L E S G R A N D S P R A T I C I E N S Gregory Bateson 1904 ... · PDF fileIl ne s’est...

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dier. L’observateur fait partie de l’expérience et consi- dère que l’objet d’observation n’est pas une chose. Bateson a utilisé la même approche dans le domaine de la psychiatrie. Il ne s’est pas demandé pourquoi cette personne se comporte d’une manière folle, mais plutôt dans quel système humain, dans quel contexte humain ce comportement peut-il faire sens ? Est- ce que ce comportement peut être dans ce contexte le meilleur possible, voire même le seul possible ? C’est en étudiant le comportement des schizoph- rènes après celui des alcooliques, à Palo Alto, que Bateson va développer le concept de « double contrainte » ou « double lien » à l’origine, selon lui, des manifestations psychotiques. La « double contrainte » est une expérience répétée, où une même injonction négative primaire associée à une menace de punition se trouve contredite à un niveau plus abstrait par une injonction secondaire renfor- cée par la punition. Le « double lien » est une situation dans laquelle l’autre émet deux genres de messages dont l’un contredit l’autre. D’une manière un peu simpliste, la double contrainte se trouve dans le cas d’une mère qui donne une claque à son enfant et qui lui demande au même moment « aimes-tu ta maman ? ». Ainsi l’enfant ressent de la haine et est obligé d’adopter, simultanément, une attitude d’amour et d’affection. Le double lien se caractérise par un stade où plus personne ne peut se permettre de recevoir ou d’émettre des messages métacommunicatifs sans qu’ils soient déformés. Ainsi Bateson a introduit une notion essen- tielle dans le domaine de la maladie mentale : la pen- sée systémique. Celle-ci se caractérise par un chan- gement d’orientation qui consiste à ne pas voir le phénomène de la maladie d’une manière isolée, mais se demander comment ces différents éléments sont en interaction ? Comment ont-ils un compor- tement coordonné ? Gregory Bateson est né en Angleterre en 1904 dans une famille d’universitaires. Son père Williams est un chercheur prestigieux connu pour ses travaux sur l’évolution génétique. Bateson étudie tout d’abord la zoologie et la bio- logie au Saint John’s College de Cambridge, avant d’entreprendre ses premières recherches en eth- nologie et consacer sa vie à de multiples facettes de la science, en y introduisant les logiques orien- tales du zen et du taoïsme. A partir de 1927, son travail le conduit à mener des recherches en Nouvelle-Guinée et à Bali, où il va rencontrer une anthropologue, Margaret Mead, qui va devenir sa femme. De cette période va naître (1935) un livre de référence, « Naven », qui étudie les rituels d’initiation naven célébrés chez les Latmul pour honorer les premiers exploits d’un enfant. « A cette occasion, les frères de la mère, vêtus de vieilles jupes de fibre, parodiaient la féminité, tandis que les sœurs du père, parées de beaux atours masculins, se pava- naient ayant à la main le bâtonnet à chaux de leur mari et le frappant sur une boîte pour produire un bruit caractéristique qui exprime l’autorité du mâle. » La collaboration avec Margaret Mead se pro- longera par la publication de « Balinese character. A photographic analysis » (New York, 1942). Les Etats-Unis l’accueilleront en 1939 pour le restant de sa vie. Sa carrière se poursuivra au musée d’Artmoderne de New York, avec comme sujet d’étude l’analyse de la publicité nazie à travers le cinéma. Après ses prolifiques recherches anthropologi- ques dans divers lieux du monde, sa personnalité scientifique est reconnue et lui permet de participer, en 1942, aux conférences de la fondation Macy sur la cybernétique, aux côtés des porte-drapeaux de l’in- novation de la pensée scientifique aux Etats-Unis. Professeur d’anthropologie à l’université de Stanford, il approfondit les mécanismes de la com- munication animale. En 1959, Don D Jackson, fondateur du Research Mental Institute, l’invite à y travailler. Dès ses premières recherches, Gregory Bateson révèle ses préoccupations épistémologiques. Loin de se limiter à expliquer les phénomènes qu’il observe, il cherche à comprendre la nature du processus de l’explication, et part à la décou- verte des prémices qui gouvernent les activités des hommes de science. Bateson aborde les questions de communication et de relations humaines sous un angle nouveau, en intégrant la notion de paradoxe au sein de la com- munication. Abandonnant la métaphore énergéti- que, base des théories freudiennes, il va participer activement à l’élaboration d’un modèle explicatif fondé sur les phénomènes interactionnels, les échanges entre les individus. Selon lui, le psy- chiatre est formé pour approcher un cas particulier avec un modèle de maladie mentale. Ce type de pra- ticien a en tête un modèle théorique de la maladie et, lors de la rencontre avec le cas particulier qu’est le patient, son attitude sera de se l’expliquer grâce à son modèle préétabli. L’anthropologue, lui, fait l’op- posé : il se rend en observateur dans le groupe à étu- LES GRANDS PRATICIENS : GREGORY BATESON / 69 68 / HYPNOSE & THÉRAPIES BRÈVES Gregory Bateson 1904-1980 Jean-Claude ESPINOSA PIONNIER DE LA TRANSDISCIPLINARITÉ Milton H. Erickson et Gregory Bateson. L E S G R A N D S P R A T I C I E N S Si Bateson n’a jamais été lui-même un psycho- thérapeute, ses recherches ont été prolongées par les membres de l’école de Palo Alto : Paul Watzlawick, John Weakland, Jay Haley et Richard Fish dont il influencera les travaux. Un autre personnage joua un grand rôle dans le groupe de Palo Alto, non par sa présence mais par l’influence qu’il a eue sur certains membres, notam- ment John Weakland, Jay Haley et Richard Fish. Il s’agit de Milton H. Erickson, fondateur de l’American Society for Clinical Hypnosis. Milton H. Erickson mit en relief l’importance de mécanismes d’in- fluence entre le thérapeute et son patient dans le processus de guérison. C’est en référence à son tra- vail que le groupe de Palo Alto mettra sur pied une forme de thérapie familiale, fondée pour une part sur l’intervention active du patient, et d’autre part sur l’attitude directive du thérapeute. BIBLIOGRAPHIE La cérémonie du Naven, Gregory Bateson, Ed. de Minuit (Paris 1971) Vers une écologie de l’esprit, Gregory Bateson, t. I, Seuil (Paris,1977) Vers une écologie de l’esprit, Gregory Bateson, t. II, Seuil (Paris,1980) La nature et la pensée, Gregory Bateson Ed. du Seuil (Paris 1984) La peur des anges, G. et M.C. Bateson Seuil (Paris, 1989) Communication et société, G. Bateson et J. Ruesch, Seuil (Paris 1988) Regard sur mes parents, M.C. Bateson, Seuil (Paris 1989) Une unité sacrée - quelques pas de plus vers une écologie de l’esprit, Gregory Bateson Ed. du Seuil (Paris 1996) Tactiques du changement, R. Fisch, J.H.Weakland, L. Segall, Ed. du Seuil (Paris 1988) Gregory Bateson, itinéraire d’un chercheur, R. Pauze, Erès (1996) Premier état d’un héritage, Yves Winkin, Grégory Bateson, Editions du Seuil (Paris 1988) Bateson, Daniel de Coppet, Encyclopedia Universalis (1999) Publié avec l’aimable autorisation de la Fondation Erickson

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dier. L’observateur fait partie de l’expérience et consi-dère que l’objet d’observation n’est pas une chose.Bateson a utilisé la même approche dans le domainede la psychiatrie. Il ne s’est pas demandé pourquoicette personne se comporte d’une manière folle, maisplutôt dans quel système humain, dans quel contextehumain ce comportement peut-il faire sens ? Est-ce que ce comportement peut être dans ce contextele meilleur possible, voire même le seul possible ?

C’est en étudiant le comportement des schizoph-rènes après celui des alcooliques, à Palo Alto, queBateson va développer le concept de « doublecontrainte » ou « double lien » à l’origine, selon lui,des manifestations psychotiques. La « doublecontrainte » est une expérience répétée, où unemême injonction négative primaire associée à unemenace de punition se trouve contredite à un niveauplus abstrait par une injonction secondaire renfor-cée par la punition.

Le « double lien » est une situation dans laquellel’autre émet deux genres de messages dont l’uncontredit l’autre. D’une manière un peu simpliste,la double contrainte se trouve dans le cas d’une mèrequi donne une claque à son enfant et qui lui demandeau même moment « aimes-tu ta maman ? ». Ainsil’enfant ressent de la haine et est obligé d’adopter,simultanément, une attitude d’amour et d’affection.

Le double lien se caractérise par un stade oùplus personne ne peut se permettre de recevoir oud’émettre des messages métacommunicatifs sansqu’ils soient déformés.

Ainsi Bateson a introduit une notion essen-tielle dans le domaine de la maladie mentale : la pen-sée systémique. Celle-ci se caractérise par un chan-gement d’orientation qui consiste à ne pas voir lephénomène de la maladie d’une manière isolée,mais se demander comment ces différents élémentssont en interaction ? Comment ont-ils un compor-tement coordonné ?

Gregory Bateson est né en Angleterre en 1904dans une famille d’universitaires. Son père Williamsest un chercheur prestigieux connu pour ses travauxsur l’évolution génétique.

Bateson étudie tout d’abord la zoologie et la bio-logie au Saint John’s College de Cambridge, avantd’entreprendre ses premières recherches en eth-nologie et consacer sa vie à de multiples facettesde la science, en y introduisant les logiques orien-tales du zen et du taoïsme.

A partir de 1927, son travail le conduit à menerdes recherches en Nouvelle-Guinée et à Bali, où il varencontrer une anthropologue, Margaret Mead, quiva devenir sa femme. De cette période va naître(1935) un livre de référence, « Naven », qui étudie lesrituels d’initiation naven célébrés chez les Latmul pourhonorer les premiers exploits d’un enfant. « A cetteoccasion, les frères de la mère, vêtus de vieilles jupesde fibre, parodiaient la féminité, tandis que les sœursdu père, parées de beaux atours masculins, se pava-naient ayant à la main le bâtonnet à chaux de leurmari et le frappant sur une boîte pour produire un bruitcaractéristique qui exprime l’autorité du mâle. »

La collaboration avec Margaret Mead se pro-longera par la publication de « Balinese character.A photographic analysis » (New York, 1942).

Les Etats-Unis l’accueilleront en 1939 pour lerestant de sa vie. Sa carrière se poursuivra au muséed’Art moderne de New York, avec comme sujet d’étudel’analyse de la publicité nazie à travers le cinéma.

Après ses prolifiques recherches anthropologi-ques dans divers lieux du monde, sa personnalitéscientifique est reconnue et lui permet de participer,en 1942, aux conférences de la fondation Macy surla cybernétique, aux côtés des porte-drapeaux de l’in-novation de la pensée scientifique aux Etats-Unis.

Professeur d’anthropologie à l’université deStanford, il approfondit les mécanismes de la com-munication animale.

En 1959, Don D Jackson, fondateur du ResearchMental Institute, l’invite à y travailler.

Dès ses premières recherches, Gregory Batesonrévèle ses préoccupations épistémologiques.Loin de se limiter à expliquer les phénomènesqu’il observe, il cherche à comprendre la naturedu processus de l’explication, et part à la décou-verte des prémices qui gouvernent les activitésdes hommes de science.

Bateson aborde les questions de communicationet de relations humaines sous un angle nouveau, enintégrant la notion de paradoxe au sein de la com-munication. Abandonnant la métaphore énergéti-que, base des théories freudiennes, il va participeractivement à l’élaboration d’un modèle explicatiffondé sur les phénomènes interactionnels, leséchanges entre les individus. Selon lui, le psy-chiatre est formé pour approcher un cas particulieravec un modèle de maladie mentale. Ce type de pra-ticien a en tête un modèle théorique de la maladieet, lors de la rencontre avec le cas particulier qu’estle patient, son attitude sera de se l’expliquer grâceà son modèle préétabli. L’anthropologue, lui, fait l’op-posé : il se rend en observateur dans le groupe à étu-

LES GRANDS PRATICIENS : GREGORY BATESON / 6968 / HYPNOSE & THÉRAPIES BRÈVES

Gregory Bateson 1904-1980

Jean-Claude ESPINOSA

PIONNIER DE LA TRANSDISCIPLINARITÉ

Milton H. Erickson et Gregory Bateson.

L E S G R A N D S P R A T I C I E N S

Si Bateson n’a jamais été lui-même un psycho-thérapeute, ses recherches ont été prolongées par lesmembres de l’école de Palo Alto : Paul Watzlawick,John Weakland, Jay Haley et Richard Fish dont ilinfluencera les travaux.

Un autre personnage joua un grand rôle dans legroupe de Palo Alto, non par sa présence mais parl’influence qu’il a eue sur certains membres, notam-ment John Weakland, Jay Haley et Richard Fish. Ils’agit de Milton H. Erickson, fondateur de l’AmericanSociety for Clinical Hypnosis. Milton H. Ericksonmit en relief l’importance de mécanismes d’in-fluence entre le thérapeute et son patient dans leprocessus de guérison. C’est en référence à son tra-vail que le groupe de Palo Alto mettra sur pied uneforme de thérapie familiale, fondée pour une partsur l’intervention active du patient, et d’autre partsur l’attitude directive du thérapeute.

BIBLIOGRAPHIE

La cérémonie du Naven, Gregory Bateson, Ed. de Minuit (Paris 1971)

Vers une écologie de l’esprit,Gregory Bateson, t. I, Seuil (Paris,1977)

Vers une écologie de l’esprit,Gregory Bateson, t. II, Seuil (Paris,1980)

La nature et la pensée,Gregory Bateson Ed. du Seuil (Paris 1984)

La peur des anges, G. et M.C. Bateson Seuil (Paris, 1989)

Communication et société,G. Bateson et J. Ruesch, Seuil (Paris 1988)

Regard sur mes parents, M.C. Bateson, Seuil (Paris 1989)

Une unité sacrée - quelques pas de plus vers uneécologie de l’esprit, Gregory Bateson Ed. du Seuil (Paris 1996)

Tactiques du changement, R. Fisch, J.H.Weakland, L. Segall, Ed. du Seuil (Paris 1988)

Gregory Bateson, itinéraire d’un chercheur,R. Pauze, Erès (1996)

Premier état d’un héritage, Yves Winkin, Grégory Bateson,Editions du Seuil (Paris 1988)

Bateson, Daniel de Coppet, Encyclopedia Universalis (1999)

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