulu m'accorder parmi vous inc créait une obligation celle de reconnattre, autant qu'il serait vii moi, par une coopération, même lointaine, à vos utiles travaux, l'hon- iiciir que je reçois ici. J'ai cherché lon g temps comment je pourrais FU rueme cette (lCttC (le l ' hospitalité. Etranger à la plupart des matières qui font l'objet de ces entretiens familiers, occupé presque exclusivement de recherches sur les contrées de lOrient, tandis que, par une réserve que justifie et que commande votre titre, vous bornez vos études au territoire même de notre province, je devais trouver, afin (le rester clans les limites de votre programme et de ma compétence, un sujet qui fût comme le point de jonction de ces deux extrêmes, l'Orient et le Berry. Toutefois, Messieurs, l'intervalle n'est peut—être pas aussi grand qu'on pourrait le penser. Notre Berry, qui, par suite de sa position au coeur même du royaume, devait plus difficilement rayonner au dehors (ne nous en plaignons pas, c'est à cela qu'il doit d'avoir conservé son originalité), a marqué aussi sa trace dans ces lointaines et intéressantes contrées. Jacques Coeur y commença sa fortune et y termina sa vie et dans la liste de nos ambassadeurs et de nos résidents en Turquie, depuis François lr jusqu'à nos jours, nous rencontrons plusieurs noms qui appartiennent à notre province les Camnbray, les Savary dc Lancosmnes, les de Brèves, les de Rivière, etc. C'est, Messieurs, du premier de ces agents, du plus ancien en date, sinon du plus élevé en titre, de messire Jean-Jacques de Cambray, de son vivant chanoine de Saint-Etienime de Bourges, et résident pour le roi à la cour du Grand Seigneur, que je vous demande la permission de vous entretenir aujourd'hui. Document II I 11 I Il Ili 1111 III il I Ili 1 Il 0000005564095

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JACQUES DE CAIMBBAYI II'.'.III\I '.tI)IIItI,'.tIil. I)E L'. liAl SI VIIIIALV. lIE IOtR*.I.'.lI' I:r..

Messieurs, la place que vous avez bien. voulu m'accorder parmi vousinc créait une obligation celle de reconnattre, autant qu'il serait vii

moi, par une coopération, même lointaine, à vos utiles travaux, l'hon-iiciir que je reçois ici. J'ai cherché lon gtemps comment je pourrais FUrueme cette (lCttC (le l ' hospitalité. Etranger à la plupart des matières quifont l'objet de ces entretiens familiers, occupé presque exclusivementde recherches sur les contrées de lOrient, tandis que, par une réserveque justifie et que commande votre titre, vous bornez vos études auterritoire même de notre province, je devais trouver, afin (le rester clansles limites de votre programme et de ma compétence, un sujet qui fûtcomme le point de jonction de ces deux extrêmes, l'Orient et le Berry.Toutefois, Messieurs, l'intervalle n'est peut—être pas aussi grand qu'onpourrait le penser. Notre Berry, qui, par suite de sa position au coeurmême du royaume, devait plus difficilement rayonner au dehors (ne nousen plaignons pas, c'est à cela qu'il doit d'avoir conservé son originalité),a marqué aussi sa trace dans ces lointaines et intéressantes contrées.Jacques Coeur y commença sa fortune et y termina sa vie et dans laliste de nos ambassadeurs et de nos résidents en Turquie, depuisFrançois lr jusqu'à nos jours, nous rencontrons plusieurs noms quiappartiennent à notre province les Camnbray, les Savary dc Lancosmnes,les de Brèves, les de Rivière, etc.

C'est, Messieurs, du premier de ces agents, du plus ancien en date,sinon du plus élevé en titre, de messire Jean-Jacques de Cambray, deson vivant chanoine de Saint-Etienime de Bourges, et résident pour le roià la cour du Grand Seigneur, que je vous demande la permission devous entretenir aujourd'hui.

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Je ne vous ferai pas la biographie complète du personnage. Peut-êtren'offrirait-elle pas partout un égal intérêt. [)'ailleurs les matériaux nousmanquent, et je ne pourrais guère ( en dehors (le ce qui forme l'objetmême de cette étude, Cambray diplomate et orientaliste ) vous ap-prendre autre chose que ce que vous trouverez dans les vieux historiensde notre Berry et (tans leur continuateur et leur maltre, notre honorablecollègue et ancien président, M. de Raynal.

Jean-Jacques de Camnbray descendait d'un valet de chambre (1) duduc Jean, originaire du Cambrésis, et venu à la suite de ce prince enBerry, où il se maria et fit souche de gentilshommes. Charles VIl'anoblit en 1403 (2), et, sous les successeurs dc ce monarque, les Cam-bray (ils avaient substitué à leur nom primitif de Roupy celui de laville d'où ils tiraient leur origine) crûrent en biens et en dignités.

Jean-Jacques avait deux frères. Robert, son aîné, s'était fait d'lglise;il suivit son exemple, laissant à leur puiné, François, le soin de continuerl;iiignéc.

Il se poussa rapidement dans la soie qu'il avait choisie. En l52sdes débats qui surgirent à l'occasion de l'élection de l'archevêque (depuiscardinal) (le Tournon, il était chanoine de la cathédrale et à lit tèted'un parti influent dans le chapitre. Or, à cette époque, on ne peutguère lui supposer plus (le vingt à vingt-cinq ans l'àge, ayant pro-longé sa vie plus de soixante ans au delà, jusqu'en 1586.

Mais ne franchissons pas d'un seul coup un aussi long intervalle.Arrôtons-nous quarante ans en deçà en 1546, vers la fin du règne (leFrançois l e, . Sans doute notre chanoine sera devenu évêque, archevêque,qui sait ? peut-être cardinal. Nullement, Messieurs, car c'est à ce momentque nous le trouvons à Constantinople conseiller d'ambassade et chargé(l'affaires par intérim.

Qui a amené un tel changement dans sa vie? Par suite de quellescirconstances, de quels événements nous apparaît-il sur ce nouveau etlointain théâtre P

Ici le silence des historiens et l'absence complète de documents nousréduisent à (le pures conjectures. Mais ces conjectures ne se rapportentqu'aux détails. Le fait en lui-même s'explique sans trop de difficulté.

1) FI mourut en 1!138.(2J Les 4 ambray portaient de gueules trois cIots d'or. Voy. La Tliauinassière,)

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Ou a souvent raillé la paresse (les hommes (l'Église, et en particulierdes chanoines. Les Berrichons, il faut bien le reconnaître, n'ont guèreEè plus épargnés sur ce point. Notre nonchalance, notre humeur Sé-

dentaire sont proverbiales, môme chez nous. Chanoine et Berrichon,il semble donc que notre concitoyen eût un double motif pour ne pointquitter le giron de son église et de sa ville natale, jouissant en repos desbiens que la Providence lui avait départis, et peu soucieux de tout, forsdc Lien vivre. Mais ni l'esprit de son siècle ni ses propres aspirationslie comportaient de semblables accommodements. VOUS savez, Messicuis,quel éblouissement produisirent les premières lueurs de cette aurore quis'appela la Renaissance. li y eut, dans ce passage subit des ténèbres à lalumière, comme une sorte de vertige qui s'empara des esprits. On sepassionna pour la docte antiquité, tandis qu'on n'avait plus que méprisPour la barbarie du moyen age. Poètes, philosophes, érudits, répudiantà l'envi leur origine française, s'ingéniaient à donner à leurs noms uneterminaison latine ou grecque le philosophe la Ramée s'appela I?a,nw;

Lambin, Lumbinus; le professeur le Maçon, La(onvs; Pierre Cilles, Ic

célèbre naturaliste, Petrus Giilius. Roine avait de nouveau repassé lesAlpes, et la Gaule était deux fois vaincue.

L'enthousiasme avait gagné les régions officielles. Le collège deFiance fut créé. En même temps (lue (le célèbres professeurs, largementrétribués sur la cassette royale, lisaient ou commentaient dans leurschaires les auteurs grecs et latins introduits en France à la suite desguerres d'Italie, le gouvernement faisait rechercher au loin, à grandsfrais, les ouvrages de ces auteurs qui pouvaient avoir échappé auxdésastres des temps. Le zèle des particuliers secondait l'initiative prisepar I'Etat. De toutes parts on s'élançait à la recherche (le ces précieuxrestes, comme les Espagnols à la conquête de l'or du nouveau monde. Onne rêvait plus que voyages, expéditions en Grèce, en Turquie, dans laPalestine, non plus pour arracher le saint sépulcre aux mains desijiMèles, mais pour rechercher les livres anciens et les manuscritségarés dans les bazars de Constantinople ou de Sinyrne, ou enfouisdans les bibliothèques des couvents de Jérusalem et du mont Athos.Aux croisades de la foi avaient succédé les croisades de l'érudition.

Cainbray devait moins qu'un autre échapper à la contagion de cetteépoque. i'ourri dan&sa jeunesse de fortes études, versé dans la con-naissance des langues, classiques, dans celle du grec surtout, il devaitI. \

saisir avec empressement la première occasion qui lui serait olleite devisiter les lieux oit avait fleuri cette littérature doflt il s'était épris 'll'exemple ' le ses contemporains.

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L'oceasion vint-elle au-devant de lui, où alla-t-il le premier à sarencontre ?Je ne saurais le dire; mais toujours est-il qu'étant Supposéchez lui un semblable désir, il ne devait pas trouver de grandes (lift 'l-cuités à l'accomplir. Je rappelais, il y a un instant, le schisme (luiétait né à Bourges lors de la vacance du siége métropolitain, en 1525.Bien que le flOuVedu concordat entre François lier et la cour de Rouieeût été accepté, même par le parlement, la bulle qui attribuait au roila nomination directe aux sièges vacants n'avait pas encore été pu-tuée (1), et les évèques Continuaient à être élus, suivant l'ancien usage,par les chapitres. Or, en cette année 1525, deux partis opposés, daïtsle chapitre de Bourges, portaient deux candidats différents, François dcTournon, archevêque d'Embrun, qu'appu yait la régente, Louise deSavoie, et un simple chanoine, d'une vieille famille du cru, François deBreuil. Jacques deCa'r.bray, alors chancelier de l'archevêché, et qui neParait pas avoir eu un esprit porté à l'opposition, s'était mis avec larégente du parti (le M. de Tournon, et il contribua beaucoup. par soit

au succès de l'élection. Le nouvel archevêque n'était pas hommea s'arrèter en si beau chemin. Cardinal au bout de quelques années (2),ambassadeur, ministre d'Etat, il eut bientôt la haute main dans toutesles affaires, et mit autant de zèle à protéger les sciences qu'à poursuivrel'1iérése sous toutes ses formes. L'homme qui devait ordonner lesmassacres des Vaudois n 'eut que des sourires pour Cambray, auquell'attachaient à la fois et la mémoire des services rendus et son titre,l'érudit, et le jour où le chancelier helléniste conçut le désir la sortirle la sphère oit il avait été confiné jusque-là pour s'élancer vers denouveaux horizons, il n'eut qu'à témoigner son envie pour que toutestes voies s'aplanissent aussitôt devant lui.

I!

C'est ainsi, je le suppose. qu'il partit pour le Levant. Je ne saurais aujuste préciser la date, niais ce fut vraisemblablement à une époque anté-rieure de quelques années à 1516, puisqu'à ce moment, où son nom nousapparaît polir la première fois dans les eorrspoldances diplomatiquesle la Turquie, il était déjà assez ancien dans le service pour qu'on luiconliât le poste du résident par intérini et s'était familiarisé avec leslangues du pays, et principalement avec le grec vulgaire, au point qu'il'le parla, dit un contemporain, « à l'égal du fi'an/s (3). »

Lue le fut si ans plus laidjuin 1531'21 Décembre8) Ches1leilil,1i1nqf' 44 ra J, 011.

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Mais avant (le vous montrer notre concitoyen dans sou ride nouveaude diplomate, je dois, Messieurs, si vous le permettez, vous présenterquelques considérations sur l'origine et l'état de nos relations politiquesavec le Levant à cette époque.

11 y avait vingt ans environ que François 1er, mû par une pensée degrande et profonde politique, avait ouvert avec la Porte des négocia-lions qui, plusieurs fois interrompues et reprises, avaient abouti, en1535, à un traité d'alliance et de commerce, le premier que la Turquie,alors à l'apogée de sa puissance, eût consenti en faveur d'une nationchrétienne. Telle fut, Messieurs, l'origine et le point vie départ de cescapitulations qui régissent encore aujourd'hui l'état des Français eten général de tous les Européens dans les échelles du Levant, et d'oùest sortie toute une jurisprudence qui a été exposée et appréciée l'annéedernière, avec une grande autorité, par un honorable magistrat de laCour impériale d'Aix (1).

Cette alliance, qui servit si puissamment la politique de la France, etqui lui assura pendant plusieurs siècles en Orient une prépondérancemarquée sur tous les autres Etats de l'Europe, provoqua un grand scan-dale chez les contemporains, soit qu'on n'en saisît pas d'abord la portée,soit au contraire que les conséquences en parussent trop manifestesaux yeux des parties intéressées. Rome, l'Espagne, l'Autriche, jetèrentles hauts cris. Ce fut bien pis quand la flotte musulmane, alliée du roide France, vint ravager les côtes des Deux-Siciles. Charles-Quint éclataiten invectives contre son rival, qui, disait-il, « s'aidait d'un chien contrelui. Voire, répliqua le roi, je m'aide d'un chien; mais c'est pourdéfendre mon troupeau contre la dent d'un loup (2). » Dans le nièmetemps parut à Rome une médaille où François et Soliman étaient re-présentés se donnant l'accolade, et, derrière eux, le visage deSatan riantd'un mauvais rire/ Tertius gaudet (3).

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François ne se' fàcha point, ce qui n'était guère dans son humeur. Illaissa l'indignation, disons mieux, le dépit (le ses adversaires s'exhaler,et lorsque son premier ambassadeur k la Porte, Ryncon, eut péri vie-

(1) De la JiUidCeiOIL /auçuese (ICInS les échelles du Lera)il , discours j)rOflOflCé ul'a udiencederetitre del a cour iiiipri ale d'Âix,par M. de Gabrieli ,avocat gnra188,.&-voir aussi le trait sur la rnirnc matière de M. FraudGirau , conseiller à la in1neCour 185.

(2) Montluc pensait de même à cet igard : « Si je pouvois, ditil, appeler lesesprits des enfts pour rompre la tûtO â mon CtiI]CUd (lui eut rompre la mien oc, je leferois de bon coeur : Dieu me le pardoi ii t. » Voy. . les (;ihrnu foires, à loi, nec

(3) Voy. A. Ubicini, la Turquie aclueile, p. 432.

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lime d'un guet-apens, cii traversant le Milanais (I), il en accrédita unsecond, le baron de la Garde ; puis, celui-ci ayant été rappelé criFrance (2), où il se rendit tristement célèbre par ta part qu'il prit auxboucheries vaudoises, un troisième, Gabriel d'Aramon. Ce fut vraisem-bl ablement sous M. d'Aramon, à partir de l'année 1543, que notre conci-toyen fit ses débuts dans la carrière où il devait être appelé bientôt àfigurer en première ligne.

En effet, vers le milieu de 1546, d'Aramon, à la veille d'entreprendreun voyage en France, laissa Cambray à Constantinople pour gérer lesaffaires de l'ambassade pendant son absence.

Cette absence dura depuis le mois de juin 1546 jusqu'au mois d'avril1547.

Cambrav passa cet intervalle partie à Constantinople, partie à Andri-m oule, où la cour résidait durant l'été.

Nous trouvons dans le tome lr des PéqocaUons de la Franec dans leLevant, (le Charrière, deux lettres de Cambray se rapportant à cetteépoque. Ces lettres sont adressées directement au roi, et sont datées dePéra; la première, le 4juillet 1546, la seconde, le 2 février 1547 (3).

Je ne vous ferai pas, Messieurs, l'anal yse de ces documents, qu'il incs uffi t d'avoir signalés à votre attention, non qu'ils soient dépourvusd'intérêt par eux-mêmes, mais parce que cette digression sur le terrainde la politique nous entraînerait trop loin (le notre sujet. Bornons-nousà observer que le rôle du résident français à la Porte était difficile àtenir ut demandait beaucoup d'adresse et le ménagements. Il s'agissait(le contrecarrer sous main les Projets de l'empereur en empêchant lecabinet ottoln2n de conclure la trêve que Charles-Quint sollicitait parl'entremise de son envoyé, Gérard de Vcltwick. Cambras se tira à sonhonneur d'une tâche difficile, et réussit à faire retarder la conclusion del'accotniuocicment jusqu'au retour de son chef.

D'Aramon revint à Constantinop:c le 13 mars 1547,et reprit possessiondc son poste ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Ayant reçu l'ordredu la cour d'accompagner le Grand Seigneur dans l'expédition que celui-ci entreprit l'année suivante contre la Perse, il se remit en route amicommencement de mai, et Vintérim. fut de nouveau confié à Cambray,

C'est ici que nous rencontrons pour la première fois le témoignage

(1) Juillet 1341.r(2) Mai 1543.

3) Ces 1ttr's se trouvent égaleuleut dans le recueil de liibiei', Lettres cl Mcntoire(!'1141 t. I,54 et 356. Cambrav y est. qua!ilit d'urnbassadeu,'.

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d'un contemporain concernant notre compatriote: Lambassadenr,écrit Jacques Chesneaii dans sa Relation, partit le deuxième jour de tuai,laissant 'n Constantinople, pour les affaires qui pendant le voyagepourroient survenir et pour la direction des pacquets, le sieur de Cain-bray , chanoine de Saint-Estienne de Bourges, homme de bon esprit, etqui estoit bien aymé en ce pays-là, pour la diversité des langues qu'ilsavoiL et entre attires, le grec vulgaire luy estoit aussi familier que lefrançois, et sçavoit aussy beaucoup du turq (1). »

Cc Chesneau était un secrétaire d'Aramon, au service duquel il étaitentré à sou dernier départ (le France, et qui nous a laissé une relationmanuscrite de son voyage ).

A la suite ou dansile cortège de l'ambassadeur, à son départ pour laPerse, figurait encore un autre personnage nouvellement débarqué iCoristantinopte (3), et qui appelle également notre attention commevoyageur et comme compatriote.

C'était Jacques Gassot, sieur du Deffend, qui devint parla suite, ett diverses reprises, maire (le la ville (le Bourges, et petit-neveu (le CCJacques 'fhiboust, sieur de Quantilly, sur lequel un membre de la Société,M. Hipp. Boyer, a publié l'année dernière une savante et spirituellenotice (4).

Arrivé dans l'automne de cette même année 1548, à Alep, où l'ar-mée du sultan prit ses quartiers d'hiver, Gassot adressa de cette ville (5),au seigneur de Quantilly, son oncle, une relation, sous forme de lettre,(lu voyage ou plutôt de l'expédition dontdont il se trouvait faire partie, re-latioti imprimée pour la première fois, en 1550, sous ce titre : « Lediscours (lu voyage tic Venise à Constantinople, contenant la querelle duGrand Seigneur contre le sophi, avec élégante description de plusieurslieux, villes et cités de la Grèce, et choses admirables en icelle. »

Des particularités fort diverses, où l'intérêt littéraire se trouve mêléà l'intérêt politique, se rattachent à cette expédition, dont l'historio-graphe, avec une brièveté regrettable, et qui contraste avec les pro-messes un peul)CU ambitieuses (le son titre, se contente, pour ainsi dire, (le

(I) Ciiesuc ail , Voyage III 1(1 ifl OU

(2) Mss., Biblioth. imp. - On la trouve également imprimée dans le t. I des 1'iice.vf,igUircs pour servir (I l'histoire, de Fronce.

(3) Janvier 1558.(5 n ménage littéraire en. Berry ou xvi secle, par Jllpp. noyer, correspondant

(h i ministère de l'instruction pu bliq ne. Bourges, 1850. - voi r, cluapi ire X » , un compterendu dc cet ouvrage, par M. A. li'éiiié.

(5) 5 décembre 1558.*

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noter les étapes et les stations principales. Peut-ûtrc, Messieurs, avecvotre permission, entreprendrai-je quelque jour de vous retracer ces par-ticularités, en refaisant, le livre de Cassot à la main, le voyage de Cons-tantinople à Alep. Pour le moment, nous devons demeurer à Constanti-nople avec Cambray.

L'absence d'Aramon dura près de deux ans (1), durant lesquels Cam-bray remplit sa charge avec le mémo zèle et le même succès que par lepassé. Relégué sur le second plan après le retour de l'ambassadeur, iln'en continua pas moins à servir utilement dans ces négociations detous les jours avec le divan, qu'il avait presque toujours le secret deconduire à bonne fin, grâce à la situation tout exceptionnelle qu'il s'é-tait créée à la Porte. En Turquie, Messieurs, comme dans la plupart desEtats despotiques, où un seul homme entraîne tout par sa volontéou par son caprice, le caractère et les relations personnelles influentbeaucoup sur le succès des négociations diplomatiques. Le crédit d'unagent dépend moins de la puissance du souverain qu'il représente, del'importance du titre dont il est revctu, de son habileté comme diplomate,que de, la confiance qui s'attache à sa personne, du nombre et de l'éten-due de ses relations, de la connaisance qu'il a acquise de la langue etdes usages du pays, ainsi que de ces mille intrigues qui se croisent dansle sérail.

Or, Cambray se trouvait dans ce cas particulier. S'il n'avait pas éténourri dans Ic sérail, il l'avait hanté assez pour que tous les détours luien fussent familiers. Son arrivée dans le Levant remontait aux dernièresannées du règne de François jer, Elle avait précédé celle de tous sescollègues et peut-étre de son chef d'Aramon en sorte qu'il avait puiséla tradition à sa source rnème. De plus, nous avons vu qu'il parlait cou-ramment le turc, ce qui le dispensait, dans ses rapports officiels, d'avoirrecours à l'intermédiaire incommode, et parfois dangereux, du drogmanitalien ou juif. 11 était tr/s-yrn'iU des ministres et des autres personnagesinfluents (le la cour du Grand Seigneur, qui, le connaissant de longue(late, ne voyaient plus en lui un étranger, mais un hôte, un mure fci', etce lien tout-puissant en Orient lui assurait it la Porte une considérationet une influence qui étaient souvent refusées à des personnages plus'lcvés que Lui en dignité.

t) Avril 15 g, - Janvier 1550. - Je n'ai trouvd nulle part les lettres de Cambrayrelatives S ce second intérim niais son nom qui revient presque à chaque page dansla correspondance do l'ambassadeur de Venise, Morvilliers, et des fragments assez con-sidérables de lettres qui s'y trouvent reproduits, prouvent qu'il entretenait des rap-ports suivis et réguliers avec cet agent, de rnme qu'avec la cour de France. (Voy,Chnrrire, Négociations dans le Let'nnf, t, II, p. 81 et s'liv.)

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- il -1)e tels antécédents, sa position actuelle, semblaient devoir lui assu-

rer la survivance de l'ambassadeur. Aussi, lorsque d'Aramon quitta dé-finitivement Constantinople vers la fin de 1553, tout le inonde s'atten-dait à ce que Cambray devint titulaire du poste qu'il avait géré avechonneur pendant plusieurs années. Il n'en fut rien. Un cadet de Gasco-gne, sans autre titre (lue la protection du baron de la Carie qui l'avaitamené à sa suite, un aventurier qui finit en traître (1), Codignac,l'emporta sur l'homme que recommandaient tant et de si éminentsservices.

Il n'y a rien là, Messieurs, que de très-ordinaire, et il semble quel'Ame d'un chrétien et d'un sage, comme nous aimons à supposer notreconcitoyen, n'en dùt pas ètrc ébranlée. Cependant ni les leQons (le phi-losophie qu'il avait dà puiser dans le commerce assidu de l'antiquité, nila résignation qui est le propre de son état, ne purent l'empêcher deressentir vivement, trop 'vivement peut-être, l'injustice qui lui étaitfaite et., sous l'empire de ce ressentiment, ses rapports avec le nouvelambassadeur prirent un caractère de beaucoup d'aigreur qui ne tardapas à dégénérer en une hostilité ouverte (2).

A quelque temps de là (3), une mission se rapportant à une ques-tion fort embrouillée et qui occupa longtemps la diplomatie à cetteépoque, appela Cambray en Pologne, près du roi (4) et de la reinedouairière (5) (le Hongrie, dépossédés de leurs Etats par l'empereurFerdinand, et dont lt cour de France avait, conjointement avec la Porte,embrassé la querelle. Cambray déploya dans cette négociation très-compliquée son tact et son habileté ordinaires,et il sut, pendant son courtséjour auprès du jeune roi et de sa mère, se concilier leurs bonnes gràcesdans des vues qui n'étaient peut-être pas entièrement désintéressées.

Le fait est qu'à son retour à Constantinople, Codignac l'accusa d'a-voir noué des intrigues auprès de ces princes, en vue de le supplanter« Par le sieur de Martines (écrit-il), lequel je me délibère depeschcr enbref vers le roy, à l'instance des roy et royne (le Hongrie, entendrez lestrames que le sieur (le Cambray se trovant près ces princes, à ordiespour me jetter, à leur faveur, hors le degré qu'il a pieu au roy m'assi-

(1) Rappelé vers la fin de 1558, Codignac passa au service de 1'1pgne, et devint,comme tous ceux de suri espèce, l'ennemi implacable du pays qu'il avait trahi.

(2) Codignac Cat nommé en novembre 1553. Il prit possession de soit le 3 mai (ICl'année suivante.

(3) A la fin de 1554 ou dans le commencement de 1553.'j ) Etienne, fils de Jean Zapoly.(5 Isabel, 1111e du toi de Pologne Sigismond, veuve de Jean Zapoly.

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f.C,

guer en son service (1). » t)e tels griefs, que tout porte à croire sincè-res, sinon fondés, n'étaient pas faits pour rétablir le bon accord entreles deux agents. Bientôt leur mésintelligence vint à un tel point quenon-seulement l'ambassadeur du roi, mais la Porte elle-même, pourqui ces dissensions intestines étaient un sujet de scandale, se trouvèrenten cause. Codignac, pour se venger et Ée débarrasser en même temps(l'un rival dont il redoutait le crèdit auprès (lu divan, supposa je nesais quel complot, ensuite (le quoi Cambray fut arrêté par l'ordre dugrand vizir Itustem Pacha et cmprisonné aux Sept-Tours.

Cette affaire, qui eut un retentissement fâcheux, excita un vif mécon-tentement à la cour. Dans une lettre, en date du 23 juin 1556, adresséeà l'évêque de lodôve, son ambassadeur à Venise, le roi lieriri Il se mon-lrdjustcment irrité contre Codignac, et il annonce qu'il écrit lui-mêmead grand vizir pour réclamer la mise en liberté de soit «Je faisprésentement une dépcsche en Levant, par laquelle j'escris à Rostam-l3assa (Rustem-Pacha), et le prie très-instamment voulloir, pour le de-voir de la bonne amytié et intelligence d'entre le G. S. et moy, pourveoiret donner ordre à ce que Cambray soit remis et restitué en liberté pours'en venir me retrouver par deçà, et qu'il en fasse requeste de ma partau G. S. s'il est besoin, d'autant qu'il se trouvera, 'u ce que j'entends,.lue le soupeon auquel on a %oulu mettre ledit Cambray est une purecalomnie. Je mande aussy très-expressément au sieur de Codignac que,sur le devoir de sa charge et sur tant qu'il craint de me (lespla/re, iltienne la main et face tout ce qu'il sera en Iuy pour ladicte délivfance,ayant trouvé très-niauvais que un tel discord et différend soit iiitcrvenuentre deux d o. mes ministres, d'autant qu'il y va de la déréputationavec un intérêt et préjudice à mondict service (2). e

Il était impossible, après un tel éclat, que les deux agents qui l'avaientprovoqué fussent maintenus à leur poste. En même temps que Carnbrayétait rappelé en France,France, Codignac (lut cesser ses fonctions, et unnouvel ambassadeur, la Vigne, fut nommé à sa place.

Les préparatifs de soit le soin de ses affaires privées et d'autrescirconstances que nous ne pouvons connaître retinrent Cambray àConstantuno1ule jusque vers le mois de juin dc l'année suivante (1557),Sans qu'il ccsstt pour cela ses fonctions au palais de France. Au con-

U) Lettre de Codignac à l'évùrue de Lodève (ambassadeur à %'euise), eu date dulà mars 1557. Dans une autre lettre postérieure adressée à I'évque d'cqs, succes-seur de M. de Lodve (14 octobre), il énonce avec plus de précision encore ses griefs,vrais ou prétendus, à l'encontre (le son rival. (Voy. Charrière, Négociations dans leLevant, t. 11, p. 409.)

(2) Cha,'rièrc, Nt gncialions, etc., t 11, p. asi

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- 3 -

traire, une lettre du 3 mars (le la même année nous le montre diri-geant à Constantinople les affaires de l'ambassade, tandis que le nouvelenvoyé, la Vigne, était à Andrinople avec la cour (1).

M.

Il partit enfin dans le courant de juin. A son passage à Venise (c'étaitla route ordinaire par où s'acheminaient les voyageurs du Levant, àl'aller comme au retour), il faillit étre victime d'un guet-apens. Un soir,comme il tournait l'angle d'une rue, il fut frappé à l'épaule d'un coupde couteau. L'assassin arrêté, il se trouva que c'était un Piémontais,ancien serviteur de Codignac, qui l'avait tiré du bagne. Cet individuavait quitté Constantinople trois mois avant Cambray, et l'avait précédé àVenise, exprès, disait-on, pour faire le coup. L'affaire fit grand bruit.Henri li fit réclamer le meurtrier par son ambassadeur. La sérénissimerépublique refusa l'extradition, sous prétexte qu'il était étranger, etdéclara qu'tllc instruirait elle-même l'affaire. Le procès trama en lon-gueur, malgré les instances réitérées de l'ambassade française (2), (letelle façon qu'on finit par en perdre la trace dans les correspondancestrès-volumineuses des ambassadeurs, et qu'on ne sait plus aujourd'huini ce que devint le meurtrier (3) rii qui avait armé son bras. Canibrayet la voix publique accusaient hautement Codignac. Celui-ci essaya àplusieurs reprises de se justifier (4); mais nonobstant ses dénégations,sa réputation, qui, à dire vrai, n'avait pas grand'chose à perdre, enreçut une grave atteinte.

De Venise, Cambray revint en Franco, où il ne fit pas un long séjour,car dès le mois de juillet de l'année suivante (158) nous le retrouvonsambassadeur chez les Grisons (5).

(1) Voy. cette lettre dans Cliarriùre, t. II, p. 378.— M. de la Vigne était arrivé ciiTurquie le S février (1557).

(2) Voy. une série de lettres sur ce sujet, écrites par Henri II à I'évèque de Lodèvependant le mois d'août 1557 (collection de Noailles, aux affaires étrangères).

(3) Il se trouvait encore au commencement de 1560 dans les prisons de Venise,et la France n'avait pas cessé de poursuivre son extradition. (Voy. Charrière, t. H,p. 607.)

(Ii) Lettre de Codignac i I'éveque d'Acqs (M. de Noailles), à Venise, datée du Il octobre 1557.— Ibid, P. 409.

(5) « Ayant receu une nouvelle de M. de Cambray, ambassadeur pour le roy auxIrisons, je n'ay voulu faillir S vous en faite part, etc. s (Letire de l'évêque d'lcqs âY. de la Vigne, à Constanlinopie, en date du 5 juillet 158.) Cambray est encorementionné dans une autre lettre du même, datée du 15 novembre de la même année.(Voy. Cliarrière, p. 1177 et 531.)

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- hi -Je regrette, Messieurs, de ne pouvoir vous montrer notre concitoyen sur

ce nouveau théXtre, moins éclatant que celui qu'il vient de quitter, maisoù se débattent encore de grands intérêts, an point de vue de la politiquedu temps. Ni les circonstances ni la durée de cette ambassade ne mesont connues, les recueils imprimés et manuscrits que j'ai consultés nem'ayant offert aucun indice précis (I). il s'agissait, je le suppose, du

4.. même objet qui déterrnin quelques années après, en 1564, l'envoi dePompone de Bellièvre dan le même pays, le renouvellement de l'allianceavec les républiques Grises (2); et sans doute aussi il n'eut guère plusde sujet de se louer de son séjour dans ces contrées que son successeur,lequel, dans une lettre à l'évêque de Limoges, Sébastien de Laube-pisne (encore un nom berrichon, Messieurs, ou qui était h la veille dele devenir), se plaint amèrement de l'inhospitalité des peuples qu'ilvisite.

Ce fut, tout porte à le croire, sa dernière mission. Après l'avoir rem-plie, il revint en France (3), s'arrêta quelque temps à la cour pourprendre congé de ses patrons, puis il regagna le Berry, qu'il n'avait pasvu depuis de longues années et qu'il ne devait plus quitter.

IV.

Aussi, 'n partir de cc moment, ce n'est plus dans les correspondanceset les mémoires des ainbasssadeurs, dans la longue série de nos rela-tions diplomatiques, c'est dans les pages si intéressantes et si fidèles (lueM. de Raynal a consacrées à l'histoire de notre province qu'il faut cher-cher la trace des dernières années de Jacques de Cambray.

Ces traces sont peu nombreuses et n'apprennent pas grand'chose ànotre curiosité. En 1574, Jacques de Cambray devient doyen (lu chapi-tre. Deux ans après, lors des fêtes qui célébrèrent l'entrée du nouveauduc de Berry (4) dans la capitale de la province, il le harangue en cettequalité à la tète de sa compagnie. Une fois ou deux encore nous trou-vons son nom mentionné dans les actes, Soit du chapitre, soit du laville. Et puis c'est tout.

(1) Il existe t la Bibliothèque impériale plusieurs volumes manuscrits concernant lesrelations diplomatiques do la Franco avec la Suisse et les Grisons durant Cette période.(Fonds Brienne, n°' liii, 117, 11) Nulle part je n'ai vu le nom de Cambray mentionné:il est vrai qu'il existe des lacunes.

(2) Avant 150, par suite de ce qui est dit plus haut.() Depuis 1O5 les Grisons étaient sous la protection et à la solde de la France.(4) Le duc d'Alençon, devenu, par suite do la paix de Monsieur, due de Berry, d'Anjou

et de Touraine. (Voy. Ueysul, t. IV, p. ld'J.)

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- -C'est, Messieurs, que sa vie avait été, en quelque sorte, close le jour

où il avait remis le pied, déjà sur le déclin de l'âge, dans l'enceinte desa ville natale, sous le dôme de la vieille cathédrale où s'était abritée sajeunesse.

Projeté hors des limites de sa sphère, il avait touché un moment auxplus hauts sommets de l'ordre social, il avait fréquenté les cours, s'étaitassis à la table des souverains, avait été mèlé à de grandes affaires ; etcet apprentissage avait failli lui coùter la vie. Après vingt ans de labeurset de fatigues, il rentrait au colombier, un peu comme le pigeon dela Fontaine. S'il rapportait au nid toutes ses plumes, il ne lui en étaitpas poussé de nouvelles. La fortune, sans lui ttre précisément enne-mie, ne lui avait tenu aucune de ses promesses. Les hommes qu'il avaitcroisés sur le chemin de la politique et des affaires étaient devenus, pourla plupart, ministres, secrétaires d'Etat, évêques pour le moins; lui seretrouvait simple chanoine comme devant (1).

Est-ce à dire pourtant qu'il ait regretté ces années passées au loin ?Il rapportait de ses voyages et de sa participation aux affaires de sontemps une ample moisson de souvenirs; il avait agrandi le cercle de sesconnaissances; il avait connu les plus hautes notabilités de son époque.Et maintenant que l'age de la retraite avait sonné, il retrouvait encoreà ses côtés, dans une sphère moins haute, mais plus à portée de sonesprit, quelques hommes dont le commerce n'était point sans charmesGassot, qu'il avait connu dans le Levant, et avec lequel il échangeait cessouvenirs chers au coeur des vieillards ; Cujas, avec qui il demeura encommerce de lettres et qui le mentionne honorablement dans sesécrits (2), et d'autres encore qui, à l'exemple du célèbre jurisconsulte,honoraient par leur science et par leurs écrits la cité qui les avait vusnaître ou qui les avait accueillis dans ses murs.

Que pouvait-il souhaiter encore P Sa vie s'acheva dans une paisibleet studieuse retraite, sans profit malheureuseinelit pour la postérité quiaurait pu attendre de lui d'intéressants mémoires de sa vie. Il mourutà la fin de 1586, à un àge que nous devons supposer fort avancé, etl'ut inhumé dans l'église de Soula/gis, à trois ou quatre lieues deBourges. La Thaumassière nous a conservé l'épitaphe de son tombeau /

u Ci gist noble et scientifique personne, messire Jean-Jacques de

(1) Il eut le titre honorifique de conseiller du roi.(2) « .....De qua memini me scribere in epistola ad Jacobum Cambrayum, viriun

ornatisssimum et eruditissimum, inultisque pro rege prseclarc gestis legationibus obi-lissiinum. » (Cujas, Observai., lib. XIV, c. xx.tv.— U lui dédia le i.° livre des Basi-

liques, l'année 1575.)

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- 16Cainhray, vivant Conseiller ttU roy en "(Il] conseil P 1 6d'ltatdoyen en Féglise de Bourges, seigneur le Seulanis 'lqui rLIas:jle 5e jour du mois de Xiri 1586.

\TojIà Messieurs, tout ce que j'ai pu recui]iir sur Lliominu dont j aientrepris non de vous raconter, mais d'esquisser la vie. Puissent cespages, tout incomplètes qu'elles sont, avoir eu pour vous quelque int-rt ! Une autre fois, si vous m'y autorisez et si vous ne craignez j' -que j'abuse de vos moments, je pourrai choisir, dans la liste des psonna-es de notre Iierry, nilés à des titres divers aux affaires du Levaii

L,quelque autre nom digne aussi d'attirer votre attention.

1) Du chef de sa mère, Perrefle de Tieignac.

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LES

DERNIÈRES ANNÉES DE JACQUES COEUR

1.

Messieurs, il fut au xve siècle un homme qui, parti des rangs obscursde la bourgeoisie (1), s'éleva par sonson génie au niveau des a 1-fi' /$

plus hautes positions sociales ; un marchand qui traita de pair avecles plus grands personnages du siècle, qui fut le correspondant et l'ami rde trois souverains pontifes, et qui un jour prêta au roi de France , /pOUr lcY ° / oa 4 a.d

l'aider à reconquérir une de ses provinces; un simple particulie ,# dont9 -

les richesses éclipsèrent celles des plus'r" monarques, qui avaitiv.'

des comptoirs et des palais dans toutes les grandes cités de l'Europe (2)et couvrait la Méditerranée de ses vaisseaux, au point que l'on n'yvoyait, au dire d'un chroniqueur (3), « mât revetu sinon de fleursde lys. t)

Et un jour cet homme, par un revers inoul, précipité de ce faiteéclatant, emprisonné , dépouillé, prosciit, se voit contraint d'errercomme un mendiant de vil le en ville, de royaume en royaume, jusqu'àce qu'il aille mourir, au moment où la fortune semble lui sourire denouveau, sur une plage lointaine, en vue de cette terre d'Asie, théâtrede ses premiers succès et de ses derniers exploits.

Cet homme, Messieurs, vous avez déjà prononcé son nom, c'estJacques Coeur; Jacques Cur, que nous pouvons revendiquer comme'r

(t) cExtraict de petite génération, comme dit Jacques Duclercq dans ses mémoires.

s il Coeur), en sa jeunesse se bouta on marchandises, et petit à petitdevint si puissant qu'il avoit facteurs qui distribuoiiit ses marchandises par toutstoyaulrnes chrestiens, et m^mo comme on disoit, en Sarrasineric et ès pays des infi-dèles, desquels facteurs la plupLrt tic le avoient oncqIes yen. « Jacques Duchercq,

Mémoires.

(3 George Chastellain.

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- 18 -notre concitoyen, bien que plusieurs auteurs contestent à la vieilleMétropole (le notre Berr y l'honneur de lui avoir donné naissance, etqui, en inème temps, par le séjour qu'il fit en Orient à diverses repriseset par les souvenirs qu'il y a laissés, rentre tout naturellement dansle cadre de ces études que vous avez bien voulu agréer et encourager,et (but "idée se trouve heureusement exprimée par ce titre, que m'asuggéré votre honorable secrétaire: Le Berry en Orient.

LI!

Je n'ai point, Messieurs, à vous raconter la vie de Jacques Cnurd'autres l'ont fait ici mènie avant moi avec une autorité que je ne sau-rais prétendre. Un (le vos présidents, dans un ouvrage que vous aveztous tu, véritable monument élevé à la gloire de notre Berr y, l'a résu-mée dans son ensemble avec un remarquable talent d'exposition. Plusrécemment, un autre membre de votre bureau, M. Chatignier, à l'oecasion d'une notice sur la vente de l'hôtel de Jacques Coeur, à Bourges,s'est attaché plus particulièrement aux dernières années (le sa vie, et

•a su mettre heureusement à profit quelques travaux d'une date pos-térieure, que M. Ra y nal n'avait pu connaitre.

Mon cadre, Messieurs,,core plus restreint. Il ne comprend, l)OUFainsi dire, que le dernier épisode, la catastrophe finale de cette exis-tence si féconde en péripéties. Aussi ne prendrai-je (les faits antérieursque ce qui est indispensable pour établir le lien et la suite de ce récit.

Ce fut, comme vous le savez, le 29 mai 1453, à Poitiers, après uneprocédure qui durait depuis vingt-deux mois, que l'arrèt de condamna-tion fut rendu contre Jacques Coeur. Et, à une semaine de là, le 5 juin,le généreux citoyen à qui la France était redevable en grande partie del'affranchissement de son territoire, fut exposé tète nue, une torche dedix livres au poing, sur un échafaud où il dut faire amende honorableii Dieu et au roi, en s'avouant coupable de crimes imaginaires.

Vingt ans auparavant, une autre grande victime avait été offerte enholocauste pour la rédemtion de la France niaismais les juge s de Jeanned'Are étaient (les Anglais!

f

Qu'advint-il de Jacques Coeur après sa condamnation? Pendant queles avides chiens de cour, comme dit l'énergique Thomas Basin, seruaient à la curée tIc ses biens et de ses trésors,.l'ex-argeitjer du roiCharles VII fut réintégré dans sa prison (1) d'oit il parvint au bout de

(1) Au château di Lusiguan, prés de Poitiers.

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- 19,-queliue temps à s'échapper, en corrompant ses gardiens (1). Depuiscette fuite jusqu'au milieu de l'hiver de 1454 à 1455, l'on perd sa trace.Poursuivi, il erra sans doute à l'aventure, tantôt trouvant un abri chezquelqu'un de ses anciens clients demeuré fidèle à sa disgr'tce, tantôtse réfugiant dans les églises et dans les cloîtres, où, malgré le respectprofessé dans ces temps pour le droit d'asile, sa vie n'était pas toujoursen sûreté. Ainsi à Beaucaire, dans le couvent des frères mineurs,Charles Vil l'ayant réclamé, il fut enfermé par les moines dans unecellule, les f'rs aux pieds, vinctus ferreis conpedibus, et ne dut sonsalut qu'au courageux dévouement d'un de ses anciens commis, sonfils adoptif, Jehan du Village (2). Jacques Coeur, depuis sa premièreévasion, avait toujours tendu, à travers les hasards de sa vie errante,à se rapprocher des provinces du Midi, dans l'espérance d'y atteindrequelque poj t où il pût s'embarquer. Jehan du Village, après l'avoirf Itiré des ma ns des moines, Le conduisit par des chemins détournésjusqu'à Nice, où un navire préparé par ses soins prit à son bordl'illustre proscrit et cingla aussitôt vers l'Italie.

Ici , Messieurs, nouvelle lacune qui a donné naissance aux récits lesplus divers et les plus romanesques.

Le plus romanesque, sans contredit, est celui d'un auteur de la fin duxvle siècle, fort décrié à vrai dire, de son vivant même, pour son ignoranceet ses mensonges, André Thevet. Cet André Thevet, qui avait quelquepeu couru le inonde, rapporte que Jacques Coeur, après sa sortie deFrance, s'était retiré en Chypre; que là, il avait épousé une certaineThéodora, fort belle et (l'une famille considérable de l'île, de laquelle ilavait eu deux tiLles, toutes deux mariées et établies très-richement àFarnagouste; qu'il avait amassé en peu de temps de grandes richesses(lui lui avaient servi à bâtir un hospice pour les pèlerins all iant àJérusalem; enfin qu'il était mort, comblé d'heur et (l'anuèesl (lanscette même lIc de Chypre ou l'on conservait Son tombeau avcd cetteinscription 11k jacet Jacobus Coi-dis, civis Bituricensis A-

(1) Quum autem diu in dicto Castro (Lusignan) fuisset assrvatus, tandem, corruptztcustodia, fuga cvasit, et diversas in diversis regni partibus ecclesias ingressuS, conac-quendu immunitatis causa, tandcn cujusdani conventilS Fratrum initiOrUni in Bello-quadro (Beaucaire) sUpra)LtS lihodani salis dit, accola fuit, et inibi, viuctus ferreiscompedibtis, custoditu.Dc rehus gcstts Carolm VII; etc., lib. V, e. 23.

(2) Cet incident ot un de ceux sur lesquels on possède les détails les plus circuits- J.'tancis, grâce au procès de rdhabilitatiofl de Jelian du Villagc. ,'4

- (3) Tel est le récit d'André Tiievet, qui ne s'appuie sur aucune pieuve historique, ct'que les savants autsrs de l'I!istod'c des Croisu(ICS, MM. Michaud et Potijoulai, Onteu le tort d'accueillir, après la réfutation si complète qu'en a donnée Bonauli. Voyez lutome XX des M(JewirCs de l'Académie des inscriptions et belles-lettres.

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20 -

Voilà, je n'en disconviens pas, un agréable roman. Mais ce n'estqu'un roman. L'histoire est plus vraie, malgré ses lacunes, et elle n'estpas moins intéressante. -

Nous avons vu que le navire qui recueillit Jacques Coeur dans le portde Nice avait fait voile pour l'Italie. 11 aborda heureusement i. Livourne,d'où le proscrit s'achemina vers Rome par Pise et Florence.

II est peu probable qu'il se soit arrêté longtemps dans cette dernièreville. On ne pourrait inme, à la rigueur, affirmer qu'il y eÙL séjourné,bien que cette supposition soit rendue plus que vra isemblable par undocument découvert tout nouvellement dans les archives de Florence.C'est une réponse de la seigneurie au roi de France qui avait récan1éPar lettres l'extradition de Jacques Coeur. Cette réponse porte la date du14 juin 1455. La voici traduite textuellement:

Sérénissime monarque, nous avons revu les lettres de Votre Séré-nité, par lesquelles vous nous faites requête d 'appréhender et d'arrêtervotre ex-argentier Jacques Coeur, naguère détenu à Beaucaire par l'ordrede Votre Sérénité, ainsi que quelques autres qui l'ont enlevé de saprison. Sérénissime et invincible prince, il n'est tàche si pénible qui ne/ nous par/ft légère en vue de complaire à Votre Majesté. Mais, au nomde la vérité, nous prenons Dieu à témoin que cet homme n'est point surnotre territoire; et si par hasard il a passé par cette cotitrée, il l'a faitsi secrètement que cela n'est point venu à notre connaissance. Or, l'ondit, et c'est ici un bruit général, qu'il se trouve actuellement à Rome, oùnous n 'avons nul pouvoir: étant disposés d'ailleurs, à nous conformer àtous les désirs et aux ordres de Votre Majesté, que Dieu garde ! et àlaquelle nous flOUS recommandons du fond du coeur(fl. »

Une chose, Messieurs, me frappe en lisant Cette lettre : la violence,ou plitôt la persistance de la persécution allumée contre Jacques

(r(1) Voici le texte do cette pièce qui a été publiée pour la première fois par M. A.

Desjardins, dan, son recueil des IVégocialions diplomatiques de la France avec laToscane, Paris, 1559:fg_41 Scren jssjme rex, recjpimus litteras vestrru serenitatis, per quas nos requifiris utvelimus capere et arrestle Jacobum Crieur, qui dicitur olini fuisse argen tarj usi v5tr,dudum detriitum apud Beaucaire, de mandate ejusdem serenitatis, et flOnnulfosalios qui ipsum de loco ubiat, eripuerunt. Serenjssjm i l U0 lfldctjssirn0 princeps,nihil est tain arditum quod lion videretur nobis facile uOssern (js satisfacero volun-tau vestr^ niajestarjs. Sed, in verbe 'eritatis, testamiir Deum ilium non esse in terri-/t)rio rios Deumet, i foltua per loca nostra transivit, ita Occultuies fuit, ut non venertf ad no/titiam nostrain. Es autem fallait, et ita asserunt niulti, ipsuni esse Roma, quo

Inelidamus »

/I in lo titilla est 'lustra potestas. Nos semper parati surnus ad singula vcstrre statis beneplacita et mandata, quaru cunservet, Àltissjnjus, et cui nos ab intin ublirn-

iis com-

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Coeur. Quel crime lui reste-t-il donc à expier, et où s'arrêtera la fureurde ses ennemis? Celui qui les importunait de sou faste est ruiné, pros-crit, sa fortune a passé tout euière entre leurs uiains et leurs rancunesne sont point apaisées I Ils sont en Possessio n de es biens; que leurfait sa vie? Espèrent-ils noyer leurs remords dans le sang (le leur vic-time ? ou bien faut-il chercher à cette étrange persécution, où lemonarque intervient en personne, une autre cause plus et plusmystérieuse?

Et notez, Messieurs, que le roi, peu satisfait de la réponse de laseigneurie, revient à la charge dans une autre lettre dc la même année.II insiste pour qu'on lui livre Jacques Coeur, qu'il suppose être cachéFlorence. La seigneurie lui répond, toujours sur le même ton (le modé-ration, qu'il a été induit en erreur, que l'homme dont il parle n'est pointà Florence, que s'il y a été c'est à son insu, etc., etc. (1).

La seigneurie disait vrai, pour cet instant du moins: Jacques Coeurn'était plus à Florence; cela était certain, ruais il est certain aussi qu'ily avait été. Il y avait passé du moins au sortir de Livourne et de Pise.Et. sans doute ta seigneurie n'avait pas manqué de le savoir, mais elleavait feint de l'ignorer. Florence, où régnaient les Médicis, pouvait-elletrahir ta cause de Jacques Coeur et prendre parti contre lui pour sesennemis? Non. Car qu'était Jacques Coeur, Messieurs? Un marchandcomme les Médicis!

Quoi qu'il en soit, au 14 juin, date de la première lettre, JacquesCoeur était en sûreté à Rome depuis plusieurs mois. Là il avait retrouvéson ancien protecteur, je dirais presque son ami, le pape Nicolas V,près duquel il avait été envoyé autrefois en ambassade, et qui avaitintrcédé pour lui pendant sa prison (2). Cette intercession, à vraidire, n'avait pas produit les effets qu'on aurait pu en attendre. Les mo-narques français, bien qu'ils s'intitulent les flls'ainés de ['E,-lise, ne sesont pas piqués toujours d'une déférence absolue aux désirs ou auxremontrances de ta cour de Rome. Charles Vil, nonobstant la lettre dusouverain pontife, laissa bel et bien juger et condamner Jacques Coeur.Toutefoi s , en coutemplacion et faveur de N. S. Père le pape », il lui fit

(1) s . . . l)e .Jacob autem Cueur, de quo alias mandavirnls Vestra, Serenitati, scribi-mis ilium neque esse in tcrritorio nostro, nuque a nobis uflum auxiliuni sut subsidiuinlidbuisse. Si occulte transivit ad urbem per ioca nostra, 110e fuit penitus ignotum nobi,.

(2) Entre autres mérites, Jacques Coeur avait eu l'art (le se maintenir danslesbonnes grâces_du saint siège. En- 1445, il avait obtenu du préd)ces.cur de Nicolas V,Eugène IV, des lettres patentes qui le constituaient en quelque sorte le représentantde la catholicité dans toutes les mers et échelles du Levant. (Voir ces lettres dansDupuy, mas. tom. 51, p. 7E)

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gràce de la vie. Nicolas n'en montra que plus (l'empressement dans 1'accueil qu'il fit à Jacques Coeur. Ii traita le proscrit avec plus d'égards qu'iln'en avait jadis eu pour l'envoyé du roi (je Franc.e. Il le logea dans sonpropre palais, et non content (le CC témoignage public, il lut à quelquetemps de là, en présence de tous les cardinaux, un monitoire empreintd'une haute estime pour la personne et le caractère (le Jacques Coeur,dans ioil0il le justifie de l'un des principaux griefs articulés contrelui (1), et le représente comme une victime des calomniateurs et desenvieux.

Cette lettre porte la date du 16 mars 1655. Quelques jours après,Nicolas V mourut., et un nouveau pape, Calixte III, lui succéda sur letrône tic saint Pierre.

Cet événement, suivi bientôt de l'annonce de la croisade contre lesTurcs, détermina une nouvelle et dernière crise dans la destinée de Jac-JUCS Coeur.

4 . .1.

II!.

Ici, Messieurs, lions devons rétrograder de deux années.

J!

Le 29 mai 1453, le même jour où fut prononcée la condamnation deJacques Coeur, un événement qui a marqué profondément sa trace dansl'histoire s'accomplissait à l'une des extrémités de l'Europe Constan-tinople tombait au pouvoir dei Turcs, et le croissant remplaçait la croixgrecque sur le dôme de Sainte-Sophie.

Celte catastrophe devait avoir et eut en effet un grand retentissementen Occident Le zèle religieux, l'ignorance, la surprise, la peur, exa/y_rèrent à l'envi le désastre. Voici en quels termes un contemporain, Jac-miues Duclercq, rapporte la fatale nouvelle

« En l'an de l'incarna on de N. S. 1453, la nuict de la Sainct Martindhiver, en Lille en F1ndres, arriva un-" envoyé par flostresainct Père le Pape Nicolas devers le duc Philippe (le Bourgoigne,lequel chevallier apporta une lettre audict duc, de par ledict pape Nicolas,con lenaut commuent le grand turc, accompagnié de la grande inultittidedc payens et sarrazins. estoient entrés en chrestienneté, et déjà avoientpeins la cité de Constautinopleen Gièce, et l'empereur décollé, sa femmeviolée. traisnée l'hostie consacrée au précieux corps de J-C. par lesrues, le corps de madame Saincte Sophie/ ars et hruslé, destruicitoute ladicte ville, et OCCIS les chrestiens grids et petits. . Pourquoy

(1) Celui d'avoir reçu du saint-siige des soriime cousidrabjes. Voir le tcte dc CCtlocuiiiet daiis les Psees pour les /iisioire.ç de C/,arle.ç Vif ri de l.r,ttiç Xi, p. 31j7•

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lediel Pp pliutt et icqutrOit au duc de Bourgmgne que, comme bonchrestien et fils de la saincte I lise, il se voulust disposer à faire aideaux chrestiens contre les ennemis de la foy, etc. (I). »

Voilà certes un tableau pathétique, bien propre à émouvoir les esprits.Les Grecs cu-mèmeS, si fertilc,s en i0yent jøflS, n'eussent pas trouvé

mieux.Mais à tout cela il y a quelques petites objections:P L'empereur n'avait pas été décollé, attendu qu'il périt dans la

mèlée et qu'on n'est pas bien certain que sou corps ait été retrouvé.

20 L'impératrice sa femme n'avait pas été violée, attendu que si lefait eût été véritable, les historiens byzantins n'eussent pas manqué dele rapporter.

:3o La ville entière ne fut pas détruite, ni les chrétiens o grands etpetits)) mis à mort, attendu que le sultan, dès qu'il eut fait son entréedans la ville, vers la huitième heure du jour, arrêta l'oeuvre de destruc-tion, et que peu de jours après il publia un édit qui rappelait lesfugitifs en leur garantissant la sécurité de leur vie et de leurs biens,ainsi que la libre pratique de leur religion. Il avait défendu qu'on tou-chtt aux églises et aux autres monuments; et, la première fois qu'ilpénétra dans Sainte-Sophie, voyant un soldat occupé à briser les mar-bres et les mosaiqueS du temple, il l'abattit à ses pieds d'un coup deson cimeterre. C'était un homme rempli de contrastes que ce terriblejusticier, mêlant volontiers la poésie et la réflexion philosophique auxsombres images de la guerre. Lorsque, au sortir de Sainte-Sophie, ilalla visiter le palais des Blaquernes, résidence des derniers empereurs,il fut saisi d'une soudaine mélancolie, et à la vue de ces voûtes, naguèretémoins de tant de splendeurs, aujourd'hui nues, mornes et abandon-nées, on l'entendit répéter tout bas ce distique d'un poéte persan:

L'araignée s'établit comme gardienne dans le palais des empereurs,et tire son rideau (tisse sa toile) sur les portes; la chouette fait retentirles voûtes royales d'Efrasiab de son chant lugubre. »

4 9 Enfin, pour ce qui est du corps de « Madame sainte Sophie, »lequel aurait été « ars et brûlé,» les Turcs, si véritablement ils eussenteu de tels mauvais desseins à son endroit, auraient été assez empêchés,j'imagine, de les mettreà exécution, attendu que la sainte Sophie d'oùla fameuse basilique a pris son nom n'est nullement un être de chairet d'os, la sainte (le la légende, mais la Sagesse (Sophia) du Dieu très-

( j ) Mnwircs de Duclercq, liv. III, cliap. 5.

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2h -Puissant appellation que les Turcs, encore aujourd'hui, lui ont con-servée.

Trois siècles et demi auparavant, des récits analogues, colportés parun simple pèlerin, avaient suffi pour arracher, pour ainsi dire, l'Europede ses fondements et ta précipiter Contre l'Asie. Mais te goût des croi-sades était passé depuis longtemps. En vain le pape Nicolas, (Jans uneencyclique adressée à tous les monarques de la chrétienté, les conviaà se liguer contre les infidèles. Le cri de détresse poussé par le pontifen'éveilla nul écho dans l'âme des princes occupés d'autres intérêts. LesPeuples furent plus vivement impressionnés. Quand on lisait dans leséglises (le France, d'Italie, d'Allemagne, la lettre (lu souverain pontife,tous les assistants se sentaient frémir, mais pas un ne s'arma. Le cride u marchons! Dieu ve! » ne retentit nulle part. iL quelques au-m. ônes versées entre les mains des légats (lu pape témoignèrent seulesdes sympathies effectives que l'Occident prenait à la grande catastrophequi venait d'affliger l'Orient.

/ Cependant Nicolas ne perdit pas courage. Le produit de s aumônes,200,000 éCUS d'or que renfermait le trésor pontifical, e dime qu'ilfrappa sur les biens du clergé, sans oublier lesjuifs que cela ne regardaitguère, lui permirent (l'équiper une flotte de seize galères qu'il destinaità combattre les infidèles. La flotte était prêle à mettre à la voile quandil mourut. Son successeur, Calixte, héritier de ses projets, mit la der-nière main à l'expédition, dont le commandement supérieur fut dévoluau patriarche dAquitée.

ral.Jacques Coeur commandait en second avec le titre de capitaine géné-

Ecclesiœ capitaneus generalis contra injideles: ainsi S'exprimel'obituaire de la cathédrale de Bourges à la date (lu 25 novembrel4G (I).

Iv.

Ne soyez point surpris. Messieurs, de cet aspect nouveau sous lequelse présente à nous notre illustre concitoyemi. Son titre, sa mission s'ex-pliquent suffisamment par les événements antérieurs de sa vie, ce qu'onnommerait aujouril'lmuj ses •intécédeiits.

Notons (l'abord, comme l'a justement remarqué M. Henri Martin,que Jac;jes Coeur, une des grandes capacités de son siècle, la plus

(1) L'oijitudre ne porte pas l'indicationde 1'animic. Sur ta date de 1546 et celte de1455, voyez Ilaynai, tom, III. P. 04.

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grande peut-être, était propre à tout, à la paix comme à la guerre 1 etsurtout à la guerre de mer. Il avait longtemps navigué sur ses propresvaisseaux avant que la multiplicité et l'importance croissante de sesaffaires l'eussent fixé en quelque sorte en France et à la cour. li con-naissait, p'' les avoir visités à diverses reprises, tons les parages,toutes les place maritimes ou commerçantes du Levant. Dès l'année1432, un écur du duc de Bourgogne, Bertrandon de la Brocquière,dans la relation manuscrite d'un pèlerinage en terre sainte qu'il ac-complit à la même époque, mentionne sa présence à Damas, en Sy-

rie (1). « Et quand nous fusmes venus à Damas (dit-il), nOUS y trou-vasmes plusieurs marchands françois, vénitiens, génois, florentins etcatalans, entre lesquels y avoit ung François, nommé Jacques Cueur,qui depuis, a eu grant autorité en Franco, lequel nous tlist que la yallde

(galère) de Narbonne, qui estoit allée en Alexandrie, devoit revenir àltarth (Beyrouth), et estoient lesdits marchands françois allés pourael!pter aucunes marchandises et denrées, comme espices et autreschdses, pour mettre sur ladite gallée. n

Ce fait, Messieurs, mérite de vous être signalé. 11 montre qu'à cetteépoque l'Italie et l'Espagne n'étaient plus seules à trafiquer dans le Le-vant, et que les marchands et les navires te notre pays commençaientà affluer de nouveau dans ces contrées où la Franco, à l'époque descroisades, avait joué un si grand rôle. Mais depuis la prise de Saint-Jean-d'Acre par les mameluks et l'expulsion des chrétiens de la Pa-lestine (19l), les choses avaient bien changé de face. Le coin -merce di Levant avoit passé presque tout entier aux mains desGénois et des I'isans. C'étaient des navires de Pise et de Gênes, enconcurrence avec les bâtiments vénitiens et catalans, qui venaient char-ger dans nos ports, par l'intermédiaire des comptoirs italiens d'Avignonet du comtat venaissin, les produits de notre industrie et les marchan-dises que nous recevions en transit, les laines du Berry, les draps duLanguedoc, les peaux d'agneaux de Bourgogne et d'Angleterre, lestoiles de Flandre, et les transportaient dans les échelles. Le pavillonde la France avait presque disparu de la Méditerranée.

/'//C

2 0

(t) A cette époque, Plus d'un demi-siècle avant la découverte du passage du cal) deBonne-Espérance, Damas, par sa position le lon g de la ligne principale de communies -

Lion entre les Indes et l'Europe, au point de rencontre des deux grandes caravanes qui,de l'Anatolie et de la Perse, se rendent chaque année à la Mecque, était nue placecomnnierçaute de premier ordre et le centre le plus important des échanges entreI'Europc et l'Asie échan ges considérables, qi comprenaient les produits et les denréesdes dcu$mnommdcs d'une part, les épices, les aromates, l'ambre, les perles, lespierresioeieuses, les armes du luxe, les tapis, les riches étoffes; de l'autre, le fer, t'étaimm,1 plomb, le cuivre, la verroterie, le savon, les dra ps, etc.

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V,

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Or, Messieurs, Jacques Coeur avait résolu d'abolir ce monopole, rui-neux pour notre pays, et (le rouvrir au commerce et à la marine (le laFrance la route directe du Levant et des Iodes (1). 11 entreprit de lutterseul contre les cités, des républiques puissantes, contre des préjugésséculaires, et il réussit par sa persévérance et son audice. A partir de1432, au retou' de ce voyage où il avait été rencontré à Damas parliertrandon de la Brocquiére, il établit le centre de sesa6oiis à Mont-pellier, qui communiquait avec la mer par un canal, t où il avait faitconstruire une loge (bourse des marchands), de la plate-forme de la-quelle il pouvait 'voir ses flottes entrer dans le port de l.atter, situé àl'extrémité du canal, chargées des marchandises et des produits du Le-vant (2). Les temps étaient bien changés. La France avait reconquisune large part dans l'empire commercial de la Méditerranée, et cette

\

conquête était l'oeuvre de Jacques Coeur.

V.

Vous ne vous étonnerez plus à présent, Messieurs, de voir notre com-patriote dans le poste éminent, et étrange au premier abord, où ila été appelé. En même temps que ses talents et son habileté éprouvés,le souvenir de ses anciens vo yages et de ses premiers succès dans leLevant, les relations qu'il y avait conservées, le désignaient naturelle-ment au choix de Calixte, les mêmes causes, bien que se rattachantpeut-être à des 'vues plus personnelles, (levaient porter Jacques Coeur àaccueillir les propositions du pontife. Sans parler (le ce qu'vait d'ho-norable en soi le commandement qui lui était offert, qui peut direquelles perspectives ouvrait à son imagination ce retour vers les belleset riches contrées qui avaient été comme la l'erre promise de sa jeu-riesse? Il atteignait à peine le ternie (le l'âge mûr. Si les travaux, leschagrins avaient affaibli son corps, ils n'avaient rien enlevé à la vi-

(1) « Le premier de son temps (dit Thomas Basin), il fit construire et armer desnavires qui transportaient clans le Levant, et jusqu'à Alexandrie d'Egypte, les draps ouautres objets fabriqués dans le royaume ou tirtn des pays voisins. Comme marchan-dises de retour, ces navires rapportaient différents draps de soie, toutes sortes d'aro-mates qui étaient vendus dans les provinces riveraines du Rhône, d'où ils se répan-daient non-seulement dans tout le centre et le nord de la Gaule, mais en Catalogueet dans les autres contrées adjacentes, ce qui était tout à fait insolite en Francecar auparavant et depuis fort longtemps, cc commerce se faisait par l'intermédiaired'autres nations, notamment des Vénitiens, des Génois, et des Barcelonais. ' (Basin,liv. 1V, chap. xxvi.

(2) Cette loge existe encore. Voyez l'Iliatuire de. Vontpellicr, par d'Aigrefeuille,1737.

j

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gueur ni à l'activité (le son esprit. L'orient ne pouvait-il pas étre uneseconde fois le berceau de sa fortuite?

Il partit. la flotte, au sortir d'Ostie, cingla en droiture vers l'île deRhodes. d'où, après une relàche de quelques semaines, elle remontal'Archipel, le long du littoral asiatique, quelle ravagea. Tel était, eneffet, le principal objet de l'expédition : inquiéter les Turcs par de fré-quentes descentes sur la côte de l'Anatolie, afi n d couvrir les lies voi-Suies de Chio, de Lesbos, (le Lemitos, d'Imbros, de Samothrace, quemenaçaient les armes musulmanes. Cette sorte de croisière dura troisannées au dire (le l'historien Michel Ducas. Mais Jacques Coeur ne de-vait pas en voir la lin. Dans l'automne de 1456, il tomba malade à Chio,SRBS doute des suites (l'une blessure reçue dans quelque engagement(c'est (lu moins ce qu'il est permis (l'inférer d'une phrase de Basin) (1),et mourut à quelques semaines de là en pardonnant au roi et à sesennemis (z). » Un passage de la chronique de Jean d'Auton nous ap-prend qu'il fut enseveli dans l'église des Cordeliers de Chio. Après avoirraconté les suites d'une descente que tirent les Français dans l'itt en1501, le chroniqueur ajoute s lÀ moururent aussi lllancquefOrt, Ar-zelles et plusieurs autres, lesquels furent enterrés dans l'église des Cor-deliers, et solennellement servis. Auquel lieu est pareillement en-

s.pultwrd feu Jacques CUeUT, dedans le milieu du choeur de ladite

église (S). eCc témoignage si précis et qui emprunte une grande autorité à la

personne mnème du chroniqueur (4), soulève un coin du voile qui nousavait caché jusqu'ici les dernières années de Jacques Coeur, et avaitinspiré à Villon ces stances mélancoliques, qui contrastent avec le tonhabituel du pofte:

De pauvreté me guermentant.SouventeS fois me dit le coeurHomme, ne te doulouse tantEt tic demaine telle douleurSi tu n'as tant que Jacques Cueur;

(1) Qun in .ttreflllltln se atiquanto tentor8 in hujusmOdi »avatt pradnea'..se(eFerCU(O, nwrs bide contracta eum ad eticioreni vilain ca; hoc OI.StUbêI. i mcc crû-

cari!.Basin, t. I, p. aie.(2) Basin, ibid.(3) ChroniqUe de Jean d'Auto», (t la date do 1501.(li) D'Auton, suivant Bonami, connut particulièrement les enfants de Jacques Coeur,

de la bouche desquels il avait pu recueillit certaines particularités concernant leurpère. M. P. Clément fait, en outre, la remarque que les lettres de rémission, délivrées

Ilde Jelian du Village, au mois de février 1h56, sont cr.)ntre-Par Charles VII esignées par diverses personnes au nombre desquelles figurj messire Jean d'Autoi. C'é-41);

tait. peut-èti'e le père ou un oncle du chroniqueur.j I

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- 28 -M 3'P ulx VaitIt vivre soubs gros bureaux (I)Pauvre, qu'avoir esté seigneurEt pourrir soubs riches tombeaux.

Qu'avoir esté seigneur ! que dys?Seigneur, hélas! ne l'est-if mais ?Selon les aUteflticques dits,Son lieu ne cognoistra jamais, etc. (2).

Ainsi donc, il ne saurait plus y avoir de doutes quoique bien descirconstances restent encore à expliquer) touchant l'année et le lieu oùmourut Jacques Coeur. Mais ce n'est là qu'une partie du problème quise rattache it notre grand concitoyen. Un autre mystère reste à éçiaircir,celui de sa disgrâce.

VI.

Sans doute, Messieurs, il vous sera arrivé, comme à moi, en voyantcet homme, qui avait si laborieusement et si artistement composé savie, précipité tout à coup et sans transition danis un tel ablme de mi-sère, de vous demander quelle cause avait suscité Contre lui une si vio-lente tcinpéte. Que dcs courtisans jaloux aient conspiré sa ruine, riende mieux; que te roi se soit fait te complice d'une odieuse intrigue, etqu'il ait sacrifié sans hésitation un fidèle et loyal serviteur qu'il trai-tait en ami (3), il est permis encore de ne pas s'étonner, si l'on songe que

Les rois ne sont souvent que d'illustres ingrats.

Or, en fait d'ingratitude, Charles VII avait fait ses preuves.

Mais cette haine qui s'attache aux pas du proscrit et le suit jusquepar delà l'exil, cette Persécution qui survit, pour ainsi dire à son objet,cette rancune après le triomphe, comment l'expliquer Basin laisseentrevoir le mystère sans le découvrir. La réserve significative avec la-quelle il s'exprime, et qui rappelle la manière de Tacite, ouvre un librechanip aux conjectures . « Sans nul doute (dit-il), on lui imputait quel-que chose à crime, et sa condamnation fut seulement poursuivie avecles apparences de la justice (1). »

(1) Bureau, étoffe de bure.(2) V

i llon, Grand teslanten/.\ (3) o Le roi le traitait avec une familiarité que beaucoup de personnes prcnaient

I pour de l'amitié. » Basin, liv. V, chap. 33.t (4) Basin, ibid.

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Il en est ainsi dans la plupart des grands procès qu'a enregistrés l'his-toire . Les véritables motifs de la condamnation ne sont pas toujoursceux qu'énonce l'arrèt des juges. Ainsi, le crime des Templiers n'étaitpas leacrilége, ni le crime de Jeanne d'Are la magie, ni le crime deFouquet la41oncussion. Le crime de Jacques Coeur ne fui pas l'exporta-tion des maux précieux ni le trafic avec les infidèles. Ce ne fut pasmâme les convoitises excitées par son immense fortune; car, je le ré-pète, si ces convoitises suffisent pour explir Je procès; la condamna-

tion, elles n'en expliquent pas les suites.

Il faut donc chercher autre chose, quelque grief particulier, personnel

CII quelque sorte au monarque, et qui détermine, s'il ne le justifie pas,le rôle qu'il a joué pendant et après le procès. Mais quel sera ce grief PL'empoisonnement d'Agnès Soret? L'imputation était absurde au pointque l'accusation elle-même dut l'abandonner. Ne serait-ce pas plutôt unmotif tout opposé? Quelque chose de personnel encore à l'ex-favorite,mais d'une autre nature, 0. Qu i se serait révélé plus tard? Quelque in-trigue sur la trace de laquelle on aurait été mis par la saisie de ses pa-

piers ?

Entrons un peu dans cette affaire, non avec la prétention d'éclair-cir un mystère, dont la découverte après tout importe peu à l'histoire,mais pour notre satisfaction propre et en vue de déterminer la partqui peut revenir à notre compatriote dans sa disgrâce.

Je prononçais, il y a un moment, le nom de Fouquet. Je ne sais pour-quoi, en me retraQant la 'ie si diversement agitée de l'argentier deCharles Vil, je songe involontareilleflt au surintendant des financesde Louis XIV Comme Fouquet, Jacques Coeur eut le tort de jouirtrop fastueusement de sa fortune. Cet homme si habile, si clairvoyantdans les affaires de ce bas inonde (in mundanis actibus eculaluuz valdeet industrium) (1), manqua en ceci de retenue et de prudence. Le fierjeu de mots qu'il avait pris pour devise « A vaillanis cuers (coeurs)

rien impossible » figurerait assez bien à côté du fameux Quo non as-

(endain ! qui choqua si fort l'orgueil de Louis XIV et qui fut la première

cause de Ja tli g ràce de Fouquet. L'hôtel que Jacques Cœur avait taitconstruire à Bourges, et qui surpassait en magniticeuce, au dire deBasin, les plus fastueuses demeures de la royauté, rappel l e les splen-

deurs (le Vaux, ce Versailles anticipé n, suivant l'expression de M. deSainte-Beuve. On sait quel fut le second crime (le Fouquet. L'abbé deChoisy L'indique très-clairement dans ses mémoires, et Boileau s'en est

yi) Basin.

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sou v enu dans co virs dont I 'al Iusioit état saisi par u us les con tem-poraitis

Jamais surintendant ne trouva de cruelles...

/Fouquet se trompa pourtant en ceci, et il paya cher la hardiesse

f . qu'il avait eue d'élever Ses vues jusqu'à Mile de la Vallière(

f Les Tais mal ais&iiucnt souffrent qu'on leur riisisto.

Ils souffrentcrce'ns qu'on marche sur leurs brisées. Le pi-6-somptueux Fouquet l'apprit à ses dépens

La inéine chose, ou quelque chose d'analogue, n'a-t-elle pas pu arri-ver à Jacques Coeur à l'encontre de la belle Agnès?

Une sculpture allégorique quI décorait anciennement une (les cham-bres de l'hôtel de Jacques Coeur à Bourges (la chambre dite du Tr(,,sor)donne bien un peu à penser à cet égard. Vous en jugerez vous-mêmes,Messieurs, par cette description empruntée à un ouvrage contemporain,et dont j'ai pu vérifier l'exactitude 4eio&4 p émorfirr.

« Le premier plan est formé par trois personnages. Au milieu (l'uneforêt, un chevalier en costume de cour, la dague au poing, et dans le-quel on cro yait reconnaltre Jacques Coeur lui-même, s'avance mysté-rjeusejnpnt vers une jeune femme à. demi couchée sur des fleurs, magni-fiquement vêtue, et portant la main à sa toque pour en retirer une cou-ronne. Il montre du doigt une fontaine dans les eaux de laquelle se ré-fléchit une tète couronnée qui se détache du feuillage touffu d'un chêne.Cette tête fixe avec un vif sentiment (le curiosité la scène qui se passe àquelques pas. A gauche du chevalier, on distingue, blotti derrière unpommier, un fou, tenant d'une main sa marotte et contemplant cettemême scène avec un Sourire malin et narquois (1). »

J'oubliais, Messieurs, un détail caractéristique. Sur le haut du pom-mier perche un oiseau, - un coucou.

Que vous semble (le cette représentation? Est-ce qu'elle ne prête past bien (les conjectures? Et faut-il nous étonner si la malignité de nospères, après avoir vu .Jacques Cœur dans le chevalier s a vu dans la

/ jeune femme parée comme pour un rendez-vous, la Jum —Agnès, etf (lauls la figure qui sort du chêne, son royal ami Charles VII?

Le coucou perché sur le pommier complétait l'allégorie.

Je dois dire néanmoins que des hommes très-compétents que j'aiconsultés, notamment le savant éditeur de Basin, M. Jules Quicherat,

l) Salvador, I'Ortcnl et la Méfliierranée.

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- 31 -repoussent cette interprétatioli, non comme attentatoire à la vertu de la« (lame de beauté » (l'argument ne serait point sans réplique), mais-comme témoignant de la part de Jacques Coeur un excès de présomp-tion et de maladresse incompatibles avec le tact et la prudence que luireconnaissent tous les contemporains. Qu'il ait été l'amant, - l'ainaiitheureux de la maîtresse du roi, passe encore, bien qu'il paraisseavoir été un homme de moeurs réglées, et point du tout, comme Fou-quel, u insatiable sur le chapitre des femmes; » mais d'avoir lui-mêmedivulgué, exposé aux regards sa bonne fortune, au risque de ce (lui pou-vait en advenir cela passe toute vraisemblance.

Oui, sans doute; mais le plus sage a ses instants de folie s et la vanitéa tourné tant dc têtes! Vous vous rappelez les paroles du fabuliste

Amour! amour! quand tu nous tiens,On peut bien dire Adieu, prudence!

La vanité sous ce rapport est pire que l'amour.Je n'insiste pas, Messieurs, et je vous livre mon hypothèse pour ce

qu'elle vaut, abandonnant à votre sagacité le soin de la compléter ou(le la réfuter. J'ajouterai seulement que, fût-elle admise, elle ne diminue-rait rien à mes yeux du mérite de notre concitoerl. L'homme qui réu-nit des qualités et des aptitudes si diverses, - le négociant qui fondatant d'établissements utiles et qui ouvrit des voies nouvelles au com-merce de son pays, —le diplomate qui entama et soutint tant de ilégo-ciations importantes, - le ministre qui, à la distance de deux siècles,fut l'inspirateur et le précurseur de Colbert, - le citoyen généreux, (lui,tandis que les grands seigneurs, enrichis par les largesses du roi, simu-laient l'indigence et inventaient (le faux prétextes pour se dispenser devenir à son aide (1), prêtait au roi une partie de sa fortune pour la con-quête de la Normandie, en ajoutant ces simples paroles : u Sire, tout ceque j'ay est vostre, » - le soldat intrépide qui combattit et mourut pourla foi, - un tel homme a droit à notre admiration, et M. Il. Martin araison quand il fait de lui la plus grande figure du règne (le Charles Vil,après, bien entendu,celle à qui nul n'est comparable », icarnie(l'Are.

(1) Piuribus ex inagnatibus, qui Iargitionc regia erant refectissimi, inopiam simulan-tibusac falsas et fiivolas excusationes airerentibus.(BASIN, lib. V, cap. 20.)

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