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  • Michel Zévaco

    Les Amours duChico

  • Un texte du domaine public.

    Une édition libre.

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  • Chapitre 1

    LES IDEES DEJUANA

  • Nous avons dit quePardaillan, mettant àprofit le temps, assezlong, pendant lequel lesconjurés se retiraient unà un, avait eu un

    entretien assez animé avec le Chico.

    Pardaillan avait demandé au petithomme s’il n’existait pas quelqueentrée secrète, inconnue des gens quise trouvaient en ce moment dans lagrotte, par où lui, Pardaillan,pourrait entrer et sortir à son gré.

    Le nain s’était d’abord fait tirerl’oreille. Pour lui, pénétrer seul etsans autre arme qu’une dague, danscet antre, c’était une manière de

  • suicide. Il ne pouvait pas comprendreque le seigneur français, qui venaitd’échapper par miracle à une mortaffreuse, s’exposât ainsi, comme àplaisir. Son affection grandissantelui faisait un devoir de ne pas seprêter à un jeu qui pouvait être fatalà celui qui l’entreprenait.

    Mais Pardaillan avait insisté, etcomme il avait une manière à lui,tout à fait irrésistible, de demandercertaines choses, le nain avait finipar céder et l’avait conduit dans uncouloir où se trouvait, affirmait-il,une entrée que nul autre que lui neconnaissait.

    On a vu qu’il ne se trompait pas, et

  • qu’en effet, ni Fausta, ni les conjurésne connaissaient cette entrée.

    Pendant que Pardaillan était dans lasalle, le nain, horriblement inquiet,se morfondait dans le couloir, lamain posée sur le ressort quiactionnait la porte invisible, nevoyant et n’entendant rien de ce quise passait de l’autre côté de ce mur,contre lequel il s’appuyait, sedoutant cependant qu’il y auraitbataille, et attendant, angoissé, lesignal convenu pour ouvrir la porteet assurer la retraite de celui qu’ilconsidérait maintenant comme ungrand ami. Car Pardaillan, avec sonnaturel simple et bon enfant,

  • profondément touché d’ailleurs parle sacrifice quasi héroïque du Chico,lui parlait avec une grande douceurqui était allée droit au cœur du petitparia sevré de toute affection, endehors de son adoration pour Juana.

    Lorsque Pardaillan frappa contre lemur les trois coups convenus, le nains’empressa d’ouvrir et accueillit lechevalier triomphant avec desmanifestations d’une joie aussibruyante que sincère qui l’émurentdoucement.

    – J’ai bien cru que vous ne sortiriezpas vivant de là-dedans, dit-il, quandil se fut un peu calmé.

  • – Bah ! répondit Pardaillan ensouriant, j’ai la peau trop dure, on nem’atteint pas aisément.

    – J’espère que nous allons nous enaller maintenant ? fit le Chico quitremblait à la pensée que, pris dequelque nouvelle lubie, le Français nes’avisât de s’exposer encore, bieninutilement, à son sens.

    A sa grande satisfaction, Pardaillandit :

    – Ma foi, oui ! Ce séjour est peut-êtreagréable pour des bêtes de nuit, maisil n’a rien d’attrayant et il est troppeu hospitalier pour d’honnêtes genscomme Chico. Allons-nous-en donc !

  • Le soleil se levait radieux, lorsquePardaillan, accompagné de son petitami, le nain Chico, fit son entréedans l’auberge de La Tour.

    Tout le personnel s’activait, frottant,lavant, balayant, nettoyant, mettanttout en ordre, car ce jour était undimanche et la clientèle seraitnombreuse.

    Dans la vaste cheminée de la cuisine,un feu clair pétillait, et lagouvernante Barbara, pour ne pas enperdre l’habitude, maugréait etbougonnait contre les jeunesmaîtresses qui ne veulent en fairequ’à leur tête, et qui, après avoirpassé la plus grande partie de la nuit

  • debout, sont levées les premières etparées de leurs plus beaux atours,gênent les serviteurs honnêtes etconsciencieux acharnés à leurbesogne.

    C’est qu’en effet la petite Juana étaitdescendue la première, n’ayant putrouver le repos espéré.

    Elle était bien pâle, la petite Juana, etses yeux cernés, brillants de fièvre,trahissaient une grande fatigue… oupeut-être des larmes verséesabondamment. Mais si inquiète, sifatiguée et si désorientée qu’elle fût,la coquetterie n’avait pas cédé le paschez elle. Et c’est, parée de ses plusriches et de ses plus beaux

  • vêtements, soigneusement coiffée,finement chaussée – coiffure etchaussures, ses deux plus grandescoquetteries, en vraie Andalousequ’elle était – qu’elle allait et venait,par habitude, mais l’esprit absent, nesurveillant nullement les serviteurs,ayant toujours l’œil et l’oreilletendus vers la porte d’entrée commesi elle eût attendue quelqu’un.

    C’est ainsi qu’elle vit parfaitement,et du premier coup d’œil, entrerPardaillan, flanqué de Chico, l’airtriomphant. Et du même coup lesourire s’épanouit sur la pourprefleur de grenadier qu’étaient seslèvres, ses joues si pâles rosirent, et

  • ses yeux inquiets, comme embués delarmes, retrouvèrent tout leur éclat,comme par enchantement.

    Elle les vit parfaitement, mais il setrouva, comme par hasard, que justeà ce moment elle remarqua unenégligence d’une servante à qui ellese mit à faire des reproches très vifs,des reproches exagérés par rapport àla faute commise, ce qui parutsurprendre et chagriner la servante,peu habituée sans doute à une tellesévérité.

    Quand elle jugea que le seigneurfrançais avait suffisamment attendu,Juana daigna remarquer sa présence,et avec un joli petit cri de surprise,

  • admirablement jouée, et avec un aird’indifférence hypocrite :

    – Ah ! monsieur le chevalier, vousvoici de retour ? Savez-vous que vosamis, don Cervantès et don César,sont très inquiets à votre sujet ? dit-elle.

    – Bon ! fit Pardaillan en souriant, jevais les rassurer… dans un instant.

    Mais, chose bizarre, Juana, qui avait,quelques heures plus tôt, si vivementpressé le Chico de sauver lechevalier, s’il était possible, Juana,qui avait prodigué des promessessincères de reconnaissance etd’attachement, Juana ne dit pas un

  • mot au nain, dont l’air triomphant sechangea en consternation. Elle neparut même pas le voir ; ou plutôt, si.Elle lui jeta un coup d’œil. Mais uncoup d’œil foudroyant, comme si elleeût eu à lui reprocher quelquetrahison indigne.

    Le pauvre Chico, qui s’attendait àdes remerciements bien mérités,somme toute, demeura pétrifié, etson petit visage se crispadouloureusement : « Qu’a-t-elledonc ? Que lui ai-je fait ? »

    Juana, sans plus s’occuper du nain,demandait :

    – Seigneur, désirez-vous monter

  • vous reposer de suite ? Désirez-vousprendre quelque chose avant ?

    – Juana, ma jolie, je désire merestaurer d’abord. Faites-moi doncservir la moindre des choses, quelquetranche de pâté, par exemple, avecdeux bouteilles de vin de France.

    – Je vais vous servir moi-même,seigneur, dit Juana.

    – Honneur auquel je suis trèssensible, ma belle enfant ! Pendantque vous y êtes, voyez donc, s’ils nedorment pas, à rassurer sur moncompte MM. Cervantès et El Torero.…

    – Tout de suite, seigneur !

  • Vive et légère et heureuse, Juanas’élança dans l’escalier pourinformer les amis du seigneurfrançais de son retour inespéré,après avoir fait signe à une servantede dresser le couvert.

    Lorsque Juana eut disparu,Pardaillan se tourna vers le Chico et,voyant dans ses yeux toujours lamême interrogation, il se mit à rirefranchement, de son bon rire clair etsonore. Et comme le nain le regardaitd’un air de douloureux reproche, illui dit :

    – Tu ne comprends pas, hein ? C’estque tu ne connais pas les femmes !

  • – Que lui ai-je fait ? murmura le nainde plus en plus interloqué.

    Pardaillan haussa les épaules et :

    – Tu lui as fait que tu m’as sauvé,dit-il.

    – Mais c’est elle qui m’en a prié !

    – Précisément !

    Et comme le nain ouvrait des yeuxénormes, il se mit à rire de tout soncœur.

    – Ne cherche pas à comprendre, dit-il. Sache seulement qu’elle t’aime.

    – Oh ! fit le Chico incrédule, elle nem’a pas dit un mot. Elle m’afoudroyé du regard.

  • – C’est précisément à cause de celaque je dis qu’elle t’aime.

    Le nain secoua douloureusement latête. Pardaillan en eut pitié.

    – Ecoute, dit-il, et comprends, si tupeux. Juana est contente de me voirvivant…

    – Vous voyez bien…

    – Mais elle est furieuse après toi.

    – Pourquoi ?… Je n’ai fait que luiobéir.

    – Justement !… Juana aurait bienvoulu que je ne fusse pas tué. Ellen’aurait pas voulu que ce fût toi qui,précisément, me sauvasses.

  • – Parce que ?

    – Parce que je suis ton rival. Lafemme qui aime n’admet pas qu’onne soit pas jaloux d’elle. Si tu avaisbien aimé Juana, tu eusses été jalouxd’elle. Jaloux, tu ne m’eusses passauvé ! Voilà ce qu’elle se dit.Comprends-tu ?

    – Mais si je ne vous avais pas sauvé,elle m’eût tourné le dos. Elle m’eûttraité d’assassin.

    – Parfaitement !

    – Alors ?

    – Alors il vaut mieux que les chosessoient comme elles sont. Ne

  • t’inquiète pas. Juana t’aime… out’aimera, morbleu ! As-tu confianceen moi ? Oui ou non ?

    – Oui, tiens.

    – Alors, laisse-moi faire et ne prendspas des airs d’amoureux transi. Tesaffaires vont bien, je t’en réponds.

    Ces paroles ne rassurèrent qu’à demiEl Chico. Il avait confiance, certes, etpuisque le seigneur Pardaillan disaitque ses affaires allaient bien, c’estque cela devait être. Mais un seulpetit sourire de Juana l’eût rassuréplus que toutes les assurances del’ami. Néanmoins, pour ne pasdésobliger Pardaillan, il s’efforça de

  • refouler son chagrin et de montrer unvisage sinon souriant, du moins unpeu moins morose.

    A ce moment, Juana redescendait etannonçait :

    – Ces seigneurs s’habillent. Dans uninstant ils rejoindront VotreSeigneurie. En attendant, votrecouvert est mis, et si vous voulezprendre place, goûtez cet excellentpâté en attendant l’omelette quisaute.

    Pardaillan s’approcha de la table etfeignit un grand courroux.

    – Comment, un couvert seulement ?fit-il. Mais, malheureuse, ne savez-

  • vous pas que je traite un brave ! Jedis bien : un brave. Et je pense m’yconnaître.

    Et comme Juana cherchaitmachinalement quel pouvait êtrecelui qui avait l’honneur d’êtrequalifié de brave par le seigneurfrançais, le brave des braves :

    – Vite ! ajouta Pardaillan, un secondcouvert pour ce brave, qui est aussiun ami que j’aime.

    A dire vrai, si Juana était surprise etintriguée, le Chico ne l’était pasmoins. Comme elle, il se demandaitqui pouvait être cet ami dont parlaitPardaillan.

  • Quoi qu’il en soit, Juana se hâta deréparer le mal, et curieuse, commetoute fille d’Eve, elle attendit. Ellen’attendit pas longtemps, du reste.

    Pardaillan, une lueur de malice dansl’œil, s’approcha de la table et,désignant l’escabeau au nain confusde cet honneur, au grandébahissement de Juana qui n’enpouvait croire ses yeux ni sesoreilles :

    – Ca, mon ami Chico, fit-il gaiement,assieds-toi là, en face de moi, etsoupons, morbleu ! Nous ne l’avonspas volé, que t’en semble ?

    Chico commençait à considérer

  • Pardaillan comme un êtreexceptionnel, plus grand, plus noble,meilleur en tout cas que tous ceuxqu’il avait appris à respecter. Nonqu’on se fût donné la peine de luiapprendre quelque chose, mais devoir et d’entendre autour de soi, onse forme sans s’en apercevoir. Pourlui, un désir de Pardaillan devenaitun ordre à exécuter sans discuter, etséance tenante. En outre, il nemanquait ni de fierté ni de dignité,bien qu’on l’eût fort étonné sansdoute en lui disant qu’il possédaitces qualités.

    Pardaillan ayant dit : « Assieds-toilà », le nain s’assit et avec une

  • aisance parfaite se mit à fairehonneur à ce festin improvisé.Pardaillan, d’ailleurs, paraissait sefaire un plaisir de le traiter commeon traite un hôte de marque.

    Sur ces entrefaites, Cervantès et leTorero étaient descendus et, assis àla même table, choquaient leursverres contre les verres de Pardaillanet de Chico.

    Naturellement Cervantès et leTorero, s’ils furent surpris de voir lechevalier attablé avec le petitvagabond, se gardèrent bien d’enlaisser rien paraître. Et puisquePardaillan traitait le Chico sur unpied d’égalité, c’est qu’il avait sans

  • doute de bonnes raisons pour cela, etils s’empressèrent de l’imiter. Ensorte que Juana vit avec une stupeurqui allait grandissant cespersonnages, qu’elle vénérait au-dessus de tout, témoigner une grandeconsidération à son éternellepoupée, cette poupée à qui ellecroyait faire un très grand honneuren lui permettant de baiser le bout deson soulier.

    Elle ne disait rien, la petite Juana ;mais Pardaillan, amusé, lisait sur saphysionomie mobile et loyale toutesles questions qu’elle se posait sansoser les formuler tout haut. Et pourla renseigner indirectement, il feignit

  • de s’en prendre à Cervantès et à donCésar, à qui il se mit à faire, enl’arrangeant à sa manière, le récit desa délivrance par le Chico.

    – Croiriez-vous, dit-il à un certainmoment, que ce petit diable a osélever la dague sur moi ? A tellesenseignes que je me demandecomment je suis encore vivant.

    – Ah bah ! fit Cervantès sans railler,le petit est brave ?

    – Plus que vous ne croyez, ditgravement Pardaillan. Dans la petitepoitrine de cette réduction d’hommebat un cœur ferme et généreux Et jesais bien des hommes forts, réputés

  • braves et généreux, qui n’auraientjamais été capables de montrer lamoitié de la grandeur d’âme et decourage de ce petit héros. Il n’est pasde bravoure comparable à celle quis’ignore. Je vous expliquerai un jourpeut-être ce qu’a fait cet enfant Pourle moment, sachez que je l’aime etl’estime, et je vous prie de le traiteren ami, non pour l’amour de moi,mais pour lui-même.

    – Chevalier, dit gravementCervantès, du moment que vous lejugez digne de votre amitié, nousnous honorerons de faire commevous.

    Par exemple, le Chico ne savait

  • quelle contenance garder. Il étaitheureux, certes, mais cescompliments de la part d’hommesqu’il regardait comme des héros, leplongeaient dans une gêne qu’il neparvenait pas à surmonter.Cependant, nous devons dire qu’illouchait constamment du côté deJuana pour juger de l’effet produitsur elle par ces louanges qu’onfaisait de sa petite personne. Et ilavait lieu d’être satisfait, car Juana,maintenant, le regardait d’un toutautre œil et lui faisait son plusgracieux sourire… Aussi le cœur dunain s’épanouissait d’aise, et s’ilavait osé, il aurait baisé la main de

  • Pardaillan en signe de soumission etde gratitude, car il était trop fin pourn’avoir pas deviné que toute la scèneavait été imaginée par le chevalier, àseule fin d’impressionner Juana et lafaire revenir de sa bouderie, réelle ouaffectée. Et les résultats de cettecomédie étaient très visibles pourlui, si modeste et si aveuglé par lapassion qu’il fût.

    Après avoir ainsi frappéindirectement l’esprit de la fillette,Pardaillan la prit à partiedirectement et, moitié plaisantmoitié sérieux :

    – C’est vous, ma gracieuse Juana, quiavez pris soin de cet abandonné,

  • votre compagnon d’enfance. Par luiqui m’a sauvé, je vous suisredevable. Je ne l’oublierai pas,croyez-le. Mais une chose qu’il fautque vous sachiez, c’est que la femmequi aura le bonheur d’être aimée deChico pourra compter sur cet amourjusqu’à la mort. Jamais cœur plusvaillant et plus fidèle n’a battu dansune poitrine d’homme.

    Juana ne dit rien, mais elle fit unejolie moue qui signifiait :

    – Vous ne m’apprenez rien denouveau.

    Pardaillan se montra très sobred’explications. C’était du reste assez

  • son habitude. Il se garda de soufflermot de ce qu’il avait surprisconcernant le Torero et ne dit quejuste ce qu’il fallait pour faireressortir le rôle de Chico, qu’il pritplaisir à exagérer, sincèrementd’ailleurs, car il était de ces naturesd’élite qui s’exagèrent à elles-mêmesle peu de bien qu’on leur fait.

    Ces explications données, il prétextaune grande fatigue, et sur ce point iln’exagérait pas, car tout autre quelui se fût écroulé depuis longtemps,et monta s’étendre dans les drapsblancs qui l’attendaient.

    Pardaillan parti, Cervantès se retira.Le Torero remonta au premier saluer

  • la Giralda et le Chico resta seul.

    Juana, fine mouche, ne daigna pas luiadresser la parole. Seulement, aprèsavoir tourné et viré dans le patio,sûre qu’il ne la quittait pas des yeux,elle se dirigea d’un air détaché versun petit réduit qu’elle avait arrangé àsa guise et qui était comme sonboudoir à elle, boudoir bien modeste.Et en se retirant, la petite madréeregardait par-dessus son épaule pourvoir s’il la suivait. Et comme il nebougeait pas de sa place, elle eut unemoue comme pour dire : « Il neviendra pas, le nigaud ! »

    Et comme elle voulait qu’il vînt, elletourna à demi la tête et l’ensorcela

  • d’un sourire.

    Alors le Chico osa se lever et, sansavoir l’air de rien, il la rejoignit dansle petit réduit, le cœur battant à sebriser dans sa poitrine, car il sedemandait avec angoisse quel accueilelle allait lui faire.

    Juana s’était assise dans l’uniquesiège qui meublait la pièce, trèspetite. C’était un vaste fauteuil enbois sculpté, comme on en faisait àcette époque, où l’on se fût montréfort embarrassé de nos meublesétriqués d’aujourd’hui. Comme elleétait petite, ses pieds reposaient surun large et haut tabouret en chêne,ciré, frotté à se mirer dedans comme

  • le fauteuil, comme tous les meubles,car elle était, nous l’avons dit, d’unepropreté méticuleuse, et veillait elle-même à ce que tout fût bienentretenu dans la maison.

    Le Chico se faufila dans la pièce etresta devant elle muet et l’air fortpenaud. A le voir, on l’eût pris pourun enfant qui a commis quelquegrave délit et attend la correction.

    Voyant qu’il ne se décidait pas àparler, elle entama la conversation,et avec un visage sérieux, sans qu’illui fût possible de discerner si elleétait contente ou fâchée :

    – Alors dit-elle, il paraît que, tu es

  • brave Chico ?

    Ingénument, il dit :

    – Je ne sais pas.

    Agacée, elle reprit avec uncommencement de nervosité :

    – Le sire de Pardaillan l’a dit bienhaut. Il doit s’y connaître, lui qui estla bravoure même.

    Il baissa la tête et, comme onavouerait une faute, il murmura :

    – S’il le dit, cela doit être… Maismoi, je n’en sais rien.

    Les petits talons de Juanacommencèrent de frapper sur le boisdu tabouret un rappel inquiétant

  • pour Chico, qui connaissait cessignes révélateurs de la colèrenaissante de sa petite maîtresse.Naturellement cela ne fit qu’accroîtreson trouble.

    – Est-ce vrai ce qu’a ditM. de Pardaillan que celle que tuaimeras, tu l’aimeras jusqu’à lamort ? fit-elle brusquement.

    On se tromperait étrangement si onconcluait de cette question que Juanaétait une effrontée ou une rouée sanspudeur ni retenue. Juana étaitparfaitement ignorante, et cetteignorance suffirait à elle seule àjustifier ce qu’il y avait de risquédans sa question. Rouée, elle se fût

  • bien gardée de la formuler. En outre,il faut dire que les mœurs del’époque étaient autrement libres quecelles de nos jours, où tout se fardeet se cache sous le masque del’hypocrisie. Ce qui paraissait trèsnaturel à cette époque ferait rougird’indignation feinte tous les pères dela Morale de nos jours. Enfin il nefaut pas oublier que Juana, seconsidérant un peu comme la petitemadone du Chico, habituée à sonadoration muette, le considérantcomme sa chose à elle, accomplissaittrès naturellement certains gestes,prononçait certaines paroles qu’ellen’eût jamais eu l’idée d’accomplir ou

  • de prononcer avec une autrepersonne.

    Le Chico rougit et balbutia :

    – Je ne sais pas !

    Elle frappa du pied avec colère et diten le contrefaisant :

    – Je ne sais pas !… Tu ne vois doncrien ? C’est agaçant. Pour qu’il ait ditcela, il a bien fallu pourtant que tului en parles.

    – Je ne lui ai pas parlé de cela, je lejure, dit vivement le Chico.

    – Alors comment sait-il que tu aimesquelqu’un et que tu l’aimeras jusqu’àla mort ?

  • Et câline :

    – Et c’est vrai que tu aimesquelqu’un, dis, Chico ? Qui est-ce ?Je la connais ? Parle donc ! tu resteslà, bouche bée. Tu m’agaces.

    Les yeux de Chico lui criaient :« C’est toi que j’aime ! » Elle levoyait très bien, mais elle voulaitqu’il le dît. Elle voulait l’entendre.

    Mais le Chico n’avait pas ce courage.Il se contenta de balbutier :

    – Je n’aime personne… que toi. Tu lesais bien.

    Vierge sainte ! si elle le savait ! Maisce n’était pas là l’aveu qu’elle voulait

  • lui arracher, et elle eut une mouedépitée. Sotte qu’elle était d’avoircru un instant à la bravoure duChico. Cette bravoure n’allait mêmepas jusqu’à dire deux mots : « Jet’aime ! », Elle ne savait pas, la petiteJuana, que ces deux mots fonttrembler et reculer les plus braves.Elle était ignorante, la petite Juana,et habituée à dominer ce petithomme, elle eût voulu être dominée àson tour par lui, ne fût-ce qu’uneseconde. Ce n’était pas facile àobtenir. Peu patiente, comme elleétait, son siège fut fait. Pour elle, leChico serait toujours le bon chienfidèle, trop heureux de lécher le pied

  • qui venait de le repousser.

    Et dans son dépit, cette pensée luivint, puisqu’il n’était bon qu’à cela,de l’humilier, de l’amener à seprosterner devant elle, de lui fairehumblement lécher les semelles deses petits souliers, puisque ce braven’osait aller plus loin.

    Et agressive, l’œil mauvais, la voixblanche :

    – Si tu ne sais rien, si tu n’as rien dit,rien fait, qu’es-tu venu faire ici ? Queveux-tu ?

    Très pâle, mais plus résolument qu’ilne l’eût cru lui-même, il dit :

  • – Je voulais te demander si tu étaiscontente.

    Elle prit son air de petite reine pourdemander :

    – De quoi veux-tu que je soiscontente ?

    – Mais… d’avoir trouvé le Français…de l’avoir ramené.

    Avec cette impudence particulière àla femme, elle se récria d’un airétonné et scandalisé :

    – Eh ! que m’importe le Français !Ca, perds-tu la tête ?

    Effaré, ne sachant plus à quel saintse vouer, il balbutia :

  • – Tu m’avais dit…

    – Quoi ?… Parle !…

    – De le sauver, de le ramener…

    – Moi ?… Sornettes ! Tu as rêvé !

    Du coup, le Chico fut assommé. Ehquoi ! avait-il rêvé réellement,comme elle le disait avec un aplombdéconcertant ? Il savait bien que non,tiens ! S’était-elle jouée de lui ?Avait-elle voulu le mettre àl’épreuve ? Voir s’il serait jaloux, s’ilse révolterait ? Le seigneur dePardaillan, qui savait tant de choses,venait de le lui dire : la femme quiaime ne déteste pas, au contraire,qu’on se montre jaloux d’elle. Oui !

  • ce devait être cela. Mais alors, Juanal’aimerait donc aussi ? Un telbonheur était-il possible ? Eh ! non !il n’avait pas rêvé, elle avait pleurécette nuit, devant lui, et ses larmescoulaient pour le Français. Il lavoyait, il l’entendait encore ! Alors ?… Alors il ne savait plus. Il étaitprofondément peiné et humilié :pourtant l’idée d’une révolte ne luivenait pas. Il était à elle, elle avait ledroit de le faire souffrir, de lebafouer, de le battre si la fantaisie luien prenait. Son rôle à lui était decourber l’échine, de subir seshumeurs et ses caprices. Tropheureux encore qu’elle daignât

  • s’occuper de lui, fût-ce pour lemartyriser. Un sourire d’elle et toutserait oublié.

    Elle le guignait du coin de l’œil etjouissait délicieusement de sontrouble, de son effarement, de sonhumiliation. Elle eût voulu lepiétiner, le faire souffrir, le meurtrir,l’humilier, oh ! surtout l’humilier, luiqu’elle savait si fier, l’humilier aupossible, au-delà de tout… Peut-êtrealors se révolterait-il enfin, peut-êtreoserait-il redresser la tête et parleren maître !

    Est-ce à dire qu’elle était mauvaise etméchante ? Nullement. Elles’ignorait, voilà tout. On ne passe

  • pas impunément de longues annéesd’enfance, celles où les impressionsse gravent le plus profondément,dans l’intimité complète d’un garçon– ce garçon fût-il un nain comme leChico, et il ne faut pas oublier qu’ilétait de formes irréprochables etvraiment joli – on ne vit pas dansl’intimité d’un garçon sans éprouverquelque sentiment pour lui. Surtoutlorsque ce garçon se double d’unadorateur passionné dans sa réservevoulue.

    Dire qu’elle était amoureuse deChico serait exagéré. Elle était à untournant de sa vie. Jusque-là elleavait cru sincèrement n’éprouver

  • pour lui qu’une affection fraternelle.Sans qu’elle s’en doutât, cetteaffection était plus profonde qu’ellene croyait.

    Il suffirait d’un rien pour changercette affection en amour profond. Ilsuffirait aussi d’un rien pour quecette affection restât immuablementce qu’elle la croyait : purementfraternelle. C’était l’affaire d’uneétincelle à faire jaillir.

    Or, au moment précis où cessentiments s’agitaientinconsciemment en elle, Pardaillanlui était apparu. Sur ce caractèrequelque peu romanesque, il avaitproduit une impression profonde.

  • Elle s’était emballée comme unejeune cavale indomptée. Pardaillanlui était apparu comme le héros rêvé.Trop innocente encore pourraisonner ses sensations elle s’étaitabandonnée, les yeux fermés.Pardaillan présent, elle avait soudainvu le Chico, ce qu’il était en réalité :un nain. Un nain joli, gracieux,élégant, follement épris, mais unnain quand même, une réductiond’homme dont on ne pouvait faire unépoux. Dans sa pensée, elle décidaque le Chico ne pouvait être qu’unfrère et resterait un frère autant quecela lui conviendrait. Elle s’étaitlivrée avec toute la fougue de son

  • sang chaud d’Andalouse à son rêved’amour pour l’étranger si fort et sibrave. Elle n’avait rien vu des à-côtésde l’aventure dans laquelle elles’engageait tête baissée. Et c’estainsi que nous l’avons vue pleurerdes larmes de désespoir à la penséeque celui qu’elle avait élu était peut-être mort.

    Et voici qu’en faisant ses confidencesau Chico, avec cette cruautéinconsciente de la femme qui aimeailleurs, voici que le Chico, sans serévolter, sans s’indigner, refoulantstoïquement son amour et sadouleur, voici que le Chico, aveccette clairvoyance que donne un

  • amour profond, avait dit simplement,sans insister, sans se rendre uncompte exact de la valeur de sonargument, le Chico avait dit la seulechose peut-être capable de l’arrêtersur la pente fatale où elles’engageait : « Qu’espères-tu ? »

    Sans le savoir, sans le vouloir, c’étaitun coup de maître que faisait le nainen posant cette question. Sans lesavoir, il venait de l’échapper belle,car ses paroles, après son départ,Juana les tourna et les retourna sanstrêve dans son esprit.

    Elle était la fille d’un modestehôtelier, un hôtelier dont les affairesétaient prospères, un hôtelier qui

  • passait pour être même assez riche,mais un hôtelier quand même. Etceci, c’était une tare terrible à uneépoque et dans un pays où tout cequi n’était pas « né » n’existait pas.Or, elle, fille d’hôtelier, hôtelière elle-même – hôtelière par désœuvrement,par fantaisie, pour rire si on veut,mais hôtelière quand même – elleavait jeté les yeux sur un seigneurqui traitait d’égal à égal avec sonsouverain à elle, puisqu’il était, lui,le représentant d’un autre souverain.Que pouvait-elle espérer ? Rien,assurément. Jamais ce seigneur neconsentirait à la prendre pourépouse légitime. Quant au reste, elle

  • était trop fière, elle avait été élevéetrop au-dessus de sa condition pourque l’idée d’une bassesse pûtl’effleurer.

    Le résultat de ses réflexions avait étéque son amour pour Pardaillans’était considérablement atténué. Orle terrain que perdait le chevalier, leChico le regagnait sans qu’elle s’endoutât elle-même. Elle était donccombattue par deux sentimentscontraires : d’une part son amourtout récent, amour violent, ensurface, pour Pardaillan ; d’autrepart, son affection lointaine, plusprofonde qu’elle ne croyait, pour leChico. Lequel de ces deux sentiments

  • devait l’emporter ?

    Et c’est à ce moment-là quePardaillan revenait. Certes, elle futheureuse de le voir sain et sauf. Maisle Chico baissa à ses yeux et reperditune notable partie du terrain acquis.Juana lui en voulait de s’être effacéet sacrifié. Dans sa logique spéciale,elle se disait que, elle, elle ne seserait pas sacrifiée et aurait défenduson bien du bec et des ongles. De làl’accueil frigide qu’elle fit au nain.

    Or Pardaillan raconta que le nains’était défendu comme un beaudiable et avait voulu le poignarder,lui, Pardaillan. Du coup, les actionsdu Chico montèrent. Pourquoi rêver

  • de chimères ? Le bonheur était peut-être là. Ne serait-ce pas folie de lelaisser passer ? De là le revirementen faveur du nain. De là ce tête-à-tête. Il fallait que le Chico sedéclarât. Et voilà qu’elle se heurtait àsa timidité insurmontable. Elleenrageait d’autant plus que malgréelle, tout en s’efforçant de l’amener àcomposition, elle ne pouvaits’empêcher de songer à Pardaillan, etil lui semblait que lui n’eût pas tanttergiversé. De là sa rage et sa colèrecontre le Chico, de là ce désir furieuxde le maltraiter, de l’humilier.

    Donc le Chico, au lieu de s’indignerdevant son impudente dénégation,

  • après être resté un long momentperplexe et silencieux, courbal’échine, accepta la rebuffade etparut s’excuser en disantdoucement :

    – J’ai fait ce que tu m’as demandé, etDieu sait s’il m’en a coûté ! Pourquoies-tu fâchée ?

    Ainsi voilà tout ce qu’il trouvait àdire. Ah ! si elle avait été à sa place,comme elle eût vertement relevél’impertinente prétention de celui quieût voulu la faire passer pour unesotte et se fût gaussé à ce pointd’elle. Décidément, le Chico n’étaitpas un homme. Il resteraitéternellement un enfant. Quelle

  • aberration avait été la sienne decroire un instant qu’un enfantpourrait parler et agir comme unhomme ! Et sa fureur s’accrut,d’autant plus qu’elle était peut-êtreencore plus mécontente d’elle mêmeque lui. Et cette, pensée, fugitivequ’elle avait eue de l’amener à seprosterner, à lécher ses semelles,tout pareil a un chien couchant, cettepensée lui revint plus précise, prit laforme d’un désir violent, se changeaen obsession tenace, tant et si bienqu’elle résolut de la réaliser coûteque coûte.

    Pour réaliser cet impérieux désir,elle radoucit son ton en lui disant :

  • – Mais je ne suis pas fâchée.

    – Vrai ?

    – En ai-je l’air ? fit-elle en luiadressant un sourire qui l’affola.

    En disant ces mots, tout à son projet,elle croisa négligemment une jambefine et nerveuse, moulée dans un basde soie rose, sur l’autre, et tout en luisouriant, elle agitait doucement sonpied qui arrivait à hauteur de lapoitrine du nain. Et elle regardait cepied complaisamment comme unechose qu’on trouve jolie, puis elleregardait le Chico, comme pour luidire : « Embrasse-le donc, nigaud ! »

    Et ce petit pied, finement chaussé de

  • mignons souliers en cuir de Cordouesouple et parfumé, richement brodés,tout neufs, ce petit pied se balançantmollement à quelques pouces de sonvisage, fascinait le petit homme etune envie folle lui venait de leprendre, de l’étreindre, del’embrasser à pleine bouche. Et lepetit pied allait, venait, s’agitait, luiprésentait la semelle, très blanche, àpeine maculée, lui répétait dans sonlangage muet : « Mais va donc ! vadonc ! »

    Si bien que le Chico ne put résister àla tentation, et comme elle souriaitencore, preuve qu’elle n’était pasfâchée, il se laissa tomber sur les

  • genoux.

    Elle eut un sourire qu’il ne vit pas,un sourire où il y avait la joie dutriomphe assuré et aussi un peu depitié dédaigneuse tandis que dansson esprit elle clamait : « Tu yviendras ! Tu y viens ! ».

    Et le petit pied, dans sonbalancement, vint lui effleurer levisage. Car le mouvement de va-et-vient continuait comme si elle n’eûtpas remarqué qu’ainsi agenouillé ellelui touchait la figure. Et toujoursc’était la semelle qui se présentait àlui, qui lui frôlait le front, les joues,les lèvres, au hasard, comme pourdire : « C’est là que tu poseras tes

  • lèvres, là où c’est maculé, làseulement. »

    Du moins c’est ce que traduisit leChico. Mais c’était un incorrigibletimide que ce pauvre Chico. Lapensée de toucher à ce petit piedsans son autorisation à elle ne luivenait même pas. Qu’eût-elle dit ?Tiens ! ; Il était bien loin de se douterque s’il avait eu le courage de laprendre dans ses bras et de plaquerses lèvres sur ses lèvres, elle lui eûtprobablement rendu son baiser,pâmée.

    Mais comme la semelle passaitencore un coup à portée de sabouche, comme la tentation était

  • trop forte, il réunit tout son courage,et d’une voix implorante :

    – Si tu n’es pas fâchée, tu veux bienque…

    Il ne put achever sa phrase.Brusquement la semelle s’étaitplaquée sur ses lèvres et les frottaitavec une sorte de rage nerveuse,comme si elle eût voulu les écorcher,les faire saigner.

    Si naïf et si timide qu’il fût, le Chicocomprit cette fois. Ivre de joie, ilposa ses lèvres partout sur cettesemelle sans s’inquiéter de savoir sielle était maculée ou non. Tiens ! ilavait bien baisé la terre où s’était

  • posé le soulier ; il pouvait, à plusforte raison, baiser le soulier lui-même.

    Et comme le pied se retiraitlentement, semblant vouloir luirationner son humble bonheur, ilallongea la tête, le suivit des lèvres,se courbant davantage, jusqu’à posersa face sur le bois du tabouret.

    C’est là sans doute que voulaitl’amener le petit pied, car il cessa dese dérober. Alors, avec un souriretriomphant, avec un soupir de joiesatisfaite, elle leva son autre pied etle lui posa sur la tête, d’un airdominateur qui semblait dire : « Tuseras toujours ainsi sous mes pieds,

  • puisque tu n’es bon qu’à cela. Je tedominerai toujours, toujours ! car tues ma chose, à moi ! »

    Et elle le maintint longtemps ainsi, etil y serait bien resté plus longtempsencore, le pauvre diable, tant il étaitheureux. Et c’était en plus puéril, enplus sincère, avec la violence enmoins et la grâce mutine en plus, larépétition du geste de Fausta avecCenturion.

    Son impérieux désir enfin satisfait,contente d’être arrivée à ses fins, elleéprouva soudain une gêneindéfinissable et comme de la honteaussi. Tout doucement, avec lacrainte de lui faire mal, et explique

  • cela qui pourra, avec le remords de lepriver de ce pauvre bonheur, elleretira ses pieds.

    Lui, heureux d’avoir obtenu plusqu’il n’aurait osé espérer, plus qu’iln’en avait jamais obtenu, en tout cas,la laissa faire, ne chercha pas àprolonger son bonheur, redressa latête, et toujours agenouillé lacontempla extasié.

    Alors, toute rouge – de plaisir ? dehonte ? de regret ? qui peut savoir ! –sans trop savoir ce qu’elle disait :

    – Tu vois bien que je n’étais pasfâchée, dit-elle.

    Et comme elle lui souriait doucement

  • en disant cela, il s’enhardit un peu,se courba encore un coup, posa unedernière fois ses lèvres sur le boutdu pied, qui se cachait timidement, etse releva enfin en disant trèsconvaincu, avec un air de gratitudeprofonde :

    – Tu es bonne ! Tiens, bonne commela Vierge.

    Elle rougit davantage encore. Non,elle n’était pas bonne. Elle avait étémauvaise et méchante. Au lieu de laremercier, il devrait la battre, ellel’avait bien mérité. En se morigénantainsi elle-même, elle voulut tenter undernier effort, et, à brûle-pourpoint :

  • – Est-ce vrai que tu as voulupoignarder le Français ?

    A son tour il rougit comme si cettequestion eût été un reprochesanglant. Il baissa la tête et fit signeoui, d’un air honteux.

    – Pourquoi ? fit-elle avidement.

    Elle espérait qu’il allait répondreenfin :

    – Parce que je t’aime et que je suisjaloux !

    Hélas ! encore un coup le pauvreChico laissa passer l’occasion. Ilbredouilla :

    – Je ne sais pas !

  • C’était fini. Il n’y avait plus rien àfaire, rien à espérer. De nouveau ledépit déchaîna la fureur en elle. Ellese mit à trépigner, et rouge, de colèrecette fois, elle cria :

    – Encore ! je ne sais pas ! je ne saispas ! Tu m’agaces ! Tiens, va-t’en !va-t’en !

    Cette explosion de colère subite,après sa gentillesse de tout à l’heurele stupéfia. Il ne comprenait plus.Qu’avait-elle donc, bon Dieu ! et quelui avait-il fait encore ?

    Comme il ne bougeait pas, dans sonébahissement, elle leva son petitpoing et, le repoussant brutalement,

  • le frappant avec rage, elle cria plusfort, en trépignant plus que jamais :

    – Va-t’en ! va-t’en !

    Il courba l’échine et se retirahumblement.

    Or, s’il fût revenu à l’improviste, ileût pu voir deux larmes, des perlesbrillantes, couler lentement sur lesjoues roses de sa madone prostréedans son fauteuil.

    Mais le Chico n’aurait jamais eul’audace de reparaître devant ellequand elle le chassait brutalement. Ils’en allait la mort dans l’âme,attendant que la tempête fût apaisée,et qu’elle lui fît signe pour accourir

  • de nouveau se prêter à ses caprices età ses humeurs.

    Et puis, qui sait ? Même s’il avait vuces deux larmes, le Chico était si naïf– pour les choses de l’amour – ilétait si bien persuadé qu’on nepouvait éprouver un sentimentsérieux pour un bout d’homme telque lui, qu’il se fût imaginé que ceslarmes coulaient encore pour leFrançais.

    Et pourtant !…

    q

  • Chapitre 2

    FAUSTA ET LETORERO

  • Pendant que Pardaillanprenait un repos biengagné, après une journéeet une nuit aussi bienremplies, le Torero s’étaitrendu auprès de sa

    fiancée, la jolie Giralda.

    Don César ne cessait d’interroger lajeune fille sur ce que lui avait ditcette mystérieuse princesse, au sujetde sa naissance et de sa famille,qu’elle prétendait connaître.Malheureusement la Giralda avait dittout ce qu’elle savait et le Torero,frémissant d’impatience, attendaitque la matinée fût assez avancéepour se présenter devant cette

  • princesse inconnue, car il avaitdécidé d’aller trouver Fausta.

    Vers neuf heures du matin, à bout depatience, le jeune homme ceignit sonépée, recommanda à la Giralda de nepas bouger de l’hôtellerie où elle setrouvait en sûreté, sous la garde dePardaillan, et il sortit.

    Sur le palier du premier étage, enpassant devant la porte derrièrelaquelle Pardaillan dormait à poingsfermés, il eut une seconded’hésitation et il allongea la mainvers le loquet pour entrer. Mais iln’acheva pas son geste, et, secouantla tête :

  • – Non ! murmura-t-il, ce serait uncrime de le réveiller pour si peu. Queme dirait-il d’ailleurs ? Laissons-lereposer, il doit en avoir besoin ;quoiqu’il ne se soit guère expliqué,j’ai idée qu’il a dû passer une nuitplutôt mouvementée.

    Et il continua son chemin sur lapointe des pieds, descendit l’escalierintérieur en chêne sculpté, dont lesmarches, cirées à outrance, étaientreluisantes et glissantes comme leparquet d’une salle d’honneur depalais, et pénétra dans la cuisine.

    Un cabinet semblable à peu près aubureau d’un hôtel moderne avait étéménagé là, dans lequel se tenait

  • habituellement la petite Juana. De cecabinet, à l’abri des regardsindiscrets, la fille de Manuel pouvait,par de grands judas, surveiller à lafois la cuisinière, la grande salle et lepatio, sans être vue elle-même.

    Le Torero pénétra dans ce retrait et,s’inclinant gracieusement devant lajeune fille :

    – señorita, dit-il, je sais que vousêtes aussi bonne que jolie, c’estpourquoi j’ose vous prier de veillersur ma fiancée pendant quelquesinstants. Voulez-vous me permettrede faire en sorte que nul nesoupçonne sa présence chez vous ?

  • Señorita ! La petite Juana, toujoursparée comme une dame, gracieuse etavenante avec tous, savaitnéanmoins imposer le respect. Peude personnes, comme Pardaillan, sepermettaient de l’appeler Juana toutcourt ; bien moins encore, commeCervantès, la tutoyaient. Lesserviteurs et les clients la saluaient,pour la plupart, de ce titre deseñorita, ou demoiselle, alors réservéaux seules femmes de noblesse.

    Avec son plus gracieux sourire,Juana répondit :

    – Seigneur César, vous pouvez allertranquille. Je vais monter à l’instantchercher votre fiancée, et tant que

  • durera votre absence, je la garderaiprès de moi, dans ce réduit où nul nepénètre sans ma permission.

    – Mille grâces, señorita ! Jen’attendais pas moins de votre boncœur. Vous voudrez bien aviser M. lechevalier de Pardaillan, à son réveil,que j’ai dû m’absenter pour uneaffaire qui ne souffre aucun retard.J’espère être de retour d’ici à uneheure ou deux au plus.

    – Le sire de Pardaillan sera prévenu.

    Le Torero remercia et, tranquille surle sort de la Giralda, il sortit aprèss’être incliné devant la fillette, avecautant de déférence que si elle avait

  • été une grande dame.

    Une fois dehors, il se dirigea à grandpas vers la maison des Cyprès, où ilespérait trouver la princesse. Adéfaut, il pensait que quelqueserviteur serait à même de lerenseigner et de lui indiquer où ilpourrait la trouver ailleurs.

    Ce dimanche matin, on devait,comme tous les dimanches, grillerquelques hérétiques. Comme le roihonorait de sa présence sa bonneville de Séville, l’Inquisition avaitdonné à cette sinistre cérémonie uneampleur inaccoutumée, tant par lenombre des victimes – sept : autantde condamnés qu’il y avait de jours

  • dans la semaine – que par le faste ducérémonial.

    Aussi le Torero croisait-il une foulede gens endimanchés qui tous sehâtaient vers la place San-Francisco,théâtre ordinaire de toutes lesréjouissances publiques. Nousdisons réjouissances, et c’est àdessein. En effet, non seulement lesautodafés constituaient à peu prèsles seules réjouissances offertes aupeuple, mais encore on était arrivé àlui persuader qu’en assistant à cessauvages hécatombes humaines, ense réjouissant de la mort desmalheureuses victimes, il travaillait àson salut. Le clergé, pour obtenir ce

  • résultat, avait tout simplementprêché en chaire que chaque fidèlequi assisterait au supplice auraitdroit à un certain nombred’indulgences.

    La foule se rendait donc en masse àces exécutions puisque c’était toutprofit pour elle.

    En dehors des autodafés, il y avaitencore les corridas. Mais les corridasétaient plutôt rares. En outre, il nefaudrait pas croire que la corridaétait ce qu’elle est devenueaujourd’hui : un spectacle accessibleà tous, moyennant finance. Lacorrida était alors, en Espagne, à peuprès ce qu’était le tournoi en France :

  • une distraction sauvage réservée à laseule noblesse. Pour descendre dansl’arène et combattre le fauve, ilfallait être noble, à telles enseignesque le père de Philippe II, l’empereurCharles Quint, n’avait pas dédaignéde le faire. Pour assister à la corridail fallait encore être de noblesse.Certes on réservait une place aupopulaire qu’on parquait debout auplus mauvais endroit, mais la plusgrande partie des places étaitréservée à la noblesse.

    Pour les exécutions, il n’en était pasde même. Ces spectacless’adressaient surtout au peuple avecl’intention de le moraliser et de

  • l’édifier. Naturellement on luiréservait la place d’honneur et il enétait fier.

    Parmi cette foule de gens pressésd’aller occuper les meilleures placesou de jouer leur modeste rôle dans lafête, car toutes les confrériesparticipaient à l’autodafé, il s’entrouvait qui, reconnaissant donCésar, le désignaient à leurs voisinsen murmurant sur un modeadmiratif :

    – El Torero ! El Torero !

    Quelques-uns le saluaient avecdéférence. Il rendait les saluts et lessourires d’un air distrait et

  • continuait hâtivement sa route.

    Enfin il pénétra dans la maison desCyprès, franchit le perron et setrouva dans ce vestibule qu’il avait àpeine regardé la nuit même, alorsqu’il était à la recherche de laGiralda et de Pardaillan.

    Comme il n’avait pas lespréoccupations de la veille, il futébloui par les splendeurs entasséesdans cette pièce. Mais il se gardabien de rien laisser paraître de cesimpressions, car quatre grandsescogriffes de laquais, chamarrésd’or sur toutes les coutures, setenaient raides comme des statues etle dévisageaient d’un air à la fois

  • respectueux et arrogant.

    Toutefois, sans se laisser intimiderpar la valetaille il commanda, sur unton qui n’admettait pas derésistance, au premier venu de cesescogriffes, d’aller demander à samaîtresse si elle consentait à recevoirdon César, gentilhomme castillan.

    Sans hésiter, le laquais répondit avecdéférence :

    – Sa Seigneurie l’illustre princesseFausta, ma maîtresse, n’est pas en cemoment à sa maison de campagne.Elle ne saurait en conséquencerecevoir le seigneur don César.

    « Bon ! pensa le Torero, cette illustre

  • princesse s’appelle Fausta C’esttoujours un renseignement. »

    Et tout haut :

    – J’ai besoin de voir la princesseFausta pour une affaire du plus hautintérêt et qui ne souffre aucunretard. Veuillez me dire où je pourraila rencontrer.

    Le laquais réfléchit une seconde et :

    – Si le seigneur don César veut bienme suivre, j’aurai l’honneur de leconduire auprès de M. l’intendantqui pourra peut-être le renseigner.

    Le Torero, à la suite du laquais,traversa une enfilade de pièces

  • meublées avec un luxe inouï, dont iln’avait jamais eu l’idée.

    « Oh ! oh ! songeait-il, je comprendsles exclamations admiratives de donMiguel. Il faut que cette princessesoit puissamment riche pours’entourer d’un luxe pareil. Et quandje pense que ces trésors sont restéstoute une nuit sans défense, à laportée du premier malandrin venu, jeme dis qu’il faut que cette princessesoit singulièrement dédaigneuse deces richesses… ou qu’un mobile trèspuissant, que je ne devine pas, laguide à mon endroit, puisque c’estpour m’être agréable, pour mepermettre d’arriver jusqu’à Giralda,

  • qu’elle a consenti à laisser cesmerveilles à l’abandon. »

    En songeant de la sorte, il étaitparvenu au premier étage et étaitentré dans une chambreconfortablement meublée. C’était lachambre de M. l’intendant à qui lelaquais expliqua ce que désirait levisiteur et se retira aussitôt après.

    M. l’intendant était un vieuxbonhomme tout ridé, tout courbé,tout confit en douceur, d’unepolitesse obséquieuse.

    – Le laquais qui vous a conduit àmoi, dit cet important personnage,me dit que vous vous appelez don

  • César. Je pense que ceci n’est quevotre prénom… Excusez-moi,monsieur, avant de vous conduireprès de mon illustre maîtresse, j’aibesoin de savoir au moins votrenom… Vous comprendrez cela, jel’espère.

    Très froid, le jeune homme répondit :

    – Je m’appelle don César, tout court.On m’appelle aussi le Torero.

    A ce nom, l’intendant se courba endeux et tout confus murmura :

    – Pardonnez-moi, monseigneur, je nepouvais pas deviner… Je suis audésespoir de ma maladresse ;j’espère que monseigneur aura la

  • bonté de me la pardonner… Laprincesse est menacée dans ce pays,et je dois veiller sur sa vie… Simonseigneur veut bien me suivre,j’aurai l’insigne honneur de conduiremonseigneur auprès de la princessequi attend la visite de monseigneuravec impatience, je puis le dire.

    Devant ce respect outré, sous cetteavalanche de « monseigneur »inattendue, le Torero demeura muetde stupeur. Il jeta les yeux autour delui pour voir si ce discours nes’adressait pas un autre. Il se vit seulavec M. l’intendant. Alors il regardacelui-ci comme pour s’assurer s’ilavait bien tout son bon sens. Et il dit

  • doucement, comme s’il avait craintde l’exciter en le contrariant :

    – Vous vous trompez, sans doute. Jevous l’ai dit : je m’appelle don César,tout court, et je n’ai aucun droit à cetitre de monseigneur que vous meprodiguez si abondamment.

    Mais le vieil intendant secoua la têteet, se frottant les mains à s’enécorcher les paumes :

    – Du tout ! du tout ! dit-il. C’est letitre auquel vous avez droit… enattendant mieux.

    Le Torero pâlit et, d’une voixétranglée par l’émotion :

  • – En attendant mieux ?… Que voulez-vous donc dire ?

    – Rien que ce que j’ai dit,monseigneur. La princesse vousexpliquera elle-même. Venez,monseigneur, elle vous attend et ellesera bien contente… oui, je puis ledire, bien contente.

    – En ce cas, conduisez-moi auprèsd’elle, dit le Torero qui se dirigeavers la porte.

    – Tout de suite ! monseigneur, toutde suite ! acquiesça l’intendant qui sehâta de prendre son chapeau, sonmanteau et se précipita à la suite duTorero.

  • Hors la maison, l’intendant précédadon César et, trottinant à pas rapideset menus, il le conduisit en ville, surla place San-Francisco, déjàencombrée d’une foule bruyante,avide d’assister au spectacle promis.

    Si le pavé de la place était envahi parune masse compacte de populaire, lestribunes, les balcons, les fenêtres quientouraient la place n’étaient pasmoins garnis. Mais là, c’était la fouleélégante des seigneurs et des noblesdames.

    Tous et toutes, nobles et manantsattendaient avec la même impatiencesauvage.

  • Au centre de la place se dressait lebûcher, immense piédestal defascines et de bois sec sur lequeldevaient prendre place les septcondamnés. Autour du bûcher, untriple cordon de moines sinistres,immobiles comme des statues, lacagoule rabattue, attendaient, latorche à la main, que les victimesleur fussent livrées pourcommuniquer le feu aux fascines. Et,en attendant, des torches allumées,une fumée âcre s’échappait envolutes épaisses, s’élevait entourbillonnant et empestait l’airdevenu difficilement respirable.

    Nul ne s’en montrait incommodé, au

  • contraire. Cette fumée, c’était commele prélude de la fête. Tout à l’heure,l’encens viendra se mêler à elle, lesflammes s’élèveront claires etgigantesques et purifieront tout.

    Face au bûcher se dressait l’autelconstruit sur la place même. Entemps ordinaire cet autel s’ornaitd’une croix sur laquelle un Christ debronze ciselé tendait ses brasimplorants, levait vers le ciel desyeux vitreux qui semblaient leprendre à témoin de la méchancetédes hommes. Aujourd’hui l’autel estparé de riches dentelles, tendu define lingerie, d’une blancheurimmaculée, enguirlandé, fleuri,

  • illuminé comme pour une grandefête : et c’était en effet jour degrande fête.

    Du haut de la grosse tour du couventde San-Francisco, proche, sansdiscontinuer, le glas tombait lent,lugubre, sinistre, affolant. Ilannonçait que la fête étaitcommencée, c’est-à-dire que lescondamnés, les juges, les moines, lesconfréries, la cour, le roi, tout ce quiconstituait l’abominable cortège,sortait de la cathédrale pourtraverser processionnellement lesprincipales voies de la ville, toutesaussi encombrées de curieux, avantd’aboutir à la place où les victimes,

  • du haut de leur bûcher, devaientassister à la célébration de la messe,avant que les moines bourreaux nemissent le feu aux fascines. Ilcontinuera de tinter, ce glas, jusqu’àla fin de la cérémonie, c’est-à-direjusqu’à ce que le feu ait accompli sonœuvre en dévorant les corps dessuppliciés.

    Et les cris de joie, les interpellations,les grasses plaisanteries, lesimprécations, les malédictions àl’adresse des hérétiques, leshurlements de fauves, lestrépignements d’impatience, les rireshystériques éclataient, fusaient,bourdonnaient, rebondissaient parmi

  • cette foule endimanchée.

    Oui, c’était une grande fête !

    La haine, la fureur, l’impatience, lajoie, une joie hideuse, tels étaient lessentiments qui éclataient sur toutesces faces convulsées. Pas un mot depitié, pas une protestation.

    Au surplus, il est juste de dire quecelui qui eût été assez mal inspirépour faire entendre un murmure deréprobation, eût été infailliblementadjoint aux sept malheureux qu’ontraînait, en ce moment,processionnellement, par les rues dela ville.

    La pitié était soigneusement

  • étouffée. Il fallait avoir une bonnedose de courage pour oser s’abstenird’assister à l’effroyable spectacle, outout au moins se montrer sur leparcours de la procession.L’abstention, trop fréquemmentrenouvelée, rendait suspect et lesuspect ne tardait guère à êtreappréhendé. Les casas santas, ouprisons de l’Inquisition, lerecueillaient alors et il lui étaitloisible, dans la solitude du cachot,de méditer sur ce qu’il en coûte àparaître désapprouver les actes duSaint-Office. Encore devait-ils’estimer très heureux qu’on nes’avisât pas de lui faire jouer un rôle

  • plus important dans le sinistredrame, en l’envoyant achever sesméditations sur le bûcher.

    Derrière l’intendant de Fausta qui,au milieu de cette foule compacte, setraçait un chemin avec une vigueursurprenante chez un bonhomme quiparaissait aussi cassé, le Toreroparvint jusqu’au perron d’une desplus somptueuses maisons en façadesur la place.

    Contrairement à toutes les autreshabitations, cette maison n’avait pasun seul spectateur à ses nombreusesfenêtres, pas plus qu’à ses balcons.

    Guidé par l’intendant, après avoir

  • traversé un certain nombre de pièces,meublées et ornées avec plus demagnificence encore que les salles dela maison des Cyprès, ce qui lui eûtparu chose impossible avant d’avoirpénétré dans ce palais, don César futintroduit dans un petit cabinet,désert pour le moment.

    L’intendant le pria d’attendre là uninstant, le temps d’aller aviser samaîtresse.

    Le Torero acquiesça d’un signe detête et, tandis que l’intendant seretirait, il demeura debout, l’airrêveur.

    Dans le couloir où il s’engagea, le

  • vieil intendant tout cassé redressasoudain sa taille, et d’un pas alerte etvif il monta au premier étage etpénétra dans un salon dont le balconlarge et spacieux étalait sur la placele ventre rebondi de sa balustrade enfer forgé.

    Assise dans un large fauteuil develours, dans un costume d’unegrande simplicité, blanc, depuis lespieds nonchalamment posés sur uncoussin de soie rougemerveilleusement brodé jusqu’à lacollerette très simple, sans un bijou,sans un ornement, Fausta attendaitdans une pose méditative.

    Le singulier intendant, qui venait de

  • retrouver si soudainement la vigueurd’un homme dans la force de l’âge,s’inclina profondément devant elle etattendit.

    – Eh bien, maître Centurion ?interrogea Fausta.

    Centurion, puisque c’était lui qui,adroitement grimé, venait de jouer lerôle d’intendant, Centurion réponditrespectueusement :

    – Eh bien ! il est venu, madame.

    Si Fausta fut satisfaite, elle n’enlaissa rien paraître. Elle se contentad’un léger signe de tête pourmanifester sa satisfaction, et trèscalme, l’air presque indifférent :

  • – Vous l’avez amené ?

    – Il attend votre bon plaisir en bas.

    Fausta répéta le même signe de têteet parut réfléchir un moment.

    – Il ne vous a pas reconnu ? fit-elleavec une certaine curiosité.

    Centurion fit une grimace qui avait laprétention d’être un sourire :

    – S’il m’avait reconnu, dit-il avecconviction, je n’aurais pas l’honneurde l’introduire auprès de vous.

    Fausta eut un mince sourire.

    – Je sais qu’il ne vous affectionnepas précisément, dit-elle.

  • Centurion eut encore la mêmegrimace et, piteusement :

    – Dites qu’il me veut la male-mort,madame, et vous serez dans le vrai.Cela ne laisse pas de m’inquiéterbeaucoup. Car enfin, si vos projetsaboutissent et qu’il continue à medétester, c’en est fait de la situationque vous avez daigné me faireentrevoir.

    Le sourire de Fausta se nuança d’uneimperceptible raillerie. Et commeCenturion attendait sa réponse avecune anxiété visible :

    – Rassurez-vous, maître, dit-ellegravement. Continuez à me servir

  • fidèlement sans vous inquiéter dureste. Le moment venu, je ferai votrepaix avec lui. Je réponds que le roioubliera les injures faites àl’amoureux sans nom et sansfortune.

    – J’avais besoin de cette assurance,madame, proféra Centurion,redevenu tout joyeux.

    – Introduisez-le, continua Fausta ; etdès qu’il sera parti, revenez prendremes ordres.

    Centurion s’inclina et sortitimmédiatement.

    Quelques instants plus tard ilintroduisit le Torero auprès de

  • Fausta et, après avoir refermé laporte sur lui, il se retiraitdiscrètement.

    En voyant Fausta, don César futébloui. Jamais beauté aussiaccomplie n’était apparue à ses yeuxravis. Avec une grâce juvénile, ils’inclina profondément devant elle,autant pour dissimuler son troubleque par respect.

    Fausta remarqua l’effet qu’elleproduisait sur le jeune homme. Elleesquissa un sourire. Cet effet, elleavait cherché à le produire, ellel’espérait. Il se réalisait au-delà deses désirs. Elle avait lieu d’êtresatisfaite.

  • D’un œil exercé, elle étudiait le jeuneprince qui attendait dans uneattitude pleine de dignité, ni trophumble ni trop fière, juste ce qu’ilfallait. Cette attitude, pleine de tact,la mâle beauté du jeune homme, sonélégance sobre, dédaigneuse de touterecherche outrée, le sourire un peumélancolique, l’œil droit, très doux,la loyauté qui éclatait sur tous sestraits, le front large qui dénotait uneintelligence remarquable, enfin laforce physique que révélaient desmembres admirablementproportionnés dans une taillemoyenne, Fausta vit tout cela dansun coup d’œil, et si l’impression

  • qu’elle venait de produire était tout àson avantage, l’impression qu’il luiproduisit, à elle, pour êtreprudemment dissimulée, ne fut pasmoins favorable.

    Fausta accentua son sourire et,satisfaite, elle se dit que ce jeuneaventurier ferait un souverain trèsnoble et très fier, susceptible de faireimpression sur la foule, qui s’attachebeaucoup plus aux apparences qu’àla réalité ; enfin, placé près d’elle, ilne serait pas écrasé. Au contraire, sagrâce juvénile, son élégance naturelleseraient mises en relief par la beautémajestueuse de la femme, quiressortirait davantage elle-même. Ils

  • se feraient valoir mutuellement, ettous deux ils constitueraient ce quel’on est convenu d’appeler un couplemerveilleusement assorti.

    De cet examen très rapide, qu’ilsoutint avec une aisanceremarquable, sans paraître lesoupçonner, le Torero se tira tout àson avantage. Chez Fausta, la femmeet l’artiste se déclarèrent égalementsatisfaites. Evidemment, ellen’attachait qu’une importancerelative à ces détails secondaires. Cen’était pas un homme qu’elle voulaitconquérir, c’était la couronne que cethomme était à même de lui donner.Quand même elle était trop femme,

  • trop éprise de beauté pour ne paséprouver une réelle satisfaction enconstatant que cette couronne seposerait sur une tête noble et fière,assez mâle, assez forte pour ne pasfléchir sous le poids.

    Cette impression favorable lui étaitaussi d’une réelle utilité en ce sensqu’elle allait lui faciliter, dans unecertaine mesure, l’œuvre deséduction qui allait commencer.

    Œuvre redoutable. Œuvre capitale.

    Tout le plan de Fausta dépendait dela décision qu’allait prendre leTorero. Cette décision elle-mêmedépendait de l’effet qu’elle

  • produirait sur lui.

    Qu’il se dérobât, qu’il refusât derenoncer à son amour pour laGiralda, et ses plans se trouvaientsingulièrement compromis.

    L’œuvre n’était pas irréalisablepourtant, du moins elle l’espérait. Etquant à sa difficulté même, pour unenature essentiellement combative,comme la sienne, c’était unstimulant.

    Quant à la Giralda, qui pouvait êtresa pierre d’achoppement, on a déjàvu qu’elle avait pris une décision àson égard. C’était très simple, laGiralda disparaîtrait. Si puissant que

  • fût l’amour du Torero, il ne tiendraitpas devant l’irréparable, c’est-à-direla mort de la femme aimée. Il étaitjeune, ce Torero, il se consoleraitvite. Et d’ailleurs, pour activer saguérison, elle avait une couronne àlui donner, elle lui montrerait unroyaume à prendre, un empire àconquérir. Quel esprit serait assezfroid, assez puissant pour résister àpareil éblouissement ? Quel amour,quels regrets seraient assez fortspour se dérober à un aussiprestigieux dérivatif ?

    Elle ne connaissait qu’un seul être aumonde capable de rester froid devantd’aussi puissantes tentations :

  • Pardaillan.

    Mais Pardaillan n’avait pas sonpareil.

    Oui, l’œuvre de séduction seraitdifficile, mais non pas impossible.

    Elle mit donc en œuvre toutes lesressources de son esprit subtil, ellefit appel à toute sa puissance deséduction, et de cette voixharmonieuse, enveloppante commeune caresse, elle demanda :

    – C’est bien vous, monsieur, qu’onappelle don César ?

    Et elle insista sur ces deux mots :qu’on appelle.

  • Le Torero s’inclina en signed’assentiment.

    – Vous aussi qu’on appelle ElTorero ?

    – Moi-même, madame.

    – Vous ne connaissez pas votrevéritable nom. Vous ignorez tout devotre naissance et de votre famille.Vous supposez être venu au monde,voici environ vingt-deux ans, àMadrid. C’est bien cela ?

    – Tout à fait, madame.

    – Excusez-moi, monsieur, si j’aiinsisté sur ces menus détails. Jetenais à éviter une erreur de

  • personne, qui pourrait avoir desconséquences très graves.

    – Vous êtes tout excusée, madame.Au surplus, si vous le désirez, je n’aiqu’à me montrer à ce balcon. Jeserais bien surpris si, parmi cettefoule, il ne se trouvait pas quelquesvoix pour me donner ce nom d’ElTorero, qui est devenu le mien.

    Il dit cela gravement, sans arrière-pensée, désireux de la convaincre,pas plus.

    Gravement aussi, et d’un geste trèsdoux, elle refusa en même tempsqu’elle disait :

    – Veuillez vous asseoir.

  • De la main elle désignait un siègeplacé près de son fauteuil, presquevis-à-vis, et un gracieux sourireponctuait le geste.

    Le Torero obéit et elle admira laparfaite aisance de ses gestes, lasouplesse de ses attitudes et, à partsoi, elle murmura : « Oui, c’est biendu sang royal qui coule dans sesveines !… De cet aventurier, élevé àla diable, je ferai un monarquesuperbe et magnifique. »

    A ce moment, des clameurs furieuseséclataient sur la place. Le cortège descondamnés approchait du lieu dusupplice et la foule manifestait sessentiments par des hurlements

  • féroces :

    – A mort !… Mort aux hérétiques !…

    Suivis de ces autres cris :

    – Le roi !… Le roi !… Vive le roi !…

    Seulement, les acclamations étaientmoins nourries, moins imposantesque les cris de mort. Il faut croireque la férocité était le sentimentdominant. Il est à remarquer, dureste, que lorsqu’une foule en liesseest réunie quelque part, elle netrouve rien autre à crier que :« Vivat ! » ou « A mort ! ».

    Au-dessus des clameurs et desvivats, les couvrant parfois

  • complètement, le Miserere, entonné àpleine voix par des milliers et desmilliers de moines, de pénitents, defrères de cent confréries diverses, sefaisait entendre, encore lointain, serapprochant insensiblement, lugubreet terrible en même temps.

    Et dominant le tout, le glascontinuait de laisser tomber, lente,funèbre, sinistre, sa note mugissante.

    Tout cela : chants funèbres,clameurs, vivats, sonnerie du bronzepénétrait, par la baie largementouverte, dans la salle où Faustarecevait le Torero, la remplissaitd’un bourdonnement assourdissant.

  • Mais si les nerfs du jeune homme setrouvaient mis à une assez rudeépreuve, Fausta ne paraissaitnullement en être incommodée. Oneût dit qu’elle n’entendait rien de cesbruits du dehors qu’elle laissaitintentionnellement pénétrer chezelle.

    Cependant dominant la gêne que luicausaient ces rumeurs, mettant tousses efforts à surmonter le troubleétrange que la beauté de Fausta avaitdéchaîné en lui et qu’il sentaitaugmenter, le Torero dit doucement :

    – Vous avez bien voulu témoignerquelque intérêt à une personne quim’est chère. Permettez-moi, madame,

  • avant toute chose, de vous enexprimer ma gratitude.

    Et il était en effet très ému, le pauvreamoureux de la Giralda. Jamaiscréature humaine ne lui avait produitun effet comparable à celui que luiproduisait Fausta. Jamais personnene lui en avait imposé autant.

    Fausta lisait clairement dans sonesprit, et elle se montraitintérieurement de plus en plussatisfaite. Allons, allons, laconstance en amour, chez l’homme,était décidément une bien fragilechose. Cette petite bohémienne, à quielle avait fait l’honneur d’accorderquelque importance, comptait

  • décidément bien peu. La victoire luiparaissait maintenant certaine, et siune chose l’étonnait, c’était d’enavoir douté un instant.

    Mais l’allusion du Torero à laGiralda lui déplut. Elle mit quelquefroideur dans la manière dont ellerépondit :

    – Je ne me suis intéressée qu’à vous,sans vous connaître. Ce que j’ai fait,je l’ai fait pour vous, uniquementpour vous. En conséquence, vousn’avez pas à me remercier pour destiers qui n’existent pas pour moi.

    A son tour, le Torero fut choqué dusuprême dédain avec lequel elle

  • parlait de celle qu’il adorait. Enoutre, il ne laissait pas que d’êtresurpris. Une pareille attitude necorrespondait pas à l’enthousiasmemanifesté par la Giralda à l’égard decette princesse qu’elle déclarait sibonne. Il y avait là quelque chose quile déroutait.

    Dès l’instant où cette princesseFausta paraissait vouloir s’attaquerà l’objet de son amour, il retrouvaune partie de son sang-froid, et ce futd’une voix plus ferme qu’il dit :

    – Cependant, ce tiers qui n’existe paspour vous, madame, m’a assuré quevous aviez été pleine de bonté etd’attentions à son égard.

  • – Bontés, attentions – s’il y en a euréellement – dit Fausta d’un tonradouci et avec un sourire, je vousrépète que tout cela s’adressait àvous seul.

    – Pourquoi, madame ? fitingénument le Torero, puisque vousne me connaissiez pas. Oserai-jevous demander ce qui me vautl’honneur insigne d’attirer sur monobscure personnalité l’attention,mieux, l’intérêt d’une princessepuissante et riche comme vousparaissez l’être, jeune et belle, d’unebeauté sans rivale ?

    Fausta laissa tomber sur lui unregard profond, empreint d’une

  • douceur enveloppante :

    – Une nature chevaleresque commecelle que je devine en vouscomprendra aisément le mobileauquel j’ai obéi. Si vous appreniez,monsieur, qu’on prémédited’assassiner lâchement uneinoffensive créature, si vous saviezque tel jour, à telle heure, de tellemanière, on meurtrira cette créaturequi vous est inconnue, que feriez-vous ?

    – Par Dieu ! madame, ditfougueusement le Torero, j’aviseraiscette créature d’avoir à se tenir surses gardes, et au besoin je luiprêterais l’appui de mon bras.

  • A mesure qu’il parlait, Faustaapprouvait doucement de la tête.Quand il eut terminé :

    – Eh bien ! monsieur, dit-elle, c’est làtout le secret de l’intérêt que je vousai porté, sans vous connaître. J’aiappris qu’on voulait vous assassineret j’ai cherché à vous sauver. Lajeune fille dont vous parliez il y a uninstant, devant être, inconsciemment,je me hâte de le dire, l’instrument devotre mort, j’ai fait en sorte que vousne puissiez l’approcher. Quand j’aicru le danger passé, je vous aifacilité de mon mieux les voies et jevous ai fait conduire jusqu’à elle.Tout cela, monsieur, je l’ai fait par

  • humanité, comme vous l’auriez fait,comme aurait fait toute personne decœur. Je ne pensais pas vousconnaître jamais. Et, à vrai dire, jen’y tenais pas, sans quoi je vouseusse attendu chez moi, cette nuit.Certaines actions perdent tout méritesi l’on paraît rechercher unremerciement ou une louange.J’ignorais alors bien des choses,vous concernant, que j’ai apprisesdepuis, et qui m’ont fait désirervivement vous connaître.Aujourd’hui que je vous ai vu, je mefélicite du peu que j’ai fait pour vouset je vous prie de me considérercomme une amie dévouée, prête à

  • tout entreprendre pour vous sauver,et vous pouvez voir à mon air,monsieur, que je ne suis pas femme àpromettre en vain et que le concoursque je vous offre n’est pas àdédaigner.

    Toute la fin de cette tirade avait étédébitée avec une émotioncommunicative qui fit uneimpression profonde sur le Torero.Profondément ému à son tour, ils’inclina gravement et, avec unaccent de gratitude très sincère :

    – Vraiment, madame, vous mecomblez, et je ne sais comment vousremercier.

  • Et avec un sourire pleind’insouciance :

    – Mais, franchement, ne vousinquiétez-vous pas un peu à lalégère ? Suis-je donc si menacé ?

    Très gravement, avec un accent quifit passer un frisson sur la nuque duTorero, elle dit :

    – Plus que vous ne l’imaginez. Je nedirai pas que vos jours sontcomptés ; je vous dis : vous n’avezque quelques heures à vivre… si vousvous complaisez dans cetteinsouciante confiance.

    Si brave qu’il fût, le Torero pâlitlégèrement.

  • – Est-ce à ce point ? fit-il.

    Toujours très grave, elle fit signe queoui de la tête et reprit :

    – Je n’ai qu’un regret : celui de vousavoir rapproché de cette jeune fille.Si j’avais su ce que je saismaintenant, jamais, par mon fait dumoins, vous ne l’eussiez retrouvée.

    Un vague soupçon germa dansl’esprit du Torero. A son tour, ildevint froid, tout son calme soudainreconquis.

    – Pourquoi, madame ? fit-il avec uneimperceptible pointe d’ironie.

    – Parce que, dit Fausta, toujours

  • grave et avec un accent de convictionimpressionnant, parce que cettejeune fille causera votre mort.

    Le Torero la fixa un instant. Ellesoutint son regard avec un calmeimperturbable. Dans ce regard clairet lumineux il ne lut que loyautééclatante, sincérité absolue et, à cequ’il lui sembla, sympathiemanifeste.

    Le commencement de soupçonimprécis qui l’avait effleuré se fonditinstantanément sous le feu de ceregard. De nouveau il fut repris parce trouble étrange qui l’avait agité etqu’il croyait avoir maîtrisé.

  • – Mais enfin, madame, fit-il enpassant à un autre ordre d’idées, quiest donc cet ennemi mortellementacharné après moi ? Le savez-vous ?

    – Je le sais.

    – Son nom ?

    – Son nom, je vous le dirai plus tard.Cependant il est nécessaire que voussachiez qui vous poursuit de sahaine, ne fût-ce que pour défendrevos jours menacés. Je vous diraidonc que cet ennemi, c’est…

    Elle s’arrêta, comme si elle eût hésitéà porter un coup qu’elle pressentaittrès rude. Et son accent était simajestueux, si triste, si apitoyée sa

  • physionomie, qu’étreint par uneangoisse indéfinissable, il murmuramachinalement, en passant sa mainsur son front moite :

    – C’est ?…

    – Votre père ! lâcha brusquementFausta.

    Et sous ses dehors apitoyés ellel’étudiait avec la froide et curieuseattention du praticien se livrant àquelque expérience.

    L’effet du reste fut foudroyant,dépassant au-delà tout ce qu’elleavait imaginé.

    Le Torero se dressa d’un bond et,

  • livide, hagard, échevelé, il grondad’une voix qui n’avait plus riend’humain :

    – Vous avez dit ?…

    Très ferme, elle répéta sur un tonénergique :

    – Votre père !…

    Le Torero la fixait avec des yeux quin’avaient plus rien de vivant, desyeux qui semblaient implorer grâce.Et de cette même voix rauque, oùl’on sentait gronder des sanglotsrefoulés :

    – Mon père !… On m’avait ditpourtant…

  • – Quoi donc ?

    Et de ses yeux, en apparence trèsdoux, elle le fouillait avec unecuriosité aiguë. Savait-il ? Ne savait-il pas ?

    Non ! il ne savait pas sans doute, caril dit péniblement :

    – On m’avait dit qu’il était mort,voici vingt ans et plus…

    – Votre père est vivant ! dit-elle avecune énergie croissante.

    – Mort sous les coups du bourreau,acheva le Torero.

    Elle haussa les épaules.

    – Histoire inventée à plaisir, dit-elle.

  • Ne fallait-il pas éloigner de vous toutsoupçon de la vérité !

    Et en disant ces mots elle le fouillaitde plus en plus. Non ! décidément, ilne savait rien, car il reprit en sefrappant le front :

    – C’est vrai ! Niais que je suis !Comment n’ai-je pas songé à cela ?…c’est vrai, il fallait éloigner…

    Et changeant d’idée, frémissantd’une joie intense, oubliant ce qu’ellevenait de lui dire :

    – Alors, c’est vrai ? dit-il d’une voiximplorante, il vit ?… Mon père vit ?…Mon père !…

  • Et il répétait doucement ce nom,comme s’il eût éprouvé unsoulagement ineffable à leprononcer.

    Tout autre que Fausta eût étéattendri, eût eu pitié de lui. MaisFausta ne voyait que le but àatteindre. Peu lui importaient lesmoyens et si elle semait des cadavressur sa route.

    Froidement implacable sous ses airsdoucereux, elle reprit :

    – Votre père est vivant, bien vivant…malheureusement pour vous. C’estlui qui vous poursuit de sa haineimplacable, lui qui a juré votre

  • mort… et qui vous tuera, n’en doutezpas, si vous ne vous défendezénergiquement.

    Ces mots rappelèrent le jeune hommeau sens de la réalité,momentanément oubliée.

    Mais que son père voulût sa mort,cela lui paraissait impossible, contrenature. Instinctivement il cherchaitdans son esprit une excuse à cettemonstruosité. Et tout à coup il se mità rire franchement et s’écriajoyeusement :

    – J’y suis !… Mordieu ! madame,l’horrible peur que vous m’avezfaite ! Est-ce qu’un père peut

  • chercher à meurtrir son enfant, lachair de sa chair ? Eh ! non, c’estimpossible ! Mon père ignore qui jesuis. Dites-moi son nom, madame,j’irai le trouver, et je vous jure Dieuque nous nous entendrons.

    Lentement, comme pour bien fairepénétrer en son esprit chaque parole,elle dit :

    – Votre père sait qui vous êtes…C’est pour cela qu’il vous veutsupprimer.

    Le Torero recula de deux pas et portasa main crispée à sa poitrine, commes’il eût voulu s’arracher le cœur.

    – Impossible ! bégaya-t-il.

  • – Cela est ! dit Fausta rudement. Quela foudre m’écrase si je mens !ajouta-t-elle d’un ton solennel.

    – Que maudite soit l’heure présente !tonna le Torero. Pour que mon pèreveuille ma mort, il faut donc que jesois quelque inavouable bâtard !… Ilfaut donc que ma mère, que l’enferla…

    – Arrêtez ! gronda Fausta en seredressant frémissante. Vousblasphémez !… Sachez, malheureux,que votre mère fut toujours épousechaste et irréprochable ! Votre mère,que vous alliez maudire dans unmoment d’égarement que jecomprends, votre mère est morte

  • martyre… et son bourreau, sonassassin pourrais-je dire, futprécisément celui qui vous repoussa,qui vous veut la male-mortaujourd’hui qu’il vous sait vivant,après vous avoir cru mort durant delongues années. L’assassin de votremère, c’est celui qui vous veutassassiner aussi : c’est votre père !

    – Horreur ! Mais si je ne suis pas unbâtard…

    – Vous êtes un enfant légitime,interrompit Fausta avec force. Jevous en fournirai les preuves…quand l’heure sera venue.

    Et tranquillement elle reprit place

  • sur son fauteuil.

    Lui cependant, à moitié fou dedouleur et de honte, clamaitdouloureusement :

    – S’il en est ainsi, c’est donc que monpère est un monstre sanguinaire, unfou furieux !

    – Vous l’avez dit, dit froidementFausta.

    – Et ma mère ?… ma pauvre mère ?sanglota le Torero.

    – Votre mère fut une sainte, ditFausta en levant l’index comme pourindiquer qu’elle devait être au ciel.

    – Ma mère ! répéta le Torero avec

  • une douceur infinie.

    – On venge les morts, avant de lespleurer ! insinua insidieusementFausta.

    Le Torero se redressa, étincelant, etd’une voix furieuse :

    – Vengeance ! oh ! oui ! vengeance !

    Et tout à coup il s’écroula sur sonsiège, la tête entre ses deux mains, etrâla :

    – Mon père ! Devrai-je donc frappermon père pour venger ma mère ?…C’est impossible !

    Fausta eut un sourire sinistre qu’ilne vit pas. Elle était patiente,

  • Fausta ; c’était ce qui la faisait siforte et si redoutable. Elle n’insistapas. Elle venait de semer la graine demort, il fallait la laisser germer.

    De sa voix douce, caressante :

    – Avant de venger votre mère, il fautvous défendre vous-même. N’oubliezpas que vous êtes menacé. Votre viene tient qu’à un fil.

    – Mon père est donc un bien puissantpersonnage ? fit amèrement leTorero, qui se souvint alors des« monseigneur » que lui avaitprodigués l’intendant de cetteprincesse qui voulait biens’intéresser à lui.

  • – Puissant au-dessus de tout,répondit évasivement Fausta.

    Dans l’état d’esprit où il se trouvait,le Torero n’attacha qu’une médiocreimportance à ces paroles.

    – Madame, dit-il en regardant Faustaen face, j’ignore à quel mobile vousobéissez en me disant les chosesterribles que vous venez de medévoiler.

    – Je vous l’ai dit, monsieur, j’ai obéid’abord à un simple sentimentd’humanité. Depuis que je vous ai vu,je n’ai pas de raison de vous cacherque vous m’avez été sympathique.C’est à cette sympathie

  • désintéressée, croyez-le, que vousdevez le vif intérêt que je vous porteet que vous méritez. Je n’ai pas étélongue à deviner que vous étiez unenoble nature, monsieur.

    Le Torero s’inclina profondémenttrop troublé d’ailleurs pourremarquer ce qu’il pouvait y avoird’étrange, d’audacieux, dans lesparoles de la princesse.

    – Je ne doute pas de la pureté de vosintentions, à Dieu ne plaise !madame. Mais ce que vous venez deme révéler est si extraordinaire, siincroyable que – excusez-moi,madame – à moins de preuvespalpables, indéniables, je ne saurais

  • y croire.

    – Je vous comprends, monsieur, et jevous approuve, dit vivement Fausta.Je n’ai rien avancé que je ne sois enétat de prouver d’irréfutablemanière.

    – Et vous me fournirez ces preuves ?

    – Oui, dit nettement Fausta.

    – Vous me nommerez mon… père ?

    – Oui !

    – Quand ? madame.

    – Je ne puis dire encore :… Dans uninstant peut-être. Peut-être dansquelques jours seulement…

  • – Bien, madame, je prends acte devotre promesse, et quoi qu’iladvienne, soyez assurée de mareconnaissance, ma vie vousappartient… : Vous pouvez endisposer ; à votre gré !

    – Il s’agit d’abord de la préserver,votre vie, dit Fausta avec un gracieuxsourire.

    – C’est ce que je m’efforcerai defaire, madame. Et tenez pour certainqu’on ne me réduira pas aisément, sipuissant qu’on soit.

    « On » voulait dire son père.

    – Je le crois aussi, dit Fausta d’un airentendu.

  • – Mais, reprit le Torero, pour medéfendre il est certaines choses quej’ai besoin de savoir ou decomprendre. Me permettez-vous devous poser quelques questions ?

    – Faites, monsieur, et si je le puis, j’yrépondrai en toute sincérité.

    – Eh bien, donc, madame… comment,en quoi la jeune fille dont nousparlions tout à l’heure, la Giralda enun mot et pour la nommer, pourrait-elle être la cause de ma mort ?

    – A ce moment, les clameurs, leshurlements, les chants sacrés,éclatèrent avec plus de force sur laplace. Evidemment le cortège venait

  • de déboucher sur le lieu du suppliceet la foule manifestait ses sentimentspar les mêmes vivats et les mêmescris de mort.

    Sans répondre à la question duTorero, Fausta se leva et s’approchade son pas majestueux du balcon.Elle jeta un coup d’œil sur la place etvit qu’elle ne s’était pas trompée.Elle se retourna vers le Torero, qui laregardait faire non sans surprise, ettrès calme :

    – Approchez, monsieur, venez voir,dit-elle.

    De plus en plus étonné, don Césarsecoua la tête et, doucement :

  • – Excusez-moi, madame, dit-il, j’aihorreur de ces sortes de spectacles.Ils me révoltent.

    – Croyez-vous donc, monsieur, ditpaisiblement Fausta, qu’ils ne merépugnent pas, à moi ? Croyez-vousque ce soit par cruauté malsaine oupar férocité que je suis venue à cebalcon et que je vous demande d’enapprocher vous-même ?

    Le Torero comprit qu’en effet elledevait avoir un intérêt puissant à lefaire assister à cette scène. Malgré sarépugnance, il se leva et la rejoignit.

    Le cortège funèbre faisait lentementle tour de la place.

  • En tête caracolait une compagnie de

    carabins[1] , l’arquebuse posée sur lacuisse. Derrière les cavaliers venaitune deuxième compagnie de gensd’armes, à pied. Cavaliers etfantassins étaient chargés derefouler le populaire et de frayer unpassage à la procession.

    Derrière les soldats venait unelongue théorie de pénitents noirs, lacagoule rabattue, un cierge à la main.En tête des pénitents, un colosse, latête couverte de la cagoule commetous les autres, portait péniblementune immense croix de métal, surlaquelle un Christ doré, de grandeurpresque naturelle, étendait ses bras

  • encloués. C’était le Christ au nomduquel les sept condamnés allaientêtre suppliciés… Le Christ qui avaitprêché le pardon, l’oubli des injures,l’amour du prochain…

    Tous ces pénitents tonitruaientlamentablement le De Profundis.

    Après cette interminable théorie depénitents venaient les gardes del’Inquisition : gardes à cheval, gardesà pied, et immédiatement après letribunal de l’Inquisition, grandinquisiteur en tête.

    Derrière le tribunal, sous un daisrutilant, un évêque, en habitssacerdotaux, portant à bras tendus le

  • saint sacrement, et derrière, les septcondamnés, en chemise, pieds nus, latête découverte, à seule fin quechacun pût les contempler et lesinsulter à loisir, un cierge énorme àla main.

    Derrière les condamnés, d’autresjuges. Puis des religieux, encore desreligieux, toujours des religieux, desnoirs, des rouges, des verts, desjaunes, tous le visage caché sous lacagoule. Et des prêtres, des évêques,des cardinaux, en habits pompeux, ettous, tous chantant, criant, hurlantles notes funèbres du De Profundis.

    Derrière la foule des prêtres et desmoines, une triple rangée

  • d’arquebusiers, à pied, et seul, la têtedécouverte, sombre, traînant lajambe, sinistre dans son somptueuxcostume noir, le roi, Philippe II.

    A sa droite, un pas en arrière, sonfils : l’infant Philippe, héritier dutrône. Et puis la foule des courtisans,seigneurs, grandes dames,dignitaires, tous en habits decérémonie, et puis des moines, desmoines et des pénitents.

    Voilà ce que vit le Torero.

    Le cortège s’arrêta devant l’autel dela place.

    Un juge lut à haute voix la sentencede mort aux condamnés.

  • Un prêtre en habits sacerdotauxs’approcha de chaque condamné etlui donna un coup sur la poitrine, cequi voulait dire qu’il était expulsé dela communauté des vivants.

    Ceci au milieu des cris, des menaces,des injures de la foule en délire.

    Alors l’évêque monta à l’autel. Enmême temps les condamnés étaienthissés sur le bûcher, attachés aupoteau. Et la messe commença.

    Lorsque l’évêque prononça lesdernières paroles de l’évangile, lafumée commença de s’élever entourbillonnant, et en même tempsque la fumée, les hurlements

  • éclatèrent :

    – Mort aux hérétiques ! Mort auxhérétiques !

    Alors, du haut du bûcher, une voixprotesta.

    C’était un jeune homme de vingt-cinqans environ, beau, noble, riche, ayantoccupé une charge importante à lacour. Le Torero, qui le connaissait devue, le reconnut aussitôt.

    Et le condamné clamait :

    – Je ne suis pas un hérétique ! Jecrois en Dieu ! Que mon sangretombe sur ceux qui m’ontcondamné ! J’en appelle à…

  • On ne put en entendre davantage.Des milliers de moines hurlèrentfurieusement le Miserere etcouvrirent sa voix.

    En même temps les flammescommencèrent à s’élever, vinrentdoucement lécher les pieds nus descondamnés comme pour goûter à laproie qui leur était offerte. Et l’ayanttrouvée à leur goût elles s’élevèrentdavantage encore, enlacèrent lesvictimes, les étreignirent, leshappèrent.

    – Horribl