Lʼ INFINI SYMBOLIQUE DE LA METAPHORE...

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Universidad del Quindío – Armenia Revista Disertaciones N°2. Año 2. ISSN: 2215-986X. Pp. 33-63 33 Lʼ INFINI SYMBOLIQUE DE LA METAPHORE POETIQUE CHEZ DURER: MELENCOLIA I * THE INFINITE SYMBOLIC POETIC METAPHOR. ALBRECHT DÜRER. MELENCOLIA I DOINA CONSTANTINESCU Universidad Lucian Blaga- Rumania Φ 1. Introduction Considérée toujours comme une œuvre programme, la gravure en cuivre La Melencolia I (1514), contient une somme considérable de principes philosophiques de l'humanisme européen. Dans son Anatomie de la Mélancolie, R. Burton apprécie la gravure d’Albrecht Dürer comme la plus importante représentation encyclopédique sur le tempérament mélancolique. 1 L’idée que la gravure se place en tête d’une série de quatre tableaux consacrés au sujet des quatre tempéraments, dont une serait manquante ou constituée par l’Adam et Ève de 1504, est vraisemblable. Donc, les trois célèbres gravures Le Chevalier, le diable et la mort (1513), Mélancolie (1514), et Saint-Jérôme dans sa cellule (1520), révèlent la maîtrise et la pleine maturité de l’artiste. Apparemment très différentes, les gravures sont considérées comme faisant partie d’un triptyque imaginaire qui veut illustrer les trois vertus scolastiques : morales, théologales et intellectuelles, interprétées par Dürer dans l’expression esthétique des trois voies : La voie chevaleresque ; La voie monastique; L’Art Royal. 2 Dans la Melencolia I, le pessimisme culturel, le pathos de la profondeur et le sentiment du sublime évoquent le spécifique de l’imagination germanique et aucun élément de cette composition allégorique ne doit sa présence au hasard. * Recibido: 7 de abril 2011 y aprobado el 6 de mayo de 2011 Contacto: [email protected]

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Lʼ INFINI SYMBOLIQUE DE LA METAPHORE POETIQUE CHEZ DURER:

MELENCOLIA I*

THE INFINITE SYMBOLIC POETIC METAPHOR.

ALBRECHT DÜRER. MELENCOLIA I

DOINA CONSTANTINESCU†

Universidad Lucian Blaga- Rumania

Φ

1. Introduction

Considérée toujours comme une œuvre programme, la gravure en cuivre La Melencolia I

(1514), contient une somme considérable de principes philosophiques de l'humanisme européen.

Dans son Anatomie de la Mélancolie, R. Burton apprécie la gravure d’Albrecht Dürer comme

la plus importante représentation encyclopédique sur le tempérament mélancolique.1 L’idée

que la gravure se place en tête d’une série de quatre tableaux consacrés au sujet des quatre

tempéraments, dont une serait manquante ou constituée par l’Adam et Ève de 1504, est

vraisemblable. Donc, les trois célèbres gravures Le Chevalier, le diable et la mort (1513),

Mélancolie (1514), et Saint-Jérôme dans sa cellule (1520), révèlent la maîtrise et la pleine

maturité de l’artiste. Apparemment très différentes, les gravures sont considérées comme

faisant partie d’un triptyque imaginaire qui veut illustrer les trois vertus scolastiques : morales,

théologales et intellectuelles, interprétées par Dürer dans l’expression esthétique des trois

voies : La voie chevaleresque ; La voie monastique; L’Art Royal. 2 Dans la Melencolia I, le

pessimisme culturel, le pathos de la profondeur et le sentiment du sublime évoquent le

spécifique de l’imagination germanique et aucun élément de cette composition allégorique ne

doit sa présence au hasard.

* Recibido: 7 de abril 2011 y aprobado el 6 de mayo de 2011

† Contacto: [email protected]

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2. Les archetypes de la gravure

Dans Saturne et la mélancolie, Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, et Fritz Saxl

étudient l’imaginaire symbolique de la mélancolie en confrontant les représentations

thématiques de Saturne (mythologie) avec l'image de l'ascétisme monastique du typus Acediae

et celle du typus melancholicus (géométrie et beaux-arts), le protagoniste des textes poétiques,

scientifiques ou philosophiques : « Du point de vue de l'histoire des types, la gravure de Dürer

se compose, en ses détails, de certains motifs mélancoliques ou saturniens traditionnels (…)

mais, prise comme un ensemble, on ne peut la comprendre qu'en la regardant comme une

synthèse symbolique du typus Acediae (l'exemple popularisé de l'inaction mélancolique) et du

typus Geometriae (la personnification scolastique d'un des ”Arts libéraux”) ».3 Nous avons

conçu notre argumentation dans l’esprit de cette réflexion qui rassemble le pôle humoral et le

pôle saturnien.

2.1. Typus melancholicus

Le typus melancolicus est considéré comme l’emblème de ce sentiment infini. Dans

les représentations artistiques de la mélancolie, comme dans la fameuse gravure de Dürer, le

protagoniste principal est un personnage grave, avec la tête légèrement inclinée, la joue posée

sur la main gauche, le regard fixant un point précis et pourtant indéterminable. Assis devant un

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travail en cours d’exécution, cet ange solitaire, dont la robe aux plis lourds ne parvient à

masquer ni la souffrance contemplative ni l’écœurement quant à la vie, représente la figure

triste et velléitaire de l’artiste, puisque la mélancolie est profondément liée au génie de la

création artistique. Dans ce contexte, l’influence astrologique de Saturne/ Kronos/ Xrônos/ le

Temps, à la fois Dieu cannibale et Dieu de la science et de la contemplation philosophique, est

perceptible chez ceux dont l’esprit est prédisposé à la contemplation et à la recherche des

choses raffinées. 4 Considérée comme une planète ambivalente, parce qu’elle est dominée par

deux aspects extrêmes, à savoir d’être à la fois une planète funeste qui apporte le malheur, et

une planète noble, perçue comme la plus séduisante des planètes, Saturne marque de son

empreinte la vie de ceux qui portent son signe astral. Le typus acediae est assimilé au mal

monastique dont il partage les symptômes, puisque l’image du mélancolique est

essentiellement négative. Ce balneum Diaboli de l’ange dürérien, c’est le démon du midi qui

aplatit la ferveur christique, représenté par le type qui exerce la paralysie des sentiments ou

l’ankylose de l’affectivité dans le prolongement de l’atonie mélancolique. Pour E.

Panofsky, la figure de la mélancolie chez Dürer se situe au croisement de l’ancienne acédia

médiévale, c’est-à-dire la torpeur, la paresse, l’ennui, le vide intérieur, l’incapacité à

travailler, (la raison pour laquelle tous ces outils sont là, autour d’elle, abandonnés, sans usage,

donc un type médiéval religieux, spirituel) et, de l’autre côté, l’esprit de la géométrie,

l’intelligence lucide qui renvoie au monde nouveau de la Renaissance.

2.2. Typus geometriae

Etudiant la géométrie comme le cinquième ”art libéral” et les techniques de la

perspective comme des phénomènes stylistiques et culturels, dont la fonction subit un procès

radical d’historicisation, Dürer transforme la perspective de la gravure dans lʼespace d'un

géomètre et d'un artiste de génie, qui cherche les justes proportions esthétiques. L'art de la

mesure est alors une espèce de propédeutique pour le peintre amoureux des formes, des lignes et

des courbes géométriques. Ainsi, une seule image peut activer plusieurs distances et devenir le

lieu nodal des différents espaces physiques et/ou symboliques, même inconciliables entre eux.

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Le livre, l'encrier et le compas se réfèrent à la géométrie pure, le polyèdre en pierre à la

géométrie descriptive et à la perspective, en particulier à la stéréographie, le carré magique, le

sablier, la cloche et la balance se réfèrent à la mesure de l'espace et du temps, les divers outils et

instruments techniques, « le rabot à moulures, l'équerre et le marteau signifient la géométrie

appliquée à l'artisanat et au bâtiment. » 5

En proposant une géométrie mélancolique et une mélancolie qui géométrise, Dürer

opère, en réalité, une « double inversion de sens » par laquelle la géométrie acquiert une âme et

l'acédia un esprit : « Quand Dürer fondit le portrait d'un ”ars geometrica” avec celui d'un

”homo melancholicus” (...) il dota l'un d'une âme, l'autre d'un esprit. » 6 Dans la composition

de la gravure, Dürer dispose les instruments lucratifs, qui permettent de mesurer, de tracer, de

polir des surfaces, parmi les instruments qui nous indiquent la faculté imaginative de la création.

Cette mise en relation de la mélancolie et de la géométrie renvoie à Saturne, planète qui les

gouverne toutes deux. D'un côté, le savoir et la méthode de la géométrie descendent dans la

sphère de la finitude et de l'échec, de l'autre côté, le tempérament mélancolique s'élève à la

hauteur de l'intellect en proposant une contemplation et une perspicacité différente de celle de la

raison.

3. Hermeneutique de l’oeuvre d’art

Avant d’aborder effectivement l’herméneutique de la Melencolia I, il faut dire qu’il

y a une tradition, inaugurée en France par G. Bachelard et continuée par l’histoire moderne de

la culture (Giorgio Agamben, Yves Hersant, Louis Marin, Erwin Panofsky, Jean Starobinski),

qui vise l'explication du concept de la mélancolie, en relation avec sa structure hyper -thymique

et négative, qui se manifeste dans l’imaginaire mélancolique de l’art. D'ailleurs, Paul Valéry,

dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, nous avertit qu'une œuvre d'art devrait

toujours nous apprendre que nous n'avions pas vu ce que nous voyons.7 La perception d'un

tableau manifeste un incontestable rapport culturel au monde et celui qui l’analyse saisit

aussitôt un comportement particulier, un certain type de civilisation, puisque cet art est

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l’expression de l’aptitude à être homme. Ainsi, la perspective artistique «exprime une

certaine attitude objectivante à l'égard du monde». 8

La gravure de Dürer est faite pour convertir le monde en signification. Elle est traversée

visiblement par l’esprit d’un artiste philosophe qui a conçu la gravure comme une allégorie

poétique de la méditation créatrice. Cet Ange symbolique a une signification quasi magique, il

exprime la distance entre l’œuvre d’art et une figure imaginaire, entre image et imagination,

entre représentation (Darstellung) et idée (Vorstellung). Le but poétique est représenté par la

synthèse allégorique de la gravure et la description de la mélancolie dans les règles de l'art, pour

parvenir à leurs fins philosophiques et symboliques. Dans l’interprétation de la gravure il faut

savoir que là, les lieux, le décor, les instruments, les personnages, les outils nous indiquent des

traces herméneutiques puisque tout est allégorie, allusion, pictogrammes, rébus. Étant donné que

la mélancolie s'élève à la rigueur d'un concept et à la représentation d’une idée culturelle, nous

avons analysé l'imaginaire symbolique de la mélancolie comme un composé paradoxal d'image

(synthèse de symboles) et de texte (énumération détaillée de symboles avec le commentaire de

leur signification). Marquant une séparation entre le sens apparent et le sens caché du texte -

image, l'allégorie suppose une traversée oblique, mais, en tant que forme iconique, elle ne peut

se passer d'un texte transparent qui puisse expliquer ce sens caché. Les images statiques de la

Melencolia conservent un va-et-vient constant entre l'image et le texte qui entretient la vitalité

du processus herméneutique, puisque derrière le figuratif il y a toujours l'abstrait de sa forme

allégorique. L’imaginaire de la mélancolie est donc susceptible de lectures plurielles, mais leur

présence simultanée engendre des assemblages dont la multiplicité ne saurait être épuisée.

I. La partie d r o i t e inferieure

Nous avons divisé la gravure en quatre parties, pour mieux suivre les interférences

symboliques de la composition et pour expliquer la signification métaphorique de chaque

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élément. Dans un premier plan, une jeune femme ailée au repos, qui s’érige comme

personnage central de la gravure. (La figure 1)

Plongée dans l’ankylose de ses méditations comme l'image de la solitude aristocrate de

l'artiste, elle domine la confusion de l’ensemble. Constituée d'un assortiment d'éléments

particuliers, le souci du détail se manifeste dans l'art du portrait qui manifeste cette vie

intérieure et imaginative par laquelle il est possible de saisir un au-delà du réel apparent. La

figure sombre aux cheveux en désordre continue l’état de veille dans une atmosphère de

mélancolie profonde. La tête soutenue par le poing fermé, qui traduit l’expression de la

mélancolie ou de la paresse, constitue une représentation qui s’inscrit dans une tradition

picturale multimillénaire, visible même sur les pièces funéraires des sarcophages égyptiens. Le

portrait de cet ange attristé manifeste au premier plan le motif du poing serré qui symbolise

l’expression «de certaines fautes et illusions» macérées dans la rumination de ses veilles. (La

figure 2)

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Cette concentration sur une dominante qui symbolise l’avarice, comme caractéristique

typique du tempérament mélancolique, a chez Dürer une tout autre signification. Immobile

comme une statue, mais brillant et passionné, l’ange de la Mélancolie symbolise

l’acharnement humain au savoir, valorisant la vie spéculative, la dignité humaine, la

renonciation humaniste à l'activité au profit de la méditation.9 Ange ou Démon, le personnage

central évoque la misère et la grandeur de l'homme universel. Même l’érudition n’est

qu’un sursaut instinctif pour éloigner cette torpeur existentielle par la thérapie culturelle qui

tient plutôt de l’élévation de l'esprit. L’ambivalence de son message entretient les

équivoques de la signification, parce que les avatars mélancoliques présentent des visages

contrastés. Ailée, mais tapie sur le sol, couronnée, mais environnée d'ombre, munie des

instruments de l'art et de la science, mais plongée dans une rêverie désœuvrée, elle donne

l'impression d'un être créateur réduit au désespoir par la conscience de ses propres limites. Cet

ange abattu est à la fois celui qui contemple un monde qu’il pourrait ordonner, mesurer,

calculer, peser, grâce à tous les instruments qu’il y a autour de lui, et qui en même temps

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mesure la vanité de ce travail, puisque au-delà de ce monde mesuré, nombré, pondéré, il y a un

monde qui est livré à la volonté de Dieu. 10

La noirceur du visage de la femme ailée traduit plutôt l'assombrissement d'une

atmosphère métaphysique. Dürer préfère l’austérité du noir et blanc pour mieux conserver

l’indistinction symbolique de la signification, et pour amplifier l’ambiguïté, il remplace la

coloration par un jeu de lumière et d’ombres. Tout est envahi d'ombres, tout est assombri dans

l’équivoque des apparences, tout se rapporte au noir de la putréfaction qui annonce de

laborieuses métamorphoses internes. Le noir signale une descente aux Enfers, un voyage aux

couches les plus profondes de notre psyché, à la recherche de la pierre philosophale ou de

l´élixir de la longévité, c´est à dire la voix de l´alchimiste. Le temps a un point de convergence

invisible, mais les objets jetés par terre se contractent et se manifestent vers un fond sans fond, à

la manière d'un trou noir qui absorbe toutes les énergies et toutes les choses du monde. Dans

cette perspective, l’attitude de la femme - ange confirme les trois facettes caractéristiques de la

réception spatio-temporelle du mélancolique : la dysrythmie ou perte du rythme qui soutient

l’articulation de l’existence, le ralentissement du flux du présent et l’enlisement dans le

passé ; l’anhédonie, ou perte du plaisir d’exister et l’anormie, ou manque d’élan vital qui

se manifeste aussi bien au plan corporel (impression de lourdeur), qu’au plan psychique

(difficulté de prendre des initiatives, de se mettre au travail, de faire des projets).11

Absorbée par ses pensées noires, cette jeune femme avec les ailes à demi déployées

porte sur tout ce qui l'entoure un regard fatigué et sceptique. Malgré cela, son œil reste inspiré

par une hypothétique illumination intérieure. Tourné vers un point de fuite, son regard

contemple quelque chose qu’elle ne voit pas physiquement. Mais comment définir cet œil

taciturne, ce regarde semblable aux regards des statues ou la contemplation muette, qu'aucun

signe ne permet de circonscrire ? Et quel est le centre abstrait de ce monde invisible et le point

fixe de ce regard extasié qui signale obstinément un objet sans le voir jamais ? La réponse

échappe à toute parole, car la révélation suppose une confiance constitutive et un autre à qui se

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révéler et se fier, or, le plan où s'inscrit cette création symbolique n'est que le modèle de

l'absence et du manque de sens. Panofsky nous signale une perspective inversée : la femme ailée

n’a pas un regard abattu, mais plutôt « un état de super éveil », et son attitude de concentration

et le livre fermé qu’elle tient à ses genoux ou le compas dont elle ne se sert pas peuvent

signifier qu’elle n’a pas encore commencé le travail de création ou qu’elle doute de ses

capacités à y parvenir.12 Dans l’herméneutique ecclésiastique, cet ange abattu représente

l’évocation de la souffrance christique et de la crucifixion. Les symboles sont les arma christi :

des outils, la tenaille, le marteau, les clous. (Figure 3)

Symboles lucratifs et métaphore du martyre religieux, les quatre clous, situés au coin

droit de la gravure, évoquent l’impérissable memento mori et la tradition de la vanité. Il y a

encore un détail. Le personnage ailé porte sur la tête une couronne de plantes aquatiques

(feuilles de cresson de fontaine et de renoncule d’eau), qui représentent les aptitudes

intellectuelles de la Mélancolie. (Voir figure 2) Mais le choix de ces deux plantes insignifiantes,

qui n'ont de commun que leur nature aquatique, nous indique plutôt la signification de leurs

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effets maléfiques. Toutefois, cette couronne de laurier pour un personnage si triste introduit une

note d’ironie amère. 13

Le milieu géométrique de la gravure se trouve très proche de la tête du compas tenu

dans la main droite de la femme ange.14 (Figure 4) L’image de la circonférence, ne signifie pas

que la Mélancolie symbolise un cercle vicieux d’où l’on ne sort pas. «Dans la main de

Melencolia, le compas symbolise (...) le projet intellectuel unificateur qui gouverne la grande

diversité d'outils et d'objets dont elle est entourée ; et si nous voulons subdiviser, nous pouvons

dire que le compas, et avec lui la sphère et le nécessaire à écrire, signifient la géométrie pure.» 15

Les plis somptueux de la robe de Melencolia I et la ceinture richement brodée attestent

l’exigence de l’artiste pour les détails, puisque, dans le contexte de la gravure, les accessoires

les plus conventionnels du costume d'une Hausfrau (maîtresse de maison) sont chargés d'un sens

allégorique. Accrochées à la ceinture de l´Ange couronné, une bourse et un trousseau de clés

pendent mollement comme symboles du pouvoir et de la richesse. 16 (Figure 5)

Le couteau fait partie du symbolisme des instruments qui provoquent la mort. Il a des

fonctions rituelles qui suggèrent l’impulsion de la violence, toujours présente dans la balance

émotionnelle du mélancolique. La lame du couteau (égoïne) à dents affilées entre dans la

métaphore de la déchirure et celle du désir agressif de la domination. 17 (Figure 6)

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II. La partie d r o i t e superieure

Au pied de la falaise abrupte on aperçoit un ensemble indistinct de donjons, arbres et

logis. (Figure 7) Sur le bord supérieur de l’assemblage, l’architecture d’un édifice insolite

symbolise l’état de veille, la solitude et l’anxiété. La construction figure un espace de

réclusion pour que le mélancolique puisse bâtir ses attentes et ses peurs. Le carré magique

domine la partie droite supérieure de la gravure. (Figure 8) Il symbolise le substitut

mathématique de la divinité préconisé par Marsile Ficino (1433-1499), Cornelius Agrippa et

tous les praticiens de la magie blanche. 18 Fermat et Euler, les grands mathématiciens, ont étudié

eux aussi le carré magique, mais la gravure de Dürer lui confère un caractère ésotérique,

poétique et légendaire. Dans le contexte néo-platonicien, auquel appartenait l'artiste allemand au

début du XVIe siècle, cette grille de nombres incarne le savoir mathématique et les métiers

scientifiques associés à Saturne. 19 (Figure 9) Les chiffres du carré représentent des énigmes et

des symboles mathématiques. Le numéro « 4 » traduit l’équilibre et la structure exemplaire du

carré. En alchimie, il y a quatre périodes liées aux âges de l'esprit et aux symboles des quatre

couleurs : Noir, Blanc, Jaune et Rouge, mais, du point de vue spatial, ce numéro est lié aux

points cardinaux qui sont représentés dans la gravure par une petite Rose des vents, située à côté

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de la sphère. (Figure 10) Au sens temporel, il y a une association entre les quatre saisons, dont la

progression s’effectue en suivant le principe de métamorphose de leurs quatre éléments (le

Feu, l’Air, l’Eau, la Terre) et les quatre tempéraments (colérique, sanguin, flegmatique et

mélancolique). Le numéro 34, porte un message initiatique majeur. (Figure 11) La somme des

nombres inscrits dans chaque case est toujours égale à 34, quel que soit le sens dans lequel

l’addition est faite : horizontal, vertical, ou en diagonale. Ce carré se divise en quatre carrés de

quatre cases, mais le total des nombres de chaque carré fait encore 34. En fait, il y a 86

différentes combinaisons de quatre nombres dans le carré de Dürer donnant la somme magique

34! La valeur magique du carré a plusieurs significations ésotériques. Par exemple, au total on

trouve 22 fois le nombre 34, lequel peut se lire 3 + 4, mais le produit de 3, symbole de la vie

finie, et de 4, symbole du royaume infini de l’esprit, est 12, le numéro de la carte du pendu au

tarot. Connu sous l’appellation de " Carré de Dürer " et souvent donné comme référence, la

signification du carré fournit peut-être la plus importante clef de la gravure.20

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La balance exprime classiquement le concept magique de jugement. (Figure 12) En

conséquence, dans le temple de la géométrie, la balance pèse et gouverne le temps et l’espace.

Mise en relation avec la représentation d’un procès de nature apocalyptique, l’allégorie de la

signification s’amplifie avec des symboles alchimiques. Un sablier est fixé au mur, auprès

d’une cloche munie d’une corde. (Figure 12) Symbole de la finitude, de l’écoulement

inexorable du temps et des caprices de la fortune, il nous rappelle l’avertissement funeste de

la disparition. Le temps qui s'écoule dans le globe du sablier n'élabore plus rien, cʼest un temps

vide et vain, mais plein de regrets. Dans les deux sphères du sablier, la quantité de sable est dans

un équilibre précaire et statique, comme celui de la balance située à sa gauche, ou celui de la

cloche, située à sa droite. Pour entrer dans le système référentiel du contexte, cela signifie que le

temps résume le désespoir de la mélancolie et renforce la posture d'attente, qui semble baigner le

monde angélique du premier plan. Au-dessus du sablier il y a un cadran solaire qui ne marche

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pas, le temps de la mélancolie étant immobile, un temps pétrifié dans son propre stéréotype.

(Figure 13) Même la cloche ne sonne plus les heures. (Figure 14) Le marteau de la petite cloche

est tout à fait immobile et «l'aiguille du cadran solaire n'engendre aucune ombre, alors qu'en

revanche le sablier projette une silhouette importante sur le mur. » 21 Cette permanente

consonance des symboles qui se répondent l’un à l’autre nous rappelle les obsessions

majeures du mélancolique relatives à l’écoulement du temps.

III. La partie g a u c h e superieure

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Dans la partie gauche de la gravure, Dürer imagine un décor où le temps semble s'être

arrêté. L’atmosphère mélancolique de l’espace évoque l’hermétisme magique du paysage

catastrophique et le cortège d’impressions insolites qui se distinguent dans un agencement

familier aux artistes de la Renaissance. (Figure 15) En marge de la gravure, le clair-obscur du

paysage côtier dissimule la mélancolie de l'espace et sur la ligne d’horizon, l´étendue marine

prolonge le calme du ciel et la luminosité de la comète. On distingue la surface immobile d’un

lac inondé par les rayons du ”Soleil noir” des mélancoliques et la comète qui annonce

d’autres malheurs.22 (Figure 16) Le fait que le soleil devienne fixe, que les heures ne passent

plus, invoque la temporalité mélancolique. Dans ce lointain mystérieux, l'image fantastique de la

dissolution du soleil surprend ”le temps entre les temps”, comme l’image de l'impasse

suspendue qui déplie sa propre dissolution. La solitude infinie et la désolation profonde de cette

perspective désignent un état d’âme. Le ciel, la mer, l’étoile, la terre, la pierre de moulin

sont des éléments éternels, rangés en opposition avec les nuages, l’arc-en-ciel, la comète, qui

font partie de la sphère des mutations courantes, en analogie avec la métaphore cyclique de la

vie et le signe zodiacal de Saturne. Altérée par l’humeur noire de la stérilité mélancolique et

fascinée par l’enjeu de la métaphore, l’eau claire individualise les ambiguïtés symboliques

dans l’espoir assombri par cette énergie hostile qui transforme l’eau pure en l’encre de la

mélancolie. L’arc-en-ciel appartient à la même construction thématique. (Figure 17) Sa

lumière blafarde n’éclaire plus l’héroïne du tableau, dont les ailes semblent indiquer un ange

déchu ou simplement égaré, parce qu’il a perdu le secret de la Parole et l’exaltation de

l’Art. Mais cette rupture entre la terre et le ciel, entre le credo et le scepticisme, permet de

réfléchir à la distinction entre le feu divin et la gravitation matérielle, puisque l’arc en ciel

symbolise le signe magique du Ciel et de lʼespoir. 23

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Cette couronne brillante au dessus de la voûte céleste signifie aussi la voie de nos esprits

qui passent dans l’autre monde sur ce fleuve du ciel, et qui, dans la tradition grecque, était liée

au lait d’Héra et de la lumière de la Voie lactée. Mais, seulement le sage peut vivre en parfaite

harmonie avec lui-même et la divinité, car seule la sagesse divine est capable de s’élever à

l’unité indivisible de la communion divine. Dans la partie supérieure gauche du ciel, il y a

aussi une chauve-souris (vespertilion) avec la gueule ouverte et la queue méphistophélique.

(Figure 18) Ailée comme le personnage central, elle apparaît comme une sorte "d’écho", de

contrepoint, puisqu'on la sent associée au protagoniste mais en dehors de sa volonté. Comme

expression du fantasme effrayant de la nuit et comme attribut du crépuscule, l'image ténébreuse

de la chauve-souris évoque l'univers symbolique du vampire, l'ambivalence mélancolique de

l'artiste et la réverbération saturnienne de son isolement.24 La double allégorie de ce mammifère

au corps d'oiseau lui confère une coexistence faste et néfaste. Dans la version favorable, elle

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signifie la veille insomniaque, la sagesse, l'ardeur au travail, l'application ou la concentration, et,

dans la variante néfaste, elle notifie les effets démolisseurs de l'étude nocturne, de la torpeur et

de l'apathie qui engendrent les troubles de la raison.25 Soutenue par la membrane des ailes

déployées de cette hideuse créature, l’inscription "Melencolia I" est portée comme une

explication emblématique raccordée à un soleil levant (ou couchant) et symbole énigmatique

d’un temps suspendu. 26 (Figure 18)

L'interprétation du numéro « I » a suscité des opinions divergentes, mais Ficin et

Agrippa ont influencés le maître allemand dans la perception de la mélancolie. Dürer a voulu

donc représenter la mélancolie comme une faculté de l’âme, par sa forme imaginative I, puis

par la forme rationnelle II et la forme contemplative III. 27 Ainsi, le Un désigne le sujet

philosophique principal des néo-platoniciens, mais également le Un chrétien, le Dieu, mesure

de toute chose, « fons et origo numerorum ». La projection métaphorique de la chauve souris

reproduit donc la détermination de l'artiste à s'élever par la création de son génie, au dessus de

sa condition humaine et surtout l’impossibilité d'y parvenir. Au deuxième plan, un énorme

soleil terrible qui semble rendre le ciel noir. Sa lumière sombre est en corrélation métaphorique

avec l'explosion irradiante d’une comète qui inonde le paysage de sa lumière violente. (Figure

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19) La comète et l'arc-en-ciel lancent des flèches phosphorescentes qui provoquent des

émanations inquiétantes pour désigner les menaces astrophysiques. Dans la configuration

hermétique de Dürer, la comète symbolise l'agent flamboyant qui aide à la « calcination » d'un

monde finissant, selon la formule hermétique résumée par les initiales I.N.R.I: Igne Natura

Renovatur Integra.28 L’angelot symbolise «l’artisan de la révélation». (Figure 20) Il nous

suggère la présence du peintre lui-même dans la morphologie du tableau. Dans la confrontation

entre les âges de la création de l’artiste, C. G. Carus considère que ”l'opposition entre l'enfant

qui s'oublie dans l'abandon de son jeu” en s'appliquant à écrire, et l'adulte s'abandonnant à la

méditation et au deuil, en laissant son regard flotter dans le lointain, incite à toutes sortes de

considérations.”29 L’ambiguïté de cette figure se nourrit de l’évanescence herméneutique,

par rapport à celle de la femme ailée, puisque la fébrilité activiste du chérubin est en contraste

flagrant avec la torpeur infertile de la femme mélancolique. Le chérubin est une figure

secondaire, un personnage indéfini et inachevé, voué à marquer les dissemblances entre les deux

allégories : la femme mélancolie qui garde un compas à la main sans travailler, métaphore

d’une âme stérile et errante, et l’angelot qui s’identifie avec la ”mélancolie de

l’imagination”, métaphore d’un moi créateur qui écrit. Défini par Agrippa von Nettesheim

comme ”mélancolie imaginative”, cette production traduit aussi les mésaventures de

l’écrivain. Ecrire définit l’identification de l’échec et cette perspective référentielle signifie

«disloquer une réalité présente” parce que «ses éléments» ne possèdent pas encore «le pouvoir

de tenir ensemble :»30

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Par l’alchimie de la mélancolie, l’eau de l’espoir est devenue l’encre magique de

l’apprentissage, l'angelot et l'ange mélancolique exprimant deux mondes parallèles. Si dans

les tableaux de G. Bellini, Mantegna ou L. Cranach, la protagoniste de la Mélancolie est

toujours entourée d’enfants, Dürer nous présente un seul angelot, situé au-dessus d'une roue de

meunier, qui rappelle manifestement l'imagerie de la Rota fortuna médiévale. L’échelle du

temps est appuyée contre le mur d’un édifice inachevé. (Figure 21) Elle est là comme le

souvenir antique et médiéval d'un cosmos bien arrangé et d'un logos présent et garant de cet

arrangement. Nous savons que l’alchimie est représentée dans le médaillon central de la

façade de Notre Dame de Paris par un visage de femme devant une échelle. La composition de

Dürer représente également une jeune femme ailée devant une échelle, composée de sept

barreaux, quatre visibles, trois invisibles, qui relie la Terre au Ciel et dont la jeune femme

semble avoir perdu le secret. L’échelle à 7 barreaux est associée souvent aux sept Arts

libéraux, qui sont en relation avec l'hermétisme et la métaphore du nombre 7. Donc, les 7

échelons symbolisent les 7 planètes, les 7 métaux, les 7 jours de la semaine durant lesquels Dieu

créa l´Univers et les 7 pas que devra réaliser l´initié à l´intérieur de palais hermétique. D'ailleurs,

le nombre 7 est celui de la maîtrise, celui où la Terre s’ouvre à la lumière du Ciel (raison pour

laquelle l’échelle a sept barreaux). Comme le problème de la géométrie est non résolu, le

processus d’initiation qui relie la terre et le ciel s’inscrit dans la perspective qu’il n’y a

qu’un seul chemin de vie.

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En appliquant la méthode de la double projection aux sections coniques, familière aux

maçons, tailleurs de pierre et architectes, Dürer en obtient une construction très originale pour la

géométrie descriptive. C'est un objet à douze facettes irrégulières, défini comme « polyèdre de

Dürer ».31 (Figure 22) Les sommets du polyèdre sont tous situés à égale distance par rapport à

un centre. La présence simultanée de ce polyèdre et de la sphère ont conduit certains à envisager

une corrélation possible avec la quadrature du cercle, et selon une perspective de type

« apocalyptique », une possible relation avec l'instant limite de la fin des temps. L’hexaèdre

est un polyèdre rare à six faces en forme de pentagone, constitué de deux triangles équilatéraux

et six pentagones irréguliers. Il contient le secret du passage du cube à la sphère. Enfin, il nous

faut ajouter qu’à regarder avec beaucoup d’attention cette toile, ce qu’elle a de plus secret

passe dans un détail aussi fin qu’un point, qui amplifie la structure métaphysique par la

figuration de la mort. Sur une facette du polyèdre, délicatement ciselé, se fait visible le profil

d’un crâne, une minuscule tête de mort. C’est un «memento mori», un «souviens toi de la

mort», insinué discrètement avec les initiales de Dürer. Tout près du polyèdre il y a un creuset

alchimique. (Figure 23) A l'extrémité gauche, on remarque «se détachant sur l'étendue marine,

au bord de la terrasse, [un brasero ardent] sur lequel chauffe un récipient»,32 une coupe spéciale

qui contient des éléments alchimiques. La gravure présente la panoplie complète du parfait

alchimiste avec tous les outils nécessaires à la quête de la pierre philosophale : compas, sablier,

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balance, polyèdre, sphère, carré védique, meule, alambic, tenailles, clous, chien, ange, échelle à

7 degrés, encrier cylindrique, plumier largement coupé par la bordure de la gravure, ébauchoir,

chérubin, arc-en-ciel, rabot. Tous les éléments évoquent le support symbolique de la réflexion

des Francs-maçons qui s’instruisent inlassablement pour trouver leur propre pierre

philosophale. Dans ce contexte, le creuset n’est qu’une pièce de référence.

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IV. La partie g a u c h e inferieure

Lourde comme le destin, la roue de moulin broie les mêmes pensées sombres et les

même angoisses qui se transforment en pain sec du mélancolique («…nourrit-le du pain et du

sel de la tristesse» – Corinthiens 2,18). (Figure 24) Comme métaphore de l’anneau de

Saturne, de l’insomnie et de l’anxiété mélancolique ou symbole de la roue de la vie et de la

fortune, elle représente également un symbole ésotérique, effigie de la "voie sèche" en

opposition à la ”voie humide”, l´une solaire l´autre lunaire, toutes deux illustrant la perfection

du Grand Art. Située dans le coin inférieur gauche de la gravure, aux pieds de l’ange

mélancolique, la sphère est un équivalent du crâne pour rappeler la mort, ainsi que l’archétype

de l’œuf pour espérer la vie. (Figure 25) Analogue au chien enroulé sur lui-même et aussi

instable que la roue du chérubin, la sphère renferme le culte de l’artiste pour la perfection de

son art. Le caractère mélancolique de la gravure est accentué par la présence du chien endormi

et de la chauve souris hideuse, considérés comme les attributs classiques de Saturne. (Figure 26)

Ce lévrier squelettique est un compagnon fidèle du mélancolique solitaire. Couché au pied du

grand ange, ce spécimen osseux traduit la «morne tristesse d’une créature qui s’abandonne

entièrement à son … malaise.» 33 Animale chtonien et diabolique, le chien est identifié dans la

mythologie comme guide des âmes et messager de la mort. Médiateur entre les deux mondes, il

est associé au feu souterrain et au feu céleste comme porteur de l’énergie terrestre. Le symbole

du chien fait partie d’un bestiaire qui accentue la nécessité de réintégrer l’instinct.

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4. L’infini symbolique de la metaphore poetique

L’histoire de l’art et la réflexion philosophique jouent un rôle essentiel dans la

représentation symbolique de la mélancolie. Avec la gravure de Dürer, on dépasse le sens

médical de la théorie humorale pour mettre en évidence les bénéfices de la créativité artistique,

celle qui met en cause le fondement de l'être et de son univers. Apres Dürer, le discours de la

mélancolie s'adresse plutôt à l'imagination et à l'intuition qu'à la raison. Comme chaque art

suppose un rôle propre, l'image de la peinture sert à surprendre ce que le peintre a vu sur

l'instant : une figure, une lumière, des paysages, un mouvement qui auraient touché l'artiste pour

fixer une atmosphère, une émotion en somme. Le tableau est donc une référence au connu pour

dire l'inconnu. Dans l’imaginaire symbolique de la mélancolie, la métaphore agit comme

latence dialectique de l’image. Objet et objet représenté ne coïncident pour l’observateur

occupant un point de vue fixe qu’au prix de différentes contraintes, comme la vision

monoculaire, l’immobilité ou l’abstraction des déformations latérales, puisque le symbole se

découvre entouré par une constellation d’images ou d’expressions métaphoriques qui

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convergent vers une représentation symbolique centrale. Cette perspective, bâtie dans

l’horizon des théories de Cassirer et du pragmatisme de Pierce, s’inscrit dans l’idée

généreuse d’un horizon poétique où la métaphore, en tant que partie intégrante du monde

symbolique, se construit dans un cadre référentiel. Dans cet entre-deux, où se rencontrent

l’interprète, le texte et l’image, la gravure étoffe sa signification avec la résistance propre

aux « choses muettes » de la signification mélancolique. Dans cette gravure, la mélancolie est

une posture affichée. Son image semble liée à l'imaginaire par le mécanisme de l'analogie.34 Ces

traits concernant la fusion du sens, la consistance du langage matériel et la virtualité de

l’expérience articulée à travers ce langage non référentiel, peuvent résumer l’idée

d’iconicité pour l’image qui devient langage immanent. 35

La projection métaphorique déroule les plus simples contrastes : obscurité/clarté,

proche/lointain, jeunesse/maturité, vice/vertu, vide/plénitude, qui entremêlent les motifs

picturaux avec la polyvalence des significations. L’empreinte mélancolique se manifeste au

niveau de la représentation «des mondes métaphoriques» (Samuel Levin) figurés dans la

gravure par les éléments saturniens, les éléments cosmiques (crépuscule, mer,) métaphysiques

(Ciel, Enfer), des attitudes, (regard perdu, prostration, tristesse, avarice,) des objets symboliques

(horloge, échelle, sablier) ou le bestiaire allégorique (chien, chauve-souris). Tous ces motifs

fonctionnent comme métaphores et, malgré leur apparence hétéroclite, les motivations respectent

une certaine cohérence. La gravure est donc un texte poétique dont la métaphore ouverte met en

évidence un concept culturel, un sens et un monde, dans la projection d’un symbole. Chez

Paul Ricoeur et Ernst Cassirer, les formes symboliques sont l’ensemble des productions

signifiantes, des institutions et des œuvres (langage, mythes, récits historiques, cérémonies,

dispositifs religieux, œuvres d’art) qui structurent le monde et lui donnent les significations

résolues.36 Goodman mentionne dans ce sens que «les peintures ne se trouvent pas plus que le

reste du monde à l’abri de la forme formatrice du langage, quoiqu’elles mêmes, en tant que

symboles, exercent également une force sur le monde, y compris sur le langage.» 37 A son tour,

Paul Ricoeur explique la représentation métaphorique de la mélancolie par l’enjeu sémantique

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de la couleur grise: «Il est dit que tel tableau qui possède la couleur grise exprime la tristesse.»38

P. Ricoeur explique la peinture qui littéralement est grise mais métaphoriquement est triste, par

le changement de la métaphore poétique, celle qui veut dire que la couleur grise exprime la

tristesse. Si le premier énoncé renvoie à un fait, le second énoncé vise une figure.

L’enchaînement” que Ricoeur nous propose part d’une référence inversée, l’expression

comme possession métaphorique de prédicats non verbaux. Le fait concret, compris dans la

vision de Roussel et Wittgenstein, renvoie à un état des choses corrélatif à un acte prédicatif,

lorsque la figure est perçue sous l’aspect de l’usage prédicatif.”39 Donc, la vision de Paul

Ricoeur suit l’image poétique dans les profondeurs de son existence matricielle, jusqu’au-

delà du „voir comme,” contexte dans lequel l’image poétique devient une source psychique

«dans la poétique psychologique» et la représentation peut continuer jusqu'à la rêverie de la

rêverie. Essayant par la substitution des opérations symboliques verbales et non verbales et par

la généralisation du système symbolique, de «réorganiser le monde en termes d’œuvres et les

œuvres en termes de monde» sous la coupole universelle de la fonction référentielle, N.

Goodman circonscrit un nouveau cadre pour une théorie dénotative de la métaphore.40

Comme élément structurel du psychisme humain, la mélancolie est intimement liée, par

le déterminisme de la bile noire, aux processus intimes de la création.41 Cette énergie créatrice

n’est rien en soi, mais elle habite, imprègne, modèle et module cette corde secrète de l’âme

qui parvient à neutraliser les instincts vitaux, les mobiles et les décisions de la vie, car même la

création n’est qu’un travail de la mélancolie. Comme les arts sont des systèmes de signes, les

artistes forment une catégorie où l'infinité virtuelle des relations est progressivement reconquise

par la somme des points de vue que l'humanité s'efforce de transmettre. Dans ce contexte, le

tableau est l'expression du travail de la subjectivité sur le phénomène qui doit être compris

comme un concept, un point de vue de l'esprit, présentant les marques sur lesquelles

l'intentionnalité s'est appuyée pour en forger le sens. L’artiste peut donc créer son univers

comme expression d'un certain ethos, ainsi on comprend mieux pourquoi les beaux-arts sont

traités sans cesse au travers de catégories qui renvoient à la rhétorique et pourquoi l'artiste doit

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toujours focaliser son attention sur les idées dont l'intrication est exprimée par le concept. Dans

les arts visuels, l'allégorie est une manière poétique d'exprimer un grand sujet avec peu de

figures. Suivant les lois implicites de la peinture et de la poésie, lʼimage de la gravure devient un

texte qui déploie les caractéristiques que l'image condense et résume dans l'espace où les notions

concordent étroitement entre les deux systèmes reliés. Avec la gravure, la mélancolie ordonne

autour d’elle une narration mélancolique, le décor, les objets, les personnages, les animaux et

les sous-entendus représentant également des opérations qui caractérisent sa réception poétique.

Tonalité fondamentale en philosophie, la mélancolie devient objet du discours dans la littérature,

mais s’affranchissant de la mimesis (imitation du réel), le fondement de la poétique et de

l’esthétique depuis Aristote, l’art révélerait ce qui se cache derrière l’opacité du visible.

5. Conclusions

Cette allégorie de la mélancolie donne lieu à plusieurs types d’interprétations : les uns

y voient un autoportrait symbolique ("portrait spirituel" pour Panofsky), d'autres distinguent de

nombreux symboles alchimiques, mais plusieurs critiques d’art estiment qu’il s’agit

d’une véritable représentation de la géométrie de l'artiste, telle qu'il l’a développée ensuite

dans "l'excursus esthétique" du livre 3 de son Traité des proportions du corps humain. La

fameuse virtuosité artistique de Dürer agrémente le raffinement de ses traits impeccables avec

l’ingéniosité d’un artiste - artisan. La mélancolie est l’image de “la puissance spéciale de

l’artiste, fondée sur la recta ratio facien dorum operum — la manière correcte d’opérer sur

les choses.”42 Au delà des significations philosophiques ou transcendantes, qui ont été

jusqu’ici attachées à Melencolia I, il est possible d’envisager d’autres hypothèses de lecture

pour que les nouveaux indices puissent clarifier d’une façon différente une œuvre qui sera

toujours susceptible d’interprétations infinies. L'herméneutique moderne de la gravure

s'éloigne de son allégorie originelle pour avancer vers le patrimoine génétique de son image.

Mais si l'image de la mélancolie se réduit au squelette d'une signification unique et impérieuse,

son universalité entre dans la logique de l'idée abstraite qui peut passer d'un code à l'autre, du

rassemblement iconique à la linéarité du texte Φ

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Notes

1 «Albrecht Dürer peint la Mélancolie sous les traits d’une femme triste, appuyée sur son bras, le regard fixe, la

mise négligée (…),considérée de ce fait par certains comme fière, douce, abrutie ou demi/folle (…) et pourtant

d’une grande profondeur, d’une brillante intelligence, judicieuse, sage et pleine d’esprit.” Robert Burton,

Anatomie de la mélancolie (1621), Paris, Ed. José Corti, 2000. 2 Les gravures s´adaptent parfaitement à l´idée que les triomphes de la vie sont tour à tour le Désir et la Chasteté, la

Mort et la Gloire, le Temps et l'Éternité. L’expression catastrophique de l’ensemble induit la certitude d'une

discontinuité qui confère au passé quelque chose de mort et à l'avenir le caractère d'une ouverture sans repos. 3 Voir Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, Etudes historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, (1964), trad. par Fabienne Durand–Bogaërt et Louis Evrard,

Gallimard, collection ”Bibliothèque illustrée des histoires”, 1989, p. 493. 4 La confusion entre les noms (Saturne/ Kronos/ Xrônos/ le Temps,) n’est pas du tout hasardée, ou due a

l’homophonie, elle est plus profonde et complète l’image de leur nature contradictoire : «Il est caractéristique

de l’art de la Renaissance qu’il ait produit une image du Temps comme Destructeur, en faisant fusionner une

personnification du temps avec la terrifiante figure de Saturne, et par là conférant au type du Vieillard Temps une

riche diversité de significations nouvelles.” E. Panofsky, Le Vieillard Temps, dans Essais d’Iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1967, p. 130. 5 R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 506.

6 Ibidem, p. 493-495.

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7 Dans les grandes lignes de son esthétique, Paul Valéry aborde la peinture, les mathématiques, l'architecture, la

mécanique et la physique. Voir Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895), Paris,

Gallimard Folio Essais, numéro 195, 1992. 8 E.Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Editions de Minuit, 1975.

9 Voir R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 389 et les suivantes.

10 ”Dans le chaos des objets hétéroclites dissipés autour d’elle, il y a des instruments utiles (des rabots, le

compas, des scies), - mais, dans le contexte de l'époque de Dürer, ces outils ne peuvent manquer de rappeler les

initiations correspondantes: celle des maçons et des tailleurs de pierre d'une part, celle des charpentiers d'autre part -

et des instruments de la géométrie (une sphère, un compas, un équerre), devenus inutiles, dès que la pensée

rationnelle et les mathématiques sont abandonnées pour privilégier la création artistique et les lois psychologiques

de l'intériorité. Tous les instruments sont détériorés et ce ”cosmos d'outils nettement disposé et employés [à bon

escient], s'est changé en un chaos d'objets inutilisés ; leur dispersion toute fortuite reflète une indifférence

psychologique.” R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la mélancolie, p. 493-494. 11 C’est à partir de cette conviction que la philosophie d’inspiration phénoménologique - essentiellement celle de

Husserl et de Heidegger parmi les philosophes, Ludwig Binswanger, Erwin Straus, et Jaques Schotte parmi les

psychiatres (médecins- philosophes selon l’appellation hippocratique) - décrit les troubles de l’humeur comme

des troubles qui ont pour objet la temporalité ou la temporalisation de l’existence. 12 ”La Mélancolie (…) se trouve dans un état, (…) de super- éveil, et son regard fixe est celui de la quête

intellectuelle, intense bien que stérile. Elle a suspendu son travail non par indolence, mais parce que ce travail est

devenu, à ses yeux, privé de sens. Ce n'est pas le sommeil qui paralyse son énergie, c'est la pensée.” Erwin

Panofsky, La vie & l'art d'Albrect Dürer, p. 252 13 Copernic croyait d'ailleurs que les graines de cresson provoquaient une «humidité malsaine», parce que la plante

croît dans les lieux humides, et cela ne peut être l'effet du hasard. 14 C’est le compas du Franc-maçon qui présente une ouverture de 30 degrés, mais sa valeur semble proche de 51,4

degrés. Un certain arrangement compositionnel en cercle autour de ce centre peut être perceptible, bien que

l'organisation gauche/droite et haut/bas soit tout aussi significative. 15 R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et mélancolie, op. cit., p. 505.

16 Sur l'un des croquis préparatoires de Melencolia I il y a une note de Durer: «Schlüssel betewt gewalt, pewtell

betewt reichtum. » (La clef représente le pouvoir, la bourse représente la richesse). Cette attitude traduit le désarroi

de leur propriétaire, car les clefs pendent dans tous les sens et la bourse traîne par terre, avec ses cordons de cuir en

partie dénoués, ce qui explique le profond détachement du mélancolique. Métaphoriquement, les clefs traduisent

une conscience captive et son univers clos, mais les mystères et la magie du pouvoir sont interprétés comme

symboles phalliques. Cantonnée dans la signification de la cupidité ou de la richesse, la symbolique de la bourse est

un élément fréquent depuis le Xe siècle. Si l’argent est le symbole de l’avarice, de l’adversité et de la

perdition, celui qui aime l’argent c’est Juda, l’archétype de la trahison et signe neptunien de la mort. Les

attributs saturniens font du mélancolique un individu insatiable, puisqu’il est quelqu’un qui se protège, qui se

renferme, qui ne partage pas, qui ne s’ouvre pas, étant donné qu’il est aussi un avare qui se conserve au prix de

se dévorer lui-même. 17 Le fer du couteau (égoïne) illustre ”le primat des instincts de celui qui le tient dans sa main, tandis que le glaive,

long, représente la puissance et la noblesse morale de celui qui le porte”.. J.E. Cirlot, Dictionary of symbol, New

York, 1962 18 De occulta philosophia (1510), de Agrippa de Nettesheym est riche en formules et symboles astrologiques,

géométriques et cabalistiques, présents dans la disposition de l’occultisme médiévale, fondé sur le mysticisme

néoplatonicien, néo-pythagorique et oriental. Son origine se trouve probablement dans la culture indienne et

chinoise, 2000 ans avant J.C. On trouve „le carré magique” dans les mathématiques arabes, en astrologie, dans la

culture antique et en art. 19 Dürer a été membre d'une de ces nombreuses confréries d'hermétisme chrétien, ramifiées en un nombre

indéterminé de sociétés secrètes. La signification d'un monde divin et angélique dans une posture d'attente, jusqu'à

Lʼ infini symbolique de la metaphore poetique chez durer: melencolia i

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ce que la clochette située au-dessus du carré magique résonne... ou que le sablier soit totalement épuisé, peut

résonner avec l'idée que ce monde ne se produira qu'à la fin des temps, c'est-à-dire au moment limite et intemporel

représenté par la quadrature du cercle. Voir Barmont, Louis, L'ésotérisme d'Albert Dürer "La Melencolia", 1947 20 Voir Pierre V. Piobb, Formulaire de haute magie, Editions Dangles, 1937, p. 176.

21 Voir R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 524.

22 Voir Julia Kristeva, Soleil noir, Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987

23 Son aspect traduit l’engagement éternel entre l’homme et Dieu : „Voilà le signe de Mon engagement, que je

fais entre Moi et vous et entre tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour tous les peuples et pour toujours; Mon

arc-en-ciel, que j’ai mis dans le nuage, sera comme le signe du serment entre Moi et la terre”.. La Genèse, 9, 12-

13 24 ”Les animaux de Saturne sont solitaires, se mouvant à l'écart, nocturnes, contemplatifs, craintifs, mélancoliques,

résistants aux fatigue et lents dans leur déplacement, comme le hibou, la taupe, le serpent basilic et la chauve –

souris.” Agrippa de Nettesheim Heeinrich Cornelius, Occulta philosophia, Cologne, 1533, dans Magische Werke,

Barsdorf Verlag, Berlin, 1916 25 Voir R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 501.

26 Venant d’un artiste qui était en relation avec les humanistes de son époque, cette graphie est pour le moins

surprenante, d’autant que sur une xylographie datée de 1502 et représentant une Allégorie de la philosophie

illustrant les tempéraments auxquels ils sont liés, Dürer écrit, sous l’image représentant Borée, « melancolicus ».

C’est peut-être une intention délibérée du graveur, une façon d’opposer subtilement texte et image ? Car si la

femme ailée à l’avant-plan est dessinée dans l’attitude qu’évoque le « type mélancolique », le phylactère qui

porte le titre « délictueux » pourrait indiquer qu’il faut entendre autre chose que ce que l’image propose. 27 « Le néo–platonicien Ficin (...) tenait la mélancolie inspirée en si grand honneur que, dans la hiérarchie

ascendante des facultés de l'âme, ”imaginatio”, ”ratio” et ”mens contemplatrix”, il ne l'associait qu'avec la

plus haute, l'esprit contemplatif. (…) Alors la Melencolia I de Dürer, portrait d'une ”melancholia imaginativa”,

représenterait en réalité la première étape d'une ascension qui passerait par Melencolia II (”melancholia

rationalis”) pour aboutir à Melencolia III (”melancholia mentalis”) » R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl,

Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 545-547 28 Voir Louis Barmont, L'ésotérisme d'Albert Dürer "La Melencolia", 1947.

29 Voir Car Gustav Carus, Briefe über Goethes Faust, Leipzig, 1835, p. 42

30 Jean Starobinski, L’encre de la mélancolie, in ”La nouvelle revue française”, no. 123, mars 1963, p. 423

31 voir Louis Barmont, L'ésotérisme d'Albert Dürer "La Melencolia", 1947

32 Voir Peter-Klaus Schuster, Melencolia I. Dürer et sa postérité, in Jean Claire (dir.), Mélancolie, génie et folie en

Occident, Paris, Gallimard, 2005, p. 90. 33 R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 498.

34 L’essence du symbole consiste dans l’idée de substituer, occulter ou représenter une image par une autre, en

prenant en compte une relation intrinsèque d’ordre analogique entre le plan réel du signifiant et le plan imaginaire

évoqué. Tout symbole reste en fin du compte un signe qui dissimule la réalité en proposant une représentation

imaginaire, dans la majorité des cas invraisemblable mais garnie de valeurs émotionnelles. 35 „L’icône verbale consiste dans cette fusion du sens et du sensible ; elle est aussi cet objet dur, semblable à une

sculpture, que devient le langage, une fois dépouillé de sa fonction de référence et réduit à son apparaître opaque;

enfin, elle présente une expérience qui lui est entièrement immanente.” Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris,

Editions du Seuil, 1975, p. 266. 36 Patrick Doorly a suggéré que Melencolia I serait l'illustration de l'échec à définir la beauté, tel que Platon l'a

décrite dans son dialogue Hippias Majeur. voir P. Doorly, Dürer's Melencolia I: Plato's abandoned search for the beautiful, The Art Bulletin June 1, 2004. 37 Nelson Goodman, Language of Art, in Approach to a Theory of Symbols, Indiana, op. cit., p. 88.

38 Paul Ricoeur, La métaphore vive, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 295.

39 Voir Goodman, Facts and Figures, chap. II, 5 pp. 81-85 apud Paul Ricœur, La métaphore vive, op. cit., p. 296,

Doina Constantinescu

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40 Voir Nelson Goodman, Language of Art, an Approach to a Theory of Symbols, op. cit., p. 241.

41 Voir Aristote, L Homme de génie et de la mélancolie. Le Problème, XXX,1, traduction, présentation et notes de J.

Pigeaud, Paris, Ed. Rivages, Collection ”Petite bibliothèque Rivages”, 1988 42 Voir R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxl, Saturne et la mélancolie, op. cit., p. 536.