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  • Michel Zévaco

    Jean sans peur

    Un texte du domaine public.

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  • I – VOYAGE DEPASSAVANT

  • Le chevalier dePassavant s’était doncarrêté hors des murs deParis, en proie à undécouragement qui brisaiten lui tout ressort vital.

    Avec sa manière d’envisager choseset gens d’une façon absolue, avec sonpeu de connaissance de la vraie viequi fait les événements et les êtres endemi-teinte, il s’exagérait lacatastrophe.

    Il n’y a qu’une chose au monde quine s’arrange pas : c’est la mort. Toutle reste se raccommode, se rapetasse,se replâtre, car la pensée humainetient essentiellement à trouver un

  • gîte, et il n’y a pas d’effort dont ellene soit capable pour s’accommodermême d’un taudis. Quand toutcraque dans notre âme, quand notrepensée se trouve expulsée des palaisqu’elle s’était bâtie, elle consent desconcessions, et s’accommode d’unechaumière. Passavant ne savait pascela. Que savait-il d’ailleurs ? Pasgrand’chose, et il était bien heureuxde ne rien savoir.

    Donc, d’avoir manqué le rendez-vousdu roi, ce lui était une catastrophe. Ilse trouvait déshonoré. Il ne savaitpas que, même n’eût-il pas eu lesprétextes légitimes qu’il pouvaitprésenter, Odette, s’il l’eût rejointe,

  • lui eût pardonné d’un regard.

    Passavant résolut donc de rentrerdans Paris.

    Il remonta sur sa bête et résolumenttourna le dos à Paris, se dirigeant aunord.

    Il en est ainsi des résolutions lesplus formelles de l’homme que mèneune passion ; lecteurs, vous êtesdoubles. Regardez-vous et voussurprendrez souvent ce phénomène.

    Passavant se mit en selle en disant :« Je n’ai pas une maille. Je suisaccusé d’un meurtre horrible. Je suispoursuivi par la vengeance de lareine, de Jean de Bourgogne, de ses

  • enragés estafiers. Je suis méprisé parle roi qui m’a sauvé, par cette belledemoiselle qui a eu confiance en moi.Eh bien ! je rentre à Paris pour mefaire tuer. »

    En même temps, il prenait la route deDammartin.

    Passavant évita de se donner à lui-même des explications sur ce non-sens apparent qui était au fond d’uneirréprochable logique.

    A Dammartin, il éprouva qu’ens’assurant à lui-même qu’il n’avaitpas une maille il avait proféré unecruelle vérité. Ceci lui fut durementaffirmé par les tiraillements de son

  • estomac. Il avait faim.

    Il s’arrêta devant le perron del’auberge de Saint-Eloi. Il reniflaitles bonnes odeurs qui s’enéchappaient et contemplait assezpiteusement la jolie fille qui, accotéeà la porte, le considérait avec unesympathie aussi peu déguisée quepossible. Voyant que le chevalier nedisait mot, elle attaqua :

    – C’est ici la meilleure auberge dupays, mon beau capitaine. Quecherchez-vous donc ?

    – La route de Villers-Cotterets, ditPassavant à tout hasard.

    – Ah ! fit-elle. C’est par là. – Et elle

  • allongea le bras. – Mais vous nepouvez pourtant pas aller jusqu’àVillers-Cotterets sans dîner ?

    – C’est bien ce que je me disais, majolie fille. Mais…

    Il mit pied à terre et semblaconsidérer attentivement l’image dubienheureux Eloi qui se balançait ausouffle aigre de la bise. Il faisaitfroid. Par la porte ouverte, il voyaitla claire flambée qui lui faisait signe.Il avait le cœur meurtri. Les beauxyeux de la cabaretière luipromettaient le baume consolateur.Que vouliez-vous qu’il fît ? Ce quevous auriez fait à sa place : il entra,tandis qu’un adolescent joufflu

  • conduisait son cheval à l’écurie.Avant même que de se reconnaître, lechevalier se trouva attablé près de lagrande cheminée. Il se sentit envahipar le bien-être. Il obéit d’autantmieux au besoin de ne penser à rienque, bientôt, la jolie fille plaçaitdevant lui la riche omelette qu’ellevenait de faire sauter ; riche, disons-nous, de couleur et de parfum, ce quiest une richesse comme une autre. Lequartier de venaison qui suivit futaccueilli par le chevalier avec lagratitude d’un estomac qui crie ausecours. Les champignons fraiscueillis dans les bois d’alentours etsautés dans la poêle parmi de

  • menues échalotes, du thym et duromarin lui parurent une escortedigne de la belle tranche de chevreuilégalement empruntée aux domainesforestiers. Un flacon de vin gris aidale chevalier à voir la vie un peumoins cruelle. Une idée qui lui passatout à coup par la tête acheva de luirendre toute sa belle humeur. Lavoici dans sa simplicité :

    – Que fait cette agrafe d’argent quiattache le ruban de mon chaperon ?Ne puis-je m’en passer ? Au diableles rubans du chaperon et l’agrafed’argent ! Holà, ma jolie fille,écoutez-moi. Je n’ai pas le moindredenier. Bon… Ne vous rembrunissez

  • pas, et continuez-moi, je vous prie,votre clair regard qui me réconforte.Au lieu d’écus, voulez-vous acceptercette agrafe pour prix de mon dîneret du dîner de mon cheval ?

    La cabaretière examina l’agrafe. Ellese trouvait, par hasard, assezhonnête – nous parlons de lacabaretière – et elle dit :

    – Pour le prix de cette agrafe, mongentilhomme, vous avez droit, vouset votre bête, à un autre dîner pareilà celui que vous venez de faire.

    – Eh bien ! s’écria joyeusement lechevalier, mettez dans l’une de mesfontes une bonne mesure d’avoine,

  • dans l’autre un pâté, du pain, unflacon… et nous serons quittes.

    – Tout cela va être fait, moncapitaine.

    Une demi-heure plus tard, Passavantse remit en route. La jolie fille del’auberge vint lui offrir le coup del’étrier, les yeux baissés, un sourireau coin des lèvres.

    Lorsqu’il atteignit Villers-Cotterets,l’auberge du bienheureux Eloi s’étaitabolie dans ses souvenirs. Il nes’arrêta pas dans cette ville où jadisRoselys avait été exposée sous leporche de l’église, et sur uneindication qu’on lui donna, continua

  • son chemin vers le château féodalque le duc d’Orléans venait determiner et où le roi de France avaitcherché un refuge – du moins il lecroyait.

    Il faisait sombre. Le ciel noir étaitplein de neiges en réserve. Il faisaitfroid. Sous ses gants de daim, lechevalier se sentait l’onglée. Il faisaittriste. Son cœur cherchait la vie, et ilne voyait autour de lui que l’imagede la mort.

    Tandis qu’il songeait ainsi, les rênessur l’encolure, il lui arriva ce quiarrive à tout cavalier qui perd sontemps à songer : il s’égara.

  • Le cheval grimpait une côte raide, etarriva enfin sur un large plateau oùs’érigeaient, comme les colonnesd’une cathédrale, des hêtrescentenaires dépouillés de leursfeuillages. Seuls, çà et là, quelqueschênes se couronnaient encore defeuilles teintées de pourpre.Passavant s’arrêta près d’un tas debois que des bûcherons rangeaientproprement.

    – Où suis-je ? demanda-t-il.

    – Sur le Voliard, répondit l’un desbûcherons.

    – Et où se trouve ce Voliard ? Est-celoin du château du sire d’Orléans ?

  • – Regardez par ici, dit l’homme, unvieillard sec et maigre – et si vousavez de bons yeux, vous apercevrezdans la brume du soir le haut destours de guet.

    Passavant regarda dans la directionindiquée, et, en effet, au fond d’unenuée de brume, distingua lasilhouette fantômale du colosse auxpierres blanches, alors toutes neuves.

    Il mit pied à terre.

    – Gentilhomme, dit le bûcheron,voici la nuit qui vient, et la pluie vatomber. Voulez-vous accepterl’hospitalité dans notre chaumière ?

    Passavant secoua la tête.

  • Machinalement il fouilla dans saplate escarcelle, et rougit – car déjàle digne bûcheron tendait la mainpour avoir le prix de son offred’hospitalité.

    – Bûcheron, dit Passavant, je suis unpauvre chevalier, et ne puisreconnaître aujourd’hui votregénérosité. Ce sera pour plus tard.

    – Pour quand vous voudrez, dit lebûcheron paisible, c’était de boncœur.

    Un geste remercia. Les bûcheronss’éloignèrent. Le chevalier demeuraseul sur le plateau du Voliard, sousles immenses arcades de la

  • cathédrale que la nature avait bâtielà. Il s’était tourné vers la silhouetteque là-bas, au fond de la vallée, surla colline abrupte, près du grandétang, traçaient les tours. Bientôt,elles se fondirent dans l’obscurité.Passavant ne vit plus rien que lanuit.

    – Elle est là, songea-t-il.

    Un hennissement de son cheval leramena à la vie. Il s’aperçut alorsqu’il grelottait. Il faisait froid. Lanuit était sombre. Selon la prédictiondu vieux bûcheron aux yeux clairs, cen’était pas de la neige qui tombait,mais une pluie pénétrante. Passavantconduisit la bête sous un fourré, la

  • dessella, étala la couverture sur lesreins, et plaça sous son nez lamusette remplie d’avoine.

    – Eh ! fit-il en caressant le cheval aufront, te voilà guéri, mon brave ! Lecoup de l’Ecorcheur fut rude, maistous deux nous avons la peau dure.Et puis, ne disons pas de mal desEcorcheurs !

    Le cheval mâchait déjà son avoine, etPassavant l’enviait.

    Il regarda autour de lui et aperçutune fumée qui, lente et droite,montait du sol. S’étant approché, ilvit que c’était le reste d’un feu queles bûcherons avaient allumé. Il

  • écarta les cendres, plaça des bois,souffla, et bientôt une belle flammeclaire monta dans la nuit.

    Passavant fouilla dans la fonte quilui était réservée, trouva le pâté, lepain et le flacon promis par lacabaretière de Dammartin, – et sousces provisions… l’agrafe d’argent !

    La jolie fille n’avait pas voulu êtrepayée par le pauvre chevalier !

    Et devant la haute flamme claire quimontait dans la nuit, dans le vastesilence qui pesait sur le plateau duVoliard, tout seul, loin des hommes,loin de tout, sous la pluie, ilcommença son dîner…

  • Accoté à un hêtre énorme, assis surune « tronce », couvert de son amplemanteau de cavalier qui eût défié ledéluge, Passavant, son appétitsatisfait, allongea les jambes vers lefeu, et s’endormit.

    Les frissons du matin éveillèrentPassavant.

    Il se secoua et jeta un singulierregard vers le château. Sans doute larésolution lui était venue pendantson sommeil, car elle vient commeelle peut, quand elle peut. Il sella soncheval, et, le conduisant par la bridepassée à son bras, se mit à descendreles pentes abruptes du Voliard. Illongea quelques chaumières assises

  • au bord de l’étang promuaujourd’hui par les habitants à ladignité de lac, et arriva à une pauvreauberge où il laissa sa monture.

    Passavant monta au château. Le pontétait baissé. Le chevalier le franchitsans obstacle. Rien n’indiquait quel’on se préparât dans la forteresse àun acte d’attaque ou de défense. Toutparut au chevalier paisible etinoffensif. Seulement, lorsqu’il seprésenta à la deuxième enceinte, ilfut arrêté par un poste d’arbalétriersaux armes du comte d’Armagnac. Surla porte grande ouverte, il apercevaitla cour avec sa galerie gothique, sonescalier au fond, ses gargouilles,

  • monstres de pierre qui descendaientle long des murs, la gueule ouverte.Plus de trois cents gentilshommes ethommes d’armes allaient et venaient.L’aspect paisible disparaissait. Unpetit nombre de ces gens portaientles insignes d’Orléans. Presque tousarboraient l’écharpe blanche, insigneadopté par le comte d’Armagnac. Unofficier d’arbalétrier qui commandaitla porte voyant ce jeune gentilhommearrêté là, s’avança et lui demandapoliment ce qu’il cherchait.

    – Je désire parler au roi, ditPassavant. Est-ce possible ?

    – Au roi ? Vous riez, monsieur, et cen’est guère le jour. Le roi est en son

  • hôtel.

    – Quoi ! Le roi est à l’Hôtel Saint-Pol ! Il n’est pas venu ici dans unelitière avec la demoiselle deChampdivers, et une forte escortecommandée par son capitaine ?

    – Monsieur, dit l’officier, il n’y a iciqu’une noble veuve qui pleure unépoux lâchement assassiné, et sesgentilshommes qui se concertentpour tirer vengeance de ce meurtre.Ainsi, retirez-vous. Mais… se reprit-il, soudain frappé d’un soupçon.

    – Mais quoi ? fit Passavant à qui lapolitesse rocailleuse de l’officiercommençait à échauffer les oreilles.

  • – Serait-ce un espion de Bourgogne ?se disait l’homme d’armes.

    – Monsieur, reprenait le chevalier,frappé de son côté d’une idée subite,pourrais-je obtenir une audience dela dame d’Orléans ? Au sujet dumeurtre de son noble époux, je puispeut-être lui donner des indicationsprécieuses.

    En apprenant que ni le roi ni Odetten’étaient venus au château du ducd’Orléans, le chevalier était demeurétout étourdi – un peu de déception etaussi un peu de la joie de savoirqu’un autre n’avait pas escorté ladame de ses pensées. Brusquement,les paroles de l’officier l’arrachèrent

  • à ces regrets et au plan qu’il formaitde reprendre à l’instant le chemin deParis.

    Il songea que la veuve allait criervengeance. Il songea que le ducd’Orléans l’avait sauvé. Il songeaenfin que lui, Passavant, étaitpubliquement accusé d’être lemeurtrier, que Valentine de Milanallait maudire son nom – et il résolutde se disculper.

    Quant à l’officier d’Armagnac, ilregarda attentivement cegentilhomme qui demandait à êtreintroduit auprès de la veuve. Il luitrouva bonne mine. Sa sympathies’éveilla.

  • – Monsieur, dit-il, si ce que vousdites est vrai, ce dont Dieu me gardede douter, vous aurez rendu unsignalé service à Monseigneurd’Armagnac. Auriez-vous,d’aventure, entendu parler dePassavant ?

    – Mieux, dit le chevalier, je leconnais.

    – Oh ! Oh ! Et sauriez-vous où il setrouve ?

    – Je le sais.

    – Venez !

    Le chevalier, avec un sourire rêveur,suivit son introducteur qui le

  • conduisit aux luxueux appartementsde la châtelaine. Comme ils passaientdevant une porte, Passavant entenditune rumeur pareille au lointaingrondement du tonnerre.

    – Qu’est ceci ? demanda-t-il.

    – C’est la salle des Preuses. Deuxmille hommes d’armes y sont réunisen ce moment, sans compter qu’il yen a autant dans la salle des Gardes.Mais, venez.

    On arriva à l’entrée desappartements. L’officier fit signe àPassavant d’attendre, puis, revenantle chercher, l’introduisit dans unebelle chambre.

  • – Monsieur, dit-il au moment,d’ouvrir la porte, je m’appelle Hélionde Lignac. Voulez-vous me dire qui jedois annoncer ?

    – Le chevalier Hardy de Passavant.

    Et Passavant ouvrit lui-même laporte, laissant Hélion de Lignacstupéfait. Il faut dire qu’il necraignait rien pour Valentine deMilan près de qui se trouvaient huitou dix gentilshommes de sa maison.Mais tout étourdi de l’inconcevableaudace de l’assassin, il se dirigeaprécipitamment vers la salle desPreuses. Là, comme l’avait dit Hélionde Lignac, deux mille gentilshommeset gens d’armes étaient assemblés,

  • tout harnachés en guerre, ce qui faitqu’à chaque houle de cette foule, descliquetis d’armures se propageaientcomme la rumeur d’un océan fait deflots d’acier. C’était un terriblespectacle. Ces gens écoutaient unhomme qui, debout sur une table,parlait d’une voix calme et rude, sansgestes. Il était étincelant d’acier. Desa personne, on ne voyait que la têtebrune, violente, avec un regardd’aigle. C’était le sire de Coucy, l’undes plus fermes alliés d’Armagnac.

    – L’insolence des gens de Bourgogneest au comble, disait-il froidement.La gentilhommerie française estperdue si elle ne s’oppose par tous

  • les moyens à leurs empiétements.Leur duc, soutenu par la reine etabusant de la faiblesse du roirégnant, ne cache plus son intentionde dominer Paris et de rançonner lanoblesse de France. Le tolérerez-vous ?

    Ce fut une clameur sourde faite decris, de trépignements, d’invectives.Puis le terrible refrain éclata en coupde tonnerre : Vengeance !Vengeance !

    – Certes, vengeance, reprenait le sirede Coucy de sa voix mordante. Vousle savez, tout porte à croire que Jeande Bourgogne a inspiré le meurtre dece valeureux prince qui était notre

  • véritable chef. On pouvait de bonnefoi l’appeler le premier gentilhommedu royaume. Il est tombé la nuit,dans une rue perdue, sous les coupsde meurtriers qu’on ne retrouverapas. Mais le vrai meurtrier, vous leconnaissez.

    – Vengeance ! Vengeance ! roulalonguement le tonnerre.

    Hélion de Lignac, fendantpéniblement la foule, se dirigeaitvers le sire de Coucy…

    Passavant, étant entré dans lachambre des seigneurs du château,vit une femme en grand deuil assisedans un fauteuil, tandis que quelques

  • gentilshommes se tenaient à distancerespectueuse… La pauvre Valentinene pleurait pas parce qu’elle n’avaitplus de larmes. Ce mari volage qui nelui avait guère donné que deschagrins, elle l’avait adoré, chasteamante qui avait entrepris vainementd’éveiller le sens de fidélité dans uncœur dont la raison d’être étaitl’infidélité. Elle avait aimé le duc detoute son âme. Avec lui s’éteignait lalumière de sa vie, et lorsquePassavant s’approcha, il l’entenditmurmurer ces paroles qu’elle devaitune fois encore répéter à son lit demort.

    – Rien ne m’est plus, plus ne m’est

  • rien.

    Passavant s’arrêta devant laduchesse, et, avec cette grâce ingénuequi était chez lui d’un charmeirrésistible, ploya le genou.

    – Qui êtes-vous, monsieur ? dittristement la malheureuse princesse.

    – Madame, vous voyez en moi ungentilhomme que le seigneurd’Orléans a sauvé de la mort…

    Valentine se sentit émue au fond deson cœur, et de l’accent de ce beauchevalier, et de l’hommage que, dèsles premiers mots, il rendait à soncher mort.

  • – Expliquez-vous, dit-elledoucement.

    – Un soir, madame, je dus tirer l’épéecontre quatre déloyauxgentilshommes.

    – A vous seul, vous attaquiez quatrehommes d’épée ? dit la comtesseétonnée.

    – Madame, c’est qu’à eux quatre ilsattaquaient une femme.

    La duchesse d’Orléans ne puts’empêcher de jeter un regard desympathie sur celui qui, avec une sibelle simplicité, lui faisait une telleréponse.

  • – Continuez, reprit-elle, captivée.

    – Ces quatre, donc, poursuivitPassavant avec un sourire qui se fitnarquois, ces quatre jugèrent qu’ilsn’étaient pas assez de quatre, etappelèrent à la rescousse je ne saiscombien des leurs qui tentèrent lesuns de m’ouvrir la poitrine, lesautres de m’assommer. J’allaissûrement succomber. C’est à cemoment que parut votre nobleépoux. Il fit un geste. Je fus sauvé.C’était le geste d’un brave, madame,car il s’adressait à des gens quiappartenaient à son plus cruelennemi. C’est peut-être ce geste quil’a tué…

  • – O mon cher duc, murmuraValentine, si vaillant, si brave…Continuez, monsieur…

    – Je fis vœu, madame, de chercherune occasion où je pourrais offrir mavie soit à mon sauveur, soit à ceuxqui lui étaient chers. Je suis arrivétrop tard rue Barbette, mais cetteépée qui eût dû le défendre, c’est àvous, maintenant qu’il n’est plus,d’en disposer.

    Valentine, le sein oppressé,l’angoisse à la gorge, écoutait cethommage qui lui était fait, et elle enéprouvait une bienfaisante émotion.

    – Merci, monsieur, dit-elle avec

  • attendrissement. Mais pourquoi voustrouviez-vous attaqué ? Voussemblez bien jeune encore pour vousêtre attiré des ennemis capables devouloir votre mort.

    – Jeune, madame ? fit le chevalieravec une mélancolie sous laquelle oneût démêlé quelque scepticisme. Oui,sans doute… Et plus encore que vousne croyez. J’ai bien peu vécu,madame, et ce m’était une raison deplus grande gratitude envers leseigneur d’Orléans qui me conservaitla vie. Je dis que j’ai peu vécu, carj’ai passé douze ans de ma courteexistence au fond d’un cachot.

    – Au fond d’un cachot ! Si jeune ! Et

  • qu’aviez-vous fait ?

    – Je l’ignore, madame. C’estseulement pour vous dire queconnaissant si peu la vie, elle ne m’enétait que plus précieuse à conserver.Ce qu’il était juste et nécessaire quevous sachiez, c’est que mareconnaissance pour votre nobleépoux n’était égalée que par unegratitude envers Sa Majesté la reineIsabeau.

    Sur ces mots, Passavant se releva.

    Il allait se nommer et protestercontre l’abominable accusationinventée de toutes pièces par lesBourguignons. Mais ce nom

  • d’Isabeau ainsi jeté tout à coup avaitamené un nuage sur le front de laduchesse d’Orléans.

    – La reine ! fit-elle sourdement. Vousaurait-elle sauvé, elle aussi ?

    – Non, madame, dit simplement lechevalier, elle a fait mieux.

    – Qu’a-t-elle fait ? Voyons !

    – Madame, voici pourquoi, si la reineIsabeau me demande ma vie, je la luidonnerais d’aussi bon cœur que jevous la donnerais à vous, si vous mela demandiez. Au mois de juin de l’an1395, une petite fille de cinq à sixans fut arrachée à sa mère par lesmêmes gens qui me jetèrent, moi,

  • dans les fosses de la tourHuidelonne.

    Les derniers mots firent frissonnerValentine. Mais peut-être uneétrange pensée venait-elle de se leveren elle, car elle jeta un regard pensifau chevalier et demanda :

    – Vous dites au mois de juin de l’an1395 ?

    – Oui, madame. L’enfant s’appelaitRoselys. La mère s’appelait Laurenced’Ambrun. C’était toute ma famille,madame. J’aimais Laurence commeune sœur. Quant à Roselys, dit-ild’une voix étranglée, elle était mavie… et même maintenant.

  • Il s’interrompit brusquement. Quantà Valentine, elle suivait ce récit avecune attention passionnée.

    – Roselys fut emportée vers le Norddans les pays du Valois, m’a-t-onassuré, à Villers-Cotterets, peut-être…

    – Villers-Cotterets ! murmuraValentine, en se dressant toutedroite. En juin 1395 ?…

    – Oui, madame ! dit Passavantétonné.

    – C’était une petite fille avec desyeux d’un bleu d’azur, des cheveuxblonds si fins qu’on eût dit un nuaged’or autour de son front ?…

  • – Oh ! cria le chevalier, vous avezconnu Roselys !…

    – Une petite fille qui fut exposéesous le porche d’une église ?…

    – Madame ! Ah ! Madame ! Voussavez toute l’affreuse histoire deRoselys !

    – Et qui fut recueillie, arrachée àl’insulte par une dame qui passad’aventure ?

    – Cette dame, c’était la reine !…

    – La reine !

    – Oui, madame, et c’est pourquoi jevous disais que ma vie appartient àla reine Isabeau qui pourra en

  • disposer à son gré lorsqu’elle croiravenue l’heure où je dois acquitter madette.

    La duchesse d’Orléans s’était levée.Une étrange expression s’étendit surson beau visage si pâle en cemoment. Elle s’avança surPassavant, qui la vit venir enfrémissant. Et alors, levant les yeuxau ciel, cet ange qu’était Valentine,d’une voix grave et ferme, prononça :

    – Oui, je savais tout de cette histoire,excepté le vrai nom de l’enfant, quevous venez de m’apprendre. Maisvous, monsieur, vous ne savez pas lavérité. Et comme ce serait presque unsacrilège que de vous laisser porter

  • le poids d’une reconnaissance quevous ne devez pas…

    – Madame ! Madame ! Que dites-vous ! cria le chevalier éperdu.

    – Comme je sens votre sincéritéprofonde, continua la duchesse, etque ce serait un outrage au Dieu dejustice que de laisser s’égarer votrecœur, cette vérité quoiqu’il m’encoûte, je dois vous la dire. La damequi prit Roselys dans ses bras etl’emporta, ce ne fut pas la reineIsabeau.

    Passavant recula d’un pas.

    – Ce ne fut pas la reine ! murmura-t-il. Et qui donc ?

  • – Moi ! répondit Valentins avec unemajestueuse simplicité.

    Comme il avait fait en entrant,Passavant ploya le genou devant laduchesse d’Orléans. Son cœurbattait à se rompre. Dans son esprit,pas un doute ne se glissa. Entre laparole de ce sorcier louche, de ceSaïtano suspect, et la parole de cetêtre de beauté, de suprême loyautéqu’était Valentine, aucune hésitationn’était possible. Pendant quelquesminutes, le chevalier demeura ainsicourbé devant celle qui avait tenté desauver Roselys de la mort. Iltremblait.

    A ce moment elle reprit :

  • – Lorsque je reverrai celle que vousnommez Roselys…

    Passavant se redressa, et la duchessepoussa un léger cri ; elle nereconnaissait plus cette figure livideet terrible. Hagard, éperdu, nesachant plus ce qu’il faisait,Passavant saisit un bras de laduchesse, et râla :

    – Madame, sur Dieu, sur mon âme etma vie, je vous en supplie ; faitesattention à ce que vous dites, carvous me laisseriez croire… Oh !l’impossible rêve !… croire queRoselys est vivante !

    – Elle est vivante, dit simplement la

  • duchesse.

    – Vivante ! hurla le chevalierchancelant. Saïtano ! Saïtano !Sorcier maudit ! Malheur à toi, pourton effroyable mensonge ! Vivante !Madame, vous dites que Roselys estvivante ? Où est-elle ? Que fait-elle ?Sous quel nom vit-elle ? Ah !madame, pardonnez-moi, voyez-vous… Roselys… c’était ma vie !

    Valentine allait répondre :

    – Roselys vit à l’Hôtel Saint-Pol…Elle s’appelle Odette deChampdivers…

    A l’instant où elle allait parler, laporte s’ouvrit violemment, Armagnac

  • entra, suivi d’une vingtaine degentilshommes, marcha rudementsur le chevalier, et gronda :

    – Madame, savez-vous le nom del’homme que vous avez reçu et quivous parle avec une insolentefamiliarité ? Savez-vous ce nom ?

    – Le nom ? balbutia la duchesse.

    – Il ne l’a pas dit, j’en étais sûr !éclata le comte d’Armagnac.L’homme qui est devant vous,madame, c’est le sire de Passavant !

    La duchesse d’Orléans recula. Elleeut un mouvement d’horreur etmurmura :

  • – L’assassin de mon mari !

    Passavant, très pâle, tout droit, lefront barré d’un pli, regardaitArmagnac face à face. D’un accentglacial, il prononça :

    – Oui, Hardy, chevalier de Passavant.Tel est mon nom, tel est mon titre.Fils de Passavant le Brave, cela seulrépond de moi. Prenez garde à ce quevous allez dire, monsieur, et voustous ! ajouta-t-il d’une voix soudaingrondante. Je suis Passavant. Quetrouvez-vous à redire à cela ?

    La duchesse Valentine l’écoutait, leregardait, sentait s’éveiller en ellel’admiration et se réveiller la

  • sympathie, et elle se criait : Non,non ! Celui-là n’est pas un assassin !

    – Passavant ? dit durementArmagnac… Le même qui n’a eu qu’àparaître pour que les Ecorcheurs deVincennes se retirassent et que lareine Isabeau fût sauvée ?

    – Le même, dit Passavant avec nonmoins de rudesse. Mais vousinsinuez au lieu d’accuser… Silence,messieurs ! cria-t-il, et le murmuredes gentilshommes s’éteignit. Ils’agit ici plus que de ma vie : de monhonneur et de mon nom ! On vient dedire qu’à l’affaire de Vincennes, lesEcorcheurs se sont retirés devantmoi… c’est faux ! Ils ont fui… ce

  • n’est pas la même chose, je crois !

    – Passavant ? reprit Armagnac… Lemême qui, en l’une de ces soirées dedébauche et d’ivresse où se complaitla Bavaroise, a été remarqué par elleet s’est mystérieusement entretenuavec elle ?

    – Entretenu, oui ; mystérieusement,non !

    – Passavant ? Le même qui, dans uneauberge de la rue Saint-Martin, amagnifiquement traité les sires deScas, d’Ocquetonville, deCourteheuse et de Guines, âmesdamnées de Jean de Bourgogne ?

    Le chevalier eut un éclat de rire

  • strident :

    – Pour le coup, c’est vrai, même« magnifiquement » ! Le sire deGuines en sait quelque chose.

    – Ne riez pas ! dit Armagnac avecune gravité sinistre. Je vous jure quece n’est pas le moment !

    – Bah ! fit le chevalier dont le sourirefut d’une tragique ironie, j’ai ri avecla mort, je puis bien rire avec vous, etn’était la présence de cette douleurvivante, je vous jure que je rirais bienplus fort. Madame, vous pouvezpardonner cet éclat de rire : àl’attitude de ces messieurs, jeprésume que ce sera le dernier.

  • Il y eut un silence pesant.

    Armagnac, d’une voix sombre,prononça enfin :

    – Madame, et vous, nobles hommes,vous avez entendu. Le sire dePassavant est l’ami de la reine,ennemie du mort. Il est affilié auxEcorcheurs, et si un doute subsistait,ce qui s’est passé dans la rue Saint-Martin suffirait à établir la vérité. Ilest l’ami des Bourguignons qui, pourmieux couvrir leur maître, ont feintde vouloir arrêter cet homme hiermatin, et l’ont laissé fuir. Sire dePassavant, sur Dieu et votre âme,pouvez-vous jurer que vous n’êtespas entré dans la rue Barbette la nuit

  • du crime ?

    Le sourire du chevalier devint livide.Il leva la main, et dit :

    – Sur Dieu et mon âme, je jure quedans la nuit du crime, je me suistrouvé non seulement dans la rueBarbette, mais encore près du nobleduc.

    Le silence, alors fut effrayant. MaisPassavant continua :

    – J’attends !… J’attends que vousdisiez tout haut ce que vous pensez !

    – Le voici ! dit Armagnac. Je penseque vous êtes l’assassin de moncousin d’Orléans. Est-ce votre avis,

  • nobles hommes ?

    – C’est notre avis, répondit la trouped’une seule voix.

    – Quel châtiment a mérité cethomme ? reprit Armagnac.

    – La mort ! répondit la voix énormefaite de toutes ces voix furieuses.Vengeance ! Vengeance !

    Passavant, d’un geste foudroyant,tira sa longue rapière flexible, enappuya la pointe sur le parquet, et,penché en avant, la figure effrayante,la voix rocailleuse :

    – Et vous, que méritez-vous ? Sired’Armagnac, gentilshommes, que

  • méritez-vous pour, faussement etsans autre preuve qu’un ramassis decirconstances, accuser l’homme quiest devant vous ? Je vous accuse,moi ! Je vous accuse de félonie etlâcheté parce que votre accusationest vaine et que vous vous mettez àtrente pour la soutenir !

    – A la potence ! hurla la bandecravachée par ces paroles. A mort !Tout de suite !

    – A mort ! dit Passavant, terrible…Soit ! Tuez-moi ! Qui de vous va metuer ?

    Sa rapière siffla dans l’air.

    – Allez ! rugit Armagnac.

  • C’était le signal. Tous ensemble, ilss’élancèrent sur Passavant, lesdagues levées jetèrent des éclairs, etpar des cris, par les jurons, par lesinsultes, ils s’excitèrent au meurtre.C’était fini. Le chevalier allaittomber. A ce moment, Valentine,d’un mouvement rapide, se plaçadevant lui et cria :

    – Que nul ne bouge ! Seule jecommande ici !

    – Mais, madame… gronda le comted’Armagnac, tandis que la troupeentière s’immobilisait.

    – Cet homme est mon hôte, ditValentine d’une voix de souveraine

  • majesté.

    Passavant rengaina sa rapière,comme si ce mot seul l’eût fait sacré.

    – Venez, monsieur ! dit-elle d’un tonde commandement, tandis que, desyeux, elle contenait encore pourquelques secondes la meute desmeurtriers.

    – Messieurs, dit Passavant, vousm’avez insulté. Mon insulte vous arépondu. Je tiens la vôtre pour reçue.Tenez la mienne pour valable. Où etquand vous voudrez, nous nousretrouverons.

    Et il sortit paisiblement. La duchessele suivit et ferma la porte contre

  • laquelle elle s’appuya. Il était temps.Les Armagnacs s’élançaient pourfrapper le chevalier. La porte ferméeles arrêta deux minutes pendantlesquelles ils se consultèrent. Lecomte d’Armagnac, en dernierressort, jugea que l’autorité de lachâtelaine pouvait être, en cetteoccurrence, tenue pour non avenue,et décida qu’il fallait tuer sur lechamp le meurtrier du duc d’Orléans.Lui-même ouvrit la porte. Il netrouva que la duchesse, Passavantavait disparu.

    – Qu’avez-vous fait ? s’écria lecomte.

    – Je l’ai sauvé, dit doucement

  • Valentine.

    – Ah ! madame, c’est peut-être unplus grand malheur que vous nepensez !

    Oui, Valentine avait sauvéPassavant. A peine seule avec lui, elleouvrit une autre porte qui donnaitsur l’un des escaliers du château.

    – Descendez ! dit-elle. Et vite ! Lesfurieux vont entrer.

    – Madame, dit Passavant, paisible etrespectueux, j’aime mieux mourir icique de vous laisser croyant au crimequ’on m’impute. Sur Dieu, madame,me croyez-vous le meurtrier ?

  • – Sur Dieu, répondit Valentine, jecrois que vous avez tenté de sauvermon malheureux époux et que vousêtes arrivé trop tard, comme vous leracontiez.

    Passavant s’agenouilla, saisit lamain de la duchesse.

    – Madame, reprit-il, vous me croyezdonc digne de revoir Roselys ?

    – Oui. Et je vous dirai où elle vit,sous quel nom elle vit. Mais, allez.Plus un instant à perdre. Descendezcet escalier aussi bas qu’il vousconduira, dites simplement : « Lamarraine d’Odette m’envoie àvous… » Allez… et que Dieu vous

  • garde !

    – Odette ! murmura le chevalierenivré. Ce nom béni me protège doncici comme l’ange qui le porte m’asauvé de la Huidelonne !

    Il s’élança dans l’escalier.

    – Odette ! murmurait de son côtéValentine de Milan. Odette…Roselys !

    Comme on le lui avait dit, Passavantdescendit jusqu’au bas de l’escalier,et là, en effet, trouva un homme arméqui lui cria :

    – Rebroussez chemin, on ne passepas ici !

  • – Mais moi, je passe, dit Passavant,car la marraine d’Odette m’envoie àvous.

    – En ce cas c’est différent, ditl’homme avec un soudain respect.Suivez-moi, mon gentilhomme, etfaisons vite, car vous avez le motd’ordre des heures tragiques.

    Passavant, du fond du cœur, envoyaun souvenir ému à la châtelaine dePierrefonds, et, suivant rapidementson guide, s’élança dans un longcouloir souterrain – une de cesassurances de fuite comme il enexistait alors à tous les châteauxféodaux pour le cas de prise et mise àsac. Ce souterrain passait sous les

  • murs du château et aboutissaitpresque au pied de la colline.

    Passavant, après avoir franchi deuxportes de fer, se retrouva, non sansétonnement, dans les caves même decette auberge où il avait laissé soncheval. Sans doute l’hôte était làpour recevoir ceux qui, d’accord avecles maîtres du château, prenaient cemoyen de fuite. Sans doute l’aubergeelle-même n’était là que pourmasquer l’entrée du souterrain. Cethôte, qui se montra fort empresséauprès de Passavant, lui assura quele cheval avait mangé, et lui conseillade piquer des deux. Passavantn’entrevit ce brave que quelques

  • secondes, dans l’obscurité, mais illui parut avoir une telleressemblance avec l’hôte de la TruiePendue qu’il ne pût s’empêcher de luidemander :

    – Seriez-vous d’aventure un frère demaître Thibaud Le Poingre ?

    – Non, répondit l’hôte étonné. Maissi vous voulez m’en croire, sautez enselle sans plus tarder, car le mot depasse que vous avez donné ne sertque dans les circonstances où il estquestion de vie et de mort.

    Tout compte fait, le chevalier trouvale conseil raisonnable. Il monta doncà cheval et se dirigea tout droit sur

  • Villers-Cotterets. Comme il entraitsous le couvert de la forêt, plusieurscavaliers chargés de le poursuivresortirent du château. Mais lechevalier était loin déjà, et poursupprimer une inutile inquiétude auxlecteurs qui s’intéressent à lui, nouspouvons dire tout de suite que lesArmagnacs ne l’atteignirent pas etrentrèrent bredouilles après avoirbattu les bois d’alentour.

    Après avoir failli succomber auxdagues des gens du château, lepauvre chevalier fut sérieusementmenacé de mourir de faim et de soif.Il n’osait pas recommencerl’aventure de Dammartin.

  • – Je n’aurais, songeait-il, qu’àtomber sur une hôtesse qui refuseraitla boucle de mon chapeau. Jedeviendrai ainsi une dette ambulante,et toutes les jolies filles de cecharmant pays diraient de moi : C’estla statue équestre de la Dette !

    Il riait avec lui-même. Il trottait aveccette joie profonde qu’on a lorsqu’onse trouve tout à coup débarrasséd’une idée funèbre. C’est à peine s’ilpensait au formidable danger qu’ilvenait de courir et à ceux, plusformidables encore qui l’attendaientdans l’avenir avec des ennemiscomme Isabeau, Jean de Bourgogne,Bernard d’Armagnac, sans compter

  • l’innombrable menu fretin.

    Sa joie était double :

    D’abord, il ne devait plus rien à lareine Isabeau puisque Roselys avaitété sauvée par Valentine. Donc, il sesentirait les coudées franches pourdéfendre Odette contre la haine decette reine.

    Ensuite, il savait maintenant queRoselys était vivante.

    Et il se tourmentait l’esprit pourdeviner dans quel but Saïtano luiavait dit que Roselys était morte, etque la reine Isabeau, l’ayant arrachéeà l’ignominie de l’exposition, n’avaitpu la sauver de la mort…

  • Il résolut d’éclaircir ce point étrangeet d’aller chez Saïtano. Puis, bientôt,toutes ces pensées se fondirent enune seule qui faisait trembler soncœur comme les premières caressesdu soleil levant font trembler unefleur : Roselys vivait ! La duchesselui avait promis de lui dire où et sousquel nom elle vivait !… Bientôt, donc,il reverrait l’amie de son enfance…

    Tout à coup, il arrêta net son cheval.Il pâlit. Un trouble étrange emplitson regard de lumière et defranchise, comme ces nuages noirsqui soudain projettent une ombre surl’azur de la mer. Il songeait àRoselys… et c’était Odette qu’il

  • voyait !

    Clairement, avec une aveuglante etterrible évidence, il vit qu’il aimaitOdette ! Il se l’affirma pour lapremière fois. Et ce fut avec unesorte d’angoisse que, tout bas, il semurmura :

    – Roselys ?… Odette ?…

    Il nous faut répéter ici que lechevalier de Passavant n’était pas deces subtils personnages qui se posentà eux-mêmes des problèmes d’âme,des cas de conscience épineux. Lepauvre chevalier n’était pas de forceà lire dans son cœur et à prendre unedétermination sur un pareil sujet.

  • Mais il fut profondément malheureuxde sentir qu’il adorait encore Roselyset qu’il aimait Odette.

    Ce fut là-dessus qu’il se mit àruminer, marchant au pas. Il atteignitenfin Paris vers la chute du jour, et,heureusement, une autrepréoccupation vint alors le tirer despalabres plus ou moinsphilosophiques qu’il essayait de setenir avec sa bonne foi ordinaire.

    En effet son estomac se mit à crierfamine, et à crier si fort qu’il fallaitbien l’entendre. Passavant songea àl’heure merveilleuse qu’il avaitpassée sur le plateau du Voliard,près du feu, dévorant le dîner que lui

  • avait laissé dans les fontes la bonnehôtesse de Dammartin. Il arriva àl’auberge de la Truie Pendue, entrasans bruit dans la cour, plaça soncheval à l’écurie sans prévenirpersonne, et lui qui se fut coupé lepoignet plutôt que de dérober unemaille, se fit tranquillement voleurpour son cheval : il alla au coffre àavoine, et emplit la mangeoire de labête affamée.

    – Si maître Le Poingre me voyait !songeait-il en souriant.

    Il sortit sans avoir été remarqué.Pour rien au monde, il n’eûtdemandé à Thibaud une hospitalitéqu’il ne pouvait payer. Il se mit à

  • errer dans Paris.

    En somme, il se trouvait sans gîte –et il avait faim !

    Il faisait nuit. Une de ces nuitssombres et tristes : des ruessubmergées sous les brouillards :pas de lumières ; pas de passants.

    Où allait-il en cette soiréed’abattement, de faim, de tristesse ?Il ne sut pas. Cent fois, il fut sur lepoint de retourner à la Truie Pendue,et chaque fois il poursuivit sonchemin, se donnant pour prétextequ’il n’avait pas d’argent, et oubliantque, sans sou ni maille, il avait forcéle même Thibaud Le Poingre à lui

  • ouvrir un crédit illimité.

    Il s’aperçut tout à coup qu’il setrouvait dans la Cité.

    Il se ressouvint alors du mensongede Saïtano. Et il se dit qu’il étaittemps d’aller demander au sorcier :Pourquoi avez-vous dit que Roselysfut recueillie par la reine ? Pourquoiavez-vous dit que Roselys étaitmorte ?…

    Ce lui fut d’une affreuse amertume.Brusquement, il s’arrêta dans unangle de carrefour, cacha son visagedans ses deux mains, et râla :

    – Ceci serait vraiment une hideuseaventure ? Est-ce que j’ai donc le

  • cœur d’un bourreau ? Suis-je doncplus détestable que Jean deBourgogne et Isabeau ? Quoi ! Est-cevrai ? Est-ce que vraiment je regretteque Roselys soit vivante ?…

    Non, le pauvre naïf, il ne regrettaitpas cela ! Il se calomniaitaffreusement. Sa joie, au contraire,que l’amie adorée de son enfance fûtvivante, était immense.

    Seulement… ah ! seulement, à côté del’image de Roselys s’en dressait uneautre !

    Une autre fois encore, la faim luirendit le service de l’arracher à despensées qu’il n’était pas de force à

  • élucider. Il se remit donc en route,renvoyant à plus tard sa visite àSaïtano, et grommelant contre ladure nécessité où se trouve l’hommede satisfaire à cet implacable tyran :l’estomac.

    En somme il n’avait pas mangédepuis la veille, et il commençait às’affaiblir lorsque des bruits confusde rires, de querelles, de jurons letirèrent de cette léthargie morale oùil s’enlisait ; en même temps, il vit denombreuses lumières.

    – Le Val d’Amour ! gronda-t-il enhaussant les épaules. Il se détourna,et il allait s’enfoncer dans une ruellenoire : une main légère se posa sur

  • son bras, une voix un peu tremblantelui dit :

    – Est-ce moi que vous cherchez, beaucapitaine ?

    Un peu de la lumière du Val d’Amouréclairait la fille pâle qui lui parlaitdoucement. Il la regarda un instant,puis cherchant à se détourner :

    – Excusez-moi… Je ne cherchepersonne.

    Mais elle le retint par le bras, et avecun soupir, reprit :

    – Quoi ! ne me ferez-vous pasl’honneur de vous reposer quelquesminutes en mon logis ?…

  • Il y eut un silence. La fille pâle baissala tête et, à voix basse, murmura :

    – Vous pouvez y venir sans crainte…Jamais mon logis ne fut souillé parune pensée mauvaise. Impure je suis,mais mon logis si pauvre est pur.Vous serez le premier homme qu’ilaura vu… Oh ! je serais si heureusede vous y voir, ne fût-ce quequelques instants, afin que je gardele souvenir de votre présence !

    Exaspéré par ses pensées et par lesvociférations de son estomac,Passavant se recula d’un pas.

    – Eh ! mort diable, gronda-t-il, jesuis sans sou ni maille, ne le voyez-

  • vous pas ? Ne voyez-vous pas quej’ai faim ?

    – Faim ! Vous ! s’écria la fille pâle.

    – Allons, mon enfant, reprit lechevalier avec douceur, déjà honteuxqu’il était de son brusquemouvement, c’est une façon de dire.Adieu ! La vérité est que je désirealler seul par les rues…

    – Non, non ! Vos yeux brillent defièvre… vos mains sont glacées.Vous tremblez… Venez, ah ! venez,ou bien alors je croirai que le beaucapitaine qui se battit pour moi icimême et qui me donna un bel écud’or… je croirai que l’orgueil est plus

  • fort chez vous que la pitié.

    Le chevalier étonné regarda plusattentivement la pauvre fille etreconnut alors Ermine Valencienne.Elle avait pris sa main et l’entraînaitdans une de ces sombres ruelles quifaisaient de la Cité un inextricableréseau de mailles serrées. Docile, ilsuivait.

    Ermine Valencienne entra dansl’étroite allée d’une maison, montadeux étages, et ouvrit une porte. Unechambre apparut au chevalier, claire,propre, son carreau luisant ; unetable en chêne, trois escabeaux, unbahut modeste, un lit tout blanc lameublaient. A la tête du lit, sous une

  • grossière image de la Vierge, unrameau de buis béni.

    Tout cela fleurait l’honnêteté, etosons le dire, la chasteté.

    Passavant, sur le seuil, s’arrêtapensif.

    Sur un geste de timide invitation, ilentra. Ermine Valencienne l’entraînaalors jusqu’au bahut. Là, surl’entablement, en travers, il y avaitune épée de combat ; à côté, un vieuxmissel ; puis un chapelet et d’autresobjets précieusement placés,souvenirs de l’enfance et de lafamille de la pauvre fille de joie.Parmi ces objets, au milieu, sur un

  • petit carré de velours, reposait unepièce d’or, un écu tout neuf. Erminele prit et murmura :

    – C’est l’écu que vous m’avezdonné ; j’avais faim, mais je n’ai pasvoulu le dépenser ; il m’a sembléqu’avec cette pièce d’or, le bonheurentrait dans mon logis, parce quevous étiez le premier qui m’eût parlésans haine ni mépris, parce que vousavez risqué votre vie pour moi.

    – Risquer ma vie, dit Passavant ; sivous saviez combien c’est peu dechose…

    Ermine continua :

    – Ce soir, c’est autre chose. L’écu

  • sera dépensé.

    – Ma foi, dit gaîment le chevalier, j’yconsens, et nous le mangeronsensemble.

    – Je cours à l’auberge où vous vousêtes battu pour moi, dit Ermine.

    Et elle cria :

    – Trop-va-qui-dure ! Ma chère Trop-va-qui-dure, venez un instant tenircompagnie à ce chevalier qui acceptel’hospitalité dans notre logis !

    – Qu’est-ce que Trop-va-qui-dure ?fit Passavant étonné.

    – C’est Jehanne… une digne créaturequi habite avec moi, là, dans cette

  • chambre ; Jehanne, de la rue Trop-va-qui-dure. Alors, on l’appelle parle nom de sa rue.

    Une porte, au fond de la pièce,s’ouvrit. Une femme parut. ErmineValencienne, toute joyeuse, rose defierté, sortit en courant. La femmeentra.

    Hardy de Passavant se trouva seul,seul en présence de Laurenced’Ambrun.

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    II – TROP-VA-QUI-DURE

    ous avons dit que la rueTrop-va-qui-dure étaitune sorte de Val d’Amoursitué dans la ville, maisun Val d’Amour de basétage. Cette rue était

    l’une de celles que l’ordonnance de1363 désignait comme lieu derésidence aux cinq mille filles de joie

  • que l’on comptait dans Paris.

    C’est donc dans cette rue Trop-va-qui-dure que, revenant au moment oùLaurence d’Ambrun sortit de l’HôtelSaint Pol après son entrevue avecOdette de Champdivers, nous prionsle lecteur de nous suivre.

    La théorie de Saïtano sur la mémoireétait double.

    D’abord il est possible par unecertaine action sur le cerveau decréer une mémoire artificielle, c’est-à-dire de provoquer dans un esprit lesouvenir d’événements qui n’ont pasexisté. Si cela est possible, on doitpouvoir également abolir dans le

  • même esprit le souvenir desévénements qui ont existé. Laconclusion, c’est qu’on peut donner àun esprit une personnalité nouvelle.

    Exemple : abolissons en Laurenced’Ambrun le souvenir des faitssuccessifs qui constituent sa vie, et iln’y a plus de Laurence, puisque c’estle souvenir seul qui fait lapersonnalité ; le futur n’existe pas, leprésent est insaisissable tant qu’iln’est pas à l’état de passé.

    Le passé seul existe donc. Il existe àl’état de souvenir. Plus de souvenir,plus de Laurence. En cet êtreamorphe, créons artificiellement lesouvenir de choses qui n’ont pas

  • existé, le souvenir d’un nom qui n’estpas le sien, le souvenir d’un logisqu’elle n’a pas habité, le souvenird’événements qui se sont passés ence logis ; alors, à l’être amorphe,nous avons donné une personnaliténouvelle : Laurence est devenueJehanne.

    La deuxième partie de la théorie étaitd’un intérêt plus poignant, plusdramatique, si l’on veut.

    Nous disons : ni le présent, nil’avenir n’existent. Seul, le passé estvivant. Il vit dans le souvenir. Iciintervient une conceptionremarquable et qui prouve que ceSaïtano, fou peut-être, était capable

  • d’étranges efforts de pensée. Ildisait : se souvenir, c’est créer uneimage de l’événement passé, non pasune image métaphorique, mais uneimage réelle. C’est donc revivrejusqu’à un certain degré l’événementqu’on a vécu.

    Cette image est dans toute sa force àl’instant où l’événement se produit.Une seconde après, elle commence às’affaiblir. Le souvenir la crée ànouveau, mais de plus en plus faible,jusqu’à ce que le cerveau soitimpuissant à l’évoquer.

    Si, à ce moment, on infuse une forcenouvelle au souvenir, l’image crééesera plus distincte. Si cette force

  • infusée est suffisante, l’imagedeviendra de plus en plus nette,remontant le cours des temps commeelle l’avait descendu, jusqu’aumoment où l’image créée par lesouvenir se confondra avec l’imagecréée par l’événement lui-même,c’est-à-dire qu’à ce moment onrevivra complètement l’événement.

    Exemple : Laurence, et la scène del’oratoire du logis Passavant.

    Douze ans, après, cette scène n’existeplus qu’à l’état de souvenir ; l’imagecréée s’affirme ; les détailss’estompent ; dans l’esprit deLaurence, la scène reste à son pland’époque, elle n’est que le reflet de ce

  • qui s’est passé jadis.

    Restaurons les détails, et l’imagereprend de la fraîcheur ; intensifionsle souvenir, au point que les gestes,les attitudes, les costumes, lesmeubles, les voix, tout soit remis enétat de vibration, et Laurence croiraque la scène d’il y a douze ans vientde se passer il y a un an, il y a sixmois, il y a deux jours, une heure,quelques minutes. Intensifionsencore, et elle croira que l’événement« se passe » actuellement : elle lerevivra avec les mêmes sensations.

    Non seulement il nous a paru curieuxd’exposer cette double théorie, maisencore cette rapide exposition était

  • indispensable pour l’intelligence desscènes qui vont suivre ; le lecteuraura donc l’indulgence de nouspasser ce morceau indigeste, nous enconvenons volontiers.

    Laurence d’Ambrun, on s’ensouvient, se heurta à Jean sans Peurau moment où elle allait sortir del’Hôtel Saint Pol. Là se créa unphénomène que Saïtano n’avait pasprévu.

    Laurence était devenue Jehanne de larue Trop-va-qui-dure.

    La vue de Jean sans Peur faillitabolir Jehanne et ressusciterLaurence…

  • Pourtant, soit par des toxiques, desmélanges de stupéfiants et derévulsifs dont la liste ne nous est pasparvenue, soit par des actions plusdirectement exercées sur le cerveau,soit enfin par des pratiques desorcellerie inconnues, Saïtano avaitsi puissamment agi sur la mémoirede la malheureuse que, quelquesminutes plus tard, elle ne songeaitplus à son amant, père de sa fille.

    Par des chemins qu’elle « reconnut »,elle gagna la rue Trop-va-qui-dure.Elle reconnut cette rue où elle n’avaitjamais pénétré. Elle arriva dans unemaison qu’elle ne connaissait pas, etelle dit : C’est étrange que je sois si

  • lasse. Heureusement, me voiciarrivée « chez moi »…

    Elle entra sans hésiter dans cettemaison, monta jusqu’au galetas, tiraune clef de la poche de son tablier(partie du costume dont l’usageremonte plus haut encore que cetteépoque), ouvrit, entra dans le taudis,tous ces actes, tous ces gestesautomatiques comme s’ils eussentété répétés très souvent.

    Laurence jeta un coup d’œil indécissur les quelques pauvres meubles dutaudis. Elle eut un éclair de défiance.Un instant, les instincts de luxeartistique accumulés en elle parl’éducation combattirent les

  • suggestions de la mémoireartificielle. Il y eut une lutte rapideentre Laurence d’Ambrun et JehanneTrop-va-qui-dure.

    Cette dernière triompha.

    Ce jour, Laurence, paisiblement, selivra aux journalières et humblesbesognes qu’eût exécutées laJehanne imaginée par Saïtano. Ellerécura sa vaisselle d’étain. Elle lavadans un grand baquet quelque menulinge. Elle surveilla la pauvre cuisinequ’elle mit en train sur l’âtre.

    Ne se voyant plus rien à faire, ellechercha des yeux autour d’elle unobjet qui lui manquait. Quoi ? Elle ne

  • savait. D’une lente pression, elleappuya ses mains sur son front.

    – C’est cela ! murmura-t-elle enfin.C’est mon missel que je cherche,pour lire !

    Son missel ! Un missel chez unemalheureuse comme Jehanne !…C’était Laurence qui, parsubconscience, essayait des’éveiller… Elle se mit à rire.

    – Quelle idée ! fit-elle. Moi qui nesais pas lire ! Et où aurais-je jamaiseu un missel… moi ?… Pourtant, je levois, il me semble… avec soncouvercle de bois verni et sonfermoir d’argent ciselé représentant

  • deux croix… et je vois les pages avecleur belle écriture, les premièreslettres peintes en azur et en rose, et àde certaines pages, les saints et laVierge, et sainte Madeleine et tantd’autres… Où ai-je vu ce missel ?…Bon ! Je l’aurai vu chez quelquedame de bourgeoisie et cela m’afrappé l’esprit, c’est un simplesouvenir.

    Ce mot inconscient était terrible.Oui, c’était un simple souvenir…

    Sur le soir, Laurence fut prised’inquiétude.

    Quelle inquiétude ?…

    Elle éprouva tout à coup une

  • mortelle tristesse, et comprit quetout son être se révoltait contre cequ’elle allait faire. Elle ne voulaitpas. Elle rougissait et pâlissait coupsur coup. En elle, Jehanne sesouvenait de ce qu’elle avait à faire,comme tous les soirs. Et en elle,Laurence s’indignait d’avoir à lefaire. Encore, Laurence fut vaincue.

    Ce fut avec des soupirs d’angoisse etde honte, avec des larmes brûlantes,avec des hésitations, des reculs, desdétours dans le taudis, ce fut doncaprès une résistance acharnée qu’ellese trouva enfin portée devant uncoffre qu’elle ouvrit. Une minute, elledemeura les yeux fixes et mornes.

  • Puis elle dit à haute voix : C’estpourtant l’heure de m’attifer et de mefaire belle !

    Le coffre contenait : le manteau àcollet renversé ; le diadème enplumes de geai ; la fourrure de faussehermine et la ceinture d’argent.

    L’attirail des filles de joie !… Lecostume dont certaines parties, tellesque la ceinture et les plumes étaientobligatoires, afin que celle qui lesportait comme une enseigne pût êtrefacilement reconnue comme exerçantcet état et aussi pût être évitée parles honnêtes bourgeoises.

    Laurence, devant un petit miroir

  • d’acier poli, commença à arranger samagnifique chevelure.

    Elle était blanche cette chevelure,d’un blanc éclatant, couleur de neigepure, par les matins de soleil. Celaseul avait vieilli en elle. Le visageétait adorablement jeune.

    Précipitamment, avec une sorte derage, Laurence acheva de s’habiller,ceignit la ceinture, posa sur sa têteles plumes de geai avec une dextéritéqui prouvait sa longue habitude decette manœuvre ; elle rougit seslèvres au carmin ; elle peignit sessourcils ; elle colora ses joues avecdes pâtes qu’elle trouva dans lecoffre.

  • Elle sortit enfin du taudis…

    Elle descendit le misérable escalier…

    Elle se trouva dans la rue…

    La rue Trop-va-qui-dure ! Quelquesmisérables filles de la plus bassecatégorie erraient çà et là, guettant lesoldat. Quand elles aperçurentLaurence, il y eut une stupeur parmielles. Des ricanements, d’abord, puisdes rumeurs coururent. Elless’assemblèrent. Elles grognaiententre elles des insultes, des jurons.Elles disaient :

    – Qui est celle-là ? On ne la connaîtpas.

  • – D’où sort-elle ? Que vient-elle faireen « notre » rue ?

    – Si bien huppée, habillée de neuf, etavec de l’hermine !… et une ceinturede vrai argent !… et des plumestoutes fraîches !… Elle n’a pas honte,non !

    – C’en est une du Val d’Amour,sûrement !

    – La coquine vient nous enlever lepain de la bouche ! A quoi pense leprévôt ?

    – Au Val d’Amour, voleuse, au Vald’Amour !…

    La rumeur devenait menace.

  • Farouches, les louves de la rue Trop-va-qui-dure encerclaient lamalheureuse, interdite, éperdue, quibalbutiait :

    – Mais je suis Jehanne ! Vous ne mereconnaissez donc pas ?

    Et, comme dans un éclair de folie,elle se murmurait :

    – Comment me reconnaîtraient-elles,puisque je ne me reconnais pas moi-même !

    – Hors d’ici ! hurla la bande furieuse.Au Val d’Amour ! Et vite ! Ou gareles griffes :

    Les griffes sortirent. Laurence,

  • doucement, s’en allait. Où ? Elle nesavait pas. La bande gesticulante ethurlante, les griffes tendues, se tenaitpourtant à distance respectueuse.Elles n’étaient pas méchantes, cesmalheureuses, et il leur suffisait quel’intrigante s’en allât de leur rue. Or,elle s’en allait !

    Bientôt, Laurence n’entendit plus lesvociférations.

    Elle se trouvait hors de la rue Trop-va-qui-dure. Quant à savoir cequ’elle devait faire, pourquoi elle setrouvait là, et où elle devait aller,ceci était hors de sa conviction,Seulement, elle se murmurait aveceffarement :

  • – La rue Trop-va-qui-dure n’est doncplus ma rue ? Je ne dois donc plusrentrer chez moi ? Où dois-je aller ?Elles ont dit : Au Val d’Amour.Pourquoi là et non ailleurs ?

    Là encore se produisait unphénomène qui avait échappé à lasagacité de Saïtano : Hors del’ambiance et des souvenirs imposéspar le sorcier, l’esprit de Laurencedevenait une épave qui devait obéir àl’impulsion de tous les vents. On luiavait crié : Au Val d’Amour ! C’estvers le Val d’Amour qu’elle sedirigea, et comme elle ignorait lechemin, elle s’adressa au premierpassant venu.

  • Ce passant était un sergent à vergesde la prévôté de Paris.

    Il considéra, émerveillé, cette bellefille qui ne craignait pas des’adresser à un agent de l’autoritéjustement pour enfreindre les ordresde cette autorité. La fille était en étatde rébellion puisqu’elle arborait lesinsignes de son métier, hors desendroits où elle avait le droit del’exercer.

    Il se dit : Mon devoir est d’arrêter lavagabonde. Oui, mais elle est bienbelle !

    Machinalement, tout en discutantavec lui-même, les yeux en coulisse

  • et le sourire vainqueur, il finit par semettre en route vers le Val d’Amour !Il se disait : « Elle me demande lechemin du Val d’Amour qu’elleconnaît mieux que moi. C’est unefaçon de m’exprimer l’admirationque je lui fais éprouver… »L’autorité, la force, la morale etautres vertus durent se voiler laface : le sergent capitulait etescortait la délinquante, sûr detrouver au bout du chemin larécompense de sa trahison.

    De ce fait que Laurence marchaitprès d’un sergent, il résulta qu’elleatteignit la Cité sans avoir étémolestée par les passants ou arrêtée

  • par d’autres représentants de l’ordrepublic.

    – Eh bien, la belle, fit tout à coup lesergent, nous voici au Val d’Amour,conduisez-moi chez vous.

    – Chez moi ? Mais je suis Jehanne dela rue Trop-va-qui-dure.

    Le sergent fronça les sourcils,hérissa la moustache, roula des yeuxféroces, et dit :

    – Auriez-vous bien l’audace de vousmoquer d’un sergent à verges ?Prenez garde !

    – Que voulez-vous ? demandaLaurence.

  • – Que vous me conduisiez chez vous,grommela l’agent de l’autorité.

    En même temps, il saisit Laurencepar le bras. Presque aussitôt desmenaces éclatèrent autour de lui. Lessergents n’étaient pas bien vus desParisiens, peuple frondeur dans lessiècles des siècles. Au Val d’Amour,c’est à peine s’ils avaient le droit dese montrer. En un clin d’œil, lepauvre diable fut entouré, houspilléd’importance et, avant d’avoir pu sereconnaître, expulsé du Val d’Amour.

    – C’est bien fait, se dit-il, fort tristeen lui-même, je suis puni par où j’aipéché. Mais je tiendrai cette coquineà l’œil. Il faudra bien qu’elle paye sa

  • trahison.

    La coquine, cependant, s’était mise àfuir.

    Affolée, elle entra dans une ruelle, oùle bruit de l’échauffourée faisaitsortir tout le monde, pénétra dans lapremière allée qui se présenta à elle,et s’assit, haletante, sur la premièremarche de l’escalier. C’était l’escalierqui conduisait au logis d’ErmineValencienne.

    Ce fut là, sur cette marche,qu’Ermine la trouva, comme elledescendait une heure plus tard. Avecétonnement, Ermine vit cette figurequi était inconnue. Avec plus

  • d’étonnement encore, elle remarquasur cette figure un air de décence etde dignité qui la frappèrent.

    – Celle-ci n’est pas du Val d’Amour,se dit-elle. Et pourtant, elle en a lecostume.

    Ermine Valencienne, elle, était biendu Val d’Amour. Comment avait-elleété réduite à ce triste état ? Nousl’ignorons. Ce qui est sûr, c’estqu’elle en souffrait. Cettemalheureuse fille, créée pour une vied’honnêteté, faite pour le foyer,n’avait pu, malgré ses efforts,anéantir ses instincts d’innocence.C’était un malheur pour elle qu’elleeût le cœur sain…

  • Ermine, après avoir attentivementconsidéré cette femme qui pleuraiten silence, s’assit près d’elle sur lamarche et lui prit la main.

    – Où logez-vous ? commença-t-elle.

    – Je n’ai pas de logis, réponditLaurence en hésitant, comme si elleeût interrogé des souvenirs déjà prèsde s’effacer. J’en avais un dans la rueTrop-va-qui-dure. Je m’appelleJehanne de la rue Trop-va-qui-dure.Mais il paraît que ce logis n’est pasle mien, puisqu’elles m’ont crié devenir au Val d’Amour. Est-ce ici, leVal d’Amour ?

    L’entretien ainsi commencé se

  • poursuivit sur cette marche. Il enrésultat avec évidence pour Ermineque Jehanne se trouvait sans logis.D’autres conclusions se présentèrentà son esprit, mais avec moinsd’évidence. Elle devina vaguementqu’elle se trouvait en présence d’uneinexplicable infortune. Elle précisamieux que cette Jehanne n’avait dûjamais exercer le métier auquel, dèslongtemps, elle s’adonnait. Lemystère de cette rencontre surexcitason imagination, et son bon cœur fitle reste.

    – Ecoutez, dit-elle enfin, voulez-vousdemeurer avec moi, tout au moinsquelques jours ? A côté de ma

  • chambre, il y en a une autrequ’habitait Jacqueline, mon amie.Mais Jacqueline a été prise, voicitrois jours, par les gens du guet, etDieu sait quand elle sortira deprison. Allons venez.

    Laurence se laissa conduire, etbientôt fut installée dans la chambrede Jacqueline, qui était attenante àcelle d’Ermine Valencienne. Cettenuit-là, pour la première fois depuisbien longtemps, Laurence dormitd’un sommeil paisible. Elle se sentaitprotégée…

    Le lendemain, la liaison ébauchées’acheva. Il y eut une fort longueconversation que nous ne

  • rapporterons pas, mais dont noussignalons un fragment. Ermine, aucours de cet entretien, avoual’horreur que lui inspirait le Vald’Amour, et elle ajouta :

    – Depuis six mois, avec Jacqueline,nous apprenons à broder. C’estdifficile. Mais quand je sauraibroder, je serai délivrée et jegagnerai ma vie, car je connais desdames de bourgeoisie et de noblessequi paient généreusement lesouvrages de broderie.

    – Broderie ? murmura Laurencepensive.

    – Oui, c’est un talent qu’on

  • n’apprend pas aux pauvres fillescomme moi.

    – Mais, dit Laurence, il me semble…oui… j’en suis sûre même… je saisbroder, moi !

    – Eh bien, voulez-vous que je vousdise ? Cela ne m’étonne pas. Mêmevous me diriez que vous savez lire etécrire, je vous croirais encore. Avous voir, à vous entendre, on devinebien, allez, que vous êtes denoblesse…

    – Moi ! s’écria Laurence avec un rirecontraint. Mais je vous dis que jesuis Jehanne de la rue Trop-va-qui-dure !

  • Quoi qu’il en fût il demeura établique Jehanne savait broder. Erminebattit des mains.

    A partir de ce moment. Laurence,installée dans le logis d’ErmineValencienne, vécut pour quelquesjours une vie nouvelle. Se rendit-ellecompte qu’elle recevait l’hospitalitéd’une fille perdue ? C’est bienimprobable. Il est possible en toutcas que sa générosité d’âme lui aitconseillé l’ignorance, Ermine, de soncôté, mettait tout en œuvre pouréchapper à cette sorte d’esclavagequ’elle subissait. Les écharpes, lesvoiles de hennins et même la lingerien’allaient pas sans broderies. Dès le

  • lendemain, Ermine trouva de quoioccuper le talent de sa nouvelle amieet assurer ainsi leur existence àtoutes deux.

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  • D

    III – LE MORT VIENTCHERCHER SAPLACE

    onc le chevalier dePassavant était entrédans la chambred’Ermine Valencienne,qui partit à la recherched’un dîner, armée de cet

    écu d’or qu’elle avait gardé par une

  • pensée de pur sentiment. Lechevalier, comme nous l’avonsexpliqué, mourait de faim ; il n’eutdonc pas le courage de s’opposer à cesacrifice que lui faisait Ermine. Ildemeura et machinalement leva lesyeux sur la femme qui entrait venantde l’autre chambre, la femmequ’avait appelée Ermine, celle quitout simplement portait le nom de sarue, sans doute parce qu’elle n’enavait pas d’autre.

    Jehanne Trop-va-qui-dure s’avançavers Passavant et lui dit :

    – Soyez le bienvenu, monsieur, dansle logis d’Ermine et de Jehanne.Ermine m’a conté la belle histoire de

  • l’écu d’or et de la bagarre quis’ensuivit. Sans vous connaître, jevous avais admiré.

    Le chevalier demeurait immobile etmuet, frappé de stupeur. Enfin, ilmurmura :

    – Jehanne Trop-va-qui-dure… unnom de malheureuse perdue… Onsait trop ce qu’est cette rue… Non,cette femme ne s’appelle pas ainsi !

    L’attitude, la voix, et jusqu’auxparoles qu’elle choisissait pours’exprimer, tout en effet révélait chezJehanne des habitudes de dignitémorale peu en harmonie avec ce nomsignificatif de Trop-va-qui-dure.

  • C’est ainsi, du moins, que lechevalier de Passavant s’expliquaitcette stupeur qui l’accablait. Presqueaussitôt, il eut la clef de sonétonnement, et, presque malgré luicria :

    – Mais… oh ! mais je sais votre nom,moi ! Et ce n’est pas celui que vousdites !

    – Mon nom ?… bégaya Laurenced’Ambrun.

    Le chevalier frémissait. Toute sonenfance s’évoquait à ses yeux,comme ces scènes de théâtre qu’onillumine tout à coup, au milieu d’uneprofonde obscurité. Oui, il la

  • reconnaissait, en dépit des cheveuxblancs.

    Il s’avança vers Jehanne, lui saisit lesdeux mains, la regarda dans les yeux,et cria :

    – Laurence ! Vous que j’appelais magrande sœur ! Laurence ! Laurenced’Ambrun ! Voyez l’homme qui vousparle, c’est Hardy ! Souvenez-vous,Hardy de Passavant !

    Laurence d’Ambrun secoua la têted’un air farouche. En même tempselle tremblait. Elle avait cettephysionomie d’obstination tragiquede la femme qui refuse d’avouer, quipréfère la mort à l’aveu, sachant

  • peut-être que l’aveu lui fera perdreplus que la vie. L’esprit de Saïtanoétait en elle. Tout ce qui étaitLaurence était aboli.

    Le chevalier, devant ces gestes dedénégation, pâlit. Ses nerfsvibrèrent. Sa volonté s’exaspéra dece qu’il y avait d’incompréhensible,d’improbable dans l’attitude deLaurence.

    – Vous êtes Laurence, cria-t-il.Quoi ! Vous reniez le logis Passavantqui vous abrita ? Vous reniez mamère qui vous recueillit ? Vous mereniez, moi, qui vous aimait enfrère ?

  • – Je suis Jehanne, râla-t-elle,Jehanne Trop-va-qui-dure.

    – Oh ! rugit le chevalier. Et votre fillevivante, entendez-vous ! Votre filleque je vais revoir, on me l’a juré, etque je puis remettre entre vos bras !Roselys ! Roselys !…

    Une sorte de secousse électrique fitchanceler Laurence, à ce nom qui futlancé à toute volée. Elle se tordit lesbras. Ses yeux se révulsèrent sousl’intense effort qu’elle faisait pour selibérer. Mais elle prononça dans unesorte de grondement, comme si lesparoles lui eussent déchiré la gorge :

    – Roselys ? Quel nom est cela ? Ma

  • fille ! Je n’ai pas de fille !

    – Roselys ! Roselys ! répéta lechevalier avec une rage désespérée.

    – Il n’y a pas de Roselys ! ditLaurence d’un ton morne.

    Passavant la lâcha, recula, lacontempla, et enfin retomba dans lemême étonnement que tout à l’heure.Mais, cette fois, il se disait : laressemblance est prodigieuse…j’aurais juré… et ce n’est pas elle !

    A ce moment, Ermine Valenciennerentrait dans le logis. Sur unemodeste table, gaiement, elle plaçades plats d’étain et un gobelet demême métal.

  • Devant les victuailles, Passavantsentit gronder sa faim un instantoubliée. Il s’attabla donc et Ermine leservit, lui versa à boire. Le chevaliermangea silencieusement, ne perdantpas de vue Jehanne qui avait repriscet aspect paisible ou plutôtindifférent qui lui était habituel.Lorsque son appétit se trouva calmé,le chevalier se leva.

    – Adieu, dit-il, et grand merci ; vousavez pour moi écorné ce pauvre écu ;je ne vous oublierai pas.

    Passavant était ému, mais rien ne luidéplaisait autant que de laisser voirson émotion. Si l’adieu était un peubrusque, le ton le corrigeait. Ermine,

  • un peu pâle, murmura :

    – Vous m’aviez dit que vous n’aviezpas de logis…

    – C’est vrai pour l’instant tout aumoins.

    – Je puis, reprit-elle en hésitant, jepuis très bien partager pour cettenuit la chambre de Jehanne et vouslaisser celle-ci… Je sais que peut-être, je ne suis pas digne d’offrirl’hospitalité à un chevalier tel quevous… mais…

    Passavant lui prit les deux mains, sepencha sur elle, et, fraternellement,l’embrassa sur les deux joues endisant :

  • – Vous êtes digne d’offrirl’hospitalité à un prince, et je ne suisqu’un pauvre hère. Je ne veux pasque demain, au jour, on puisse direqu’on a vu un homme sortir de chezErmine Valencienne.

    Ermine baissa la tête et pâlit,troublée par une des joies les pluspures qu’elle eût ressenties. Lechevalier la traitait en fille dont laréputation est à ménager. Elle avaitdonc une réputation ? Elle n’étaitdonc pas une fille perdue ? Le jeunehomme avait trouvé la flatterie laplus délicate qu’il pût offrir à lapauvre fille de joie. Il répétadoucement :

  • – Adieu donc. Je vous reverrai,soyez-en sûre.

    Ayant jeté un dernier regard àJehanne, adressé un dernier geste àErmine, il sortit comme onze heuresdu soir sonnaient au jacquemart del’abbaye de Cluny.

    Il résulta de tout cela que cettemélancolie qui avait accablé le jeunehomme disparut comme parenchantement. Une fois dans la rue,il se demanda avec surprise ce qu’ilfaisait là, et pourquoi il n’avait pastout bonnement repris son gîte à laTruie Pendue.

    Il se sentait fort. Il éprouvait même

  • quelque gaieté. Son humeurnarquoise lui revenait.

    – Allons, se dit-il, tandis qu’unsourire sceptique errait au coin deses lèvres, je sais maintenant unechose de plus, et tous les joursj’apprends à vivre : je saismaintenant qu’une pinte de bon vinest un remède contre les idées noires,si tant est que j’aie jamais eu desidées noires. J’en userai à l’occasion.Si je ne retrouve pas Roselys, jem’enivrerai comme Gringonneur, ettout sera dit. Comme c’est simple !

    Pendant que Passavant discutaitavec lui-même sur cette simplicitéqui n’était peut-être pas aussi simple

  • qu’il le disait, une autre scène sedéroulait non loin de là, dans lamaison de la rue aux Fèves. Là, versl’heure même où le chevalier quittaitle logis d’Ermine Valencienne,Saïtano allait et venait, achevant lesderniers préparatifs de l’expériencequ’il voulait tenter : la mêmeexpérience qui avait échoué jadisparce que l’enfant mort s’étaitsoudain redressé sur la table demarbre.

    Le sorcier était inquiet.

    Quelque répulsion que puissent nousinspirer ces effroyables pratiques,nous n’avons pas le droit de ne paspréciser. Saïtano cherchait l’absolu :

  • l’élixir de longue vie, si l’on veut, –ou encore : le Grand Œuvre. En unmot, l’Immortalité. C’était le rêve dece cerveau. L’expérience qu’ilméditait devait lui prouver qu’uncadavre peut revivre en de certainesconditions. C’était l’acheminement àla découverte finale. Le documentvolé à Nicolas Flamel affirmait unedouble nécessité : d’abord, lecadavre qu’on voulait faire revivredevait être celui d’un adolescentmort de mort violente, mais sanseffusion de sang. Ensuite, le sangqu’on devait infuser à ce cadavredevait être du sang vivant pris auxveines de trois adolescents.

  • Le sorcier allait et venait engrommelant son inquiétude.

    Il fallait un mort et trois vivants.

    Or Saïtano n’avait en tout et pourtout que Brancaillon, Bruscaille etBragaille.

    Il fallait que l’un des trois remplîtl’office qu’il demandait jadis à Hardyde Passavant. Il fallait donc secontenter de deux vivants.

    Saïtano fit un instant miroiter à lalumière du flambeau le liquide d’unflacon de verre qu’il tenait dans sesdoigts maigres. Il grondait :

    – Mort sans effusion de sang, voilà

  • ce que dit le parchemin. Eh bien ! uneseule goutte de ce poison vafoudroyer mon homme. Une gouttesur la langue. Tout va bien. Oui, maisle parchemin dit : le sang de troisadolescents vivants… Je n’en auraique deux, puisque je vais tuer l’undes trois… Mais Nicolas Flamel n’a-t-il pu se tromper ? Pourquoi trois etnon pas deux ? Le parchemin assurequ’il faut des enfants. Mais pourquoides enfants ?… Et puis ceux-ci nesont pas des hommes, ce sont desenfants…

    Avec un sauvage orgueil, il ajouta :

    – Je les ai transformés, moi !

  • Il marcha sur les trois escabeaux etdemanda :

    – Toi, quel âge as-tu ?

    – Quatorze ans, répondit Bruscailleen claquant des dents.

    – Et toi ? Ton âge ? Dis-le au juste ?

    – Quinze ans, répondit Bragaille engrelottant.

    – Et toi ? Combien ? Ne mens pas !

    – Seize ans ! répondit Brancaillond’une voix où délirait l’épouvante.

    Ils étaient là tous trois. Latransformation qu’il avait opérée surLaurence d’Ambrun, le sorcier l’avaittentée sur Bruscaille, Bragaille et

  • Brancaillon. Par le souvenirsurexcité, il les ramenait à douze ansen arrière dans leur existence. Lessensations mêmes qu’ils avaientéprouvées dans la nuit où ils furentdélivrés par Passavant, ils leséprouvaient encore. Ils ne disaientplus : Nous sommes des hommes…Ils disaient parfois : Si nous étionsplus forts ! Si nous étions deshommes !…

    – Ce sont des enfants ! répétaitSaïtano. Puisque tout en eux estrevenu à l’âge d’adolescence,pourquoi leur sang seul ferait-ilexception ?… C’est du sangd’adolescent, voilà le vrai !

  • Vers onze heures et demie, Saïtanos’approcha d’eux encore et lesexamina.

    – Lequel ? se dit-il. Lequel des troisva être l’enfant mort sans effusion desang ?

    Il les inspecta avec une lugubreattention, et tout à coup, posa sondoigt maigre, son doigt, de squelettesur le front de Brancaillon.

    Brancaillon jeta un hurlement deterreur.

    – A minuit, nous commencerons, ditSaïtano.

    Les trois se mirent à hurler. Que

  • devait-on commencer à minuit ? Ilsne savaient pas. Mais ils devinaientque ce serait atroce, et leur chairtremblait, leurs nerfs vibraient, leursmuscles se tendaient à se briser, dansl’effort de défense. Leur étrangeclameur emplit la salle. Tout à coup,la porte s’ouvrit. Une femme parut.Elle dit :

    – Vous n’entendez donc pas qu’onheurte à la porte ?

    Saïtano sursauta, frissonna, et d’unevoix de pathétique menace :

    – Silence, vous, autres, ou jecommence tout de suite !

    Ils se tassèrent, les têtes rentrées

  • dans les épaules ; ils se fussentaplatis. On n’entendit plus rien queles coups assenés sur la porte, dudehors.

    – Qui frappe ? grelotta Saïtano.Sont-ils nombreux ?

    Gérando haussa les épaules etrépondit :

    – Il n’y a qu’un homme dans la rue. Ilporte l’épée.

    – Tu es sûre qu’il est seul ? Qui est-ce ? N’est-ce pas un piège du prévôt ?– Silence, vous autres !

    En parlant ainsi, le sorcier,rapidement, traversa les trois salles,

  • arriva à la porte, sur laquelle, endehors, on continuait à frapper, et ilouvrit un judas. Dans la nuit noire, ildistingua confusément une ombresvelte qui s’agitait ; l’inconnuheurtait avec violence le marteau defer.

    – Qui êtes-vous ? dit rudementSaïtano. Passez au large…

    – Non, par la mort du diable, c’est icique j’ai affaire. Allons, ouvre !

    – Au large, vous dis-je ! répétaSaïtano qui pourtant tressaillit auson de cette voix. Savez-vous à quelleporte vous frappez ? Savez-vous qu’ilva être minuit, et que minuit c’est

  • l’heure où les vivants n’entrent pasdans la demeure de Saïtano ?

    – De Satan, veux-tu dire ! Mort ouvif, j’entrerai. Nous nousconnaissons, mon maître. C’est pourla troisième fois que Hardy dePassavant franchira le seuil de cetantre.

    – Hardy de Passavant ! rugit lesorcier.

    – Oui. Ah ! Il paraît que ce nom estmagique ! Il ouvre les portes !…

    Le chevalier riait. Peut-être eût-ilcessé de rire, malgré sa follebravoure, s’il eût pu lire à ce momentdans l’esprit du sorcier. Saïtano

  • tirait les verrous nombreux etcompliqués, faisait tomber lesbarres, décadenassait les chaînes.Passavant riait de tout ce bruit deferraille. Et à l’intérieur, dans lesténèbres, Saïtano riait, d’un riresilencieux, effroyable. Il songeait :

    – C’est manifeste. Ce jeune hommem’est amené par les puissances quiveulent la réussite du Grand Œuvre.Sans cela, sa venue ici n’aurait aucunsens. Dommage ! Je le gardais pourma vengeance. C’est lui qui eûtfrappé Jean de Bourgogne. Mais,bah ! Ce n’est pas Hardy dePassavant, c’est le mort qui vientreprendre sa place, c’est le mort

  • qu’attendent les trois vivants. –Entrez, mon brave compagnon,ajouta-t-il humblement, dès que laporte fut ouverte.

    Passavant pénétra dans la premièresalle, en laquelle, sur une table,Gérande déposait à ce moment unflambeau. En même temps, Saïtanorefermait soigneusement la porte.

    – Dites-moi, maître, fit Passavantnarquois, je doute que l’enfer soitaussi bien barricadé que votre logis.

    – C’est qu’il faut que je me défende,chevalier.

    – Vous craignez donc les voleurs denuit ?

  • – Non, chevalier, je crains les mortsqui veulent ici entrer malgré moi.

    – Eh ! par la Croix-Dieu, fit lechevalier un peu pâle, je suis vivant,moi !

    – Qui sait ? dit Saïtano, froidement.

    Hardy de Passavant sentit un longfrisson le parcourir de la tête auxpieds. Mais, surmontant aussitôtcette faiblesse, il fixa un étrangeregard sur Saïtano, et haussa lesépaules.

    – Je le disais bien, fit-il, mort ou vif.Assez ! J’ai à vous parler et à vousdemander compte de certainmensonge…

  • Saïtano s’inclina.

    – Daignez vous asseoir, fit-il. Prenezplace dans ce fauteuil, seigneurchevalier, je suis à vous dansquelques instants… une petiteopération à terminer… Vous m’avezinterrompu au bon moment.

    Passavant prit place dans le fauteuilqu’on lui désignait, ramena sarapière en travers des genoux, et,tandis que Saïtano s’éloignait, luicria :

    – Prends ton temps. Je me trouvetrès bien ici, et, ma foi, j’y passerai lereste de la nuit…

    – Oui ! dit Saïtano, qui disparut.

  • – Ainsi, continua le chevalier, ne tehâte pas de retirer du feu lachaudière où tu fais bouillir des têtesde crapauds, des vipères et desherbes maléficieuses.

    Saïtano, dans la salle où attendaientles trois vivants, avait couru àl’armoire de fer qu’il ouvritprécipitamment. Il saisit un chiffonqu’il imbiba fortement d’un liquideincolore en ayant soin de ne pasrespirer pendant qu’il se livrait à cetravail. Puis il plaça le chiffon sousson manteau rouge qu’il ramenaprudemment par devant lui. Il avaitune figure d’intense et lugubrerayonnement. Ses yeux flamboyaient.

  • Il était effrayant.

    Cette physionomie se transformasoudain lorsqu’il reparut devant lechevalier.

    – Vous êtes sorcier ? fit celui-ci.

    – Oui, seigneur, dit Saïtano enprenant place sur un escabeau.

    – Pourquoi diable tenez-vous votretête en arrière ? On dirait que votremanteau vous fait peur ?…Qu’importe, au surplus. Puisquevous êtes sorcier, vous devrez savoirce qui m’amène.

    – Ce n’est pas difficile dit froidementle sorcier. Vous venez du château de

  • Mgr le duc d’Orléans, et vous medites que vous voulez me demandercompte de certain mensonge. C’estdonc évident pour moi : vous avezappris que Roselys fut recueillie nonpar la reine, mais par la bonneduchesse Valentine ; vous avezappris en outre que Roselys n’est pasmorte.

    Le chevalier fronça les sourcils. Sonterrible sourire d’ironie menaçantereparut au coin des lèvres.

    – Pourquoi avez-vous menti ?demanda-t-il.

    – Parce que j’avais alors intérêt àmentir, croyant que vous étiez vivant

  • et que vous persistiez à vivre.

    Le même frisson que tout à l’heureagita Passavant. Il renifla l’air, quilui parut contenir un vague parfum.S’il eût cherché un nom à ce parfum,il l’eût appelé le parfum de l’Horreur.

    – Ah ! ah ! fit-il en se raidissant,vous m’avez cru vivant ? Et pour celavous avez menti ? Cette nuit, vous nementez plus… C’est donc…

    – C’est que j’ai vu qui vous êtes,seigneur chevalier.

    – Et qui suis-je ?

    – Vous êtes le mort, dit Saïtano avecune affreuse tranquillité. Vous êtes

  • le mort qu’attendent les troisvivants, avec impatience, j’osel’assurer.

    Cette fois, cette vague terreur quis’était infiltrée dans l’esprit dePassavant plus encore parréminiscence de la scène d’autrefoisque par l’attitude actuelle de Saïtano,ce sentiment disparut et le chevaliern’éprouva plus qu’une colèreblanche. Il se leva, fit un pas surSaïtano, et gronda :

    – Je t’ai pardonné d’avoir voulu metuer sur la table de marbre, mais tonhideux mensonge, tu vas le payer.

    Saïtano ne perdait pas de vue le

  • chevalier et suivait chacun de sesmouvements avec une froideattention.

    – Je suis coupable, dit-il. Je doispayer, c’est juste. Mais comment ?

    – Te tuer, dit le chevalier d’un ton oùpétillait une sorte de gaieté vraimentétrange à ce moment, ce serait tefaire trop d’honneur. Et puis, vois-tu,de savoir Roselys vivante, cela m’ôtele courage des résolutions décisives.Tout simplement, je vais te couperles oreilles.

    En disant ces mots, le chevaliermarcha sur Saïtano avec l’évidenteintention de mettre sa menace à

  • exécution. A ce moment, Saïtanobondit sur lui et lui sauta à la gorge.Passavant eut un rire mortel.

    – Par dieu, cria-t-il, je t’aime mieuxainsi, au moins, je n’aurai pas deremords.

    Et il se mit à serrer dans ses brasnerveux le corps fluet du sorcier.Presque aussitôt, il sentit que sonétreinte faiblissait, que ses jambeschancelaient ; une vapeur noires’appesantit sur ses yeux, une sueurglacée pointa à la racine de sescheveux. Saïtano n’avait pas fait unmouvement de défense, il se laissaitétouffer. Tout son effort, toute savigueur, il les employait à maintenir

  • sur la bouche de Passavant le chiffonde linge.

    Quelques secondes suffirent. Lechevalier essaya de se débattre, derespirer, mais plus il aspirait lesvapeurs que dégageait le linge, plus ilse sentait faible. Il lui parut tout àcoup qu’il tombait d’une hauteurvertigineuse, il ferma les yeux, et cefut fini.

    Saïtano, suant et grondant, seredressa, terrible.

    Alors il appela Gérande.

    – Et vite, lui dit-il. Aide-moi à leporter sur la table de marbre.

  • Il souleva le chevalier par lesépaules, Gérande le prit par lesjambes. A eux deux ils le portèrent.Bientôt le « mort » reprit sa place surla table.

    – Il en a pour une heure à dormir, ditSaïtano. C’est plus de temps qu’iln’en faut pour avoir ici un mortviolemment trépassé sans effusionde sang.

    Bruscaille, Bragaille et Brancaillonavaient vu cela. Tout de suite ilsreconnurent le chevalier. Alors leurscheveux se dressèrent, leurs bouchesse tordirent dans le cri d’agonie,leurs yeux reflétèrent l’épouvantequi submergeait leurs âmes.

  • – Quelles clameurs ! grelottaGérande en se sauvant.

    Saïtano se frotta joyeusement lesmains. Il cria :

    – Hé ! Qu’avez-vous à geindre ?N’êtes-vous pas contents ? Allons,mes braves, taisez-vous ! Noussommes au complet, car voici,entendez-vous ? voici que le mort estvenu reprendre sa place !

    Le reste se perdit dans le bruiteffroyable ; on n’entendit plus queles hurlements des trois vivants.Saïtano, cependant, avec activité,commença à dégrafer le pourpointpour mettre à nu la poitrine.

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    IV – « ACTAGESTAQUE »

    n cette même nuit oùPassavant se présentaitau logis de Saïtano,divers personnages del’Hôtel Saint-Pol,obéissant à la tortueuse

    et profonde mathématique de cetteforce inconnue qui assemble leséléments de drame éparpillés,

  • exécutaient des gestes que nousdevons relater à ce moment de notrerécit.

    En tête de ces personnages, nousdevons placer le chien « Major ».Nous l’avons laissé dans le bâtimentaux pâtisseries où l’avait attiré lesubtil valet stylé par Isabeau.

    Ce chien de grand luxe, dans les yeuxde qui ne pétillait pas cette malicequ’on voit en certains de sesconfrères, outre qu’il était bête, avaitaussi le tort d’être gourmand.

    Grâce à sa gourmandise, Major setrouva emprisonné. Dès qu’il s’enaperçut, il se mit à bondir, à hurler,

  • renversa des étagères où s’alignaientdes pâtisseries variées, fit unvacarme extraordinaire, le tout enpure perte.

    Ces hurlements et ces bondscessèrent tout à coup. Major venaitd’apercevoir sur le carreau denombreuses frian